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Mon petit chat de Cindy Costes
« le: jeu. 06/05/2021 à 17:44 »

Mon petit chat de Cindy Costes



1 – Sandra

Je me gare sur la place attitrée à mon pavillon de lotissement. Je coupe le moteur et l’observe à travers le pare-brise. Je réalise que cela fait de nombreuses années que je n’arrive pas la première le soir. J’en profite pour essayer d’imaginer ce que pourrait penser quelqu’un d’extérieur.
Seuls les volets d’une pièce sont ouverts, et encore, ils ne sont pas accrochés. À moitié rabattus par le vent, ils ne doivent laisser filtrer que peu de lumière. Pour preuve, l’ampoule électrique qui y est allumée permet d’apercevoir des meubles de cuisine. À l’étage, tout est fermé, on pourrait supposer qu’une personne y vit recluse et qu’elle est actuellement occupée à préparer le repas. Rien de bien gai. Cette soli-tude serait susceptible d’expliquer l’aura triste qui émane de la maison et que je ressens chaque jour plus intensément.
Je sais, moi, que cette impression d’isolement est fausse. Nous sommes quatre à y habiter, et déjà, les enfants sont là. Je connais mes fils. Chacun a ses petites ma-nies. Alex, l’aîné, étudie dans la cuisine. Une habitude prise dès l’école primaire qui me permet de lui faire réviser ses leçons et de l’aider tout en préparant le dîner. Léo, le cadet, doit être enfermé dans sa chambre avec une lampe torche sous sa couette pour lire, parce que c’est tellement mieux que d’ouvrir les volets ou de sim-plement allumer le plafonnier. Il y a un petit goût d’interdit ainsi. Je me souviens que je faisais pareil quand j’étais encore fille unique.
Une maison normale, une famille normale.
Pourtant, le nœud dans mon estomac à l’idée de rentrer ne correspond sans doute pas à l’image de la mère pressée de retrouver sa progéniture. Peut-être ne suis-je pas la seule ? Que les autres parents redoutent aussi ce moment sans que personne n’ose l’avouer ?
Exceptionnellement, j’arrive après seize heures et je dois admettre que ça m’a fait du bien de rester plus tard au magasin, d’oublier mes soucis en formant la nou-velle recrue. Je me prends à envier mon mari qui travaille plus de dix heures par jour depuis des mois. Ces pensées n’ont tourné que quelques secondes dans ma tête, toutefois, ça suffit pour me sentir horrible et culpabiliser. En tant que mère, je n’ai pas le droit de ressentir ce genre de choses.
J’inspire et me décide à sortir de la voiture avant que les voisins ne jasent. Il ne manquerait plus que ça.
Mes doigts enserrent les clefs tandis que je franchis l’allée. Cinq pas et je suis à la porte. Douze secondes et elle s’ouvre. Moins d’une minute pour me donner de l’espoir.
— Coucou, les garçons, je suis rentrée.
Le silence me répond. Intriguée, je me dirige vers la cuisine. Pas d’Alex. Le plan de travail révèle le reste d’un goûter : miettes, beurre qui traîne et pot de confiture non refermé. Léo.
Pendant que je nettoie en soupirant le bazar laissé par ma petite tornade, je m’interroge sur l’absence de mon aîné. Est-ce parce que je n’étais pas là ?
Lorsque nous avons appris la maladie de Léo, j’ai demandé des horaires aména-gés à temps partiel. Je suis présente matin et soir pour eux. Même si c’est plus diffi-cile financièrement, je suis heureuse d’avoir vraiment eu l’impression de voir mes enfants grandir. Nous avions une belle complicité. Un sourire fugace apparaît sur mon visage en repensant à ces goûters partagés, emplis de rires et d’anecdotes de cour de récré, de copains de classe, des grandes joies et petits drames de mes bonshommes, à l’âge où tout a une importance capitale, où la vie n’a pas encore en-seigné le recul sur les sentiments et les événements.
Je repasse par l’entrée pour enlever mes chaussures à talons qui me martyrisent les pieds, mais font partie de l’uniforme de la vendeuse en prêt-à-porter que je suis, même si avec mes horaires, je fais plus de la manutention que du conseil à la clien-tèle. D’une main que j’essaie de rendre ferme, j’attrape la rambarde pour gravir l’escalier qui mène aux chambres. Le maigre espoir d’une soirée paisible m’a quit-tée.
Arrivée devant les portes, j’hésite. Par laquelle commencer ? Quel que soit mon choix, il sera mauvais et me sera reproché. Tout est analysé, soupesé, décortiqué et interprété. Chaque geste, mot ou regard.
Je me décide à aller voir Alexandre en premier, ça sera plus rapide et me laissera le temps de me consacrer à Léo. Une nouvelle onde de culpabilité me traverse, j’ai l’impression de négliger mon aîné. Je frappe doucement et un grognement que je considère comme une invitation me répond.
Mon grand garçon est allongé à plat ventre dans son lit, des cahiers et manuels scolaires tout autour de lui. Il ne me regarde pas, concentré sur ses devoirs. Il est si sérieux que je ne doute pas qu’il obtienne son brevet sans difficulté. Je m’assieds sur le matelas et caresse ses cheveux courts. Je ferme les yeux, profitant de cet ins-tant qui se fait de plus en plus rare.
— Ça va, mon poussin ?
— Ça va, marmonne-t-il dans sa barbe naissante.
— Tu as beaucoup de travail ?
— Surtout des maths, c’est facile. Et une leçon d’histoire, je galère un peu.
Il ne daigne même pas me regarder, je sens que je l’enquiquine. Indécise sur la conduite à tenir, je choisis finalement de ne pas relever.
— Tu veux que je t’aide ? proposé-je, pleine d’enthousiasme.
— On verra après.
— D’accord, appelle-moi quand tu seras prêt.
Un grognement me répond. Je l’embrasse sans qu’il bronche et ressors de sa chambre, déçue de ce que je prends comme un rejet.
Le recul, Sandra, le recul.
Un pas et je suis déjà devant la porte de Léo. Je frappe. Aucun son ne me par-vient. Malgré moi, mon cœur s’affole et je le sens battre à tout rompre. J’ouvre la porte un tantinet trop brusquement, elle cogne contre le coffre à jouets.
— Mon petit chat ?
Ma voix angoissée ne le fait pas réagir. Allongé, il me tourne le dos. Je reste figée le temps d’observer la scène. Il ne lit pas, je sais que son regard est fixé sur le mur face à lui. L’intégralité de son corps chétif est tendue, je sens la colère qui en émane à l’autre bout de la pièce.
Deux sentiments contradictoires m’envahissent. Le soulagement vient en pre-mier, puissant : il va « bien ». L’abattement s’empare de moi dans la seconde qui suit : encore une crise à gérer. Je parcours la chambre en trois enjambées et de même qu’avec son frère, je m’assieds sur son lit et lui caresse la tête. D’un geste vif, il chasse ma main. J’ai l’habitude, pourtant, mon cœur se serre.
— Qu’est-ce qu’il se passe, mon petit chat ?
— Rien, bougonne-t-il.
— Je vois bien que ça ne va pas, dis-moi.
Il se retourne, ses yeux étincellent de rage et se braquent sur moi.
— Alexandre a fini toutes les céréales ! éructe-t-il.
Forcément…
Je peux en acheter un kilo le samedi matin, en début de semaine, il n’y aura plus rien. Chacun rejette la faute sur l’autre. À chaque fois, l’idée de les enfermer sous clef me trotte dans la tête. S’ils sont incapables de manger des restes, car trop répéti-tifs, ils ne se lassent pas de leurs grains de riz soufflés au chocolat, la même marque depuis des années, à mon grand désespoir vu le peu d’intérêt nutritionnel et le gouffre financier qu’ils représentent. Sans parler du fait que ce n’est pas la nourri-ture idéale pour Léo. Mais entre ça ou rien, le médecin a adapté son protocole pour tenir compte de ses préférences.
— Tu as quand même goûté, non ? J’ai vu le pain avec la confiture. Tu as eu as-sez ?
— Je voulais des céréales. C’est ce qui était prévu en plus. Il sait bien que je suis prioritaire.
— Je lui parlerai. Tu as fait ton contrôle ? Tout est bon ?
Il se tourne de nouveau face au mur et marmonne un « oui, oui » qui signifie grosso modo : « Lâche-moi, tu me saoules ! »
Je me mordille la lèvre, compte dans ma tête jusqu’à trois pour garder mon calme et me lève. J’attrape son menu sur le bureau et étudie celui du lendemain. Céréales. Évidemment.
— Je file au supermarché vous en reprendre une boîte. As-tu besoin d’autre chose ?
— Non, grommelle-t-il.
— Bien, tu fais tes devoirs pendant ce temps-là et on regarde ça ensemble quand je rentre, d’accord ?
Pas de réponse. Bien sûr, puisqu’il ne les fera pas. Je reporte la dispute à plus tard et retourne dans la chambre d’Alex.
— Alex ? Tu as mangé toutes les céréales ?
— Il a dit ça ? Il est pas chié, lui !
Je sursaute devant l’explosion de mon fils aîné. Il me dépasse désormais d’une bonne tête et pèse bien quinze kilos – de muscles – de plus que moi. Je ne m’attendais pas à ce qu’il bondisse ainsi de son lit, guidé par sa colère. Je lui pose pourtant souvent cette question. Est-ce mon absence au goûter qui le fait réagir plus violemment que d’habitude ?
— Comment ça ?
Même si je connais sa réplique par cœur, je l’interroge d’une voix calme, pour tempérer la situation.
— Il en restait trois dans le paquet. Alors ouais, j’ai fini TOUTES les céréales. T’as regardé son stock de médocs ? Parce que là, tu verrais qui les bouffe vraiment au lieu de toujours croire ton petit chéri qui m’accuse.
Comme à chaque fois qu’il perd son sang-froid – et c’est devenu de plus en plus fréquent –, j’ai l’impression de me prendre une claque. J’ai envie de lui faire un câlin, de le rassurer sur l’amour que j’éprouve pour lui, cependant, je connais d’avance sa réaction. Il faudra attendre que l’orage soit passé.
— Bon, je vais en racheter, tu as besoin de quelque chose ? éludé-je sans rien lais-ser paraître du trouble causé par sa révélation.
— Ouais, change de sujet…
Je soupire en m’approchant de lui quand il me tourne brusquement le dos, met-tant ainsi fin à notre entretien.
J’hésite devant la chambre de Léo, mais décide avant tout d’aller contrôler la ré-serve de médicaments selon la suggestion d’Alex. J’entre dans la salle de bains et en effet, il en reste moins que prévu. Ça, plus le stock de céréales qui diminue bien trop vite, il ne peut y avoir qu’une conclusion.
Je m’agrippe au rebord du lavabo et commence à respirer calmement pour jugu-ler la crise d’angoisse qui risque de me submerger. Je laisse mes paupières closes, espérant ainsi retenir les larmes qui menacent puis me mets à compter au même rythme que mon thorax qui se soulève.
Au bout de longues minutes, je suis de nouveau capable de raisonner. Avant d’en parler à Léo, il est impératif que je jette un œil sur son carnet de suivi. Depuis la rentrée et son autonomie médicale, il ne veut plus que je m’en approche. Même si je déteste ça, je le consulterai pendant qu’il sera à table. Puis j’en discuterai avec An-toine dès que les enfants seront couchés. L’explication avec mon petit chat attendra demain et la nuit m’aidera à canaliser mes émotions.
En apercevant l’heure sur ma montre, j’ai un mouvement de surprise. Il est déjà presque temps de dîner. Je me reprends. Une chose à la fois. Les courses, trente minutes avant les devoirs. Trente minutes de répit. 

2 – Alexandre

J’hallucine ! Encore une fois, c’est sur moi que ça tombe à cause de ce petit con ! Bien sûr, comme d’hab', on ne lui dit rien. Môssieur est malade, Môssieur est fra-gile, Môssieur a tous les droits ! Et bibi, il a le droit de fermer sa gueule.
J’espère qu’il va se faire défoncer pour les céréales. Ou qu’il en soit privé. Ça fait des années qu’il me gonfle avec sa « priorité » et depuis quelques semaines, quand je vais en piocher entre deux révisions, je vois qu’on est déjà passé par là. Il va m’en vouloir de l’avoir balancé, mais je m’en fous. Plus de fraternité entre nous. C’est fi-ni, l’époque où je te couvrais, frangin, maintenant, c’est la guerre !
J’ai envie de tout jeter par terre tellement j’ai la haine. Je me souviens de jus-tesse que si je veux me casser d’ici, il faut que je bosse.
Je chope mon manuel d’histoire, mais les mots ne s’impriment pas dans mon cerveau. Je suis dans une telle rage que je suis incapable de comprendre ce que je lis. J’attrape mon iPhone, me connecte sur le Wi-Fi et commence à discuter avec mes amis.
Peu à peu, la tension redescend. Faudrait que je travaille, mais j’ai plus envie. Tant pis. Ils ne le verront même pas de toute façon.

3 – Antoine

Je regarde l’heure indiquée sur l’écran de mon ordinateur : 20 h 58. Je passe une main lasse devant mes yeux fatigués. L’avantage de toutes ces heures supplémen-taires, c’est que je décroche une belle prime. J’abats presque deux fois plus de tra-vail qu’avant. Après dix-huit heures, les bureaux se vident, les courriels deviennent rares et le téléphone se tait. En l’espace de trois heures, je traite près de cent dos-siers.
Mon corps se déplie douloureusement lorsque je me décide à partir. Il faut abso-lument que je pense à me lever régulièrement. Depuis que tout est dématérialisé, il n’y a plus besoin d’aller à l’imprimante ou à la photocopieuse et je le ressens. Le médecin du travail nous a conseillé de faire du sport. La direction a même conclu un partenariat avec une salle de musculation située à un arrêt de métro d’ici. L’abonnement est à moitié prix pour les salariés de Lincoln Santé. Comme tous les soirs, je songe qu’il faut que je regarde ça de plus près. Demain.
Je sifflote en fermant à clef le bureau, j’espère que Fred sera au poste de garde ce soir. Avec les horaires tournants de l’équipe de surveillance, c’est toujours une sur-prise.
Selon son habitude, l’ascenseur est d’une lenteur extrême pour descendre les trois étages menant à la sortie. À croire qu’il est fatigué de ses allers-retours inces-sants pendant la journée et proteste pour ce dernier voyage avant son repos bien mérité.
Je débouche dans le hall et la remarque immédiatement. Elle a déjà préparé son paquet de cigarettes, avertie de mon arrivée par ses multiples écrans de surveillance. Je m’approche d’elle et lui fais la bise. Trois, car chez elle, quelque part dans la cam-pagne albigeoise, on fait ainsi. Je sais qu’elle se contente des deux bises toulou-saines avec ses collègues et qu’elle garde une réserve professionnelle avec les autres travailleurs de l’immeuble, alors je me sens heureusement et connement flatté de ces trois bises, juste pour moi.
— Tu vas bien ?
— Nuit tranquille, donc oui.
Son sourire rayonne et elle me donne un coup de coude tandis que nous fran-chissons les portes du bâtiment que mon employeur partage avec plusieurs sociétés.
— Tu devrais suggérer à tes patrons de t’installer un lit dans ton bureau.
J’essaie de rire avec elle, mais ça sonne tellement faux qu’elle s’interrompt et me fixe.
— Beaucoup de travail, tenté-je maladroitement.
— Je crois surtout que tu repousses ton retour chez toi.
Je soupire et m’adosse au mur tout en lui demandant une cigarette du regard. Une bouffée de culpabilité et de plaisir mêlé m’envahit tandis que je prends une taffe à pleins poumons. Dégueulasse. Divin.
— Elle dirait quoi, ta femme, si elle savait que tu avais recommencé ?
— Je n’ai pas recommencé, c’est exceptionnel.
— Ça fait pas mal d’exceptions ce mois-ci, Antoine…
De ma main libre, je repousse mes cheveux en arrière tout en fixant l’objet du délit.
— Elle me tuerait.
— À ce point ?
— Ouais.
— …
— Son père est mort d’un cancer du poumon. J’ai arrêté de fumer lors d’une de mes visites à l’hôpital, juste avant…
Ma voix se brise, je sens des picotements derrière mes rétines. Quand Gérard est tombé malade, Sandra ne m’a rien dit, ne m’a fait aucune réflexion. Cependant, à chaque fois qu’elle me voyait allumer une cigarette, ses yeux s’humectaient. Au fur et à mesure de nos passages aux soins palliatifs, mon addiction me dégoûtait tou-jours plus. Assister à son déclin m’a fait prendre conscience de ma connerie. J’avais une famille, je connaissais les risques et je les prenais. Pourquoi ? Pour gaspiller de l’argent ? Par habitude ? Par dépendance ?
Progressivement, j’ai détesté le tabac jusqu’à vomir lors de ma dernière clope. Juste avant, Gérard m’avait murmuré que Sandra ne méritait pas de perdre son mari de la même façon que son père. Il aura fallu la mort d’un homme que j’aimais et respectais pour arrêter.
Et malgré ce que je peux dire à Fred, oui, je suis en train de reprendre, con que je suis ! Il faudrait que je jette cette putain de cigarette dans le cendrier, néanmoins, je n’en ai pas la force. Cette brûlure dans ma gorge lorsque j’aspire la fumée, j’en ai besoin. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais sans ces quelques moments de dé-tente, je ne tiendrais pas le coup. Et je ne peux pas craquer, je n’en ai pas le droit.
Fred comprend mon trouble et me pose une main réconfortante sur l’avant-bras. J’apprécie qu’elle n’essaie pas de me culpabiliser, je m’en veux déjà assez.
— Tu ne serais pas intéressé par une boule de poils trop mimi ? J’ai une chatte qui a mis bas dans mon jardin et je me retrouve avec quatre petits à caser.
Je la remercie silencieusement de changer de sujet.
— Désolé, Sandra est allergique.
— Pas grave, si jamais tu connais quelqu’un, dis-le-moi.
— Je n’y manquerai pas.
— Le pire, c’est que je n’arrive pas à choper la mère pour la faire stériliser. C’est sa troisième portée dans ma haie…
— Tu réussis à refourguer tous les bébés à chaque fois ? ne puis-je m’empêcher de demander.
— Presque. Je mets des annonces ici, tu n’as jamais vu ?
— Non, je ne regarde jamais ce panneau.
— À quoi ça sert que Ducros, il se décarcasse  ?
Sa réplique m’amuse, j’avais bien besoin d’un brin d’humour.
— À faire sa Brigitte Bardot ?
Elle s’étouffe avec sa cigarette tellement elle rit. Petite brune aux yeux noirs, Fred n’a pas l’habitude qu’on la compare avec la mythique BB .
— Allez, file, je retourne à ma garde.
— Bon courage !
Je m’élance d’un pas rapide vers la station de métro, un chouia plus léger qu’en sortant de l’ascenseur tandis que le nom de Sandra s’affiche sur mon téléphone sans que je l’entende.

4 – Nom inconnu

J’observe la maison où l’on m’envoie en mission. Classique de cette époque, un étage, une centaine de mètres carrés, un terrain de la taille d’un mouchoir de poche, des volets blancs qui semblent avoir été repeints récemment. Un bon état général. Le jardinet est simple, pas de plantations, juste un rectangle de pelouse avec une petite table, quatre sièges et deux transats.
Je choisis de m’installer sur une chaise longue – à mon âge, on fait attention à son confort – afin d’observer tranquillement la vie de cette famille. Toujours pren-dre le temps d’étudier la situation avant d’intervenir, règle numéro un. Sans même avoir besoin de lire mon ordre de mission, la souffrance me saute aux narines. Elle est pure, violente et semble concerner plus d’une personne.
De ma place, j’ai une vue directe sur le salon et la cuisine, dans le prolongement. Un tas de cahiers et de livres envahissent l’îlot central ; or, personne n’est devant. Un adolescent est allongé dans le canapé, en train de jouer avec une espèce de tou-pie qu’il fait tourner entre ses doigts au lieu de la mettre au sol. Je l’observe presque une demi-heure, rien ne semble le sortir de sa transe, ni la table basse qui vibre au rythme de son portable posé dessus, ni les minutes qui s’égrènent.
La porte s’ouvre brusquement sur un gamin chétif. Son cartable pend à une de ses épaules et très vite, il l’envoie valdinguer dans l’entrée. Les chaussures suivent en fonction de la progression de l’enfant dans la maison. La première traîne dans le hall, la seconde se retrouve dans la cuisine. Pas un mot n’a franchi ses lèvres.
Le plus âgé ne bouge pas, néanmoins, il lance d’un ton maussade un « bonsoir » qui n’obtient pas de réponse.
Je repense à mes instructions et j’identifie ces deux individus. Alexandre, qua-torze ans et élève en troisième, dans le canapé. Dans la cuisine, Léo, tout juste onze ans, qui vient de faire sa rentrée en sixième dans le même collège que son frère.
Léo attrape une boîte de céréales et s’en verse une portion généreuse. La moitié me semble aller sur le plan de travail sans qu’il s’en formalise. Il prend un livre sur une petite étagère et s’installe à l’îlot central en poussant sans ménagement les ca-hiers qui s’y trouvent.
Alexandre continue de faire tourner son jouet. C’est à peine perceptible, pour-tant, je note que ce dernier est moins stable que quand il était seul. Je renifle et sens une angoisse sourde que je ne comprends pas. Pour l’instant, ce retour du collège ressemble à celui de n’importe quelle famille. Ce n’est pas une ambiance de franche camaraderie, cependant, il n’y a pas de quoi s’inquiéter.
Son goûter terminé, Léo se fige en observant un tiroir vers lequel il finit par se diriger. Je sens que c’est important, ma curiosité est aiguillonnée. Il l’ouvre, fixe son contenu et le referme brusquement. Il tourne les talons et, sans s’arrêter, attrape son livre et s’apprête à monter dans sa chambre quand son regard accroche son frère. D’un seul coup, il lui saute dessus et s’empare de l’espèce de toupie.
J’entends les cris de ma position, j’ai une bonne ouïe, mais je suppose que ça porte jusque chez les voisins mitoyens.
— Rends-moi mon hand spinner !
— Eh ! T’es pas bien, je m’amusais avec !
— Il est à moi !
— Non, il est à nous deux !
Alexandre essaie de récupérer le jouet, tandis que Léo lui assène un coup de coude dans le ventre pour se dégager de son emprise et se rue dans l’escalier.
— Putain, mais t’es chiant ! peste Alexandre en s’apprêtant à le poursuivre.
Le claquement d’une porte le freine dans son élan. Je le vois hésiter puis se diri-ger vers la cuisine en traînant des pieds. Il met la chaussure égarée avec sa copine et soupire en regardant le chantier laissé par son frangin en à peine quelques mi-nutes : lait sorti, paquet de céréales en dehors de la boîte, bol non débarrassé, sans parler du plan de travail plein de tout ce qui s’est échappé lorsque Léo s’est servi…
Alexandre peste et range la bouteille dans le réfrigérateur. Il attrape l’éponge puis profère un juron avant de la balancer dans l’évier et de retourner à ses devoirs. 

5 – Alexandre

Encore une fois, papa n’est pas rentré à temps pour le dîner… Maman a essayé de nous faire manger à table, tous les trois. Un semblant de famille normale. Je ne sais pas pourquoi elle s’obstine ainsi tous les soirs. Comme à chaque fois, Léo a fait une crise parce que je lui ai soi-disant coupé la parole. Il ne parle quasiment jamais, mais bien sûr, selon son cinéma habituel, il allait « s’exprimer » et je l’en ai empê-ché. Un jour, il me reprochera de respirer.
Bref, Léo a envoyé son assiette par terre et a regagné sa chambre en hurlant. Maman m’a autorisé à finir le repas dans ma piaule. Au début, je l’aidais à réparer les dégâts de mon petit frère. J’étais gêné de la voir à quatre pattes en train de ra-masser les morceaux de porcelaine brisée. Petit à petit, j’ai pris le pli de monter en détournant les yeux. Est-ce que je me suis habitué ? Est-ce que maintenant, je trouve ça normal qu’elle nettoie sa merde ?
Une bouffée de rage m’envahit. Je lui en veux tellement ! Et papa, qu’est-ce qu’il fait, putain ? Il ne devrait pas être avec elle, à ramasser notre famille qui s’effrite ?
Dégoûté, je pose mon assiette encore à moitié pleine sur une pile branlante au pied de ma table de chevet. Je commence à les compter et m’arrête à huit. C’est trop douloureux.
Il dit qu’il a de plus en plus de travail, pourtant, ça fait une éternité qu’il bosse à Lincoln Santé. Même en période de rush, il est toujours rentré avant le repas. Cet instant partagé avec sa famille était sacré selon lui. Enfin, avant d’avoir deux ados, parce que là, le super papa préfère rester au bureau et laisser sa femme gérer. Il ar-rive quand les devoirs sont faits, qu’on a mangé et que Léo a pris ses médicaments.
En parlant de ça, j’entends les pas lourds de maman gravir les marches. Elle va veiller à ce que le traitement de chaton soit pris. J’attrape mon casque, le visse sur mes oreilles et ouvre ma playlist. Je m’allonge dans mon lit, ferme les yeux. Dans le noir, happé par la musique, je peux faire comme si j’étais ailleurs.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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