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Neurotoxines de Magali Chacornac-Rault
(1/1)
Apogon:
Neurotoxines de Magali Chacornac-Rault Les enquêtes de Matthew Colins et Anna Lafont
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Résumé :
Anna Lafont, Matthew Colins et leur fils, Tom, sont rentrés à Washington et essaient de se reconstruire après leur rencontre avec le Boucher et le Caméléon.
Cette étape est délicate pour l’ensemble de la petite famille, toutefois, c’est le profileur qui éprouve le plus de difficultés à reprendre le cours de sa vie, il s’en veut de n’avoir pas su protéger les siens et s’est promis que cela ne se reproduirait plus.
Lorsqu’un mystérieux tueur en série le replonge dans son douloureux passé, sème des cadavres autour de lui et s’approche dangereusement de sa famille, Matthew Colins n’a d’autre choix que de repartir sur le terrain avec ses collègues du FBI et affronter ses craintes…
Prologue
Il est vrai que trouver des victimes n’est pas si complexe. En entendant les témoignages de grands tueurs en série comme Ted Bundy ou Jeffrey Dahmer, on se dit que ce n’est pas possible, se mettre un bras en écharpe n’est pas suffisant pour piéger quelqu’un… Eh bien si ! Il n’est même pas nécessaire d’avoir recours à la force, au charme ou à la supercherie. Il suffit de jeter son dévolu sur une personne et de l’observer quelques minutes, lire sa gestuelle, analyser son langage corporel pour ensuite l’aborder en usant subtilement, presque inconsciemment, de postures et de manières similaires aux siennes. Elle trouvera en vous une image rassurante, une sorte d’âme sœur qui ne peut lui vouloir du mal.
Avant de découvrir cela, il a fallu quelque temps d’essais, user d’abord de stratagèmes inspirés de célèbres tueurs qui donnent de belles réussites, la plupart du temps… Cependant, ce n’était pas satisfaisant. Les gens sont tellement crédules, il est si simple de faucher leur vie que ça finit par perdre de son intérêt. Et que dire des tueurs qui s’en prennent aux ombres, à ces individus qui n’existent déjà plus pour la société tels que les SDF, les prostituées, les toxicos… Quel plaisir y a-t-il à prendre une vie qui ne compte pour personne ?
Le plus difficile, ensuite, est de ne pas perdre la confiance inspirée à la proie, sinon, on retombe inévitable-ment dans le primitif et le bestial, avec la violence, la force, et alors, rien ne se passe comme désiré, tout devient à la fois trop simple, trop rapide et, pourtant, tellement plus compliqué. Tout est si fluide, si aisé lorsque la victime agit de son propre chef, lorsqu’elle coopère avec enthousiasme à la mise en scène de sa propre fin.
*
Lorsque Stephen met la clef dans la serrure, il est 22 heures passées. Sharon n’a pas répondu à ses appels, ni à ses messages, et il imagine trop bien ce qui l’attend. Sa com¬pagne est furieuse.
Ce n’est pas le bon soir pour rentrer si tard, mais il n’a pas réussi à boucler plus tôt le dossier urgent sur lequel il travaille depuis des semaines. Après leur dispute de ce ma¬tin, Stephen ne sait pas comment Sharon va réagir. Il hésite entre l’indifférence et la crise, et n’arrive pas à décider ce qu’il préfère affronter.
Avec un soupir résigné, il passe la porte en lançant :
— Chérie ! C’est moi, je suis désolé de rentrer à cette heure tardive, promis, demain, je t’emmène au restaurant. J’ai enfin terminé ce dossier et je suis certain qu’on remportera le contrat !
Il pose sa sacoche et retire sa veste. Aucune réponse ne lui parvient, pourtant, Sharon n’est pas couchée, il l’entend dans la cuisine. Elle est peut-être moins en colère qu’il le croyait.
— Tu n’aurais pas dû m’attendre pour souper, mais ça me fait plaisir. J’avais peur que tu m’en veuilles…
Le silence pesant et le bruit continu des couverts qui piquent l’assiette rendent l’atmosphère lugubre. Stephen perd son sourire et se dirige lentement vers la cuisine, il appréhende maintenant de se prendre le plat de spaghettis dans la figure.
Le salon est plongé dans le noir et la lumière qui filtre de la cuisine est faible et vacillante.
Il s’avance jusqu’au seuil où il observe la pièce à travers une semi-obscurité. Les bougies de deux candélabres illuminent faiblement la salle. Elles sont déjà en grande partie consumées et la cire qui coule le long du pied donne un aspect plus sinistre que romantique. Une rose rouge trône au centre de la table et des pétales sombres s’éparpillent autour. Stephen distingue à peine sa fiancée qui n’a pas relevé la tête à son approche. Elle continue à piquer ses aliments de façon désordonnée.
Doucement, il ose briser le silence :
— Sharon, tout va bien ?
Aucune réaction. Il sait que quelque chose n’est pas nor¬mal. Ses yeux cherchent ceux de sa femme tandis que sa main tâtonne pour allumer l’interrupteur. Il appuie sur le bouton mais rien ne se produit. Il n’a d’autre choix que d’avancer, pas à pas, en demandant, presque suppliant :
— Sharon, chérie, parle-moi ? Tu es bizarre, tout est bizarre ! Tu me fais peur…
Stephen s’approche encore, la main tendue prête à se po¬ser sur le bras de sa compagne pour qu’elle cesse de piquer frénétiquement son assiette, qui est d’ailleurs presque vide. Il glisse avant de l’atteindre et se rattrape de justesse à la table. Il a failli s’étaler par terre. Il baisse les yeux et dé¬couvre une flaque sombre et visqueuse aux pieds de Sharon.
— Tu es malade ma chérie ? demande Stephen de plus en plus anxieux.
Toujours aucune réponse. L’homme ressort précipitamment de la pièce et allume toutes les lampes de l’appartement. À son grand soulagement, elles fonctionnent, seule celle de la cuisine est grillée. Il revient sur ses pas, passable¬ment exaspéré par l’attitude de sa compagne, lorsqu’il remarque des empreintes de semelles. Ce sont ses propres traces, rouge sang. Il observe ses chaussures, elles sont ma¬culées d’un sang sombre qui a déjà commencé à coaguler. Il se précipite à la cuisine et découvre alors la scène dans toute son horreur.
La lumière met en évidence le sang qui colle les cheveux blonds et fins de Sharon. Ses yeux bleus, habituellement si expressifs, sont totalement vides, elle ne regarde même pas ce qu’elle fait. Les gestes de sa main droite sont anar¬chiques, entrecoupés de petits tressautements, tandis que son bras gauche pend comme s’il était mort. La peau en a été retirée et la chair est à vif. La même ablation a été pratiquée sur le cou et le plastron. Stephen voudrait prendre sa com¬pagne dans ses bras et lui dire que tout ira bien, pourtant, il en est incapable. Il n’arrive plus à bouger.
Alors qu’il fixe Sharon, les yeux embués de larmes, il comprend au son émis par la fourchette, qu’elle s’est enfin fichée dans un morceau de viande. Il observe sa fiancée porter la nourriture à sa bouche et ce simple geste le rassure, peut-être n’est-ce pas si grave. C’est alors qu’il remarque sur l’aliment un symbole qu’il connaît bien car il fait partie du tatouage que Sharon porte sur l’épaule. En un éclair, il comprend qu’elle est en train de manger sa propre peau. Il se retrouve plié en deux à vomir sur ses chaussures déjà souillées de sang.
Il voudrait reprendre son souffle mais n’y parvient pas. Il attrape son téléphone dans la poche de son pantalon et compose difficilement le 911. Il est totalement incohérent, proche du malaise. Il espère que les secours arriveront rapidement.
Lorsque Sharon tourne légèrement la tête, Stephen dé¬couvre un trou béant sur le côté gauche du crâne de sa com¬pagne. Qui a bien pu mutiler de la sorte sa douce et tendre fiancée ? C’en est trop pour lui, il s’effondre contre le mur. Tout cela n’est pas possible, ce doit être un cauchemar.
1
Washington, fin novembre.
Cela fait quatre mois qu’Anna Lafont, Matthew Colins et leur fils Tom sont rentrés à Washington. Ils ont peu bougé de leur petit appartement, heureux de retrouver leur univers et leurs amis. La famille ne s’agrandissant pas, ils ont abandonné leur projet de déménagement. Ils ont, de toute façon, besoin de garder leurs repères et la stabilité rassurante de leurs habitudes.
Le jour de la rentrée des classes, Matthew était anxieux. Pour des raisons de sécurité, il n’accompagne jamais son fils dans des lieux publics. Il évite qu’on le voie sortir de l’immeuble accompagné de sa femme et de son petit garçon. S’ils doivent se déplacer en famille, ils utilisent une voiture aux vitres teintées, garée dans le parking situé en sous-sol, où Anna s’installe à l’arrière avec Tommy.
L’école de Tom n’étant qu’à quelques rues de chez eux, à peine plus loin que le jardin d’enfants qu’il fréquentait jusqu’ici, le trajet se fait à pied. Savoir son fils et sa femme loin de lui pour la première fois depuis sa confrontation avec Le Boucher a été difficile. Pourtant, Anna n’a pas hésité une seconde, pour elle, c’était une évidence et son rôle de ma¬man. Elle n’a même pas eu l’impression d’être plus sur ses gardes qu’à l’ordinaire. Seul à la maison, Matthew trépignait, jetant régulièrement un regard par la fenêtre afin d’apercevoir la silhouette d’Anna. En la voyant revenir sou¬riante, il a ressenti un immense soulagement.
Le profileur sait qu’il n’y a pas de raison valable à son angoisse, aucune menace ne pèse sur lui actuellement, ce¬pendant, il n’arrive pas à se contrôler. Matthew n’a toujours pas repris son poste au sein du FBI, il n’arrive pas à se résoudre à laisser sa famille. Il s’en veut toujours terriblement de les avoir mis en danger et de ne pas avoir été là pour les protéger. Il n’a pas l’habitude des journées passées enfermé, l’inactivité lui pèse, même s’il s’octroie de longues séances à la salle de sport. Rapidement, il a repris le profilage sur dossier afin de s’occuper. Mais ce premier jour sans Tommy à la maison a été une vraie torture, il était incapable de se concentrer sur son travail, son esprit revenant toujours à son fils, se demandant ce qu’il faisait et si tout allait bien.
Le voyant ainsi agité, Anna en a profité pour le pousser à retourner sur le terrain. Elle n’aime pas voir son mari dans cet état. Sa place était, est et sera toujours à courir après les pires monstres que porte cette terre afin de la rendre un peu plus sûre pour les êtres qu’il chérit. Cependant, elle n’a pas réussi à le convaincre.
La rentrée de Tom à l’école s’est très bien déroulée. Anna redoutait la séparation qui aurait pu rappeler au petit garçon le douloureux départ de sa maman de la grotte dans la montagne cévenole, mais il n’en a rien été. Tom ne garde aucun traumatisme de leurs vacances mouvementées et cela ras¬sure Anna. Le nouvel écolier s’est rapidement fait des copains et il s’attelle consciencieusement à ses devoirs dès qu’il rentre à la maison.
Retrouver son piano a été pour Anna un véritable bonheur. Jouer, recouvrer le pouvoir apaisant de la musique et de ses doigts qui courent sur le clavier est ce qui lui a le plus manqué à sa sortie de l’hôpital. La musique a toujours été son refuge lorsqu’elle va mal. Elle a, cependant, vraiment pris conscience de son état quand elle s’est remise à jouer et écouter les chansons de Jean-Jacques Goldman en boucle. Cet artiste français, sa voix et surtout ses mots ont été pour elle la présence paternelle qu’elle avait perdue brutalement à cause de la maladie. Ces textes sur l’aboutissement des rêves ont bercé son adolescence et lui ont permis de s’accrocher et de se surpasser pour atteindre son objectif de carrière et avoir la vie qu’elle souhaitait.
Aujourd’hui, elle a, à nouveau, besoin de ce soutien pour surmonter ses blessures, ses peurs et la perte de confiance en elle. Elle puise la force de se reconstruire dans sa famille, mais ce n’est pas suffisant. Les frissons que lui procurent, après tant d’années et tant d’écoutes, certaines paroles et certains riffs de guitare prouvent que ces chansons font partie de son être pour toujours. Elle est, bien évidemment, suivie par un psychologue du FBI, toutefois, elle a l’impression que les séances de thérapie ont bien moins d’actions positives sur elle que la musique.
Jour après jour, Anna reprend le dessus et pour continuer à avancer, pour éloigner cette peur qui parfois la paralyse, elle doit retrouver une vie normale, une vie active, elle doit s’occuper l’esprit et arrêter de ressasser, de remettre en question les choix et les décisions qu’elle a pris dans le feu de l’action. Depuis que Tom passe ses journées à l’école, Anna ressent le besoin de reprendre ses recherches.
Afin de préparer Matthew, en douceur, à cette idée, elle commence par se remettre dans l’écriture d’articles qu’elle n’avait pas eu le temps de finir ou de rédiger avant leur départ pour la France. Anna est heureuse de constater que sa concentration est bonne. Lorsqu’elle s’enferme dans sa bulle pour travailler, son attention ne vagabonde pas, elle n’est pas happée par des souvenirs, des images qu’elle souhaite¬rait oublier mais qui resurgissent trop souvent, la prenant au dépourvu.
De son côté, Thomas Grant, le chef d’équipe de Matthew, subit de fortes pressions de la part des dirigeants du FBI pour qu’il prenne un nouvel agent afin de remplacer le profileur. Thomas temporise, il s’est promis de ne pas brusquer Matthew. De plus, il est, pour lui, inconcevable de remplacer l’agent Colins qui est l’un des meilleurs éléments du FBI. Même en simple consultant à distance, le profileur est toujours plus efficace que la plupart des agents qu’il pourrait recruter et qu’il faudrait ensuite intégrer et former.
Pourtant, Thomas ne sait pas combien de temps encore ses supérieurs mettront avant de passer outre son avis. Il sent que certains cherchent à le pousser vers la sortie et attendent qu’il commette une erreur pour le mettre d’office à la retraite. Pour le moment, personne n’ose agir, son équipe a le meilleur taux de résolution d’enquêtes, mais cela risque de ne pas durer si Matthew ne réintègre pas rapidement le groupe. Sur le terrain, son absence se fait sentir, un homme en moins, ce n’est pas anodin.
Ce soir, aucune victime potentielle n’était digne d’intérêt, elles étaient toutes si écervelées, futiles, paumées, prêtes à suivre n’importe qui pour deux minutes d’attention ou quelques secondes d’excitation.
Sa pratique devient de plus en plus fine et son exigence toujours plus grande. Ce soir, la solitude sera sa compagne. Ce n’est pas un problème, enchaîner les meurtres n’a aucun sens. Ce qui est jouissif, c’est d’augmenter la difficulté, la perversion des actes. Tuer n’est pas une fin en soi, parfois, ses proies restent vivantes mais dans l’incapacité de dénoncer. Prendre des risques est un jeu grisant.
2
Nouvelle-Orléans, Loyola University, 3 décembre.
Elle se réveille, une fois de plus, avec ce sentiment de malaise, comme si quelqu’un l’observait pendant son sommeil. Pourtant, ce matin encore, il n’y a personne dans son appartement. Elle a ressenti ce trouble pour la première fois il y a trois ans, juste après avoir appris qu’elle n’obtiendrait pas le poste qui lui revenait de droit. Elle avait alors mis cela sur le compte du stress et de la colère, pourtant, au lieu de s’améliorer avec le temps, cela s’amplifie. Elle est allée voir le psychologue de la faculté, mais il n’est rien ressorti de ces séances, il lui a même certifié qu’elle avait finale¬ment accepté son éviction à la tête du service et c’est effectivement ce qu’elle éprouve.
Alors qu’elle se rend à son bureau sur le campus universitaire de Loyola, elle ne cesse de se retourner. Elle éprouve cette étrange sensation d’être suivie. Inconsciemment, elle accélère le pas. Ses talons qui frappent le béton et qui ré¬sonnent contre le mur font monter sa panique, il lui semble entendre son poursuivant, ses pas parfaitement calés dans les siens. Elle tremble, par réflexe, elle resserre les pans de son manteau et en relève le col, mais cela ne change rien. Le froid n’est pas le responsable.
Elle arrive en sueur devant son bureau, enfonce la clef dans la serrure, s’engouffre dans la pièce en ouvrant la porte juste le nécessaire à son passage puis la verrouille à nouveau derrière elle. Elle se comporte comme une paranoïaque, ce¬pendant, se savoir à l’abri l’aidera à se calmer. Elle a l’impression que la crise dure plus que d’ordinaire. Elle est fatiguée et travaille sur un cas complexe que personne n’a encore étudié. Tout cela peut expliquer son état d’anxiété.
Elle se laisse choir dans son fauteuil en cuir et s’efforce de respirer calmement. Personne ne doit la voir comme ça. Cela ne ferait que conforter leur opinion.
À 55 ans, le professeur Jane Colson doit toujours se battre pour faire ses preuves. Elle a été la première femme dans son milieu d’étude et, après avoir dû prouver qu’elle était à la hauteur à cause de son sexe, elle doit maintenant batailler à cause de son âge.
Elle a été recrutée dans les années quatre-vingt-dix, à l’âge d’or des tueurs en série. À cette époque, ils fascinaient et l’étude de leur personnalité était toujours en plein développement. Après son doctorat en psychologie et criminologie, Jane a été embauchée par le professeur Fay. Il l’a choisie sur son physique, disant à qui voulait l’entendre qu’à compétences égales, il préférait travailler avec une jolie femme. Elle était flattée et les connaissances de Fay la fascinaient, aussi, il ne lui a pas été bien difficile de la mettre dans son lit. Elle a très vite compris qu’il ne quitterait jamais sa femme, pourtant, leur relation a duré dix ans. Ensuite, il s’est lassé et elle aussi.
Fay avait une intelligence rare, mais il était buté et il n’a jamais voulu la laisser entrer dans une prison. Il lui a catégoriquement refusé la possibilité de rencontrer les tueurs qu’elle étudiait, de discuter en tête à tête avec eux. Elle a toujours dû se contenter d’enregistrement car, soi-disant, les établissements pénitentiaires sont trop dangereux pour une femme.
Après leur rupture, Fay a engagé une secrétaire d’à peine 25 ans. Une jeune fille magnifique. Il lui a fait des avances qui n’ont jamais abouti. En dix ans il avait quelque peu perdu de sa prestance et cette gamine ne saisissait rien à ses recherches, son intelligence n’avait aucun pouvoir sur elle. Jane était assez satisfaite de voir la jeune femme repousser son patron qui ne comprenait pas pourquoi il n’arrivait pas à la séduire.
Lorsque Fay a quitté la direction du département de criminologie, Jane a espéré enfin accéder aux détenus qu’elle étudiait, toutefois, son successeur était tout aussi vieux jeu. Il y a trois ans, elle aurait dû prendre la tête du département, elle était la plus ancienne, la plus expérimentée, mais le poste lui a échappé sous prétexte de rajeunir les dirigeants. Son nouveau chef ne veut toujours pas qu’elle se rende dans les institutions de réclusion, prétextant son manque d’expérience dans le domaine et son âge. Que fera-t-elle si un prisonnier l’agresse ?
Il est vrai qu’elle semble fragile, de petite taille et menue, elle paraît plus jeune que son âge. Sans enfant, son corps n’a pas subi les affres des grossesses et son travail peu physique l’a préservée. Les rides de son visage sont encore assez discrètes pour être gommées par le maquillage et sa chevelure châtain a, peu à peu, tourné au blond au fil du temps et des colorations qui cachent ses cheveux complètement argentés.
À son âge, elle plaît encore, son charme attire les hommes de tous âges. Nombreux sont ceux qui se retournent encore sur elle dans la rue, pourtant, les relations amoureuses ne l’intéressent pas. Elle aime sa solitude et ses petites habitudes de vieille fille. Elle ne supporterait pas de faire les compromis qui sont nécessaires au bon fonctionne¬ment d’un couple. La seule condition qui pourrait la faire changer d’avis, c’est un esprit brillant, fascinant, à la limite du génie, toutefois, cela est devenu une denrée rare. Les jeunes gens lui semblent insipides, manquant cruellement de personnalité et de culture, tandis que les hommes de son âge sont restés coincés dans un carcan rigide où la femme ne doit pas être trop cultivée, n’a d’autre rôle que de les mettre en valeur et ne peut les surpasser dans aucun domaine, si ce n’est celui limité aux quatre murs de la maison. Elle n’a jamais été ni une bonne ménagère ni une bonne cuisinière et si elle n’a pas eu d’enfant, c’était par choix et non à cause des aléas de la vie.
Ressasser tout cela ne mène à rien. Si elle veut se calmer, elle doit faire le vide dans son esprit, un état presque second qu’elle n’atteint que lorsque qu’elle est plongée dans son travail d’analyse.
Elle sort de son tiroir un grand calepin et un petit dicta¬phone qui a au moins 25 ans. Elle rembobine la bande. Hier, elle a écouté l’entretien dans son intégralité afin d’avoir une idée d’ensemble. Maintenant, elle doit analyser bout par bout les réponses de cet homme qui a violé et égorgé pas moins de vingt et une femmes de 20 à 38 ans et neuf adolescentes de 15 à 18 ans. Elle travaille sur bande magnétique et non numérique car le cas qu’elle analyse actuellement est ancien, ce tueur a sévi à la fin les années 90 et a été arrêté en 2001. L’enregistrement qu’elle a en sa possession date de sa garde à vue durant laquelle il a tout avoué avec moult détails.
Cela fait des années qu’elle s’est spécialisée dans la psychologie des tueurs en série d’Amérique du Sud parce qu’elle parle couramment espagnol et, quitte à ne pas les rencontrer, autant traverser les frontières, surtout que des pays comme la Colombie ont leur lot de monstres. Quelques-uns ont eu une notoriété mondiale comme Barbosa, Lopez ou Garavito qui ont avoué des centaines de meurtres, mais de nombreux sont restés dans l’ombre, pourtant, ils sont tout aussi intéressants à analyser.
Ces pays où sévissait la guérilla ont permis à de nombreux tueurs en série d’agir en toute légalité ou, tout du moins, sous le couvert d’une cause qui semblait juste à certains. Toutes les guerres, tous les conflits de quelques natures qu’ils soient ont, depuis la nuit des temps, traîné dans leurs sillages de grands tueurs en série dont les actes sont passés inaperçus, rendus légitime par le combat. Elle aimerait analyser ces hommes, se confronter à eux.
Lorsqu’on frappe à la porte, elle sursaute. Plongée dans son écoute, elle n’a pas vu l’heure. Comme tous les matins à 10 heures tapantes, Charlie Woods, son second, vient lui apporter un thé. Elle reprend le contrôle de ses nerfs, lisse sa jupe puis va ouvrir :
— Votre porte était fermée à clef ? s’étonne l’homme d’à peine quarante ans.
— Oui, j’ai dû le faire par réflexe… je me barricade toujours dès que je rentre chez moi, je ne devais pas être bien réveillée en arrivant ce matin.
Charlie, en parfaite condition physique, vêtu d’un jean et d’un tee-shirt moulant, s’avance et pose la tasse sur le coin du bureau. Jane l’observe en se demandant pourquoi il ne l’attire plus. Ils ont pourtant pris occasionnellement du bon temps ensemble. La dernière fois qu’elle l’a invité à passer la nuit chez elle remonte à plusieurs mois maintenant. Elle sait qu’il la trouve encore à son goût malgré les années qui passent. Il cherche régulièrement à attirer son attention, cependant, elle n’y arrive plus. L’emballage est, certes, magnifique, mais il manque la finesse de l’esprit. Prendre simple¬ment son pied au lit avec une rencontre d’un soir est acceptable, cependant, il lui faut plus que cela dans une relation, même sans réel engagement.
Contrairement à ce que peuvent laisser penser les apparences, elle n’a pas choisi son assistant pour son physique avantageux mais pour son prénom, Charlie, qui était le diminutif de Charles Manson.
L’excitation gagne doucement, cependant, un manque de prudence peut faire fuir la proie. Cet homme n’est pas par¬fait, mais il y a si longtemps… qu’il fera une victime acceptable. Il a accordé sa confiance si facilement, si rapidement, que le jeu en a perdu de sa sensualité. C’est pourtant un homme intelligent, d’âge mûr, loin de la naïveté, fardeau de la jeunesse et de l’inexpérience.
Le cocktail de curare et neurotoxines agit peu à peu, il a déjà du mal à bouger et parler. Il restera conscient tout au long du supplice qui lui sera infligé. Au final, la mort ou la vie, la décision n’est pas encore prise. Cela dépendra du dé¬roulé de la séance et du plaisir qui l’accompagne, de l’envie que sa proie a de combattre aussi. Il est normal de laisser vivre les personnes qui se battent et d’achever celles qui ont déjà renoncé.
Avec ses gestes désordonnés, l’homme renverse la bouteille de Bordeaux qu’il a ouverte en l’honneur de leur amitié naissante. Le verre brisé sert d’arme de fortune particulièrement efficace. Quel plaisir de perforer la chair avec, de transformer ce type en un porc-épic hérissé de multiples morceaux de verre. Pour réaliser quelque chose de convenable, il faut fracasser d’autres objets en variant les formes et les couleurs.
Cette soirée est un véritable défouloir, une improvisation totale et une belle réussite. Elle s’achève malheureusement trop vite lorsqu’une artère est perforée par inadvertance, semant des jets carmin, accompagnant le paroxysme du plaisir. La victime, jusqu’ici consciente, s’éteint, sans un mot, sans une supplique, juste des larmes baignant son visage. Le curare anesthésie les muscles non la douleur.
3
Washington, 13 décembre.
L’équipe dirigée par Thomas Grant se réunit au complet pour toutes sortes d’occasions afin de passer des moments conviviaux, loin de l’ambiance pesante du terrain où les agents risquent leur vie. Ils se sont retrouvés chez Sarah Kramer pour Thanksgiving. Le repas préparé par son mari était un véritable régal et Anna a peur de ne pas être à la hauteur. Elle reçoit les coéquipiers de Matthew pour fêter Noël. Ce repas se fait quelques jours avant le 25 décembre afin de laisser à chacun la possibilité de se retrouver en fa¬mille pour cette journée spéciale. Anna s’est portée volontaire, elle aime recevoir l’équipe, ils passent toujours un très bon moment tous ensemble. Habituellement, ce sont des repas conviviaux, informels, sans les adolescents de Sarah qui préfèrent rester chez eux. C’est la première fois que Noël se fait dans leur petit appartement et elle se met la pression.
Elle multiplie les occasions de retrouvailles, elle sait que Matthew a besoin de ses collègues et elle espère qu’il repartira rapidement sur le terrain. Pour ce faire, elle a décidé de reprendre le travail au laboratoire du FBI dès le 4 janvier. Si elle n’est plus à la maison, son mari n’a aucune raison d’y rester enfermé. De toute façon, elle se sent prête et elle doit bien avouer que la perspective d’aider Matthew à retourner au bureau la motive. Elle a l’impression qu’il s’est fait la promesse ridicule d’être toujours à quelques pas d’elle et de Tom pour les protéger, même si ce n’est pas possible. Elle voit bien que son mari n’est pas à sa place à tourner en rond dans l’appartement. Il dort mal et ses yeux sont parfois si éteints que ça lui fait mal au cœur. Depuis que Tom est à l’école et qu’elle travaille de longues heures par jour sur ses articles, Matthew s’est plongé dans le profilage sur dossier de façon intensive, seulement, il a rattrapé le retard que son équipe avait accumulé et les nouveaux cas se font rares. De plus, il les traite si rapidement qu’il n’a vite plus rien pour l’occuper. La période des fêtes arrive donc à point pour lui changer les idées et Anna compte bien tout faire pour y parvenir.
Après avoir récupéré Tom à l’école, Anna l’emmène choisir le sapin de Noël. Comme chaque année, Tommy a les yeux qui pétillent et beaucoup de mal à arrêter son choix, Anna prend donc la décision finale pour que les autres clients n’attendent pas trop longtemps dans le froid. L’em¬ployé élague sur sa demande quelques branches afin que l’arbre ne soit pas trop touffu puis elle règle son achat. Il sera livré à son domicile en fin de journée. Le retour se fait presque au pas de course, Tom a hâte d’aller chercher les cartons contenant les décorations qui sont rangés à la cave. Anna est heureuse de voir la joie de son petit garçon. Lorsqu’ils approchent de l’immeuble, elle remarque que Matthew est à la fenêtre. Il les guette, inquiet. Sa gaieté s’envole. Elle a besoin de parler à quelqu’un, elle appellera Thomas dès qu’elle en aura l’occasion.
À peine la porte passée, Tom se jette dans les bras de son père et s’applique à lui décrire, dans les moindres détails, l’arbre qu’il a choisi. Ensuite, père et fils se rendent à la cave et reviennent les bras chargés de cartons de toutes tailles.
Ce soir, le garçon n’arrive pas à se concentrer sur ses devoirs, il est bien trop excité. Il attend avec impatience le sapin qu’il espère avoir le temps de décorer avant de devoir se coucher. Lorsque l’interphone s’anime, Tom s’exclame, euphorique :
— Le sapin est là ! Le sapin est là !
— Calme-toi, mon chéri ! le tempère Anna, avant d’appuyer sur le bouton pour ouvrir la porte du hall de l’immeuble.
Matthew observe sa famille, ces moments de bonheur sont si précieux pour lui, il a failli perdre tout cela. Il se sent chanceux. Voir les yeux de son fils et de sa femme étinceler n’a pas de prix pour lui et il consent à tous les sacrifices pour être certain de pouvoir continuer à les serrer dans ses bras aussi longtemps qu’il vivra, sachant qu’il compte vivre aussi vieux que possible. Le profileur sent qu’il a un sourire béat sur le visage. Il s’arrache difficilement à la contemplation de cet instant de quiétude pour descendre chercher l’arbre.
Le livreur l’attend en trépignant, pressé de continuer sa tournée. En découvrant le sapin, Matthew soupire, il est en¬core plus grand que celui de l’an dernier. Il signe le reçu de boucles illisibles puis se débat avec les branches et les aiguilles dans l’escalier. Arrivé en vue du troisième et dernier étage, il découvre Tom sur le pas de la porte qui l’encourage à grimper les marches plus vite. Matthew lui sourit tout en lui demandant de rentrer. Au moment de franchir le seuil, le père de famille hésite, il craint d’abîmer les branches de la base qui sont vraiment très longues et Tom s’alarme :
— Il est trop grand, il ne passe pas ?
— Si, il passera, ne t’inquiète pas mon bonhomme, je veux juste faire ça proprement, ce serait dommage de casser des branches, tu as choisi le plus beau et le plus grand, sans aucun doute.
Après un instant de réflexion, le garçon se tourne vers sa maman et demande :
— Tu crois qu’on aura assez de boules et de guirlandes pour le décorer ? S’il est plus grand que l’an dernier, on risque d’en manquer…
Anna pouffe, il y a de quoi surcharger deux arbres dans les cartons, mais elle sait que, comme chaque année, Tom trouvera un moyen pour qu’elle accepte d’acheter de nouvelles décorations.
Le sapin à peine posé au salon, Tom farfouille déjà dans les cartons à la recherche des trésors qu’il souhaite installer. Les bras chargés, il observe ses parents qui s’agitent à fixer le pied et stabiliser l’ensemble avant de faire tourner l’arbre sur lui-même pour trouver le meilleur profil. Une fois satis¬faits, ils se reculent et Tom prend les choses en main. Le sapin se couvre rapidement de couleurs et de lumières, sur¬tout à hauteur d’enfant, pour la partie inaccessible, le garçon donne ses instructions aux adultes qui s’autorisent quelques fantaisies personnelles.
L’heure tourne et Anna décide d’aller préparer le dîner, sinon, Tom se couchera trop tard et il lui sera difficile de le réveiller demain matin. Les vacances arrivent bientôt, elles seront les bienvenues pour son fils que le rythme scolaire fatigue bien plus que le jardin d’enfant.
Lorsque le repas est prêt, le sapin est entièrement décoré et il est difficile de voir encore quelques aiguilles vertes dé¬passer, pourtant, après avoir contemplé son œuvre durant tout le temps du souper, Tom finit par annoncer d’un ton très sérieux :
— Je crois que je sais ce qu’il manque à notre sapin.
Anna et Matthew se regardent, perplexes, pour eux, il ne manque rien, il y a même beaucoup trop de choses. Sans attendre la réaction de ses parents, il poursuit :
— Il n’y a pas de guirlandes blanches pour faire la neige. Tu sais, Maman, comme sur le sapin de la place quand on revient de l’école…
Anna acquiesce et son fils s’exclame :
— Si on en rajoute deux ou trois, ce sera parfait !
Anna et Matthew rient de bon cœur et approuvent. Demain, Tom et Anna passeront acheter des guirlandes blanches en sortant de l’école. Le garçon, comblé, accepte d’aller se coucher sans rechigner et s’endort pendant que son papa lui lit, comme chaque soir, une histoire.
Les jours qui suivent, Anna et Matthew sont bien occupés par la confection du repas de Noël. Anna a mis les petits plats dans les grands et Matthew l’aide de son mieux. Il aime la complicité qui les unit et passer de longs moments seul avec sa femme le rend joyeux. Lorsqu’il était sur le terrain, à l’autre bout du pays des semaines entières, il avait peu l’occasion pour ces instants de connivence. Ils ont aussi choisi et commandé les cadeaux de Tom et il est impatient de les lui offrir. Avoir du temps lui permet de s’impliquer pleinement dans tous les moments importants de sa vie de famille et il se rend compte à quel point Anna avait tout géré jusqu’ici.
Le repas s’organise le premier jour des vacances. Tous les membres de l’équipe sont attendus pour midi. Comme à l’accoutumée lors de leur réunion chez le profileur, les invités arriveront par le parking souterrain afin de passer inaperçus.
Le premier à se présenter est Patrick Baker, le spécialiste de l’équipe pour tout ce qui est informatique, écoute et mouchards. Il s’est mis sur son trente et un, mais, même avec une chemise, il fait toujours beaucoup plus jeune que son âge. Dès que Tommy le voit, il lui saute dans les bras et l’emmène dans sa chambre pour lui montrer ses nouveaux jouets. Patrick a à peine le temps de s’extasier sur la décoration de la table et de remercier Anna pour l’invitation. Tout en se laissant tirer par Tom, il fourre un paquet cadeau dans les mains de Matthew. Patrick ne pense pas à apporter une bouteille de vin ou un bouquet de fleurs, mais il n’oublie jamais d’arpenter les magasins de jouets pour gâter Tom. Il est resté un grand enfant. Matthew dépose le paquet emballé de rouge et de vert sous le sapin.
Très vite, la sonnette retentit à nouveau, c’est Miguel Paz qui se présente avec un magnifique bouquet de roses. Alors que Matthew le fait entrer, son coéquipier n’a d’yeux que pour Anna. Miguel, en mode flatteur, la complimente sur sa tenue, la décoration et tout ce qui se présente. Anna rit. Matthew ne sait pas flatter ainsi les gens et n’a pas envie d’essayer, il préfère l’honnêteté. En ce moment précis, il sait, cependant, que Miguel est parfaitement franc dans ses compliments, pourtant, Anna ne le croit pas, il en fait trop, mais c’est ce qui participe à son charme. En plus du bouquet, Miguel, qui est le parrain civil de Tom, a apporté un gros paquet qu’il dépose sous l’arbre chargé de boules colorées avant de crier bien fort :
— Où est mon filleul préféré ? Si je n’ai pas mon bisou de bienvenue dans les trente secondes, le Père Noël ne pas¬sera pas !
Tom arrive en courant, se jette dans ses bras et annonce :
— Tu sais bien que je ne crois pas au Père Noël. Papa m’a raconté toute l’histoire, l’origine de ce conte populaire et tout, tu veux que je t’explique ?
Miguel rit et lève le petit garçon à bout de bras.
Thomas Grant arrive sur ces entrefaites. Anna a discuté avec lui et ils ont décidé de pousser un peu Matthew à retourner au travail. Thomas a été surpris de l’appel à l’aide d’Anna et aussi soulagé. Il l’apprécie beaucoup et il est flatté qu’elle se tourne vers lui pour des conseils. Ils échangent un regard complice lorsqu’il vient la saluer et lui recommander de mettre la bouteille de Champagne qu’il a apportée au frais.
Quelques minutes plus tard, c’est Sarah Kramer qui se présente avec son mari et ses deux ados qui ne semblent pas particulièrement enchantés de passer leur journée entre des adultes et un petit garçon d’à peine six ans.
Les discutions vont bon train, l’ambiance est joyeuse, tout le monde trouve rapidement sa place. Les garçons de Sarah prennent leur rôle de grand frère d’un jour très au sérieux et Tom est ravi d’avoir toute leur attention. Ils lui font aussi découvrir des « musiques de grands » et des jeux qu’ils ont sur leur Smartphone.
Alors que l’après-midi est déjà bien avancé et que les convives finissent difficilement la bûche confectionnée par Anna, cette dernière annonce qu’elle reprendra le travail dès la rentrée des classes. L’ensemble de ses amis l’encourage et la félicite, elle en a presque les larmes aux yeux. Cette équipe, qui est la seule famille de Matthew, est aussi devenue la sienne, ils l’ont adoptée sans aucune réticence. Ils sont tous si gentils et bienveillants tant avec elle qu’avec Tommy. Son petit garçon a plus de tontons et tatas que la plupart de ses camarades alors que ses parents n’ont aucune famille. Le savoir entouré réconforte Anna. Il trouvera toujours une oreille attentive pour l’écouter ou de bons conseils s’il en a besoin.
Avant même que Thomas rebondisse sur l’information, Miguel donne une bourrade dans le dos de Matthew en disant joyeusement :
— Ça veut dire que toi aussi tu reprends du service ! Tu nous as manqué, l’équipe sans toi, ce n’est pas pareil !
Tous les yeux sont tournés vers Matthew qui hésite, il est flatté de ce soutien et ne sait comment annoncer qu’il ne compte pas revenir, en tout cas, pas tout de suite.
Décelant son hésitation, Thomas enfonce le clou :
— Ton retour sera une vraie délivrance, le chef va enfin arrêter de me harceler !
Matthew hausse un sourcil interrogateur invitant son ami à développer :
— Ça fait plusieurs semaines maintenant qu’il me de¬mande de recruter un autre agent, il ne veut rien entendre quand je lui explique que je ne souhaite personne d’autre que toi, que même en consultant tu es bien plus efficace que n’importe qui…
— Ouais, il m’en a parlé, annonce Miguel, il m’a presque menacé en disant que si notre taux de résolution d’enquêtes continue à chuter, il démantèlerait l’équipe, je ne l’ai pas pris au sérieux, mais vu ce que tu viens de dire, je ne sais plus que penser.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ? demande Thomas, stupéfait.
— Bah, j’ai cru qu’il se foutait de moi, je me vante si souvent de notre taux de réussite… c’est vrai qu’il a baissé, avec un homme en moins, on est plus lents…
— Il est hors de question qu’on touche à notre équipe, assène Patrick, nous sommes bien plus que de simples col¬lègues qui travaillent ensemble !
Tous acquiescent, y compris Matthew qui n’avait pas pris conscience des conséquences de son absence prolongée. Ce dernier se tourne vers sa femme qui lui sourit et l’encourage d’un léger signe de tête, les yeux pétillants. Après avoir pris une longue inspiration, il annonce :
— Je reviens travailler au bureau, mais je ne vais pas sur le terrain, mes horaires seront ceux des gratte-papier, je souhaite continuer à profiter de ma famille.
Thomas approuve et enchaîne :
— Cela devrait calmer un peu le grand patron et puis, si tu te charges de la paperasse, je pourrai être plus présent sur le terrain…
L’épée de Damoclès qui pèse sur l’équipe a un peu re¬froidi l’ambiance, mais cela ne dure pas. Le repas se termine en début de soirée et Anna répartit les restes. Chaque convive a de quoi manger au moins pour le lendemain. Patrick, qui ne cuisine jamais, a, comme d’habitude, droit à une double ration et il remercie chaleureusement Anna pour cette attention.
Les départs s’échelonnent. Sarah, qui prend la route le lendemain pour passer les fêtes chez ses parents, s’éclipse la première, suivie de près par Miguel qui va retrouver sa petite amie du moment. Sa liaison n’est pas assez sérieuse pour présenter sa compagne à l’équipe, il n’a d’ailleurs jamais présenté une femme à ses collègues, elles ne font que de courts passages dans sa vie. Patrick, dont les parents arriveront dans quelques jours, et Thomas, qui n’a plus de relation avec sa famille, s’attardent. Cette journée a été une véritable réussite et Anna est heureuse.
Au moment de se coucher, Tom raconte à ses parents que les enfants de Sarah ont, eux aussi, des règles de sécurité à respecter, ça l’a surpris et ça lui a fait plaisir de ne pas être le seul. Cette remarque décide Anna à mettre plus souvent Tom en relation avec les fils de Sarah. Visiblement, la différence d’âge ne pose pas trop de problème et ils ont beau¬coup en commun. Tom a besoin de les côtoyer.
Du sang, du sang, il y a du sang partout. Cette odeur ferreuse fait palpiter les narines, le rouge sombre captive et le goût ravive les instincts primitifs.
Le sang met en joie, ou en panique, tout dépend si l’on est le bourreau ou la victime. Il réveille aussi les peurs primales et l’instinct de survie.
Le sang est le fleuve de vie, rouge, visqueux, sage ou turbulent. Lorsqu’il s’échappe et sort de son lit, la mort est prête à frapper. Une mort sans une goutte de sang versée n’a pas de sens, elle ne ramène pas à l’origine de la vie. La naissance est violente et douloureuse, la mort doit l’être tout autant !
4
Nouvelle-Orléans, Loyola University, 20 décembre.
En plus de son thé, aujourd’hui, Charlie lui apporte des coupures de presse parlant de tueurs en série. Ces articles proviennent du monde entier et Jane les épluche afin de trouver de nouveaux sujets d’études. Il y a trente ans de cela, on lui en apportait toutes les semaines, les monstres fascinaient les reporters aussi bien que le public et cet attrait incitait à passer à l’acte pour obtenir son moment de gloire. Actuellement, cet engouement est retombé. Il y a toujours des personnes qui sont fans des serial killers, mais le monde, en général, préfère les ignorer, s’imaginer en sécurité.
Le FBI a aussi participé à cette désescalade lorsqu’il a généralisé le recrutement de psychologues spécialisés sous le beau nom de profileurs. Ces agents ont fait en sorte de frustrer leurs détenus en tenant la presse éloignée et en ayant recours à des procès à huis clos. De plus, les nouvelles tech¬niques d’enquête permettent une identification plus rapide des meurtriers, peu arrivent encore à faire des centaines de victimes. Une dizaine, c’est déjà un bon score… À l’ère des réseaux sociaux, il en faut plus pour déchaîner les foules.
Jane reçoit donc maintenant ces coupures de presse deux fois par an seulement. C’est pour elle à chaque fois un réel bonheur, elle espère trouver dans ces articles son prochain sujet d’étude, un cadeau de Noël en quelque sorte. Quel¬qu’un qui fera battre son cœur pendant plusieurs mois, dont la voix bercera ses journées et où l’analyse des horreurs qu’il a commises fera avancer la connaissance et aidera à éradiquer ses semblables.
Sans plus attendre, le professeur Colson se met à décortiquer les photocopies une à une. Elle lit attentivement les quelques lignes et essaie de comprendre les motivations de l’homme, les raisons de son passage à l’acte. S’il n’y a aucune zone d’ombre, elle passe au suivant. Elle cherche un individu énigmatique afin de percer et de mettre au jour ses réelles motivations. Si l’article n’est pas assez complet, elle se connecte alors à la base de données fédérale et demande l’accès au dossier. Les journalistes restent souvent vagues car peu informés, il arrive aussi qu’ils laissent parler leur imagination et s’éloignent de la vérité.
Après plusieurs heures de recherche infructueuse, elle décide de faire une pause. Charlie a fait, comme à l’accoutumée, du zèle en triant les articles par zones géographiques. Elle vient de finir tous ceux concernant l’Amérique du Sud. Elle enlève ses lunettes et se masse les tempes. La migraine n’est pas loin et elle espère la repousser jusqu’au moment où elle se couchera. Elle a encore mal dormi cette nuit, elle s’est réveillée en sueur à 4 heures du matin et a découvert qu’elle avait oublié de verrouiller sa porte à clef, cela ne lui arrive jamais. Elle n’a plus réussi à fermer l’œil après ça, même avec l’aide de sa bouteille de rhum vanille pour se dé¬tendre. Elle en paie le prix maintenant, pourtant, elle salive rien qu’à l’évocation de prendre un verre d’alcool. Elle se sent tellement anxieuse depuis quelques mois qu’elle savoure les moments où elle lâche prise.
Elle se lève en soupirant, s’étire puis observe son apparence dans un miroir de poche. Satisfaite de son reflet, elle sort du bureau. Alors qu’elle rejoint la salle de détente, Charlie s’empresse de la rattraper et de la questionner :
— Alors, vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ?
— Je n’ai pas encore tout épluché, j’avais besoin d’une pause, cependant, j’ai fini les pays hispanophones et il n’y a rien, malheureusement. Il me reste l’Europe et l’Asie à étudier, mais quand bien même, je ne suis pas compétente…
— Vous êtes la meilleure, Jane, terriblement brillante, si un cas vous intéresse, il suffit de faire appel à un traducteur… ensuite, l’analyse, c’est la même pour tout le monde, non ?
— Oui, Charlie, c’est la même.
Jane sourit, elle aime les flatteries même lorsqu’elles proviennent de quelqu’un qui ne comprend rien à ce qu’elle étudie.
Arrivée dans la salle, elle salue les quelques collègues présents et se laisse tomber avec grâce sur un canapé moelleux. Elle est la seule femme et, qui plus est, la plus âgée. Tout le monde est bienveillant à son égard, mais elle n’a lié d’amitié avec personne.
L’un des hommes raconte sa dernière entrevue avec un sociopathe qui a été inculpé pour six meurtres. L’entendre parler des réactions du type en taule, des insultes et des tentatives d’intimidation l’énerve. Elle saurait gérer tout cela probablement mieux que ce blanc-bec, encore couvert d’acné, qui fanfaronne devant ses collègues qui jouent aussi aux gros durs alors qu’ils ont tous eu la trouille, un jour ou l’autre, devant le regard d’un monstre. La pression ne lui fait pas peur, elle n’a peur de personne. Cette réflexion la fait frissonner, elle doit pourtant bien s’avouer que ce n’est pas tout à fait vrai. Peu à peu, une anxiété s’est emparée d’elle au fil des mois et de l’accumulation de petits faits étranges, de sensations oppressantes. Elle balaie cette idée de son esprit et demande à Charlie qui l’observe :
— Pouvez-vous me préparer un thé, s’il vous plaît ?
— Tout de suite, Jane.
Elle ne se souvient plus à quel moment il s’est mis à l’appeler par son prénom au lieu de professeur Colson. Aujourd’hui, ce détail l’agace, en fait, tout l’agace, ce n’est pas une bonne journée.
Elle essaie de s’impliquer dans la conversation d’un col¬lègue qui doit déposer au tribunal. Elle connaît bien le juge qui s’occupe du dossier, aussi, elle lui donne quelques petits tuyaux. Ce jeune maître de conférences vient d’arriver dans leur unité de recherche et d’enseignement. C’est la première fois qu’il se retrouvera à la barre et il semble stressé. Lorsque Charlie lui tend sa tasse de thé, il a un air renfrogné, il n’apprécie pas qu’elle accorde de l’attention à d’autres hommes, il est jaloux et il faut dire qu’il y a de quoi. Bien que beaucoup moins musclé de corps, le visage est plus fin et plus harmonieux que celui de Charlie, et les yeux sont d’un bleu profond. Sans même y réfléchir, elle suggère à son nouveau collègue de jouer de son physique d’ange auprès du jury. Cette remarque met le jeune homme mal à l’aise, de plus, il ne saisit pas comment appliquer ce conseil.
Après cette pause, Jane se penche à nouveau sur les articles. Elle survole rapidement ceux traitant de l’Asie, de toute façon, elle n’en maîtrise pas les cultures. L’obstacle n’est pas la langue mais les coutumes, les religions, les rites ancestraux qu’il faut avoir en référence. Elle n’a plus ni le temps ni l’envie d’étudier tout cela.
Elle passe enfin au dernier paquet, celui de l’Europe, qui lui semble bien plus fourni qu’habituellement. Visiblement, il n’y a aucun article concernant l’Espagne, sinon, Charlie les aurait mis sur le devant de la pile. En feuilletant, elle comprend rapidement pourquoi ce lot est si volumineux, en plus des articles parus dans la presse américaine, il y aussi des photocopies d’articles français. Elle suspend son geste lorsque son regard tombe sur une photo. Elle l’étudie de plus près, persuadée de connaître ce visage. Pourtant, c’est impossible, s’il s’agit bien de l’homme à qui elle pense, cela signifie qu’il n’a pas changé du tout au cours des quinze dernières années. Elle se focalise sur le texte, elle ne com¬prend pas le français, mais cela importe peu, c’est un nom qu’elle cherche. Elle en trouve plusieurs qui ne lui disent rien et, enfin, elle voit celui qu’elle attendait : Matthew Colins.
Jane lit alors attentivement l’article américain qui n’a filtré que dans un tout petit journal de la Nouvelle-Orléans. Il y a peu de détails, l’encart explique seulement qu’un tueur en série a été arrêté en France après avoir transité par l’aéroport de Lafayette. Aucun nom n’est mentionné. Elle se penche donc sur les coupures de presse françaises, bien plus nombreuses. Elle pourrait demander à l’un de ses collègues de les traduire, la plupart des personnes travaillant dans l’unité ont étudié cette langue, pourtant, elle préfère se dé¬brouiller seule. Un sourire s’est dessiné sur son visage de¬puis qu’elle a découvert cette photo, son cœur s’est emballé, elle ne sait pas ce qu’elle espère, qu’il ait le rôle de chasseur ou de proie.
Elle choisit de commencer par le seul article où le portrait de Colins apparaît. Elle tape aussi vite qu’elle le peut les phrases dans Google Traduction. Rapidement, elle com¬prend le fond de l’article. Elle a déjà en sa possession un point essentiel pour continuer ses recherches, le nom du tueur en série interpellé : Le Boucher.
Elle délaisse alors les coupures de journaux pour la base fédérale où elle déniche tous les renseignements qu’elle souhaite. Matthew Colins, son premier étudiant qu’elle n’a pas su garder malgré la fascination qu’il exerçait sur elle, est devenu profileur au FBI. Il est donc toujours du bon côté de la barrière, du moins, en apparence… Elle en est presque déçue, elle est persuadée qu’il aurait fait un fabuleux tueur en série. Sa disparition, après avoir soutenu sa thèse, avait conforté tous ceux qui travaillaient avec elle à l’époque dans le fait qu’il était instable, proche de la rupture, prêt à basculer au premier déclencheur.
Jane se replonge avec nostalgie dans ses souvenirs. Elle se remémore ce jeune homme déterminé, n’ayant que faire des apparences. Elle revoit aussi ses yeux verts qui la fascinaient et qu’elle s’était promis d’arriver à soutenir un jour. À l’époque, elle avait dans les 35 ans et lui, presque dix ans de moins. Malgré sa liaison avec Fay, elle avait tenté de le séduire sans parvenir à attirer son attention. Elle était pour¬tant au sommet de sa beauté et savait user de ses charmes. Lorsque le jeune Matthew Colins avait demandé à changer de directeur de thèse afin de pouvoir côtoyer et interroger lui-même des tueurs en série, Fay s’était fait un plaisir d’accepter. Il l’avait ainsi éloigné de sa maîtresse. Pourtant, il était le premier à conforter les soupçons d’instabilité psychologique de l’étudiant, non par pure jalousie, son argumentation était fondée et il était heureux d’avoir un tel spécimen à observer, sans cela, il l’aurait viré tout simplement.
Lorsqu’elle avait rencontré Matthew la première fois et qu’elle lui avait demandé ce qui motivait son envie de travailler avec des monstres, il avait répondu :
— Comprendre ces personnes dont les actes sont monstrueux, les arrêter et rendre les rues plus sûres me paraît essentiel et pour cela, il faut les étudier, entrer dans leur tête, découvrir ce qui les pousse à commettre de telles atrocités. Prévoir et anticiper leurs réactions éviterait des souffrances inutiles.
Ces quelques mots avaient rappelé Jane à l’ordre, aucun être humain n’est un monstre, nous sommes tous fait de la même chair et du même sang, seuls nos actes nous différencient, aucun nouveau-né n’est foncièrement mauvais. De plus, le jeune homme offrait d’aller bien plus loin que simplement comprendre ces personnes, il proposait carrément d’entrer dans leur esprit et cela l’avait fait frémir. Personne ne veut se retrouver dans la tête d’un tueur en série.
Elle chasse ses souvenirs et procède à des recherches sur le profileur. Elle trouve peu de renseignements sur Internet, ce dernier et son équipe évitent au maximum d’apparaître dans les médias. Frustrée, elle décide de quitter son bureau, mais avant, elle remplit une demande d’accès au dossier complet du Boucher, elle épluchera ce cas et espère, par ricochet, découvrir des informations sur son ancien étudiant.
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