Bloc D de Adeline RogeauxPour l'acheter :
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Twitter X Facebook Instagram BÉTON CENDRES
Appartement 21 - Rez-de-chaussée
23H00
David n'aurait jamais imaginé que son existence pouvait changer du tout au tout, comme ça, en un ridicule claquement de doigts. Jamais, même dans ses fantasmes les plus sombres, il n'aurait pensé un jour tabasser quelqu'un à sang, l'égorger, le laisser pour mort puis retourner chez lui afin de préparer le feu d’artifice de sa vie. L’explosion de son existence. Il faut dire que jamais il n'aurait imaginé que l'on puisse vouloir du mal à Laurie, ou qu’on puisse avoir envie de se l’approprier. Sa p'tite femme, sa Laurie, à lui et lui seul.
L’homme faisait les cent pas dans son appartement mis en pièce, les mains sur la tête, s’arrachant les quelques cheveux grisonnants qui restaient accrochés sur son crâne malgré les soucis et la vie. Il regardait autour de lui, constatant la misère qui régnait dans le logement. Ne restaient que les photos du couple sur les murs et quelques bibelots ridicules sur les meubles en piteux état, le reste ayant été broyé sous ses poings colériques une heure auparavant.
Simplement vêtu de son jean et chaussé de bottines de cuir, David voulait hurler le plus possible, le plus fort, pour sortir sa peine, sa haine et sa peur, pour la diffuser au monde. Il passa de la cuisine minuscule au séjour, puis du séjour à la cuisine en regardant sans les voir, les meubles, la vaisselle cassée, les papiers déchirés. Le sang. Le sien, et celui de...
— Putain l'bâtard de fils de pute ! hurla-t-il en frappant de plus belle dans le mur avec frénésie, broyant le peu d’os qui restaient intacts dans ses mains.
Ses phalanges ne ressemblaient plus à rien. De la purée. C’était de la purée sanguine qui formait des croûtes noires et douloureuses qu’il mourrait d’envie de déchirer avec les dents, pour laisser sortir son instinct animal qui ne demandait que ça.
Le mur de placoplâtre était désormais orné de plusieurs trous ensanglantés et poussiéreux d’où des lambeaux de tapisserie vieillotte semblaient vouloir se laisser tomber sur le sol avec nonchalance. Il faut dire que ce misérable immeuble n’était pas de la meilleure qualité. On pouvait même penser que le béton tenait plus du plâtre qu’autre chose, ce qui était vrai pour les murs intérieurs, finalement. Les habitants disaient même que l’isolation n’avait pas été remplacée, que l’amiante stagnait encore dans les combles, caves et murs. Pour preuve : l’isolation phonique merdique. Ils pouvaient encore entendre les gémissements de certains voisins, les sonneries de téléphone, les conversations et prières diverses. Sans compter les aboiements du chien de madame Isabelle, la vieille dame du premier. Chien que David aurait volontiers bouffé plus d'une fois, tellement ses hurlements de loup l’enrageaient. D’ailleurs, c’est ce qu’il faisait encore, à cet instant.
— Ouaf ouaf ! Mais ouaf de quoi putain ?! Lau'... Lau' ! cria David.
L'homme était à bout. Il serrait son visage de ses mains sales et collantes de sang. Gémissements et pleurs, les larmes ornaient son visage barbu et poussiéreux, traçant des sillons immaculés sur le noir de sa détresse. L’air ambiant était à l’image de son égarement ; des nuages empesaient l'air des projections de plâtre qui asphyxiaient chaque pore de sa peau, mêlés à la poussière soulevée par les coups de pieds sur les meubles que ses poumons happaient goulûment. En faisant les cent pas, David cogna encore dans la cuisinière puis il s’arrêta soudainement, les yeux grand ouverts, la bouche triomphante.
— Ouais... Je sais ouais !
Le moment était venu, celui de la folie et de la rage. Contenues depuis tout ce temps, depuis toujours peut-être. Ainsi était David. Une boule de haine, de mort concentrée. Il savait. Il sentait. Il devait. Il n’avait que trop enduré en silence.
— Les tuer tous. Tous.
C’est à cet instant que l’éclair vint frapper ses pupilles, faisant voler des pépites dorées dans son champ de vision.
— Non, non pas toi ! pleura-t-il en appuyant sur ses yeux avec ses paumes. Voyons, les pépites, après ça sera la main… la main oui… ce satané engourdissement… puis… non, non c’est pas le moment bordel ! Putain d’migraine de merde !
Il courut à la salle de bain et sortit le traitement que lui avait prescrit son neurologue l’année précédente. C’est Laurie qui l’avait tanné pour qu’il consulte après sa troisième crise en un mois. C’était arrivé soudainement, après un espoir de grossesse vite avorté par des règles hémorragiques, encore... Était-ce lié ? « Possible », avait répondu le médecin. En attendant, voilà qu’il était affublé d’un traitement d’appoint qui ne servait strictement à rien, se ce n’était à le rassurer plus qu’autre chose. Et, invariablement, David prenait une pilule de triptan dès qu’un frémissement se faisait ressentir sous ses narines, qu’un engourdissement lui chatouillait la main ou la jambe, que sa vision se floutait un peu ou même qu’une nausée lui venait… Il était devenu accro à l’assurance. Laurie lui disait qu’il fallait cesser de prendre tous ces médicaments, qu’ils ne devaient être administrés qu’en cas de réelle crise, qu’il n’avait plus eue depuis des mois.
— Ouais ben ta gueule, t’es plus là, j’prends ce que je veux bordel de merde ! hurla-t-il vers la la cuisine, comme si Laurie était en train de le regarder, sur le pas de la porte, les mains croisées sur son ventre avec un air méprisant sur le visage.
Air qu’elle adorait arborer chaque fois qu’elle avait raison, c’est à dire toujours. Lui, le moins que rien, avait toujours tort. Il ne savait pas cuisiner. Il ne savait pas faire le ménage. Il ne savait rien faire. Une merde, une grosse merde. Voilà ce qu’il était. Voilà comme il se sentait. Et pourtant… il ne pouvait s’empêcher de l’aimer sa Laurie. De l’idolâtrer. De la désirer. Il n’avait, en cet instant, qu’une seule pensée : la voir revenir.
Déterminé, impatient, douloureux il reprit néanmoins ses cent pas pour réfléchir à un plan d’action une fois la petite pilule avalée. Il fallait que ça soit puissant, énorme, digne de lui et de Laurie. Indifférent au clebs qui hurlait à la mort, aux cris qu'il entendait dans l'immeuble, indifférent aussi à sa souffrance physique, il ne pensait qu'à Laurie. Laurie plus là. Laurie morte, probablement. Laurie dont le corps lui était introuvable. Dont le coeur lui semblait loin, si loin...
David savait qu'il n'aurait de repos que lorsque son bourreau, et toutes les ordures qui savaient, seraient réduits en cendres. Il n'entrevoyait que cette issue. Les flics ? Pour quoi faire ? Jamais ils ne se déplaçaient ici. Retrouver Laurie ? Pour ce qu'il savait, depuis sa disparition, il n'en restait rien. Ligne coupée. L’homme chez qui elle était allée apporter le couscous ce midi, Finnigan… Inutile, ne savait rien… Ou ne voulait pas. Dévoyé. Son appartement ? déglingué. Les traces de sang. Pas de corps. Rien que du sang. Et l’odeur de la mort. Finnigan qui…
— Putain… gémit David en appuyant encore plus fort sur ses yeux.
L'homme éploré s'arrêta et laissa tomber ses bras le long de son corps. Il avait une mission à mener à bien. Il courut vers le cagibi, cette petite pièce située près de l'entrée du logement où Laurie rangeait les produits ménagers, les machines qui ne servaient que rarement - comme la yaourtière et la sorbetière, cadeaux pourris des beaux-parents - et qui prenaient une place folle dans leur minuscule logement. Et là aussi où lui-même rangeait le matériel pour sa moto. Moto qu’il n’avait plus utilisée depuis leur emménagement quelques années auparavant. « C’est tellement dangereux, je ferais quoi s’il t’arrivait quelque chose ? Tu imagines si je suis enceinte ? Je dirais quoi, moi, à ton fils ? Que papa préférait la vitesse à son enfant ? Non, je veux que tu arrêtes ces conneries d’adolescent… Ta place est à la maison, avec ta femme et… peut-être notre enfant » et lui… il avait juste acquiescé, elle avait raison. Elle avait toujours raison.
— T'as vu Lau'... J'sais où tu ranges tes conneries d'bonne femme… ricana-t-il en regardant la porte du cagibi, marquant un temps d’arrêt.
Il se souvenait. Un des grands sujet de dispute chez eux était la place de chaque chose. Elle faisait le ménage, lui non. Il n'en démordait pas, le balai et le plumeau à poussière, c'était pas pour lui. Jamais elle ne lui en avait tenu rigueur, lui laissant la charge des réparations diverses à faire dans ce taudis. Chacun son truc, disait-elle en le charriant sur l'ignorance dont il faisait montre quand elle lui demandait le produit pour les vitres ou celui pour détartrer la machine à laver datant des années 80.
David s'effondra sur le vieux carrelage juste devant la porte des secrets de couple. A genoux, mains sur eux. Et il pleura. Des pleurs libérateurs, salvateurs. Son torse se soulevait au rythme de ses sanglots, la morve lui coulait du nez sans retenue et ses yeux, ces yeux qu'aimait tant sa femme, étaient fermés. Comme s'il voulait les suturer de sa douleur. Serrés si fort qu'on le distinguait plus qu'un mince trait au dessus de ses pommettes saillantes.
Il se libéra ainsi pendant un petit moment. Puis enfin, quand tout fut sorti, quand il respira mieux, il se releva. Le chien au dessus aboyait toujours autant et cela l'agaçait. Il revit encore une fois Laurie. Quand le clebs gueulait lors de leurs soirées films. Elle se levait et prenait son balai pour taper sur le plafond, bien qu'elle sache que le chien n'était pas tout à fait au dessus d'eux et qu’il n’en avait rien à faire. Mais pour elle, c'était pareil. Un rire sortit de la gorge enflammée de l’homme aux larmes. Il respira un grand coup et entra dans le cagibi.
White-spirit, vinaigre ménager, Javel pure, débouche-toilettes, essence, lessive, appareil à croque-monsieur...
— P'tin mais y a de tout ici, pire que dans une brocante !
Il rit. Il repensait aux nombreuses trouvailles de sa femme à l'époque des marchés aux puces en été. Ils aimaient tellement flâner dans les rues, chercher des films d’horreur, des livres pour elle, des vêtements à petit prix… Puis il secoua la tête. Non, penser à elle, là tout de suite, ça ne l'aiderait pas, au contraire. Il avait besoin de toute sa rage, de sa détermination. Il avait une mission, la dernière sur Terre peut-être. Et il devrait la mener sans faillir. Le souvenir de Laurie ne devait pas entraver sa liberté et sa vengeance. Irraisonnée ? Possible. Mais Laurie valait ceci. Laurie valait que la planète entière crève à petit feu et s'asphyxie dans les cendres. Ouais.
Il prit le bidon d'essence qui datait du dernier plein qu’il avait fait pour sa moto, pour lequel Laurie l’avait grondé. « Encore une dépense inutile ! Déjà qu’on paye un max pour ce logement de merde ! »
— Fichue bonne femme qui a toujours raison. Avait... Avait putain, se reprit-il.
Il ouvrit le petit bouchon rouge du bidon et renifla le contenu. Éclats de rire. Air paumé. David était devenu une bombe à retardement. Ses yeux semblaient vides. Ses pupilles reflétaient le bidon d'essence, et sa bouche tordue en un rictus satisfait déversait des rires sourds. Il était parti. Plus de David dans cette enveloppe charnelle folle. Loin, l'homme de Laurie. Probablement déjà de l'autre côté.
Sortant du cagibi avec son précieux bidon, David se demanda si tous les locataires de ce trou perdu sentaient ce qui allait se passer. S'ils avaient ce sentiment, pressentiment même, que leur vie allait basculer dans quelques minutes, comme une boule dans le ventre, une oppression dans la poitrine ou même une vision subite qui les stopperait dans leurs activités ; s'ils sentaient déjà l'odeur de l'essence, celle de la cendre et du plastique fondu. Du poulet grillé aussi ; comme lorsque son oncle, quand il était enfant, déplumait, après les avoir ébouillantés quelques minutes, les coqs et autres gallinacées de sa basse-cour. Cette odeur lui était restée en mémoire. Chaque fois qu'il se brûlait un cheveu en allumant sa clope sur la route, dans le vent, il repensait systématiquement à ça. L'oncle et le poulet. Déplumé. Nu. Mort.
Non, ces gens ne pensaient pas à ça. Ils se vautraient tous dans leur merde. Devant leur télé. Dans leurs petits soucis misérables. Ils n'avaient pas perdu Laurie, eux. Enculés. Il serra le poing, toujours déterminé. Et il sortit de son appartement sans même fermer la porte. A quoi bon ? Elle ne serait plus là de toute façon. Ni la porte, ni ce qui la tenait. Ni les meubles. Ni... Les photos !
— Non... non non non ! répéta-t-il frénétiquement.
Il retourna dans le logement, renversant sur lui un peu d'essence du bidon débouché. Vite, il arrache aux murs démolis les photos où Laurie apparaissait. Il courut jusque dans leur chambre. Le lit. Le coussin de Lau'. L'odeur de l’essence prit le dessus sur celle de l’eau de Cologne dont elle s’aspergeait matin et soir. Et de nouveau, le trou noir de la douleur.
David sauta sur le lit et enfouit sa tête dans l’oreiller de sa compagne. Juste sa compagne. Elle avait refusé le mariage. « Tu comprends, je t’aime, mais si nous nous marions, mon amour, on sera comme pris au piège. Une pression nous forcera à changer, pour ne pas gâcher notre mariage. Non, je préfère qu’on reste comme ça, c’est plus facile, et on ne sera pas obligés de… de... » et jamais elle n’avait fini sa phrase, ce jour-là au restaurant où David avait sorti le grand jeu. Il se souviendrait toujours de l’humiliation qu’il avait ressentie quand il s’était relevé sous le regard désolé des autres clients. Il se souviendrait toujours d’avoir regardé sa Laurie, si belle dans sa robe de soirée, et de s’être dit « après tout, elle a raison ». Elle avait toujours raison Laurie.
Le bidon d’essence finit par terre, déversant son contenu sur la moquette usée, rouge délavé, en de minces filets. Et il pleura de nouveau en serrant les photos contre son cœur meurtri, en tentant d’inspirer le plus possible le parfum de sa femme, oui sa femme même si elle ne le voulait pas. Si ça se trouve, elle est encore en vie, se dit-il dans un éclair de lucidité, partie d'ici, tout simplement, ou alors, elle est chez sa mère. Sa vieille mère infecte. Ou même est-elle juste à côté de moi et je ne la vois pas. Autant de pensées aussi tortueuses. Autant de façons de vivre avec ce trou béant dans la poitrine. Le goût de la vengeance s'amenuisait. Il ne savait pas, au final. Il n'avait qu'entrevu des choses, qu'entendu d'autres choses. Qu'en était-il, véritablement ? Où était-elle ? Que faisait-elle ? Partie ? Avec qui ? Et surtout, comment ?
Après avoir déversé son incompréhension, son questionnement et sa morve dans le coussin de sa femme, David prit la décision de se remettre et de faire les choses dans l'ordre. Appeler la police, leur expliquer la disparition de Lau', leur dire qu'il se passait des drôles de choses ici. Et leur avouer ce qu'il avait fait. Ce qu'il avait fait dans sa rage, sa haine. Ce qu'il a failli faire aussi. Tant pis s'il devait faire de la prison. Tant pis s'il ne voyait plus sa compagne. Tant qu'ils la retrouvaient. Saine et sauve. Oui, c’était le mieux à faire.
Le chien poussa des gémissements torturés aux étages supérieurs, ce qui le réveilla tout à fait.
— Punaise...
Il se secoua, envahi d'une sensation qu'il n'avait jamais connue. Une légèreté dans l'âme, comme s'il venait de se réveiller d'un long sommeil sans rêve. Un miroir, vite. Il fila vers la salle de bain en shootant dans le bidon d'essence au passage, achevant de renverser les dernières gouttes de mort sur le sol cotonneux. Et il se regarda dans la glace brisée de ses poings. Sa tête flottait dans une étoile sanglante. Visage fatigué, creusé de sillons, tâché de noir et de sang. Il ne se reconnut pas. Et il la vit.
Laurie. Elle n'était restée qu'une demi-seconde mais il savait. Il sentait. C'était Lau'. Putain ouais, c'était elle ! À peine eut-il le temps de se retourner que le vide et le silence de l'appartement s'offrirent à lui. Pas de silhouette. Rien. Rien que sa putain d'imagination et sa migraine qui se réveillait tout à fait.
La rage le reprit aussitôt, s’infiltrant en lui, coulant dans son sang, entrant dans son cœur et embrumant sa vision. Il régnait dans sa tête, dans son royaume de folie, une odeur de mort, de peur, d'incompréhension. Morte, pas morte ? Où ? Pourquoi ? C'était quoi ça, un fantôme ? Debout, droit, il regarda, suspicieux autour de lui. Il voulait revoir ce qu'il avait vu. Il voulait savoir. Son cerveau allait exploser. Depuis des heures son esprit lui faisait voir, entendre, faire des choses. C'était trop. Beaucoup trop pour un seul homme.
Aucune silhouette n'apparut. Personne ne se manifesta plus dans cet appartement vide. Le chien n'aboyait plus non plus. Des sirènes de police se firent entendre au loin. C'était le moment ou jamais. Maintenant pour tout faire sauter. Maintenant pour leur faire payer. Ou jamais.
Il courut jusque dans sa chambre, où il constata que le bidon était foutu et l'essence évaporée. Il savait très bien que ça ne servirait à rien d'allumer ça, tout juste y aurait-il une flambée discrète qui s'éteindrait d'elle-même. Pas assez nourrissant autant de temps après, plus du combustible.
Non, là, il fallait taper fort. Fini de tourner en rond, fini de pleurer, fini de se poser des questions. Les sirènes semblaient se rapprocher dangereusement et David se décida. Il se rua dans la petite cuisine et ouvrit le four de la cuisinière, ôta tous les couvercles que Laurie s'évertuait à poser à tout prix sur les brûleurs.
« Tu comprends ça fait plus joli comme ça, puis on peut poser le saladier à fruits ! » disait-elle à chaque fois qu'il oubliait de les reposer après avoir tenté de cuisiner les jours où elle était trop fatiguée.
Enfin, il tourna tous les boutons de commande. Un petit sifflement se fit entendre. Comme les valves d'une cocote-minute. Ce qui le fit sourire. L'image se prêtait bien à la situation. L’odeur l’enivrait, lui donnant au coeur un sentiment de toute puissance ; une chose qu’il n’avait que trop rarement ressentie dans sa misérable vie.
Le gaz commença à lui tourner la tête, ce fut comme le signal. Sortir le briquet. Faire rouler le doigt sur la molette… Puis… Revoir. Laurie, son sourire, ses cheveux. Non, il ne pouvait pas faire ça.
Il laissa tomber le briquet sur le sol et regarda encore la cuisinière. Tout était flou dans le nuage de gaz. Laurie n’aurait jamais toléré une chose pareille. C’était encore une preuve de faiblesse, de lâcheté. Et… si elle revenait… Non, décidément, il faisait encore une fois preuve d’immaturité. Des caprices, voilà ce qu’il faisait. S’il voulait se conduire en homme, il n’avait qu’à attendre, appeler la police qui arrivait pour signaler la disparition de Laurie, avouer pour Finnigan, et c’est tout. La meilleure chose à faire, parvint-il à se raisonner. Et il tourna les boutons de la cuisinière afin de faire cesser l’évasion de gaz, ouvrit sa fenêtre et inspira une grande goulée d’air frais.
***
23H40
La police était à quelques centaines de mètres de l'immeuble. L'appel qu'ils avaient reçu était cette fois assez préoccupant pour qu'ils daignent se déplacer dans le quartier du Marais de la ville. D'ordinaire, ils recevaient des plaintes pour du tapage nocturne, pour des disputes de voisinage, pour tout et n'importe quoi.
Au début, ils venaient toujours, prenant chaque appel au sérieux. Puis, de coup de téléphone en coup de téléphone, ils avaient vite compris que les gens de ce bloc D étaient juste de gros emmerdeurs, et qu'un rien les faisait chier. Ils ne vinrent plus, laissant l'impunité aux fauteurs de trouble.
Cette fois, c'était différent. La détresse dans la voix de la femme au téléphone... C'était une voix apeurée, paniquée, qui leur avait dit qu'un meurtre s’était déroulé sur les lieux ce soir-là, « venez vite pitié ! ». Ils ne pouvaient, cette fois, pas laisser couler.
Ils arrivèrent au même moment où le bloc s'illumina d'une lumière aveuglante et qu’une détonation retentit. Les oreilles des policiers sifflèrent ; un drôle de larsen les empêcha d’entendre quoique ce soit durant quelques secondes.
Le bloc était en train d’exploser. L'immeuble brûlant, dans les immenses flammes oranges et blanches, laissait cracher des années de galères et de vices au travers ses vitres brisées. Les flammes léchaient les murs. Des hurlements inhumains pouvaient s’entendre à travers les vitres de la voiture.
Le policier à la place du mort appela les pompiers aussitôt, happé malgré lui par le spectacle fascinant qui se jouait devant lui. Les flammes grandissante semblaient danser sur les murs de béton. Et une vision effroyable s'offrit à lui. Quelque chose fut éjecté d’une fenêtre qui n’existait plus au rez-de-chaussée et s’écrasa, enveloppé de flammes, sur le macadam quelques mètres plus loin. Puis l’étage en question s’affaissa sur lui-même, entraînant les autres dans un fracas épouvantable. Le bas de l’immeuble d’où était parti le grand boum meurtrier n’était qu’une bouche béante et noire dans la nuit éclairée par quelques lampadaires au loin et la lune, si belle et brillante ce soir-là.
La chose qui avait été expulsée remuait encore sur le sol, lançant des cris aigus que jamais les policiers n’oublieraient. Nimbé du feu des enfers, la victime hurlante essayait de ramper, de tourner sur elle-même tandis que de sa gorge sortaient des sons venus de loin, du fond de la Terre, des enfers ; un cri originel, animal. Le chuchotement de la mort.
La voiture à l’arrêt, les policiers sortirent et accoururent vers la victime en ignorant l’immeuble qui, pourtant, leur envoyait une chaleur jusque là jamais ressentie par les deux hommes.
La torche humaine s'arrêta de bouger. On ne distinguait même plus les vêtements de la chair carbonisée. Les yeux paraissaient avoir fondu, les paupières, réduites en cendres. La chair du corps entier était amalgamée avec les vêtements, le cou collé à l’épaule, les jambes brisées. Le flic, pourtant incroyant, se signa. Et pleura. La seule chose logique qui lui vint à l'esprit était « bon dieu de merde ».
La sirène des pompiers retentit à son tour. Qu’elle ne se presse pas, pensa l’un des policiers en regardant le bloc, les larmes coulant toujours sur ses joues noircies de suie. Tout était déjà terminé. Plus un cri. Plus un bruit, sauf celui des flammes ravageant les murs, léchant avidement les briques. Plus rien d’autre. Ni logements, ni humains. L’explosion avait tout réduit en quelques minutes.
Les pompiers arrivèrent. Inutiles. Ils firent quand même tout leur possible pour éteindre l’incendie meurtrier. A la fin, quand il ne resta plus que de la fumée noire et asphyxiante, ils purent conclure que le feu avait démarré des caves de l’immeuble.
Les policiers retirèrent leur casquette et baissèrent la tête. Le Bloc D n’existait plus. Un gros bloc noir, sans yeux, sans âmes que David avait quitté en volant, enflammé, et en s’écrasant sur le bitume poussiéreux. Il régnait autour de lui l’odeur de la trahison et du meurtre, de la cendre et du sang.
Le journal, le lendemain, titrera que ce fut l’incendie le plus terrible de la région. Il n’aura jamais vent de ce qui s’était passé la veille dans le Bloc D…