Auteur Sujet: Nos peines indicibles de Marjorie Levasseur  (Lu 13385 fois)

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Nos peines indicibles de Marjorie Levasseur
« le: jeu. 22/10/2020 à 15:27 »
Nos peines indicibles de Marjorie Levasseur

– Prologue –

Juin 2017
Aurélie grimpa aussi vite qu’elle le put les marches des trois étages de l’immeuble par l’escalier de service menant jusqu’au toit. Il fallait qu’elle arrive à temps, elle n’avait pas le choix. Elle ne pourrait jamais se le pardonner si cette gamine allait jusqu’au bout de son geste. Si au moins elle avait pu compter sur du renfort, mais non, personne n’avait pris ses inquiétudes au sérieux. Les uns prétendaient qu’elle se faisait des idées, les autres que ce n’était pas du tout dans le caractère de cette élève de commettre un tel acte, et d’ailleurs… quelles raisons la pousseraient à le faire ? Autant crier dans le désert, les alertes d’Aurélie n’avaient servi à rien ! Et à présent, elle se retrouvait seule pour tenter ce sauvetage de la dernière chance. Le destin de cette lycéenne reposait désormais exclusivement sur ses épaules. Quelle responsabilité ! Si jamais elle échouait…
La jeune infirmière scolaire secoua la tête avec énergie pour chasser les images funestes qui traversaient son esprit. Elle devait se concentrer sur un unique objectif : rejoindre Léna.
À bout de souffle, elle atteignit le palier intermédiaire, pestant contre son manque cruel d’endurance qui la freinait dans cette ascension qui avait tout, en cet instant, de celle de l’Everest. Aurélie prit une grande inspiration avant de se forcer à avaler quatre à quatre les marches restantes. Elle arriva, le visage rougi par l’effort et le corps plié en deux, devant la porte vitrée qui donnait accès à la terrasse aménagée sur le toit du bâtiment. Elle expira bruyamment et releva lentement la tête, ses yeux semblant fixer un point invisible au loin. Soudain, ses traits se figèrent d’effroi et la panique la submergea.
Ne saute pas, Léna. Je t’en supplie, ne saute pas…

– 1 –

Dans ce large couloir dont les murs couleur coquille d’œuf étaient recouverts de tags tous plus hideux les uns que les autres, Agathe n’entendait plus guère que le martèlement de ses talons sur le carrelage fissuré par endroit. Ce lycée n’avait décemment rien à voir avec le collège lyonnais, moderne et lumineux, dans lequel elle avait travaillé pendant les trois dernières années, et encore moins avec le centre médico-psychologique pour enfants et adolescents où elle avait officié avant son changement de carrière. Non, le centre était un lieu accueillant, chaleureux dont toute l’architecture et la configuration avaient été pensées pour le bien-être des jeunes patients. Ici, dans les couloirs du lycée François Ravaillac , tout était sombre, dégradé et transpirait la tristesse. Quelle idée saugrenue aussi de donner le nom d’un régicide, certes maître d’école, à un établissement d’enseignement secondaire ! Et ledit Ravaillac n’était même pas un Grenoblois !
Agathe jeta un coup d’œil à sa montre : 9 h 28. Elle avait rendez-vous à 9 h 30 avec Monsieur Dalembert, le directeur du lycée. Elle avait tellement tourné en rond, se perdant dans les méandres des nombreux couloirs du bâtiment, qu’elle était quasiment certaine d’arriver en retard à cette entrevue, ce qui serait du plus mauvais effet pour une future prise de poste. Elle poursuivit néanmoins son avancée, essayant de se convaincre que ses pas allaient bien la mener quelque part. C’est alors qu’arrivée à hauteur d’une porte de service qui avait tout l’air d’un placard destiné aux produits d’entretien, elle entendit une sorte de gémissement. Ses sens en éveil, elle marqua brutalement l’arrêt, inquiète à l’idée que quelqu’un, à l’intérieur de ce local, puisse être potentiellement souffrant. Déformation professionnelle. Infirmière depuis quinze ans, elle était rompue à ce genre d’analyse : repérer le moindre signe de douleur, de malaise d’un patient. Ce n’est que lorsqu’elle distingua un autre gémissement plus grave qu’elle comprit que les deux personnes qui se trouvaient derrière la porte étaient davantage en train de se faire du bien que du mal. À cette pensée, Agathe sentit le feu lui monter des joues jusqu’à la racine des cheveux, ce qui n’était pas bien difficile à constater étant donné sa peau d’albâtre. C’était l’apanage de beaucoup de rouquines : ses rougissements passaient rarement inaperçus.
Elle eut une brève hésitation. Se connaissant, elle n’allait jamais pouvoir trouver son chemin jusqu’au bureau de Monsieur Dalembert, il lui fallait donc absolument demander de l’aide à quelqu’un. Mais se résoudrait-elle à frapper à la porte de ce placard et déranger ces deux personnes, quelles qu’elles soient, en pleins ébats amoureux, seulement pour s’enquérir de la direction à prendre pour rejoindre le lieu de travail du proviseur ? Agathe poussa un soupir en dodelinant de la tête. Jamais de la vie, la situation l’embarrasserait beaucoup trop. Elle s’apprêtait à continuer ses recherches lorsqu’elle entendit glousser dans le local et vit, avec horreur, la poignée de la porte s’abaisser. Elle eut à peine le temps de réagir et se retrouva face à face avec une jeune femme en tailleur, légèrement débraillée et un garçon en jean et baskets à la mine hilare. Se rendant compte de la présence d’Agathe dont le visage prenait au gré des secondes des nuances de rouge de plus en plus alarmantes, l’amant de l’inconnue partit dans un fou rire et mit une tape sur les fesses de sa partenaire de jeux avant de prendre congé.
— Allez, à plus Justine ! lança-t-il.
Ladite Justine resta pétrifiée sur place, les yeux fixés sur Agathe. Cette dernière essaya de reprendre contenance et s’éclaircit la voix.
— Bonjour, Agathe Jugnon. Vous serait-il possible de m’indiquer le bureau de Georges Dalembert, s’il vous plaît ?
Elle avait prononcé sa phrase d’une traite, s’efforçant de cacher son trouble à la jeune femme.
— Oh mince… vous êtes la nouvelle infirmière scolaire, c’est ça ?
Agathe opina du chef.
— S’il vous plaît, ne lui dites rien de… de ce qui vient de se passer. Ce n’est pas du tout ce que vous pensez, je…
— Je ne pense rien Mademoiselle… euh ?
— Colbert. Justine Colbert, je suis la conseillère principale d’éducation, ici, à Ravaillac.
Agathe ouvrit des yeux ronds. Une CPE qui fricotait avec un élève, mais où était-elle tombée ?!
— Loin de moi l’idée de vous faire la morale, mais n’est-ce pas interdit d’avoir une relation intime avec… un élève ? demanda-t-elle d’un air pincé.
Justine Colbert la regarda, stupéfaite, avant d’éclater de rire.
— Mais enfin, David n’est pas un élève, il est pion… enfin surveillant, se reprit-elle.
La réponse de la jeune femme, bien que déstabilisante, parut satisfaire Agathe. Au moins, ce jeune homme était-il majeur. Elle consulta sa montre : 9 h 34. Voilà, elle était définitivement et irrémédiablement en retard.
— Oui, d’accord, vous faites bien ce que vous voulez après tout. Donc, le bureau de Monsieur Dalembert ?
La jeune conseillère lui fit comprendre qu’elle ne se trouvait pas au bon étage et résolument pas dans le bon bâtiment, les services administratifs se trouvant tout de suite à gauche après le portail du lycée. Que de temps perdu pour rien !
***
Croisant et décroisant nerveusement les jambes, Agathe, assise sur l’un des fauteuils en plastique de l’accueil, attendait patiemment que Monsieur Dalembert ait fini son entretien téléphonique et que la réceptionniste lui donne le feu vert pour entrer dans son bureau.
Il n’a pas intérêt à me faire remarquer mon retard. On n’a pas idée de laisser les gens poireauter de cette façon… pesta-t-elle intérieurement.
Enfin, on lui signifia que le proviseur était prêt à la recevoir. Agathe jeta un coup d’œil furtif à la pendule murale : 10 h 05. Mieux valait tard que jamais. Elle se leva et parcourut la courte distance qui la séparait du bureau en à peine quelques secondes. Elle détestait les entretiens de ce type, elle avait toujours été mal à l’aise quand il fallait « se vendre » à un potentiel employeur. Bien sûr, cette fois, les choses étaient différentes, sa demande de mutation l’avait amenée dans ce lycée, il ne s’agissait donc pas de convaincre qui que ce soit, son embauche était ferme, mais pour Agathe, c’était tout de même une étape désagréable. Elle frappa trois coups à la porte affichant un petit écriteau mentionnant le nom et la fonction de son interlocuteur et pénétra dans le bureau lorsqu’on l’y invita.
Pour Agathe, grande maniaque du rangement devant l’éternel, la vue de cet espace encombré, jonché de dossiers du sol au plafond, et poussiéreux, faillit lui provoquer une attaque. Derrière le plan de travail en bois, se tenait debout et l’air sérieux un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux gras et grisonnants et au ventre bedonnant.
— Dois-je vous nommer Mac Tavish ou Jugnon, chère madame ?
Quelle délicate attention de la part de ce bonhomme malgracieux de lui rappeler son statut de femme presque divorcée…
— Jugnon, répondit Agathe. Le divorce n’a pas encore été prononcé, dit-elle en se postant de l’autre côté du bureau, ignorant royalement la main tendue de Dalembert qui venait de la passer dans ses cheveux d’une propreté douteuse.
Le proviseur laissa retomber son bras, essuyant au passage sa main sur sa veste de costume prête à exploser. Il lui proposa de libérer une des chaises qui croulait sous les dossiers pour s’asseoir. Après un bref coup d’œil à la pile, elle déclina, prétextant vouloir rester debout.
— C’est vous qui voyez, Madame Jugnon, dit Dalembert en s’affalant sur son fauteuil qui émit une sorte de gémissement plaintif en réceptionnant son utilisateur. Bien, c’est donc votre premier poste en lycée, c’est bien ça ?
— C’est exact. Je suis infirmière scolaire depuis trois ans, mais je n’ai exercé qu’en collège.
— Avant cela, vous aviez travaillé en service psychiatrique hospitalier… poursuivit Dalembert.
— Oui, pendant sept années, dont trois en psychiatrie infantile.
— Et pourquoi avoir demandé votre mutation, si ce n’est pas indiscret ?
Si, c’est indiscret…
— Choix personnel.
Dalembert jeta un regard par en-dessous à Agathe.
— Hum… bien. Vous avez des questions ?
— Puisque vous me le demandez… J’ai cru comprendre que la personne qui m’a précédée est partie précipitamment et…
— Choix personnel, la coupa le proviseur d’un air goguenard.

– 2 –

« Au bout de chaque rue, une montagne », disait Stendhal, le plus célèbre des Grenoblois qui, d’ailleurs, détestait sa ville natale.
En théorie cela devait être vrai, aux XVIIIe et XIXe siècles, dans le Grenoble que connaissait l’écrivain, mais aujourd’hui, étant donné le nombre d’immeubles qui peuplaient la cité, et leur hauteur, on ne pouvait guère voir la montagne de chez soi si l’on vivait dans le centre, à moins d’avoir élu domicile sur un toit. Agathe en savait quelque chose. Son appartement, situé au deuxième étage d’une bâtisse sise rue Jean-Jacques Rousseau, non loin d’ailleurs de celui dans lequel Stendhal avait poussé ses premiers cris, avait pour seul vis-à-vis les fenêtres du voisin d’en face qui ne quittait presque jamais son poste d’observation. Elle était condamnée à vivre avec les doubles rideaux fermés en quasi-permanence puisque malheureusement, ces vieux bâtiments du centre-ville ne possédaient ni volets ni stores. Sa demande de mutation avait été acceptée sur le fil, suite à une défection de dernière minute et dans l’urgence du déménagement, ce petit appartement doté de deux chambres était le seul logement qu’elle avait pu trouver à quelques semaines de la rentrée des classes.
Ce fut un vrai crève-cœur d’abandonner sa jolie résidence en banlieue lyonnaise, mais elle n’en pouvait plus de faire semblant. Thomas, son mari, lui avait pourtant dit que ce n’était pas à elle de partir, qu’il pouvait chercher un studio et leur laisser la maison à elle et Lily, qu’elle pourrait la garder après que le divorce eut été prononcé. Mais Agathe avait refusé. La cohabitation devenait beaucoup trop difficile et le fait même de vivre dans l’endroit où elle avait les plus beaux comme les plus mauvais souvenirs lui était, depuis plusieurs mois, insupportable. Mettre une centaine de kilomètres entre elle et son ancienne vie, aussi bien personnelle que professionnelle, avait été pour elle plus qu’une nécessité. Elle avait passé une semaine intense à éplucher les annonces immobilières à la recherche du nid douillet qui allait l’accueillir elle et sa fille pour leur nouveau départ et avait trouvé cet appartement providentiel. Et dans une volonté de couper tous les liens avec sa vie d’avant, Agathe avait fait une razzia dans l’IKEA le plus proche afin de se sentir vraiment chez elle. Lily avait donc eu le plaisir de découvrir sa nouvelle chambre en rentrant de son week-end chez son père. La petite fille avait bien sûr eu le droit d’y apporter ses fidèles amies peluches, il était hors de question de la déraciner complètement.
Agathe soupira. Il fallait voir le bon côté des choses, au moins en s’installant à Grenoble, Lily n’avait manifesté aucune tristesse à l’idée de quitter son ancienne école. Elle ne s’y était pas fait de vrais copains, selon ses propres paroles. C’était une fillette indépendante, un peu solitaire… différente, et si elle avait toujours eu du mal à se faire accepter des enfants les plus exubérants de par cet aspect de sa personnalité, Lily n’en restait pas moins une petite fille attachante aux yeux du plus grand nombre. La séparation de ses parents était difficile à vivre pour elle, même si elle avait à cœur de ne pas le montrer pour éviter qu’ils se fassent du souci. Lily continuerait à voir son père un week-end sur deux et une partie des vacances scolaires. Rien n’était encore officiel, mais Agathe et son, presque, ex-mari, avaient réussi à s’entendre sur ce point.
Agathe tourna lentement sur elle-même au milieu de son minuscule salon. Et puis ce logement n’était pas désagréable, bien au contraire, il avait ce petit côté intimiste et chaleureux dont elle avait bien besoin pour se sentir chez elle. Il fallait juste qu’elle s’habitue à sa taille. Elle leva le visage vers le plafond. Avec un deuxième étage sous les toits, on ne pouvait pas espérer mieux comme hauteur, mais ne mesurant qu’un mètre soixante, elle n’aurait aucun mal à aller et venir dans l’appartement. Thomas n’aurait jamais pu y vivre en revanche, avec son mètre quatre-vingt-dix… Elle se morigéna intérieurement. Quelle réflexion idiote ! Son ex-mari serait bien la dernière personne avec laquelle elle envisagerait de cohabiter ici, ils s’étaient fait trop de mal. Et pourtant ils s’étaient tellement aimés…
Ils s’étaient rencontrés dans le service de chirurgie orthopédique où Agathe avait eu son premier poste après son diplôme, avant que celle-ci ne décide finalement d’effectuer une partie de son parcours professionnel quelques années dans la psychiatrie. Il avait alors vingt-deux ans et était promis à une brillante carrière dans le basket-ball, un sport qu’il pratiquait depuis qu’il était en âge de tenir un ballon entre ses mains. Ce jour-là, son coach l’avait accompagné en urgence pour une mauvaise blessure au poignet qu’il s’était faite au cours d’un entraînement. Le diagnostic avait été sans appel : même avec une immobilisation de plusieurs semaines et une rééducation adéquate, son poulain ne pourrait sûrement plus jouer en professionnel. Agathe avait assisté, impuissante, aux tourments de ce jeune patient dont l’avenir dans cette discipline qu’il affectionnait tant était plus que compromis. Il avait passé un certain temps dans son service. N’ayant qu’une faible différence d’âge, ils avaient vite sympathisé et une attirance mutuelle avait fini par s’installer. Pourtant, respectueuse de la déontologie, Agathe n’avait pas permis que leur relation aille plus loin, du moins tant que Thomas était son patient et prisonnier des murs de l’hôpital. Ils s’étaient donc contentés de sourires, de doigts frôlés sans jamais franchir les limites qui leur étaient imposées.
Mais dès que Thomas avait quitté le service pour partir en convalescence dans un centre de rééducation fonctionnelle, il lui avait demandé si elle accepterait de venir lui rendre visite en tant qu’amie… et plus si affinités. Les deux jeunes gens avaient alors commencé à se voir en dehors de tout rapport soignant-patient et s’ils affichaient une certaine réserve à chacune de leurs rencontres au centre, il n’en fut plus de même quand Thomas acheva sa rééducation et put retourner vivre chez ses parents. Quelque temps plus tard, il emménagea dans le petit deux-pièces d’Agathe et se lança, non sans nostalgie, à la recherche d’une autre orientation professionnelle.
Malgré sa déception, il avait tenu à ce que son nouveau métier lui fasse conserver un lien avec le milieu du sport, il s’était donc logiquement tourné vers le marketing sportif, le jeune homme s’avérant aussi plutôt doué dans le domaine de la communication. Après leur mariage, ils avaient décidé d’attendre encore quelques années avant de mettre en route leur premier enfant. Et quand enfin ils s’étaient sentis prêts, le bébé tant désiré avait eu bien du mal à montrer le bout de son nez. L’arrivée de la petite Lily dans leur vie avait eu toutes les allures d’un miracle et ce minuscule être humain qui avait hérité de la chevelure de feu de sa maman et des yeux noisette de son papa avait tout naturellement occupé la plus grande place dans leurs cœurs. Cependant, même si certains couples voyaient parfois leurs liens s’émousser, leur intimité prendre un coup dans l’aile, lorsque la famille s’élargissait, cela n’avait pas été le cas d’Agathe et Thomas, qui s’aimaient toujours aussi fort… jusqu’à ce qu’un grain de sable vienne, dix-huit mois auparavant, gripper les rouages de leur existence et crever leur petite bulle de bonheur. Mais avant cela, peu de temps après la naissance de Lily, Agathe avait opéré un changement de cap dans sa carrière et passé le concours d’infirmière de l’Éducation nationale pour que son emploi du temps soit davantage en adéquation avec sa nouvelle vie de famille.
Et puis, une deuxième grossesse plus difficile qui s’était terminée aussi vite qu’elle avait commencé, deux façons différentes de gérer ses émotions, son deuil… Agathe avait vu un fossé de plus en plus grand se creuser entre elle et l’homme qu’elle aimait, une distance affective prendre de plus en plus d’ampleur… jusqu’à la découverte de la trahison suprême. Une ultime blessure qu’elle avait préféré taire, choisissant la fuite plutôt que de confronter le coupable à son crime. Il était de toute façon trop tard pour sauver les meubles, ils s’étaient éloignés, plus qu’assez pour espérer pouvoir réparer leur couple.
Agathe s’était fait une raison : ainsi allait la vie. Elle pouvait vous offrir les plus belles années de bonheur et finir par vous laisser sur le carreau avec des miettes de réminiscences heureuses. L’une des plus jolies choses de son histoire avec Thomas qu’elle considèrerait toujours comme un trésor était leur fille. Elle était la preuve que cet amour avait bel et bien existé, ce dont elle avait le plus de mal à se souvenir aux heures les plus sombres lorsque la nostalgie d’un passé radieux venait l’assaillir.
La jeune femme exhala un long soupir. Sa petite merveille de six ans ne reviendrait pas avant la fin de l’après-midi. Thomas avait promis de la ramener tôt en cette veille de rentrée scolaire. Ni lui ni Agathe n’avaient voulu utiliser les services d’accompagnement de la Société Nationale des Chemins de Fer. Le papa de Lily préférait encore parcourir 224 kilomètres dans le même après-midi plutôt que de confier sa fille à de parfaits inconnus. C’était d’ailleurs un des points sur lesquels les deux parents étaient encore d’accord… Thomas n’avait jamais mis un pied dans leur logement grenoblois et Agathe n’avait pas l’intention de le lui faire visiter… sauf si leur petite Lily insistait pour montrer à son papa sa chambre décorée en style folklore écossais, bien entendu. Elle ne se voyait pas lui refuser ce plaisir.
Leurs échanges se limitaient depuis plusieurs mois à l’organisation des séjours de Lily chez son père et à la procédure engagée pour leur divorce qui avait d’ailleurs tendance à traîner depuis des semaines. Il fallait que les choses soient claires et définitives pour tout le monde. Elle n’avait pas encore décidé, mais de toute façon, ce n’était pas une priorité, si elle allait garder le nom de Jugnon ou reprendre celui de Mac Tavish, lui rappelant ses origines écossaises.
Agathe sourit à la pensée de son père, un grand gaillard aux larges épaules à qui elle devait également sa crinière flamboyante et ses yeux émeraude. Tout le contraire de sa mère, une petite femme énergique, Grenobloise pure souche, qui arborait fièrement des cheveux d’un noir de jais et un regard du même ton. Ce couple improbable confirmait l’adage que les opposés s’attiraient. James et Laurence Mac Tavish avaient pourtant tous deux une forte personnalité qui ne les avait pas mis à l’abri des disputes. Leur tempérament et les aléas du destin n’avaient pas rendu leur existence facile et sans heurts, mais l’amour qu’ils se portaient l’un à l’autre avait toujours été leur ciment et avait permis que leur histoire dure, contre vents et marées. Agathe aurait voulu que son mariage avec Thomas soit à l’image du leur, elle en avait longtemps rêvé… jusqu’à l’impensable. Qui aurait pu dire qu’après tant d’années passées à s’aimer, l’homme de sa vie la tromperait avec la jeune fille au pair au moment où elle aurait eu le plus besoin de son soutien…
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

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Nos peines indicibles - de Marjorie Levasseur
« Réponse #1 le: lun. 14/10/2024 à 12:53 »
Un roman émouvant

C’est le second roman de Marjorie Levasseur que je lis et je n’ai pas été déçue, cette fois encore. La plume de l’autrice est fluide, juste, pudique et captivante. Dès les premières pages, elle nous immerge dans un sujet grave, le suicide d’une adolescente, qu’elle traite avec délicatesse et habilité, et dont l’intrigue est menée à la manière d’un thriller. C’est une très belle histoire douce/amère, où fleurissent des personnages tendres et attachants, plus ou moins écorchés par la vie.
Une palette de sentiments accompagne le lecteur tout au long du parcours vers la vérité. Mais, malgré la gravité de la thématique, jamais Marjorie ne tombe dans le mélodramatique.

Merci Marjorie pour cet excellent moment de lecture.
Et à tous ceux qui ne le connaissent pas, je vous le recommande vivement.


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