Auteur Sujet: Notre amour emporté par les flots de Isabel Komorebi  (Lu 24192 fois)

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Notre amour emporté par les flots de Isabel Komorebi
« le: jeu. 23/04/2020 à 15:14 »
Notre amour emporté par les flots de Isabel Komorebi

Ô flots abracadabrantesques. Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé.
Arthur Rimbaud.


0.

Un bruit terrible déchire les flots.
Une déflagration, un choc, des hurlements.
Des corps qui chutent, un géant de métal qui s’éventre.
Des vagues qui broient, qui avalent. Un gaz qui se répand.
L’eau qui devient rouge. La mort qui se répand. L’océan qui devient un tombeau.
Puis, rien. Le silence, lourd, oppressant.
Et, de nouveau, la quiétude.
La vie qui reprend, malgré la mort qui coule au fond des flots.
Soudain, une brise qui se lève, un courant qui emporte. Des vagues qui embrassent, qui prennent dans leurs bras, qui emmènent.
De l’écume qui dépose sur un rivage.
Qui dépose la mort. Qui dépose la vie.
Qui dépose l’espoir d’un nouvel avenir.
L’espoir d’un nouvel arbre de vie.

1.
Le Roi.

Lorsque je me réveille, je suis en sang.
Mon visage et mon corps sont tachés d’un liquide rouge, poisseux, incrusté au plus profond dans mes chairs, dans mon âme.
Mes yeux clignent dans le vide, cherchent une accroche, fixent un point dans le ciel. Tout devrait être noir. C’est ce que j’espérais, c’est ce qui aurait dû arriver, c’est ce que je méritais. Mais, ici, pourtant, tout est blanc autour de moi, presque pur. J’essaye de me souvenir où je suis, ce que je fais là.
Je suis sur une plage.
Je le sens aux grains de sable qui collent à ma peau, à la brise marine qui me chatouille le nez, au bruit des vagues qui s’écrasent sur le rivage, au vent salé qui malmène mes cheveux, à l’odeur d’iode qui me pique. Cette odeur apaisante, mêlée à une autre qui m’agresse. Une odeur écœurante. Inavouable. Taboue.
L’odeur de la mort.
Je referme les yeux. J’ai mal partout, mon corps entier hurle de douleur. Mes poumons me brûlent, ma tête me pèse.
Mon cerveau et le peu qu'il me reste de pensées se rassemblent, se remettent en place, recomposent le puzzle de ma vie.
Ma vie de fautes, de honte.
Ma vie sacrifiée.
Comme celle de tous les autres, d’ailleurs, de ceux qui peuplent ce monde qui n’est plus désormais. Ce monde qui s’est écroulé, celui dont la vie et la beauté ne sont plus qu’un souvenir effacé. Cet ancien monde qui n’est plus qu’une fable, une légende oubliée.
De lointaines sensations m’assaillent, me percutent. Mes oreilles bourdonnent, font tourner en boucle des voix dans ma tête, des hurlements, des supplices. Les voix de ces vies que j’ai prises, que j’ai volées.
Mes doigts se crispent sur le sable. Il est tiède, presque chaud. Ce doit être le matin. Le matin de ma mort. C’est apaisant, de savoir que je vais m’endormir dans la tiédeur, moi qui pensais que ce serait le froid qui m’accueillerait, qui m’envelopperait de ses bras gelés pour me mener au loin, là où vont les gens de mon espèce.
Là où les âmes damnées sont dissoutes, broyées.
Dans le tombeau des meurtriers.
J’entrouvre à nouveau les yeux. C’est flou, toujours blanc. Je me force à regarder, balade mes yeux sur les côtés. La vue me revient finalement. Autour de moi, j’aperçois du gris, du noir, du rouge. Mais à part ces couleurs, je ne distingue rien. Pourtant, je sais parfaitement ce qu’elles représentent. Je sais que je suis entouré de masses figées, déchiquetées.
Je le sens à l’odeur de la mort.
Je souffle. Pas un bruit, si ce n’est le martèlement de mon cœur. Il essaye de lutter pour sa survie, mais c’est inutile. Bientôt, il s’arrêtera de battre, et ce sera bien comme ça, ce ne sera que justice.
Mon esprit s’égare. C’est si calme ici. Si doux. Si loin de l’horreur.
Je somnole, m’endors. Je me laisse bercer par la tiédeur du sable, par le chant de l’océan, me laisse envahir par la noirceur.
***
Relève-toi !
Je sursaute.
Lorsque je me réveille, je suis en sang.
J’ai chaud, je transpire, je bous. Il y a un grand rond jaune qui brille au-dessus de ma tête. C’est le soleil au zénith qui me chauffe, qui me brûle, alors que j’aurais pourtant dû m’éteindre.
Je me crispe, le cœur au bord des lèvres, la nausée m’envahissant. Pourquoi me suis-je réveillé ? Pourquoi suis-je encore vivant ?
Cette fois, le calme s’est retiré. J’entends des bruits au loin, mes oreilles bourdonnent. Je n’arrive pas à comprendre ce que c’est, car je doute qu’il reste une étincelle de vie sur cette plage. Seule la charogne peut s’être invitée ici, chargée de nettoyer cette immensité, ces dunes, cette eau, ce paradis souillé.
J’ai trop chaud. Je tente de bouger un peu, mais je n’y arrive pas. Mes jambes sont coincées, prisonnières. Je convulse, crache du sang et de la bile. J’étouffe. Je panique.
Ma vision se fait plus nette. Je vois les corps, ils ont remplacé les couleurs. Je me souviens de la chose que je suis : un monstre qui prend des vies.
Je bascule sur le côté et je vomis.
Je vomis ma haine, mes crimes, tout ce que je suis.
Puis mon esprit s’apaise. Je ferme les yeux et souris dans le vide. J’entends qu’on fouille, qu’on bouge des corps, qu’on les déchiquette. C’est donc ça. Ainsi je n’aurai pas droit au salut, ni de mourir dans la douceur. Je l’ai mérité après tout. Mon corps et mon âme seront broyés, fracassés, c’est notre lot à tous. C’est mieux ainsi, car mon sort ne mérite pas d’être différent des autres.
J’attends la fin. J’attends de pouvoir retrouver le Père et Hai en enfer.
Puis, de nouveau, plus un bruit.
Ça me surprend, tout ce calme à nouveau. Je fais le vide dans mon esprit, me demande si je n’ai pas rêvé, si je ne suis pas encore en proie au délire. J’en ai pourtant l’habitude, de toutes ces folies dans ma tête. Depuis le temps, j’ai appris à les reconnaître, à me laisser envahir, à arrêter de lutter pour tenter de les repousser.
Mais la crise et les visions ne viennent pas. Ainsi le monde m’accorde un faible sursis, me laisse encore un peu profiter de la vie. Je soupire, ne bouge plus.
Oui, je veux juste rester ainsi, et attendre que tout soit fini.
Il fait trop chaud. J’ai mal au crâne. Je me laisse bercer. Je somnole.
***
Relève-toi !
Je sursaute à nouveau. Je sens quelqu’un près de moi. On approche et je hurle au milieu de la quiétude. Pourquoi ai-je fait ça ? Mon cœur et mon corps luttent alors que mon esprit proteste. Je bouge, me dégage de ces morts qui m’entravent. Je me redresse un peu, mais mon corps se brise. Je crie de douleur, bascule en arrière. Ma tête frappe le sol, ma vue se brouille.
Mon cœur bat trop vite. Je souffle, cherche à respirer, mais l’air reste coincé dans ma trachée. Je me calme, inspire. Mes bronches se remplissent enfin, ma poitrine se soulève, et pourtant je hurle de nouveau.
Le bruit reprend, se fait plus net. J’entends des voix, des pas. On se rapproche. Idiot que je suis, à avoir hurlé ainsi. Ce sont les charognes qui arrivent, attirées par mes cris.
Les corps des morts craquent. On les pousse, on les bouscule, on leur marche dessus.
Je m’agite, crache à nouveau du sang.
On se penche sur moi.
Dans un élan de courage, ou de folie, je fixe mon bourreau. Ce n’est pas une charogne qui est là, face à moi, mais un homme, assez âgé il me semble. À moins que ce ne soit les horreurs de ce monde qui ne l’aient usé, et privé de sa jeunesse et sa beauté.
Il écarquille grand les yeux, prend mon visage entre ses larges mains râpeuses. Il scrute ma tenue, fouille mes poches, tâte tout mon corps qui se raidit de terreur. Puis, il se tourne derrière lui.
— Bordel ! Il en reste un de vivant, ici !
Il a hurlé. Hurlé si fort que mes tympans sifflent de douleur.
— Venez par là ! crie-t-il encore plus fort en agitant les bras.
Il plante ses yeux dans les miens.
— Hé ! Mon garçon, tu m’entends ?
Il m’a parlé, mais je n’ai pas compris ce qu’il m’a dit. J’essaye d’interpréter son regard. Il est doux, il est amer. Il est surpris, il est horrifié.
Il est émerveillé.
D’autres s'approchent. Des hommes. Je vois les habits, je vois les armes. Je comprends qu’ils sont là pour moi, qu’ils viennent pour terminer le travail. Je m’attends à ce qu’une lame me transperce, qu’on me frappe, qu’on me tue. Qu’on me fasse souffrir pour le plaisir, pour la vengeance, pour honorer tous ceux que j’ai tués.
Mais il ne se passe rien de tout cela.
Au lieu de me punir, de m’abattre, de me jeter dans un fossé, on me dégage, on me soulève, on me place sur une civière. On m’ausculte, on observe mes blessures, on prend soin de moi.
J’ai soudain une vision d’horreur. De celle où je vais être épargné, où je vais rester en vie. Je me débats. Je bouge, fais craquer mes os meurtris. Tout mon corps hurle, mais je m’en moque.
— Non, laissez-moi ! je crie.
Les hommes me jettent un regard étrange, bloquent mes jambes, maintiennent ma tête. Ils ne me répondent rien, se contentent de repousser mes coups.
Mes yeux se remplissent de larmes.
— Foutez-moi la paix ! je hurle plus fort.
L’homme assez âgé me fixe d’un regard sombre, marmonne quelque chose que je ne comprends pas. Il me tend une gourde que je refuse, me force à boire une gorgée d’eau. Mon corps le remercie pour cette offrande tandis que mon esprit l’insulte.
Le groupe d’hommes continue de s’affairer. D’autres les ont rejoints, ils sont une douzaine, désormais, à s’agiter autour de moi.
On enlève le sang de mon visage, on désinfecte mes plaies, on nettoie mes mains, on fixe des attelles sur mes jambes.
On me soigne.
On me sauve.
Je m’accroche au cou de l’homme assez âgé et je lui crie de tout mon être :
— Je ne le mérite pas !
Je me débats, donne des coups des poings, agite les jambes. On me pique la peau. Je sens une aiguille me transpercer, un liquide brûler mes chairs et s’infiltrer dans mon sang.
Je somnole. Je perds connaissance. Tout devient noir, et je glisse enfin vers les ténèbres.
***
Relève-toi !
Lorsque je me réveille, je suis en sang.
Je tremble, je suis fiévreux. J’ai mal. Partout. La migraine écrase mon esprit, et mon corps n’est que douleur. J’écoute mon cœur. Lui est toujours là, mais il ne martèle plus à m’en comprimer la poitrine. Son battement est calme. D’un calme qui annonce la fin.
J’essaye d’ouvrir un œil, mais je n’y arrive pas, je suis épuisé. Je ne sais pas où je suis, il n’y a plus de sable, plus d’odeur de sel.
Je ne sais pas où je suis, mais je m’en moque.
Je somnole, m’endors à nouveau. À tout jamais, cette fois je l’espère.
Cette comédie a assez duré.
Laissez-moi partir. Laissez-moi en paix.
Je veux juste crever. Et payer pour mes péchés.

2.
La Reine.

Je ne devrais pas être ici.
C’est pourtant le seul endroit où je me sente bien. Sur ce petit pont de bois, sur cette berge, sur cette plage. Là où tu m’as tout avoué, là où tu t’es déclaré, là où tu m’as aimée.
Là où les deux jeunes amants que nous étions se sont noyés d’amour.
Te souviens-tu de notre premier jour ensemble ? Lorsque tu m’as prise par la main, que tu m’as menée au bout de la plage. Tu étais si timide, si maladroit dans tes gestes et dans tes mots, que j’en étais moi-même toute troublée. Tu n’avais pas osé m’aborder, tu n’avais pas osé m’inviter. Alors tu m’avais écrit. Oui, écrit, comme on le faisait autrefois, en ces temps anciens, celui où l’on s’envoyait des mots d’amour, avant d’oser se fréquenter.
Je me rappelle ta lettre trouvée sur mon oreiller. Comment étais-tu monté jusque chez moi ? Comment avais-tu pénétré dans ma chambre de jeune fille ? Quel amoureux espiègle tu étais ! Et tu n’as jamais voulu me dire comment tu avais déposé cette lettre, tes premiers mots d’amour qui ont lié nos deux vies à jamais. Et je ne les saurai jamais, car ton secret, Amour de mon cœur, tu l’as emporté avec toi dans la tombe.
Je me souviens de l’enveloppe blanche et de ses courbes dessinées. L’encre était verte, de cette couleur que je chéris tant. Mon cœur s’est arrêté de battre lorsque je l’ai vue, car j’ai tout de suite compris que c’était toi qui me l’avais écrite. C’était facile à reconnaître, car tu avais remplacé le « y » de mon prénom par un « i », parce que tu trouvais ça plus joli.
Tu ne l’as jamais aimée, cette lettre, le « y ». Tu disais qu’elle était inutile, dans notre alphabet, vu qu’elle faisait double emploi avec la neuvième, avec le « i ». Que tu en as fait hurler d’effroi des professeurs ! Ils n’en pouvaient plus de tes copies volontairement griffées de fautes.
Je ris à ce souvenir, seule sur ma jetée.
Et puis, je pleure, comme à chaque fois que je viens ici. Mes visites se terminent toujours ainsi, dans les sanglots de la douleur, du manque, du vide de toi. Je me recroqueville comme je le fais tous les jours, pour me faire toute petite. Puis je m’agenouille, comme pour prier l’étendue marine, comme pour la supplier de te ramener.
Je laisse mes larmes couler, je ne les retiens pas, je n’en ai pas la force. Pleurer, me blottir dans mon malheur, je ne sais plus faire que cela maintenant. Le reste, le monde, et tout ce qu’il s’y passe, ne me touchent plus depuis longtemps.
Les larmes tombent, glissent sur ma peau. Elles mouillent mon visage, puis mes vêtements, et enfin le bois du pont.
Je soupire, reprends mon souffle. Oui, ce temps me semble bien loin, celui où j’attendais avec impatience des lettres de toi.
Amour de mon cœur, où es-tu ? Je te cherche, au fond de mon corps, au fond de mon âme, au fond de tout ce que je suis, mais tu m’échappes.
De rage, je frappe le bois, le lacère de mes ongles. Je vais encore faire saigner mes mains, mais je m’en moque. Je me maudis, à te parler tous les jours ainsi, mais à t’oublier aussi. Car tu n’es désormais plus qu’un souvenir agrippé à mon cœur. Une chimère, un mirage.
Un mirage qui me maintient en vie. Un mirage qui me tue.
C’est pourtant tout ce qu’il me reste de toi. Un bout de passé qui s’accroche à mon présent, mais qui ne m’offrira jamais d’avenir.
Ma peau lacérée et en sang me pique. Je me redresse néanmoins, fais face à l’océan, à la mer, à notre amour. J’essaye de les dominer de toute ma stature.
Mes pieds s'approchent naturellement du bout de la jetée. Il n’y a plus que mes talons sur le bois, le bout de mes pieds penche déjà dans le vide. J’y ai longtemps pensé, à me jeter dans cette eau, à me plonger dedans, à me laisser noyer, à mourir pour te retrouver. Mais je ne le fais pas, car je sais que tu me gronderais, et que je refuse que tu sois fâché contre moi. Tu ne croyais pas à la vie après la mort de toute façon, moi non plus d’ailleurs. Mais, pourtant, maintenant, je me surprends à espérer depuis que tu m’as quittée.
À espérer, qu’un jour, il existe un endroit où je puisse te retrouver.
Mes pieds penchent un peu plus en avant, continuent de glisser. Je ferme les yeux et mon esprit vagabonde. Je cherche ta voix, ton souffle, tes mains, tes baisers. Puis, soudain, le sel me pique le nez, me force à rouvrir les yeux. Une brise s’engouffre dans mes cheveux, caresse ma peau, m’embrasse, repousse doucement mon corps. Je bascule en arrière, et mes pieds entiers foulent de nouveau le bois.
Je secoue la tête, reprends mes esprits. La brise salée a séché mes larmes. Je me mets sur la pointe des pieds, comme j’aimais le faire pour t’embrasser, et j’envoie un baiser de la main à la grandeur qui s’étend devant moi.
Amour de mon cœur, où que tu sois, ce baiser est pour toi.
Au bout d’un long moment, le cœur lourd, je fais enfin marche arrière. Je quitte la jetée, la plage, notre amour emporté. Arrivée sur le bord de la route, je retrouve le peu d’affaires que je possède : mon vélo, mes sandales, et mon sac rempli de livres.
Je fixe le sang de mes mains. Il a déjà séché, je n’ai pas besoin de le nettoyer. Je retire grossièrement le sable de mes pieds, enfile mes chaussures, pose mon sac dans le panier de mon vélo, et je pars. Mais aujourd’hui, mon vélo ne sert à rien, car je n’ai pas envie de pédaler, j’ai juste envie de marcher.
Marcher, ça m’oblige à réfléchir. Je sais pourtant que je ne devrais pas me laisser aller à mes pensées. À ressasser. À cogiter. Mais peu importe, je l’accepte. C’est la punition que m’a infligée la vie, pour ce que j’ai fait.
On a pris la vie de celui que j’aimais, alors je me suis vengée. Mais ça ne m’a pas apaisée, bien au contraire. Voir couler le sang de l’autre ne m’a pas apporté la paix, ça m’a juste apporté du dégoût. Le dégoût du monde et de moi-même. Mon cœur avant si gorgé d’amour s’est nécrosé de cruauté, d’écœurement. Je n’y ai rien gagné, si ce n’est encore plus de tourment.
J’entends qu’on klaxonne derrière moi. Je sors de mes songes, me retourne, la brise se lève et caresse à nouveau mes cheveux, mon visage, fait virevolter ma jupe. Une vieille camionnette au rouge délavé s’arrête juste à côté de moi. Le moteur ronronne, la fenêtre s’ouvre, et le visage d’un homme apparaît par l’ouverture.
— Hé ! me lance-t-il.
Je m’incline en le voyant.
— Bonjour Léo, lui dis-je.
Léonard est l’un des doyens de notre petite ville. C’est quelqu’un de doux, de tendre, un homme bon, apprécié de tous, mais dont le regard a perdu l’étincelle. Il est comme beaucoup d’entre nous ici, il n’a que trop connu la douleur d’avoir eu à enterrer des êtres chers. Il me détaille et affiche une mine contrariée.
— Qu’est-ce tu fiches là, la petiote ? Tu n’es pas au courant ? Pour hier ?
Je hoche la tête en silence. Bien sûr que je suis au courant, que je sais ce qu’il s’est passé, comment pourrais-je l’ignorer ? Je sais que, sur l’autre rive, la mer n’est plus bleue, elle est rouge sang. Je me sens obligée de me justifier :
— Cette zone n’est pas fermée.
Léo tord le nez, marmonne quelque chose.
— Mets ton vélo à l’arrière, je te ramène.
Mais je secoue la tête, je suis bien ici, je ne risque rien. Je veux rester encore un peu, auprès de toi, Amour de mon cœur.
Léo soupire et descend de sa camionnette. Il fait le tour, vient se planter devant moi, me prend le vélo des mains.
— Ne fais pas l’enfant,  je sais très bien ce que tu fais ici, ce n’est pas bon pour toi.
Je me renfrogne, comment pourrait-il savoir ce qui est bon pour moi ? Je voudrais lui dire de me laisser, de passer son chemin, mais je n’en fais rien, car je n’ose pas. Je fais comme toujours, je fais juste ce qu’on attend de moi.
Léo pose mon vélo au milieu de son fourbi, puis revient vers moi. Il m’ouvre la portière côté passager, m’encourage à monter. Je vois à ses traits tirés qu’il est fatigué, et à sa tenue négligée qu’il ne s’est ni lavé ni changé.
— La journée va être longue, il va y avoir de l’agitation. Il vaut mieux ne pas traîner dehors, tu seras mieux chez toi.
Je hoche la tête, rabats mes cheveux en arrière. Puis, je monte dans la camionnette et je m’installe sur la banquette. Le moteur ronronne toujours. Léo s’assoit à son tour, lance le véhicule. Je regarde par la vitre. Aujourd’hui, il fait beau, il fait chaud. La journée pourrait être belle, mais non, je sais qu’elle va être comme celle d’hier, longue et cruelle. Je demande quelque chose de complètement idiot :
— Je peux être utile ? Sur la plage ?
La camionnette hoquette. Je me mords les lèvres, quelle question stupide j’ai posée, Léo ne me laissera jamais y aller. Il grogne, marmonne dans sa barbe.
— Non, il vaut mieux que tu ne voies pas ça.
Je lève les yeux au ciel. Ainsi, il me prend donc toujours pour une petite enfant. De quoi a-t-il peur ? Qu’est-ce que je ne dois pas voir ? La mort ? L’horreur ? Amour de mon cœur, je t’ai vu en sang, je t’ai vu mourir, que pourrais-je voir de pire ? Mais aujourd’hui, je n’ai pas la force de me battre, pas la force de lutter; je ferai comme il m’a dit.
— D’accord, je lui réponds machinalement.
Oui, je n’ai pas à aller voir ça, le lieu de la mort, de l’horreur. C’est peut-être mieux ainsi, je suis sans doute plus à ma place chez moi, chez nous, à attendre je ne sais quoi. Sur ma droite, je vois Léo qui gigote, se tortille, se pince l’arête du nez, pousse de longs soupirs, me jette des regards en biais. Je sais ce qu’il aimerait me dire. Que je suis jeune, que je peux refaire ma vie, que j’ai encore l’âge d’avoir des enfants. Il aimerait me dire que je suis une fille douce, que je suis jolie, et qu’un grand nombre d’hommes ici n’attendent qu’un mot de moi, pour oser venir m’aborder. Il aimerait me dire que son fils a mon âge, qu’il est gentil, qu’il voudrait m’aimer, qu’il pourrait m’offrir un peu de bonheur.
Mais il se retient de me dire tout cela, car la radio crachote soudain, l’interrompt dans son monologue, avant qu’il n’ait pu le commencer.
— Léonard ? demande une voix lointaine que je sens épuisée.
Ce dernier s’empresse de décrocher son micro.
— Alors ? demande-t-il. Comment a-t-il passé la nuit ?
J’entends soupirer dans le combiné. Je n’écoute pas la conversation, car elle ne me concerne pas. Mais je comprends des bribes de phrases, qui parlent de blessures, des soucis d’infection, d’un état préoccupant. De quoi parlent-ils donc ?
— Fais tout ce que tu peux, termine Léo en coupant la radio.
Je lui jette un regard interrogateur, fais ma curieuse. Ça ne me regarde pas, pourtant j’ai envie de savoir. Léo me fixe, a entendu ma question muette, mais il hésite à me répondre.
— Il reste un survivant, finit-il par lâcher.
J’ouvre grand les yeux de surprise. Ça, je ne le savais pas, je pensais qu’ils avaient tous péri dans cette boucherie.
— C’est moi qui l’ai trouvé, continue-t-il. Un garçon, peut-être de ton âge. Sur le sable, au milieu des autres. Il m’est apparu, comme ça. À croire qu’il n’attendait que ça, que je le trouve.
J’acquiesce en silence. Ils ont trouvé un miraculé, c’est rare. Mais je ne sais pas si je dois être heureuse ou triste pour cet homme. Car ceux qui survivent ne reviennent jamais complètement à la vie. Ils sont dans un curieux état hybride, à la fois mort, et à la fois vivant. Dans cet état maudit qui effraie tant de monde. L’état dans lequel je me trouve moi-même actuellement.
Léo prend ma main dans la sienne, me jette un regard sincèrement peiné.
— Eh, la petiote, me dit-il d’une voix douce. Il serait peut-être temps que tu réapprennes à sourire, non ?
Je ne réponds pas.
Je garde la tête baissée, retire ma main de la sienne, joue machinalement avec mes cheveux, arrache mes ongles, la peau du bout de mes doigts.
Mes yeux me brûlent, mais je ravale tout. Je ravale mes larmes de rage.
Je regarde par la vitre. Je regarde dehors. Je regarde la vie qui défile.
Faire semblant de vivre, oui, ça, je le peux. Mais sourire je ne peux plus, je ne sais plus faire.
Amour de mon cœur, comment pourrais-je sourire à la vie, alors que, toi, tu n’es plus là ?
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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