Auteur Sujet: Océane Rose de Maude Perrier  (Lu 4091 fois)

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Océane Rose de Maude Perrier
« le: jeu. 27/06/2019 à 17:04 »
Océane Rose de Maude Perrier

Chapitre 1


Le bruit des vagues la tira de son sommeil. Elle tendit le bras, attrapa son téléphone et coupa le réveil. Attirée par la lumière des notifications, elle cliqua dessus et découvrit un nouveau commentaire sur le chapitre qu’elle avait posté la veille : De besoin de lire à Oceane Rose : encore touchée !
Chère Océane, je viens de terminer le chapitre 12 et je dois encore une fois vous dire waouh! J’ai tout simplement adoré. Pristia est juste topissime ! Quelle imagination vous avez ! Et quelle plume ! C’est vraiment un régal que de vous lire. Chaque semaine j’attends la suite avec impatience. Quelquefois je suis même frustrée. Avez-vous déjà pensé à proposer Maudite Succube à une maison d’édition ? Je suis persuadée qu’ils vous le prendraient tellement l’histoire est passionnante.
En tout cas une chose est sûre, je serais la première à courir acheter vos livres. Je crois d’ailleurs que je ne serais pas la seule.

Vivement mardi prochain. Merci encore à vous et continuez surtout, vous êtes très talentueuse.
Ce commentaire positif qui la cueillait au réveil, lui donna immédiatement le sourire. Malia s’attacha à remercier besoin de lire pour ses encouragements, puis elle repoussa sa couette. L’aube n’était pas levée, mais déjà, elle se sentait pleine d’énergie, prête comme chaque matin, à conquérir le monde.
Dans un geste automatique, elle attrapa les béquilles au pied de son lit et se redressa.
Comme tous les jours, elle commença par la salle de bains avant de préparer son petit-déjeuner et de le savourer tranquillement, en peignoir, son portable à la main. Il y avait d’autres commentaires sur Maudite Succube et une question qui revenait en boucle : avez-vous pensé à proposer Maudite Succube à une maison d’édition ? Ils étaient nombreux à l’inciter à envoyer ses manuscrits. Quelquefois, elle leur répondait en une ou deux lignes, la plupart du temps, elle se limitait à une émoticône : un smiley ou un cœur.
Que pouvait-elle leur dire de plus ? Qu’elle avait essayé ? Qu’être publiée était son rêve secret, mais que jusque-là, toutes les tentatives s’étaient soldées par un échec. En tant qu’Océane Rose, les portes s’ouvraient en grand, pour Malia Ndongo, femme noire de 33 ans, unijambiste de surcroît, elles étaient verrouillées. Elle aurait peut-être trouvé preneur si elle avait écrit un témoignage sur le handicap ; pour de la fantasy grand public en revanche, il y avait peu de chance. Les éditeurs qu’elle avait rencontrés ne le lui avaient pas dit clairement, mais quelques-uns – les plus honnêtes – avaient laissé entendre que son apparence pourrait rebuter ou même, faire peur. Malia s’en était offusquée au début puis elle s’était résignée. Elle se battait sur suffisamment de fronts, pour ne pas avoir besoin d’en rajouter. Et puis, Océane Rose connaissait malgré tout son quart d’heure de gloire. Les millions de vues sur la plateforme où elle sévissait étaient déjà une récompense. Probablement la plus belle.
Malia termina son petit-déjeuner puis se prépara. Comme tous les mardis, elle avait rendez-vous dans l’espace coworking, à deux arrêts de bus de chez elle, avec Carole, sa coach sportive, son associée et amie. Elle choisit son pull en laine turquoise, l’un de ses préférés, une chaussette « papillon » pour son moignon, un pantalon noir assez ample pour dissimuler sa prothèse. Elle n’en avait pas honte, depuis quatre ans maintenant, elle la considérait comme un prolongement de son corps, elle voulait juste éviter les regards et les remarques maladroites, parfois brutaux, des passants qu’elle croiserait en chemin.
Elle s’occupa ensuite de Rubis, son chartreux au pelage doré qu’elle avait transformé en chat parlant dans Maudite Succube. Pendant qu’il reniflait sa gamelle, elle effectua les mouvements de fitness que lui avait enseignés Carole puis elle s’assit en tailleur, le dos bien droit et ferma les yeux un moment. À l’image des étirements, la méditation était un rituel matinal auquel elle ne dérogeait jamais. Après chaque séance, elle se sentait armée pour la journée.
Quand Rubis vint chercher son câlin en se frottant contre sa hanche, elle ne se montra pas avare. Avec ses amies, il était tout ce qui, de près ou de loin, constituait sa famille.
— Prêt pour de nouvelles aventures mon gros ? Je ne te garantis pas qu’elles seront aussi excitantes que celles de ton double dans Maudite Succube ; mais j’imagine que ça te convient bien ainsi.
Comme s’il avait compris, Rubis ronronna, la faisant pouffer.
— On va dire que tu approuves... Amuse-toi bien.
Après s’être habillée, Malia se dirigea vers son meuble à chaussures. Elle, qui n’avait jamais éprouvé de plaisir particulier à s’en acheter jusque-là, s’en était fait une passion depuis son accident. Les étagères étaient pleines à craquer de bottes, de tennis et de baskets multicolores. Elle opta pour ses préférées : des bottines à bout pointu.
— Rubis, cette fois, j’y vais !
Occupé à jouer avec un fil de laine accroché à son arbre à chat, Rubis ne lui accorda aucune attention. Malia leva les yeux au ciel avant d’attraper le sac à dos qui contenait son ordinateur.
Habitant le rez-de-chaussée, elle ne mit que quelques secondes avant de se retrouver dehors, le nez au soleil. Machinalement, elle fit descendre ses lunettes et se rendit, d’une démarche légèrement boiteuse, à l’arrêt de bus. Quelques passagers attendaient déjà, la tête baissée sur leur téléphone portable. Malia se plut à imaginer que parmi eux, certains étaient inscrits sur la plateforme d’écriture plumes inspirées et lisaient les aventures de Pristia, chasseuse de prime et succube révoltée évoluant à Las Vegas.
Quand le chauffeur s’immobilisa, elle monta et trouva une place assise. Un homme debout, accroché à la barre, la dévisagea et lui sourit, mais à la seconde où il repéra le bout de métal sous son pantalon, se détourna. Malia haussa mentalement les épaules. Cela lui arrivait tout le temps, en particulier lorsqu’elle sortait avec ses amies. Attirés par son beau visage, des inconnus l’abordaient pour lui payer un verre ou l’inviter à danser, mais dès qu’ils remarquaient sa prothèse, ils avaient tous le même mouvement de recul. Certains avaient peur, d’autres se sentaient totalement dépassés, d’autres étaient rebutés. Au début, la jeune femme avait tenté de les rassurer, de leur expliquer qu’elle pouvait parfaitement boire ou danser. Peu, très peu, s’étaient laissé convaincre. Ils la trouvaient magnifique jusqu’à la taille, après, c’était une autre histoire. Même si ce comportement la blessait encore par moment, Malia s’était résignée. Tant pis si les hommes la fuyaient. De toute manière, elle n’avait pas besoin d’eux pour être heureuse. Elle avait déjà le plus important : elle pouvait se déplacer et mener une existence presque comme tout le monde, avait des amies, et une petite société. Et puis, elle était Océane Rose, l’une des romancières phare du site plumes inspirées. Les aventures de Pristia - son héroïne mi-femme mi-succube, totalisaient près d’un million deux cent mille vues, quelque cinq cent mille like et pas moins de cent douze mille commentaires. Ses textes étaient parmi les mieux classés de toute la plateforme. Chaque jour, des inconnus lui rappelaient à quel point elle était géniale.
Avait-elle besoin de plus ? Possible, mais elle refusait de s’apitoyer pour autant. Elle ne l’avait pas fait quand les médecins lui avaient appris qu’ils avaient dû lui couper une jambe, elle n’allait pas commencer.
Arrivée la première à l’espace de coworking, Malia commença par acheter un café au distributeur puis s’installa à un bureau et alluma son ordinateur portable. En attendant Carole, elle écrivit la suite des aventures de Pristia, en prise avec un cambrioleur particulièrement futé.
— Salut ma grande !
Si Malia s’était apprêtée pour ressembler à une cheffe d’entreprise, ce n’était pas le cas de Carole. Vêtue d’un jogging bleu ciel et de baskets blanches, elle donnait plus l’impression d’aller à la salle de sport qu’à un rendez-vous d’affaires.
Carole sortit de son sac son ordinateur ainsi qu’une bouteille de jus d’orange.
— Les commandes de la semaine passée sont très encourageantes. La tendance est franchement au fluo.
Voilà ce que Malia aimait le plus chez son associée. Malgré les apparences, elle prenait au sérieux chacune de ses activités. Que ce soit en tant que coach sportive ou comme e-commerçante, Carole s’impliquait à deux cents pour cent.
— Il va falloir revoir le catalogue.
— Oui... j’ai commencé à plancher là-dessus. Les modèles à rayures sont en perte de vitesse. Les chaussettes avec des têtes de mort mexicaines, pleines de couleurs vives, ont en revanche le vent en poupe. Tout comme celles bariolées...
— ... et les fluo, compléta Malia.
— C’est ça.
— Et les accessoires pour customiser les prothèses ? — Ils cartonnent. Rien à dire de ce côté-ci.
Malia sourit, ravie de ce qu’elle entendait. Maudite
Succube et So Socksy, la petite boutique en ligne qu’elle avait ouverte avec Carole, étaient ses deux bébés. Les voir prendre forme, se développer et séduire toujours plus de monde était pour elle une vraie victoire. Aucun de ces deux projets ne lui permettait de vivre, mais elle avec le secret espoir qu’un jour prochain, les choses seraient différentes. Elle n’aurait alors plus besoin des aides de l’État ou des associations ; elle pourrait enfin s’assumer, sans avoir de compte à rendre. Elle montrerait aux autres et surtout à celles et ceux en centre de rééducation, qu’être amputé n’était pas si dramatique. Une jambe ou un bras en moins n’empêchait ni d’avoir des rêves plein la tête ni de les réaliser.
— Le shooting pour les nouvelles chaussettes se fera jeudi.
Malia opina.
— Noté.
Si elle avait mis du temps à se sentir à l’aise devant l’objectif d’un appareil photo, à présent, elle adorait jouer les mannequins et représenter sa marque. Encore plus lorsque les séances se faisaient avec son amie Emmeline, une toute jeune amputée, pleine d’une force et d’une énergie incroyables.
Les deux femmes discutèrent ensuite comptabilité, charges et chiffre d’affaires puis, comme chaque mardi, elles se répartirent les tâches. Parce qu’elle savait manier les mots et qu’elle pouvait parler d’expérience, Malia aurait pour mission de rédiger toutes les nouvelles fiches produit ; elle s’occuperait aussi de gérer la communication de So Socksy sur les réseaux sociaux. Carole quant à elle, se rendrait en Bretagne pour négocier avec leur fabricant. Et toutes les deux se retrouveraient en fin de semaine pour un moment de détente bien mérité au Bol d’air, leur brasserie préférée.
Tellement concentrée, Malia ne remarqua pas l’homme qui la dévisageait avec une certaine insistance par-dessus l’écran de son ordinateur. C’est le sourire éloquent de Carole, à qui rien n’échappait, qui l’interpela.
— Quoi?
Carole lui fit un signe discret. Lorsqu’elle jeta un œil dans sa direction, son admirateur fit mine d’être absorbé par son travail, et baissa la tête.
— Il est plutôt beau mec, s’amusa Carole.
En réponse, elle esquissa un sourire gêné. À la première occasion, elle le regarda de nouveau.
— Tu devrais lui parler.
— Nous sommes ici pour bosser !
— On peut aussi faire des rencontres intéressantes...
allez vas -y, je suis certaine qu’il n’attend que ça. Lui n’ose pas s’approcher à cause de moi.
— Je doute d’être son style.
— Alors pourquoi te dévorerait-il autant du regard ? — Pour commencer, il ne me dévore pas, et puis...
Enfin, tu sais. Il ne voit pas tout.
Les sous-entendus étaient suffisamment clairs pour
Carole qui fronçât les sourcils. Son amie était la femme la plus battante qu’elle connaissait, sauf dans deux domaines : les hommes et ses romans. Quand il en était question, elle devenait étonnamment fragile. Elle perdait beaucoup de sa confiance en elle. Si elle clamait haut et fort qu’elle se moquait du regard des autres, il était évident que ce n’était toujours pas le cas.
— Moi je crois que si, insista Carole.
Elle éteignit son ordinateur, et se leva promptement. — On se téléphone.
— Mais non, arrête...
Trop tard. Carole, après un dernier sourire, sortit de
l’espace coworking.
Il n’en fallut pas davantage pour que l’homme se levât.
Les mains dans les poches de son jean de marque, il affichait un air très décontracté,
— Salut, commença-t-il d’une voix très grave.
Malia feignit la surprise.
— Bonjour...
Son amie avait raison. Brun aux yeux bleus, il était
vraiment mignon.
— Est-ce que je peux vous offrir un autre café ?
— Oui, s’enhardit Malia, vous pouvez.
Elle se leva pour se rendre en sa compagnie dans
l’espace cafétéria. À l’instant où il la vit marcher, un voile traversa le beau regard azur. Malia tenta de faire comme si elle ne l’avait pas remarqué et continua de lui sourire.

— Je m’appelle Louis, et vous ?
— Malia.
— Enchanté Malia... Je suis infopreneur. Je vends des
formations sur l’immobilier.
— Intéressant... Mon amie et moi avons lancé une
boutique en ligne de produits pour personnes souffrant de handicap.
Nouveau regard voilé.
— Ah oui ?
— Des chaussettes principalement et de quoi
customiser les prothèses.
— Et ça marche ?
— Figurez-vous que oui. Les amputés ont envie de
faire une force de leur handicap. Ce genre de choses les y aident.
— Si vous le dites...
Il semblait de plus en plus mal à l’aise ; Malia changea aussitôt de sujet.
— Et l’infoprenariat alors ? C’est un domaine qui a le vent en poupe, je crois, non ?
— Complètement !
Louis expliqua un peu son travail et les résultats qu’il dégageait, mais le malaise entre eux demeurait. Dévoré par la curiosité, Louis cherchait à deviner si elle était amputée, et d’où. Agacée, Malia lança :
— De la jambe gauche.
— Pardon ?
— Je n’ai plus de jambe gauche. Elle a été coupée juste
au-dessus du genou.
Lentement, elle remonta son pantalon, découvrant
ainsi sa bottine, et la prothèse en titane. Louis blêmit si rapidement que Malia, malgré elle, s’en amusa.
— Ne tombez pas dans les pommes, vous voulez ? Ce n’est pas grand-chose.
Il écarquilla les yeux.
— Vous plaisantez ? C’est horrible !
La situation ou bien elle ?
— On s’y habitue, observa-t-elle platement.
— C’est quand même dommage.
Il ne termina pas sa phrase, mais cette fois, Malia saisit
l’allusion. Elle comprit que jamais plus Louis ne lui proposerait un café. S’il avait été séduit par sa première apparence, la réalité de ce qu’elle était l’avait finalement rebuté.
Dans un geste un peu rageur, Malia ramassa ses affaires.
— Merci pour le café, Louis, lança-t-elle. Je dois y aller.
Il ne tenta pas de l’en dissuader. Dans son dos, elle sentit tout le poids de son regard, la scrutant, cherchant peut-être à apercevoir encore une fois un bout de sa prothèse. Elle ne le vit pas, mais elle se le représenta parfaitement grimaçant de déconvenue.


Chapitre 2


« J’adore comment Pristia a affronté Landry. »
« Je suis fan de cette nana ! Elle n’a peur de rien, c’est génial ! »
«Océane, tu as tellement de talent. Tu es mon écrivaine favorite ! »
Toutes les fois où Malia avait un peu le cafard, elle se précipitait sur sa plateforme d’écriture préférée pour lire les commentaires et les compliments adressés à Océane Rose, et retrouver le sourire. Même si elle était habituée et qu’elle tentait de se raisonner, elle ne parvenait pas totalement à passer outre les remarques et l’attitude d’un homme comme Louis. « C’est dommage », lui avait-il dit. Il n’y avait eu aucune ambiguïté dans son propos : il regrettait qu’elle ait une jambe en moins. Dans le cas contraire, il l’aurait trouvée jolie, intéressante, et lui aurait probablement invité à boire un verre en extérieur, peut-être à dîner... peut-être même plus si affinité. Hélas, les hommes comme Louis s’arrêtaient à des détails qu’ils jugeaient insurmontables ; un homme comme lui avec une fille comme elle ?
Une nouvelle fois, Malia s’interrogea sur son avenir sentimental. Certes, il passait après Océane et So Socksy, mais il lui importait quand même. Elle n’avait que 33 ans. Elle aspirait encore, comme tant d’autres à retrouver l’amour et le bonheur. Était-ce trop demander ? Alors qu’elle se détaillait dans le miroir collé tout près de sa porte d’entrée, elle réalisa qu’il était possible qu’elle soit trop gourmande. Après tout, elle avait frôlé la mort. Qu’elle soit en vie était en soi un cadeau énorme. Qu’elle ait trouvé l’écriture comme source de plaisir et l’entrepreneuriat comme moyen de rebondir, était un bonus gigantesque. Pouvait-elle exiger davantage ? Elle voulait croire que oui. Elle avait des exemples sous les yeux, des amis même dépourvus de pied, de jambe ou de bras, qui avaient retrouvé l’amour. Elle en connaissait qui étaient devenus parents, avec une conjointe ou un conjoint valide. Pourquoi pas elle ?
D’un œil critique, elle étudia son visage à la peau chocolat, ses yeux aux pupilles d’un noir profond, ses lèvres peintes d’un rouge sombre tirant sur le bordeaux, ses traits parfaitement dessinés, ses cheveux qu’elle gardait naturels parce qu’elle n’aimait ni les lisser ni porter de perruque, son corps mince qu’elle entretenait avec des exercices de fitness quotidiens et un peu de course à pied. Sa jambe valide, fine et musclée, et la partie qui lui restait de la gauche, douce et propre. La cicatrisation avait fait son travail. Les crèmes aussi. Il n’y avait rien de repoussant en elle, rien qui puisse justifier le c’est dommage formulé par Louis ni le mouvement de recul de certains.
Toujours autant éprouvée par le comportement de l’infopreneur, Malia se tourna vers l’unique chose qui pouvait encore lui rendre son sourire : Pristia, son héroïne sexy et populaire, qui faisait chavirer bien des cœurs. Un seul regard, un claquement de doigts et les hommes tombaient à ses pieds comme des mouches. Pour s’amuser et aussi parce que cela lui procura un peu de plaisir, elle créa un personnage qu’elle appela délibérément Louis. Dès qu’il croisa la belle succube, il s’en emmouracha et tenta maladroitement de la séduire. Malia, sadique, le tortura au point que Louis se retrouva à genoux devant Pristia, pour la supplier d’accepter un verre, une danse, une nuit. Celle-ci le suivit sur la piste, puis à son appartement. Alors qu’il se débattait avec ses vêtements, elle s’empara de ses lèvres. Pantelant, en proie à la plus forte et la plus douloureuse des excitations, il la fit basculer sur son canapé. Pristia se laissa faire. Elle était une succube après tout. Elle avait besoin d’une dose quotidienne de sexe pour rester en vie. Tant pis si les hommes qui la prenaient y perdaient deux ans de leur propre existence. Ou dans le cas de Louis, tant mieux.
Sa vengeance assouvie, Malia se cala dans son fauteuil et croisa les bras. Un sourire satisfait flottait sur ses lèvres. Bien fait pour toi, Louis ! Mes lecteurs vont adorer te voir souffrir.
Elle se réjouissait encore du pouvoir des mots sur ses maux quand une notification lui annonça qu’Océane Rose venait de recevoir un message. Un bref instant, elle crut que c’était Joël Dicker tant la photo du profil lui ressemblait. Son nom pourtant était différent : Connor Martin. Malia grimaça. Fan ou casse-pied cherchant à draguer Océane ? Elle hésita longuement avant de se décider à lui répondre.
— Bonsoir Océane. Je m’appelle Connor Martin.
— Bonsoir.
— Je vous lis avec intérêt depuis un moment sur plumesinspirées. J’aime beaucoup vos romans. Le personnage de Pristia est fascinant.
Si elle n’écrivait pas pour un public particulier, Malia avait toujours cru que seules les femmes pourraient apprécier son héroïne, dévoreuse d’hommes. D’après les statistiques, il n’en était rien. Son lectorat se partageait équitablement entre les deux sexes.
— Merci, Connor, c’est vraiment très gentil.
— Je sais reconnaître le talent lorsque je le rencontre, et vous, Mademoiselle Rose, vous en êtes pétrie. N’avez- vous jamais pensé soumettre votre histoire à une maison d’édition ?
— Oui, confia Malia, qui avait eu cette discussion des centaines de fois, mais il y a toujours eu un truc qui ne collait pas.
— Du genre ?
Moi.
— Les éditeurs veulent tout contrôler et moi, je n’ai pas envie de faire autant de compromis.

C’était un mensonge, elle en avait bien conscience, mais elle ne se voyait pas lui avouer que son physique pouvait poser problème. Pristia était sensuelle et sexy. Océane Rose était mystérieuse et pour beaucoup, elle était blonde aux yeux bleus. Personne n’imaginait une femme noire handicapée. Quand ils l’avaient découvert, frileux, ils avaient tous claqué la porte.
— Dommage pour eux, tant mieux pour moi.
Malia fronça les sourcils.
— Pardon ?
— Je suis l’un des fondateurs des éditions Maverick.
Peut-être connaissez-vous ?
Ce nom lui rappela vaguement quelque chose...
Fiévreusement, elle ouvrit une fenêtre de son navigateur et se rendit sur le site... et poussa un cri de surprise.
— C’est vous qui publiez Tatiana Meadows ?
— Entre autres, oui.
— J’adore cette romancière !!
— Moi aussi, répondit Connor. La rejoindre sur notre
catalogue vous tenterait ?
Encore sous le choc, Malia cliqua sur tous les différents
onglets à sa disposition. Elle tomba sur l’à-propos, et sur le portrait des deux fondateurs de Maverick : Connor Martin et Fabien Darchet. L’un tout sourire, l’autre très sérieux même un peu austère.
— Vous aimeriez publier Maudite Succube, c’est ça ?
— Vous rencontrer dans un premier temps, et réfléchir à ce que nous pourrions faire ensemble. Pristia a sa place dans une collection d’Urban fantasy comme la nôtre.
Pristia peut-être, mais pas Malia Ndongo. De près ou de loin, elle n’avait vu aucune des autrices de Maverick, qui lui ressemblaient.
—Je suis extrêmement flattée, assura Malia de nouveau maitresse d’elle-même, mais je vous l’ai dit, les éditeurs et moi, ça ne colle pas.
— Probablement parce que vous n’avez pas eu les bons interlocuteurs en face de vous. À ce stade, je ne vous promets rien bien sûr, mais pourquoi ne pas en discuter lors d’un déjeuner ou d’un dîner ? Si vous préférez, nous pouvons aussi organiser une rencontre chez Maverick. J’aime bien faire connaissance dans un endroit moins formel, mais je sais m’adapter.
— Je ne crois pas...
— N’avez-vous pas envie de donner sa chance à Pristia? Elle pourrait être découverte et adorée par énormément de personnes.
— C’est déjà le cas, objecta Malia. Maudite Succube est suivie par plusieurs centaines de milliers de lectrices et de lecteurs. Être en maison d’édition ne ferait pas beaucoup plus.
— Cela ferait une grande différence au contraire, et pour vous aussi. N’aimeriez-vous pas voir vos livres dans les rayons des librairies ?
— Si, admit la jeune femme sans même y réfléchir. Si, bien entendu. C’est, je crois, le rêve de toute personne qui écrit...
— Alors ? Pourquoi ne pas saisir cette occasion ?
Un sourire triste se dessina sur les lèvres de Malia. Elle refusait d'être encore une fois déçue.
— Permettez-moi d’y penser, vous voulez bien ?
—Si j’étais à votre place, ce serait tout vu, j’accepterais ce rendez-vous.
— Précisément monsieur Martin, vous n’y êtes pas. Vous en êtes même très loin.

Presque aussitôt après avoir validé son commentaire, Malia le regretta. Par chance, son interlocuteur ne releva pas.
— Prenez le temps qu’il vous faut, ce n’est pas un problème. Vous pouvez aussi jeter un œil à ce que nous faisons pour la promotion et la mise en avant de nos auteurs... Les éditions Maverick sont une maison sérieuse et professionnelle qui travaille en partenariat avec les écrivains. Chez nous, les choses se décident ensemble.
— J’y ferai un tour, je vous le promets.
— Super, j’attends de vos nouvelles alors.
Malia se limita à lui envoyer un pouce en l’air. Elle
savait que sinon, elle aurait cédé. Être dans la même maison que Tatiana Meadows aurait pour elle, eu une saveur vraiment particulière. Si seulement...
Un appel par Skype l’empêcha de s’épancher plus longtemps sur la question. C’était Carole car toutes les deux avaient rendez-vous pour parler du shooting prévu le lendemain.
Dès qu’elle aperçut sa mine dépitée, Carole fronça les sourcils.
— Le type au coworking ?
— Quoi ? Qui ?
— Le mec qui ne cessait de te dévisager...
Il fallut quelques secondes à Malia pour qu’elle se
remémore Louis.
— Oh lui... rien à dire finalement. Laisse tomber.
— Ah bon ? Pourtant je l’ai vu faire un bond à peine je
t’ai tourné le dos.
— C’est vrai, mais il a déchanté à la seconde où il a
compris que je n’avais pas tout à fait le corps qui le faisait fantasmer. J’ai même eu le droit à un c’est dommage, genre c’est dommage que tu sois amputée, tu étais à mon goût sinon.
— Quel con, siffla Carole ! Mais quel con !
— Un de plus, sourit Malia. Ne t’inquiète pas, je m’y suis habituée depuis le temps.
— Quand même ! Ce que les gens sont limités !
Malia éclata de rire.
— Attends la suite... je viens de faire la connaissance
du sosie officiel de Joël Dicker.
— Je te demande pardon ?
— Un homme m’a contactée sur Messenger et pendant
une fraction de seconde, rien qu’en regardant sa photo, j’ai cru que c’était l’écrivain, mais non, rien à voir, il s’appelle Connor Martin.
— Oh, tu as toute mon attention, là. Continue.
— Il voulait me rencontrer – enfin, Océane, pas moi, parce que Maudite Succube l’intéresse.
— Super ! Quand est-ce prévu ?
— Jamais.
Sur l’écran d’ordinateur, le sourire s’effaça.
— Comment ça, jamais ? Tu as refusé ?
— J’ai dit que j’allais y réfléchir, mais c’est tout vu. Je
n’ai pas envie d’entendre encore une fois que finalement non, les choses ne pourront pas se faire, soi-disant parce que l’histoire n’a pas le potentiel imaginé, alors qu’en réalité, c’est Moi qui ne l’ai pas. Je n’intéresse pas les éditeurs, sauf si j’avais écrit un témoignage ou un guide pour les amputés.
— Arrête de dire n’importe quoi !
—Je te jure! S’il n’y avait qu’Océane, Maudite Succube serait déjà publiée, mais il faut compter avec Malia Ndongo. Ce n’est pas grave, je m’en moque. Je suis heureuse avec mon fidèle lectorat sur plumes inspirées. Et puis, j’ai autre chose à penser en ce moment, comme la collection printemps/été de chaussettes par exemple.
— Tu sais que tu m’agaces quand tu parles de la sorte ? Et si ce Connor Martin regardait au-delà des apparences. Et s’il était réellement intéressé et qu’il ne s’arrêtait pas à des préjugés stupides. Et si au lieu de fermer les portes, tu les gardais ouvertes ?
— Carole, il s’imagine une nana canon. Dès qu’il me verra, avec ma boiterie, ma prothèse et ma couleur de peau, il va se liquéfier sur place.
— Tu es sûre que c’est ce qu’il attend ? Une fille canon ?
— Ils le veulent tous, parce qu’en terme d’image ça vend. Regarde Tatiana Meadows ! Elle est chez eux... elle est superbe, cette femme. Elle passe bien partout où elle se trouve : dans les salons, pour les photos, à la télé et à la radio. Elle charme tout le monde...
— Et bien entendu, toi, tu es incapable de faire pareil. Malia secoua la tête.
— Je constate que le travail que nous avons fait pour
que tu retrouves confiance en toi n’a pas servi à grand- chose finalement, observa Carole, profondément agacée.
— Évidemment que si...
— La preuve que non. Tu te défiles dès que tu sens que ça devient compliqué.
— Tu exagères, Carole. N’oublie pas où j’en suis ni ce que j’ai fait ! Merde ! Ne dis pas que nos efforts ont été vains.
— Excuse-moi, mais tu n’es pas beaucoup allée au- delà de ta zone de confort. Tu restes sur tes acquis.
— Faux ! Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je suis active et sors tous les jours. Le regard des autres ne m’arrête pas.
— Tu n’oses pas péter ce plafond de verre au-dessus de ta tête.
— Comment veux-tu ? Avec des Louis qui me rappellent à chaque fois que j’essaie, que je suis différente et plus bonne à vivre avec les valides ? Avec des éditeurs qui me sourient, mais ont du mal à masquer leur déconvenue ? Je n’ai pas envie de me prendre des râteaux toute ma vie.
— Tu veux être éditée ou non ?
— Oui, admit Malia, et tu le sais, mais il se peut que cela ne se fasse jamais et je l’accepte. Océane Rose plaît, elle fait un carton, c’est déjà énorme.
— Malia Ndongo mériterait de connaître le succès d’Océane Rose.
— Un jour peut-être...
Après un court silence, Carole demanda :
— Je peux te donner un conseil ou tu t’en moques ? — Vas-y. Ceci dit, je me doute de ce dont il s’agit.
— Même si ça ne marche pas cette fois encore, cela ne
doit pas t’empêcher d’y croire et de saisir toutes les occasions. C’est comme pour tout ma belle, comme pour So Socksy. Tu as fait preuve de volonté, de courage et de résilience. Pourquoi ne pas faire pareil avec tes bouquins ?
— Ce n’est pas la même chose.
— Pourquoi ?
— Océane Rose n’existe pas vraiment. Elle a une
présence en ligne, mais rien de plus. Ce n’est que virtuel. — Tes livres sont très réels pourtant.
— Oui, mais...
—Malia, va voir cet éditeur. Ne laisse aucune opportunité de coté, on ne sait jamais...
— ... laquelle peut changer notre vie. Je connais cette règle par cœur puisque tu n’as pas arrêté de me la répéter. — Alors go ma grande ! Dis à ce Connor que tu as réfléchi et que tu acceptes de le rencontrer. Tu n’as rien à
perdre.
Si, songea Malia, mais cela, Carole était incapable de
le comprendre. Malgré tout, elle non plus n’était pas à sa place. Personne ne l’était.


Chapitre 3

Malia avait ruminé les propos de Carole toute la nuit. Son amie avait raison, bien sûr, et Malia le savait. Si elle voulait être publiée pour de vrai, elle devait répondre aux sollicitations de tous les éditeurs intéressés. Puisque l’autoédition, un temps considérée, ne la tentait plus, elle n’avait aucune alternative. Soit elle prenait le risque d’être rejetée, soit elle continuait à poster ses chapitres sur la plateforme de lecture gratuite sans rien changer ni rien espérer de plus. La Malia résiliente, combattante, celle qui avait surmonté un tas d’épreuves toutes plus traumatisantes les unes que les autres, grimaçait à l’idée de reculer devant l’obstacle. La Malia vulnérable, échaudée, le comprenait. Elle l’y encourageait même, parce que face à une Tatiana Meadows, il était évident qu’elle ne faisait pas le poids.
En une fraction de seconde, sa décision fut prise. Malia attrapa son téléphone portable et d’un clic, supprima la conversation qu’elle avait eue avec Connor Martin et le raya de son historique. Puis elle se força à penser à son shooting photo pour ne surtout pas regretter son geste.
Emmeline arriva la première.
— Salut, salut ! fit celle-ci en la serrant contre elle. Comment vas-tu ?
— Bien et toi ?
— Impec ! La chorégraphie prend forme... c’est excitant tu peux pas t’imaginer. J’ai hâte d’être en juin !
Malia considéra un moment son amie aux yeux marrons, aux cheveux bleus. Emmeline était une leçon pour tous, y compris pour elle. Amputée à 17 ans de l’avant-bras droit après un banal accident de la route, elle avait dû renoncer à la vie telle qu’elle et ses parents l’avaient envisagée. Pour eux, cela avait été le drame. Pour elle, l’occasion de se consacrer à cette passion qui la dévorait depuis son plus jeune âge : la danse. Emmeline s’y était jetée à corps perdu, montrant un enthousiasme, une détermination et une énergie suffisants pour balayer tous les obstacles, des plus petits au plus gros. Et maintenant, à 19 ans, elle était à l’affiche d’une comédie musicale parisienne.

Un parcours comme celui d’Emmeline inspirait et motivait les amputés. Il démontrait qu’avec le mental et l’attitude appropriés ainsi qu’un peu d’imagination, il n’y avait pas de limite à ce qu’ils pouvaient accomplir. Malia l’avait connue au centre de rééducation et avait noué avec elle une belle et franche amitié. Dans les moments difficiles, les deux femmes s’étaient mutuellement soutenues. Tandis que les parents d’Emmeline, effondrés, perdus, doutaient de l’avenir de leur fille, Malia n’avait eu de cesse que de croire en elle, et de la pousser à réaliser son rêve. Elle était persuadée que la jeune femme irait loin. En réponse, cette dernière n’avait pas ménagé sa peine. Malgré la douleur, elle avait travaillé avec un rare acharnement, avait défoncé toutes les portes et s’était imposée dans des castings où a priori, elle n’avait aucune chance.
Et finalement, elle avait été prise. En se rappelant les confidences de son amie, Malia sourit. Elle lui avait dit que ses parents imaginaient qu’au mieux, elle occuperait un poste intéressant dans un bureau, si possible, dans une grande entreprise. À la place, elle courait les auditions, se produisait sur scène et allait maintenant jouer dans une comédie musicale ! Et elle était aussi mannequin ! S’il y en avait une qui avait brisé le plafond de verre, c’était bien cette jeune femme.
Avec une certaine tendresse, Malia observa Emmeline tandis qu’elle retirait son pull sans le moindre complexe, et glissait sur son moignon une chaussette imitation résille.
— Elle est super belle, je l’adore !
— Moi aussi, approuva-t-elle.
On sonna à la porte au moment où Emmeline entrait
dans sa salle de bains pour se recoiffer.
— Pas besoin de regarder ma montre, je sais qu’il est
dix heures, lança-t-elle gaiement avant de disparaître. Tout en allant accueillir Rodrigue, Malia pouffa.
— On dirait que la tornade est déjà dans la place,
observa ce dernier en remarquant le joyeux bazar sur le canapé.
Malia acquiesça.
— Attention les yeux, le prévint-elle au moment où Emmeline réapparaissait, très sexy et glamour.
Elle portait un pantalon noir très moulant. Sa taille basse révélait son ventre plat, et le petit piercing dans son nombril. Pour le haut, Emmeline n’avait qu’un soutien- gorge rouge en dentelle et sa chaussette.
Rodrigue déglutit avec peine, fixant Emmeline avec une adoration. Malia s’en amusa, la principale intéressée ne remarqua rien. Occupée par autre chose que sa vie amoureuse, elle ne soupçonnait pas un instant les sentiments qu’elle inspirait à Rodrigue.
— Hey salut bel étranger !
Rodrigue se retint de passer un bras autour de sa taille pour la serrer contre lui. Inconsciente de son émoi, Emmeline se suspendit à son cou et fit claquer un baiser sur sa joue. Puis elle esquissa quelques pas de danse.
— Qu’est-ce que tu penses de cette chaussette ? Classe, non ?
Absorbé par la contemplation de son corps en mouvement, Rodrigue ne réagit pas. Il lui fallut un léger coup de coude de Malia pour qu’il se ressaisisse. Il se détourna alors d’Emmeline pour préparer les différents accessoires nécessaires à sa séance de shooting. Se faisant, il retrouva son professionnalisme et oublia, pour un instant, la jeune femme au tempérament de feu qui lui faisait tourner la tete.

Après une série de prises réalisées à l’intérieur de l’appartement de Malia, tous les trois sortirent dans le parc non loin de chez elle et s’installèrent près d’un lac où nageaient paisiblement canards et cygnes.
— Vous êtes superbes, les filles, s’exclama Rodrigue en les mitraillant sans relâche. C’est vraiment de l’excellent travail ; des pros ne feraient pas mieux.
—C’est parce que nous sommes canon, répliqua Emmeline, et que nous avons un photographe du tonnerre !
Malia le vit perdre ses moyens une fraction de second. Elle aurait aimé l’aider, mais il n’y avait rien à faire. Quand elle essayait d’en discuter avec Emmeline, elle se heurtait à une espèce de mur. La jeune femme refusait d’envisager une quelconque histoire sentimentale. Ses objectifs pros comme elle les appelait, passaient avant tout le reste. « Malia, je n’ai pas le temps de m’encombrer avec ça. Sérieusement. Je veux d’abord m’affirmer en tant qu’artiste, en tant que danseuse.» Malia cependant n’était pas dupe. Comme elle, Emmeline redoutait de dévoiler son corps dans l’intimité, de l’exposer au regard d’un homme, de se soumettre à son jugement, à ses critiques et peut-être, à son rejet. L’une et l’autre impressionnaient par leur force et leur détermination, mais au fond, elles restaient très vulnérables.
— Waouh ils ont déplacé le musée des horreurs sans nous avertir ?
Trois adolescents passèrent à côté des deux femmes et rirent à gorge déployée. L’un d’eux les photographia même avec son smartphone.
— Vous avez oublié d’être drôles, vous le savez ? lança Malia.
Les jeunes la montrèrent du doigt en gloussant, mais ne s’arrêtèrent pas.
— Merdeux ! Allez, on continue. Ce ne sont pas trois morveux qui vont nous gâcher notre shooting pas vrai ?
— Absolument, décida Emmeline.
Les deux femmes se sourirent, et la séance reprit. La bonne humeur dura jusqu’au passage d’une petite fille et de sa mère.
— Maman, tu as vu les dames ! s’exclama-t-elle. Il y en a une avec une jambe en moins et une autre qui n’a pas de bras, comment ça se fait ?
— Ne regarde pas, Julia, tu vas faire des cauchemars toute la nuit.
— Sympa ! grommela Emmeline.
— Laisse tomber, ce n’est pas important.
— Mais maman, comment elles ont eu ça ? insista la
petite fille en se retournant sur Malia et Emmeline.
— Julia ! Ne dévisage pas ces pauvres malheureuses,
cela ne se fait pas.
— Pourquoi elle n’a pas de jambe ?
— Peut-être qu’elle n’a pas été obéissante avec ses
parents et que le Bon Dieu l’a punie.
— Alors ça pourrait m’arriver à moi aussi ?
— Eh bien si tu n’es pas sage...
La fin de la phrase n’atteignit pas les oreilles de Malia
ni celles d’Emmeline.
— Il faut s’accrocher quand même, siffla Emmeline,
profondément agacée.
Malia haussa les épaules ; si elle avait été heurtée par
les propos de la petite et plus encore, par ceux de sa mère, n’en montra rien.
— Franchement, cette femme est atroce, commenta un Rodrigue sidéré.
— Elle est juste maladroite.
— Et les trois crétins ?
— Ils se croient malins, mais ne se rendent pas compte.
Tant pis pour eux.
— Tu es étonnante, Malia.
Malia croisa le regard de la jeune amputée.
—Je ne suis pas toujours zen, confia-t-elle en
choisissant l’honnêteté à l’hypocrisie. Il y a des jours où je bloque à cause de ce genre de comportement... des jours où je n’arrive pas à passer outre tant ça me brise le cœur et me décourage.
— Comment fais-tu pour repartir alors ?
— Je me rappelle que j’aurais pu mourir.
— Moi aussi, souffla Emmeline, soudain très émue. À
chaque fois que j’ai peur ou le trac, c’est ce que je me dis. — Toi, tu fais des miracles, ma belle. Vise un peu tout ce que tu as accompli ! Tu as parcouru un tel chemin en si peu de temps ! Tu es bien plus avancée que je ne l’étais
au même stade.
Le regard d’Emmeline se porta un moment au loin,
puis lentement, il revint vers Malia.

— Lorsque je me suis réveillée dans cette chambre d’hôpital, je n’ai pas pensé à ce qui me manquait. J’ai songé que j’étais en vie et ça m’a donné, je crois, beaucoup de force. Après, quand j’ai vu d’autres amputés, ceux qui n’avaient plus du tout de bras ou de jambe, ceux qui parfois avaient subi des opérations des quatre membres, j’ai trouvé que j’avais beaucoup de chance. J’ai perdu un bout de mon bras oui, mais cela ne m’empêche pas de vivre. Grâce à ça, j’ai trouvé le courage de me lancer dans ce que je voulais faire. Je rêvais d’être danseuse professionnelle, mais mes parents m’ont dit que c’était impossible, que je n’y arriverais pas, qu’il y avait beaucoup d’appelés pour très peu d’élus et que je ferais mieux d’envisager une carrière tout ce qu’il y a de plus classique et stable. Ils me voyaient comptable, juriste, assistante... J’aurais probablement embrassé l’une de ces carrières si je n’avais pas eu mon accident. Au lieu de ça, je suis danseuse et je vais bientôt me produire dans une comédie musicale, d’abord à Paris, puis dans plusieurs grandes villes de France, peut-être d’Europe. Pour moi, ce morceau de bras en moins est une bénédiction.

Rodrigue la dévisagea avec une telle intensité, que Malia crut un instant qu’il allait tomber à genoux.
—Moi aussi j’étais heureuse d’être en vie, bien consciente que c’était une vraie chance. Pour autant, je n’ai jamais eu ta force de caractère.
— Toi ? Tu as monté une boîte et tu écris des histoires qui font un carton. On est toutes les deux des Wonder Woman, Malia.
— Je confirme, martela Rodrigue en les photographiant toutes les deux pour le simple plaisir d’immortaliser ce moment de grande complicité. Vous êtes des femmes admirables. Le monde entier devrait vous connaître.
— C’est bien parti pour on dirait, lança Emmeline en faisant un clin d’œil à Malia.
À la fin du shooting, les trois amis rentrèrent se changer puis Malia les invita au restaurant. Quand ils se séparèrent, la première chose qu’elle fit, fut de s’asseoir devant son écran. Son cœur battait la chamade, ses mains devenaient moites. Elle ouvrit son navigateur, puis sa page Facebook. Plusieurs messages attendaient Océane Rose, mais elle les ignora. Avec un peu de nervosité, elle chercha Connor Martin et lui écrivit.
— Où et quand pouvons-nous nous rencontrer ?
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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