Auteur Sujet: Plus & Encore de Sacha Stellie  (Lu 3542 fois)

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Plus & Encore de Sacha Stellie
« le: jeu. 19/09/2019 à 17:00 »
Plus & Encore de Sacha Stellie


ROMAN



« Mais alors, si le monde n’a aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? »

Lewis Carroll









« Le vice est à la vertu ce que la dérision est à l’existence, nécessaire. »
 
  Prologue
***


La course folle des gyrophares se mêle à celle des flammes.
Hier encore, tout allait bien…
Comment en sont-ils arrivés là ?
Milo regarde impuissant toute leur vie se réduire en cendres. Il songe à la collection de vinyles de Pio certainement en train de fondre. Il s’imagine un magma se former le long du mur bleu Klein de leur séjour. S’impose ensuite la vision des décalco sur les tee-shirts de Jude dégoulinant eux-aussi dans sa grande penderie verte. Une tenaille vient lui tordre les entrailles lorsqu’il songe à cette photo rangée dans le tiroir de son bureau. Il la devine se recroqueviller sous l’effet de la chaleur faisant disparaître la seule image où l’on pouvait voir son père lui sourire. La main puissante de l’homme posée sur l’innocence de sa chevelure encore blonde. Un arbre de Noël à la neige grossière artificielle en arrière-plan. L’époque où l’espoir que son existence ne s’effondre pas totalement régnait encore. Le goût amer des larmes tapisse sa bouche puis une sensation de vertige le fait chavirer.
S’accrocher à cette autre main bien serrée dans la sienne. Sentir le froid des menus doigts et la fermeté de la paume. En espérant qu’elle ne le lâchera jamais celle-là…


***

Le monde est absurde, Jude l’a toujours su.
Rien ne rime jamais à rien dans cette vie. On ne sait ni d’où on vient, ni où on va, ni combien de temps va durer le voyage. Pourtant on s’accroche. Une éphémère traversée sur un radeau de fortune, une dérive sans but, sans boussole. Pourtant on essaie. On pagaie. On s’échine à définir et garder un cap pour tenter de saisir un sens, de s’accaparer une terre. On s’évertue à transformer cette illusion en quelque chose. On planifie, on fonde, on bâtit, on projette. Plus loin, toujours plus loin. Et encore. Et encore. Sans relâche. Et puis tout s’anéantit. Comme ça, en une fois, sans que l’on sache vraiment pourquoi.
Jude a cru qu’ensemble, ils seraient plus forts que tout. Une barricade invincible protectrice de réalité. Leur tour imprenable. Leur Babel.
Il est désagréable le contraste entre le froid de cette nuit de novembre qui lui mord le dos et le brasier qui lui cuit le visage. Elle se sent scindée. Comme découpée.
La barricade vient de céder et c’est de sa faute. De sa seule faute à elle. Elle les a engloutis tous les trois dans cette descente aux enfers. Eux qui comptent plus que tout. Eux sans qui son existence ne vaudrait pas plus qu’une poignée de cendres.
Les palpitations démarrent, la tension grimpe le long de ses muscles, s’immisce dans ses terminaisons. Elle sait que la crise arrive. Vite, trouver quelque chose. Un objet qui libère. N’importe quoi. Quelque chose qui brille si possible, de saillant. Son regard s’affole, elle cherche. Les hommes qui s’agitent tout autour ressemblent aux Playmobil de son enfance. Casques, combinaisons, grosses ceintures et bottes larges.
Et puis soudain, derrière la large portière rouge grande ouverte, elle l’aperçoit. Il est posé sur le velours du siège passager. Il est superbe, il scintille et le désirer déjà soulage.


***

Les flammes de l’enfer.
Elles dansent devant lui telles des impies possédées et le spectacle est grandiose. Autant qu’il est cruel. C’est bon tellement ça fait mal.
Pio frissonne. Toute sa carrière ruinée. Ses efforts ravagés. Ses espoirs brisés.
Mais ils sont en vie.
Il jette un œil sur Milo. Il ressemble à un pantin désarticulé avec sa bouche entrouverte et ses épaules affaissées. Il inspecte Jude, ses longs cheveux dans les yeux et ses ongles plantés dans son biceps. Elle tremble, le regard bloqué sur la gauche.
Ils ont tout perdu mais ils sont en vie. Et en danger. En grand danger.
Trouver une solution. Réfléchir. Vite et bien.
Milo avait raison, il faut partir. Se mettre à l’abri. Les mettre à l’abri. Ils avaient toujours cru l’être. Jusqu’à la fois de trop. La fois irréversible.
Bien sûr qu’il ne lui en veut pas…
Mais qu’est-ce qu’elle fixe à la fin comme ça ? Il suit la trajectoire de ses yeux et arrive jusqu’à la source. Un couteau triomphant sur la banquette avant du camion de pompiers.
Bien sûr qu’ils ne lui en voudront jamais…

***

Chapitre 1
***
Un mois plus tôt


Il est encore tôt lorsqu’il entend ses pas s’avancer dans le séjour. Il sait au son trainant de ses grosses chaussettes antidérapantes sur le carrelage qu’elle va afficher sa tête des mauvais jours.
Il l’entend souffler puis s’affaler sur l’une des hautes chaises de l’ilot central. Pio poursuit avec application sa pression rotative sur la demi-orange sans la saluer.
—   Tu veux des œufs ?
—   Hum, consent-elle sans lever la tête.
Jude porte un short en coton à pois et un sweat dix fois trop grand pour elle. Avec ses cheveux emmêlés qui lui cachent la moitié du visage et ses paumes abandonnées sur ses menues cuisses, on ne lui donnerait pas plus de quinze ans.
—   Un toast ?
—   Hum.
Il n’aime pas lorsqu’elle est ainsi. Il regarde l’horloge du four. Dans douze minutes, il doit être parti. Il n’a pas vraiment le temps de discutailler.
—   Mal dormi, peut-être ? demande-t-il.
—   Ah parce que tu peux dormir, toi, avec les cris de bêtes que pousse l’autre cinglée ? se met-elle à glapir.
C’est donc ça… Oui, Pio, lui, il peut. Il enfourne deux bouts de mousse jaune dans ses oreilles et il dort comme un loir. Il aime cette sensation angoissante d’abîme, de vide cotonneux dans son esprit. Comme le son incompréhensible des grands coquillages désertés.
—   Pour un mec qui ne devait plus la revoir… renchérit-elle.
Lui, non plus, il ne l’apprécie pas des masses la Gwendoline en question. Deux ans que cette histoire traîne et bousille Milo. Deux ans qu’elle doit quitter son mari. Deux ans qu’ils se séparent avec fracas et se rabibochent en fanfare.
—   Tu es rentrée tard, je ne t’ai même pas vue partir ? l’interroge-t-il en déposant une assiette entre ses deux coudes à présent posés sur le plan de travail gris ardoise.
Deux œufs au plat, des toasts dorés à point et une orange pressée. Comme elle aime.
—   Non.
Pio enfile sa veste de costume, attrape son téléphone, son trousseau de clefs et son porte-cartes qu’il range avec ordre dans ses différentes poches.
—   Allez, je file. Je rentrerai tard ce soir, ne m’attendez pas…
Il s’avance vers Jude pour lui déposer un baiser sur le front lorsqu’il remarque un chéquier, un téléphone et un couteau suisse posés à côté d’elle. Déjà, il a compris mais retarde un instant encore la chute du couperet.
—   Qu’est-ce que c’est que ça ?
—   J’ai merdé… soupire-t-elle.
Il ferme les yeux trois secondes pendant lesquelles le mot Conséquences se projette en gras sur la toile de son cerveau.
Il saisit en premier le carnet de chèques, l’ouvre et en lit le nom du propriétaire. Connais pas. C’est déjà ça. C’est au tour du téléphone qu’il tente de déverrouiller. Une photo de trois mômes rougeauds apparaît sur l’écran. Là, en revanche, il les reconnait. Il déglutit. Il s’agit des enfants Vanhouverke, le responsable finances de la mairie.
Le téléphone se met à vibrer. Il le jette précipitamment sur le plan de travail.
—   Jude… Putain, Jude…
Il le ressaisit, regarde avec anxiété les lettres blanches affichées. Maison. Dans l’urgence, il décide d’appuyer sur la touche latérale jusqu’à ce que le maudit engin s’éteigne.
Il reste là à le scruter, balance sa tête en arrière, fait un tour sur lui-même, se passe la main sur la nuque, se mord la lèvre supérieure puis se met à hurler :
—   Putain, putain, putain, Jude !
—   Pardon… murmure-t-elle faiblement.
—   Va me chercher une aiguille !
—   Pourquoi ? lève-t-elle enfin ses grands yeux clairs vers lui.
—   Va me chercher une aiguille, bordel !
Elle saute de sa chaise et cavale jusqu’aux étagères du salon.
Pio s’appuie contre l’évier et tente de canaliser la panique irrépressible qu’il sent monter en lui. Il prend une profonde inspiration et rejette l’air avec lenteur. Ses yeux s’accrochent au ballet des feuillages malmenés par le vent d’automne.
Pas là. Pas hier. Pas à cette soirée, Jude…
—   Qu’est-ce qu’il se passe ? entend-il Milo interroger Jude, hissée à s’en dévisser le cou, essayant d’attraper la plus haute panière.
—   J’ai merdé…
—   Merde ! lâche-t-il dans un bâillement.
—   Aide-moi, Milo, tu vois bien ! râle Jude impatiente.
Il attrape sans effort le panier en rotin qu’elle lui arrache des mains. Elle fouille à la hâte le contenu d’une trousse en tissu, en sort une aiguille puis regagne la cuisine en petites foulées, Milo sur ses talons. Pio la saisit, l’enfonce dans l’iPhone, accède à la carte SIM, la sort de son habitacle puis la tend à Milo.
—   Toi, tu détruis ça ! Je m’occupe du téléphone. Tout le monde va bosser comme si de rien n’était. On ne s’appelle pas. On ne s’envoie pas de message. On se retrouve à treize heures à la terrasse du Plana et on avise.
Ses Richelieu couleur bois traversent le séjour avec empressement. Lorsque sa main atteint la poignée de la porte, il marque un temps d’arrêt puis se retourne :
—   Ça va aller. Faites ce que je dis et ça va aller. D’accord ?
Les deux hochent docilement la tête à l’autre bout de la maison.
—   Et va mettre un slip, Milo, bordel ! hurle-t-il en claquant la porte.

 Milo se rapproche de Jude et entoure sa frêle épaule de son bras rassurant.
—   Ça va aller, Jude, t’inquiète…
—   Pardon... réussit-elle seulement à prononcer en guise de justification.
Elle tourne son pâle visage vers lui, esquisse un sourire de gratitude puis baisse le regard et, dans un mouvement réflexe de recul, ajoute sur un ton en totale contradiction avec la douceur de ses traits :
—   Et sans déconner, Milo, oui, va mettre un slip ! 

Chapitre 2
***
Jude


Jude est originaire de Toulouse. Elle vient de fêter ses trente ans. Elle est psychothérapeute et kleptomane. Cette manie du larcin est apparue à la suite d’une scène dont elle n’aime guère se souvenir.
Dans la lumière crue d’un petit matin de juin, réveillée par des râles étranges venant du séjour, elle a surpris sa mère, Jennyfer Marty, en compagnie d’un certain Denis Pujol, rencontré la veille au Shanghai , dans une position encore plus incongrue que compromettante.
Une brûlure au fer rouge. Elle n’avait que neuf ans.
Si Jennyfer Marty n’a jamais été un modèle de vertu ni un exemple d’éducation, elle a toujours aimé sa fille plus que tout. Toute sa menue paie de caissière passait dans la satisfaction des désirs anticipés de la petite Jude. Une garde-robe digne d’une star d’Hollywood et une chambre – la seule de l’appartement – aux allures de princesse Disney. Le frigo débordait de sodas goût nouveau, les placards de la cuisine des derniers paquets de gâteaux vus en réclame à la télé et ceux de la salle de bain des derniers produits en vogue. Elles aimaient commander des pizzas le dimanche soir, parce que c’était dimanche, le mardi, parce que le lendemain, il n’y avait pas école, et le vendredi, parce que c’était le jour de Fort Boyard. Chaque mois, Jennyfer économisait un peu d’argent pour leur offrir, en août, quinze jours à Argelès dans un camping quatre étoiles, avec toboggan géant, bain à remous et soirées barbecue dansant. Rien n’était trop beau pour sa fille.
Pour Jennyfer, qui n’a pas eu tellement de chance dans la vie, Jude est bien plus que sa fille. Elle est la prolongation d’elle-même, son autre, sa meilleure amie, sa confidente, sa sœur, sa réparation, son avenir.
Le soir, en la bordant, elle la serrait fort fort contre elle en lui répétant combien elle l’aimait. Que si elle mourait, elle mourrait aussi. Que le monde était son royaume et la vie un paradis grâce à elle et à elle seule et que rien ne les séparerait jamais. Surtout pas un homme ! Les hommes, ce ne sont que des bons à rien, des lâches, qui t’embobinent avec leurs jolis mots et leur grand sourire pour obtenir ce qu’ils veulent et te plaquent quand ça devient sérieux. Comme son père. Celui-là alors, la palme !
Jennyfer déposait un dernier baiser sur la frange de sa petite fée, allumait la veilleuse luciole et tirait la porte. Elle dépliait ensuite le clic-clac du salon, avalait ses calmants, s’enroulait dans une couette synthétique bon marché, ressassait ses échecs sentimentaux, pensait à ses impôts à payer et à ses dettes qui l’inquiétaient. 
Et puis, elle pleurait.
Et Jude l’écoutait pleurer. 

Chapitre 3
***
Le déjeuner

Jude et Milo sont déjà installés en terrasse lorsque Pio les rejoint.
C’est une belle journée comme le mois d’octobre sait en réserver parfois. L’air est doux et la lumière pure.
Il souffle enfin… Quelle matinée !

Après quelques minutes de réflexion, il a plongé le maudit téléphone dans un sac congélation rempli d’eau pendant une heure trente, le temps d’assurer son premier rendez-vous avec le responsable adjoint de la communauté des communes. Puis il a annulé tous les suivants, a quitté le bureau, s’est éloigné de la ville à bord de son Alfa Stelvio à la recherche d’un endroit isolé. Il a ensuite roulé par huit fois sur l’objet du délit avec ses larges pneus puis est allé disperser les morceaux dans cinq poubelles différentes à plusieurs kilomètres de distance chacune.
Il est conscient que sa réaction est peut-être un peu disproportionnée mais quand il a compris à qui appartenait le téléphone, il n’a pas voulu prendre de risques. Il a pensé : responsabilité, implication, complicité, carrière, placard, mutation, anéantissement.
Il a paniqué, c’est vrai.

Jude et Milo le dévisagent les sourcils aux aguets. Lui, reste là, posté devant eux, sans rien dire. Une, deux, trois, quatre… cinq longues secondes d’insoutenable tension. C’est la tête de chien battu de Milo qui l’empêche de garder le silence plus longtemps. Milo, toujours, s’octroie une part de responsabilité des catastrophes qui surviennent en ce monde. Toute nature et géographie confondues.
—   Tout est sous contrôle. Vous pouvez reprendre le cours de vos activités, lâche Pio dans un demi sourire aiguisé.
—   Ça te fait marrer ? rétorque Jude instinctivement.
Elle le déteste lorsqu’il prend cet air supérieur de gosse de riches. Elle le revoit à l’hôpital, la peau sur les os, toiser les infirmières et leur cortège de bienveillance.
—   Dites donc, jeune fille, si j’étais vous, je ne me la ramènerais pas trop…
Milo incapable de supporter le moindre conflit, pose une main sur sa cuisse. Jude, s’il te plaît… Elle tressaille dans un rictus de douleur. Ils savent ce que cela signifie.
Pio tire une chaise et s’installe à leur table.
—   Qu’est-ce qui ne va pas, Jude ? l’interroge-t-il avec plus de douceur.
Elle soupire plus que de raison et va se coller contre le dossier au cannage tressé.
—   Mais c’est cette ribambelle de connards là, tous à me mater comme si j’étais un bout de barbac…
Dans l’émotionnel de Jude, chaque regard masculin est vécu comme une agression. Les hommes ne sont que des pervers en puissance. Tous. De tout âge, de toute catégorie sociale et professionnelle, de tout milieu culturel. Tous à l’exception de Pio et Milo. Elle ne recherche jamais leur compagnie et se passe bien volontiers de toute relation amoureuse. Elle a cru qu’elle allait pouvoir prendre sur elle le temps d’une soirée pour faire plaisir à Pio, mais elle a échoué. L’angoisse est montée au fil des minutes, sournoise, implacable, jusqu’à la chute. Elle a cherché Milo du regard dans la salle bondée de croque-lardons, ne l’a pas trouvé et s’est enfuie. La fille du vestiaire était occupée à faire les yeux doux à l’un des nombreux militaires en uniforme présents. La patience n’était plus une option dans l’urgence de sa fuite, elle est passée derrière le comptoir pour récupérer son trench. Et c’est là que la crise a atteint son paroxysme. Les brûlures à l’intérieur de ses cuisses ont redoublé, il lui aurait fallu une lame tout de suite pour soulager, libérer, reprendre le contrôle. Elle manquait d’air dans l’espace surchauffé aux murs à la moquette saumonée. Ses poumons semblaient se rétrécir et sa bouche s’asséchait. Et elle l’a aperçue. Une grande écharpe d’un mauve profond, somptueux. Elle s’en est approchée telle une bête affamée, le cœur cognant comme un damné dans sa poitrine oppressée. Elle a touché la laine, caressé les fins points de jersey, l’a décrochée, enroulée autour de son cou puis a glissé la main dans la poche de la veste voisine. Elle en a ressorti un chéquier dans un étui de cuir brun qu’elle a immédiatement fourré dans son sac à main. Une autre veste, en velours d’un moutarde magnifique celle-ci, a alors attiré son attention une dizaine de cintres plus loin. Elle en a saisi le téléphone rangé à l’intérieur. Juste à côté, un manteau vert bouteille comme en portait son grand-père, qu’elle n’avait vu qu’une fois dans toute sa vie, lui a fait de l’œil. Elle n’a pas résisté, elle l’a ôté du cintre puis l’a enfilé. Elle s’est regardée dans le grand miroir, s’est trouvée minuscule, a gonflé ses épaules pour le remplir davantage, a marché un peu puis s’est demandé pourquoi elle n’avait jamais eu le droit d’avoir des grands-parents comme tout le monde. Ça l’a rendue triste. Et en colère. Elle a retiré le manteau. Elle voulait partir maintenant. Rentrer à la maison et dormir. C’est en rangeant le vêtement qu’elle a senti sous ses doigts un petit rectangle rigide et froid. Elle a fouillé les poches sans succès. Elle a tâtonné. C’était sous la doublure. Ça l’a excitée à nouveau. Elle a cherché par où entrer, a glissé son index entre deux points, a arraché le fil sur deux petits centimètres puis a sorti l’objet. Un magnifique couteau suisse de couleur bleue. Ses joues ont rosi de plaisir.
Je peux vous aider ? l’a interpellée la fille qui semblait s’être souvenue qu’elle occupait un poste défini. Jude a tendu sèchement son ticket, a récupéré son bien et s’est sauvée sous le regard désagréable de l’hôtesse.

L’excitation est retombée lentement sur le chemin du retour. La tension a laissé place peu à peu à un état cotonneux, un vide apaisant ami. Au coin d’une rue, elle a jeté l’écharpe qui la démangeait dans une poubelle. Elle a tourné la clef dans la serrure, épuisée. Elle s’est douchée puis couchée. Apaisée et coupable.

—   Voilà, vous savez tout, achève-t-elle son récit.
—   Il faut dire, t’envoyait du lourd avec ta petite robe noire ! Tu m’étonnes que les mecs se soient transformés en chacals morts de faim…
—   Tu es affligeant, Milo, sentence Pio.
—   Tu sais que c’est une pathologie de tout appréhender sous un angle sexuel ? grince Jude la bouche pincée.
—   Je sais, tu me l’as dit mille fois déjà, lui sourit-il avec toute la tendresse du monde.
—   Bref, reprend Pio, j’ai fait ce qu’il y avait à faire pour le téléphone. Toi Milo, de ton côté, c’est bon ?
Il acquiesce. Oui, c’est bon. C’est en brûlant le chéquier dans l’évier de leur cuisine qu’il a eu l’idée : il s’est glissé dans la salle de l’incinérateur de l’hôpital et y a jeté l’étui en cuir ainsi que la carte SIM. Milo est infirmier urgentiste à Pellegrin .
—   Très bien, hoche-t-il le menton. Juste, Jude, si à l’avenir tu pouvais éviter d’essayer de ruiner ma carrière, ce serait plutôt pas mal…
—   Je t’avais dit que je voulais pas venir, tu sais combien je déteste ce genre de soirée… se disculpe-t-elle plaintive.
—   Une fois ! Je te demandais ce petit effort juste une fois. Mais j’entends. Le message est passé, il n’y en aura pas d’autre, promis. Allez, n’en parlons plus. C’est de l’histoire ancienne. On boit un coup ?
C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles Jude et Milo sont infiniment attachés au complexe personnage qu’est Pio. Son absence de rancune. De jugement aussi. Son sens du devoir. Sa manière de prendre en main les choses. L’assurance avec laquelle il s’avance sur la vie, son contrôle permanent, sur tout. Sa rigueur infaillible. Son humour aussi. Persifleur, froid, décalé.
Peut-être parce qu’il est l’aîné des trois ou juste parce que c’est dans sa nature profonde, Pio s’est toujours imposé comme le chef de famille. Celui qui décide, celui qui gère, celui qui loue les appartements, signe les baux, prend tout à son nom, s’occupe des comptes en banque, des contrats d’assurance, des histoires de mutuelles et d’impôts, paie les factures…
Le patriarche, le sage, le juste.
Celui sur qui on se repose, en qui on a confiance.

Un personnage aussi charismatique et brillant que son fort intérieur est torturé et introverti. 

Chapitre 4
***
La rencontre

Pio-Alexander Austin est né à Castres. Il a grandi dans la grande bourgeoisie occitane dans une extrême solitude, coincé entre l’oisiveté de sa mère et l’accaparant poste de directeur général au sein d’un grand groupe pharmaceutique de son père.  Le cortège d’antidépresseurs de l’une contre celui de favorites en quête de légitimité de l’autre.
 C’est à l’adolescence, lors de l’un de ses nombreux séjours à l’hôpital psychiatrique de Toulouse, qu’il a fait la connaissance de Jude.
La première fois qu’il l’a vue, au milieu de sa pelouse sous le platane du parc, elle lui a fait penser à un piaf viré du nid. Il s’en est approché à pas de loup famélique pour l’observer. Elle chantonnait un générique de dessin animé à un caillou tout lisse. Deux bouts de bois taillés en forme de poupées gigotaient entre ses doigts.
—   S… S… Salut, avait-il simplement dit dans la plus grande concentration.
Pio bégayait depuis ses cinq ans.
Elle avait sursauté et s’était recroquevillée encore plus qu’elle ne l’était. Elle avait attendu quelques instants avant de poser ses deux grands yeux cernés sur lui. Ce qui avait frappé Pio, c’est qu’elle ne s’était pas attardée, comme il y était pourtant habitué, sur son anormale maigreur. Elle avait seulement regardé ses joues creuses, ses lèvres affutées, ses cheveux ternes. Elle avait répondu Salut puis était retournée à son spectacle musical.
Ils étaient restés ainsi, les fesses dans l’herbe fraîche, sans rien dire d’autre, jusqu’à la collation de 16h.
Il l’avait retrouvée le lendemain au même endroit et puis les jours suivants. Dès lors, Pio ne s’était plus jamais senti seul. Il y avait le monde d’un côté et lui et elle de l’autre. Elle avait douze ans.
Milo, lui, était arrivé dix jours plus tard. Dans un sale état. Il refusait de quitter sa chambre et passait ses journées le nez sous ses draps. Pio, qui aimait fourrer le sien partout, était allé l’observer en cachette.
—   Y… Y… Y’a un nouveau, avait-il dit un matin à Jude. Iiiiil est pas beau à voir…
—   Il a quoi ?
—   TS. C… C… Cachets, je crois.
—   Comment il s’appelle ?
—   B… Ba… Balthazar. Tu m’étonnes qu’il se soit s.. s.. suicidé ! avait-il gloussé.
Jude n’avait pas ri. Ni sur son bégaiement ni sur le prénom. De manière générale, Jude ne rit pas beaucoup. Surtout pas sur les prénoms ! Elle a le sien en horreur. Selon sa mère, il lui vient du seul bon souvenir partagé avec son père le soir de leur rencontre. Un titre chanté en duo dans un karaoké, un soir de décembre. Ça pèse pas lourd une histoire qui se résume à une chanson et quatre lettres.
—   On va le voir ? avait-elle demandé.
—   P… P… Pour quoi faire ? J’aime pas les mecs qui chialent sur leur sort. Z’ont aucune volonté, c’est des mauviettes !
—   Comme tu veux. Moi, j’y vais, s’était-elle levée d’un bond de son banc.
La douleur abjecte de la solitude s’était plantée à nouveau si vivement dans la poitrine de Pio qu’il n’avait eu d’autre choix que de la suivre. A contre cœur, en maugréant et en se détestant.
Milo Balthazar, quinze ans, né à Albi, tentative de suicide, isolement de quinze jours, anxiolytiques et antidépresseurs. C’est tout ce qu’ils avaient pu savoir de lui. Ils avaient rôdé dans les couloirs le jour et étaient allés le voir en catimini la nuit. En vain. Il n’avait pas sorti la tête de son linceul.
Milo, lui, tout ce qu’il voulait, c’était que cette vie s’arrête. Que sa tête cesse de penser et que son corps ne lui fasse plus mal. Quand il avait rencontré la belle Sarah, aussi délicieuse que vénéneuse, il avait cru que, sous ses baisers enflammés, la vie allait enfin se faire plus clémente. Et puis, elle était partie elle-aussi. Elle lui en avait préféré un autre. Plus fort, plus beau, plus drôle, plus populaire. Ça avait été l’abandon de trop. Il avait pris tous les médicaments de l’armoire à pharmacie et était allé se cacher au grenier. Il s’était senti partir dans une tristesse infinie avec le burlesque espoir qu’ailleurs soit meilleur. In extremis, avaient dit les médecins. Personne ne voulait de lui, même pas la mort, avait-il songé. Son père avait raison, il n’était qu’un bon-à-rien qui ratait toujours tout. Evidemment qu’il lui préférait ses frères et sœurs…
À présent, il voulait seulement rester avec son désespoir et sa solitude. Ses deux meilleurs compagnons, ceux qui ne le trahissaient jamais.
Alors, qu’est-ce qu’ils lui voulaient ces deux-là ? Il aurait voulu qu’ils partent, qu’ils lui foutent la paix. Mais ils étaient restés. Surtout la fille. Elle lui parlait, lui racontait toutes sortes de trucs sans queue ni tête, des histoires de peuples indiens et d’animaux disparus. Parfois, elle chantait. A voix basse. Des chansons qu’il ne connaissait pas. Il aimait bien le son de sa voix. Il était clair, lisse presque transparent. Au bout de quatre jours, il voulut voir à quoi ressemblait la bouche qui s’intéressait à lui.
C’est là qu’ils s’étaient rencontrés. Qu’ils s’étaient sauvé la vie.
Trois écorchés, paumés, esseulés, déglingués. Prisonniers, de leurs esprits barbelés et de leurs corps ennemis.
Jude, Pio et Milo, unis pour la vie. Ils avaient promis.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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