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Quand finit le temps des muscaris de Augustine Castillon
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Apogon:
Quand finit le temps des muscaris de Augustine Castillon
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À ma grand-mère chérie…
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Amaury
Testis unus, testis nullus.
« Un seul témoin, pas de témoin. »
– Adage de droit romain
Son père est parti depuis maintenant près de deux heures, et Amaury n’arrive toujours pas à quitter le fleuve des yeux. Il a beau essayer de s’occuper, de ranger sa chambre, de laver la vaisselle, de balayer le sol de leur cabane, rien n’y fait : il se retrouve systématiquement derrière les petits carreaux de la fenêtre de la cuisine, les yeux rivés sur le cours d’eau qui traverse désormais leur jardin, et il lui paraît toujours aussi inconcevable que là où la veille poussaient encore tranquillement carottes, navets et pommes de terre, s’impose aujourd’hui une rivière sortie de nulle part.
C’est tout un pan de terre qui a disparu, remplacé par un courant qui ne veut pas faiblir. Cela va faire maintenant des heures que ces eaux boueuses et tourbillonnantes emportent tout sur leur passage, et Amaury ne peut qu’observer et s’inquiéter des ravages qu’elles ont pu causer dans les forêts et les montagnes qui bordent la Lieue. Des branches entières, arrachées à la vie un peu plus en amont, flottent parmi ce qui semble être des cerfs et des bouquetins, leurs pattes raides crevant la surface de l’eau à une fréquence effrayante, tandis que, plus rarement, de pauvres bêtes encore vivantes se laissent ballotter, sans même tenter de regagner la berge. Au-dessus, des nuées de corbeaux et de petits oiseaux agités et désorientés tournoient dans le ciel gris en hurlant, survolant les arbres qui ont été épargnés de l’autre côté du fleuve, sans jamais se poser ni s’approcher du sol.
Amaury ignore où son père a trouvé le courage d’aller longer le fleuve quand lui-même n’a pas encore osé ne serait-ce qu’ouvrir la porte. En tant que gardien de la Lieue, son père a peut-être le devoir de veiller sur le village, mais rien, ce matin, ne l’obligeait à partir enquêter seul. Depuis qu’ils se sont réveillés face à l’inexplicable, à aucun moment son père n’a tourné le dos à ses responsabilités, à aucun moment il n’a montré les doutes qu’il a pourtant dû ressentir. Il s’est contenté d’ouvrir la porte sans un mot, et il est parti, le fusil à l’épaule et le pas sûr.
Ce n’est que lorsque, ce qui lui paraît être des heures plus tard, son père revient enfin qu’Amaury se rend compte qu’il n’a même plus fait semblant de s’affairer et qu’il a passé tout ce temps agenouillé sur l’une des deux chaises de la cuisine à observer le fleuve couler, puissant et silencieux, à quelques mètres de là.
Sans même prendre la peine d’enlever ses bottes pleines de boue, son père s’approche de la fenêtre et s’assoit lourdement face à lui.
— Bon. Je suis allé jusqu’au bout. Ça continue jusqu’à la mer, dit-il en regardant dehors. Et c’est grand comme ça tout du long. Je dirais vingt mètres aux endroits où c’était le moins large.
— Et c’est quoi alors ? demande Amaury, espérant enfin avoir une explication.
— Un fleuve, répond simplement son père.
— Un fleuve ? répète Amaury hébété. Comment ça, un fleuve ?
Son père ne répond pas tout de suite. Il se gratte la barbe d’un geste lent et machinal, comme s’il espérait trouver une meilleure explication, une explication rationnelle à laquelle il n’aurait pas pensé. Ses yeux sont plissés, révélant des rides qu’Amaury ne remarque pas d’habitude, et sous sa barbe, ses lèvres ont l’air sèches et gercées. Son père lui paraît vieux et fatigué et Amaury s’en veut de l’embarrasser avec cette question sans réponse. Mais alors qu’il s’apprête à ouvrir la bouche pour briser ce silence insupportable, son père prend une grande inspiration et se lève.
— Viens, fils, on va aller au village. Peut-être que quelqu’un en saura plus.
Ce n’est qu’en sortant de la cabane qu’Amaury prend réellement conscience de l’absurdité de la situation. Comment un fleuve de cette taille peut-il apparaître en une nuit et venir tout raser sur son passage ? Lui qui a grandi dans la nature, qui a appris à l’écouter et à la comprendre, il a l’impression aujourd’hui que sa raison et ses connaissances l’ont abandonné.
L’air est chargé de moucherons qui volent dans tous les sens, comme devenus fous, et dans leur panique ils viennent se coincer sous ses paupières et dans son nez. Amaury essaie de les chasser en agitant sa main, mais cela ne l’empêche pas d’en respirer, d’en avaler. Et tandis qu’il tousse et se gratte la gorge pour tenter de recracher ceux qui se sont coincés près de sa glotte, son père, imperturbable comme toujours, marche d’un pas déterminé, quelques mètres devant lui.
Amaury n’arrive pas à croire qu’en ce matin de juin il fasse aussi lourd que par un soir d’août avant l’orage. Les vieux du village racontent parfois des anecdotes étranges sur le temps qu’il faisait dans leur jeunesse, mais il n’a jamais rien entendu de tel, sans parler de cette lumière jaunâtre et de cette chaleur moite, pas naturelles pour un sou.
Depuis le chemin qui mène au village, le fleuve n’est plus visible, et maintenant qu’il ne se retourne pas sans cesse pour lui jeter des coups d’œil curieux et méfiants, Amaury arrive un peu mieux à suivre, faisant tout son possible pour ne pas se laisser distancer par son père.
Ils marchent pendant de longues minutes, à travers bois, à travers champs, sans croiser âme qui vive, et Amaury se demande si les gens du village sont déjà au courant qu’un fleuve coupe désormais leurs terres en deux.
Ses habits lui collent à la peau et il peine à respirer. Il ne saurait dire si c’est à cause de leur marche rapide, de ce temps bizarre ou de l’anxiété que ce fleuve a fait naître en lui, mais lorsqu’ils arrivent au village, il est en nage.
Les rues sont désertes, les portes et les volets sont clos, tandis qu’un silence inhabituel règne dans les maisons. Quelques chiens aboient ou gémissent dans les cours intérieures, mais c’est bien là le seul signe de vie qui parvient à ses oreilles. La même lumière chaude et inquiétante qui bordait le fleuve baigne les façades de la Lieue, d’ordinaire si grises, et pour la première fois, Amaury se demande si d’autres événements particuliers se sont produits ailleurs dans la ville ou aux alentours. Il s’en veut de ne pas y avoir pensé plus tôt et cela rajoute à sa détresse. Il ne sait pas trop ce qu’il redoute, mais il a l’impression que la fatalité les attend au bout du chemin et que sa vie tout entière en sera chamboulée.
Lorsqu’il voit son père prendre une nouvelle grande inspiration, Amaury comprend qu’il n’est pas le seul à être désemparé et que la situation est au moins aussi grave qu’il ne le croit. Il cherche les yeux de son père, espérant y trouver un peu de réconfort, mais celui-ci a le visage fermé et continue d’avancer vers la place du village d’un pas rapide. Amaury commence à sentir les sanglots lui monter à la gorge, et même s’il ne veut pas pleurer devant son père, il lui devient de plus en plus difficile de se maîtriser.
Ce n’est qu’en entendant la voix rauque du maire résonner au loin qu’il se calme un peu. Il semblerait que tout le monde au village ait déjà eu vent du fleuve mystérieux et qu’hommes, femmes et enfants se soient réunis sur la place de la fontaine.
L’instant d’après, il aperçoit enfin Leonar Savo sur les marches de la mairie en train de s’adresser à une foule étonnamment silencieuse.
Les mâchoires sont serrées, les visages inquiets, tous souhaitant obtenir une réponse au mystère face auquel ils se sont réveillés.
— … et dans les jours qui viennent, nous essaierons aussi de traverser pour voir ce qu’il en est de l’autre côté, continue le maire.
Amaury se demande à quelle heure Leonar Savo a appris l’existence du fleuve. Ses traits sont tirés et sa peau est encore plus abîmée que d’habitude, plus grasse et plus terne. Des rides se sont creusées au coin de sa bouche et sur son front, et ses yeux sont si rouges que l’on pourrait croire qu’il a passé la nuit à pleurer.
S’il n’avait pas vu de ses propres yeux que le fleuve vient juste d’apparaître, si ces eaux ne parcouraient pas son propre jardin, Amaury penserait que Leonar Savo cache la chose depuis des jours déjà.
— En attendant, je vous prierais de ne pas traverser seuls, ni même de vous rendre sur les berges de ce fleuve étrange…
À cela, des murmures envahissent la place, mais Leonar Savo lève les bras et, d’un geste autoritaire, invite les habitants du village à faire silence.
— Je viens de voir que notre gardien était arrivé, reprend-il. Sylvain, est-ce que vous avez quelque chose à nous apprendre sur ce fleuve ? Est-ce que vous avez remarqué quelque chose d’inhabituel ces derniers jours ?
La foule semble alors s’écarter pour mieux les dévisager, lui et son père.
— Je suis allé voir ce matin, M’sieur Savo. J’ai longé l’eau jusqu’à la mer. J’ai rien vu de bizarre. La seule chose surprenante, c’est la taille de ce monstre d’eau. Je comprends pas comment ça a pu arriver quand ces derniers jours, y avait rien du tout.
— C’est la vieille chouette ! J’en suis sûre, déverse avec venin une femme d’un certain âge.
De nouveaux murmures s’élèvent, approbateurs cette fois.
Amaury se dit qu’elle a juste exprimé tout haut ce que tout le monde pense tout bas, à commencer par lui-même.
— Ouais ! Et d’ailleurs, pourquoi elle est pas là ? renchérit un grand gaillard pas loin d’elle. Elle habite par là-bas, elle a bien dû trouver le fleuve dans son jardin, comme le Sylvain ! Pourquoi elle est pas venue, comme tout le monde ?
— Il faut que je vous dise… commence la femme du docteur en regardant autour d’elle d’un air complice. J’ai vu de la fumée cette nuit. Et ça venait de chez elle ! C’était un peu après minuit. Et je me dis… Qu’est-ce qu’elle pouvait bien avoir à brûler en pleine nuit comme ça ?
En entendant cela, les gens se mettent à discuter entre eux, sans plus prêter aucune attention au maire. Qui partage une conviction, qui un doute ou un soupçon. Certains froncent les sourcils en apprenant une nouvelle anecdote, d’autres hochent la tête, pas du tout surpris. Ils sont si occupés à accuser la sorcière que certains ont même dû en oublier la vraie raison de leur présence : le fleuve. Un brouhaha a envahi la petite place et Amaury serait prêt à jurer que si ça continue, ils vont tous se rendre chez la vieille Élysée pour s’expliquer.
— Allons, allons ! dit Savo. Calmez-vous. Ne commençons pas avec ces accusations farfelues. Calmez-vous ! répète-t-il un peu plus fort pour faire taire les derniers bavards. Je suis sûr qu’Élysée n’a rien à voir là-dedans. Laissez-la. Ne la mêlons pas à ça.
Amaury est surpris. Le maire de la Lieue a toujours été le premier à accuser la vieille sorcière de tous les maux, lançant même certaines des pires rumeurs la concernant. Il aurait juré que Leonar Savo s’empresserait de voir dans ce fleuve l’œuvre maléfique de celle qu’il méprise par-dessus tout et qu’il utiliserait cet événement pour bannir définitivement Élysée du village.
— Et donc, Sylvain, il ne s’est rien passé d’anormal ces derniers jours ? demande le maire, visiblement soucieux de changer de sujet au plus vite.
— Comme je l’ai dit, M’sieur Savo, j’ai rien vu de bizarre. Tout était sec, pas une goutte d’eau. Je comprends pas comment ça a pu arriver.
— Et qu’est-ce que vous suggérez de faire ? Vous avez une idée ?
— Je crois qu’on ferait mieux de traverser pour voir ce qui se passe là-bas. Mais on n’a pas beaucoup de terres de l’autre côté ; après tout la mer est pas loin ; alors je m’inquiéterais pas trop. C’est plus vers le haut du fleuve que ça me pose problème. Ça a tué tout plein de cerfs et de bestiaux ! Je dirais que tout le monde devrait rentrer chez lui et faire comme d’habitude. Et que deux ou trois gars devraient venir avec moi voir un peu plus loin.
— Hmm, dit simplement Leonar Savo, l’air pensif. Pour l’instant, personne ne traversera. J’ai vu des arbres et des animaux se faire emporter comme des brindilles… C’est trop risqué. Sylvain, vous ferez comme vous dites, avec une poignée d’hommes que vous choisirez, mais pas aujourd’hui. On va voir ce qui se passe dans les heures et les jours à venir… Et puis on avisera.
— Et la sorcière ? demande la femme du docteur d’un air pincé.
— Madame, oubliez un peu Élysée, répond Savo sur un ton tranchant. On a d’autres préoccupations. Je suis sûr qu’elle a juste brûlé quelques herbes comme elle le fait souvent. Écoutez-moi tous ! dit-il d’une voix plus ferme. Laissez Élysée tranquille. Rentrez chez vous. Et attendez qu’on en sache davantage. On se réunira de nouveau demain matin si vous le souhaitez. Mais d’ici là, tâchez de penser à autre chose. Je vous promets que tout ira bien !
— Mais vous étiez le premier à dire qu’il fallait qu’on s’en méfie, Monsieur Savo, insiste-t-elle.
— Et je vous dis aujourd’hui que vous vous trompez de sujet, lui répond le maire d’un ton sec. Concentrons-nous sur ce fleuve. Essayons de comprendre ce qui se passe. Et si, malgré le peu de crédit que j’accorde à cette idée, c’est effectivement Élysée qui l’a fait apparaître, croyez-moi, on le découvrira bien assez tôt…
CHAPITRE DEUX
Amaury
Graviora manent.
« Le pire est à venir. »
– Virgile, Énéide 6, 1, 2, 84
Ce qu’Amaury redoutait le plus est arrivé : le soir est tombé. Le fleuve lui fait maintenant penser à un serpent sombre et menaçant qui, comme dans les légendes que lui lisait autrefois sa mère, se serait installé dans leur jardin pour leur en défendre l’accès. Il l’imagine se dresser dans la nuit pour dévorer leur petite cabane, avant de s’en aller engloutir le village et les alentours, et il se demande s’il existe encore des héros prêts à tout sacrifier pour vaincre une telle créature.
Il regarde son père, assis sur le tabouret en paille qu’il a placé près de la fenêtre lorsqu’ils sont rentrés quelques heures plus tôt et qu’il n’a pas quitté depuis. Son fusil debout contre le mur, ses chaussures boueuses aux pieds et son chapeau sur la tête, Sylvain semble prêt à aller affronter ce que le destin aura décidé de lui envoyer. Amaury ne sait pas si les héros d’antan existent encore, mais il est sûr d’une chose : son père fera tout pour les protéger, lui et les habitants de la Lieue.
La cuisine se retrouve vite plongée dans l’obscurité, faisant naître en Amaury un profond sentiment de malaise. Sans un mot, il va ouvrir le buffet dans lequel ils rangent leurs réserves et en sort toutes les bougies qu’il y trouve. Puis, il les allume les unes après les autres et les dépose un peu partout sur le rebord des fenêtres et sur la table.
Lorsque son père, d’ordinaire si économe, se contente d’acquiescer sans lui faire la moindre remarque ni le moindre reproche, Amaury pourrait se mettre à sangloter comme un enfant.
— Va au lit, fils. Je vais monter la garde un moment.
— Non. J’ai pas sommeil.
— Amaury, va te coucher.
— Mais je peux t’aider, insiste Amaury. J’ai quatorze ans maintenant. Laisse-moi t’aider !
— T’as surtout envie d’aller te cacher sous tes couvertures, répond Sylvain sans aucune trace de méchanceté dans la voix. Et tu sais quoi, je peux même pas te le reprocher. Allez, va te reposer maintenant. La journée a été longue.
Amaury ne sait pas quoi dire. Cela fait des semaines qu’il essaie de montrer à son père qu’il est un homme maintenant, et il regrette amèrement de perdre une occasion de le faire, mais quelque chose l’empêche de vouloir jouer au dur face à ce fleuve qui le perturbe tant.
— Bien. Appelle-moi si tu as besoin.
— J’y manquerai pas, fils. Je sais que je peux compter sur toi.
Amaury ne peut réprimer le large sourire qui apparaît sur son visage.
— D’accord. Bonne nuit, Pa’ !
— Dors. Et ne t’inquiète pas trop. Y a pas de raison.
Amaury acquiesce sans trop y croire, mais un peu plus tard, alors qu’il fait sa toilette du soir, les habitudes reprennent effectivement le dessus sur les émotions de la journée.
Ce n’est qu’une fois dans son lit qu’il recommence à penser au fleuve. Il revoit les animaux se faire emporter par le courant ; il revoit les nuées d’insectes ; il revoit les oiseaux voler au-dessus des eaux boueuses ; sauf que, maintenant, il ne saurait plus dire si ce sont des corbeaux ou des oiseaux de proie prêts à fondre sur ces pauvres bêtes.
Ses pensées se perdent dans les tourbillons du fleuve, et une force irrésistible l’attire dans son monde. Il sent déjà que l’inquiétude qui l’a agité toute la journée va s’inviter dans son sommeil et que le matin ne pourra pas arriver assez tôt.
Il revoit alors le visage de Leonar Savo et ses traits tirés ; il revoit ses yeux fatigués, ses lèvres pincées. Il entend les voix angoissées des habitants du village, leurs questions et leurs plaintes ; il entend des pleurs et des cris, sans toutefois comprendre d’où ils viennent. Il revoit la lumière jaune, cette lumière étrange qui lui rappelle le jour où ils ont enterré sa mère. Puis les voix se font de plus en plus fortes et il a envie de se boucher les oreilles ; il a envie de crier, de les faire taire.
Il doit avoir de la fièvre. Il a tellement chaud. Ces bruits, ces sensations, ce sont celles des délires des maladies de son enfance. Pourtant, cette fois-ci, tout a l’air bien réel.
Soudain, il aperçoit quelqu’un dans sa chambre, une silhouette menaçante au pied de son lit, qui s’approche en le grondant comme un petit enfant qui aurait fait une bêtise. Il ferme les yeux très fort, espérant que la chose s’en aille, et bientôt, elle s’en va effectivement – peut-être même qu’elle n’a jamais été là… Mais alors qu’il se croit tranquille, des mouches viennent bourdonner autour de sa tête. Elles sont molles et laides, comme si elles étaient fatiguées de voler et qu’elles allaient se laisser tomber sur son lit. Un instant plus tard, ce bruit désagréable disparaît lui aussi, pour être remplacé par celui de la pluie, forte et régulière. Il se demande si ce n’est pas plutôt le fleuve qu’il entend, avant de se rendre compte que de l’eau sombre et boueuse dégouline des murs et du plafond de sa chambre.
Amaury se redresse dans son lit en un bond.
Il regarde tout autour de lui, paniqué. Le souffle lui manque. Il ne voit pas bien dans la pénombre, mais les murs ont l’air secs, le sol et le plafond aussi. Les voix sont parties. Il n’y a pas d’insectes, pas d’oiseaux. Il n’y a que lui, haletant et transpirant dans son lit moite.
Il se trouve bête. Il aurait dû se douter qu’il allait faire des cauchemars !
Épuisé mais rassuré, il se rallonge. Son cœur se calme, la chaleur se dissipe peu à peu, et il se dit qu’il ne va pas avoir trop de mal à se rendormir.
Mais quelques minutes plus tard, alors qu’il est enfin parvenu à se tranquilliser, sa porte s’ouvre brusquement, la voix de son père résonnant dans sa chambre :
— Bon sang, Amaury, lève-toi ! Amaury ! Réveille-toi !
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il en se redressant, le cœur battant.
— Des lumières, lâche son père d’une voix étranglée. De l’autre côté.
Amaury sent ses mains se glacer malgré la chaleur, malgré sa nuit agitée. Il ose à peine formuler sa question, de peur que la réponse soit pire que ce qu’il imagine.
— Tu crois que c’est quoi ?
— Je sais pas. J’aimerais penser que c’est des abrutis du village qui ont voulu se faire peur, mais j’y crois pas. Personne n’est assez stupide pour traverser de nuit comme ça dès le premier jour.
— Alors qu’est-ce que c’est ?
— J’en sais rien… Amaury, j’ai besoin que tu ailles prévenir Savo. Va le chercher et dis-lui de venir tout de suite.
— Et toi ?
— Je vais sortir une des vieilles barques de la grange. J’aurais dû ramener celle du port, mais je pensais pas devoir traverser aujourd’hui.
— Tu vas traverser ? demande Amaury la gorge serrée.
— Il le faut bien. Mais j’attends Savo.
— Et moi ?
— Non, je veux pas te mettre en danger.
Amaury n’a rien à répondre à ça. Il ne saurait dire s’il est trop jeune ou trop inexpérimenté, mais il sent lui aussi que c’est au-delà de ses forces.
— Je dois prévenir quelqu’un d’autre ?
— Non, juste Savo. Je veux pas de panique.
— D’accord, mais tu crois pas qu’on…
— J’ai dit « juste Savo », le coupe son père en s’impatientant.
— D’accord, s’empresse de répéter Amaury tout penaud.
— Tu devrais croiser personne à cette heure-ci, continue son père, mais sois discret, on sait jamais.
— Quelle heure il est ? demande Amaury en enfilant ses affaires de la veille.
— Presque une heure. Allez, vas-y vite. Moi, je vais à la grange, dit son père en ouvrant la porte de la cabane.
Amaury attrape sa lanterne en vitesse et y glisse l’une des bougies déjà allumées. Il réfléchit un instant à ce qu’il devrait prendre d’autre, mais rien ne lui vient.
Il n’a pas envie de sortir près de ce maudit fleuve, n’a pas envie de courir sur les chemins désormais plongés dans le noir, et ce qu’il voit par la fenêtre ne le rassure guère ; car si ce n’est quelques reflets inhabituels au fond du jardin, la nuit est particulièrement sombre.
Sans réfléchir davantage, il s’aventure à l’extérieur de la cabane.
Ce n’est qu’une fois dehors qu’il aperçoit au loin les flammes que son père a vues. Tout comme lui, il a du mal à croire que quiconque ait eu envie de s’aventurer de l’autre côté dès le premier soir, et il se demande bien ce que peuvent être ces lumières. Il pense alors à son père qui est en train de tout préparer pour traverser, ce père courageux qui ne recule jamais devant rien, et il se met en route sans plus attendre.
Ce n’est pas la première fois qu’il se rend à la Lieue de nuit, mais c’est certainement la première fois qu’il le fait dans ces conditions. Sa lanterne n’éclaire pas bien ses pas et sa peur le ralentit. Autour de lui, des bruissements étranges proviennent des buissons, tandis que des cris aigus d’oiseaux nocturnes résonnent entre les branches. Il s’efforce de ne pas trébucher, de regarder où il pose ses pieds, mais il s’imagine sans cesse rentrer dans quelqu’un ou quelque chose que sa lanterne n’aurait pas éclairé et l’idée le terrifie.
Il aperçoit bientôt les premières maisons du village. Le trajet lui avait paru tellement long le matin qu’il est surpris d’être déjà arrivé. Il ralentit alors sa course, soucieux de n’éveiller aucun soupçon. Tout est éteint et il semblerait que tout le monde soit couché, mais si quelqu’un venait à le surprendre en pleine nuit au beau milieu de la rue, il devrait trouver une explication, et il n’est pas du tout sûr de parvenir à mentir.
Pressé d’avertir Leonar Savo, il marche tout de même d’un bon pas et, très vite, il arrive à l’angle de la maison du maire.
Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que ce serait lui-même qui surprendrait quelqu’un.
— … que le fleuve l’a emporté, tente de chuchoter une voix masculine sans grand succès. Avec tous ces animaux qui flottent là-bas, ça pourrait passer.
— Non, il faut trouver une histoire qui tienne vraiment la route, lui répond une voix de femme qui, de toute évidence, ne sait pas chuchoter non plus.
Amaury cache immédiatement la lanterne dans son dos pour ne pas se faire remarquer, et s’approche autant qu’il le peut de l’angle de la rue. Ils sont juste de l’autre côté, juste devant la porte du maire. Il est presque sûr que la voix masculine est celle de Leonar Savo, mais il n’arrive pas à imaginer avec qui il peut discuter et, surtout, de quoi.
— Ça peut attendre, reprend-il. Je trouverai quelque chose…
— Ils vont vite s’apercevoir qu’il a disparu. Et ils vont commencer à te poser des questions.
Amaury se demande bien qui a pu disparaître et pourquoi ils cherchent à raconter un mensonge mettant en cause le fleuve.
Il pense à son père qui l’attend ; il voudrait se dépêcher, mais il ne parvient pas à interrompre la conversation qu’il vient de surprendre. Il en a trop entendu ou pas assez.
— Je dirai qu’il a perdu la raison quand il a su que ta fille ne survivrait pas… Qu’il a eu peur de se retrouver avec cet enfant et qu’il s’est jeté dans le fleuve. Personne ne saura que le fleuve n’était pas encore apparu…
— Aie au moins un peu de décence, dit la femme d’un ton cinglant.
— Il faudra bien donner une explication, répond Savo d’une voix lasse.
— Au moins ne salis pas sa mémoire…
Amaury devrait partir avant d’être découvert, mais il ne peut s’empêcher de rester encore un peu. Tout le monde a suffisamment comméré à propos du fils du maire qui a mis enceinte la fille de la sorcière pour qu’Amaury comprenne que c’est la vieille Élysée qui est derrière ce mur. Les jambes lui manquent. Il n’aurait pas pu tomber pire.
— Et toi ? Ta fille, et le bébé, reprend le maire, tu comptes en parler quand ? Tu aurais dû le dire aujourd’hui.
— Et prendre le risque que tout le monde associe ça au fleuve ?
— C’est ce qu’ils font déjà de toute manière. Et c’est ce qu’ils vont continuer à faire.
— Je le dirai demain, répond la sorcière à contrecœur.
— Bon. Je ferai taire les rumeurs. Il faut que tout le monde oublie que le fleuve est apparu en même temps que… toute cette tragédie. Et tu as confiance en Lucie et Hubert ? Ils en savent plus que les autres. Tôt ou tard ils risquent de dire quelque chose.
— Confiance ou pas, je n’ai pas le choix. Et puis ils ne savent pas grand-chose au final. Juste que Lily est née la nuit où le fleuve est apparu. Pour l’instant je suis soulagée que Lucie ait du lait pour deux.
— Tu crois qu’elle va vivre ?
— J’ai fait tout mon possible. Et je pense que Lucie fera tout ce qu’elle peut elle aussi…
Amaury ne comprend pas bien ce qu’il entend. Que vient faire le fleuve dans tout ça ? Quel rapport avec la naissance de ce bébé ?
— Bon. Bien, bien, bien, dit le maire. Il n’y a plus qu’à attendre que tout ça se sache, que la rumeur se répande, et puis… on verra bien.
— À vrai dire, le fleuve m’inquiète bien plus que la rumeur, dit Élysée d’un ton grave. Savo, j’ai vu ce qu’il y avait de l’autre côté… C’est…
— C’est les herbes. Tu as déliré, vieille folle.
— Ne fais pas ça. Pas cette fois. Tu dois me croire. Personne ne doit aller là-bas, tu m’entends ! Dès demain, tu dois trouver une raison d’interdire l’accès à ces terres. Sinon… Je n’ose même pas imaginer… C’est sérieux, Leonar.
En entendant ces mots, Amaury repense à son père qui les attend, seul sur la berge du fleuve.
Il aimerait rester encore, ne serait-ce que pour écouter ce qu’Élysée pourrait dire sur ce qu’elle a vu de l’autre côté, mais l’inquiétude l’envahit. Il doit rentrer avertir son père. Il ne faut surtout pas qu’il traverse ! Ni lui, ni personne.
Il voudrait prévenir le maire comme son père le lui a demandé, mais il sait que la sorcière le soupçonnerait d’avoir entendu une partie de leur conversation, et c’est un risque qu’il n’est pas prêt à prendre. Il ne sait pas si elle peut réellement lire dans les pensées comme d’aucuns le prétendent, mais il est sûr d’une chose : elle est bien plus perspicace que la plupart des gens et elle se douterait très certainement de quelque chose.
Sans perdre une minute de plus, il s’éloigne doucement de l’angle de la rue puis, comme à l’aller, se met à courir de toutes ses forces dès qu’il passe les dernières maisons du village. Il trébuche quelques fois en route, manque de lâcher sa lanterne à plusieurs reprises, mais très vite, plus vite qu’il ne s’en serait cru capable, il arrive à la cabane.
La porte est ouverte, comme il l’avait laissée. Il entre en courant.
— Pa’ ! crie-t-il tout essoufflé. Papa ?
Rien. La maison est vide. Quelques bougies se sont consumées, tandis que d’autres éclairent encore leur petite cuisine. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, Amaury s’aperçoit que les lumières du fleuve ont disparu.
Il ne comprend pas pourquoi son père n’est pas revenu attendre Savo à la cabane.
Il ressort immédiatement, laissant de nouveau la porte ouverte derrière lui, et va chercher son père dans la grange. Là aussi, la porte est grande ouverte.
— Papa ?
Amaury n’a jamais aimé rentrer dans la grange. Elle a toujours été trop sombre, trop mal rangée, avec cette vieille odeur de terre et de bois pourri. Mais il n’a pas besoin de s’aventurer à l’intérieur pour comprendre que son père n’y est pas.
Amaury commence à s’inquiéter. Il a été trop long. Il aurait dû revenir bien avant. Il n’aurait jamais dû laisser son père seul près du fleuve et de ces étranges lumières.
Devant la grange, seul au milieu des bois avec sa petite lanterne pour l’éclairer, il ne sait pas quoi faire. Il n’ose pas s’approcher de la berge – de toute manière, son père n’aurait pas attendu aussi longtemps près du fleuve –, mais une petite voix pernicieuse se fait de plus en plus insistante et il sait qu’il faudrait au moins vérifier que la barque que son père a sortie est toujours là. Toutefois, il n’y a rien à faire, il ne trouve pas le courage d’aller près de l’eau.
— Papa ? retente-t-il un peu plus fort. Papa !
Une fois de plus, seul le silence de la nuit lui répond.
Ce n’est pas possible. Son père n’aurait pas traversé seul ! Il n’aurait pas osé. Pourquoi aurait-il fait ça ? Amaury est paniqué. Il entend encore la vieille Élysée demander à Leonar Savo d’interdire l’accès au fleuve, l’entend encore buter sur les mots, préoccupée par ce qu’elle a vu de l’autre côté, et il se dit qu’il faut vraiment qu’il aille prévenir le maire. Il n’a pas d’autre choix que de retourner en ville. Peu importe s’il se fait remarquer, peu importe s’il éveille les soupçons, il a besoin d’aide.
Épuisé et inquiet, il repart en courant, les mollets douloureux et le souffle court. Il sent encore le goût du sang dans sa bouche, et pourtant il faut qu’il coure encore.
Il repasse devant la cabane, prêt à s’élancer sur le chemin qui mène à la Lieue pour la troisième fois de la journée, mais alors qu’il se demande s’il ne devrait pas éteindre les bougies de la cuisine, une silhouette passe rapidement devant la fenêtre. À l’intérieur.
Il reste immobile, caché par le petit mètre qui sépare la fenêtre de la porte d’entrée.
Il devrait être soulagé, devrait se précipiter dans la cabane, embrasser son père et lui dire à quel point il a eu peur, mais quelque chose l’en empêche. La silhouette était-elle vraiment celle de son père ? Elle était plus sombre. Plus petite peut-être. Plus trapue. Et les cheveux…
Une voix sèche et rauque le surprend alors depuis l’embrasure de la porte, tandis qu’une main pâle et fine lui attrape le bras, avant de le tirer à l’intérieur sans ménagement :
— Et d’où est-ce que tu viens à cette heure de la nuit, petit inconscient ?
CHAPITRE TROIS
Amaury
Usque ad sideras et usque ad inferos.
« Des étoiles jusqu’aux enfers. »
– Adage de droit romain
Amaury a la nausée. Assis sur le tabouret où son père a passé l’après-midi, il se demande comment leur vie a pu être ainsi bouleversée en un peu moins de deux jours. Il a terriblement chaud et la forte odeur de sauge qui se répand dans la cuisine ne fait qu’accentuer ses haut-le-cœur. Des sueurs froides lui coulent dans le dos, tandis que sa gorge se remplit de bile. Il est obligé d’avaler sans cesse, redoutant de devoir sortir précipitamment d’un moment à l’autre.
La vieille Élysée passe et repasse devant lui, les yeux fermés et la tête baissée, un petit fagotin d’herbes fumantes dans chaque main. Amaury l’imaginerait presque se mettre à murmurer des paroles inintelligibles ou à chanter des incantations secrètes, mais elle reste parfaitement silencieuse. À vrai dire, depuis qu’elle lui a fait la peur de sa vie sur le pas de la porte, elle n’a plus prononcé un mot. Elle s’est contentée de le dévisager de ses yeux étranges pendant un moment, puis elle a enlevé ses sabots de bois et détaché ses longs cheveux gris, avant de sortir les deux paquets de feuilles séchées de son tablier et de les approcher de l’une des rares bougies encore allumées. Amaury ne saurait dire si ce regard était un avertissement, un moyen de lui faire comprendre qu’elle savait qu’il l’avait surprise en train de discuter avec Leonar Savo, ou si au contraire elle cherchait à vérifier que ses soupçons étaient justifiés, mais il n’a rien osé demander, il n’a rien osé dire. Il a préféré aller s’installer près de la fenêtre et essayer de se faire oublier.
Il ne comprend toujours pas ce qu’elle fait chez eux. Il ignore l’étendue de ses pouvoirs, mais, après ce qu’il a entendu, il craint qu’elle ne soit en train d’envoûter leur cabane et que ce rituel bizarre ne soit lié au fleuve qui coule à quelques pas. Il aimerait sortir prendre l’air, aller prévenir le maire, ou qui que ce soit d’autre ; il voudrait aller chercher son père, réveiller tout le village s’il le faut, mais il ne peut pas se résigner à la laisser seule chez eux.
— Tu peux sortir si l’odeur t’indispose, petit. Mais surtout, ne t’éloigne pas ! dit-elle soudain sans ouvrir les yeux, sans s’arrêter de marcher. Je n’en ai plus pour longtemps.
Amaury est pétrifié. Entendrait-elle vraiment les pensées ? Ou l’a-t-elle simplement vu déglutir et gigoter sur son tabouret ?
Il ne répond rien. Il reste simplement assis à la regarder, stupéfait.
— Tu aurais dû aller chercher Savo pendant qu’il en était encore temps, lui dit-elle au bout d’un moment.
Il s’attend à ce qu’elle s’explique, à ce qu’elle ajoute quelque chose, mais elle redevient silencieuse. Les petits fagotins d’herbes sont presque entièrement partis en fumée dans ses mains, mais elle ne semble pas s’inquiéter de la chaleur qui s’approche de sa peau. Elle reste calme et impassible, continuant de marcher les yeux fermés.
Amaury se demande ce qu’elle veut dire. Pourquoi serait-il trop tard pour aller chercher le maire ? Est-ce une menace ?
Élysée s’avance vers la porte d’entrée et, avec la partie encore incandescente de ses fagotins, trace des symboles sur le bois. Elle écrase ensuite le reste des herbes dehors, juste devant la cabane, avant de refermer la porte derrière elle.
— Maintenant, donne-moi un grand verre d’eau, petit.
Élysée est sans gêne, mais la dernière chose que souhaite Amaury c’est la contrarier en le lui faisant remarquer. Alors il va chercher la chope de son père, puis la cruche qu’il a remplie la veille au puits du village, et la sert.
— Elle est d’hier. On n’a pas eu le temps aujourd’hui.
— Cela ne fait rien. De toute manière Savo a interdit de se servir du puits aujourd’hui, dit-elle sur un ton étrange. À cause du fleuve tu sais, ajoute-t-elle rapidement.
— Et la fontaine ?
— Oui, la fontaine, ça va. On voit l’eau claire.
Contrairement à ce qu’il croyait, l’eau qu’elle a réclamée n’est pas pour elle mais pour un autre de ses rituels. Elle se met à tremper le bout de ses doigts dans le verre et à projeter des gouttes un peu partout contre les murs de la cuisine.
— Hé ! Mais qu’est-ce que vous faites ?
— C’est que de l’eau, petit, ça va sécher. Et puis, de toute façon, quelle importance ? Vous allez partir.
— Quoi ? demande Amaury hébété. Comment ça partir ? Partir où ?
— Le fleuve ne va pas disparaître aussi facilement que ce qu’il est apparu. Vous n’allez pas rester près comme ça, c’est trop dangereux.
— Vous avez vu quoi là-bas exactement ? lâche Amaury sans mesurer les implications de sa question.
— Là-bas ? répète-t-elle en se tournant lentement vers lui.
Les yeux légèrement vairons d’Élysée se posent sur lui et la nausée lui reprend, sauf que cette fois-ci ce n’est pas la sauge qui le met dans cet état. Il pourrait mentir, reformuler sa question, essayer de se justifier, mais il sait qu’il est trop tard. Alors il lève le menton et décide de lui tenir tête.
— C’est vous qui l’avez fait apparaître, n’est-ce pas ?
— Et qu’est-ce qui te fait croire ça, petit insolent ?
— Vous n’étiez pas en ville aujourd’hui et vous avez l’air d’en savoir déjà beaucoup sur ce fleuve, plus que quiconque à la Lieue.
— Je viens te protéger et tout ce que je récolte en guise de remerciement c’est ta suspicion ?
— Me protéger ? Me protéger de quoi ? demande Amaury sur un ton de défiance. Brûler quatre herbes et jeter un peu d’eau sur…
— De ton père, le coupe Élysée d’une voix glaciale.
Amaury a un mouvement de recul. Il voit soudain les choses autrement, comme s’il était extérieur à la scène, comme s’il voyait la cuisine depuis le dessus, depuis le ciel. Il se voit seul dans la pénombre avec cette vieille femme toute vêtue de noir, cette vieille sorcière qui vient d’accomplir quelque rituel étrange dans sa maison, sans son accord ni celui de son père. Elle est tout près, avec ses cheveux gris décoiffés, ses pieds à la peau fine et ridée, et elle le regarde avec des yeux de folle.
— Il ne va pas tarder à revenir. Tu seras content que je sois là, petit.
Elle lui fait peur. Il aurait effectivement dû aller prévenir Leonar Savo tant qu’il en était encore temps.
Amaury jette un coup d’œil vers la porte d’entrée. Elle ne l’a pas fermée à clef. Il aurait le temps.
— Ne fais pas ça, petit. Il est là, il arrive, dit Élysée d’un air suppliant, presque triste.
Mais Amaury ne l’entend pas. Il est trop occupé à calculer le temps qu’il lui faudrait pour atteindre le chemin qui mène à la Lieue sans qu’elle puisse le retenir. Elle est vieille, et pieds nus ; elle sera plus lente que lui.
Sans réfléchir davantage, il s’élance vers l’entrée, immédiatement rassuré de voir qu’elle ne cherche pas à l’en empêcher. Mais avant même qu’il n’arrive à la porte, celle-ci s’ouvre en grand.
Amaury fait un bond en arrière, les yeux écarquillés. Élysée, elle, n’a pas bougé d’un pouce.
Dans l’embrasure, une main sur la poignée et l’autre tenant fermement une lanterne, apparaît Sylvain, tout essoufflé, l’air hagard.
Amaury est tellement soulagé en reconnaissant son père qu’il ne repense pas tout de suite à ce qu’Élysée vient de lui dire.
Ce n’est qu’en entendant la chope tomber lourdement au sol derrière lui, éclaboussant de l’eau jusque sur ses mollets, qu’Amaury se rend compte que quelque chose ne va pas.
— Ne t’approche pas, petit, murmure Élysée en le tirant par le bras.
Son père les suit du regard, les yeux presque fiévreux. Il a le front moite et les cheveux trempés, et lorsqu’il ouvre la bouche, sa voix d’outre-tombe le transforme en inconnu, un inconnu imprévisible et effrayant.
— C’est une mâchoire… murmure Sylvain en fermant la porte brusquement.
— Une mâch… commence Amaury.
— Une mâchoire aux dents acérées, le coupe Sylvain en haussant le ton.
Amaury n’aurait jamais cru un jour avoir peur de son père. Pourtant, lorsqu’il le voit s’approcher de lui en prononçant ces paroles insensées, il est terrifié.
— Elle déchiquette tout en lambeaux. Oh, mais… C’est pas elle qui décide.
— Qui donc ? demande Élysée d’une voix détachée, semblant espérer qu’aller dans son sens le calmera.
— Mais la forêt, répond Sylvain en la regardant d’un air étonné. Je l’ai vue. Elle obéit à sa reine. Elle est sombre. Et belle. Elle est vraiment très belle. Mais elle est cruelle. La reine, je veux dire. Je l’ai tout de suite su. J’ignore si c’est vraiment une reine. C’est une belle brune aux yeux aussi gris que la mer du nord… Mais qu’est-ce qu’elle était triste ! Et fatiguée. Elle voulait déjà rentrer. « Celui qui a perdu son chemin ne vit pas jusqu’au matin », m’a-t-elle dit. Elle m’aurait tué…
Amaury est paralysé. Il ne reconnaît pas son père. Il est terrorisé par ce qu’il entend, par ce qu’il imagine. Il est terrorisé par ce père fébrile et agité, presque violent, et il ne sait pas comment réagir. Il ne sait pas quoi faire.
— Elle m’aurait tué, reprend-il les yeux dans le vague, s’il n’y avait pas eu le squelette. Il est fier. Et juste. Il m’a sauvé. Je dis un squelette, mais… C’est pas vraiment un squelette. Il marche et il parle. Il a de la chair sur les os, et de la peau sur la chair. Mais j’ai vu ses os sur sa peau. Je sais pas si c’est possible, rajoute-t-il en fronçant les sourcils. Mais il est… élégant. Beaumont, il s’appelle. C’est grâce à lui qu’elle m’a laissé partir. J’y croyais pas. J’y croyais vraiment pas… J’ai couru, aussi vite que j’ai pu. Ils me mordaient. Les autres, je veux dire. Regardez, lance-t-il en relevant ses manches d’un geste brusque.
Ses bras sont couverts d’égratignures et de sang fraîchement séché, mais il n’y a aucune trace de morsure, aucune marque de dents. Cela ressemblerait davantage à des coupures de ronces.
Amaury quitte son père des yeux un instant, espérant trouver quelque chose qui le rassurerait sur le visage d’Élysée, quelque chose qui lui permettrait de comprendre ce qui arrive à son père. Mais ce qu’il lit dans les yeux de la vieille femme ne fait qu’ajouter à sa panique.
— Ils voulaient pas que je revienne, continue soudain son père en rabattant ses manches sur ses égratignures, mais je devais rentrer. Raconter ça à tout le monde. C’est ce qu’ils m’ont dit… C’est Beaumont qui m’a confié la vérité. La reine, elle, s’est contentée d’acquiescer. « Des étoiles jusqu’aux enfers, ils m’ont dit, ce sont désormais nos terres. Nous vous laisserons en paix, tant que vous resterez de l’autre côté. Nous ne voulons que ceux qu’ils enterrent, et grand-père, et grand-mère. Et alors nous partirons, mais non sans vous donner une leçon. Alors, dès aujourd’hui commence par te souvenir de ce que je vais te dire : ce sera bientôt ton tour, et tu l’oublies toujours. Ne compte pas les jours, mais souviens-toi toujours… Ce sera bientôt ton tour. »
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