Quelque chose de Marilyn de Marie Lerouge
Le syndrome de Bécassine
Je m’appelle Marie-Line Le Dantec.
Je suis née il y a vingt-huit ans au centre de la Bretagne et mon rêve le plus fou va se réaliser. Demain, je m’envole pour New York. Ça peut paraître banal, mais quand vous saurez que je ne me suis jamais aventurée au-delà d’un rayon de cent kilomètres autour de mon lieu de naissance, vous comprendrez. Ce n’est pas l’envie de m’éloigner de ma zone de confort qui m’a manqué jusque-là, c’est le temps, l’argent, et c’est aussi la crainte de passer pour une plouc. J’appelle ça le syndrome de Bécassine. Un vieux complexe d’infériorité qui colle à ma peau de blonde.
Et puis, pour se rendre à New York de chez moi, ça prend deux jours. Il faut d’abord faire escale à Paris.
Maman m’a accompagnée à la gare de Quimper. Quitte à perdre une demi-journée de travail, elle y tenait. Après tout, ce voyage, c’est à elle que je le dois. Ou plutôt, à sa copine Évelyne, mais j’y reviendrai.
Devant le portillon d’accès au quai, elle m’a étreinte jusqu’à l’étouffement, sans un mot. J’ai ravalé mes larmes. Peut-être en a-t-elle versées ? Je ne sais pas. En dépit de la pluie, elle portait des lunettes de soleil. Maman est intermittente du spectacle. Les lunettes noires ne cachent pas seulement son regard fatigué. Selon moi, elles lui donnent l’illusion d’être une star qui se déplace incognito.
Elle s’est détachée la première.
— File, sweetie, sinon le TGV risque de partir sans toi. Et demain matin, n’oublie pas de te réveiller. Ce serait trop bête de rater l’avion.
Ça m’amuse, à mon âge, d’être traitée comme une gamine. Disons que ma mère compense le fait d’être passée à côté de mon enfance.
— Ne t’inquiète pas, mon vol est à 14 heures et je dors à l’aéroport.
— Tu seras polie avec Évelyne et tu feras tout ce qu’elle te dira, promis ?
— Promis !
Rassurée, elle a fait demi-tour. Je suis certaine qu’elle a attendu le départ du train avant de
sortir de la gare et d’attraper un bus à destination de je ne sais où.
Maintenant que je suis installée dans le train, je peux évoquer tranquillement celle qui a généreusement financé mon billet d’avion en classe éco.
Évelyne est ma marraine. Elle vient de s’en souvenir et je viens de l’apprendre. Maman et elle se sont connues sur les bancs de l’école. Je ne l’ai jamais rencontrée, mais à sa décharge, elle vit à New York depuis des années. Détail important : elle est « richissime ».
Son invitation à venir passer trois mois chez elle n’est pas entièrement désintéressée. Si j’ai bien compris, je vais faire office de dame de compagnie et de promeneuse de chien. Quand Maman m’a présenté l’affaire il y a un mois, j’ai objecté que j’étais surqualifiée pour le job – je suis infirmière gériatrique. Elle a fait valoir que ça tombait bien parce que j’aurai peut-être à m’occuper du mari d’Évelyne qui est beaucoup plus âgé qu’elle. Comme je ne peux rien lui refuser, j’ai accepté sans discuter. Annie, la directrice du Jardin d’Eden, la maison de retraite qui m’emploie depuis cinq ans, a été plus difficile à convaincre. Elle a fini par m’accorder un congé sans solde de deux mois, en plus de mes vacances. Je comprends sa réticence. Dégoter une intérimaire à la veille des vacances d’été n’a pas été de la tarte. Mais je suis remplacée et je peux partir plus tranquille. J’espère seulement que l’Ankou, la grande faucheuse bretonne, ne profitera pas de mon absence pour accomplir son sale boulot. J’y tiens à mes petits vieux. À force d’apaiser leurs douleurs et d’entendre leurs histoires, je fais un peu partie de leur famille.
J’ai emporté un roman, mais je suis trop anxieuse pour me concentrer sur ses pages.
Le TGV fait escale au Mans. Dans une heure je vais débarquer à Paris. Annie m’a expliqué l’itinéraire à suivre entre la gare Montparnasse et l’aéroport de Roissy. Elle est trop gentille, ma patronne. Quand elle a voulu savoir pourquoi je les plantais, elle et nos pensionnaires, j’ai répondu que j’avais besoin de souffler et de me dépayser. Elle m’a fait jurer de reprendre mon poste au bout des trois mois, et même avant si je ne me plaisais pas « là-bas ». J’ai juré sans croiser les doigts derrière mon dos pour une fois.
Placé en face de moi, un homme me dévisage avec insistance. Même si ça m’arrive souvent, je n’arrive pas à m’y habituer. Gênée et rougissante, je baisse les yeux sur mon roman.
Je ne le crie pas sur les toits, mais il paraît que j’ai « quelque chose » de Marilyn Monroe. Quand je croise mon reflet, ça ne me saute pas aux yeux et je ne fais rien pour cultiver cette ressemblance. Elle me dépasse tout simplement.
Mon rêve n’y est pas étranger, mon histoire encore moins.
Née de père inconnu
Pendant des années on m’a laissé croire que j’étais la petite fille de Marilyn. Et je l’ai cru, parce que ça m’a aidée à traverser une enfance pas très gaie.
Dans la vraie vie, mon unique grand-mère est éleveuse de poulets. Rien à voir avec le glamour hollywoodien.
Maman aime répéter que je suis née au milieu des poussins, aussi blonde et duveteuse qu’eux. En réalité elle a accouché à l’hôpital comme presque tout le monde.
J’ai passé mon enfance dans la ferme familiale. C’est Marie-Berthe, ma grand-mère, qui m’a élevée en toute liberté pendant que ses poulets purgeaient une peine de prison de quelques semaines dans des cellules surpeuplées avant de passer par le couloir de la mort pour finir sous blister dans les rayons de la grande distribution.
Je me suis souvent demandé comment se serait passée mon enfance si Marilyn avait engendré un fils caché qui aurait été mon père. Petite fille, j’aurais tellement aimé la connaître, me blottir au creux de son accueillante poitrine, juste entre les deux seins. Je me serais gorgée de son parfum. Elle m’aurait raconté des histoires, lu des livres. Je l’aurais accompagnée sur les plateaux de tournage. On aurait été fières l’une de l’autre et elle ne se serait pas suicidée à l’âge de trente-six ans d’une overdose de somnifères.
Trêve de rêve. Je suis née de père inconnu.
Pourquoi ma mère m’a-t-elle fourré dans la tête cette légende familiale ? Ça reste un mystère. Si elle avait voulu que je me forge une image paternelle, elle aurait pu choisir n’importe quel acteur célèbre de l’époque. Non, elle a misé sur un homme qui n’a jamais existé. Chapeau l’artiste !
Retour à la case départ
Juste après ma naissance, Maman a préféré intégrer une troupe de comédiens ambulants plutôt que la place qui lui était réservée dans l’usine locale de conditionnement des poulets. Comme la troupe s’apprêtait à partir en tournée, elle a refilé le bébé à sa propre mère. Marie- Berthe a d’autant moins apprécié que la tournée s’est indéfiniment prolongée. On peut la comprendre.
Monter sur les planches, c’était le rêve de ma mère depuis toujours. Un rêve trop grand pour la sienne. Alors elle s’est débrouillée pour prendre des cours de danse et de chant en cachette. Et dès le lendemain de ses dix-huit ans, elle s’est barrée à New York avec Évelyne, sa copine d’école tout juste élue Miss Finistère-sud. Maman se voyait déjà en haut de l’affiche d’une comédie musicale de Broadway qui ferait le tour des scènes du monde. C’est elle qui me l’a avoué des années plus tard, un jour où elle s’était pointée à la ferme pour embrasser « la petite » et quémander de l’argent à sa mère par la même occasion.
Hélas, la chance ne lui a pas souri. Retour à la case départ six mois plus tard, sans contrat, mais avec moi dans le ventre. Maman n’a jamais voulu dénoncer le « coupable » et Marie- Berthe ne lui a jamais pardonné la honte que ce retour peu glorieux faisait peser sur une famille « honorable ».
Avec le temps, j’ai fini par comprendre pourquoi ma mère avait fui l’atmosphère irrespirable de la ferme en abandonnant son nouveau-né.
Pendant mon enfance je n’ai vu aucun de ses spectacles, on me l’interdisait.
Un jour, je devais avoir cinq ou six ans, Marie-Berthe me lance : « Ta mère a le feu au derrière ». Trop jeune pour interpréter le sous-entendu, j’ai imaginé ma pauvre maman poursuivie par des flammes qui finissaient par la rattraper. Je venais d’assister à l’incendie de la grange d’un voisin. Mes cauchemars ont duré des mois.
Quand je la poussais à bout, ce qui arrivait souvent, ma grand-mère me punissait à coups de torchon sur la tête en me traitant de bâtarde. Un mot dont j’ai fini par aller chercher la définition dans un vieux dictionnaire poussiéreux qui traînait sur une étagère et que personne n’ouvrait jamais.
L’image la plus forte que je garde de mon enfance dans cette ferme est celle des tortillons de papier collant que Marie-Berthe suspendait dans les pièces à vivre. Le spectacle des mouches qui venaient s’y engluer me fascinait. Certaines se débattaient jusqu’à se briser les ailes. Je m’imaginais à leur place.
Un grain de beauté sur la joue gauche
Le jour où j’ai voulu savoir pourquoi mon papa ne venait jamais me voir, Maman a
répondu qu’il habitait trop loin, en Amérique et que je ne devais plus jamais en parler parce que ça lui faisait trop de peine, elle en avait bien assez comme ça, inutile d’en rajouter. Naturellement, j’ai obéi.
Sur Marilyn Monroe au contraire, je pouvais lui poser toutes les questions que je voulais. Elle collectionnait ses photos, elle avait vu tous ses films. Elle affirmait que c’était la meilleure actrice de tous les temps. Son modèle. Que j’avais de la chance d’avoir une grand- mère américaine aussi célèbre et aussi belle. À l’époque, j’ignorais que Marilyn était morte depuis longtemps. Quand je regardais ses photos dans un magazine, je pensais qu’elles dataient de la veille. Alors forcément, la comparaison ne jouait pas en faveur de la sévère et sèche éleveuse de poulets.
Les ennuis ont commencé dès que je me suis mise à me vanter de mes liens de famille à l’école. Plus je me faisais traiter de « sale menteuse » ou de « grosse mytho », plus j’en rajoutais. Ça se terminait en arrachage de cheveux, morsures et coups de griffes. Maman était souvent convoquée par la directrice. Comme elle brillait par son absence, sa mère s’y collait à sa place. J’étais doublement punie, mais ça m’était égal. Je me consolais en rêve dans les bras de ma lointaine grand-mère américaine, ma star, mon inaccessible étoile. Certaines nuits, quand le ciel était dégagé, je fixais l’étoile que je lui avais attribuée, et dont j’étais sûre qu’elle veillait sur moi.
Le jour où j’ai osé lui faire part de mes doutes, Maman m’a collé sous les yeux deux clichés de blondinettes à la bouille ronde et aux yeux bleus : moi, vers mes trois ans, sur une photo d’identité qu’elle gardait dans son portefeuille, et Marilyn, au même âge, sur la page d’un magazine de sa collection.
— Look, honey ! On dirait des jumelles et vous avez le même grain de beauté sur la joue gauche.
J’ai fait semblant d’être d’accord pour lui faire plaisir en espérant qu’en échange, elle me serrerait dans ses bras. Je la voyais si rarement et je manquais tellement d’affection.
Mais l’argument incontestable à ses yeux restait mon prénom choisi en son honneur.
— Je sais que sur ta carte d’identité, c’est marqué Marie-Line. Et pourtant je lui avais dit et répété, au type de l’État civil que ça s’écrivait en un seul mot avec le y à la fin. Tu parles ! Autant s’adresser à un mur.
L’erreur de l’incorruptible fonctionnaire ne me dérange pas. À l’oral, il n’y a pas de différence entre les deux versions de mon prénom et je reconnais qu’il m’arrive de tricher à l’écrit.
À force de fréquenter Marilyn auprès de Maman et plus tard à la médiathèque proche du lycée, je suis devenue incollable sur sa vie, son œuvre et sur les films américains que je regardais en VO. Je lui dois ma cinéphilie compulsive et le fait de parler anglais couramment avec l’accent américain, ce que mes profs ne manquaient jamais de me reprocher.
J’étais fière de ce que j’appelais en secret ma « part américaine ». Un jour, je me l’étais promis, je franchirais l’Atlantique pour partir sur les traces de ma grand-mère fantasmée, mais aussi et surtout sur celles de mon vrai père.
Bon voyage
Grace à Maman et à sa copine Évelyne, le compte de mes premières fois s’allonge à toute vitesse : hier premier voyage en TGV, première incursion à Paris – même si je n’en ai vu que la gare Montparnasse et les couloirs du métro –, première nuit seule à l’hôtel ; et aujourd’hui, baptême de l’air et premier voyage à l’étranger.
C’est aussi la première fois que je pose le pied dans un aéroport.
Bonjour, je m’appelle Bécassine !
Agrippée à la poignée de ma valise à roulettes toute neuve, mon passeport vierge et mon billet d’avion serrés dans l’autre main, je suis plantée devant le tableau des départs à la recherche de mon vol.
Quand je me présente devant le comptoir d’enregistrement d’Air France, je n’en mène pas large.
— Mademoiselle, vous n’êtes pas dans la bonne file, me signale poliment l’homme en uniforme qui examine mon billet. Ce comptoir est réservé à la classe Affaires.
Une vague de honte me submerge. Je sens le rouge envahir mon visage jusqu’à la racine de mes cheveux authentiquement blonds. Les yeux baissés, je bredouille :
— Pardon, monsieur. C’est la première fois que je prends l’avion.
Je suis Bécassine, mais j’assume.
Alors que j’empoigne ma valise pour rejoindre le comptoir de la classe éco devant lequel
serpente une longue file de candidats au voyage, il m’interpelle de sa belle voix grave.
— Attendez, mademoiselle ! Je vais voir ce que je peux faire faire pour vous. Posez votre
valise sur le tapis roulant.
Tandis qu’il tapote sur son clavier sans lâcher l’écran de son ordinateur de l’œil, j’en
profite pour le scanner en douce. La trentaine, brun aux yeux bleus, il a tout du beau gosse dans le genre classique et rassurant.
Quand il relève la tête, son sourire me fait presque fait défaillir. Cela fait des années que je n’ai pas ressenti le moindre émoi amoureux.
— C’est bon. Il restait de la place en business. Je vous ai surclassée comme on dit.
Sa gentillesse achève de me désarmer. Au lieu de le remercier, je bafouille :
— Pourquoi... pourquoi moi ?
— Parce que c’est votre baptême de l’air, et aussi parce que... vous ressemblez à Marilyn
Monroe. Je suppose qu’on vous l’a déjà dit.
Au moins cent fois !
De plus en plus gênée, je hoche la tête avant de m’enfuir lâchement sans un mot de remerciement. De quoi aurai-je l’air si, submergée par l’émotion, je me mets à pleurer devant cet inconnu ?
Dans la salle d’attente, je me pose dans le coin le plus discret.
Cette ressemblance, je ne la cultive pas et je suis toujours embarrassée quand quelqu’un l’évoque, surtout s’il s’agit d’un homme, encore plus quand je le trouve séduisant. Que répondre ? Que faire de ça ?
Marilyn était d’une beauté sidérante, ce qui est loin d’être mon cas. Dans ses films, que je connais par cœur, elle irradiait, mais je sais combien elle a souffert d’être jugée sur ce seul critère. Pire, d’être traitée d’idiote au prétexte de sa blondeur et de sa moue mutine alors qu’au contraire, elle débordait d’intelligence et d’humour.
Sa célébrité la rassurait et lui pesait à la fois. Pour échapper aux paparazzis, elle se déguisait, voyageait sous des noms d’emprunt. Peine perdue, la plupart du temps.
Je ne suis pas célèbre, mais quand on me regarde fixement ou qu’un macho me fait une remarque salace, je ressens ce qu’elle devait éprouver.
Me teindre en brune, ou en mauve, comme mes mamies, j’y ai pensé parfois, mais je ne serais plus moi.
L’embarquement va débuter. Le steward qui m’a « surclassée » contrôle l’accès des passagers prioritaires. Vu en pied dans son bel uniforme, il paraît encore plus séduisant. Quand je lui tends ma carte, il murmure :
— Excusez-moi, vous avez dû me trouver lourd tout à l’heure. Si je vous ai blessée, je le regrette.
Les yeux embués, je bredouille :
— Pas grave.
Et lui, à voix haute :
— Bon voyage, mademoiselle.
— Merci, monsieur. Grâce à vous, il commence très bien ce voyage.
Échange de sourires entre nous et accueil de star dans la cabine de la classe Affaires.
Un premier verre de champagne servi avant le décollage me détend. Malgré tout, je ferme
les yeux et je serre les accoudoirs quand l’énorme Airbus s’arrache du sol après sa course sur la piste.
À la fin de la montée, bien calée dans mon large fauteuil avec vue imprenable sur les nuages, je lève mon verre à la santé du beau steward et à la mémoire de Marilyn qui, depuis les étoiles, va veiller sur sa candide petite-fille d’adoption catapultée dans la Grosse Pomme.
New York, New York
New York, enfin ! Ou plutôt son aéroport, baptisé John Fitzgerald Kennedy en l’honneur d’un président que Marilyn aurait aimé trop follement et qui, selon la rumeur, ne serait pas étranger à sa mort. J’ai le temps d’y penser dans la longue file d’attente devant les postes de contrôle des passeports. Happy birthday Mr. President : la vidéo de cet épisode célèbre me revient en mémoire. Je la vois, je l’entends, Marilyn. Entre ses lèvres, cet hymne banal résonne comme un chant d’amour. Si passionné que ça en devient gênant.
Le tampon du visa claque sur mon passeport. Me voilà adoubée. Ma valise récupérée, je me retrouve un peu sonnée dans le hall d’arrivée où, d’après Maman, Évelyne est censée m’attendre. Quand je lui ai demandé comment je la reconnaîtrais, ça l’a fait rire : « Pas de panique, sugar, c’est elle qui te reconnaîtra. »
J’ai beau scruter d’un air anxieux les visages des femmes entre quarante et cinquante ans qui guettent les passagers, aucune d’elle ne semble me reconnaître. Un homme vêtu de sombre se dirige vers moi. Sans un mot il s’empare de ma valise et me fait signe de le suivre. Méfiante je ne bouge pas. C’est alors qu’il consent à se présenter, l’air de celui qui n’a pas la moindre envie d’être là :
— Félix, le chauffeur de madame Ava.
Ava ! Je tique un peu sur ce prénom, avant qu’il ne fasse tilt. Pressée de questions le jour où elle m’a proposé l’affaire, ma mère a consenti à lâcher quelques informations sur sa compagne de fugue. Pour résumer : Évelyne, auréolée de sa couronne toute neuve de Miss Finistère-sud, rêvait de se faire épouser par un milliardaire. Elle avait entendu dire qu’ils pullulaient à New York. Pour les deux copines qui rêvaient l’une, de célébrité, et l’autre, de fortune, c’était la destination idéale. Au final, seule Évelyne – rebaptisée Ava – a réussi son coup. Trevor Giuliani, sur lequel j’ai fait quelques recherches, est un «magnat de l’immobilier ». Il a vingt ans de plus qu’Ava qui, comme on s’en doute, est sa deuxième femme. Selon ce que j’ai lu aussi, Ava Giuliani consacre son temps et son argent de poche à quelques associations caritatives comme il se doit dans son milieu. D’après les photos que j’ai trouvées sur la Toile, Ava a dû prendre du poids depuis son élection et elle semble inséparable d’un caniche noir au collier aussi rutilant que devait l’être sa couronne de Miss. Si j’ose, je lui demanderai pourquoi elle a changé de prénom, même si je m’en doute un peu.
Quant au chien que j’aurai à promener, ça me rassure de constater qu’il tient plus de la peluche que du grand danois baveux ou du lévrier fragile et nerveux.
Nous roulons. Le nez scotché à la vitre teintée de la limousine, je découvre la ville. New York : ses ponts, ses gratte-ciels, ses avenues rectilignes, ses taxis jaunes, ses flics en casquette. Le rêve devient réalité. Je dois me pincer pour y croire.
Arrivée à destination, un immeuble de la très chic Park Avenue en plein cœur de Manhattan, je flotte toujours sur mon nuage. Le hall, tout en marbre et en miroirs, est gardé par un portier en uniforme. Un ascenseur doré m’emporte sans escale vers le duplex des Giuliani au sommet de l’immeuble. Dès que je pose une ballerine timide dans l’appartement, j’ai l’impression d’atterrir sur une autre planète.
Ava m’apparaît comme une femme mûre qui s’efforce de paraître dix ans de moins que son âge, sans y parvenir tout à fait. Vêtue d’un jean blanc savamment lacéré et d’un tee-shirt pailleté, elle m’accueille comme si j’étais l’enfant prodigue.
— Comme tu as grandi, ma chérie !
Même si je ne me rappelle pas l’avoir rencontrée à l’époque où j’étais petite, je veux bien la croire.
— Ne reste pas plantée là, approche-toi que je te voie mieux.
Étourdie par le décalage horaire – pour mon corps, il est minuit, quand il n’est que 18 heures à New York –, je tangue jusqu’à elle. Après un bref examen à l’œil nu, elle alpague ma mâchoire par en dessous, un peu à la manière d’un éleveur qui évalue une bête dans une foire agricole.
— Ta mère n’a pas tort. Tu as quelque chose de Marilyn.
Difficile de déterminer si ce constat lui fait plaisir ou pas ? Puis elle s’écarte et me fait tourner sur moi-même.
— Tu es un peu maigrichonne. Rien de grave. Au pays de Mc Do et de KFC, ça devrait s’arranger.
Sa propre vanne n’amuse qu’elle. Pour des raisons faciles à deviner, il est hors de question de me faire avaler la moindre bouchée de hamburger ou de poulet frit.
Vu ma pâleur, elle s’empresse de changer de sujet.
— Ta mère prétend que, grâce à elle, tu parles anglais couramment.
— Oui, enfin euh... grâce aux films de Marilyn surtout.
— C’est bien, dit-elle, attendrie.
Mes yeux papillonnent. Je meurs d’envie de passer sous la douche et de m’effondrer sur un
lit. Ava finit par s’en rendre compte.
— Nous reparlerons de tout ça plus tard. Je vais te montrer ta chambre. Tu pourras te
rafraîchir et te changer. Puis nous dînerons tôt toutes les deux. Trevor est en voyage d’affaires. Tu le rencontreras dans quelques jours. Ça nous laisse le temps de te relooker.
Elle jette un regard de pitié sur ma petite valise qui contient ma modeste garde-robe d’infirmière provinciale et gériatrique.
— Tu verras, on va bien s’amuser, promet-elle en tapant des mains comme la petite fille qu’elle n’est plus.
Symphonie en rose
Ma chambre ! Comment la décrire ? Des murs aux rideaux en passant par le dessus de lit et les coussins, c’est une symphonie en rose. Des bibelots kitsch sont semés sur toutes les surfaces et, cerise sur le cupcake, un bataillon de peluches se tient au garde-à-vous sur le lit.
— Ça te plaît ? demande Ava, visiblement émue.
Sous le choc de cette overdose de pink, je reste muette. D’accord, ma « marraine » ne m’a pas vue grandir, mais de là à imaginer que je suis atteinte du syndrome de Peter Pan !
— Bon, je te laisse te reposer. Je viendrai te chercher tout à l’heure.
Assise sur le lit, je tente de reprendre mes esprits. Le décor de cette vaste pièce paraît trop daté pour être récent. Les couleurs sont passées, comme usées par le temps. C’est le genre de chambre que j’aurais adoré avoir, petite fille. Une chambre de princesse. Si Ava n’a pas eu d’enfant, comme Maman le prétend, je ne me demande à qui elle était destinée.
Le lit étroit couine un peu, comme celui de ma chambre à la ferme. Couchée tôt, « avec les poules », comme disait Marie-Berthe, j’espérais l’improbable visite de ma mère. Il ne fallait pas compter sur ma grand-mère pour l’histoire et la bise du soir. Elle avait d’autres chats à fouetter.
J’ai dû m’assoupir. Réveillée en sursaut par des coups frappés à la porte, il me faut quelques secondes pour reprendre pied dans la réalité.
Ava passe la tête par la porte entrebâillée.
— Je peux entrer, dit-elle sans attendre ma réponse.
Le lit gémit sous son poids quand elle se perche près de moi. Ses doigts effleurent mes
cheveux, ma joue.
— Ma pauvre chérie, tu n’as pas dû avoir une enfance facile. Ta grand-mère était un
dragon. Elle a mené la vie dure à ta mère aussi. La pauvre, il ne faut pas trop lui en vouloir. Que répondre ? Même si je n’ai pas cessé de lui en vouloir pour ses absences répétées et
ses secrets bien gardés, j’aime ma mère, plus que tout.
Ava soupire.
— Tu sais, on a un peu perdu le contact après ta naissance. La distance ne facilite pas les
choses. Internet n’existait pas à l’époque, ni les portables, vous, les jeunes, vous ne pouvez pas vous rendre compte.
Je secoue la tete en me demandant où elle veut en venir.
— J’aurais dû mieux m’occuper de toi, mais on va se rattraper, hein ? Tu vas te plaire ici, j’en suis certaine.
En réponse, je lui offre un sourire crispé. Sur le point de se lever, elle change d’avis.
— Tu as laissé un amoureux chez toi ?
Sa question me surprend. Inutile de réfléchir trop longtemps, le dernier en date s’appelait
Jean-Laurent. Pas vraiment un amoureux, juste un coup d’un soir par semaine, le samedi, après sa courte visite hebdomadaire à sa grand-mère Gilberte, une de mes patientes octogénaires. Jean-Laurent était toujours pressé. Quand il faisait l’amour, aussi. Autant dire, qu’il ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. J’appréciais seulement sa régularité. Il représentait une parenthèse rassurante dans ma vie de jeune femme sauvage et solitaire. Gilberte n’était pas censée être au courant de la liaison entre son petit-fils et son infirmière. Pourtant, le jour où elle m’a dit : « Ne va pas croire qu’il vient me voir par affection. Tout ce qui l’intéresse c’est de palper l’héritage le plus vite possible. Tu perds ton temps avec ce crétin », j’ai ouvert les yeux et j’ai rompu. Ça va faire deux ans. Depuis, je n’ai permis à aucun homme de m’approcher.
Ava semble attendre ma réponse avec intérêt.
— Non, pas d’amoureux, dis-je avec conviction.
Satisfaite, elle se décolle du lit.
— Eh bien, rien ne dit que tu n’en trouveras pas un ici, dit-elle en m’adressant un clin
d’œil, tandis que, d’une voix qui sonne comme un ordre, la bonne annonce que « Madame est servie ».
Comment épouser un millionnaire
Le repas est léger – Ava est au régime, sauf en ce qui concerne l’alcool apparemment. Elle me demande des nouvelles de ma mère, pour le principe car, au fond, mes réponses évasives ne l’intéressent pas. Grâce à mon expérience d’infirmière, je suis capable de cerner assez vite la personnalité des gens que je rencontre pour la première fois. L’être humain me fascine et me passionne. Je crois que c’est ce qui a déterminé ma « vocation », même si Yvon, mon grand-père ne m’avait pas trop laissé le choix : « Si tu veux que je te paye des études, ce sera pour faire instit ou infirmière. » J’ai coché la case 2 et je ne le regrette pas. Donc, j’ai vite compris que ma « marraine » ne s’intéressait qu’à sa petite personne, les autres ne servant qu’à l’aimer et à la rassurer.
Pour la relancer je lui demande comment elle a rencontré son mari.
— Tu ne vas pas me croire, mais c’est un peu un conte de fée.
— J’aime ça.
— Ta mère m’a dit que tu étais cinéphile, alors tu as certainement vu le film Diamants sur
canapé ?
— Bien sûr. J’admire Audrey Hepburn autant que Marilyn.
— Tu te souviens du moment, tout au début, où un taxi la dépose devant le bijoutier
Tiffany & Co ?
Si je m’en souviens ! C’est l’une de mes scènes préférées du film, quand la sublime actrice en robe du soir, gobelet de café dans sa main gantée, croissant et fume-cigarettes dans l’autre, est scotchée à la vitrine du célèbre bijoutier de la Cinquième Avenue, dans un Manhattan presque désert.
Mon acquiescement l’encourage à poursuivre :
— Eh bien, dès les premiers jours de mon arrivée à New York, je suis allée traîner devant les vitrines de Tiffany. À l’époque, ça me paraissait le spot idéal pour pêcher un millionnaire. Tu penseras que j’étais naïve, mais bien m’en a pris. Trevor se trouvait à l’intérieur en train de choisir un bracelet serti de diamants, un cadeau pour sa maîtresse du moment, comme il l’a avoué plus tard. Quand il m’a aperçue de l’autre côté de la vitrine, il est venu me chercher. Résultat, j’ai hérité du bracelet et six mois plus tard, on était mariés, le temps pour lui de divorcer. Entre temps, il m’avait sortie de la piaule qu’on occupait, ta mère et moi, pour m’installer dans sa garçonnière.
Elle plonge le nez dans son maxi ballon de vin pour masquer son embarras. Je me doutais déjà qu’une fois à l’abri, elle avait laissé tomber sa copine. Conclusion : elle ne m’a pas invitée chez elle pour me faire admirer sa réussite, mais pour se racheter. Je suis bien placée pour savoir que la culpabilité est un boulet lourd à traîner.
Nos pensées doivent se rejoindre car elle s’empresse d’ajouter :
— Ta mère a eu moins de chance que moi, c’est certain, mais elle était tellement naïve, aussi.
— Qu’est ce que tu veux dire ?
Elle feint de s’étonner.
— Elle ne t’a pas raconté comment elle s’était fait entuber par un producteur qui lui avait
promis un rôle dans une comédie musicale.
Je dois être tellement pâle que je la sens gênée, déjà prête à ravaler ses mots. Seulement il
est trop tard.
— Non, elle n’évoque jamais cette époque.
Ava hoche la tête. Je sens qu’elle balance le pour et le contre, fait le tri de ce qu’elle peut
me révéler ou pas. Je ne m’attendais pas à toucher au but dès le jour de mon arrivée. Du coup, mon esprit s’affole. Ai-je vraiment envie de connaître cette vérité que ma mère s’est appliquée à cacher jusque-là ?
— C’était un type pas net, du genre de ceux que les actrices balancent aujourd’hui. Un porc, quoi ! Attention, je ne veux pas dire qu’il s’agit de ton père. Je sais seulement qu’il lui a fait faire des « essais ». Finalement, elle n’a pas décroché le rôle, voilà. Peut-être qu’elle n’était pas taillée pour la comédie musicale. Va savoir ! Ici, pour réussir, le talent ne suffit pas. Des gens doués, il y en a des tas. Pour sortir du lot, il faut en vouloir et se battre, sans avoir peur de porter des coups bas. Ta mère n’était pas une guerrière. Moi je me suis bagarrée pour avoir Trevor, crois-moi, et depuis, je n’ai pas baissé la garde. Pas question de perdre ce que j’ai acquis à la force du poignet.
La connotation sexuelle de sa remarque me fait rire. Quand Ava pige l’allusion, elle rit aussi. Sans retenue, presque vulgairement. Évelyne perce sous le masque de respectabilité qu’elle s’est forgé.
— Allez, va te coucher, ma poulette, tu tombes de sommeil, je le vois bien.
Un caniche nommé Bijou
Quand Ava m’a présenté Bijou, troisième du nom, j’ai eu un choc. Le pauvre caniche venait de sortir du salon de coiffure pour chiens le plus chic de Manhattan. Il empestait le parfum et il ne lui restait sur le caillou que les six pompons de sa tête, de ses pattes et de sa queue. Le coiffeur n’y était pas allé de main morte avec la tondeuse.
Bijou se débattait comme un beau diable dans les bras de sa maîtresse qui l’étouffait sous l’assaut de ses baisers. Je l’ai saisi doucement pour le poser sur le sol et je me suis accroupie devant lui. Nous nous sommes plus au premier regard. Le caniche a compris que j’allais le traiter comme un animal et non pas comme un bébé à quatre pattes. Je sais y faire avec les chiens. Ceux de la ferme ont longtemps été mes seuls amis.
Son collier est tellement rutilant qu’on le croirait en diamants. Quand je lui ai innocemment posé la question, Ava a répliqué que c’était « du Swarovski » et qu’il n’en était pas moins précieux. J’en ai pris bonne note. Elle a également confirmé que le job de promeneuse de caniche faisait partie du deal conclu avec ma mère. Je n’ai pas osé lui demander si elle me considérait comme une invitée logée et nourrie en échange de quelques services ou comme une sorte d’au pair en droit de recevoir au moins de l’argent de poche. J’ai assez d’économies pour me passer de salaire pendant trois mois tout en continuant à régler le loyer de mon studio mais je préférerais qu’elles ne fondent pas trop au soleil de New York.
Hier, Ava m’a accompagnée pour la première promenade dans Central Park qui se situe à proximité de l’appartement. Je tenais la laisse de Bijou. J’ai remarqué qu’il s’étranglait dans son collier dès que l’un de ces gros écureuils gris qui pullulent dans le parc, croisait son chemin, avant de se tourner vers moi, l’air de supplier : « lâche-moi la grappe que je m’éclate un peu. »
À part les écureuils qui risquent de compliquer ma vie de promeneuse de caniche, je me dis que c’est un job plutôt agréable. Le cadre est idyllique, le spectacle fascinant et je commence à percevoir la réalité de mon rêve. Si j’avais l’occasion de croiser le fantôme de Marilyn en train de balader Hugo, son basset, planquée sous un foulard et des solaires, je ne serais même pas étonnée.
Les écureuils de Central Park
Ce matin donc, première promenade en solo. Ava a eu beau me rassurer en prétendant que je ne risquais pas de me perdre puisque Bijou connaissait l’itinéraire par cœur, je suis sur le qui-vive. En traversant l’immense place de Colombus Circus, j’ai peur qu’il m’échappe et se fasse écraser. Par chance, le caniche me facilite la tâche. Il pile devant les passages piétons et se retourne souvent pour vérifier que je le suis. J’ai plutôt l’impression que c’est lui qui me promène et qui s’inquiète pour moi.
À l’intérieur du parc, je me détends un peu et rallonge la laisse pour qu’il puisse s’ébattre sans trop de contraintes. Il se confirme que ce chien a une fascination pour les écureuils. Et justement, alors qu’il est en train d’en courser un qui galope en direction d’un arbre qui, par bonheur, ne bouge pas, un homme s’emmêle les baskets dans la laisse et s’étale de tout son long à mes pieds. Dans une langue bizarre que je n’ai jamais entendue, il lâche ce qui sonne comme une bordée d’injures
Embarrassée, je me penche vers lui.
—Je suis désolée. Vous n’êtes pas blessé, dis-je dans mon anglais aux accents marilyniens.
Pas de réponse. Quand il se relève, je suis rassurée de constater qu’il saigne juste du front et des paumes. C’est le zoom de son appareil photo qui a accusé le choc et qu’il examine d’un air plus que préoccupé. Une larme de sang s’écoule de son grand front que je prends l’initiative de tamponner à l’aide d’un mouchoir en papier parfumé.
— Oh mon Dieu, vous saignez !
J’ai dramatisé la situation, histoire de justifier la familiarité de mon geste.
L’homme – une trentaine d’années à vue de nez – me dévisage avec étonnement, comme
s’il s’apercevait seulement de ma présence. Sous ce regard insistant, je sens le rouge me monter aux joues.
— Française ? demande-t-il, alors que Bijou lui mordille les mollets en signe d’affection. Je hoche la tête.
— Et vous, touriste ?
Bizarrement, alors qu’il a vraiment le look touriste, ma question le déride.
— New Yorkais.
De plus en plus gênée, je balbutie :
— Je disais ça à cause de l’appareil photo. J’espère qu’il n’est pas trop abimé, je ne sais
pas comment...
Il indique un kiosque tout proche, entouré de quelques tables.
— Offrez-moi quelque chose à boire, si vous tenez absolument à vous faire pardonner.
— Avec plaisir, dis-je, gagnée par le soulagement.
Une fois installés avec nos canettes de Coca light, j’enfile la laisse du caniche dans le pied
de la table en me demandant de quoi ce parfait inconnu et moi allons pouvoir parler. J’avoue qu’il m’intimide. Surtout à cause de la façon dont il me dévisage sans la moindre gêne. De mon côté, je suis fascinée par la couleur inhabituelle de ses iris – un vert clair pailleté d’or – et la forme étirée de ses yeux qui lui donne presque un regard de loup.
— C’est quoi votre nom ?
— Marie-Line.
Il me tend la main en souriant par-dessus notre petite table.
— Enchanté, Marilyn.
J’aime la façon dont il fait sonner mon prénom.
— Moi, c’est Darius, finit-il par lâcher du bout des lèvres, comme s’il s’agissait d’un secret
de famille.
— Darius comme...
— Comme une tripotée de rois de Perse, oui.
Bijou qui, fatigué de chasser les écureuils, somnole sagement à ses pieds, se met à lui
lécher les baskets qui ont besoin d’un sérieux décrassage.
— Je ne connais que Darius le Grand, dis-je, pour me faire mousser, tout en espérant ne
pas être interrogée sur les dates du règne de ce grand roi, ni sur la géolocalisation de son empire.
— Mes lointains ancêtres sont originaires d’Iran, se croit-il obligé de préciser. Mais je suis le fruit du brassage des civilisations orientales.
Sous sa barbe broussailleuse et son épaisse tignasse en bataille d’un châtain tirant sur le roux, il est difficile de déterminer si ce « brassage » a produit un résultat harmonieux.
Nous éclusons nos sodas en débitant des banalités sur la géographie, la météo et les caniches nains. Une alerte se déclenchant sur son portable met fin à cet échange sans queue ni tête. Darius déploie sa grande carcasse.
— Il faut que je retourne bosser. Salut, Marilyn. À une prochaine fois, qui sait ?
— Qui sait ? réponds-je, l’air de celle qui n’y croit pas trop.
Scotchée à ma chaise en plastique moulé, je le regarde s’éloigner en vitesse de son long
pas élastique. Toujours prisonnier du pied de table, Bijou manque s’étrangler en tentant de le poursuivre.
Ma déception est dure à avaler. Je ne suis pas certaine de souhaiter revoir ce mystérieux photographe à la voix envoûtante, mais mon ego vient d’en prendre un coup. Il ne m’a même pas lâché son numéro de téléphone. Preuve qu’à ses yeux, je ne suis pas digne d’être revue autrement que par la grâce du hasard. Pour me consoler, je décrète qu’il est moche et que se planquer dans un buisson avec un objectif à zoomer à des kilomètres paraît plus que louche.
De là à soupçonner qu’il s’est attribué un faux prénom, juste pour m’embrouiller, il n’y a qu’un pas que je franchis sans état d’âme. Si ça se trouve, je suis tombée sur un pédophile qui prend en catimini des photos de petites filles et de petits garçons devant lesquelles il se masturbe le soir dans sa piaule sordide.
Bijou lorgne toujours d’un air dépité dans la direction du présumé pervers. Accroupie devant lui, j’ébouriffe ses oreilles bouclées.
— Te bile pas, doggy. Si on ne le revoit pas, on n’en fera pas une maladie ! Ce mec n’en vaut sûrement pas la peine.
Le caniche, qui, dès le début, a senti que je l’aimais bien, aboie en signe d’approbation et me lèche la joue en signe de compassion.
ooOoo
Je me présente, je m’appelle Darius et je crois nécessaire de me glisser discrètement dans ce récit. Rien ne m’y oblige mais personne ne peut m’en empêcher et surtout pas la narratrice. Si j’exprime mon point de vue ici, c’est pour donner un autre éclairage à l’histoire. Disons, un éclairage masculin. Et aussi pour me justifier. J’espère qu’on ne m’en voudra pas.
Revenons à Marilyn. Qu’elle m’ait pris pour un pervers, je peux le comprendre. Il est vrai que la filais discrètement depuis son entrée dans le parc. J’admets aussi que j’étais distrait par ses fesses joliment moulées par son short en jean effrangé. De tête, elle avait quelque chose de Marilyn Monroe, et pas seulement à cause de sa blondeur. Ça tenait à son sourire et à son air mutin. Je me suis dit qu’elle devait très bien prendre la lumière. En attendant d’en avoir la confirmation devant les tirages des photos d’elle que je venais de voler, je me suis demandé comment l’aborder sans risquer un râteau. D’habitude, je fonce sans me poser de questions. Avec elle, je pressentais que ce serait plus délicat.
C’est le chien qui a précipité la rencontre. Parce que j’étais distrait par la démarche de sa belle promeneuse, je n’ai pas fait gaffe et je me suis emmêlé les quilles dans la laisse au moment où il a amorcé un demi-tour inattendu. « Et voilà ! », comme disent les Français. J’avoue qu’on fait moins pitoyable comme entrée en matière. Heureusement pour moi, elle a pris les choses en main. Ensuite, j’ai improvisé. Je n’aime pas me faire mousser mais j’ai eu l’impression de l’avoir troublée. En tout cas, elle a mordu à l’hameçon. Il suffisait de voir sa mine désappointée quand je l’ai plaquée tout net !
Pauvre Marilyn. Si elle savait, elle aurait des raisons plus sérieuses de m’en vouloir.