Auteur Sujet: Saisir le jour de Marjorie Levasseur  (Lu 134 fois)

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Saisir le jour de Marjorie Levasseur
« le: jeu. 09/01/2025 à 15:29 »
Saisir le jour de Marjorie Levasseur



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Site auteure : Marjorie Levasseur

Résumé :

Nathalie vient à peine d’entamer la quarantaine que sa mémoire commence à faillir. Quand le diagnostic d'un Alzheimer précoce tombe, l'urgence de réparer ses relations avec sa mère et d’obtenir des réponses à ses questions l'accapare.
Mais comment renouer avec celle qui a été si longtemps absente ? Comment se créer de nouveaux souvenirs avec elle et tous ceux qu’elle aime, en sachant qu’ils seront les premiers à être oubliés ?
D’Auxerre à Grignan, en passant par Avignon, Nathalie et ses proches devront tenter de resserrer leurs liens pour affronter les répercussions que la maladie de la jeune femme aura sur leurs vies et leur façon d’appréhender ce qui risque d’être perdu et le futur à venir.
Ils tenteront de ne pas perdre de vue le plus important : profiter de chaque moment comme si c’était le dernier.
Saisir le jour, sans penser au lendemain.


Saisir le jour

Prologue

Trente-six ans plus tôt

Derrière la vitre de la fenêtre de sa chambre située au premier étage de leur immense maison, Nathalie regarde la berline grise de sa mère s’éloigner dans l’allée jusqu’à ce qu’elle ne devienne plus qu’un minuscule point à l’horizon.
Elle n’a pas versé une larme. À six ans, on est une grande fille, on ne pleure pas sur sa mère… sauf quand elle meurt. Et sa maman n’est pas morte, non, elle est plus vivante que jamais. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle part pour les États-Unis. Pour profiter de cette opportunité que lui offre la vie et qui, selon elle, ne se présentera pas deux fois. Un contrat de cinq ans avec le Carnegie Hall, ça ne se refuse pas. La carrière de Danielle Hoffmann, la star montante du chant lyrique, va tutoyer le firmament avec cette série de concerts à guichets fermés, que seuls quelques élus pourront s’offrir.
La mère de Nathalie a du talent et elle le sait. Elle a travaillé d’arrache-pied durant de longues années pour atteindre ce niveau vocal, alors renoncer à ce précieux sésame qui lui ouvrira les portes des plus belles scènes mondiales pour son mari et sa fille ? Jamais de la vie !
Heureusement, le papa de la petite Nattie est là. Elle compte plus à ses yeux que n’importe qui. C’est ce qu’il lui dit. Tous les jours. Mais elle n’est pas dupe. Même si elle sait qu’il l’aime, l’adoration qu’il a pour sa mère est au-dessus de tout. Et comme il en est fou et refuse de la perdre, il la laisse partir, de peur qu’elle ne le quitte définitivement.
Les yeux brouillés et les bras croisés sur sa poitrine, Nathalie murmure :
— Je ne veux pas me marier. Jamais. Il y en a toujours un des deux qui aime plus que l’autre. Je préfère rester seule plutôt que de n’avoir que des miettes…

Chapitre 1

À travers le hublot, Danielle regardait, comme hypnotisée, l’avion se rapprocher du gris du tarmac de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle. C’était la première fois qu’elle revenait en France depuis dix ans. Paris n’était qu’une étape. Dès le lendemain, elle prendrait le train pour Auxerre. Elle avait prévenu Nathalie par courrier – postal, bien entendu, elle restait hermétiquement réfractaire aux mails. Elle n’avait pas eu de réponse à sa lettre et cela l’inquiétait un peu, elle devait bien l’avouer…
La dernière fois qu’elle s’était entretenue avec sa fille au téléphone, c’était à peine si celle-ci avait prononcé une phrase complète. Leur relation avait toujours été compliquée. Danielle était certaine que la petite fille qui sommeillait en elle lui en voulait encore de l’avoir laissée en France il y a trente-six ans. Nathalie pensait probablement qu’elle était une mère égoïste. Elle avait sans doute raison… en partie. Mais le fait que Danielle ait temporairement quitté mari et enfant pour faire carrière – même si le temporaire devait initialement durer cinq longues années –, ne signifiait pas, pour elle, qu’elle ne les aimait pas. Bien au contraire. Si elle avait choisi de rester en France en refusant cette opportunité de se produire au Carnegie Hall, elle l’aurait regretté toute sa vie et leur aurait fait payer son amertume, d’une façon ou d’une autre, même involontairement. Elle ne voulait pas que Benoît et Nathalie subissent ses frustrations, alors elle était partie… Ce fut le début d’une longue série d’absences, car ce premier contrat avec cette salle mythique avait ouvert une porte qui l’avait menée à toujours plus de concerts, sur les scènes les plus réputées.
Elle rêvait de devenir chanteuse lyrique depuis toute petite. Et plus tard, quand les adolescentes de son âge affichaient fièrement les posters de chanteurs à la mode sur les murs de leur chambre, elle ne possédait que des clichés de Maria Callas. Elle écoutait La Traviata et La Bohème en boucle, les yeux fermés, et des frissons parcouraient son corps. Ses parents avaient vite compris qu’il ne s’agissait pas que d’une tocade et l’avaient inscrite à des cours de chant lorsqu’ils avaient réalisé qu’elle avait déjà des capacités vocales hors normes.
Elle travaillait sans relâche et n’avait cure de ne pas profiter à fond de cette période de sa vie, comme toutes les autres filles qui couraient les garçons et faisaient du shopping. Elle avait mieux à faire. Les histoires de cœur n’étaient clairement pas sa priorité. Elle avait laissé quelques adolescents la courtiser, mais pas davantage, car il n’y avait de place que pour le chant dans son existence.
Pourtant, quelques jours après son vingt-deuxième anniversaire, elle avait fait une rencontre qui allait bouleverser toutes ses certitudes. Celle de Benoît Garnier, Icaunais de son état. Elle participait à la représentation d’une chorale en tant que soliste. Le groupe vocal faisait une sorte de tournée dans plusieurs villes de France, notamment les préfectures de certains départements, et Auxerre en faisait partie. Pour une jeune Drômoise comme elle, qui n’avait jamais quitté sa région, c’était un sacré dépaysement.
À la fin du spectacle, elle avait eu la surprise de voir ce beau jeune homme, à peine plus âgé qu’elle, s’avancer jusqu’à la scène de la salle dans laquelle ils s’étaient produits, lui tendre une seule et unique rose. Sans détour, il lui avait demandé de l’épouser. Elle avait éclaté de rire, plus par nervosité que par moquerie et il lui avait avoué suivre la troupe de choristes à travers toute la France, juste pour l’entendre chanter. Cela l’avait vraiment touchée. Elle n’avait bien entendu pas accepté sa proposition d’épousailles… enfin, pas à ce moment-là du moins.
Benoît et Danielle s’étaient communiqué leurs coordonnées, s’étaient écrit des lettres interminables. Après chaque concert, ils se retrouvaient autour d’un verre à deviser sur tout et n’importe quoi et avaient fini par échanger leur premier baiser un soir de pluie, devant l’entrée de l’hôtel où logeaient l’ensemble des chanteurs. Leur relation était restée très chaste pendant de longues semaines et puis, lors des chauds mois d’été, ils s’étaient promis de se voir à Grignan – là où elle vivait avec ses parents – pour quelques jours, et ce fut là, dans une petite chambre d’hôtel sans prétention qu’ils s’étaient donnés l’un à l’autre.
Un sourire empreint de nostalgie étira les lèvres de Danielle au souvenir de cette nuit d’amour. La première d’une longue série. Avant Benoît, elle avait connu des flirts sans conséquences, ne désirant pas s’attacher ni accorder trop d’importance à un homme. Mais elle n’avait pas prévu de tomber si vite amoureuse. Si vite, et si fort…
Pour autant, l’amour n’avait pas réussi à supplanter le chant dans l’ordre de ses priorités. Danielle voulait toujours devenir une grande cantatrice et l’homme qui l’aimait et allait être son époux devrait accepter de passer au second plan, voire de vivre dans son ombre. Benoît n’avait eu aucun mal à s’accommoder de cette situation et pour cause : c’était de la chanteuse dont il était tombé amoureux en premier lieu et il ne recherchait pas la lumière. Son soleil, c’était Danielle, et cela lui suffisait… C’était le cas jusqu’à ce que le couple voie arriver dans leur existence cette petite fille qui n’était pas prévue. Pas aussi tôt, dès leur première année de mariage.
Danielle avait aimé son bébé dès que la sage-femme l’avait mis entre ses bras. Mais elle avait toujours su, au fond de son cœur, que ce petit être ne pourrait, à lui seul, combler le manque créé par un éventuel abandon de ses projets de carrière. Il en était de toute façon hors de question. Le statut de mère au foyer n’était pas pour Danielle, elle avait d’autres ambitions.
Aussi, quand six ans plus tard, le Carnegie Hall lui avait proposé ce contrat en or, elle n’avait pas réfléchi longtemps avant de faire ses bagages. À partir de ce moment, la vie des Hoffmann-Garnier s’était partagée pendant cinq années entre la France et les États-Unis, même si Benoît et sa fille, Nathalie, passaient le plus clair de leur temps dans l’Hexagone pour assurer à l’enfant la stabilité nécessaire à son épanouissement aussi bien scolaire qu’amical. Danielle ne s’était pas interrogée plus que cela sur le déséquilibre émotionnel de sa fille induit par l’absence quasi permanente de sa mère à ses côtés. Benoît assumait son rôle de père à merveille. Suffisamment en tout cas pour pallier les carences de sa femme. C’était du moins ce dont Danielle avait fini par se persuader…
Avec les années, le fossé entre la mère et la fille s’était creusé jusqu’à devenir un abîme cinq ans auparavant lorsque Benoît avait quitté ce monde, emporté dans un stupide accident de la route. Danielle, prétextant des obligations professionnelles qui l’empêchaient de rester – elle avait exercé en tant que répétitrice et professeure de chant après la fin de sa carrière de cantatrice – était repartie aux États-Unis, son précieux port d’attache, aussitôt la cérémonie religieuse finie, sans un regard ni même un mot pour Nathalie, ce qui avait suscité une incompréhension totale de la part de celle-ci et des reproches s’en étaient suivis. Forcément. Comment expliquer à sa fille qu’il lui était viscéralement intolérable d’entrer dans ce cimetière, de voir le corps de son unique amour disparaître six pieds sous terre. Danielle était encore rongée par le remords et la culpabilité d’avoir préféré fuir plutôt que d’enterrer dignement son mari et d’accompagner son enfant dans la peine qui était aussi la sienne.
Elle avait toujours su qu’il lui serait impossible de revenir en arrière. Elle devrait vivre avec ce poids. Éternellement.

Chapitre 2

— Écureuil, tasse, soleil, m… Mince, qu’est-ce que c’est déjà ?
Nathalie regarda le cahier posé devant elle sur la table et lutta contre la tentation de l’ouvrir. Elle butait toujours sur le dernier mot, quel qu’il fût. Ils étaient pourtant tous d’une simplicité désarmante. Elle les choisissait d’ailleurs dans ce seul but : qu’ils lui reviennent plus facilement en mémoire. D’aucuns auraient souligné que c’était une sorte de tricherie, qu’elle se rendait ainsi la tâche beaucoup plus aisée et qu’il n’y avait plus de challenge. Certes, mais cela la rassurait. Enfin… quand elle se les rappelait tous, ce qui était de plus en plus rarement le cas, elle devait bien l’admettre.
Nathalie ferma les yeux et prit une longue inspiration. Un objet rond, de couleur orange, prit forme dans son esprit.
— Mandarine !
Elle se retint de sauter de joie. Son enthousiasme bruyant n’aurait pas manqué d’interroger Audrey et elle n’avait pas envie de lui parler de cet exercice quotidien auquel elle s’adonnait depuis plusieurs mois déjà… Depuis ce jour où elle s’était retrouvée sur la place Charles Surugue, face à la statue de Cadet Roussel, sans savoir exactement pourquoi elle s’était rendue au centre-ville d’Auxerre alors qu’elle n’avait rien de spécial à y faire, à première vue. Son rendez-vous chez l’ostéopathe lui était revenu une heure plus tard quand la secrétaire de celui-ci l’avait appelée pour s’enquérir de la raison de son absence.
Elle n’avait jamais oublié une consultation médicale ou paramédicale. Jamais. Ses proches louaient sans cesse sa mémoire d’éléphant. Elle se rappelait tout, même le plus infime détail, aussi inutile qu’il fût. Ce qui lui arrivait depuis quelque temps en était d’autant plus frustrant. Elle ne supportait pas ces failles toujours plus nombreuses dans ses capacités intellectuelles. Parce que ses troubles ne se limitaient pas à l’absence de souvenir de ce qu’elle avait fait une demi-heure plus tôt, son vocabulaire lui faisait de plus en plus défaut. Elle utilisait un mot pour un autre ou bien ne trouvait pas la dénomination appropriée d’un objet. Elle l’avait, chaque fois, sur le bout de la langue sans parvenir à le faire émerger de son cerveau. Comme cette… cette…
D’un geste rageur, Nathalie ouvrit le cahier pour découvrir le nom dont elle avait réussi à se rappeler quelques secondes auparavant.
— Saleté de mandarine !
— Qu’est-ce que ce pauvre fruit a bien pu te faire ? lui lança Audrey, sur le pas de la porte du salon.
Elle sursauta, ne l’ayant pas entendue arriver. La panique la submergea. Qu’allait-elle bien pouvoir inventer comme raison à son éclat de voix ? Il fallait qu’elle trouve une explication qui tienne la route, mais son cerveau avait beau tourner à plein régime, rien ne lui venait. C’est alors qu’elle remarqua l’enveloppe que la jeune femme gardait dans sa main.
— Le facteur est passé ? s’étonna Nathalie.
Audrey fronça les sourcils, tentant sans doute de discerner si la question de sa compagne visait ou non à détourner son attention sur autre chose que cette fichue mandarine. Elle ne pouvait pas savoir que Nathalie avait presque déjà remisé ce fruit dans un recoin de son esprit.
— Je… Non, cette enveloppe ne provient pas de la boîte aux lettres, mais du congélateur.
Nathalie darda sur Audrey un regard moqueur.
— Tu te paies ma tête, c’est ça ?
— Non. En fait, je venais justement te demander pourquoi tu avais mis ce courrier de ta mère à cet endroit quand je t’ai entendue pester contre cette mandarine. Je sais bien que les choses sont un peu tendues entre vous, mais de là à planquer sa lettre à côté des glaçons…
— Ça vient de Danielle ?!
Depuis le départ de sa mère de la maison familiale quand elle avait six ans, Nathalie rechignait à appeler celle-ci autrement que par son prénom. Selon elle, le mot « maman » était un terme beaucoup trop affectueux pour lui être attribué, quant à celui de « mère », elle ne le méritait tout simplement pas… Audrey hocha la tête. Le visage de Nathalie perdit de ses couleurs. Et pas seulement parce que sa mère était en cause, non. Ce qui la perturbait le plus était qu’elle se doutait bien que la présence de cette lettre dans cette cachette absurde était encore une conséquence de ses absences de plus en plus régulières. Elle avait dû la placer là sans réfléchir et l’y oublier… comme nombre de choses ces derniers mois.
— Et… que dit-elle ? demanda Nathalie d’un air qu’elle voulait détaché.
— Je ne l’ai pas ouverte, Nat, tu le vois bien. Je ne me serais pas permis de le faire sans ton autorisation… Mais pourquoi tu l’as mise là-dedans ?
Nathalie haussa les épaules.
— Je n’ai pas fait attention. J’ai dû prendre le courrier en rentrant des courses et elle se sera glissée entre deux pizzas surgelées durant le rangement, voilà tout.
Elle voyait bien qu’Audrey était moyennement convaincue par sa réponse – d’autant plus qu’elle achetait rarement, voire jamais, ce genre de produits –, mais elle ne s’imaginait pas lui expliquer que chaque jour qui passait, elle perdait un peu plus d’elle-même, de ce qui composait sa vie, ses souvenirs. Dieu seul savait si elle ne finirait pas par l’oublier, elle aussi…
Nathalie secoua la tête. Elle refusait d’y penser. Elle espérait au plus profond d’elle-même que ces omissions n’étaient pas dues à cette maladie neurodégénérative qui touchait habituellement les plus de soixante-cinq ans, mais n’épargnait pas pour autant les personnes de son âge, même si c’était dans une moindre mesure. Car si elle-même ne pourrait avoir conscience de ne plus reconnaître ses proches, ceux-ci en revanche en souffriraient fatalement. Audrey, Fanny… Elle ne pouvait en supporter l’idée.
— Nat, ça va ? Tu es toute pâle… s’enquit sa compagne en prenant place auprès d’elle sur le canapé.
— Je… Tu veux bien me dire de quoi parle Danielle dans sa lettre, s’il te plaît ?
— Tu ne souhaites pas la lire toi-même ? s’étonna Audrey.
— Non, je préfère que ce soit toi… Et fais-moi un résumé, ça suffira.
La jeune femme hésita un instant avant d’opiner du chef et de décacheter l’enveloppe avec précaution. Elle déplia délicatement l’unique feuillet et déchiffra silencieusement le contenu du message. Nathalie observait le visage d’Audrey et s’inquiéta lorsque celle-ci fronça le nez en grimaçant.
— Quoi ?
— Ça ne va pas te plaire…
— Qu’est-ce qu’elle dit ?
Audrey lâcha un long soupir avant de déclarer :
— Elle t’informe de son retour en France. Et elle doit arriver à Auxerre dans…
Elle regarda sa montre.
— Exactement trois heures et vingt-six minutes.
— C’est une blague ?! s’exclama Nathalie en se levant d’un bond. Elle s’invite comme ça, sans même me demander mon avis et…
— Elle n’a pas l’intention de loger ici, Nat. Elle a réservé une chambre d’hôtel.
Nathalie sembla prise d’un soudain accès de panique, s’agitant en tous sens.
— Mais… mais, elle aurait quand même pu me prévenir plus tôt !
Audrey reprit l’enveloppe entre ses mains et vérifia le cachet de la Poste.
— Elle t’a envoyé cette lettre il y a plus d’un mois, mon cœur…
Nathalie fixa Audrey sans rien dire.
Plus d’un mois… Elle frissonna malgré elle. Tant de choses se délitaient en elle…
 
Chapitre 3

Dire qu’Audrey était inquiète eût été un euphémisme. Elle trouvait l’attitude de Nathalie particulièrement étrange ces derniers temps. Au début, elle avait mis cela sur le compte de la fatigue due à sa charge de travail grandissante au musée dans lequel elle exerçait en tant que conservatrice du patrimoine. Une nouvelle collection allait prendre place dans une des salles récemment rénovées et Nathalie courait à droite et à gauche pour que tout soit prêt en temps voulu. Audrey connaissait elle-même très bien le milieu de l’art, étant galeriste de profession – c’était d’ailleurs lors d’une exposition qu’elle avait organisée dans sa galerie qu’elle avait rencontré Nathalie – mais ça ne pouvait suffire à expliquer l’actuel air désorienté de Nat.
Celle-ci semblait totalement perdue, dépassée… Le retour de sa mère la perturbait, c’était certain, mais il y avait autre chose et Audrey ne parvenait pas à comprendre quoi. Et ce courrier trouvé dans le congélateur était, selon elle, un indice de plus de la distraction de Nathalie. Et c’est ce qui l’inquiétait. Sa compagne était plutôt le genre de femme ayant les pieds résolument ancrés sur la terre ferme et la tête sur les épaules. Elle ne se laissait pas facilement distraire. Non, ça c’était davantage la nature profonde d’Audrey : bohème, un peu rêveuse… une âme d’artiste. Mais pas Nathalie, non. Nathalie était un pilier, un roc dont rien ne pouvait venir troubler la sérénité.
En temps normal, et quand la mère de celle-ci n’entrait pas dans l’équation.
Là, visiblement, ce n’était pas juste un grain de sable qui enrayait le mécanisme, mais quasiment une dune. Elle ne l’avait jamais vue dans cet état.
Elles avaient fait connaissance deux ans auparavant et vivaient sous le même toit depuis seulement huit mois. Nathalie avait voulu prendre son temps, être sûre. Pour elle, leur relation n’était pas une mince affaire, et pour cause… elle n’allait pas forcément de soi. En effet, quand Audrey était entrée dans la vie de Nat, celle-ci était en ménage avec… un homme. Lionel. Et leur duo ne connaissait aucune crise majeure, il était même loin de battre de l’aile. Le couple s’entendait bien, une complicité très forte les liait, mais justement… Le lien qui les attachait l’un à l’autre avait davantage les allures d’une belle amitié que celles d’un grand amour. Audrey avait su déceler cette faille quand le regard de Nathalie avait croisé le sien lors de cette fameuse exposition qui avait tout changé dans leurs vies.
Au contraire d’Audrey, qui avait compris dès son plus jeune âge qu’elle préférait les femmes, Nathalie n’avait fréquenté que des hommes et n’avait jamais été attirée par quelqu’un du même sexe. C’était d’ailleurs ce qu’elle disait régulièrement à ses proches :
« Quand mon cœur s’est emballé pour Audrey, ce n’est pas d’une femme dont je suis tombée amoureuse, mais d’une personne. »
Nathalie avait toujours refusé d’être catégorisée, mise dans une case. Elle ne voulait pas mettre un nom sur cet amour-là. C’était une histoire comme les autres et elle s’y épanouissait. Oui, Audrey était certaine que sa compagne ne se posait désormais plus de question sur le bien-fondé de leur relation. Son ex-conjoint avait fini par accepter les choses, Nat avait même gardé de très bons rapports avec lui. Elle était heureuse.
Il n’y avait qu’une seule ombre au tableau : Fanny. L’enfant née de l’union de Nathalie et Lionel. Une jeune femme de vingt et un ans pourrie gâtée qui n’appréciait pas du tout que sa mère ait rompu avec son père… et pour une femme qui plus est ! Oh, elle n’était pas homophobe, non, mais voir celle qui l’avait élevée quitter le nid familial parce qu’elle s’était amourachée de quelqu’un d’autre que ce père qu’elle idolâtrait, c’était tout bonnement incompréhensible pour elle.
Mais Fanny avait l’intelligence – ou la perfidie, plutôt – de ne jamais attaquer frontalement sa mère sur le sujet. Elle préférait s’en prendre à Audrey, de façon insidieuse cependant, et jamais en présence de Nathalie. Et Audrey, refusant de mettre de l’huile sur le feu de ses relations déjà tendues avec sa « belle-fille », ne parlait jamais en mal de Fanny, passait sous silence ses petites piques bien senties qu’elle disséminait ici et là, sans en avoir l’air.
Elle reconnaissait en revanche devant sa compagne que Fanny semblait ne pas l’apprécier. Nathalie lui rétorquait invariablement qu’il était normal que sa fille ait un peu de mal à se faire à la situation, mais qu’elle finirait par accepter les choses. Audrey se gardait bien de répliquer qu’elles étaient en couple depuis déjà un moment et qu’il était peut-être temps d’admettre que sa mère et son père ne se remettraient jamais ensemble. Elle pouvait concevoir qu’une enfant qui avait toujours vécu avec ses deux parents – parents qui, somme toute, s’étaient toujours bien entendus – ait du mal à faire le deuil du duo qu’ils avaient formé. Mais Fanny était une adulte. Une jeune adulte, certes, mais une adulte quand même, et son attitude relevait, selon Audrey, davantage de la contrariété que d’un réel chagrin.
Audrey était l’ennemie à abattre, point. Mais celle-ci n’avait aucune envie d’entrer en guerre avec la fille de celle qu’elle aimait. Elle aurait préféré s’en faire une alliée, voire une amie. Avec ses anciennes relations amoureuses, ce conflit ne s’était jamais présenté, car elle n’avait jamais fréquenté que des femmes célibataires, sans enfant. La question d’un potentiel antagonisme filial ne s’était donc jamais posée. Elle avait plus souffert de la jalousie des ex de ses partenaires qui gardaient alors, à son grand dam, une place prépondérante dans l’existence des femmes qu’elle avait aimées…
Aux côtés de Nathalie, elle savait qu’elle n’avait rien à craindre sur ce point. Celle-ci n’éprouvait plus d’amour pour son ancien compagnon, juste de la tendresse et un profond respect. Mais cette aversion certaine de Fanny envers elle la contrariait. Car s’il y avait bien une chose dont Audrey avait conscience, c’était que Nathalie aimait sa fille plus que tout et qu’elle ne tirerait rien de bon à tenter de lui montrer le véritable visage de Fanny…
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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