Auteur Sujet: Sans relâche de Isabelle Morot-Sir  (Lu 5033 fois)

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Sans relâche de Isabelle Morot-Sir
« le: jeu. 21/06/2018 à 18:57 »
Sans relâche de Isabelle Morot-Sir



Aujourd’hui

Un frisson imperceptible agitait les houpiers des érables embrasés par la saison, effleurant les cimes flexibles des mélèzes. Le souffle frôla la surface étale du lac, faisant naître d’imperceptibles vaguelettes qui allèrent en clapotant sur la rive en galets, heurtant dans le même élan un vieux ponton en bois dont les planches grincèrent en mille protestations douloureuses.
Des feuilles s’étalaient en tapis éclatants, parsemant le toit moussu d’une rude maison en fuste. C’était là plus une cabane, blottie en animal têtu contre le flanc arrondi d’une colline, qu’une réelle demeure. Du moins, pas ce qu’on pouvait en attendre actuellement !
Toutefois, un mince filet de fumée s’élevait en panache de la cheminée faite dans ces lourds galets apportés par le lac. Le souffle l’emmenait en tourbillons, dispersant son odeur de bois et de résine au-dessus de la forêt. À des dizaines de milles de là, un ours se redressa, éternua, avant de se remettre à grignoter un massif de mûres tardives. Il était plus que temps pour lui de partir hiberner, il le savait, mais comment résister à ces dernières douceurs ?
Dans la cabane-maison, une voix s’éleva accompagnée du raclement caractéristique d’une porte qui s’ouvre. Un écureuil au pelage argenté se figea, les joues gonflées des pignons qu’il récoltait sur le vénérable sapin jouxtant l’habitation. La porte fut rabattue avec brutalité, tandis qu’une masse confuse de poils gris, roux et blanc soutenue par de nombreuses pattes, s’élança en jappant. Une jeune femme aux cheveux châtain clair, vaguement ramenés en queue de cheval, considéra la joie de ses compagnons avec un court sourire, tout en lançant :
—   Ne partez pas trop loin les gars !
C’était bien inutile. Les deux frères étaient déjà hors de portée, tout entier concentrés sur la piste encore fraiche d’un lapin. Ils avaient ignoré celle d’une moufette, l’expérience étant une excellente alliée à certains moments ! Leurs longs nez collés au sol, ils trottaient sans bruit sur l’humus souple du sous-bois, dérangeant à peine les aiguilles de pins qui recouvraient le sol.
Là-bas, sur le pas de la porte, la jeune femme respira avec une satisfaction apaisée l’air frais de cette première matinée d’un été indien radieux. C’était le troisième miracle automnal auquel elle assistait, ces journées d’étranges parenthèses à la douceur estivale et cependant enflammées par cette saison. Celui-ci, néanmoins, avait un je ne sais quoi de particulier, de plus exceptionnel encore. Peut-être est-ce la douceur presque tiède de l’air ? La flamboyance de la forêt boréale ?
En cet instant la beauté du présent la submergea. Elle resta là, à se laisser envahir par l’intensité du moment, heureuse de pouvoir aujourd’hui se permettre ce luxe. Heureuse non pas d’avoir oublié, l’oubli n’était pas envisageable, mais de pouvoir vivre en appréciant les cadeaux de l’instant. Le passé était fini, ne lui apportant que douleurs et regrets sur lesquels elle n’avait nulle prise. Le futur, lui, s’étendait telle une terre inconnue noyée de brumes. Seul le présent lui appartenait. Depuis le temps elle avait appris à l’apprivoiser et à s’en contenter. Elle repoussa une mèche trop longue, trop indisciplinée, échappée comme des dizaines d’autres de leur vague attache.
Elle s’étira, bâilla avec un plaisir tout animal avant de songer qu’il était plus que temps d’envisager un café. Elle avait travaillé une bonne partie de la nuit, comme souvent lorsqu’elle devait se mettre d’accord avec l’un des nombreux auteurs français pour lesquels elle collaborait. Le décalage horaire n’était pour eux en aucun cas leur affaire. Seule comptait la traque de la plus minuscule faute ou coquille. Par chance, c’était une sorte de jeu auquel elle excellait. Elle frissonna dans son gros pull en laine, enfilé sur un top blanc et un short en jeans usé qui avait dû connaitre des jours meilleurs, mais qu’importait cela. Elle referma la porte et se dirigea vers le coin cuisine qui occupait tout un pan de sa maison. Oui, pour elle cette cabane aux murs faits de troncs lourds et tortueux était devenue au fil du temps son véritable foyer. Au milieu de la pièce, trônait un poêle, relique en fonte d’un temps où l’obsolescence n’était pas un mot figurant dans le dictionnaire. Elle frotta ses bras afin de se réchauffer, puis attrapa une cafetière italienne sur le plan de travail en planches polies et lustrées par l’usage. Elle farfouilla sur des étagères et en quelques gestes, elle remplit la cafetière avant de la poser sur le fourneau qui ronronnait comme un chat.  Suspendues à des crochets, quelques tasses dépareillées attendaient une prochaine utilisation. La jeune femme saisit l’une d’elles qui annonçait en lettres flamboyantes : « I can’t ! I must walk my unicorne ».
Une fenêtre, longue et basse, s’ouvrait tout au long du coin cuisine, offrant une vue exceptionnelle sur le lac, et plus loin, là-bas, sur des montagnes aux sommets déjà enneigés.
Elle ne se lassait jamais de ce panorama, toutefois un froissement inhabituel sur les eaux étales, lui fit froncer les sourcils. Soudain, le son déplacé d’un moteur provoqua l’envol de tous les oiseaux des arbres environnants. Elle se redressa, surprise. Était-ce le jour de sa livraison de provisions hivernales ? Déjà ? Hank n’était-il pas un peu en avance ?
Virant sur une aile en un lent virage d’approche, un petit hydravion rouge vif, amorça une arrivée moins prudente que d’ordinaire. Les flotteurs heurtèrent presque brutalement la surface de l’eau, tandis que l’hélice du monomoteur ralentissait par hoquets. L’avion glissa vers le ponton avec une douceur irréelle. La porte latérale de l’appareil se rabattit, tandis qu’un homme à la solide carrure sautait sur les planches fatiguées.
Elle fronça un peu plus les sourcils tandis que son cœur, comme frappé d’un coup de poignard, se déchirait. Son cerveau n’avait pas encore pris conscience de ce qui se passait, alors que son cœur, qui ne parvenait plus à battre, semblait l’étouffer. Sans doute savait-il déjà.
Attirées par le bruit inhabituel du moteur, deux grosses masses poilues jaillirent de l’orée du bois, dégringolèrent sans même ralentir la courte pente menant au lac. En apercevant l’homme sur le ponton en train de passer un bout autour d’un anneau rouillé, afin de maintenir l’avion en place, les deux frères poussèrent un puissant grondement tenant plus du loup que du chien. Du loup, d’ailleurs, ils en avaient tout l’aspect entre le poil dru et rude, les longues pattes et le corps musculeux. 
En entendant le hurlement, mi-grondement mi-aboiement, l’homme se redressa. Il semblait plus surpris qu’effrayé par l’accueil. Soudain, les chiens se figèrent au milieu du ponton, la truffe frémissante, l’œil interrogateur. Leur poil gonflé se lissa, leur grondement s’étouffa remplacé par de brefs couinements de chiots. Ils se mirent à ramper en pleurant, tout en battant les planches vétustes de leur panache touffu.
L’homme, campé devant eux, les considéra une seconde avec une sorte de perplexité avant qu’un sourire ne vienne illuminer son visage. Ce fut comme un rayon de soleil balayant toute l’âpreté d’une vie, toutes les désillusions et les souffrances accumulées qu’il portait une seconde encore sur ses traits trop sévères. Il éclata d’un rire qui résonna dans toute la vallée, alors qu’il s’accroupissait afin d’accueillir les deux énormes chiens. Ces derniers se jetèrent sur lui afin de lui faire la fête. Avec une joie égale, ils se retrouvèrent en une boule de poils, de jeans et de cheveux bruns, les grands Loups de Tchécoslovaquie et le solide pilote, tous trois pleurant d’un bonheur qu’ils n’espéraient plus.
La jeune femme, statufiée, considérait la scène sans parvenir à y croire, le souffle bloqué et le sang figé dans ses veines. La tasse qu’elle tenait encore, glissa entre ses doigts, n’en finissant plus de tomber alors que tout ce qu’elle avait tenté d’oublier lui revenait avec la brutalité d’une lame de fond.
Elle ne pouvait détacher son regard de lui, embrassant ses chiens, tandis que la tasse poursuivait sa chute avec une lenteur exaspérante. Son cœur n’était plus que feu et glace. Des larmes qu’elle ne sentait pas, coulaient sur son visage, alors qu’elle se mordait les lèvres pour ne pas crier. Il était là. La vie l’avait ramené jusqu’à elle, et avec lui tout le passé.
Lui.
Son mari…
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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