Auteur Sujet: La Dame aux oiseaux de Alexandre Page  (Lu 2622 fois)

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La Dame aux oiseaux de Alexandre Page
« le: jeu. 05/09/2024 à 17:04 »
La Dame aux oiseaux de Alexandre Page



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-I-


Du temps faste de l’Empire russe, le mois d’octobre ouvrait traditionnellement la période des bals et des soirées dansantes à Saint-Pétersbourg. La bise annonciatrice des rigueurs hivernales, le grésil, parfois la neige et souvent le ciel morne et bas chassaient de ses refuges bucoliques l’aristocratie en villégiature pour la ramener dans ses palais de la capitale. En ville, la mauvaise saison est moins monotone qu’à la campagne pour celui qui a les moyens de se divertir, et les moyens ne manquaient pas au riche gotha pétersbourgeois.
En octobre, Saint-Pétersbourg n’est pas très belle, car pour être sortie de l’automne et de ses somptueux ballets de feuilles mordorées arrachées aux branches par le souffle mugissant du vent de l’ouest, elle n’est pas encore rentrée dans les charmes de l’hiver. La neige pure ne recouvre pas ses rues et ses monuments, les arbres sont des squelettes décharnés, la pluie lessive la chaussée, fouette les visages, dépose dans les poitrines des plus faibles les germes de la tuberculose. Saint-Pétersbourg est laide en octobre, mais sous le règne d’Alexandre II, grâce à la transhumance aristocratique, ses grandes avenues et ses quais retrouvaient au moins l’animation qui les avait quittés au début de l’été. À toute heure du jour, mais surtout de la nuit, les roues des drojkis  et les sabots des chevaux battaient le pavé, le souffle des bêtes, au fil de courses innombrables, embrumait l’air que fendait péniblement la lumière des lampadaires à gaz. Aucune intempérie n’était suffisamment épouvantable pour retenir chez lui le Pétersbourgeois aisé au moment de la saison des bals.
Si toutes les artères chics de la capitale vibraient à l’unisson de cette animation, il s’en trouvait deux qui donnaient le ton. Devant les façades classiques de leurs hôtels particuliers, sous leurs frontons et leurs balcons, s’arrêtaient les voitures les plus opulentes. Des légions d’hommes en costumes de soirée ou en uniformes d’apparat en descendaient, aux côtés de femmes entièrement vêtues, de la robe à l’éventail, à la dernière mode parisienne. Ces deux artères qui, toutes les nuits de l’hiver, vibraient des polkas, des valses et des mazurkas, du raout des cotillons et du chahut des foules se dispersant aux premières lueurs du jour prenaient naissance au pied de l’Amirauté. L’une partait vers l’est, traversait la ville de part en part, il s’agissait de la célèbre perspective Nevski. L’autre s’élançait vers le sud en suivant la Neva, c'était le quai des Anglais. Ce dernier était situé au cœur du plus beau quartier de Saint-Pétersbourg, celui de la cathédrale Saint-Isaac, de Notre-Dame de Kazan, et il était digne de cette magnificence. Entièrement en granit de sa rive à ses trottoirs, il était sablé tous les jours et il offrait une perspective sans équivalent sur l’île Vassilievski qui lui faisait face, le berceau du rêve de Pierre le Grand. Les plus vieilles maisons de Saint-Pétersbourg avaient été construites sur cette île, mais ce n’étaient pas les plus anciens bâtiments qui lui donnaient son allure majestueuse. Le long de la Neva s’étalaient les immenses casernes du premier corps des cadets et celles des cadets de la marine que l’on nommait alors l’École navale. L’Académie des sciences voisinait avec celle des beaux-arts et l’Observatoire avec l’Hôtel des mines. Parfois, à l’aube, dans les brouillards matinaux et à la lumière du soleil naissant, l’île Vassilievski ressemble à la mythique ville de Kitej ressurgie des eaux, mais à l’heure où commence ce roman, elle n’était, depuis le quai des Anglais, qu’une constellation de lumières infimes et scintillantes piquetant l’épais rideau noir de la nuit. Les lampadaires du quai leur répondaient, se reflétant timidement dans les eaux calmes de la Neva ; leurs halos pâles se perdaient dans l’immensité des espaces à éclairer. 
De lumière, il s’en trouvait davantage de l’autre côté du quai, le long des hôtels particuliers qui l’occupaient. Quoiqu’il fût vingt-deux heures, plusieurs d’entre eux étaient largement illuminés, et sur le trottoir régnait l’animation nocturne caractéristique que nous venons de décrire. C’était un ballet de tout ce que Saint-Pétersbourg comptait de types de véhicules hippomobiles luxueux et confortables. L’embouteillage des voitures était particulièrement marqué devant la façade grise d’une demeure du XVIIIe siècle, élégante bien qu'un peu austère dans sa rigueur classique. Ainsi que les riches maisons russes en général, elle s’élevait sur deux étages seulement, car les Russes n’affectionnent guère les escaliers. Elle gagnait en longueur ce qu’elle perdait en hauteur, et cependant, elle était parmi les plus modestes du quai des Anglais et paraissait à l’étroit entre les deux palais qui l’encadraient. Elle était au numéro 28, et le brouhaha des grands soirs débordait de ses murs jusque sur la chaussée. C’était un mélange indescriptible de musique d’orchestre diffuse, de roues de carrosses, de cris rauques d’izvoztchiki , d’éclats de rire aigus, de tissus froissés, de métal sonnaillant mâtiné du sifflement plaintif de la bise de l’ouest qui soufflait modérément, mais avec le mordant des vents marins. Il ne fallait pas être fin limier pour comprendre qu’un bal se donnait là, un grand bal comme il n’était toutefois pas commun d’en voir au numéro 28 du quai des Anglais. Cette adresse, en effet, était celle d’un homme de prime abord très étranger à ce genre d’évènements festifs. Nul membre de la bonne société n’ignorait que logeait ici le comte Friedrich von Litke quand il ne résidait pas, à la belle saison, dans son manoir d’Awandus, dans le gouvernement d’Estland . Nul n’ignorait non plus que le comte était un homme âgé, veuf depuis plusieurs décennies, qui se consacrait presque exclusivement à ses activités scientifiques. Président de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, il avait mené des expéditions sur toutes les mers du globe. Le poids des années l’avait finalement immobilisé à terre, mais il n’en poursuivait pas moins ses recherches, et il ne manquait jamais les conférences de l’Académie lorsqu’il demeurait dans la capitale. Le comte von Litke affectionnait le contact des livres, des intellectuels, de l’art, et même au crépuscule de sa vie, il n’avait soif que de connaissances nouvelles et estimait devoir se tenir d’autant plus éloigné des divertissements futiles que le temps lui devenait chaque jour plus précieux. Aussi, un bal entre ses murs était inattendu. De bal, pourtant, il était bien question, mais il ne trouvait pas son origine dans la quête du plaisir frivole. Le comte von Litke souhaitait, par un grand évènement, fêter le retour à Saint-Pétersbourg de l’expédition Souvorine qui venait d’accomplir un tour du monde de deux ans au profit de l’Académie des sciences. La corvette Radouga du capitaine Mikhaïl Mikhaïlovitch Souvorine avait transporté les plus éminents scientifiques de l’Académie, et outre les innombrables observations, relevés et descriptions qui donneraient rapidement lieu à d’aussi innombrables conférences et publications de première importance, les cales du navire s’étaient chargées de spécimens minéralogiques, d’herbiers, d’insectes piqués et d’animaux empaillés qui grossiraient les collections du musée de l’Académie. Ce voyage avait été un succès complet sur le plan de la science, et l’avait été d’autant plus que la corvette Radouga n’avait ramené avec elle ni le typhus ni le choléra. Le docteur Krivine, le médecin de l’expédition, pouvait s’auréoler de n’avoir perdu aucun patient, ce qui n’était pas si fréquent lors des aventures au long cours de ce temps. Il était d’ailleurs l’un des invités du bal organisé par le comte von Litke, et dans un frac noir d’une sobriété conforme à sa profession, il descendit d’une voiture en ayant, à son bras, une dame plus grande que lui enveloppée dans un ample manteau de fourrure. La voiture s’éloigna et une autre la remplaça devant l’entrée du manoir von Litke. Celle-ci n’était pas très élégante et seulement couverte d’une modeste capote qui protégeait moins du froid que de la pluie. Il s’agissait d’un drojki bon marché comme il s’en trouvait par centaines à tous les coins de rue de Saint-Pétersbourg. Un tel équipage ne convenait qu’aux hommes seuls, et en effet, l’individu qui en descendit et paya la course au cocher n’était pas accompagné. Il était jeune, grand, plus grand que le docteur Krivine, mais sans doute l’était-il parce que moins voûté. Après avoir quitté le drojki d’un bond athlétique, sur le trottoir, il rajusta sa coiffe militaire, car il portait un uniforme de l’armée. Sa veste vert foncé arborait des épaulettes et une aiguillette sur l’épaule droite ; un sabre à dragonne pendait à son flanc gauche. De toute évidence, il était marin, et même officier de marine, mais il fallait avoir l’œil plus expérimenté pour deviner qu’il s’agissait d’un aspirant. Ce grade, sous le règne du tsar Alexandre II, signifiait que l’on n’était plus un simple cadet de la marine sans être encore tout à fait officier, toutefois, l’usage ancien lui avait conservé officieusement son rang de premier grade supérieur.
Après avoir rajusté son couvre-chef, il passa ses mains sur son uniforme pour s’assurer qu’il ne formait aucun pli, il vérifia à la lumière des becs de gaz la blancheur de ses gants, tira de sa poche un carton de la taille d’une carte de visite, et étreignant la poignée de son sabre pour se donner une certaine allure et un peu de confiance, il monta les quelques marches qui conduisaient vers l’antre des réjouissances. Au vestiaire, il n’eut pas de manteau à tendre, mais il montra son carton d’invitation au valet. Ce dernier le lut et le lui rendit en disant dans un excellent français :
— Bienvenue à vous, Monsieur Lebotoskoï ! Que la fête vous soit agréable.


 
-II-


S’il n’y avait jamais de bal sans jeunes officiers distingués pour garantir assez de cavaliers aux danseuses, cette fois, la présence de l’aspirant Lebotoskoï et d’autres de ses semblables avait une justification plus élevée. Ils étaient, pour ainsi dire, le clou de la fête. Après sa dernière année au sein du corps des cadets de la marine, Mikhaïl Lebotoskoï avait embarqué pour un voyage au long cours ainsi que l’exigeait la formation du cadet avant de passer l’examen pratique d’officier. Apprenant que le capitaine Souvorine constituait un équipage pour accompagner une expédition scientifique en vue d’accomplir un tour du monde, il s’était porté candidat, et ses bons résultats, quelques recommandations de ses supérieurs et un peu de chance l’avaient fait accepter du capitaine. Il avait pris la mer, deux ans plus tôt, deux ans et presque un mois, puisque la corvette Radouga était revenue à Saint-Pétersbourg à la mi-septembre. Comme tous les autres officiers et scientifiques qui avaient servi à bord du navire, il était donc l’invité d’honneur du comte von Litke. En voyant ce nom sur son carton d’invitation, Lebotoskoï avait eu un soupçon d’orgueil. Litke s’était bâti une réputation éminente dans les sciences russes, mais il avait également mené une brillante carrière dans la marine qui l’avait conduit jusqu’au grade d’amiral. Lui aussi avait parcouru tous les océans, toutes les mers, commandé plus d’un vaisseau à travers les glaces du Grand Nord pour atteindre les terres les plus retorses à la connaissance humaine. Litke était un nom célèbre et célébré, tant parmi les marins que les académiciens, et si d’ordinaire, la plus grande appréhension d’un homme lors d’un bal est d’écraser les pieds de sa partenaire, pour l’aspirant Lebotoskoï, c’était de se trouver en face d’un personnage de cette importance en risquant de lui paraître stupide.
Hôte de la soirée, le comte von Litke avait imaginé les choses en grand, ainsi que l’on dit, et sa demeure, bien que vaste, semblait trop étroite pour un évènement qu’elle n’avait pas dû voir souvent se tenir entre ses murs. La salle où devait avoir lieu la principale attraction de la fête était éclairée a giorno par une multitude de lustres et de candélabres. Leur lumière se réverbérait sur les murs blancs, les colonnes stuquées et les moulures dorées de la large salle au point d’aveugler un instant le visiteur qui venait seulement d’échapper aux ténèbres de la nuit. Une estrade avait été montée dans un coin. Elle accueillait un petit orchestre et des fauteuils disposés à l'attention des invités les moins ingambes. Une foule brillante se pressait déjà. Les hommes étaient en uniformes, pour la plupart en uniformes de marine lustrés et astiqués jusqu’au moindre bouton, ou en costumes noirs rehaussés d’étincelantes distinctions, de l’ordre de Saint-André à celui de l’Aigle blanc, de l’ordre de Saint-Stanislas à celui de Saint-Georges. Toutefois, plus que les hommes, ce sont les femmes qui donnent aux bals leur éclat et leur ambiance charmante. Les robes de satin bleu, les chapelets de perles blanches brodées, les dentelles de Bruges, les bouquets de roses de Nice, les crêpes de Chine, les draperies à l’antique, les volants de gazes, les franges et les festons soyeux, tout cela tournoyait, se froissait, se plissait et irradiait dans l’air des effluves de jasmin, de magnolia, de musc et de rose. Les femmes n’étaient pas les plus nombreuses parmi les invités du comte, et moins encore les jeunes femmes, mais leurs voix aigües et criardes n’avaient aucun mal à dominer le bruit de la foule et à se mêler à la fanfare de l’orchestre.
Il était heureux que la crinoline ne fût pas une tradition russe, car autrement, il n’aurait plus été possible de circuler, ni dans la salle de bal ni dans les salons voisins encombrés d’inhabituels artefacts. En effet, pour rappeler la grande œuvre scientifique de l’expédition Souvorine, le comte von Litke avait pris soin d’exposer des objets ramenés par elle avant qu’ils ne rejoignissent les collections du musée de l’Académie. Il se trouvait aussi des pièces étrangères à l’expédition offertes au cours de l’année par les principaux mécènes de l’Académie qui figuraient également parmi les augustes invités de la soirée.
Lebotoskoï se faufila dans un des salons qui flanquaient la salle de bal, saluant telle tête avec laquelle il avait partagé deux ans d’intimité et de mésaventures, recevant le salut de telle autre qu’il ne connaissait pas mais qui se présentait à lui comme un biologiste, un mathématicien, un botaniste ou un prince qui ne manquait jamais d’ajouter l’épiclèse « mécène de l’Académie ». Il tentait de ne pas écraser les robes, de ne pas bousculer les dames, c’était une habitude à retrouver après deux ans de mer. Si par mégarde il échouait, son uniforme et son beau visage lui valaient fréquemment un sourire et une main tendue qu’il baisait en se confondant en excuses avec la délicatesse du jeune officier éduquée. Lorsqu’il se présentait, on lui répondait parfois : « Ah, vous êtes le fils du général Lebotoskoï ? ». Il acquiesçait, car c’était vrai, mais avec lassitude lorsque même à une soirée en son honneur, on lui rappelait son père.
Désireux de s’écarter un peu de la foule, il se dirigea vers les collections du musée éphémère du comte von Litke. Pour lui, c’était une découverte. S’il avait vu du pays en longeant les côtes de l’Australie, de l’Amérique du Sud, de l’Afrique de l’Ouest, de l’Est et de l’Inde, s’il avait mis pied à terre dans des ports des cinq continents, il n’avait pas participé directement aux travaux scientifiques de l’expédition. Il avait vu beaucoup de choses merveilleuses sans pouvoir les nommer, hormis quelquefois en lisant leur identification étrange sur des cartels cartonnés. Crocoïte, trilobita, ammonoidea, dynastes, cerambycidae, murex et strombus constituaient un échantillon de ce que le comte von Litke avait jugé d’assez représentatif et de moins fragile pour figurer le succès de l’expédition Souvorine ; des minéraux, des coquillages, des fossiles, des insectes piqués sous verre, mais encore des planches dessinées ou aquarellées de paysages, de curiosités géologiques, de végétaux et d’animaux. Au milieu de ces trésors, des oiseaux empaillés retinrent l’attention de Lebotoskoï. Il dirigea ses pas vers eux, mais avant qu’il fût arrivé à son but, une voix l’interpella ; une voix qu’il connaissait bien. Elle appartenait au capitaine Souvorine, et en se retournant, Lebotoskoï vit devant lui la haute silhouette barbue de son commandant. Toutefois, il n’était pas seul, et à ses côtés se tenait le comte von Litke qui arborait ses épaulettes et aiguillettes d’amiral et n’avait pas assez de sa maigre poitrine pour porter l’entièreté de ses innombrables distinctions militaires et civiles. Une ribambelle de médailles tintait en s’entrechoquant à chacun de ses mouvements, une pléiade d’étoiles à huit branches d’or, d’argent et d’émail ornait son buste que barrait également l'écharpe rouge et noire de l’ordre de Saint-Vladimir du 1er degré. Le comte von Litke était un individu de grande taille, bien droit pour son âge, mais d’une sveltesse confinant à la maigreur. Le crâne chauve, il avait cependant encore des cheveux d’un blanc pur au-dessus des oreilles qui descendaient en larges rouflaquettes sur les tempes et les joues avant de devenir, autour des lèvres, des favoris généreux. Cette barbe atypique était l’unique fantaisie du comte et le seul aspect de sa personne dont il se souciait franchement. Le comte von Litke n’était pas un aristocrate coquet, ni même un aristocrate protocolaire, et à l’aspirant Lebotoskoï qui lui rendait les honneurs et rougissait d’émotion et d’appréhension en se tenant devant lui, il opposa rapidement un sourire aimable et un regard doux, voire flegmatique, accentué par les cernes violacés de ses yeux causés par la fatigue des veilles et des lectures incessantes. Le capitaine Souvorine procéda à la présentation de son subalterne en adjoignant quelques éloges, et le comte, qui avait les deux mains libres, trouva à propos de tendre l’une d’elles au jeune aspirant qui l’accepta en s’étonnant de cette familiarité de la part d’un homme si important :
— Vous me rappelez mes jeunes années, ajouta Litke d’une voix claire et distincte, caractéristique de l’homme d’esprit. J’avais votre âge lorsque j’ai embarqué pour mon premier tour du monde en 1817. C’était sous les ordres du capitaine-commandant Golovnine. Une expédition qui a duré deux ans et qui a fait de moi un vrai marin ! Neuf ans plus tard, je commandais ma propre expédition. Je ne doute pas que ce soit le brillant destin qui vous attende dans la marine russe, mon garçon !
Lebotoskoï acquiesça spontanément de la tête et remercia le comte pour ses encouragements, même s’il n’était pas certain de vouloir l’avenir que lui prédisait son interlocuteur. Toutefois, il n’en laissa rien paraître, et après avoir prononcé encore quelques paroles pleines de bienveillance, le comte von Litke s’éloigna, se donnant pour tâche ardue d’aller personnellement à la rencontre de chacun de ses hôtes. Le capitaine Souvorine lui emboîta le pas après avoir recommandé à son jeune officier de profiter de la fête en faisant honneur à son uniforme. Lebotoskoï comprit ces paroles comme une invitation à ne pas se tenir trop à l’écart du bal, alors que la plupart des dames présentes espéraient que les beaux officiers de marine les convieraient à danser. Les dames, cependant, n’étaient pas toutes dans la salle de bal à attendre leur cavalier, puisqu’après avoir quitté le comte von Litke et le capitaine Souvorine, Lebotoskoï fut à nouveau apostrophé, cette fois par une voix de femme qui lui était inconnue :
— Permettez-moi de saluer un aventurier, un aventurier et un héros… Aspirant Lebotoskoï… Aspirant, c’est cela ? Je suis désolée, les grades militaires me sont peu familiers et je n’ai pas épié avec assez d’attention pour entendre tous les reliefs de votre conversation.
La jeune femme adjoignit à ses derniers mots un sourire mignon pour se faire pardonner son indiscrétion, mais Lebotoskoï la lui avait déjà pardonnée, car elle avait assez de beauté pour rendre faibles la plupart des hommes. Elle portait une ravissante robe de bal en damas jaune avec écharpe en crêpe de Chine brodée de pierreries d’ambre qui répondait, en parfait écho, à la teinte verte et aux reflets dorés de ses prunelles et à la blondeur de sa généreuse chevelure élevée en chignon qui laissait échapper sur le front quelques frisures ondulées. Il émanait d’elle un enivrant parfum de tubéreuse. Lebotoskoï renvoya à la jeune femme un sourire courtois et charmé, et ajouta :
— Il n’y a pas de mal, les grades militaires, ceux de la marine plus que les autres, sont de nature sibylline au profane ! Aspirant, cela va très bien. Mikhaïl Vladimirovitch Lebotoskoï. Je ne crois pas avoir l’honneur de vous connaître. Même après deux ans en mer, votre visage n’est pas de ceux que l’on oublie.
La belle inconnue présenta sa main, l’officier la baisa :
— C’est tout à fait exact, répliqua la jeune femme. Nous ne nous connaissons pas encore. Je suis la comtesse Agnieszka Dabrowska.
Lebotoskoï sombra soudainement dans l’embarras, et comme la comtesse avait anticipé l’effet de sa réponse, elle continua sur le ton de la plaisanterie :
— Votre prometteur destin d’officier souffrira peut-être d’être vu ce soir avec une femme polonaise !
— Oh… eh bien… Peut-être, répliqua Lebotoskoï en bredouillant. En vérité, ce n’est pas ce que je voulais dire…
— Allons, faisons comme si vous ignoriez mon nom. Revenons avant ce conflit fratricide qui a endeuillé nos deux peuples, voulez-vous ? 
Lebotoskoï approuva, se trouvant idiot d’avoir témoigné si violemment son embarras à son interlocutrice. Pourtant, elle n’avait pas tort, car le fait d’être vu avec elle pouvait susciter des remarques désobligeantes. Il accepta néanmoins de faire comme s’il ne la connaissait pas. Elle reprit :
— Il me semble que vous alliez vers ces oiseaux empaillés avant que vos officiers ne vous sollicitent ? Allons-y ensemble, si vous voulez bien ? Je suis moi-même fascinée par les oiseaux ! L’on me surnomme quelquefois la dame aux oiseaux !
Lebotoskoï acquiesça avec d’autant plus d'enthousiasme que de toutes les merveilles qu’il avait contemplées durant son voyage, aucune ne l’avait davantage séduit que les oiseaux. Il avait vu des albatros, des macareux, des sternes et des fous de Bassan qu’il avait croqués dans un carnet. Il avait appris le nom vernaculaire de chacun d’eux auprès de marins plus expérimentés, et maintenant, il découvrait les spécimens que les scientifiques de l’expédition avaient ramenés de leurs incursions à terre. Ils présentaient tous des couleurs éclatantes, des formes fantastiques, et les calaos, les diamants de Gould, les ptéridophores enfermés sous des globes de verre pour les protéger des accidents captaient le regard de Lebotoskoï avec le pouvoir d’attraction qu’une parure de pierres précieuses exerce sur le voleur :
— Ils sont magnifiques, n’est-ce pas ? finit-il par dire en se ressouvenant qu’il avait près de lui une accompagnatrice.
La comtesse avait observé l’attitude de l’officier avec curiosité, ne s’attendant manifestement pas à ce qu’un militaire fût très sensible aux charmes des oiseaux :
— Ils le seraient plus encore s’ils pouvaient chanter ! répliqua la jeune femme.
— Je les ai entendus chanter. Certains sont beaux mais chantent très mal ! D’ailleurs, je ne les imaginais pas si beaux après avoir entendu leur chant si laid !
— Vous êtes étrange ! Il n’est pas fréquent de rencontrer un homme d’armes curieux des choses de la nature.
— Croyez-vous ?
— Regardez par vous-même. Vous êtes le seul officier à ne pas être à la table de whist, au buffet ou au bal, et vous vous isolez avec moi près d’oiseaux empaillés.
— Cela ne me paraît pas la plus mauvaise affaire ! répondit Lebotoskoï sur un ton badin. Mais c’est vrai, j’aime les oiseaux. Ils m’ont été de fidèles compagnons de voyage. C’est un heureux hasard que nous partagions cet intérêt ! Je ne le pensais pas si répandu. Et donc, que vous vaut-il ce surnom de « dame aux oiseaux » que l’on vous attribue quelquefois, si ce n’est pas une indiscrétion de vous poser la question ?
— Oh, ce n’est pas un secret et il n’y a rien que de très banal. Je vis entourée d’oiseaux, voilà tout… Je ne suis pas… ornithologue, ainsi que l’on dit, et je ne pourrais identifier plus qu’un pigeon ou un moineau, mais je collectionne les oiseaux rares et je les domestique. Ils viennent à moi, naturellement, il me suffit de siffler dans la rue pour qu’aussitôt ils m’environnent. J’ai avec eux un lien particulier, une sorte de don qui me permet de les hypnotiser comme un chaman indien hypnotise le naja.
Lebotoskoï fit une mine dubitative, se demandant si son interlocutrice ne cherchait pas à plaisanter en s’amusant de son ornithophilie :
— Vous croyez que je me moque de vous, répondit la comtesse, mais si nous n’étions pas dans cette salle, je vous en ferais la démonstration. C’est un don qui m’a échu, c’est ainsi.
— Les oiseaux…
Lebotoskoï n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Un homme l’interrompit en se présentant sans trop de manière à la comtesse. Petit, rond, la mine renfrognée, engoncé dans son costume, il avait des gestes pressés et l’œil nerveux. Il salua Lebotoskoï d’un hochement de tête et adressa ces mots à la jeune femme :
— Madame, permettez-moi de vous remercier en personne pour le don exceptionnel que vous avez fait à l’Académie. Soyez assurée de ma gratitude. Dès que les conditions seront réunies, vos oiseaux figureront en bonne place au zoo du parc Alexandre.
L’individu avait parlé en français avec un fort accent allemand. La comtesse Dabrowska, en retour, lui confia que ce n’était rien qu’un modeste don. Après cela, prenant un air satisfait, il se retira. Lebotoskoï, qui l’avait trouvé importun et plutôt discourtois dans son attitude, ne cacha pas son soulagement en le voyant s’éloigner :
— Ainsi donc, vous êtes mécène de l’Académie ? demanda-t-il à la comtesse.
— En doutiez-vous ? Faut-il les cheveux blancs et les rides académiques pour être mécène ? Vous voyez ces oiseaux, aspirant Lebotoskoï ? Eh bien j’en ai offert de similaires à l’Académie, à la différence que les miens, ils chantent et volent dans les airs.
La réplique de la comtesse laissa Lebotoskoï sans voix. Il continuait de se demander si elle ne l’entourloupait pas avec des mensonges séduisants. Comment une jeune femme qui ne devait guère avoir plus de vingt ans avait pu faire don d’oiseaux rares qu’il fallait aller chercher à l’autre bout du monde et si fragiles qu’ils ne pouvaient supporter les aléas d’un voyage en mer ? Les plus grands spécialistes les avaient capturés sur des îles presque inconnues aux hommes et sans réussir à les conserver en vie. Comment avaient-ils pu être tenus en échec par cette mystérieuse « dame aux oiseaux » ? Il s’interrogeait, si bien que la comtesse dût insister à plusieurs reprises pour le tirer de ses pensées préoccupantes et le ramener à elle :
— Quoi donc ? demanda-t-il brusquement, émergeant de la brume qui l’avait envahi.
La comtesse sourit de cette distraction, et avec la patience de celle appelée à répéter trois fois les mêmes mots, elle répéta une dernière fois :
— Voulez-vous bien m’accorder la prochaine danse ?
— Oh… Euh… Oui, bien sûr ! balbutia Lebotoskoï en entendant que l’orchestre dans la salle voisine entamait une valse. Avec plaisir !

 
-III-


Lebotoskoï n’avait jamais été grand danseur, de surcroît, il n’avait plus dansé depuis longtemps, et si la théorie ne se perd plus une fois acquise, il en va de cet art comme des autres : la pratique et l’habitude forgent le talent. Il était confus d’être si malhabile, mais sa partenaire restait comme insensible à ses maladresses. Elle rattrapait un peu, par sa grâce et son élégance, la raideur et la gestuelle engourdie de l’aspirant. Elle n’était pas la seule à ignorer ses faux pas, car malgré la présence de cavaliers plus à l’aise avec l’exercice, Lebotoskoï était assez bel homme pour faire oublier sa balourdise aux femmes. Certaines, même, celles qui connaissaient l’identité de la comtesse Dabrowska, trouvaient regrettable qu’un si charmant officier russe dansât avec une Polonaise. Aussi, les plus candides se contentaient d’admirer le jeune homme dans son uniforme seyant, tombaient en pâmoison devant sa taille athlétique, son mollet ferme, tressaillaient quand dans un tournoiement il leur semblait qu’il regardait vers elles, tandis que d’autres adjoignaient à cette admiration un persiflage insistant à l’égard de sa cavalière. C’était là des jalousies de femmes, mais il se trouvait tout autant des jalousies d’hommes. Dans un coin de la salle de bal s’élevait un nuage de fumée si épais qu’on aurait pu croire le début d’un incendie. Il y avait beaucoup de fumeurs parmi les invités du comte von Litke, et le plafond de la grande salle était déjà couvert d'un voile bleuté. Il flottait mollement dans l’air et dessinait des circonvolutions qui, à la lumière des lustres, prenaient des allures fantasmagoriques. Toutefois, au milieu de ces innombrables fumeurs, il ne s’en trouvait aucun de comparable au prince Konstantin Bakradzé. Ce dernier se tenait dans l’angle le plus embrumé de la pièce et son visage se perdait dans l’épaisse fumerolle qui s’échappait de son londrès. Immobile, le cigare à la bouche, il semblait à l’écart de la fête, mais au contraire, il commençait seulement à s’y intéresser. Ses yeux, aussi noirs que sa barbiche et sa chevelure lissée à la bandoline, passaient d’un couple de danseurs à l’autre et s’arrêtaient surtout sur les danseuses. Suivant ce qu’elles lui inspiraient, il esquissait un sourire, un air content, murmurait des mots incompréhensibles, soufflait ou ricanait grossièrement. La plupart suscitaient son dégoût ou des railleries, au mieux de l’indifférence, car il jugeait d’un intérêt très faible le contingent féminin du bal. Il connaissait bien les artifices du beau sexe, sous les corsets, il devinait les silhouettes avachies, les courbes disgracieuses, les formes cagneuses. Pour lui, il y avait trop de vieilles rombières, d’épouses usées, et il avait la conviction que les hommes de sciences choisissaient leurs femmes laides et dépourvues de charme pour ne pas être distraits de leurs études. Si par hasard, de dos, l’une d’elles retenait son attention, il se reprochait presque toujours d’avoir été trompé quand, de face, se révélait une fée-bosse sous un fatras de soieries et de pierres précieuses. Le prince Bakradzé aimait les bals, mais il les aimait surtout lorsqu’on y voyait de jolies femmes et qu’il y avait espoir, au moment de rompre le cotillon, de ne pas repartir sans raccompagner l’une d’elles. Sur ce point, le bal du comte von Litke le décevait, et le prince commençait à croire qu’être mécène de l’Académie des sciences valait uniquement pour le prestige en société. Il commençait à le croire, jusqu'à ce qu'une lueur d’espoir le tirât soudainement de son pessimisme. Il vit apparaître une silhouette en robe de damas jaune qui lui sembla, au premier coup d’œil, pas trop mal tournée. Il porta sur elle un regard insistant, assez pour l’estimer jolie. Il s’étonna de ne pas la connaître, car il fréquentait tous les bals de la capitale et il pouvait mettre un nom sur à peu près toutes les jolies femmes de la bonne société. Il détermina qu’elle devait être étrangère. Comme son cavalier était un officier de marine, il supposa qu’en s’adressant à d’autres officiers de marine, il pourrait apprendre l’identité de cette charmante inconnue. La plupart étaient occupés à danser, mais il s’en trouvait deux, en retrait, qui bavardaient près de l’estrade, un verre de vin de champagne à la main. Le prince Bakradzé les aborda, ôta l’énorme cigare coincé entre ses lèvres et souffla un brouillard qui manqua d’asphyxier les deux jeunes hommes avant de leur demander :
— Vous, dites-moi, quel est le nom de cette belle créature en robe jaune avec laquelle danse votre ami ?
Après quelques toussotements, l’un des aspirants répliqua :
— Nous l’ignorions nous-mêmes jusqu’à il y a peu, mais il se dit que c’est une comtesse polonaise. Doborowska…
— Dabrowska… précisa le second aspirant.
Le prince remercia les deux militaires pour leur renseignement, et se retirant, il n’en continua pas moins d’admirer la danseuse. Il la trouvait belle, mais également peu exigeante de se laisser malmener par un si piètre cavalier. Il se promettait de réparer cette erreur en étant celui qui la conduirait lors du prochain quadrille, et ce fut avec une impatience mal contenue qu’il attendit la fin de la valse. Le prince Bakradzé était d’origine géorgienne, il était de cette noblesse impétueuse des monts du Caucase, aussi, attendre représentait pour lui l’une des plus terribles épreuves, mais il la surmonta en tirant plus souvent que de coutume sur son cigare jusqu’à ce que l’orchestre cessât de jouer et que les danseurs quittassent la piste. Les bonnes manières voulaient qu’en dépit des préférences, un homme bien élevé n’invitât pas deux fois de suite la même femme à danser, le prince Bakradzé était donc certain de pouvoir tenter sa chance. Bien entendu, après que la valse fut finie, il ne fut pas le seul à s’avancer près de la jolie comtesse, mais son titre princier l’autorisait, suivant le protocole, à devancer tous les autres. Gonflant la poitrine, lissant sa moustache, il s’inclina et demanda en employant la formule consacrée :
— Madame, voulez-vous bien me faire l’honneur de m’accorder la prochaine danse ?
La comtesse n’avait pas grande envie de danser avec le prince, mais puisqu’il présentait sa demande avec politesse et qu’elle ne pouvait refuser à moins de regagner sa chaise, elle accepta. La musique reprit, et ce fut une mazurka qui succéda à la valse. L’aspirant Lebotoskoï regarda le couple voler sur le parquet avec une aisance qui le blessa dans son amour propre. Toutefois, il ne regrettait pas de s’être dispensé d’une danse plus physique et plus exigeante que la valse qui l’aurait probablement davantage ridiculisé. Comme il regagnait le bord de la piste, il rejoignit les deux officiers qui, peu de temps auparavant, avaient été interrogés par le prince qui venait de lui emprunter sa cavalière. Lebotoskoï offrait une mine assombrie, et l’un de ses compagnons jugea bon de lui dire, pour le réconforter :
— Cela va mieux ainsi Micha. Nous nous disions justement que ce n’est pas très raisonnable de danser avec une aristocrate polonaise. Tu sais combien elles ont livré des nôtres durant la guerre ? Puis avec ton père…
— Il suffit ! s’emporta Lebotoskoï qui n’était pas prêt à entendre ce genre de reproches, à fortiori lorsqu’ils impliquaient son père.
Les deux officiers n’insistèrent pas, d’autant qu’ils n’avaient pas réellement l’attention de leur ami. Ce dernier regardait du côté de la piste et ne lâchait pas des yeux la comtesse dont il pouvait admirer les mouvements ravissants et la silhouette légère au bras d’un danseur qui partageait avec elle la même aisance. À cet instant, il se disait que les jeux étaient faits, qu’il avait échoué, et s’il n’acceptait pas qu’on lui en fît la remarque, il songeait qu’il valait peut-être mieux qu’il en fût ainsi. Finalement, honteux d’avoir été ridicule, il préféra s’éloigner, quitter la salle de bal et gagner le buffet où il exigea un verre de vin. On lui demanda « de France ou d’Espagne ? » et il répondit machinalement « d’Espagne ». Il s’assit à une table de whist vidée de ses occupants et but son verre avec pour seule voisine une plante verte qui, au moins, ne l’avait pas vu s’humilier en public.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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