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Tiarz de Frédéric Faurite

(1/1)

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Tiarz de Frédéric Faurite



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Résumé :
Adolescent ordinaire profitant de ses vacances d’été, Baptiste va se trouver confronté pour la première fois à l’injustice lorsque ses parents le punissent pour une bêtise qu’il n’a pas commise. À la suite d’une violente dispute, le garçon s’enfuit et, par défi, s’aventure en mer à la nage jusqu’à une île proche.
Malheureusement, tout ne se passe pas comme prévu : Baptiste est aspiré dans un mystérieux sanctuaire sous-marin gardé par une prêtresse depuis des temps immémoriaux. Cette entité, nommée Enthea, attend qu’un Élu prenne possession de la relique sacrée scellée dans ce temple.
Qu’importe si Baptiste n’a pas le profil de l’Élu ! Lassée par son enfermement, la gardienne tient absolument à l’accompagner pour découvrir le monde. L’adolescent obtient donc la Tiare de Réflexion, capable de déceler la moindre injustice et d’en identifier les causes. Source de pouvoir, sujet de convoitise, cet objet chargé de souvenirs douloureux pourrait bien porter sa propre malédiction.
C’est le début d’un parcours initiatique effréné qui aura de lourdes conséquences sur la vie de Baptiste et lui vaudra les pires ennuis comme les plus belles rencontres.


Chapitre I
FAUX AMIS, VRAIS ENNUIS

Tout commença par une injustice. Banale en apparence, mais lourde de conséquences. Car un cœur de douze ans bat et ressent avec davantage d’intensité. Et les injustices les plus anodines constituent d’infâmes trahisons, surtout si elles sont commises par des proches.

Ce jour-là, des nuages gris et pesants défiguraient le ciel de Provence. À la limite du grotesque sur l’azur unique. La chaleur se cramponnait à la dernière semaine d’août, luttant contre cette fatalité qui ramène septembre et ses caprices. Nul ne se faisait d’illusions quant à l’issue de l’affrontement, à part peut-être Baptiste Morvan. Sous ses boucles châtaines et ses yeux noisette pétillants, le garçon arborait le lumineux sourire de ceux qui croient en un été éternel.

En alliant chance et vigilance, on pouvait apercevoir l’adolescent à La Ciotat. L’espace de quelques secondes. Poursuivant le soleil. Dans le labyrinthe blanc de ces lotissements où même la plus étroite des rues est qualifiée d’« avenue ». Parmi les allées parfumées du parc du Mugel. Sur les sentiers tortueux des pinèdes environnantes.
— Un véritable lièvre, ce pitchoun … soupiraient les placides Ciotadens.

Baptiste mettait toute son énergie dans la moindre activité qu’il entreprenait. Se serait-il modéré s’il avait su que sa partie de football d’aujourd’hui tournerait au drame ? Difficile à dire… Les conditions de jeu déjà défavorables lui apparaissaient comme autant de défis à relever. Le terrain ? Une friche pentue et caillouteuse à l’intersection de l’avenue du Capitaine Marchand et de l’avenue du Mugel. L’équipe adverse ? Des ados plus grands, plus forts et en surnombre. Son unique équipière ? Noémie, sa petite sœur de neuf ans.

Non, Baptiste ne renonçait pas. Même menacé par un ballon tiré à pleine vitesse ! Le projectile fendit l’air si vite que le garçon ne parvint qu’à le ralentir lorsqu’il lui laboura le torse.
— Attrape-le, Noémie !

La fillette eut le temps de lui lancer un sourire complice avant de plonger sur la balle et de la bloquer à quelques centimètres des cages, délimitées par deux tas de cailloux.
— Bien joué ! la complimenta brièvement Baptiste avant de reporter son attention sur leurs adversaires.

Depuis l’autre bout du terrain, Kylian alias « Bulldozer » les contemplait avec une arrogance mêlée d’agacement. L’adolescent devait son surnom tant à sa corpulence qu’à son caractère autoritaire. Régnant en maître sur le quartier, il supportait mal d’être tenu en échec par deux mioches qui n’étaient même pas du coin. Son équipe ne parvenait pas à inscrire le moindre but, malgré les efforts de ses amis Solal et Théo. Leurs cheveux, respectivement bruns et roux, sculptés en crêtes, semblaient pourtant présenter un avantage aérodynamique… Le duo de comparses multipliait les tentatives. En vain !

Rien ne déstabilisait cette blondinette déterminée qui bondissait dans tous les sens, épaulée à merveille par son frangin, à la coupe d’épagneul d’eau irlandais, dont la course légère donnait l’impression qu’il était présent en deux voire trois exemplaires sur le terrain.
— Qu’est-ce que vous en dites ? leur lança Baptiste. On se défend bien pour des gamins, non ?

Les trois intéressés se renfrognèrent et les deux faire-valoir adressèrent un regard  questionneur à leur chef. La situation était grave ! Un match qui avait commencé comme une rigolade… Parce que seuls les deux plus jeunes avaient apporté un ballon… Maintenant que la partie tournait à l’humiliation, il s’agissait pour les grands de s’en sortir sans y laisser trop de plumes.
— On fait quoi, Kylian ? lui lança Théo.

Du haut de ses quatorze ans et de son mètre soixante-treize, fort de ses soixante-quinze kilos, le chef avait une pleine confiance en ses capacités physiques et une farouche envie de défendre sa réputation auprès de sa bande. Sa main aux doigts charnus se dressa soudain.
— Une seconde ! On doit mettre au point une stratégie…

Un brin moqueurs, Noémie et son frère les virent se regrouper pour tenir conciliabule.
— Tu crois qu’ils vont abandonner, Titi ?
— Ce n’est pas le genre de Bulldozer. Profitons-en pour souffler, on risque d’en avoir besoin.

Si seulement Sophie, Karim et Marc se trouvaient avec nous ! Avec les copains, on aurait plié le match en moins de dix minutes et on serait peut-être déjà en train d’aller nager…

Ce moment de répit laissa au garçon le temps de goûter à la joie d’être là, avec pour seule distraction de courir en s’emplissant les poumons d’air marin. Tous les ans, ses parents s’arrachaient à la douce torpeur estivale du Finistère pour un voyage en direction des chaleurs du Sud. Les quatre membres de la famille Morvan embarquaient dans leur monospace Citroën dont les kilomètres se chiffraient en centaines de milliers. Francis, le paternel, prenait toujours cinq minutes pour consulter une carte routière comme s’il avait oublié l’itinéraire tandis que sa femme Sandrine choisissait quels CD défileraient sur l’autoradio, alternant Tri Yann, Hugues Aufray ou encore Graeme Allwright. De son côté, Noémie jouait avec le petit chat qui lui tenait lieu de doudou, chantonnait au rythme de la musique ou dormait. Baptiste se jugeait un peu trop vieux pour roupiller alors que la contemplation du paysage avait tant à offrir et il gardait sous la main un ou deux albums de bande dessinée en cas de lassitude. Feuilleter un Thorgal ou un Blueberry constituait l’assurance de s’évader plus loin et plus vite encore.

Malgré toutes ces occupations, le voyage était long et entrecoupé de multiples arrêts : passages aux toilettes, repas, jeux, rapides détours ou visites touristiques… Un périple habituel et sans cesse renouvelé. Une aventure de chaque instant pour parents et enfants. Une épopée familiale riche en émotions et en images qui se concluait dans la fatigue et le plaisir : cette joie d’arriver enfin à destination ! Baptiste et Noémie bondissaient hors de l’auto en poussant des cris exaltés, sous l’œil amusé de papa et maman Morvan. Sans mot dire, ceux-ci échangeaient un furtif baiser, valeureux capitaines de voiture se félicitant de s’être relayés pour mener à bon port leur vaisseau sur roues.

Deux êtres hors du commun et presque hors du temps les attendaient avec des embrassades, des sourires et un succulent repas.
— Vous avez encore poussé, les enfants ! s’extasiait Mamicha, forte de son superpouvoir oculaire de mesure de taille au centimètre près.
— Mais vous êtes pâles comme des fromages frais ! plaisantait Papicha en leur ébouriffant les cheveux. Vous n’avez pas de soleil dans le Grand Nord ?

Mamicha et Papicha – plus connus de l’État civil sous les noms de Paule et Georges Ribes, parents de Sandrine – habitaient dans une confortable maison blanche située dans l’Impasse du Mugel. À l’intérieur de cette bâtisse douillette et inondée de lumière, des générations s’étaient succédé, laissant derrière elles une profusion de souvenirs et de bibelots. Baptiste et Noémie passaient de longues heures à explorer les placards et le grenier, découvrant sans cesse de nouveaux trésors : jouets d’un autre siècle tels que le Télécran , livres jaunis aux aventures avides d’être lues, instruments de navigation venus d’ancêtres mystérieux... Un jour, les mains des deux enfants se posèrent même sur de vieux cahiers scolaires où s’étalait l’écriture appliquée de leur maman. Cahiers bien vite récupérés par leur propriétaire, cela va sans dire.

Un jardin, aussi verdoyant que le permettait le climat, entourait la propriété et s’ouvrait sur la colline. Quelques dizaines de mètres plus loin, s’étirait la grande bleue dont les flots parsemés de perles solaires taquinaient les parois rocheuses. Si, par beau temps, les vagues caressent le rivage, la Méditerranée sait aussi se montrer capricieuse quand on lui retire le soleil. On la voit alors s’agiter avec énergie jusqu’à ce que revienne cette lumière qui n’appartient qu’à elle.

Baptiste adorait se promener le long des falaises Soubeyranes, plus hautes façades maritimes de France, muraille titanesque vers le cap Canaille de Cassis. Depuis ces crêtes imprenables, le garçon se plaisait à humer les mille senteurs de l’éternel dialogue entre la terre et la mer. Vers l’ouest, on pouvait contempler le contour sinueux des calanques reliant Cassis à Marseille. En tournant la tête, le regard embrassait toute la baie de La Ciotat, les arches blanches du chantier naval et, surtout, l’éperon rocheux du Bec de l’Aigle qui semblait en permanence sur le point de s’envoler vers l’horizon. Exactement comme le grand condor mécanique et scintillant piloté par Esteban, Tao et Zia dans Les Mystérieuses Cités d’or …
— On est prêts ! annonça soudain une voix forte, arrachant l’adolescent à sa rêverie.

Bulldozer et ses deux lieutenants s’étaient repositionnés sur le terrain. Tous paraissaient confiants. Peut-être même un peu trop. Baptiste n’aimait pas le sourire qu’il lisait sur les lèvres de son principal adversaire. Il se fustigea de ne pas avoir tendu l’oreille pour saisir un mot ou deux de leur stratégie. Comment anticiper à présent ?
— Sois sur tes gardes, frangine ! lui recommanda-t-il en trottinant pour s’échauffer après avoir récupéré la balle.

Son pied dialoguait avec la sphère, élégante réplique des ballons de Ligue 1 aux coutures invisibles, arborant des hexagones déstructurés bleus et noirs. Baptiste la heurtait, l’effleurait, la faisait bondir avec facilité et presque sans y songer, incapable de se départir de son mauvais pressentiment.

Ces trois-là ont une idée derrière la tête. Il faut à tout prix que je marque un but et que ça me serve de prétexte pour interrompre ce match. Noémie pourrait se faire mal si ces idiots se mettent à jouer violemment. C’est parti !

Survolté, Baptiste s’élança à l’assaut. Fendant l’air. Les motifs du ballon se muèrent en cercles psychédéliques.
— Prends ça ! hurla Théo qui dérapait vers lui arrachant des touffes d’herbe sèche.

D’une simple rotation des hanches, Baptiste esquiva le tacle glissé de son premier adversaire, désormais figé au sol sans motivation. Déjà, le second fondait sur lui.
— Je vais te bloquer !

Leurs pieds se disputèrent le ballon. Pressant. Forçant. Frappant. Le cuir couinait sous leurs coups. Solal, plus robuste, sembla un instant devoir l’emporter. Baptiste tournoya alors sur lui-même pour le dribler avec tant d’aisance que l’autre renonça à le poursuivre. Enfin, l’attaquant solitaire se retrouva face à Bulldozer qui gardait pesamment les cages. Le mastodonte n’aimait guère la course. Il préférait camper à sa place de goal, en hurlant des ordres à ses seconds, avant de s’octroyer le plaisir d’arrêter les balles… et de les dégager à pleine puissance ! Il souriait en observant ce gamin de presque treize ans tenter de le feinter, courant de part et d’autre de leur terrain de jeu improvisé.

Menant son ballon comme un beau diable, Baptiste finit par pivoter et lâcher du pied gauche un tir aussi explosif que maîtrisé. La balle partit dans une trajectoire rectiligne qui l’amenait à peine au-dessus de la tête de Kylian. Ce dernier, un instant surpris, leva une de ses pattes d’ours pour bloquer impitoyablement l’attaque. La sphère tournoya deux fois sur elle-même, puis retomba au pied du gardien.
— Ça chatouille comme une piqûre de moustique ! se moqua Bulldozer en agitant la main de gauche à droite avec le geste de celui qui vient de se brûler.

« Ferme ta goal ! » faillit lui rétorquer Baptiste, se contenant de justesse pour ne pas envenimer la situation.

Il songeait aussi à la punition que lui auraient ménagée ses parents si on leur avait rapporté ses paroles. Pour les Morvan, un jeu de mots ne servait pas d’excuse à la vulgarité. De rage, le garçon donna un coup de pied dans le vide, labourant la poussière ocre du terrain.

Le dépit de voir le ballon lui échapper céda la place à l’étonnement. Bulldozer abandonnait son poste de gardien ! Remplacé en urgence par son lieutenant Solal, il venait de relancer la balle et fonçait vers Noémie en profitant de l’absence de son frère. Baptiste se précipita, mais se trouva bloqué par Théo qui freinait délibérément sa course en sautillant devant lui, bras écartés.
— Tu triches ! hurla Noémie depuis sa cage.
— Dégage ! s’écria Baptiste.

Il redoubla de vitesse tout en virevoltant pour contourner Théo, dans l’espoir ténu de neutraliser la menace.

Je ne le rattraperai pas ! Il va vraiment lui tirer dessus de toutes ses forces !

Déjà, Bulldozer se présentait en face d’une gardienne deux fois moins imposante que lui. Le temps parut se figer tandis qu’il armait son coup. Baptiste s’était tant focalisé sur la scène qu’il s’emmêla les pieds et roula à terre. Plus aucun espoir d’intervenir à temps ! D’un moment à l’autre, le ballon filerait en direction de sa petite sœur…
— Ne l’arrête pas, Noémie !

Le tir partit. Rapide. Pas aussi puissant toutefois que Baptiste l’avait prévu. Sa sœur parvint aisément à intercaler son pied pour le contrer, elle qui se ruait sur les balles depuis sa plus tendre enfance avec la ténacité d’un chat poursuivant une pelote de laine. Le projectile revint vers le tireur qui l’immobilisa du pied.

Quelques secondes durant, Noémie toisa la brute d’un air plein de défi. Alors, Bulldozer leva la main.

Il ne va quand même pas la frapper ?

Baptiste s’était relevé et se précipitait pour s’interposer. Éprouvant l’étrange impression que leur pitoyable terrain s’étirait sur des kilomètres.

Le bras épais de Bulldozer partit comme pour administrer un coup de poing, mais ses doigts se desserrèrent et Noémie se trouva entourée d’un nuage ocre. Elle se mit à hurler en se tenant le visage tandis qu’un Kylian triomphant amenait le ballon dans la cage. La balle y entra presque de mauvaise grâce, rebondit contre la portière d’une Clio blanche stationnée en bordure de la friche, puis revint vers le terrain.
— Qu’est-ce que tu dis de ma technique spéciale ? demanda la brute entre deux essoufflements, les doigts encore maculés de poussière.

Noémie n’avait guère le loisir de répondre. Le visage couvert de terre roussâtre, elle se roulait à terre en sanglotant.

Baptiste et les deux autres garçons, peut-être conscients que leur chef avait commis une faute grave, se précipitèrent auprès de la blondinette. Son frère tira de sa poche un paquet de mouchoirs jetables et entreprit de lui nettoyer la figure tout en la consolant. Il ne se préoccupait pas de l’agresseur. Pour l’instant.
— J’ai mal aux yeux ! geignait Noémie qui n’arrivait même pas à les entrouvrir. Ça me brûle !

Un mouchoir ne suffirait jamais. De l’eau ! Voilà ce dont Baptiste aurait eu besoin pour lui venir en aide. Rien à espérer sur ce terrain vague… Prenant les devants, il se tourna vers le moins irresponsable de la bande :
— Solal ! Tu sais où vivent mes grands-parents ?
— Bien sûr !
— Cours là-bas chercher mes parents et dis-leur de rapporter de l’eau ! Et aussi un gant !

Le gamin hésita un instant, puis finit par détaler le long de l’avenue du Mugel. Après avoir réconforté Noémie de son mieux, Baptiste laissa Théo s’occuper de sa sœur et reporta son attention sur Bulldozer. Celui-ci n’avait pas bougé. Vissé sur ses lèvres, s’étirait encore son agaçant sourire satisfait.
— Qu’est-ce qui t’a pris de faire ça à Noémie, Kylian ? Tu n’as pas honte ?
— On ne va pas en faire un drame… Tout est bon pour gagner dans un combat !
— Même aveugler une fille en lui balançant de la terre au visage ? Si c’est le genre de victoire que tu recherches, tu n’es qu’un pauvre minable !
— Fais gaffe à comment tu me parles, petit bouffon ! Ta sœur n’avait qu’à l’éviter, ma technique spéciale !
— Arrête avec ça ! Tu t’es cru dans Naruto , gros crétin ?

Hors de lui, Baptiste voulut se jeter sur Bulldozer. Il se ravisa en le voyant fouiller dans l’une de ses poches. Bien lui en prit. Son hésitation lui permit d’échapper à un nouveau nuage de poussière fauve.

De justesse ! Ce débile avait prévu une large quantité de terre pour commettre son sale coup !
— Alors tu veux te la jouer comme ça ? fulmina Baptiste. Eh bien, tu vas voir ! Je vais t’en donner, moi, de la technique spéciale !

Le garçon courut jusqu’à son ballon qui patientait à quelques mètres de là et frappa dedans de toutes ses forces. Kylian tenta de bloquer ce missile de colère. La balle patina sur ses mains poussiéreuses et vint l’atteindre en plein ventre. Le souffle coupé, il émit un cri étouffé tandis qu’il titubait à reculons, tanguant de façon dangereuse. Baptiste crut un instant qu’il allait s’écrouler même si Bulldozer luttait pour garder l’équilibre. Sa main épaisse vint rencontrer la lunette avant droite de la Clio blanche et, fait extraordinaire, le verre parut se volatiliser ! Plus exactement, sous le choc et le poids de l’adolescent, le verre Securit joua son rôle à la perfection et fut pulvérisé en des centaines de fragments inoffensifs.

Baptiste aurait pu trouver comique de voir son adversaire disparaître à moitié dans une voiture. Pourtant, il n’avait pas le cœur à rire : ce dernier évènement marquait encore un cran dans l’escalade des ennuis. Le propriétaire du véhicule réclamerait le remboursement des réparations. Subitement, le garçon n’était plus tout aussi sûr de désirer l’arrivée de ses parents qui mettaient un point d’honneur à ce que leur fils respecte à la lettre leurs principes d’éducation. Les Morvan avaient déjà assez de dépenses comme cela au quotidien sans avoir à y rajouter des frais de garage. Malgré sa colère, il décida donc de cesser cette dispute et d’apaiser ce qui pouvait l’être encore.

 Tandis que Théo achevait de nettoyer le visage terreux de Noémie, au moyen de ses pleurs, Baptiste courut auprès de Bulldozer et l’aida à extraire de la voiture son bras gauche et sa face empourprée.
— Merci… grommela l’autre.
— Nous sommes allés trop loin, reconnut humblement Baptiste. Je suis désolé si…

Il n’eut même pas le temps de terminer sa phrase. Bulldozer le repoussa avec une telle force qu’il tomba à terre. Le garçon roula sur lui-même et leva les bras pour se protéger, croyant à un nouvel assaut. Cependant, Kylian lui tournait le dos et courait comme un dératé. Un flot de colère submergea de nouveau Baptiste.
— Tu t’enfuis, Kylian ? Tu n’es même pas capable d’assumer tes actes ?

Mais Bulldozer ne fuyait pas. Son esprit fourbe avait tout autre chose en tête et Baptiste ne tarda pas à le comprendre en voyant vers quoi – ou plutôt vers qui – son adversaire se hâtait.

Les parents !

L’imposant Kylian, le visage défait et des larmes plein les yeux, vint s’échouer dans les bras de Francis et Sandrine Morvan. Venus au secours de leur fille Noémie, ces derniers ne s’expliquèrent pas pourquoi cet adolescent plus âgé que leur Baptiste les apostrophait en geignant.
— Madame… sanglota-t-il. Monsieur… Il n’arrête pas… J’ai eu beau lui dire… M’a pas écouté… On ne joue pas au foot contre les voitures… J’ai voulu l’empêcher… Il n’arrêtait pas de tirer sur la Clio…

Inquiet, l’accusé se releva et se hâta vers sa famille. Baptiste avait tout entendu de ce lamentable réquisitoire. Bulldozer s’était montré assez malin en alternant mensonge et vérité. Difficile de dire si ces paroles accusatrices trouvaient preneurs chez les parents : son père tentait de réconforter Kylian en s’efforçant de ne pas le laisser tremper sa chemise à force de larmes pendant que sa mère accourait auprès de Noémie pour la serrer dans ses bras. Sans doute inquiet de ce que les parents de la fillette pourraient lui reprocher, Bulldozer reprit en pleurnichant :
— Je lui ai même lancé de la terre pour le stopper, mais il a cassé la vitre avec le ballon et c’est votre fille qui a tout reçu… Je suis désolé… Je ne voulais pas…

De nouveau, Kylian menait son auditoire en bateau : il avouait des fautes à sa manière avant qu’on ne l’en blâme afin de brouiller les pistes et de se disculper. Ne pouvant se contenir devant tant de mensonges, Baptiste explosa :
— Comment oses-tu mentir à mes parents, espèce de sale con ?

Emporté par l’élan de sa course frénétique, il bondit et arma son pied, prêt à se servir du visage de Bulldozer comme d’un ballon. Obstacle inattendu, le bras costaud de son père se dressa devant sa cible et bloqua net son mouvement. Francis Morvan était technicien en chaudronnerie industrielle, spécialisé en construction navale. La force et la rigueur de son métier le suivaient dans ses pensées comme dans ses actes. Pour l’heure, ses cheveux ondulés et sa fine moustache frémissaient sous la fureur.
— Papa… murmura son fils avant de recevoir en plein visage une gifle qui le fit basculer à terre.
— Baptiste ! Entre l’insulte et la violence, je ne te reconnais pas ! Tu t’imagines que je vais te laisser lever la main sur un de tes camarades ? Et en notre présence, par-dessus le marché ?

La rage qui s’empara alors de Baptiste ne connaissait plus de limites. Elle ignorait tout, y compris la douleur.
— Cette ordure n’est pas mon camarade ! Il a fait mal à Noémie !
— Silence ! lui lança son père d’une voix à faire trembler les murs. Je suis venu ici en urgence pour m’occuper de ma fille et voilà que je tombe sur une dispute entre petits voyous ! Avec une vitre de voiture en morceaux ! Vous vous imaginez que vos parents n’ont rien d’autre à faire que de couvrir vos dégâts de gosses irresponsables ?

Délaissant la conversation, il releva Baptiste et l’entraîna avec lui pour que la bagarre ne reprenne pas. Père et fils se dirigèrent jusqu’à l’endroit où Sandrine Morvan dorlotait sa fille après l’avoir débarbouillée. Tout en prenant soin de Noémie, elle avait parcouru toute la scène de son coup d’œil d’expert-comptable, estimant, soupesant, évaluant ce qui devait être fait.
— Noémie, l’interrogea son papa lorsqu’elle se fut calmée, sais-tu qui a endommagé la vitre de cette voiture ?
— Non, papa ! J’avais les yeux pleins de terre à cause de ce gros débile de Kylian !
— Je suis désolé ! répéta plaintivement l’intéressé que Baptiste fusillait du regard.
— Titi m’a juste défendue contre lui ! ajouta Noémie. Rien d’autre !
Les sourcils de Francis Morvan se froncèrent aussitôt.
— En se servant du ballon ?
— C’est ça ! la coupa Kylian. Il m’a tiré dessus.
— Est-ce que c’est vrai, Baptiste ? s’enquit sa maman, la voix emplie de déception.
— Je l’ai fait parce qu’il avait lancé de la terre sur Noémie et qu’il menaçait de m’en jeter aussi.
— Et c’est donc ton ballon qui a provoqué le dégât sur la vitre de la voiture ?

Baptiste ne trouva rien à ajouter, non par manque d’envie de se justifier, mais plutôt parce qu’il mesurait à quel point les ennuis dévalaient vers lui. Comment tourner ses phrases pour expliquer de façon claire ce qui s’était passé ?
— Ton embarras fait peine à voir ! commenta son père en se dirigeant vers Théo qui ne pipait mot, terrorisé par les conséquences. Toi ! Tu étais là aussi et tu t’es occupé de ma fille ce qui mérite ma confiance. Mon fils a-t-il tiré le ballon qui a causé ce dommage ?

Le malheureux Théo dévisageait par alternance monsieur Morvan et Bulldozer comme s’il tentait de jauger quel était le camp le plus menaçant. Finalement, entre une famille de vacanciers présente une fois l’an et une brute épaisse prête à le persécuter au quotidien, son cœur le guida vers la décision la plus prudente. La plus lâche, à vrai dire.
— C’est Baptiste qui a tiré le dernier ballon…

Le garçon crut rêver devant un tel faux-fuyant qui effleurait la vérité pour n’en dévoiler que sa part la plus accablante.
— Pourquoi tu ne lui dis pas que…
— Tais-toi, Baptiste ! lui ordonna son père. J’en ai assez entendu. Même si tu as pensé agir au mieux en défendant ta sœur, ta conduite est inexcusable ! Je vais faire le tour des voisins pour connaître le propriétaire de cette voiture et nous prendrons sur tes économies pour remplacer cette vitre !

Du haut de ses douze ans, Baptiste contemplait ce tribunal improvisé qui venait non seulement de le déclarer coupable, mais aussi d’énoncer sa sentence. Noémie, en pleurs. Ses parents, en colère et déçus. Solal et Théo, le visage défait. Kylian, toujours campé dans sa posture de victime en sanglots malgré une esquisse de sourire narquois au coin des lèvres. Quelques voisins s’approchaient également, attirés par le bruit. Partout, des regards accusateurs et des murmures de réprobation.

Ils pensent tous que c’est moi. C’est injuste ! Je ne peux rien dire pour me défendre… Ils ont déjà pris leur décision… Je suis seul. Seul. SEUL !

Ce simple mot lui lacérait le cœur avec plus de cruauté que n’importe quel autre. Le garçon se contenta de fixer son père et sa mère de ses yeux pleins de larmes, le menton et la lèvre inférieure parcourus d’infimes convulsions.
— Je vous déteste ! hurla-t-il soudain avant de s’enfuir à toutes jambes.

Ses parents demeurèrent immobiles, inébranlables dans leur posture de tuteurs furieux et néanmoins surpris par l’évolution de la situation. Certes, leur fiston n’était pas un petit ange et faisait des bêtises comme tous les enfants ; toutefois, il avait jusque-là le bon goût d’accepter les reproches et de se montrer discret en cas de punition.
— Je me demande si nous n’avons pas commis une erreur, souffla Sandrine à son mari. Ce Kylian m’a l’air d’un faux-jeton.
— C’est possible… Baptiste a tout de même dépassé les bornes ! Dans tous les cas, il s’agissait de son ballon ce qui le rend en partie responsable.
— Tu devrais le rattraper…
— Je crois au contraire qu’il a besoin d’être seul pour retrouver ses esprits et réfléchir à ce qui vient de se passer. Quand il se sera calmé, je te promets de prendre le temps de discuter avec lui pour tirer les choses au clair.

Sur ces mots, Francis Morvan se tourna vers Kylian et le fixa droit dans les yeux. En chef de bande soucieux de préserver son prestige, Bulldozer tenta de soutenir son regard, mais finit par baisser la tête. La sournoiserie ne l’emporterait pas sur une juste colère.
— Quant à toi, monsieur le lanceur de terre, que je ne t’attrape plus jamais à faire du mal à ma fille ou à qui que ce soit d’autre. Si Noémie a le moindre dommage à l’œil, tes parents recevront une visite de ma part ! Je me fais bien comprendre ?
— Oui, monsieur ! clama Bulldozer en se mettant pratiquement au garde-à-vous.

La brute savait fort bien qu’il ne s’agissait pas de paroles en l’air puisque les grands-parents de Noémie et Baptiste connaissaient à peu près tout le monde dans le voisinage.
— Rentrez chez vous, maintenant ! Et réfléchissez à ce que vous avez fait !

Bulldozer et ses deux acolytes ne se firent pas prier et déguerpirent aussitôt le long de l’avenue du Capitaine Marchand. Bien vite, chacun obliqua en direction de son foyer, espérant que cette affaire n’ait pas d’autres conséquences.

Pendant ce temps, Baptiste dévalait l’avenue du Mugel, des larmes plein les yeux et une idée obsédante en tête.

Puni pour puni, je vais vous montrer de quel genre de bêtise je suis capable ! Et je m’y prendrai seul !


Chapitre II
SEUL

En laissant sa famille et ses problèmes derrière lui, Baptiste ignorait où cette course agacée le mènerait. Malgré de multiples essuyages maladroits du revers de la main, d’inlassables larmes revenaient brouiller sa vision. À peine aurait-il pu estimer qu’il descendait l’avenue du Mugel. En bon fugitif, il se préoccupait surtout de prendre ses jambes à son cou. Et tout cela pour ne pas avoir su trouver ses mots lors de cette parodie de procès dirigée par ses proches. L’adolescent avait envie de hurler de rage !

Sur le moment et sous l’effet de la colère, ses pensées s’étaient bousculées en lui comme des graines à l’intérieur de maracas. Comment démontrer à ses parents qu’ils étaient en pleine erreur ? Comment leur prouver son innocence ? Comment leur expliquer qu’il n’aurait jamais eu l’idée stupide de tirer dans une vitre de voiture avec son ballon ? À présent, le garçon y voyait plus clair.

Rien qu’une partie de foot qui a dégénéré… J’ai juste voulu protéger Noémie face à Bulldozer. Cet hypocrite ! Il a parfaitement manipulé son monde pour me faire accuser à sa place. Je n’aurais jamais dû accepter de jouer avec ce sale mytho ! C’est la seule erreur que j’ai commise… J’ai eu raison de m’opposer à lui ! Je n’ai pas à avoir de regrets !

Le feu de la course lui brûlait les poumons sans parvenir à lui faire oublier le brasier dans son cœur. Jamais encore il n’avait subi une injustice aussi ignoble. Jamais encore ses parents ne l’avaient désavoué en public ni laissé à la merci des calomnies d’un menteur. Qu’importe la fatigue ! Plus il y aurait de kilomètres entre sa famille et lui, mieux ce serait !

Ce fut en arrivant au bas de l’avenue que lui vint l’idée d’une forme de vengeance selon une logique toute simple. Ce raisonnement qui traverse l’esprit de ceux que l’on accuse à tort. La conséquence la plus dangereuse de l’injustice.

Puisque je suis puni pour une bêtise que je n’ai pas commise, je n’ai pas grand-chose à perdre à transgresser les autres règles…

Une trentaine de mètres devant lui, l’avenue obliquait sur la gauche. Cachée sur le côté droit du virage, s’amorçait une ruelle débouchant sur la calanque du Mugel et les plages. Un bref coup d’œil en arrière lui confirma que nul ne l’avait suivi. Seul ! Mais aussi libre d’agir. Le garçon s’engagea sans hésiter dans ce passage, réalisant que c’était bien la première fois qu’il l’empruntait sans être accompagné. Même pas peur !

Sans ralentir l’allure, il parcourut la promenade qui surplombait la grève caillouteuse de la calanque du Grand Mugel. Les quelques baigneurs que le temps n’avait pas découragés lézardaient sur les galets. D’autres, plus rares encore, s’accordaient un bain timide. À l’exception d’une famille de promeneurs, Baptiste ne croisa personne dans les chemins du jardin public et fut ravi de constater que la crique suivante dite du « Petit Mugel » se trouvait déserte.
— Parfait ! Aucun gêneur à l’horizon…

Comme tout esprit d’adolescent, celui de Baptiste fourmillait de projets, bons ou mauvais. Certains déjà menés à bien comme la visite du grand portique du chantier naval, grâce à un ancien collègue de ses grands-parents, afin de contempler la vue à trois-cent-soixante degrés depuis ses quatre-vingt-treize mètres de hauteur. D’autres relevant de l’irréalisable comme la location d’un hors-bord pour aller sillonner les calanques en solitaire ou bien une déclaration d’amour à Morgane Kervella, la jolie brune aux yeux verts qui faisait battre son cœur. Enfin venait la catégorie qu’il préférait, celle qui connaissait le plus de fluctuations : les projets à concrétiser !

C’est une idée géniale même si les parents ne partageraient pas cet avis. Je pense plutôt qu’ils me puniraient rien que pour l’avoir évoquée… Et ils auraient sûrement raison !

Baptiste finit par s’arrêter lorsqu’il atteignit la plage en galets de la calanque déserte.

Dans le fond, j’aimerais que Papa et Maman m’en empêchent. Au moins, ils joueraient leur rôle de parents au lieu de se faire avoir par les ruses minables de cet abruti de Bulldozer…

Rattrapé par le chagrin plutôt que par sa famille, il se laissa tomber au sol et, la tête entre les mains, pleura tout son soûl quelques minutes durant. Mêlant sanglots, cris de rage et lamentations. Vive éruption à la mesure de sa tristesse. Puis, rappelé à l’ordre par son caractère pudique, l’adolescent se reprit. D’ordinaire, même s’il s’autorisait à ressentir des émotions, il leur interdisait de le submerger en public. Seules quelques mouettes errant en ces lieux auraient pu témoigner de ce débordement.

De nouveau, son idée vengeresse revint hanter Baptiste. Il se mit à aller et venir sur la plage en contemplant son objectif qui lui faisait face. Ce nouvel adversaire le toisait avec aplomb.

J’en ai toujours eu envie, mais j’ignore si je suis capable de l’atteindre…

À environ cinq cent mètres face à lui, entourée par une mer calme, trônait l’Île Verte. Ce morceau de terre de 13 hectares a la particularité d’être l’unique île boisée des Bouches-du-Rhône. Sa position stratégique, à l’entrée de la baie de La Ciotat, lui avait valu une occupation militaire ainsi que la construction de fortins tout au long de son histoire jusqu’au bunker allemand durant la Seconde Guerre mondiale. Désormais, la nature avait repris ses droits. Seuls les touristes ainsi que les gardes forestiers déferlaient sur une Île Verte sécurisée dont le restaurant éponyme constituait le dernier bâtiment intact.

Baptiste s’était déjà rendu sur l’Île Verte par bateau et en famille. Voilà longtemps qu’il estimait pouvoir la rejoindre à la nage. Après tout, sa famille ne disait-elle pas, dès ses premiers bains de mer, qu’il fendait l’eau tel un poisson ? Si l’adolescent était conscient que ses parents auraient désapprouvé ce projet, cela n’avait plus d’importance à ses yeux depuis que lui-même désapprouvait ses parents.

En cette saison, Baptiste gardait toujours sur lui son maillot de bain qui avait toutes les chances de servir lors d’une sortie familiale à la mer, au lac ou chez des amis possédant une piscine. Sans plus attendre, le garçon se débarrassa de ses chaussures, de son short et de son tee-shirt breton rayé de blanc et de noir. L’adolescent s’était fait une spécialité de ne porter que ce motif dont la taille des zébrures pouvait parfois varier. Il assumait à merveille de l’arborer chaque jour, au beau milieu de la Provence comme dans le Finistère. D’ailleurs, ces fameuses rayures revenaient sur le maillot de bain.

À la hâte, il dissimula sa tenue entre un épais buisson et la falaise de poudingue, cette roche à l’allure d’un ciment de sable constellé de galets, dont le nom dérive du pudding. À tout moment, il s’attendait à voir son père et sa mère débouler sur la plage, bien décidés à le ramener manu militari à la maison. Sans perdre un instant, il courut se jeter à l’eau. La fraîcheur de la Méditerranée en cette fin d’après-midi l’électrisa. Frisson agréable.

Au moins, les parents ne se plaindront pas que je me baigne pendant la digestion… Si je viens à bout de ce défi, cela rattrapera cette journée pourrie. Île Verte, me voilà !

L’adolescent se mit à nager en brasse lente dans le but de s’échauffer et d’économiser son énergie. Peu à peu, ses bras apprivoisèrent l’onde, dans un paisible dialogue avec ses remous salés. La mer était bonne quoique plus agitée que d’ordinaire sous ces nimbus grisâtres. Malgré tout, à travers le plafond nuageux, filtraient assez de rayons de soleil pour faire scintiller l’onde. D’aussi loin que Baptiste se souvienne, les vastes étendues liquides l’avaient toujours fasciné. Nager, c’était se sentir vivant, en communion avec la nature, à la recherche de ses limites ou d’un monde meilleur. Pour l’heure, sur la ligne d’horizon se découpait l’indescriptible silhouette de l’Île Verte qui le défiait.
— On va bien voir si j’arrive à te rejoindre !

Prêt à passer aux choses sérieuses, Baptiste prit une profonde inspiration et plongea en poursuivant son mouvement de brasse à l’abri des vaguelettes. Comme à son habitude, il ne pouvait s’empêcher d’entrouvrir les yeux pour observer de quelle manière la lumière solaire transperçait la surface pour venir chatouiller les massifs d’algues tapissant le fond. Se déplaçant en apnée durant une minute environ, il remonta enfin et inhala une longue bouffée d’air marin.

Quoi ? L’Île Verte ! Elle… Elle n’a même pas…

Immense déception pour Baptiste. L’île ne s’était pas rapprochée ! Pire ! Il avait l’impression d’avoir fait du surplace, malgré ses efforts. En temps normal, cette contrariété l’aurait découragé de continuer. Dissuadé de poursuivre. Pas aujourd’hui ! Plus déterminé que jamais, il allait prendre sa revanche !

Je ne dois pas me mettre de pression inutile. C’est tout à fait logique qu’un point situé au loin juste devant moi n’ait pas eu l’air de bouger. Après tout, la plage en est séparée au moins d’un demi-kilomètre. Il faut que je me base sur autre chose. Le bord de l’anse du Petit Mugel, par exemple.

Baptiste constata qu’il était tout de même sorti de la crique et qu’il distinguait désormais le Bec de l’Aigle sur sa droite. Il n’avait parcouru qu’une centaine de mètres. Pas même le quart de la traversée. S’il n’éprouvait aucune fatigue pour l’instant, qu’en serait-il une fois qu’il s’agirait d’aborder la dernière partie du périple ? Et pour le retour ? À présent qu’il atteignait la portion du bras de mer faisant face au large, il ressentait le mouvement lent et puissant de la houle.

Je suis encore à temps de renoncer et de faire demi-tour pour rentrer à la maison. Mais non ! Je préfère me noyer que de subir une nouvelle fois leurs regards pleins de reproches.

Redoublant d’énergie, il abandonna la brasse et opta pour le crawl, plus rapide. Alors, seulement, il réalisa qu’il progressait. Ses bras transperçaient l’écume et ses jambes le propulsaient à une vitesse tout à fait honorable pour un nageur de son niveau.

Je peux y arriver. Il suffit que je gère mon effort et mon souffle. Ce sera un véritable exploit ! Le seul ennui, c’est que personne ne me croira ensuite… J’aurais bien aimé être filmé, tiens ! C’est un peu rageant de se lancer un tel défi et ne pas avoir une caméra braquée sur soi… Surtout à La Ciotat ! Le terrain de jeu des célèbres frères Lumière avec leur cinématographe  ! Ils ont fait marrer leurs contemporains avec « L’Arroseur arrosé »  avant de les faire flipper avec « L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat » . Mais tant pis pour la gloire ! Le tout, c’est que je sache que j’en ai été capable, ça me suffira. Allez, je peux encore accélérer un peu !

Il poursuivit à cette cadence et s’interrompit dès qu’il sentit la fatigue tirailler ses membres, le temps de souffler un peu. Cette fois-ci, plus aucun doute ! L’Île Verte s’était rapprochée sans que Baptiste puisse affirmer s’il avait franchi la moitié du parcours. Le garçon tourna la tête pour observer la plage du Petit Mugel. Vision encourageante : elle paraissait désormais lointaine. Il ne put toutefois s’empêcher de ressentir une forme d’inquiétude de savoir le salut aussi inaccessible. Ce coup d’œil en arrière lui donnait un avant-goût de ce qui l’attendrait au moment de quitter l’Île Verte pour regagner le continent.

Tandis qu’il s’autorisait à parcourir quelques mètres dans la position de la planche pour reprendre haleine, Baptiste songea qu’il avait oublié un détail important.

Et si on me voyait ? Un gamin de mon âge qui débarque de nulle part… Une armada de touristes doit parcourir l’île à cette heure-ci ! Sans compter les bateaux… Les gens pourraient capter quels risques j’ai pris… M’interdire de repartir… Et même appeler les gardes en pensant me protéger !

De nouveau, le garçon eut envie de tout abandonner. Cependant, un regain de sa détermination colérique vint lui fournir tous les arguments nécessaires.

Relax ! Aucun bateau ne mouille près de l’île. Au pire, je n’aurai qu’à plonger si l’un d’eux s’approche. Quant aux visiteurs…

Baptiste se souvenait que le sentier décrivait une boucle couvrant les trois ou quatre calanques de l’île. Heureusement, Saint-Pierre, Seynerolles, Isserot et la Grande Calanque se trouvaient plus à l’est, sur les autres faces de l’Île Verte.

J’arrive de l’ouest, je suis invisible pour les vacanciers ! Je dois juste me méfier de la Plageolle… Même s’il donne sur le nord, c’est le coin de baignade le plus fréquenté. Si jamais un touriste m’aperçoit, je me cache direct ou je le baratine. Ma famille m’attend ailleurs sur l’Île Verte et blablabla…

Ne voyant plus aucun élément à objecter à son propriétaire, le cerveau de Baptiste le laissa en repos. Le garçon eut l’impression que le reste de sa traversée se révélait plus facile, plus rapide. Après quelques efforts, il put enfin s’accrocher à la paroi de poudingue de l’Île Verte.
— Je l’ai fait ! s’exclama-t-il avec davantage de colère que de joie. Ça y est ! Alors, les parents ? Qu’est-ce que vous dites de ça ? À présent, si vous voulez me punir, vous saurez pourquoi ! En prime, même furieux, vous ne pourrez pas vous empêcher d’admirer ce que je viens d’accomplir !

Le corps collant de sel, accrochant grains de sable et brindilles, Baptiste se mit à escalader la face ouest de l’île. Après avoir gravi quelques blocs de poudingue, puis une pente raide et herbue, il put enfin poser sa main sur les racines et les troncs des premiers pins d’Alep . Le garçon se retrouva sous le couvert rassurant et tant espéré de cette pinède insulaire dont les senteurs poivrées paraissaient couronner son exploit. Malgré les picotements des cailloux et des aiguilles de conifères sous ses pieds nus, il choisit de s’enfoncer vers l’intérieur de l’île.

Il lui semblait entendre des voix au loin et il finit par repérer une troupe de touristes. Rassemblés dans la calanque de Saint-Pierre, ils s’apprêtaient à embarquer à bord du navire qui les ramènerait en ville. Visiblement, il s’agissait du dernier groupe de la journée. Les lèvres de Baptiste s’étirèrent pour dessiner un radieux sourire. Le premier depuis son départ désespéré.

J’ai l’Île Verte pour moi tout seul !

Le garçon regretta un instant de ne pas avoir ses affaires, au moins ses tennis, afin de pouvoir explorer à loisir toute l’île. Or, les emporter l’aurait ralenti sans compter le risque de les perdre durant la nage. Il prit alors le temps de s’asseoir au pied d’un pin pour se reposer. De son poste d’observation, il apercevait à peine l’anse du Petit Mugel. Défi accompli !

Quel bonheur de se trouver là ! Un paradis de pinède et de mer s’offrait à lui ! Personne pour le lui disputer ou pour l’accuser à tort ! Il régnait en maître incontesté sur une terre vierge de toute injustice : les douze hectares de l’Île Verte ! Pour autant, Baptiste ne s’autorisa pas à troubler la quiétude des lieux par des hurlements de victoire. Après tout, les employés du restaurant ou les gardes forestiers, dont le local se situait parmi les constructions militaires, pouvaient demeurer sur place et retourner à La Ciotat plus tard par leurs propres moyens…

L’idée que les restes d’un fort ainsi que d’un blockhaus se trouvent dans un tel jardin d’Éden lui paraissait inconcevable. L’Île Verte avait aussi connu une chapelle Saint-Pierre et un Christ en croix que les bombardements avaient détruits. Papicha disait qu’un miracle s’était produit durant ce déferlement de violence : suite à la disparition de la statue sous les eaux, le phosphore des obus associé à l’eau et au sel s’était cristallisé autour d’elle, la préservant de la rouille. Un plongeur-démineur l’avait arrachée des flots et elle avait pu ensuite être restaurée ensuite avant de venir orner l’église Notre-Dame-de-l’Assomption.

Pourquoi les Allemands s’intéressaient-ils tant à La Ciotat durant la Seconde Guerre mondiale ? s’était-il souvent demandé plus jeune.

Outre les avantages stratégiques procurés par le terrain, les nazis lorgnaient sur les chantiers navals de La Ciotat dont les célèbres navires constituaient un enjeu logistique et militaire. Quand ses grands-parents racontaient cette histoire, Mamicha commençait par parler d’Ulysse et de son long voyage.
— Son épouse Pénélope, convoitée par une foule d’une centaine de prétendants ayant envahi son palais, avait imaginé un stratagème pour retarder son remariage et laisser à Ulysse le temps de revenir. Elle fit semblant d’accepter de se marier en posant pour seule condition de terminer une tapisserie destinée à servir de linceul pour son beau-père Laërte. Cependant, chaque nuit, elle défaisait son travail du jour de sorte qu’elle parvint à gagner le temps nécessaire. Ulysse arriva sous les traits d’un mendiant méprisé de tous, avant de révéler son identité et de punir de mort tous ceux qui avaient espéré séduire sa femme.

Et Papicha d’enchaîner à sa manière pour les ramener vers leur époque :
— À La Ciotat, durant la guerre, les Allemands avaient pris le contrôle des chantiers navals. Ils exigeaient que le paquebot en construction leur revienne pour participer à leur effort militaire sous le nom de « Maréchal Pétain ». Alors, les ouvriers ciotadens résistèrent et s’arrangèrent pour ralentir la cadence par tous les moyens : en tombant malades, en multipliant les incidents techniques... Les équipes de nuit défaisaient le travail des équipes de jour et inversement. Ainsi, ce bateau ne put jamais être utilisé par les Allemands. Après la guerre, il finit par prendre la mer sous un meilleur nom : « La Marseillaise ». Si la ville de La Ciotat est Pénélope, alors les chantiers navals sont sa tapisserie et notre Ulysse l’intervention de la flotte américaine et britannique durant la Bataille de La Ciotat, le 17 août 1944.

À ce stade du récit, Sandrine, la maman de Baptiste, férue d’Histoire, précisait que l’opération Ferdinand visait avant tout à attirer l’attention des troupes allemandes sur la ville pour favoriser l’avancée des Alliés sur les principaux sites de débarquement à Cavalaire-sur-Mer, Saint-Tropez et Saint-Raphaël.

Baptiste écoutait avec émerveillement tous ces récits où les accents ensoleillés du sud faisaient scintiller les armes des héros à travers les âges. Il rêvait à l’immense vague inondant les boutiques des quais, chaque fois que les chantiers de La Ciotat donnaient naissance à un navire haut comme une montagne, si long que le Port-Vieux le contenait à peine. Un prodige qui couronnait le travail d’autres héros de l’ombre dont Papicha. Plus tard, ces mêmes chantiers avaient survécu à une menace de démantèlement parce que ces ouvriers combattants avaient tenu bon des années durant. Occupant le site et se relayant pour que rien ne soit démoli, ils avaient gagné et construisaient encore aujourd’hui les plus élégants des yachts sillonnant la grande bleue. Les portiques de La Ciotat ne représentaient plus seulement des outils de travail, ils se dressaient comme des arcs de triomphe et étincelaient de toute leur gloire sous le soleil du Midi.

Malgré son attachement à sa Bretagne natale, Baptiste ne pouvait s’empêcher de sentir en son cœur la fierté de partager le sang de tous ces héros. Telles étaient ses pensées tandis qu’il sommeillait à l’ombre d’un pin d’Alep.

La variation de lumière et, surtout, de température finit par l’éveiller.
— Mince ! Je me suis endormi !

Cela n’avait rien d’étonnant compte tenu de son effort durant la traversée et de l’agréable écrin de solitude parfumée offert par l’Île Verte.

Il faut que je me remue ! Les parents vont me tuer !

Cette pensée toute naturelle avait jailli par réflexe et parce que les sommes effacent les rancunes. Bien vite, cependant, lui revint le souvenir de l’injustice et son visage détendu se crispa.
— Et qu’est-ce que j’en ai à faire ? Ils m’ont déjà tué, à leur manière…

Le garçon tourna la tête vers l’horizon où un ballon de soleil rougeâtre commençait à s’immerger peu à peu. Les flots s’agitaient et une écume rageuse bondissait sur les flancs de l’Île Verte.

Même pas peur !

S’il était conscient de la nécessité de ne pas s’éterniser sur l’île, Baptiste demeurait sûr de lui et se sentait suffisamment reposé pour entreprendre le chemin du retour. Ce fut alors que les nuages gris amoncelés libérèrent une pluie fine et froide qui n’aurait pas déparé en plein Finistère.

Le garçon sauta à l’eau et se mit à nager avec plaisir, car elle avait gardé la température de la journée. Les vagues dansaient devant lui, masquant l’anse du Petit Mugel quelques secondes. Seul le Bec de l’Aigle parvenait à se maintenir dans son champ de vision, roi du ciel dont la silhouette effilée défiait les flots. Hélas ! La lumière déclinante et les intempéries lui donnaient peu à peu l’allure d’un rapace grisâtre et sinistre dont la future proie s’ébattait dans la mer… À portée de ses serres rocailleuses.

Soudain, un éclair vint illuminer la tête de cet oiseau gigantesque. Baptiste crut voir se fendre une paupière graveleuse, balayant la Méditerranée d’un regard charognard qui croisa le sien. Alors, le garçon commença à éprouver cette peur qui saisit le funambule au milieu de sa traversée. S’il était peu probable que cet aigle des tempêtes lui ait adressé un clin d’œil menaçant, la Mort l’épiait cependant. Comme elle guette chacun de nous.
— Je ne serai pas ta proie ! Sûrement pas aujourd’hui !

Baptiste s’appliquait à nager avec toute l’efficacité dont il était capable, veillant à économiser ses forces au cas où la mer se ferait plus capricieuse. Il gardait un œil sur l’Aigle, non par peur de le voir s’envoler, mais parce qu’il constituait son meilleur repère.

Je vais y arriver ! Je peux le faire ! Il suffit que je dépasse le cap de l’Aigle pour me protéger des vagues !

Tout à coup, ses mouvements se figèrent. Comme pétrifié, Baptiste sentit qu’il s’enfonçait dans l’eau. Quelque chose enserrait sa cheville gauche et tentait de l’attirer vers les profondeurs. Paniqué, il se mit à battre des pieds et des mains pour remonter à la surface. Il parvint à emplir ses poumons d’air, mais gâcha cet effort en poussant un cri de terreur. De nouveau, on le tira sous les flots troubles et cette prise avait la poigne d’une sirène furieuse, d’un triton enragé cherchant à le noyer…

Du calme ! s’imposa Baptiste. Je n’arriverai à rien si je cède à la panique, je dois comprendre !

Figé un demi-mètre sous la surface, il s’efforça de dompter sa peur et d’observer, comme il le pouvait, cette eau déjà envahie de ténèbres. Le soleil mourait à l’horizon, emportant la lumière et, semblait-il, l’espoir avec lui. Malgré la brûlure du sel sur ses pupilles, Baptiste scrutait sa jambe gauche, redoutant d’y apercevoir une main écailleuse lui broyer la cheville.

Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Non ! J’y crois pas !

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