Un chant de Noël : Londres, 1886 de Magali Chacornac-RaultPour l'acheter :
AmazonPrologue
Décembre 1875
Devant la porte d’une petite église de Kensington, un couple de jeunes mariés se regardent tendrement.
— J’espère que tu ne regretteras pas cette folie, mon amour. Ce mariage sans l’accord de ta famille…
— Comment regretter ce jour merveilleux, tes amis musiciens nous ont offert la plus belle des cérémonies, toutes les personnes présentes souhaitent notre bonheur et même le ciel nous présente ses vœux avec ces flocons.
Il regarde avec tendresse celle qu’il aime et qu’il peut maintenant appeler « sa femme ». Elle est absolu¬ment magnifique dans sa robe de soie blanche, et les flocons qui s’accrochent à ses cheveux bruns, s’échappant de son chignon, forment un voile d’une finesse et d’une noblesse qu’aucun tissu ne peut égaler.
Sentant son regard, elle se tourne vers lui et murmure :
— Je vous aime, monsieur Andrew Wilson.
— Je vous aime, madame Grace Wilson.
Le sourire de la jeune femme s’élargit, il ne lui faudra pas longtemps pour s’habituer à ce nouveau nom, madame Wilson, Grace Wilson, ça sonne bien mieux que Grace Berkeley, son nom de jeune fille.
*
Décembre 1876
Les premiers flocons de neige ont accompagné la naissance de leur petit ange, une merveilleuse petite fille, en pleine santé. L’accouchement a été difficile pour Grace, cependant, elle puise sa force dans la contemplation de son bébé et semble se remettre doucement.
Alors que Grace allaite et qu’Andrew couve du regard les deux femmes de sa vie, la jeune maman se projette dans le futur :
— J’ai tellement hâte que Lizzie puisse profiter de la neige et de l’ambiance de Noël, j’aime cette période, je suis heureuse que notre enfant soit née ce mois si particulier, il signifie tant pour moi.
— C’est en décembre que nous nous sommes rencontrés. Ton père m’a engagé pour te donner des leçons de piano afin que tu te perfectionnes. Il voulait que tu éblouisses toute l’assemblée au repas de Noël, mais c’est moi que tu as ébloui dès le premier jour. Il regrette probablement encore de m’avoir engagé…
— Et moi, je lui en serai éternellement reconnaissante.
Le magnifique sourire de Grace éteint pour un instant la culpabilité d’Andrew. Il s’en veut d’être la cause de la brouille entre sa femme et ses parents qui n’ont pas accepté leur amour… Un musicien, aussi talentueux soit-il, n’est pas digne d’une héritière Berkeley. Il fait tout son possible, à chaque instant, pour rendre sa femme heureuse, lui faire oublier sa descente sociale et combler le manque des siens.
*
Décembre 1877
Lorsqu’il passe la porte, les rires de Grace et les gazouillis de Lizzie l’accueillent. Il se précipite au salon sans même retirer sa veste, il ne veut rater aucun moment de bonheur.
Il découvre sa femme agenouillée au pied du sapin qu’il a rapporté la veille et qu’elle a installé en hauteur, sur une table, afin que le bébé ne puisse l’atteindre. Elle a les bras tendus vers leur fille, celle-ci est entourée de petits sujets en bois. Les yeux pétillants, la petite fille observe chaque décoration avec émerveillement puis, de temps à autre, elle en tend une à sa mère qui la suspend à une branche de sapin en riant.
Andrew s’approche doucement, dépose un baiser sur les lèvres de sa femme puis sur la joue de sa fille, en essayant de ne pas briser la magie de l’instant. Lizzie s’accroche à son cou puis elle lui donne un petit cheval à bascule qu’il va fixer dans l’arbre. Il échange avec Grace un regard complice. Les yeux de sa femme étincellent de joie, son sourire est radieux. Le bonheur est si simple.
*
Décembre 1878
Cette année, Lizzie participe pleinement à la déco-ration du sapin de Noël. La petite fille, qui vient de fêter ses deux ans, est une véritable tornade qu’il faut canaliser. L’excitation est à son comble, elle court en tous sens, évite de peu de piétiner les ornements en bois et même de renverser l’arbre à tel point que Grace décide de ne pas installer les bougies, de peur que Lizzie se blesse ou mette le feu à leur maison.
Le seul moment où la fillette reste calme et concentrée, c’est lorsque son père la soulève aussi haut qu’il le peut pour qu’elle accroche le cimier du sapin. Quand Lizzie retouche terre, elle contemple son œuvre avec fierté et satisfaction, les mains sur les hanches. Sa bouille fait éclater de rire ses parents.
*
Décembre 1879
Cette année, la neige est si abondante que Londres a été paralysée presque 48 heures. Grace et Lizzie s’en donnent à cœur joie, glissades, batailles de boules de neige, empreintes d’anges et même un essai de construction d’igloo dont Andrew avait vu des dessins il y a quelques années.
La neige ne s’est toujours pas transformée en bouillie marron, glissante et salissante, comme habituellement. Cette profusion de poudreuse laisse les parcs et certaines petites rues immaculés, pour le bon¬heur de sa famille.
*
Décembre 1880
Comme chaque année, Andrew arpente les rues de Londres en chantant des Christmas carols. En tant que professionnel, son petit groupe commence quelques jours avant le 25 décembre.
Cette année, pour la première fois, Lizzie l’accompagne. Sa fille a une voix d’ange. À force d’entendre sa mère fredonner toute la journée, la fillette a appris à chanter avant de savoir parler. Avec ses cheveux châtain clair, comme ceux de son père, et ses yeux bleus, comme ceux de sa mère, elle fait fondre tous les cœurs.
*
Décembre 1881
Lors de la décoration du sapin, en famille, Grace suspend un second petit ange en porcelaine, elle avait acheté le premier à la naissance de Lizzie. En l’accro-chant, elle fait le vœu de tomber à nouveau enceinte, sa fille a déjà cinq ans et Grace aurait aimé lui donner un petit frère qui perpétuerait le nom de Wilson.
Cette volonté d’enfanter à nouveau inquiète Andrew qui sent sa femme fatiguée, même si elle essaie de le lui cacher, il se souvient aussi combien l’accouchement avait été éprouvant, il avait eu si peur de perdre Grace.
*
Décembre 1882
Grace n’a plus la force de sortir de son lit, Lizzie est à ses côtés et, ensemble, elles fabriquent des décorations de Noël en tissu.
Quand la fillette quitte la pièce, Grace demande à Andrew d’approcher. Il s’assoit sur le lit et prend les mains de sa femme dans les siennes :
— Je suis heureuse, mon amour, que la vie me laisse ce dernier Noël en votre compagnie. Ne sois pas triste, je m’éteins chanceuse de la vie que j’ai eue. Tu as fait mon bonheur et tu fais le bonheur de notre fille.
Andrew s’agite, il ne veut pas entendre cette vérité, il espère encore un miracle.
— Non, mon amour, il est trop tard pour que je gué-risse, je me sens mourir à petit feu, mais je n’ai pas peur. Bien sûr, j’aurais voulu voir notre fille devenir une femme, partager toutes ses joies et ses doutes, mais je sais qu’elle trouvera en toi une oreille attentive, tu es un père formidable.
— Comment pourrais-je continuer à vivre sans toi, Grace ? Je t’aime !
— Il le faudra, pour Lizzie. Je t’aime, Andrew.
Cette dernière phrase n’est plus qu’un murmure, Grace s’est endormie, épuisée par l’effort de la conversation et de l’activité réalisée avec sa fille.
Bientôt, elle fermera les yeux pour toujours et Andrew ne peut l’accepter. Il pleure, le visage enfoui dans les cheveux de sa femme.
*
1883, 1884, 1885
Seules la tristesse et l’absence de Grace accompagnent Andrew et Lizzie… Leur vie semble tellement vide, les Noëls si fades…
Chapitre 1
Lundi 20 décembre 1886
À l’approche de Noël, Andrew, comme chaque année, arpente les rues de Londres avec quelques collègues musiciens pour apporter un peu de joie aux habitants en entonnant les chants traditionnels. Ils récoltent ainsi l’argent permettant de financer les cours de musique dispensés à l’orphelinat.
Andrew se sent fourbu, il a l’impression que, d’an¬née en année, Londres ne cesse de grandir, à moins que ce soit lui qui se fait vieux. À la lueur des réverbères, les chanteurs gardent leur entrain, même s’il se fait tard. Ce quartier est luxueux, formé de nombreux hôtels particuliers, ce qui promet des dons généreux. Pour la énième fois de la journée, ils reprennent leur répertoire enchaînant les classiques Christmas carols.
Pour Andrew, cette période est particulièrement douloureuse. Ces chants étaient les favoris de son épouse partie trop tôt. Afin de supporter la douleur, il chante pour elle seule à chaque représentation, espérant qu’elle l’entende des cieux où elle se trouve.
Dès que les voix s’élèvent, Susan délaisse son ouvrage de broderie pour se placer à la fenêtre. Cette troupe est la première à visiter son quartier et elle n’est pas déçue, l’harmonie est magnifique. Placés sous un lampadaire, les chanteurs paraissent presque irréels. L’un d’eux attire particulièrement son attention, il est grand, ses cheveux châtains sont un peu trop longs et il porte de belles moustaches. Son regard semble si triste, cependant, il chante avec ferveur. Elle aimerait en¬tendre sa voix. Elle essaie de se concentrer sur les autres chanteurs et musiciens mais ses yeux reviennent sans cesse sur ce gentleman sans qu’elle ne comprenne pourquoi.
Lorsque la musique s’arrête, elle s’éloigne de la fenêtre, déçue que ce soit déjà fini. S’élève alors une voix de ténor, douce et puissante, elle rejoint précipitamment son poste d’observation, bien qu’elle soit certaine de savoir à qui cette voix appartient. Il y a tant d’émotion. L’homme au regard gris et triste chante les yeux tournés vers le ciel. Susan sent tout son corps réagir à ce chant, elle en a la chair de poule et les larmes aux yeux.
Elle reste là à fixer le chanteur pendant un long moment après que la voix se soit tue. C’est son intendante qui la sort de sa contemplation en lui demandant si elle doit descendre leur remettre une enveloppe. Susan insiste pour que le don soit généreux, jamais aucun chanteur ne lui avait procuré autant d’émoi. Elle aimerait descendre elle-même pour les féliciter, mais cela ne se fait pas, elle songe un moment à mettre sa carte au milieu des billets mais à quoi bon, c’est elle qui a envie de leur parler et non l’inverse.
Elle observe le plus jeune des choristes récupérer les enveloppes, tous les voisins semblent avoir envoyés une servante. La troupe lance un merci collectif puis reprend son chemin pour faire son spectacle dans la rue voisine.
Elle suit des yeux l’homme aux cheveux trop longs jusqu’à ce qu’il disparaisse et bien après. Lorsqu’elle sort de sa rêverie, elle n’est plus vraiment certaine que tout cela se soit réellement déroulé. Elle reprend sa broderie sans arriver à se concentrer au point de se piquer avec l’aiguille.
*
Lorsque Andrew rentre enfin chez lui, exténué, il ne s’attend pas à devoir gérer une crise. Pourtant, Jill, la gouvernante, a déjà ôté son uniforme pour le remplacer par son manteau. De plus, elle fait sa tête des mauvais jours. Elle ne laisse pas le temps à son employeur de poser une quelconque question qu’elle annonce, résolue :
— Je démissionne, ce n’est plus possible, votre fille Elisabeth est irrécupérable, je ne peux supporter plus longtemps son manque de respect. Cette enfant est une petite peste qui ne veut rien apprendre de ce que je lui inculque, une mule serait plus facile à éduquer. Je pas-serai demain chercher mes gages et une lettre de recommandation. Je vous souhaite une bonne soirée, Monsieur.
Sur ces dernières paroles, elle passe la porte à grand pas et disparaît dans la nuit sans qu’Andrew n’ait pu placer un mot. Il soupire puis appelle sa fille :
— Lizzie ! Qu’as-tu encore fait pour que cette pauvre Jill soit dans cet état ?
— Ça y est, elle est enfin partie ? Pour toujours ? Elle m’a dit qu’elle démissionnait, elle n’a pas menti au moins ?
— Lizzie ! Ce n’est pas gentil ! Jill est une personne qualifiée qui fait très bien son travail ! Et je la trouve patiente, douce et gentille. Je connais des gouvernantes bien plus strictes qu’elle. Tu ne sais pas apprécier ta chance, ma chérie.
— Ce n’est pas toi qui l’as sur le dos toute la jour¬née, rien de ce que je fais ne lui convient, elle me reprend continuellement, j’en ai marre. Elle voudrait que je me comporte comme si je devais être la future reine d’Angleterre…
En voyant sa fille descendre l’escalier raide comme un piquet, Andrew a du mal à se retenir de rire. Il sou-pire, ouvre ses bras en grand et sa fille s’y précipite pour se blottir contre lui.
Après ce câlin si réconfortant, l’homme reprend :
— Demain, tu t’excuseras auprès de Jill et j’aurai une petite discussion avec elle afin qu’elle baisse ses exigences, ça te convient ?
— Je suis une grande fille, maintenant, je n’ai plus besoin de gouvernante, Papa.
— Lizzie, ne fais pas de caprice, j’ai besoin de sa¬voir que quelqu’un veille sur toi en mon absence.
— Tu pourrais engager quelqu’un d’autre que Jill, s’il te plaît, Papa.
— Une gouvernante ne se trouve pas si facilement, Lizzie… Demain, tu t’excuseras et on verra comment ça se passe.
La fillette de dix ans repart la tête basse, les yeux remplis de larmes, elle voudrait retrouver le temps où sa maman s’occupait d’elle toute la journée et où un précepteur venait l’instruire quelques heures par jour.
Andrew soupire, il n’aime pas savoir sa fille triste, il souhaiterait l’entendre rire comme avant. Il passe à la cuisine pour réchauffer le repas, préparé le matin par madame Pike qui s’occupe aussi de faire le ménage.
Lizzie le rejoint, elle dresse la table et commente :
— Jill m’apprend le nom de quatre fourchettes différentes et de tous les couteaux qui existent. Je ne les ai vus qu’en dessin… à quoi cela peut bien me servir ? Pour manger, on a besoin d’une seule fourchette, d’un seul couteau et d’un seul verre aussi !
— Chez nous, car nous n’avons que peu de moyens, mais dans la haute société, ce n’est pas pareil et tu sais que ta maman venait de ce milieu ?
Lizzie acquiesce et Andrew poursuit :
— Tu auras peut-être l’occasion, si tu le souhaites, plus tard, d’évoluer dans ce milieu, aussi, il faut que tu y sois préparée, tu aurais l’air d’une idiote si tu te trompais de fourchette ou de verre, tu ne crois pas ?
Lizzie hausse les épaules et argumente :
— Maman a quitté ce milieu, je n’ai pas envie d’y retourner…
— On ne sait pas ce que la vie te réserve, Lizzie, il faut être prêt à tout. Nombreux sont ceux qui aime¬raient avoir le choix, tu as cette chance, ma chérie.
Le lendemain, Jill se présente avant le départ d’Andrew. Obéissante, Lizzie s’excuse et son père essaie d’expliquer à la gouvernante le ressenti de son enfant. Jill a le visage fermé, elle a décidé de rester ferme et rien ne la fera revenir sur sa décision. Elle a de la peine pour cet homme et cette enfant, mais elle a l’impression de perdre son temps dans cette maison, elle a les compétences pour trouver une meilleure place, bien mieux rémunérée. De plus, elle pense qu’Elisabeth est trop choyée par son père qui lui laisse trop souvent l’opportunité de s’exprimer. Lizzie a le même caractère que sa mère, c’est une rebelle, incapable de se comporter comme on l’attend d’une femme de son rang.
Lorsque la gouvernante s’en retourne, Andrew est dépité tandis que sa fille danse de joie après avoir tiré la langue à la porte. Comment va-t-il trouver une gouvernante en cette période de fête ? Et surtout, qui va bien pouvoir garder un œil sur Lizzie en attendant qu’il déniche la perle rare avec un budget serré ? Il devrait déjà être au Royal College of Music.
Lorsque madame Pike arrive, Andrew lui demande de prendre en charge Lizzie, la vieille femme accepte avec bonheur, elle adore la fillette. Madame Pike a eu huit enfants, maintenant tous en âge de mener leur vie, et ils lui manquent. Toutefois, la cuisinière ne pourra pas rester toute la journée avec Lizzie car elle travaille pour d’autres familles.
Andrew n’a pas le choix, pour une fois, sa fille devra rester seule à la maison et lui prouver qu’elle est effectivement assez mature. Pour l’occuper, il lui donne des exercices de mathématiques et de français. Le français est une langue que Grace affectionnait et à laquelle elle a initié Lizzie. Il lui remet aussi un morceau de piano à déchiffrer, puis s’en va au pas de course.
Chapitre 2
Mardi 21 décembre 1886
La matinée de Lizzie se passe aux côtés de madame Pike. La fillette aime côtoyer la vieille femme qui est au service de ses parents depuis leur mariage et leur installation dans cette petite maison d’un beau quartier. Son père la loue pour un loyer modique, c’est un loge-ment de fonction. La petite fille pose une multitude de questions sur sa maman et écoute avec grand intérêt les histoires qui se sont déroulées quand elle était bébé.
Elle n’ose pas interroger son père, elle ressent sa douleur et sa tristesse à chaque fois qu’il évoque Grace et elle essaie de lui épargner ce chagrin autant que possible. Pourtant, elle a besoin que le souvenir de sa mère perdure, elle a besoin d’entendre parler des jours heureux, cela égaye son quotidien si sombre.
Noël est la période la plus difficile car c’est celle que préférait Grace, celle qui était la plus joyeuse et ce bonheur lui manque… C’est peut-être pour cela qu’elle est toujours si difficile à vivre durant le mois de décembre.
Madame Pike lui parle du passé avec tendresse, lui raconte des moments doux suivant le bon vouloir de ses souvenirs. Elle la traite comme sa propre enfant, en la faisant participer aux corvées, et non comme la fille du maître. Il faut dire que ni Grace ni Andrew n’ont jamais considérée Ann Pike comme une domestique mais plutôt comme une amie venant rendre service.
Les mains dans la vaisselle, Lizzie se sent bien. Elle n’avait pas passé une aussi belle matinée depuis des lustres. En aucun cas elle ne regrette l’absence de Jill.
Une fois le repas préparé et mangé ensemble, sur la table de la cuisine, sans aucune cérémonie, sans personne pour scruter sa position et ses moindres gestes, Lizzie dit au revoir à la vieille femme. La petite fille monte alors dans sa chambre pour faire ses devoirs et sourit en s’apercevant que son père lui a donné des exercices plus simples que ceux qu’elle doit d’ordinaire résoudre. En moins d’une demi-heure, elle a tout fini et redescend pour s’installer au piano.
De ce côté, son père n’a fait aucune erreur, il maîtrise parfaitement son niveau. Le morceau choisi est difficile, mais Lizzie adore ça. Si son père le voulait, elle pourrait faire des concerts, tout Londres paierait pour voir l’enfant prodige sur scène, mais il ne le souhaite pas et elle non plus. Elle adorait jouer pour sa mère, maintenant, elle joue pour son père et voir briller la lueur de fierté dans ses yeux est un cadeau magique
Pour le rendre fier, elle travaille sa partition patiemment et avec acharnement durant deux heures consécutives et, au final, elle est plutôt satisfaite du rendu. Elle décide donc de sortir pour marcher un peu dans le quartier, ce que Jill ne l’autorisait jamais à faire. Lors-qu’elles allaient se promener, c’était toujours dans des parcs ou dans des rues commerçantes et sa gouvernante restait attentive à sa manière de bouger, à son regard, son port de tête… Jamais elle n’avait le droit de courir ou de traîner des pieds et ces balades étaient insipides.
Aujourd’hui, personne ne lui fera de remarque. Elle lace ses bottines puis enfile son manteau de laine sur sa robe en velours, passe ses gants et ouvre grand la porte. L’air froid lui cingle le visage et elle sourit. Elle referme à clef derrière elle et s’engage dans la rue. Les quelques flocons tombés la semaine précédente n’ont pas tenus, cependant, le sol est glissant. Bien que la sensation de liberté qu’elle ressent lui donne envie de courir et de sauter, elle doit faire attention à ne pas tomber. Elle avance prudemment, en observant les gens autour d’elle. Elle arpente les rues de Kensington. Avec son père, ils occupent un logement situé juste à côté du Royal College of music, près de Hyde Park et Kensington Garden, un quartier chic où elle peut se promener sans risque. Ses pas la portent jusqu’au Brompton Hospital.
Lizzie ne veut pas retourner dans le monde aristocratique que sa mère a quitté car cette dernière lui a un jour expliqué que, là-bas, les femmes ne font rien à part obéir à leur mari et gérer la domesticité, or, la fillette sait déjà qu’elle veut devenir médecin pour pouvoir soigner les gens, elle aurait tant voulu que quelqu’un arrive à guérir sa maman. Lorsqu’elle en a parlé à Jill, la gouvernante s’est esclaffée ! Ce n’est, soi-disant, pas un rôle pour une femme et encore moins pour une femme de la haute société. Jill lui a dit qu’il n’y avait qu’une femme diplômée en médecine en Angleterre et qu’elle avait défrayé la chronique, elle porte le même prénom qu’elle, elle se nomme Elizabeth Garrett Anderson. Depuis, Lizzie l’idolâtre et rêve de devenir la deuxième femme médecin du Commonwealth. Elle voudrait sauver toutes les mamans pour que plus aucun enfant ne soit triste.
Devant l’hôpital, il y a une grande quantité de sapins, les yeux de la petite fille brillent, elle se sou¬vient des épicéas qu’elle décorait avec ses parents. Son père n’en a plus acheté depuis le décès de sa mère. Elle s’approche et demande :
— Bonjour Madame…
— Bonjour, jeune demoiselle.
— Que faut-il faire pour avoir l’un des petits sapins ?
— Les petits sapins sont à un shilling. Je m’occupe bénévolement des ventes et l’argent va à l’hôpital pour acheter du matériel médical.
— Je comprends, merci.
Lizzie s’éloigne, la tête basse, les larmes aux yeux. Elle n’a pas d’argent. Elle ne peut toutefois pas se résoudre à quitter les lieux, les arbres l’aimantent. Leur ramure, leur odeur, leur couleur, tout la ramène aux temps joyeux, elle a presque l’impression d’entendre Grace chantonner au creux de son oreille.
Susan observe la fillette, elle semble si triste qu’elle en a le cœur serré. Sa tenue montre qu’elle fait partie de la petite bourgeoisie, mais peut-être que sa famille n’a pas suffisamment d’argent pour le dépenser dans des futilités. Un sapin n’est qu’une décoration tempo¬raire non indispensable. Avec ses cheveux châtain clair et ses yeux bleus, le visage de la petite ressemble à celui d’un ange. Tout dans ses manières et sa façon de se mouvoir montre une très bonne éducation.
Susan s’approche et se présente :
— Je m’appelle Susan Harington.
— Elisabeth Wilson, mais mes parents m’appellent Lizzie.
— Bien, Lizzie, veux-tu m’aider à vendre ces arbres de Noël ?
Le visage de la fillette s’illumine à nouveau.
— C’est vrai, je peux ?
— Si tes parents acceptent, oui. Je serais ravie d’avoir un peu de compagnie, je t’avoue que, pour le moment, il n’y a pas beaucoup de clients et je m’ennuie…
— J’ai l’après-midi pour moi, ça ne pose pas de problème, il faut juste que je sois à la maison pour 18 heures.
— Il fait déjà nuit à cette heure-là, je ferai en sorte que tu sois rentrée avant. Je n’aimerais pas savoir ma fille seule dans les rues, de nuit.
— Oui, merci.
La fillette s’éloigne rapidement, un grand sourire aux lèvres, et se met au travail. Elle n’hésite pas à accoster les passantes et à leur conter ses souvenirs de Noël. Susan se rend compte que Lizzie évite de se re¬trouver en tête à tête avec elle, elle redoute des questions. Ce comportement ne fait qu’attiser la curiosité de la femme, cependant, elle n’interroge plus Lizzie, c’est en gagnant sa confiance qu’elle pourra l’aider. Elle est persuadée que cette enfant à besoin d’assistance.
Chapitre 3
Mardi 21 décembre 1886
Lizzie passe des heures à arpenter le trottoir devant l’hôpital, à évoquer ses préparations de Noël quand elle était bien plus petite, quand la joie inondait leur foyer… Elle raconte comment elle réalisait des sablés avec sa mère pour les pendre dans le sapin, la bonne odeur dans la maison et la confection de guirlandes dans des chutes de tissus colorés. Elles avaient réalisé ces décorations le tout dernier Noël, elle était assez grande pour manier l’aiguille et Grace pouvait faire cette activité couchée dans son lit qu’elle n’avait plus la force de quitter.
Les anecdotes joyeuses racontées par la bouille d’ange permettent de décider certains passants à investir. Susan est impressionnée par cette jeune fille à la fois si douce et si sûre d’elle. Elle est bien plus mature que la plupart des fillettes de sa condition et de son âge.
Alors que les passants se font rares, Lizzie se met à chanter pour passer le temps, un chant de Noël qu’elle aime particulièrement. Un des nombreux que sa ma¬man lui a appris.
Lorsque sa voix claire et parfaitement posée s’élève, Susan est stupéfaite. Elle reste figée à écouter ces notes si douces. Un chérubin ne pourrait faire mieux. Les badauds s’approchent, entourent la fillette, captivés par son timbre et le moment de grâce qu’elle leur offre.
À la fin de la prestation, les spectateurs de toutes conditions applaudissent Lizzie qui semble découvrir tous ces gens autours d’elle. Elle ne sait pas comment agir alors Susan s’empresse de l’aider en remerciant la foule. De nombreuses personnes déposent quelques piécettes dans la coupelle prévue pour les dons et Susan remarque :
— Tu peux prendre l’argent, il te revient. Ta voix est vraiment magnifique.
— Non merci, l’hôpital en a plus besoin que moi.
Susan acquiesce, toujours plus surprise par cette enfant qu’elle espère apprendre à connaître.
Peu à peu, le nombre de sapins diminue, tandis que la luminosité baisse. Avant que la nuit ne tombe, le gardien vient ranger les épicéas sur la demande de Susan. Il n’en reste que cinq ou six qui seront répartis dans les différents services de l’hôpital. Susan demande alors à Lizzie d’en prendre un, elle l’a bien mérité. La fillette choisit l’arbre le plus petit avec une branche cassée. Voyant la surprise sur le visage du gardien, elle explique :
— Il y a plein de décorations à la maison pour le rendre beau, les gens malades ont besoin d’avoir les plus jolis sapins pour égailler leur quotidien, leur faire oublier qu’ils ne passent pas les fêtes en famille.
L’homme consent, touché par les mots de l’enfant.
Alors que Lizzie s’apprête à partir avec son encombrant cadeau, Susan insiste pour la raccompagner, la nuit sera là dans peu de temps. Elle se sent responsable et ne s’en remettrait pas s’il arrivait un malheur.
Durant le trajet, les deux complices d’un jour discutent de tout et de rien. Susan laisse Lizzie choisir les sujets de conversation, elle ne voudrait pas faire un faux pas et briser ce qui est en train de naître entre elles. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle s’est prise d’affection pour cette fillette. Encore un coup de son horloge biologique qui n’a toujours pas intégré qu’elle ne pourra probablement plus jamais porter un enfant.
Tout doucement, Lizzie se détend et la conversation se fait plus fluide et plus amicale. Arrivées devant le domicile des Wilson, Susan est surprise de ne voir aucune lumière, la fillette lui explique alors :
— Je suis seule à la maison jusqu’à 18 heures que Papa rentre. C’est exceptionnel et c’est ma faute, je n’ai pas été très gentille avec ma gouvernante et elle a démissionné, hier, Papa n’a pas trouvé de solution en si peu de temps.
— Et ta maman ?
Lizzie baisse les yeux pour ne pas montrer les larmes qui s’y accumulent et murmure :
— Elle est morte il y a presque quatre ans.
La jeune femme a envie de prendre la fillette dans ses bras, mais elle n’ose pas, elle demande juste :
— Si tu veux, je peux rester avec toi jusqu’à ce que ton papa rentre et on pourra commencer à décorer le sapin.
— Je veux bien, je ne crois pas que Papa appréciera de le décorer… ça lui rappellera trop Maman… elle aimait tellement la période de Noël.
— C’est elle qui t’a appris ce si beau chant ?
— Oui, et Papa aussi chante très bien, c’est un grand musicien et, d’ailleurs, il faut que je m’exerce encore un peu à jouer le morceau de piano qu’il m’a laissé avant de partir au travail.
— Je serai heureuse de t’écouter, annonce Susan avec un grand sourire.
Lizzie fait entrer la jeune femme et allume les lampes à gaz. Susan découvre une belle maison, petite, chaleureuse, propre et meublée avec goût. Lizzie retire son manteau et se précipite vers le piano. Si elle exécute parfaitement sa partition, peut-être que son père ne sera pas trop en colère en découvrant son escapade de l’après-midi.
Susan enlève, à son tour, son manteau sans le même empressement que la fillette puis elle s’approche de la cheminée. Elle remet une bûche et se réchauffe, se laissant emporter par la musique. Elle se rend compte que passer la journée devant l’hôpital l’a frigorifiée et épuisée.
Chapitre 4
Mardi 21 décembre 1886
Andrew passe la porte de son domicile à 17h30, il a réussi à se libérer un peu plus tôt et il est rentré au pas de course, il n’aime pas savoir sa fille toute seule, il n’a pas cessé de s’inquiéter toute la journée.
Entendre sa fille rire le ramène des années en arrière, un fol espoir l’étreint avant qu’il entende une voix inconnue et qu’il s’alarme. Il déboule dans le salon alors que Lizzie court vers lui pour se pendre à son cou et lui raconter qu’elle a passé une très belle journée.
Pendant que la fillette explique à son père, de façon désordonnée, son après-midi, Susan s’avance. L’homme ne semble pas vraiment apprécier ce qu’il entend, sa fille lui a désobéi. Lorsque Susan n’est plus qu’à quelques mètres et découvre le visage paternel, elle reste figée, interdite, c’est le chanteur des Christmas carols qui l’a tant bouleversée la veille.
À l’instant où il croise son regard, il demande à sa fille de se taire :
— Nous reparlerons de tout cela plus tard, Lizzie, mais sache que je suis déçu, je te croyais plus responsable.
La fillette quitte les bras de son père, la tête basse, tandis que ce dernier s’incline vers la femme restée en retrait :
— Andrew Wilson.
— Susan Harington, Monsieur. Puis-je vous dire quelques mots ?
L’homme approuve et, d’un simple regard, signifie à Lizzie de quitter la pièce. Elle se dirige alors vers l’es-calier qui monte à sa chambre espérant que Susan plaide sa cause.
Susan raconte sa rencontre avec Elisabeth et le fait qu’elle a veillé sur elle. Elle explique aussi l’implication de la fillette dans la vente des sapins, sa joie et sa bonne humeur. Elle ose également, à demi-mots, évoquer le besoin de la petite fille de parler de sa mère et de se créer de nouveaux souvenirs heureux. À ces paroles, Andrew soupire, il sait qu’il devrait évoquer plus souvent Grace avec sa fille et peut-être même chercher une femme qui pourrait aider son enfant à grandir, mais il n’arrive pas à s’y résigner, Grace lui manque tant.
— Merci d’avoir pris soin de mon enfant, Madame. Je suis désolé qu’elle se soit imposée à vous.
— Elle ne s’est pas imposée, votre fille est très mature pour son âge, elle est charmante, bien élevée, attachante… C’est moi qui lui ai proposé de m’aider, j’ai vu qu’elle avait envie d’un sapin et, au cours de l’après-midi, j’ai peu à peu compris pourquoi… Sa présence ne m’a pas dérangée du tout, j’étais contente d’avoir un peu de compagnie et je n’ai pas pu me résoudre à la laisser seule, même chez vous… Décorer ce sapin avec elle, c’était magique… Je n’ai pas d’enfant et… je ne sais pas comment expliquer la chose, mais je dois remercier votre fille car nous avons partagé de beaux moments.
Andrew acquiesce et observe Susan. Cette dernière soutient le regard gris qui la fixe. Il ne peut s’empêcher de comparer cette femme à Grace. Elle semble avoir à peu près le même âge, mais elle est bien plus grande que sa défunte épouse, ses cheveux sont encore plus sombres et ses yeux, au lieu d’être deux gouttes d’eau limpide, sont deux perles noires. Elle a les yeux si sombres qu’il est difficile de voir la démarcation entre l’iris et la pupille, toutefois, son regard n’est pas dur, au contraire, il est emprunt de douceur et de bienveillance. Par son attitude fière, elle lui rappelle sa femme qui, elle non plus, ne baissait pas les yeux. Elle avait décidé qu’elle s’était soumise bien trop longtemps à la volonté de son père, de son rang et que plus jamais elle ne recommencerait.
Andrew sourit, un petit sourire d’excuse pour cet examen et appelle Lizzie :
— Viens dire au revoir à Miss Harington, ma chérie, il est tard, elle doit rentrer chez elle, il n’est pas plus prudent pour une femme de se promener seule dans les rues que pour une enfant.
Après un au revoir timide et protocolaire, Lizzie décide d’enlacer Susan en la remerciant pour la journée passée, puis une idée germe dans la tête de la fillette qui demande :
— Papa, si tu n’as pas trouvé de nouvelle gouvernante, Susan pourrait venir me garder demain, n’est-ce pas, Susan ?
Le regard implorant de l’enfant désarme totalement la jeune femme qui ne sait que répondre.
— Miss Harington n’est ni une gouvernante ni une baby-sitter, Lizzie, ce n’est pas poli comme re¬quête. Elle a déjà fait beaucoup pour toi, aujourd’hui.
— Désolée… murmure la fillette autant pour Susan que pour son père.
Andrew accompagne Susan jusque sur le perron afin de lui héler un cab garé au coin de la rue, il est bien trop tard pour rentrer à pied, même dans ce quartier.
Lorsque le cocher s’arrête devant la porte, avant de monter en voiture, la femme demande :
— Avez-vous une solution pour Lizzie ?
— Rien pour les après-midi, malheureusement, sou-pire le père, désemparé.
— Je viendrai m’occuper d’elle et je vais me renseigner sur les gouvernantes disponibles, annonce la jeune femme d’un ton sans appel.
Stupéfait, Andrew bégaie des remerciements. Il rentre totalement décontenancé par cette rencontre. Cette femme est si différente des autres mais aussi tellement différente de Grace.
Lizzie l’observe puis annonce :
— C’est une dame très gentille, je l’apprécie beau-coup… J’espère que je la reverrai un jour.
— Elle revient demain pour s’occuper de toi et tu as intérêt à te comporter parfaitement. Pas de caprice, pas de mots ou de remarques désagréables, pas de bouderie, c’est bien compris ?
Un grand sourire aux lèvres, la petite fille promet.
Après le départ de Susan, Lizzie se fait toute sage et adopte un comportement irréprochable. Elle joue à la perfection le morceau de piano que son père lui avait choisi et elle discerne un léger sourire sur ses lèvres qui lui fait chaud au cœur. Elle fait ensuite réchauffer le repas pendant qu’Andrew corrige ses exercices. Il cherche la petite bête mais ne trouve rien.
La soirée se déroule, finalement, dans une ambiance sereine et apaisée. La fillette est surprise et heureuse de constater que son père lui pose des questions à propos de Susan, la femme semble l’intriguer. Lizzie est ce-pendant incapable de répondre à la plupart des interrogations d’Andrew. Elle le sent perdu dans ses pensées et elle n’arrive pas à savoir s’il est préoccupé, inquiet ou rêveur. Pour sa part, la fillette redoute le lendemain, elle ne sait pas quelles consignes ont été données à Susan, ni comment la femme agira envers elle, mainte¬nant qu’elle sait qu’elle a désobéi à son père. Elle espère ne pas avoir perdu la complicité qui s’était instaurée entre elles.
*
Cette rencontre inespérée laisse Susan songeuse. Elle n’a pas osé aborder monsieur Wilson et lui dire à quel point son chant l’avait émue, retournée, obsédée, ce n’était vraiment pas le moment. Elle n’est finale¬ment plus certaine de retourner là-bas uniquement pour Lizzie. Elle voudrait revoir cet homme et discuter avec lui d’égal à égale. Elle se félicite alors d’avoir opté pour une robe très simple, en dessous de sa condition. Elle avait fait ce choix pour ne pas attirer l’attention ou l’hostilité des passants et, surtout, pour ne pas risquer d’être reconnue. Andrew Wilson semble, malgré tout, avoir cerné que son statut social était supérieur au sien, cependant, elle est presque certaine qu’il ne l’a pas démasquée, sinon, il l’aurait probablement congédiée, pensant qu’elle pourrait avoir une mauvaise influence sur sa fille.
Transbahutée dans le cab, elle ne cesse de penser au destin qui semble lui jouer des tours et se demande ce qu’il lui réserve cette fois. Elle doit, toutefois, être prudente, cela fait des années qu’il ne lui donne que de mauvais moments à vivre, ces deux jours ont été spéciaux grâce aux Wilson, mais elle ne doit pas baisser sa garde.
De retour dans son hôtel particulier de taille modeste, elle se change puis s’installe à table. Après les heures passées à observer Lizzie et à écouter ses confidences, ce moment lui semble trop calme, insipide, elle ressent toute la solitude de sa vie, pourtant, hier encore, cela ne lui pesait pas, bien au contraire, elle aime son indépendance. Toutefois, elle voudrait parfois la partager avec une amie, une sœur, un parent, mais elle n’a plus personne et, il faut bien l’avouer, elle a peur de lier de nouvelles amitiés, peur d’être trahie ou déçue. Avec son passé, elle se méfie de tout le monde.
Elle avait, un temps, pensé à quitter Londres et même l’Angleterre, mais elle aurait donné l’impression de fuir et elle ne voulait pas qu’on la pense lâche. Elle voulait aussi être un modèle pour les autres femmes, prouver que la vie pouvait continuer après le scandale. La vie poursuit effectivement son cours et elle a décidé de la mener différemment, elle ne supportait plus l’hypocrisie des gens qui l’entouraient. Elle se consacre maintenant aux autres et plus particulièrement aux démunis, au lieu d’arpenter les salons et les bals.
En allant se coucher, elle ressent de l’impatience. Elle voudrait déjà être le lendemain pour revoir la fa¬mille Wilson et apprendre à connaître ses membres.
Chapitre 5
Mercredi 22 décembre 1886
Susan passe la matinée à régler ses affaires. Elle donne ses consignes aux domestiques, supervise les achats, répond à son courrier et décline deux invitations. Comme si elle allait accepter de boire le thé chez cette pimbêche de Mrs Ashford. À part critiquer et ra¬baisser les gens, elle n’a aucune conversation. Cette gourde ne l’invite que pour susciter la curiosité de ses amies qui espèrent des anecdotes croustillantes.
Elle s’excuse ensuite auprès de Lady Clifford de ne pouvoir honorer son invitation et reporte leur rencontre à la semaine suivante. Elle apprécie la dame âgée qui, en vieillissant, se fait indulgente au point de regretter certains pans de sa vie. Veuve, elle est plus libre et s’investit davantage pour les droits des femmes et des plus pauvres. Elles œuvrent ensemble sur de nombreux points. Lady Clifford est la représentante noble, respectée pour son âge, son expérience et son passé sans tâches. Susan, elle, reste dans l’ombre, son nom ferait plus de mal que de bien aux causes qu’elle défend.
Elle demande ensuite à prendre son repas plus tôt qu’habituellement. La cuisinière s’affaire tandis que Susan se change. Elle opte à nouveau pour une robe de simple bourgeoise à la coupe banale et au tissu man¬quant de finesse.
Une fois son repas avalé, elle demande à ce qu’on lui appelle un cab et se dirige vers le quartier de Kensington. Monsieur Wilson a bien précisé la veille qu’il n’avait pas de solution de garde pour l’après midi, sans plus de détails sur l’horaire et elle ne lui a pas demandé.
Durant son absence, elle a chargé son intendante de trouver une gouvernante qualifiée, sans lui expliquer pourquoi. Cette dernière n’a même pas paru étonnée, elle a l’habitude de ses requêtes étranges.
Susan frappe à la porte des Wilson. Une femme âgée s’essuyant les mains sur un tablier marron, recouvrant une jupe de laine de même couleur vient lui ouvrir :
— Bonjour, je suis Susan Harington, la gouvernante temporaire de Miss Wilson.
La femme s’efface pour la laisser entrer puis elle demande :
— Vous avez déjeuné ?
— Oui, merci.
Gênée, la vieille femme se dandine d’un pied sur l’autre. C’est Lizzie qui vient à son secours :
— Bonjour Miss Harington, Madame Pike est mal à l’aise parce que Jill m’interdisait de manger à la cuisine. Elle dressait la table à la salle à manger et elle observait mes moindres gestes. Mais j’adore manger à la cuisine en compagnie de madame Pike, elle me ra¬conte plein d’histoires sur ma maman.
Susan sourit et demande :
— Je vous dérange en plein repas ?
La fillette acquiesce d’un mouvement de tête.
— Retournez manger, je vous attends au salon, faites comme si je n’étais pas encore arrivée.
Tandis que Lizzie tire la vieille dame vers la cuisine en poursuivant ses babillages, Madame Pike se détend enfin et offre un sourire reconnaissant à la jeune femme,
Susan est curieuse et ne peut se résoudre à rester assise au salon, elle s’approche silencieusement de la cuisine et espionne la conversation. Elle n’est pas vrai-ment fière d’elle, mais la cuisinière et l’enfant parlent fort, leur discussion n’a rien de secret.
Ann Pike évoque des moments de tendresse et de complicité entre Lizzie et sa mère ainsi que dans le couple Wilson, des images de bonheur envahissent l’imaginaire de Susan. Elle aurait aimé vivre cette vie simple et douce qu’elle n’a pas eu la chance de connaître ni dans son enfance ni plus tard. Elle com¬prend le chagrin de Lizzie, la perte énorme qu’elle doit ressentir, cependant, la fillette n’est pas consciente de la chance qu’elle a : il est évident que son père l’adore et fait tout pour la rendre heureuse et lui donner les meilleures chances dans la vie, toutefois, comme Lizzie, Susan aimerait pouvoir lever le voile de tristesse qui trouble son regard.
Lorsque Susan perçoit les bruits des assiettes qui s’entrechoquent, caractéristique de la fin du repas, elle retourne au salon et s’assoit dans un fauteuil. Elle détaille la pièce où des photos s’étalent sur un buffet, des portraits d’une famille heureuse : mariage, naissance… Il doit y avoir une photo par an car on peut suivre la poussée de la petite fille. Toutefois, ces clichés sont déjà anciens, Lizzie n’avait pas plus de 5 ou 6 ans sur le dernier. Les photos, comme la vie, se sont figées à la mort de Grace.
Elle ne peut s’empêcher de détailler la jeune maman, cette femme tant aimée qu’elle jalouse sans même l’avoir connue. Elle devait être une femme extraordinaire. Elle porte des vêtements simples, confectionnés maison, avec goût. Ses cheveux s’échappent de son chignon, lui donnant un petit air rebelle. Ses traits fins et son regard clair lui rappellent quelqu’un sans qu’elle n’arrive à se souvenir qui…
Lizzie fait irruption dans son dos alors qu’elle est penchée sur les cadres.
— Elle est belle, n’est-ce pas ? C’est ma maman ! annonce fièrement l’enfant.
— Elle est effectivement très belle, tu as hérité de sa beauté et de sa douceur.
— Et de son caractère de mule, d’après Jill.
— Tu as aussi le talent de ton papa.
La journée se poursuit en douceur, Lizzie fait d’abord ses devoirs d’expression, de mathématiques et de langue, puis, avant que le froid ne soit trop vif, Susan propose d’aller faire une petite promenade dans Hyde Park. La fillette est ravie de s’aérer un peu et bien plus encore lorsque Susan lui propose de nourrir les écureuils avec une partie du goûter qu’elles ont emporté. Lizzie se laisse griser par sa joie et se met à courir après les pigeons en riant, sans déclencher un scandale. Elle remercie sa gouvernante du jour pour cette belle promenade qui n’avait rien en commun avec celles organisées par Jill.
Susan est heureuse de voir sourire Lizzie, de lui permettre d’oublier un instant le manque de sa mère et elle aimerait parvenir à faire la même chose avec Andrew.
De retour au domicile des Wilson, Lizzie travaille sa musique. Aujourd’hui, ce n’est pas le piano mais la flûte traversière que pratique l’enfant avec une douceur et une virtuosité hors du commun.
Comme la veille, Andrew réussit à se libérer un peu plus tôt. Cette fois, il sait que Lizzie est prise en charge mais il ne veut pas abuser de la gentillesse de Mrs Harington. Ils n’ont même pas parlé rémunération et il ne sait pas comment aborder le sujet. Tout dans l’attitude de cette femme lui fait dire qu’elle est d’un rang bien supérieur à celui qu’elle essaie de paraître.
Lorsqu’il passe la porte, Lizzie et Susan sont absorbées par leur ouvrage de broderie. Il observe sa fille souriante et concentrée, sa langue apparaissant au coin de ses lèvres prouve son implication. Elle est magnifique. Ses cheveux clairs et ses yeux bleus sont un contraste parfait avec Susan qui la guide et la conseille avec patience.
Jill laissait Lizzie faire la broderie seule, le soir, et défaisait le tout le lendemain car ce n’était pas parfait. Andrew voyait sa fille se décourager sans pouvoir l’ai-der et ce tableau l’apaise. Son enfant semble heureuse. Il n’y a pas de cris, pas de bouderie, pas de reproches, finalement, le départ de Jill est peut-être une bonne chose. Elle était trop stricte, il s’en veut car c’est lui qui l’avait recrutée et choisie justement pour son niveau d’exigence.
Quand Lizzie découvre la présence de son père, elle délaisse son aiguille pour se jeter dans ses bras et lui raconter avec enthousiasme sa journée. De son côté, Susan sécurise son fil et range son outil à broder puis fait de même avec celui de son élève du jour. Elle agit silencieusement, ne voulant pas troubler les retrouvailles du père et sa fille. Peu à peu, l’excitation de Lizzie s’estompe, elle a raconté tous les moments forts de sa journée en détaillant particulièrement le repas des écureuils qui s’aventuraient à venir grignoter jusque dans le creux de sa main, sans crainte.
Avec un sourire et un léger pincement au cœur, Susan prend congé. Andrew lui emboîte le pas et la raccompagne. Il en profite pour la remercier :
— Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu Lizzie aussi heureuse, elle vous apprécie beaucoup et je ne sais comment vous remercier… Nous n’avons pas parlé de vos gages… j’ai peur de vous offenser en le faisant, pourtant, ce serait juste. Vous ne savez pas combien savoir ma fille entre de bonnes mains me rassure.
— Je passe aussi de très beaux moments avec Lizzie, c’est ma récompense. Ce n’est pas, pour moi, un travail mais un plaisir. Cependant, si vous souhaitez me remercier, j’aimerais vous entendre chanter en¬semble un jour. Vous avez une voix qui déclenche telle¬ment de sensations, elle est si profonde, si vibrante et Lizzie a une voix d’ange…
Surpris, Andrew accepte et Susan se sent obligée de préciser :
— Votre troupe est venue chanter devant mon domicile, vous avez fait un solo qui m’a bouleversée… je n’ai jamais entendu de plus beaux Christmas carols.
— Merci Miss Harington.
Dehors, le froid s’est encore intensifié et tout est gelé. Susan frissonne, elle se presse vers le cab et glisse alors qu’elle rejoint la route. Elle se sent partir et s’imagine déjà à terre lorsqu’une main se referme puissamment sur son poignet, tandis qu’un bras s’enroule autour de sa taille. Andrew Wilson l’a rattrapée et la serre contre lui. La jeune femme se rend alors compte qu’il est bien plus grand qu’elle et que son corps est puissant malgré sa carrure plutôt svelte. Cette proximité trouble Susan. Tout chez cet homme la trouble et l’interpelle.
Lorsque leurs regards se croisent, elle sent le rose lui monter aux joues et espère que sous la faible lueur des réverbères à gaz, l’homme qui l’enlace encore ne peut le remarquer. Une fois bien stabilisée, Susan remercie Andrew d’une voix, à la fois faible et rauque, qu’elle ne reconnaît pas. Lorsqu’il s’écarte d’elle, un froid glacial s’empare de son corps, un froid si vif qu’elle grelotte de plus belle, toutefois, il ne lui lâche pas la main. Il la soutient ainsi jusqu’à ce qu’elle soit installée dans la voiture.
Elle l’informe alors :
— Une de mes amies se renseigne pour trouver une gouvernante, mais tant que vous n’aurez personne, je viendrai m’occuper de Lizzie.
— C’est très gentil à vous, je vous en serai éternelle-ment reconnaissant. J’espère ne pas vous solliciter trop longtemps et trouver rapidement quelqu’un.
Il la salue alors avec son chapeau et, sur ce signal, le cocher fouette le cheval qui se met en mouvement.
Dans le cab, à l’abri des regards, Susan se laisse aller, les yeux clos, un sourire sur les lèvres. Elle sent encore les bras puissants d’Andrew la retenir, son corps contre le sien, ses yeux gris plongés dans les siens. Elle revit la scène encore et encore et, peu à peu, son sourire s’efface, rien sur le visage de l’homme ne laissait trans¬paraître un trouble dû à leur proximité. Il lui a juste épargné de se faire mal en plus de se ridiculiser.
Enfin allongé dans son lit après une journée harassante, Andrew n’arrive pas à chasser Susan de son esprit. Cette femme l’intrigue, il se demande qui elle est, quelle est sa véritable condition sociale et pourquoi elle joue à la gouvernante avec tant de plaisir. Que cherche-t-elle à prouver ou à fuir ? Bien qu’il ne veuille pas se l’avouer, si cette femme trotte encore dans sa tête et entrave son sommeil, c’est parce que son contact l’a troublé, faisant resurgir des sensations qu’il avait oubliées : la chaleur d’un corps, la douceur d’un regard, la finesse d’une main.