Auteur Sujet: Linko-T1-Es-tu mort, public ? de Frédéric Faurite  (Lu 15213 fois)

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Linko-T1-Es-tu mort, public ? de Frédéric Faurite
« le: jeu. 10/11/2022 à 17:36 »
Linko-T1-Es-tu mort, public ? de Frédéric Faurite



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   Peu d’archives ont été retrouvées au sujet de ce qu’il convient d’appeler le plus grand scandale télévisuel du XXIème siècle en matière de téléréalité. Dans un souci de clarté et d’exactitude, ce récit comporte quelques morceaux choisis qui permettront au lecteur d’en apprendre davantage tant sur la mécanique macabre de ce jeu que sur l’état d’esprit des différents participants au fil de son évolution. Ces retranscriptions qui peuvent être perçues comme des « bonus télévisuels » ont été classées dans la rubrique intitulée « Le Petit Théâtre du Confessionnal ». L’extrait suivant dans lequel le principal protagoniste en détresse sort brusquement de son rôle pour interpeller le public nous a semblé particulièrement approprié pour débuter cette histoire.

LE PETIT THÉÂTRE DU CONFESSIONNAL – PROLOGUE TÉLÉVISUEL

   Bonjour à tous, c’est Linko ! Voici l’heure d’avouer mes fautes et… Et rien du tout ! Rien, bon sang ! Ce rituel commence à me gonfler... Qu’est-ce que je fais encore là à jouer le jeu comme un abruti ? Occupé à blablater sans même savoir si... Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Est-ce que quelqu’un me regarde, au moins ?

   Je me suis toujours senti mal dans ce Confessionnal mais ce n’est rien à côté de maintenant. Je ne sais même pas si vous pouvez m’entendre et je déteste parler dans le vide. Nous étions déjà comme des prisonniers dans cette maison et, à présent, les murs semblent avoir grandi. Ils ont l’épaisseur du monde entier et impossible de savoir ce qu’il y a derrière.

   Si quelqu’un m’entend, je supplie que l’on me réponde ou que l’on me fasse un signe. Le jeu continue en attendant car nous ignorons tout de ce qui se passe. Je ne sais vraiment pas quoi faire. C’est comme si nous étions tous morts mais que nous continuions à vivre en ayant perdu le reste du monde. Es-tu mort, public ?

1

LES CRÉATURES DE L’OMBRE

1

   Le vacarme. Ce fut comme si une fanfare infernale retentissait dans un égout au cours d’un tremblement de terre. Le tintamarre strident et haché sur fond de musique anxiogène enflait et se rapprochait inexorablement, s’insinuant partout. Ne pouvant échapper au bruit, le seul être vivant qui peuplait ce lieu obscur, ramassé sur lui-même dans une position pratiquement fœtale, n’eut d’autre choix que de reprendre conscience. 
— Bwââârgh… s’exprima-t-il à sa manière, dans un curieux compromis entre le bâillement et l’éructation.

   Épuisé, écœuré, engourdi et sale, Colin Roy s’éveilla, chacun de ses sens mis à l’épreuve par le chaos absolu qui l’entourait. Il lui fallut de longues secondes pour décrypter l’ensemble des nuisances qui venaient de l’arracher à son sommeil et l’incommodaient au plus haut point. À sa décharge, la liste était longue car un incident fâcheux s’invite rarement seul : il préfère investir la fête avec quantité de déplaisants camarades. Tout d’abord, cette cacophonie démente. Ensuite, cette pièce sombre qui tournait et s’étirait en tous sens. Puis, cette odeur pestilentielle de nourriture avariée et de gnôle bon marché. Enfin, tout cela s’ajoutait chez le jeune homme à un mal-être physique et moral qui avait survécu à ses dernières heures de sommeil.

   Le monde est dégueulasse.

   Telle fut la première pensée vaguement rationnelle qui émergea du cerveau embrumé de Colin. Puis il vomit.

   Instantanément, il se sentit plus léger et éprouva une bouffée de plaisir offerte par cette infime vague de chaleur sur son tee-shirt. Très vite cependant, le contact devint visqueux et les effluves d’alcool et de biscuits apéritifs mal digérés se répandirent dans la pièce, lançant une odorante proclamation : les chips pimentées et la vodka-pomme ne sont pas compatibles avec tous les estomacs.

   Ce n’est pas seulement le monde… Je suis dégueulasse, songea alors tristement le garçon.

   Pendant ce temps, l’insupportable tapage continuait à se faire entendre. D’abord agacé, le jeune homme choisit de prendre son mal en patience avant de réaliser qu’une telle sonnerie pouvait avoir bien des significations, la plupart du temps négatives. Celle qui l’avait arraché à ses rêveries d’ivrogne le concernait peut-être au premier chef.
— Un… un incendie… Le feu… murmura-t-il par réflexe, la langue lourde et les lèvres maladroites. Ou bien…

   C’est que l’invasion a commencé…

   Cette hypothèse folle qu’il n’avait même pas osé formuler à voix haute l’obligea à s’activer, considérant que l’état d’urgence était déclaré. Drôle de façon de raisonner que celle d’un homme ivre un lendemain de beuverie. En une fraction de seconde, cette pensée venait de passer au rang de priorité et accaparait à présent son attention, au point de lui faire oublier tout le reste. En ce moment précis, Colin Roy aurait été incapable de se souvenir de ce qu’il avait fait la veille ou, pire encore, de prononcer correctement son nom et son prénom. Néanmoins, il essaya de prendre le dessus, de chasser la torpeur et le demi-sommeil qui le maintenaient dans cet état second.

   Au prix d’un écarquillement maximal des paupières, Colin arriva à déterminer qu’il se trouvait dans son salon, affalé sur le tapis auprès du sofa. La pièce émergeait de l’obscurité par intermittence grâce à la télévision qui jetait des lueurs confuses accompagnées d’un fond sonore des plus singuliers. Il comprit alors que l’imposant cube cathodique rejouait en boucle le menu du DVD qu’il visionnait la veille avant que le sommeil ne s’abatte sur lui, d’où cette étrange mélodie qui se répétait. Cependant, la sonnerie criarde ne provenait pas de l’appareil mais d’un ailleurs indéfinissable, s’interrompant parfois pour repartir de plus belle en répandant ses décibels dans tout l’appartement.

   S’appuyant sur le canapé, Colin se redressa puis parvint enfin à se hisser sur ses jambes tremblantes alors que le bruit semblait encore s’intensifier.
— C’est certain, il se passe quelque chose ! grogna-t-il en s’étirant, dans une succession de claquements de vertèbres.

   Des images atroces lui vinrent alors à l’esprit. Une série de visions d’outre-tombe. Il voyait confusément une foule de marcheurs titubants et décharnés qui avaient jailli de ses rêves et se trainaient jusqu’à lui. Colin osa tout juste articuler sa phrase, craignant de la voir devenir réalité.
— Quelque chose de grave… Qui fait mal et qui mord…

   Puis, le vacarme suraigu s’interrompit instantanément et le cerveau ainsi que les tympans de Colin lui en furent reconnaissants. Toutefois, le son fut aussitôt remplacé par un autre, beaucoup plus inquiétant : le grincement bien reconnaissable de la porte d’entrée de son appartement. Brusquement, il fut anxieux de voir que ses suppositions alcoolisées paraissaient se concrétiser.

   On s’est introduit chez moi ! Ils sont dans l’entrée et ils arrivent…
   
   Colin fit de son mieux pour se tenir complètement droit et braqua son regard vers le petit sas d’entrée servant aussi de vestibule. Dans l’ombre noire se pressaient de hautes silhouettes qui émettaient des sons imprécis, graves et rauques. Cette vision le pétrifia et il sentit son visage se couvrir d’une froide sueur dont une goutte roula le long de sa tempe, obliqua vers son oreille avant de dévaler le long de son cou.
— Triple torsion testiculaire ! Les morts… balbutia-t-il en les regardant s’approcher de lui. Les morts viennent me chercher…

   Paniqué, Colin recula à travers le salon et vint buter contre son téléviseur qui émettait toujours la même mélopée lancinante, lugubre et parfaitement de circonstance. L’appareil pivota sur son meuble puis s’éteignit lorsque la prise s’arracha. Désormais, plus aucun son ne venait concurrencer ceux des intrus et seuls leurs glapissements résonnaient entre les murs nus de l’appartement. Tout en tentant vainement de reculer le plus loin possible, le jeune homme les regardait avec une hébétude d’alcoolique envahir l’espace sonore et physique de son appartement.
— Non ! Ne… N’approchez pas… Laissez-moi !

   Je ne comprends pas… Qu’est-ce que ces choses font ici ? Est-ce que je rêve toujours ?

   Colin se retrouva dos au mur et face à ses responsabilités. Il était seul, fatigué, presque malade et dans un état immonde. Pourtant, il lui fallait affronter ces formes floues et massives qui évoluaient lentement vers lui depuis leur monde de ténèbres. Pas l’ombre d’une chance, pas une lueur d’espoir.

   On dirait que tout ça est bien réel… Pourquoi est-ce que cette invasion se produit au pire moment imaginable ? Je suis mal en point et fait comme un rat ! Si je ne trouve pas un moyen de fuir, ils vont me réduire en charpie…

   Sa condition physique actuelle et sa seule apparence le condamnaient par avance au pire des destins mais, malgré l’évidence de la défaite à venir, il ne put s’y résoudre. Cherchant des mains un objet qui puisse lui offrir un moyen de défense, il rencontra une tige métallique. Sans même comprendre précisément qu’il s’agissait de son lampadaire, le jeune homme s’en empara et fit face aux créatures qui se rapprochaient.
— Vous ne m’aurez pas aussi facilement ! Un pas de plus et je vous tue !

   Façon de parler… Ce n’est pas la pire des menaces pour des zombies…

   À ces mots, les choses mortes eurent une étrange réaction : sans cesser de s’avancer, elles se mirent à émettre des bruits répétés et sauvages qui martelèrent le cerveau de Colin et vrillèrent atrocement ses tympans.

   Ma tête ! Qu’ils cessent leur boucan… Qu’ils me dévorent et que ça s’arrête… Je veux du silence !

   Entre deux vagues de douleur migraineuse, il crut percevoir une intonation moqueuse dans les borborygmes qui se répercutaient sur les murs tristes et nus de la pièce. Alors, la colère l’envahit.
— Ne vous foutez pas de ma gueule, saletés de zombies !

   Et, sur cette déclaration d’hostilité, il se rua tant bien que mal sur le plus proche d’entre eux, prêt à lui pulvériser le crâne avec le pied du luminaire. En cet instant, il ne se doutait pas que la menace qui planait sur lui était bien différente de ce qu’il s’imaginait. Bien différente mais infiniment plus pernicieuse.

2

   L’appartement que louait Colin n’était qu’un petit T2 obscur, perdu dans un immeuble délabré de Vélizy-Villacoublay, une commune d’Île-de-France au sud-ouest de Paris. L’électricité ne fonctionnait pas dans l’entrée et il fallait progresser avec prudence pour ne pas se prendre les pieds dans les ordures ménagères, les divers objets en bazar et les câbles de manettes de console de jeu qui envahissaient l’intégralité du sol. On retrouvait ici les grands classiques des gens négligés avec, en prime aujourd’hui, quelques flaques de vomi.

   En bon locataire, Colin s’était montré discret voire effacé depuis son récent emménagement. Toutefois, en dépit de son manque d’envie de se sociabiliser, il était capable de se comporter avec politesse et amabilité. Tous ceux à qui il avait eu affaire dans les diverses démarches administratives pour accéder à cet appartement, c’est-à-dire quelques employés d’une agence immobilière, un concierge et une voisine âgée et à moitié sourde, pouvaient en témoigner. Tous ces braves gens auraient eu bien du mal à imaginer quels visiteurs se présenteraient chez Colin et quelle réception leur réserverait ce dernier.
— Ne vous foutez pas de ma gueule, saletés de zombies !
— Je crois que cet imbécile a trop fêté hier soir, constata une voix rauque où demeuraient quelques échos de féminité.
— Qu’est-ce qu’il raconte, cet idiot ? aboya une autre voix au timbre nettement plus grave.

   Colin poussa un hurlement plein de rage tandis que l’arme de fortune filait en direction de sa cible qui l’évita avec facilité, d’un simple pas en arrière.
— On dirait qu’il est sérieux ! reprit l’homme aux intonations d’outre-tombe. Je vais lui faire une tête au carré, ça lui remettra peut-être les idées à l’endroit.
— Ce ne sera pas la peine, Igor… murmura la troisième silhouette qui n’avait encore prononcé aucun mot. Je suis venu voir Colin personnellement alors c’est la moindre des choses que je m’en occupe moi-même.
— Vous êtes sûr ? s’enquit le second mastodonte alors que Colin revenait à la charge. Nous sommes vos gardes du corps et ce type n’a pas l’air de rigoler.

   Sans prêter la moindre attention à cette remarque, celui qui semblait être le chef se rapprocha du jeune homme qui balançait son arme dans tous les sens, s’essoufflant, jurant, ne touchant personne.
— Bonjour, Colin.

   Cette aimable salutation ne trouva pas preneur chez le garçon qui n’entendait les mots qu’à travers un épais brouillard auditif. La poignée de main que lui tendit l’homme lui fit l’effet d’une déclaration de guerre.
— Tu veux y passer en premier ? demanda-t-il en bafouillant chacun des mots prononcés. Parfait !
— Voyons Colin, je ne suis pas là pour vous faire du mal… Hé là !

   La silhouette sombre esquiva de justesse le pied de lampadaire et se mit à rire avec bonne humeur. Sans mesurer que cette nouvelle démonstration d’hilarité n’était qu’un surcroit d’agacement pour Colin, l’homme s’autorisa un constat :
— Vous avez raison, il est complètement saoul ! Je crois que…

   La phrase s’interrompit à l’instant où le coude de Colin vint percuter dans un bruit mat le visage de l’individu qui lui faisait face. Celui-ci fut repoussé et recula de quelques pas sans émettre le moindre son.
— Prends ça ! triompha le garçon. Tu es trop affreux pour me défier !
— Chef ! s’écria la femme, une note d’inquiétude dans sa voix sourde.
— Enfoiré ! On va te massacrer ! s’emporta le dénommé Igor en tendant le poing vers Colin.

   Alors que la brute allait se jeter à son tour dans la bataille, un bref sifflement l’arrêta instantanément. Toujours sur ses jambes, le chef de la bande se tenait encore face au garçon, dans une position de garde cette fois-ci.
— Du calme, vous deux ! intima-t-il à son escorte. J’ai eu le temps d’amortir cette petite attaque avec mon front.

   Colin se recula pour reprendre son souffle, la barre métallique toujours entre les mains. Il fixait d’un air fou son adversaire qui s’approchait de nouveau.

   Saleté de cadavre pourri, il en redemande !
— J’avais presque oublié que notre ami avait acquis comme moi quelques notions d’auto-défense dans sa vie mouvementée, poursuivit le chef. Je vais donc devoir opter pour une méthode moins douce, à mon grand regret.
— Qu’est-ce que tu baragouines, le zombie ? hurla le jeune homme en bondissant, prêt à en finir.

   Un fulgurant coup de pied brisa aussitôt cet assaut. Colin le reçut en plein ventre, fut propulsé à travers la pièce et vint s’écraser contre le mur du salon dont le plâtre se fissura. Son dos heurta au passage l’interrupteur et l’ampoule crasseuse du plafonnier jeta sur la pièce la lumière jaunâtre de la vérité. Assommé par le choc, le garçon ne put cependant guère en profiter et ne vit donc pas les trois personnes vêtues de costumes sombres et élégants qui venaient de pénétrer dans son appartement. Le dernier son qu’il perçut fut la voix lasse et agacée de son adversaire :
— Décidément, je joue de malchance ! J’ai sali mes Berluti sur son tee-shirt…

   Le spectacle dont fut privé Colin n’était pas commun, les trois envahisseurs formaient un groupe inattendu et particulier. Les deux plus grands, un homme et une femme, étaient des armoires à glace assez similaires avec des épaules aussi carrées que leurs mâchoires. L’homme portait une coupe en brosse et un bouc poivre et sel. Une longue balafre, probablement causée par une lame, barrait sa joue droite. Son coup d’œil glaçant et déterminé aurait suffi à faire reculer n’importe quel agresseur. De son côté, la femme avait des cheveux roux taillés très courts et, en dehors d’un maquillage discret, l’ensemble de sa physionomie semblait pensée pour le combat. Son regard était bien plus clair que celui de son acolyte mais tout aussi effrayant : l’éclat qui dansait dans ses yeux verts était celui de la violence et de la férocité.
— Tout va bien, monsieur ? demanda-t-elle. Vous saignez !

   Sans s’émouvoir, le chef, un grand homme élancé aux cheveux châtains gominés et plaqués à l’arrière, sortit de sa poche un fin mouchoir brodé. Il le déploya d’un geste léger tout en accordant un sourire rassurant à sa garde du corps.
— Ce n’est rien, Olga, déclara-t-il en se tapotant le front. Ce sont les petites douleurs de ce genre qui nous rappellent que nous sommes vivants.

   Il demeura un moment silencieux, épongeant le sang de son visage banalement avantageux, le regard rêveur comme s’il méditait ses propres paroles.

   Le petit groupe prit le temps de contempler l’appartement de Colin, jetant des regards écœurés sur la multitude de détails qui faisaient du lieu un vaste et répugnant capharnaüm.
— Ce n’est quand même pas ce simple échange de coups qui a mis un désordre pareil ? s’intrigua Olga.
— Non, bien entendu. Il paraît clair que notre ami Colin n’est pas un adepte du rangement ni de la propreté. Je suis curieux d’apprendre ce qui a pu transformer quelqu’un d’aussi prometteur que lui en une épave pareille… Quel accueil en tout cas ! Il a de l’énergie à revendre, c’est très bon signe.

   Igor s’avança jusqu’à l’endroit où gisait Colin. En chemin, il posa par mégarde le pied sur un objet en plastique qui craqua sous son poids.
— Regardez ça ! signala le garde du corps en brandissant la jaquette vide d’un DVD qui trainait par terre.
— La Nuit des morts-vivants de Georges Romero, voilà un grand classique !

   Olga s’avança et parcourut rapidement la couverture, découvrant un cimetière perdu dans la nuit et illuminé par une lune blafarde. Le titre s’étalait en lettres rouge vif, seule couleur admise ici.
— J’ignorais que vous regardiez ce genre de film, boss.
— Ah bon ? Je n’ai pas une tête à aimer le cinéma d’épouvante, selon toi ?
— Non, non… bafouilla-t-elle. Ce n’est pas ça…
— Qu’est-ce qui pourrait bien m’empêcher d’en regarder ?
— Rien, bien sûr… répondit la femme avec hésitation et un léger embarras. Seulement…
— Seulement quoi ?
— J’ai toujours pensé que les films d’horreur convenaient plutôt aux personnes un peu fêlées, comme ce Colin justement. Franchement, aimer voir des monstres s’attaquer à des gens qui doivent survivre, ça ne va pas bien loin.
— Moi, j’aime bien les films d’horreur, intervint Igor avec conviction.
— C’est ce que je disais, c’est pour les tarés avant tout.
— Là, tu vas trop loin, frangine ! Retire tout de suite ce que tu viens de dire !

   Le chef n’eut qu’à claquer des doigts pour rétablir le calme entre ses deux gardes avant qu’ils n’aillent plus loin.
— Ne vous disputez pas pour si peu ! Ta vision sur le sujet des films d’épouvante est trop réductrice, Olga, mais je ne t’en tiens pas rigueur car elle repose sur un préjugé commun entretenu par ceux qui n’en ont jamais vraiment vu. Raisonner comme tu l’as fait, c’est oublier qu’une œuvre ne sert pas seulement à nous distraire en nous apportant diverses émotions. Elle contient aussi un message ou des idées qui doivent nous faire évoluer ou, tout du moins, réagir. Par exemple, le film dont nous parlons comporte une réflexion sous-jacente sur les conséquences des armes nucléaires dans un contexte de Guerre Froide ainsi qu’une critique des préjugés raciaux dans l’Amérique des années 60.
— Vraiment ? s’intrigua Igor. Je l’ai vu mais j’ai sûrement dû oublier ce passage…
— Sûrement… Tout ceci pour dire que le fond et la forme d’une œuvre sont intimement liés, ils doivent se répondre et se compléter sans que l’un ne prenne le pas sur l’autre. Preuve en est que les œuvres parfaites, que l’on qualifie communément de chefs-d’œuvre, sont celles qui ont instauré une harmonie entre leur message et les procédés techniques qui le servent. C’est lorsqu’il atteint cette cohérence que l’Artiste impose au monde sa Vérité.
— Que c’est beau ce que vous dites, chef ! s’extasia Olga.
— Merci ! En tout cas, ce cher Colin a bon goût et je comprends mieux le sens de ses paroles de tantôt. Allez, portez-le dans sa salle de bain !

3

   Flottant de nouveau à la frontière entre l’inconscience et la réalité, Colin sentit qu’on le tirait par les bras sans ménagement à travers son appartement. Sa tête et le haut de son dos écartèrent quelques objets qui jonchaient le sol, divers détritus s’accrochant dans ses cheveux blonds et aux extrémités de sa barbe irrégulière.

   Je me suis vraiment laissé aller depuis que je suis sorti et que j’ai atterri dans ce bouge. Je dois avoir l’air hirsute. C’est vrai que je ne me suis pas rasé depuis mon emménagement, il y a trois semaines, constata-t-il en soufflant faiblement pour chasser un mouton de poussière qui lui chatouillait les narines.

   La douleur qu’il éprouvait le ramenait peu à peu à la raison. Les paupières mi-closes, il observait son appartement d’un point de vue inédit et mesurait à quel point le lieu était à son image.

   Quelle honte… Vivre dans un souk pareil… Boire autant pour oublier… Ce genre d’abattement ne me ressemble pas. Tout m’échappe depuis quelque temps et ça commence à bien faire ! Il faut que je réagisse dès maintenant pour comprendre ce qu’il se passe et arrêter enfin de tout subir. Voyons voir ! Le bruit horrible de tout à l’heure devait probablement être la sonnette d’entrée mais je n’avais encore jamais reçu de visite… Et, en parlant de visite, qu’est-ce que ces trois créatures-là peuvent bien me vouloir ?

   Alors qu’il tentait d’identifier les gens qui l’entouraient et l’entrainaient, le contact glacé du carrelage de sa minuscule salle de bain acheva de lui faire retrouver ses sens. La lumière fut allumée et la porte en plastique translucide de la cabine de douche ouverte.
— Bien ! Igor, Olga, je vous laisse me le réveiller pour de bon, après quoi nous pourrons avoir notre petite conversation.

   Colin n’avait plus assez d’énergie pour se défendre ni même pour regarder autour de lui et il se laissa faire lorsqu’on le projeta tout habillé sous la douche. Frissonnant au contact des traditionnelles dix secondes d’eau polaire, il se surprit à apprécier, même au travers de ses vêtements, la chaleur du jet d’eau qui trempait tout et chassait peu à peu les cauchemars. Il regarda dégouliner le flot crasseux jusqu’à la bonde avant que cet agréable interlude ne s’interrompe subitement. On le sortit manu militari de la cabine de douche et on lui balança une serviette en pleine figure.
— Son odeur est déjà plus supportable, commenta Igor, son grand sourire tout en dents dessinant une ligne presque perpendiculaire au tracé de sa cicatrice.
— Drôles de morts-vivants… murmura Colin en observant les trois intrus.
— Encore ? s’étonna Olga qui le soutenait. La douche a un peu arrangé son apparence mais son cerveau n’est toujours pas frais…

   Une nouvelle fois, le chef éclata d’un grand rire joyeux, comme si Colin venait de débiter la meilleure plaisanterie du monde.
— Exactement comme je m’y attendais… Mais j’avais prévu que la douche ne suffirait pas pour apaiser un tel lendemain de cuite. Je vous prie de bien vouloir m’excuser pour ce qui va suivre, mon cher Colin.

   Sur ces mots, il empoigna le jeune homme à l’arrière du crâne par sa tignasse et lui plongea la tête dans le lavabo. D’abord étonné, Colin se mit à se débattre avec mollesse puis avec une rage de plus en plus désespérée mais la poigne qui le maintenait était de l’acier. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à s’extraire de l’eau pour happer ne serait-ce qu’une bouffée d’oxygène et il se sentait partir peu à peu.
— Chef ! Vous allez le noyer !
— Encore quelques secondes, Olga. Si j’ai rempli la vasque exprès pendant sa douche, c’est que je ne veux pas perdre mon temps ni parler dans le vide. Faire la proposition de sa vie à un ivrogne, c’est comme pisser dans un violon.

   L’homme finit par ramener Colin à l’air libre et le laissa s’effondrer contre le carrelage, en travers du tapis de bain.
— Espèce de taré ! s’écria le presque noyé en recrachant de l’eau par la bouche autant que par les narines.
— Allons, pas de grossièretés entre nous… Je suis navré d’avoir dû employer cette méthode mais j’ai besoin de toute votre attention. Est-ce que vous vous sentez plus lucide à présent ?
— Oh que oui ! Dès que je reprends mon souffle, je vous éclate !

   L’imposant Igor empoigna aussitôt le col du jeune homme, son immense main distordant le tee-shirt mouillé. Il plongea dans les yeux de Colin un regard noir souligné d’une barre de sourcils distordue par la colère.
— Tu sais à qui tu t’adresses, gamin ? Tu oses proférer des menaces ?
— Et toi ? Tu sais qui je suis, gros sac ?
— Ça, c’est du courage ou de l’inconscience… Pour cette insulte, je vais te casser le bras !
— Du calme, Igor ! Colin ne sait manifestement pas qui nous sommes et je suis justement là pour le lui apprendre.

   Le colosse relâcha son étreinte et Colin s’affaissa contre le mur carrelé de la salle de bain. Résigné à comprendre ce qu’on attendait de lui, il s’empara de la serviette qu’on lui avait donnée et se frictionna le visage.
— Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?

   Le garçon s’attendait à toutes les formes de réponses mais absolument pas à ce qu’on lui pose une question. Surtout aussi particulière que celle qui allait suivre.
— Colin, avez-vous envie de devenir riche et célèbre ?

4

   Une fois que les trois inconnus eurent quitté les lieux, Colin tituba jusqu’à ce qui restait de son canapé. Il demeura là, aussi perdu qu’auparavant si ce n’était plus, noyé sous la masse d’interrogations qui jaillissaient dans son esprit encore fatigué. Un cortex cérébral à l’image de l’appartement, en fin de compte : en grand désordre et nécessitant une urgente remise en état.

   Pourquoi est-ce qu’on viendrait m’apporter sur un plateau la fortune et la gloire ? Surtout à moi...

   Son interlocuteur était resté très vague sur la question, se bornant à lui intimer de se préparer et d’enfiler des vêtements propres afin de prendre le petit-déjeuner avec lui à l’extérieur. Il finit par s’exécuter, considérant que la meilleure chose à faire était de repartir sur de bonnes bases. Il rechercha dans son désordre une tenue convenable, se prépara un café et l’avala avant de retourner sous la douche, de façon plus orthodoxe cette fois-ci, avec savon, shampooing et sans vêtements. Une fois lavé et globalement séché, il s’empara d’une paire de ciseaux et sacrifia sans regret la triste barbe détrempée qui ornait son visage avant de s’enduire de mousse pour se raser correctement. L’opération achevée, il eut l’impression de redécouvrir son visage. L’homme de Cro-Magnon à l’âge indéfinissable avait cédé la place à un gaillard de vingt-sept ans résolument ancré dans l’ère moderne. Quelques coups de tondeuse venaient de lui faire parcourir en un éclair l’évolution de l’humanité.

   Pour la première fois depuis une éternité, il se peigna les cheveux. Le reflet que lui renvoya finalement son miroir lui parut acceptable, presque satisfaisant si on faisait exception de la fatigue qui alourdissait ses yeux. Désormais en état de réfléchir, il se demanda un instant s’il avait vraiment bien entendu la question qu’on lui avait posée tout à l’heure et qui résonnait encore dans son esprit de façon obsédante.

   Colin, avez-vous envie de devenir riche et célèbre ?
— La célébrité je m’en cogne, avait-il alors répondu, mais la richesse…
— Vous êtes du genre à courir après l’argent ?
— J’aimerais simplement pouvoir prendre un boxer le matin sans avoir à me demander s’il est troué ou non. J’ai aussi d’autres projets plus ambitieux qui demandent du fric…
— Parfait, parfait ! Alors, nous vous attendrons en bas.

   Ses habits les plus présentables enfilés, Colin quitta à son tour l’appartement en se promettant d’y remettre de l’ordre à la première occasion. Il verrouilla la porte avec soin, perdant de précieuses secondes à insérer la clé dans une serrure qui tremblait et se déplaçait sans cesse. Lorsqu’il y fut parvenu, il fit volte-face et, avant même de pouvoir s’élancer vers l’escalier, sursauta en constatant qu’une silhouette s’était glissée subrepticement derrière lui.
— Qui êtes-vous et que faites-vous là ? lui lança une voix chevrotante.

   Sur le moment, il crut à une nouvelle menace avant de reconnaître sa voisine de palier, la doyenne de l’immeuble, la vénérable Madame Senex. Celle-ci était vêtue d’une robe de chambre bleue à motif floral. Voûtée comme peut l’être une dame ayant largement fêté ses quatre-vingts printemps, elle s’appuyait sur une canne noire en fibre de carbone et à la poignée béquille torsadée. Ses cheveux impeccablement blancs et symétriquement bouclés ainsi que ses petites lunettes rondes lui conféraient l’apparence archétypale de la grand-mère. Sa parfaite conformité avec tous les clichés en vigueur sur le troisième âge avait quelque chose de presque effrayant. L’être humain adore les portraits stéréotypés mais son œil a souvent du mal à en supporter la vision.
— Bonjour, Madame Senex ! parvint à articuler Colin lorsque son cœur retrouva son rythme de croisière. Vous ne me reconnaissez pas ?
— C’est bien vous, monsieur Roy ?
— Tout à fait ! Vous pouvez m’appeler Colin.
— C’est justement vous que je venais voir, Colin.
— À quel sujet ? s’enquit-il innocemment, craignant le pire.

   Après tout ce boucan, elle va me refaire le portrait à coups de canne !

   La vieille dame ne répondit pas immédiatement. Elle se borna à le regarder avec insistance au point que le garçon commença à être inquiet et mal à l’aise. Être dévisagé en détail à moins de trente centimètres par un observateur quasiment inconnu, profondément muet et visiblement contrarié est toujours déstabilisant.

   Nous avons vraiment dû faire un bruit infernal pour que même ma voisine équipée d’un sonotone vienne me demander des comptes.
— Vous avez rasé votre barbe, n’est-ce pas ? finit-elle par demander.
— On ne peut rien vous cacher.
— Eh bien cela vous va mieux ! Je vous trouve beaucoup plus distingué ainsi et cela vous rajeunit de dix ans.
— Merci beaucoup.

   La vieille dame continua un moment à l’observer, manifestement heureuse d’avoir la possibilité de voir un peu plus clair sous la tignasse habituelle de Colin.

   Qu’est-ce qui est en train de se passer exactement ? se demandait l’intéressé. Elle n’est quand même pas sortie de chez elle pour venir me faire des compliments ?
— Il y a un problème ? hasarda-t-il, continuant à jouer la carte de la simplicité et de la candeur.
— Vous dites ?
— Je vous demandais si tout allait bien ! répéta-t-il plus fort et en prenant soin de bien articuler pour compenser les soucis d’audition de sa voisine.

   Une ombre soucieuse passa alors dans les grands yeux bleus et cernés de rides de la vieille dame.
— Il s’est passé quelque chose d’étrange ce matin !
— Dites-moi tout…
— Alors que je retirais mes bigoudis, l’armoire de ma chambre s’est déplacée toute seule. Je l’ai vue de mes yeux !

   Colin ne sut trop quoi répondre. Les doléances de la vieille dame étaient plus inattendues que tout ce qu’il aurait pu supposer. Instantanément lui vint en tête la réflexion que se font tous les jeunes gens sains d’esprit lorsqu’ils rencontrent une personne âgée tenant des propos qui sortent de l’ordinaire.

   Bon sang ! Je n’avais vraiment pas besoin que ma voisine soit victime de démence sénile et fasse une crise d’hallucinations, encore moins dans un moment pareil. Les autres doivent être en train de m’attendre en bas de l’immeuble… Tant pis pour la ponctualité ! Mieux vaut faire bonne figure, c’est encore heureux qu’elle n’ait pas appelé la police pour le tapage de tout à l’heure…
— Vous êtes en train de me dire que vous avez vu votre armoire bouger ? s’étonna-t-il en s’efforçant de rester sérieux malgré sa forte envie de rire.
— Bouger ! Parfaitement ! Comme je ne suis pas suffisamment forte pour la remettre à sa place, je viens vous chercher en renfort. J’aurais bien volontiers demandé à mes enfants mais ils travaillent tous à l’étranger. Je me suis rappelé que vous étiez jeune et Bertrand, mon fils aîné, m’a recommandé de ne pas hésiter à faire appel à un voisin plutôt que de me faire mal bêtement. Vous accepteriez de me donner ce petit coup de main ?

   Bien que pressé, le garçon n’oubliait pas sa bonne éducation. On lui avait appris que les personnes âgées n’étaient pas de vagues entités devenues fantomatiques par anticipation ni d’antiques pièces de musée que l’on abandonnait à la poussière et à la solitude dans leurs petits meublés. Elles avaient construit le monde actuel, avec ses bons et ses mauvais côtés, il était donc normal de leur tendre respectueusement la main lorsqu’elles en avaient besoin. Par ailleurs, il n’avait pas eu la chance de connaître ses grands-parents et n’était pas si mécontent que cela de se retrouver avec une grand-mère de substitution à dépanner. Quitte à perdre quelques minutes, il rendrait service à sa voisine.
— Bien entendu, vous pouvez compter sur moi.
— C’est très gentil à vous, jeune homme ! Suivez-moi.

   Colin obéit et se retrouva donc à marcher à très petits pas à côté de l’octogénaire qui clopinait en s’appuyant sur sa canne. En chemin, elle continua à le féliciter sur sa décision de se raser la barbe, arguant qu’il n’y avait que les beatniks ou encore les hippies pour porter des cheveux aussi longs.
— Finalement, je ne vous imaginais pas si jeune, vous pourriez être mon petit-fils.

   Le garçon sourit à cette idée tandis que son interlocutrice sortait sa clé et posait une main ridée, veineuse et constellée de taches sur la poignée de sa porte. Lorsqu’elle ouvrit, le jeune homme perçut du premier coup d’œil que l’appartement était aussi archétypal que sa propriétaire. Elle lui fit signe d’entrer et il pénétra dans tout un univers de tapis, de napperons, de meubles vernis à l’ornementation dorée et de fauteuils rembourrés qui devaient être de style Louis XIV ou Louis XV. Des vases, une petite pendule et de nombreux bibelots surmontaient la pièce maîtresse du salon : un large buffet dominé par un gigantesque miroir. Des reproductions de tableaux célèbres, parfois en plusieurs exemplaires, recouvraient les murs. On trouvait entre autres un portrait de Beethoven à l’air sévère, La Liseuse de Fragonard et une copie un peu incertaine du Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau. Un parfum de tisane à la verveine mêlé à des arômes sucrés de sirop contre la toux hantait les lieux.

   Comment est-elle arrivée à faire entrer autant de meubles et d’objets dans un si petit espace ? Le plus fort, c’est qu’elle est parvenue à rendre tout ce bric-à-brac cohérent : on a l’impression que tous ces objets ont toujours vécu ici et ensemble.
— Tiens ? s’intrigua-t-il tout à coup. J’ai cru voir bouger les coussins de votre canapé.
— Ce sont mes chats qui s’agitent sous les coussins. Princesse et Figaro sont plutôt joueurs lorsqu’ils ne sont pas occupés à dormir ou à manger.

   Sans lui laisser le temps de s’attarder davantage sur le salon, la vieille dame le contourna pour emprunter le couloir central.
— Le phénomène dont je vous parlais s’est produit dans ma chambre. Venez voir !
— Je vous suis.

   Il lui emboita le pas – ou, plus précisément et plus cyniquement, lui « boita le pas » –, longeant une petite cuisine et diverses portes entrebâillées donnant sur la salle de bain, les toilettes et un placard pour arriver à la chambre de Madame Senex.

   Ici encore, on ne pouvait s’empêcher d’admirer la continuité qu’offrait la pièce par rapport au salon : lit en bois verni et massif, table de nuit couverte de photos de famille et de boîtes de médicaments. Une marée montante de boîtes de comprimés, de cachets, de pastilles et de gélules faisait pratiquement disparaître les portraits soigneusement encadrés du mari, des enfants et des petits-enfants de la vieille dame. Dans cette pièce, l’odeur médicamenteuse avait pris racine plus solidement et plus durablement que du lierre sur un muret.
— Voilà l’armoire, lui indiqua la vieille dame en tendant sa canne vers le mur qui faisait face au lit.

   Colin observa le meuble, un mastodonte noir aux allures de cercueil géant qui semblait avoir été taillé dans une même pièce de bois.
— Eh bien ? s’intrigua-t-il. Il a l’air normal ce meuble…
— Regardez un peu les pieds !

   Colin se pencha et s’aperçut que l’immense penderie avait glissé d’une dizaine de centimètres sur le sol, laissant des traces bien nettes sur le parquet ciré.
— On dirait en effet qu’elle s’est déplacée…
— Exactement ! J’étais encore au lit lorsque j’ai vu l’armoire qui s’agitait et j’ai presque cru qu’elle allait me tomber dessus.

   Soudainement intéressé par le phénomène, Colin se déplaça sur le côté du meuble afin de regarder ce qu’il y avait derrière, entre le bois et le mur. Aussitôt qu’il constata la tension sur le papier peint ainsi que la forme délicatement courbe qu’avait prise la cloison, il comprit ce qu’il s’était passé.

   Triple torsion testiculaire ! J’ai bien failli me rendre coupable du meurtre de Madame Senex ! De l’autre côté de cette cloison se trouve mon salon. Quand je me suis ramassé le coup de pied de l’autre sadique et que je suis allé m’écraser contre le mur, le choc a fait bouger le meuble. Visiblement, elle n’a rien entendu de notre combat mais elle a quand même vu son armoire vaciller. Si jamais cette penderie lui était tombée dessus, je ne me le serais pas pardonné…
— C’est effectivement très curieux… murmura-t-il, gêné.
— Je sais exactement ce qui s’est passé ! déclara-t-elle subitement avec une force et une conviction de jeune femme qui firent sursauter Colin.

   Le garçon observa sa voisine avec inquiétude, attendant de voir quel verdict allait tomber.
— C’est sûrement une petite secousse sismique ! reprit-elle. J’en connais fort bien les effets car j’ai vécu de nombreuses années dans les Pyrénées. Ma famille est originaire d’Accous, dans le Béarn, vous connaissez ?
— Ah non, je n’y suis jamais allé…
— N’hésitez pas à y passer, alors. Vous pouvez me croire, c’est un endroit charmant.
— Je vous crois et je pense aussi que vous avez sûrement raison pour ce qui est de la secousse sismique ! déclara le jeune homme sur le ton admiratif d’un Watson commentant la progression d’une enquête de Sherlock Holmes.

   Madame Senex se rengorgea avec fierté, s’appuyant d’une main ferme sur le pommeau de sa canne, un sourire triomphal aux lèvres.
— Vous avez senti le choc vous aussi, n’est-ce pas jeune homme ?
— C’est le moins que l’on puisse dire ! Vous verriez l’état de mon appartement…
— Malgré ça, c’est tout de même la première fois que je subis un séisme en région parisienne… déclara pensivement la vieille dame.
— Vous voulez que je vous aide à repositionner l’armoire ? proposa le garçon, impatient de changer de sujet de conversation.

   La vieille dame ravie acquiesça et Colin se pencha avec précaution, pour ne pas se casser le dos, parcourut de la main l’espace entre le bas du meuble et les pieds pour trouver des prises solides puis força un bon coup. Il réussit à ramener l’armoire à sa place au prix d’un effort somme toute raisonnable, compte tenu de la taille du meuble.
— Merci beaucoup, jeune homme !
— Je vous en prie, c’est la moindre des choses.
— Vous êtes costaud, dites-moi ! Dans son jeune temps, feu mon mari n’aurait pas fait mieux et, pourtant, il était maçon.
— Ce n’était rien, je vous assure. Cette armoire est bien moins lourde que je ne le pensais.

   Madame Senex lui expliqua avec force détails que le meuble ne contenait que du linge de lit, une couette et quelques traversins dont elle détailla les couleurs, les dimensions et la provenance. Colin l’écouta patiemment, avec un sourire poli, sans oser l’interrompre comme si la meilleure manière de laver couettes et édredons – en machine ou à l’eau savonneuse dans une baignoire – était son principal sujet de préoccupation.

   Je comprends mieux comment ce meuble a pu se déplacer autant suite au choc de tout à l’heure. D’un côté, cette légèreté m’aura permis de le remettre en place facilement mais, de l’autre… Il aurait très bien pu tomber sur Madame Senex en la broyant dessous ou, pire, en la bloquant mais sans la tuer tout de suite… Horrible ! C’est bien la dernière fois que je me bats dans mon appartement…
— Voulez-vous une tasse de thé, mon garçon ?
— Cela aurait été avec plaisir, Madame, mais des amis à moi m’attendent en bas de l’immeuble.
— Dans ce cas, je ne vous retiens pas plus. Merci encore pour votre aide !
— C’est bien normal.
— J’espère que vous passerez me rendre visite de nouveau lorsque vous serez moins occupé.
— Je vous le promets et je ferai honneur à votre thé à ce moment-là.

   Sur un dernier sourire, il prit congé de la vieille dame et se retrouva sur le palier. Le contraste entre l’appartement douillettement surchargé de l’octogénaire et la froideur délabrée de la cage d’escalier et des communs lui donna l’impression d’avoir emprunté une sorte de vortex entre deux dimensions.

   Drôle de journée, quand même ! songea-t-il. Je viens de vivre plus d’événements en quelques heures qu’en trois semaines. Je ne sais pas si je dois être impatient ou anxieux de voir la suite arriver.

   Il n’était en effet réveillé que depuis une heure mais déjà il avait cru mourir, s’était découvert une grand-mère de substitution et se allait à présent se lancer avec énergie à la poursuite de la richesse et de la célébrité.

5

   La descente de l’immeuble fut légèrement vacillante mais il n’y avait déjà plus rien à voir avec le tournis ressenti un peu plus tôt. À présent, il éprouvait une sensation plus naturelle qui lui rappelait qu’il était en vie : la faim. Son estomac réclamait le petit-déjeuner promis tantôt et, bien qu’il ne l’eût jamais admis, il aurait volontiers englouti une bonne dizaine de pains au chocolat tant il avait faim.

   Devant l’immeuble, l’homme aux cheveux gominés l’attendait, flanqué de ses deux acolytes. Leurs habits élégants détonnaient dans ce quartier où les costumes ne se portent que lors des grandes occasions. De même, leur manière d’être ne correspondait à rien de ce que cette banlieue parisienne pauvre avait l’habitude de connaître. Igor faisait les cent pas sur la chaussée en levant haut les jambes à la manière d’un soldat au cours d’un défilé militaire. De son côté, Olga restait statique mais son visage pivotait en tous sens, observant chacune des façades et des fenêtres qui les entouraient comme si elle craignait d’y déceler un tireur embusqué. Seul leur patron demeurait calme et immobile, les yeux rivés sur l’immeuble de Colin, raison pour laquelle il fut le premier à voir le garçon en sortir. Immédiatement, il claqua des doigts pour avoir l’attention des deux gardes.
— Pas trop tôt… commenta Olga.
— Ce n’est pas comme si nous avions toute la matinée ! renchérit Igor.

   Colin aurait pu s’énerver et les envoyer se faire voir l’un et l’autre mais son rapide passage dans l’univers chaleureux et feutré de Madame Senex l’avait adouci. Il choisit de faire profil bas et de présenter ses excuses pour le retard.
— Désolé pour l’attente. C’est qu’il y avait beaucoup de travail pour la remise en état… Que ce soit pour moi ou mon appartement…

   Le chef, nonchalamment assis sur une barrière en fer bordant le trottoir, bondit de son perchoir et détailla Colin de la tête aux pieds. Il esquissa finalement un sourire satisfait en découvrant que la nouvelle apparence du garçon correspondait parfaitement à ses attentes.
— Vous avez bien meilleure mine sans cette glorieuse barbe de patriarche, mon cher Colin ! commenta-t-il en lui serrant chaleureusement la main. Ceci étant, on aurait difficilement pu faire pire qu’avant.
— Vous étiez sérieux lorsque vous parliez de petit-déjeuner ?
— Tout ce qu’il y a de plus sérieux. J’ai pour habitude de régler toutes mes affaires autour d’une table bien garnie.
— Alors je connais un petit bistrot pas loin d’ici.
— Ce ne sera pas utile, répondit l’homme avec un sourire amusé. Suivez-nous.
— C’est parti ! Vous savez que nous avons failli tuer une vieille dame tout à l’heure ?
— Vraiment ? Racontez-moi ça…

   La montre de luxe du patron marquait pratiquement huit heures du matin mais le soleil de ce début d’avril était déjà haut dans le ciel. Le petit groupe se mit à marcher dans la banlieue presque déserte, Colin poursuivant sa narration. Tout était silencieux et tranquille, les quelques passants vaquaient à leurs occupations sans leur accorder autre chose que des regards fatigués et impassibles. Connaissant bien le quartier, le jeune homme ne put s’empêcher de remarquer que le chemin qu’ils suivaient les éloignait des commerces. Le doute s’empara de lui.
— Où allons-nous exactement ?
— Au terrain de jeu.

   Justement, se profilait le terrain de basket accolé au petit parc boisé, seule oasis de verdure au milieu des barres bétonnées.
— C’est une plaisanterie ? Vous nous avez prévu une dînette dans le bac à sable du jardin d’enfants ?
— Vous avez de l’humour, Colin, j’aime beaucoup !
— On me le dit souvent… Expliquez-moi quand même où vous comptez manger parce qu’on ne va pas du tout dans la bonne direction.

   Pour toute réponse, l’homme sortit de sa poche une petite télécommande et pressa un bouton. Quelques instants après, un bourdonnement se mit à enfler et Colin leva les yeux.
— Ne me dites pas que c’est vous qui venez d’envoyer un signal à cet hélicoptère ? interrogea le garçon en fixant et en montrant de l’index un petit cercle argenté qui grossissait à toute allure dans l’azur.
— Et qui d’autre ? À moins, bien sûr, que l’un de vos voisins ne possède son propre héliport au sommet de son HLM.

   Un irrépressible sourire narquois naquit sur les lèvres du jeune homme et un ricanement lui échappa, grave et sourd comme le vrombissement de l’hélicoptère, avant qu’il ne reprenne son sérieux. La misère des gens du coin ne prêtait pas à rire lorsqu’on la côtoyait de près et il doutait que ce fût le cas de cet homme. Il fallait avoir un compte en banque bien garni et des goûts particuliers pour oser lancer ce genre de blagues.
— Vous ne manquez pas d’humour, vous non plus !
— De l’humour noir alors : je suis plutôt du genre cynique et sarcastique… Non, en réalité, nous repartons comme nous sommes venus et depuis le terrain d’atterrissage improvisé le plus proche.

   En effet, l’hélicoptère descendait toujours, visant manifestement le terrain de basket. Ce qui semblait au jeune homme un événement extraordinaire ne paraissait pas du tout impressionner ses trois visiteurs. Qui plus est, la machine volante n’avait rien à voir avec les hélicoptères de police qui survolaient quelquefois le secteur. L’appareil était d’une conception futuriste : la forme élancée de son fuselage ainsi que ses couleurs, du noir au sommet et du blanc sur la partie inférieure de la carlingue, lui conféraient l’allure d’un squale. 
— Eh bien, ça alors ! s’exclama le garçon lorsqu’il put le distinguer avec précision.
— C’est fini, mon cher Colin ! Les petits restaurants pas chers, les déplacements dans les transports en commun, les nuits passées à vous soûler dans votre minuscule T2… Tout ça s’arrête aujourd’hui : il était temps, non ?

   Le jeune homme demeura bouche bée tandis que le requin métallique se rapprochait majestueusement du sol. Même s’il avait voulu articuler un mot, le vrombissement des rotors aurait instantanément couvert la moindre parole. L’immense main d’Olga l’invita à se courber et à se protéger du souffle qui faisait danser les branches des arbres les plus proches ainsi que les maillons métalliques des filets de basket qui s’agitaient comme si un joueur invisible venait de marquer un panier. Enfin, le bruit diminua et il fut possible de se parler et de s’entendre malgré le mouvement continu des pales des deux hélices.
— Je vous souhaite la bienvenue à bord ! s’exclama le chef avec enthousiasme.

   Igor ouvrit la large porte latérale de l’appareil et Colin découvrit un habitacle spacieux, composé de fauteuils de cuir entourant une élégante table en bois verni. Une agréable odeur de pain grillé et de café frais s’échappait de l’intérieur de l’hélicoptère. Une stewardess blonde s’affairait dans ce qui semblait être une petite kitchenette, ouvrant et refermant des compartiments laissant apparaître un frigidaire, un petit four encastrable et même un bar. L’estomac de Colin gargouilla avec force mais, heureusement pour son égo, personne ne parut s’en rendre compte.

   Une cuisine dans un hélico ! C’est déjà un concept étonnant mais, le plus ahurissant, c’est que j’y aie accès comme si j’étais une star.
— Je vous invite à prendre votre premier petit-déjeuner dans les airs. On y prend goût très vite, vous verrez. Une fois que vous vous serez restauré, nous pourrons alors nous consacrer au projet que j’ai à vous proposer.

6

   Tous embarquèrent dans l’hélicoptère. Colin et l’homme aux cheveux gominés s’installèrent sur les places les plus proches de la table, les deux gorilles se placèrent un peu en retrait.
— Pilote ! Décollez rapidement avant que notre petit manège n’attire davantage l’attention.

   L’appareil s’éleva en douceur et, très vite, les tours et les barres d’HLM furent écrasées par l’altitude. Les quelques habitants les plus matinaux qui avaient passé le nez à la fenêtre restèrent un petit moment interdits avant de reprendre le cours de leur vie et de retourner à leurs propres petits déjeuners avant qu’ils ne refroidissent.
— Cynthia ! reprit le chef en s’adressant à la jeune femme qui commençait à sortir des assiettes et des couverts. Notre hôte a sûrement très faim, veille à ce qu’il ne manque de rien.

   Colin, incrédule, se laissait emporter dans les airs et se contentait d’observer ce qui se passait autour de lui. Il admirait l’application de l’hôtesse qui sortait tout le nécessaire pour un excellent breakfast, aérien qui plus est. C’est en voyant les quatre types de pains différents et les soucoupes dans les assiettes que le jeune homme redevint subitement méfiant.

   Qu’est-ce que je fabrique là-dedans ? Je ne sais même pas comment me comporter dans un cadre pareil. Et puis, qu’est-ce que ces gens-là peuvent bien me vouloir ? Non seulement je ne les connais pas mais en plus je n’aurais normalement aucune chance de pouvoir les rencontrer. Il suffit de voir leur air blasé pour deviner que ce que je suis en train de vivre est une routine pour eux. Nous ne sommes définitivement pas du même monde !
— Vous semblez contrarié, Colin.
— Je suis simplement surpris. Vous admettrez qu’il y a de quoi : trois personnes s’introduisent dans mon appartement, me rossent, me noient à moitié puis m’offrent mon baptême de l’air accompagné d’un petit-déjeuner cinq étoiles.
— Eh oui ! Vous pensiez être dévoré par des morts et vous voilà nourri par des vivants, les apparences sont souvent trompeuses lorsqu’on a un coup dans le nez, n’est-ce pas ?

   La jeune femme blonde se pencha vers Colin, son agréable visage illuminé par un sourire joyeux :
— Du thé ou du café, monsieur ?
— Un thé, s’il vous plaît, répondit-il, décontenancé par tant d’attention et par le fait qu’on l’avait appelé « monsieur », ce qui était bien la première fois.
— Je peux vous proposer un Darjeeling ou bien un Hojicha.

   Venant d’un monde où le thé est cette chose en sachet scellée dans des emballages papier, Colin demeura une fraction de seconde sans réponse.
— Quelle est la différence entre les deux ? demanda le garçon, pris au dépourvu et hésitant comme si sa vie dépendait de son choix.
— Le Darjeeling est un thé noir qui s’obtient par dessiccation. Le Hojicha est un thé vert issu de la torréfaction des feuilles de thé.
— Un vert, merci ! répondit-il, incertain d’avoir réellement compris.

   Ils se mirent à manger, le chef avec une parcimonie d’habitué et Colin avec la frénésie de celui qui se régale mais s’imagine déjà qu’il ne refera jamais plus un tel festin. Une gêne fugace l’effleura lorsqu’il réalisa qu’il dévorait une portion conséquente de tout ce qu’on lui proposait mais il la balaya en songeant qu’il n’avait pas forcé la main à ses hôtes pour les accompagner.

   Ils ont voulu inviter un type sans le sou et affamé, qu’ils en assument les conséquences…  et les dépenses.

   Sa faim ne lui avait cependant pas fait perdre de vue qu’il se trouvait en compagnie d’individus dont il ignorait tout et à bord d’un appareil qui fendait le ciel vers une destination inconnue. Aussi, lorsque son estomac se fut quelque peu apaisé, il posa la première des questions qui lui brûlaient les lèvres :
— J’aimerais savoir qui je dois remercier pour cet excellent petit-déjeuner. Qui êtes-vous, au juste ?
— Je me nomme Artus De Castelnéant.

   Les sonorités de ce patronyme particulier firent aussitôt réagir Colin sans qu’il puisse déterminer pourquoi.

   Tiens ? Est-ce qu’il s’agirait par hasard de quelqu’un que je pourrais connaître de près ou de loin ?
— C’est étrange… fit remarquer le garçon. Alors que je suis certain de ne vous avoir jamais vu, votre nom ne m’est pas inconnu.

   Un sourire de satisfaction apparut sur les lèvres d’Artus De Castelnéant qui semblait à la fois rassuré quant à sa renommée et fier qu’elle pût atteindre quelqu’un d’aussi marginal que Colin.
— Vous avez pu l’entendre dans bien des occasions car je suis producteur d’émissions de télévision, présentateur aussi à mes heures.
— C’est ça ! J’ai certainement déjà dû voir un de vos programmes ou bien entendre des amis parler de vous. Pouvez-vous me donner un exemple d’émission que vous animez ?
— Vous devez bien être la seule personne dans ce pays à ne pas pouvoir m’en citer au moins trois d’affilée. C’est peut-être pour cela que vous m’êtes aussi sympathique, d’ailleurs. En voici quelques-unes pour vous rafraîchir la mémoire : « Heureux parcours », « Le Compteur de la terreur » et enfin « Barillet doré », toutes diffusées sur la première chaîne du pays.

   Colin fouilla quelques instants dans sa mémoire. S’il aimait regarder des films à la télévision, il fuyait comme la peste les autres programmes, estimant qu’il avait assez à faire dans sa propre vie pour ne pas avoir à accorder ne serait-ce qu’une seconde à celle des autres. Toutefois, les titres des émissions du producteur ne lui étaient absolument pas inconnus, il les avait certainement entendus dans une autre vie, dans des phrases prononcées par des amis ou bien des détenus.
— Ces trois noms me parlent. Ce sont des émissions dans lesquelles les candidats répondent à des questions pour de l’argent, c’est ça ?
— Oui, s’il faut vraiment les résumer en trois mots, c’est le propos. Mais ce genre d’émissions, complètement passé de mode, ne m’intéresse plus désormais. Je souhaite viser plus haut, m’attaquer à du plus gros gibier et c’est là que vous pouvez m’être utile, mon cher Colin. Cependant, avant de vous en dire plus, je souhaiterais que vous nous parliez un peu plus de vous.
— Vous semblez déjà en savoir beaucoup sur moi…

   Colin braqua son regard sur son interlocuteur, droit dans les yeux comme s’il cherchait à y déceler des vérités cachées.

   C’est vrai qu’il a l’air d’en connaître long à mon sujet, le bougre. Par exemple, comment a-t-il pu avoir si vite mon adresse alors que je viens seulement d’arriver dans cet appartement ?

   Le producteur soutint son regard avec un certain amusement avant de reprendre la parole, toujours avec le même calme olympien.
— En-dehors de mes sources et de mes antennes, j’ai effectivement parcouru un vague dossier mais quelques notes couchées sur du papier ne signifient rien pour moi. Tout ce que j’ai appris de concret, c’est que vous avez eu une jeunesse assez mouvementée, que vous êtes allé en prison un an pour un cambriolage raté et que vous en êtes sorti il y a quelques semaines. J’aimerais savoir ce qui s’est passé avant et pendant cette phase d’enfermement afin de mieux vous cerner.
— Je n’ai pas vraiment envie de m’étendre sur le sujet mais je suppose que je n’ai pas le choix, pas vrai ?
— Vous avez saisi le principe. C’est la condition sine qua non pour que je vous en révèle davantage sur le but de ma visite et pour que nous fassions affaire ensemble. Allons, dites-nous un peu de quoi votre vie a été faite, je vous prie.
— J’espère que vous avez tout votre temps…
— Nous aurons au moins celui du voyage. N’ayez pas peur d’entrer dans les détails.

   Colin fut surpris qu’on lui en demande autant. Raconter une vie dont on n’est pas satisfait revenait selon lui à lancer une lourde pierre dans une mare remplie de vase puante et à voir remonter dans les clapotis des bulles de gaz toutes sortes de parasites et de sangsues. Il faillit refuser tout net mais considéra que c’était une manière comme une autre de payer ce petit-déjeuner pour ne pas avoir l’exaspérante impression de se sentir redevable. Par ailleurs, ce n’était peut-être pas totalement inutile de fouiller dans des étangs boueux, d’autant que l’on n’est jamais à l’abri de voir de l’or émerger de la fange. Alors, Colin fit l’effort de se tourner vers son passé et commença à raconter, d’abord mécaniquement puis en se laissant peu à peu entraîner par le rythme de ses souvenirs.

"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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