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Une flamme éternelle de Lucie Renard
« le: jeu. 15/07/2021 à 15:25 »
Une flamme éternelle de Lucie Renard

 

 
À mes cousines, Maxime et Corentine.
À tous ceux qui ouvrent leurs bras et offrent leur cœur pour consoler un ami, à tous les soleils de ma vie.
 
 
Au lecteur
Cette histoire est une fiction. Toute ressemblance avec des faits présents ou passés, des lieux, des personnes vivantes ou ayant existé serait purement fortuite.
Vous avez peut-être, chers lecteurs, déjà rencontré des personnes qui, sitôt le dialogue engagé, vous donnaient une impression de déjà-vu. Vous avez certainement éprouvé ce sentiment d’une connivence allant au-delà des mots, ou encore, anticipant le discours de certaines personnes. Il est incontournable qu’il existe des gens, dans votre vie, qui l’illuminent par leur présence, qui trouvent les mots qui consolent, qui énoncent les idées qui éclaircissent une situation compliquée ou sombre. Bref, ces personnes, appelons les hypersensibles, ultrasensibles ou empathiques, ils sont comme des soleils de nos vies. Ils ont l’impression d’accomplir peu et pourtant, ils sont là, ils brillent, réchauffent, éclairent comme des astres. Ces quelques pages, cette histoire, je les ai écrites aussi pour leur rendre hommage. À tous les soleils qui brillent dans nos vies.
Chers lecteurs, je vous souhaite un délicieux moment de lecture et de découverte.
Lucie Renard
 
 
I

 “I pass by, don't dare to stop / When there's someone I see / There's no one here but me / I'm fooled by something inside my head”
Lene Marlin – Where I’m headed (Playing my game – 1999).
(Je ne fais que passer, sans oser m’arrêter / Lorsque je vois quelqu’un / Il n’y a personne d’autre que moi / Je suis perturbée par quelque chose dans mon esprit)

*****
Le mouvement chaotique de la route m’entraînait dans une chaude torpeur. Sous mes paupières mi-closes, je distinguais à peine les arbres le long du chemin. La route traçait des lacets, dissimulant notre destination et c’était très bien ainsi. Je me laissai aller contre la paroi fraiche.
—   Maman, gémissait une voix dans le lointain.
Cette plainte ne me concernait pas. Je me laissai glisser dans un cocon de somnolence, à peine troublée par le mouvement du convoi. J’abandonnai derrière moi les plaines, les vallées, les prairies verdoyantes aux senteurs de foin roussi par le soleil.
Soudain, une odeur piquante me prit au nez. Une épaisse fumée s’engouffra dans ma gorge, me brûla l’œsophage, me coupa le souffle. Sans que je ne distingue quoi que ce fut, je sentis qu’on m’attrapait, qu’on me plantait des ongles dans les chairs, qu’on me soulevait. Je voulais me débattre mais je me trouvais comme paralysée. Je voulais crier mais la fumée m’en empêchait. Lentement, je m’élevai dans les airs. Bientôt, la courbe de ma trajectoire s’inversa, mon corps amorça une descente inéluctable. Je tentai lamentablement de nager dans les limbes de cette atmosphère enfumée. Quand la peau de mon dos entra en contact avec les flammes du brasier, un cri strident traversa mes lèvres. Une intense lumière m’envahit tout entière.
—   Maman, c’est encore loin ? interrogea une petite voix derrière moi.
Antoine, mon fils.
J’avais dû m’assoupir quelques instants. Cette vision macabre n’était qu’un cauchemar. Ce rêve en particulier, si réaliste et effrayant qu’il paraissait chaque fois m’arracher à la vie, trainait cependant en son sillon un sentiment rassurant par sa récurrence et sa persistance dans mes moments de songe. Il agissait un peu comme une vieille amitié un peu revêche mais qui résisterait à l’épreuve du temps, procurant malgré tout un certain confort lié à l’habitude.
Sur la banquette arrière de la voiture, mon petit garçon s’agitait.
—   Maman, c’est encore loin ? répéta-t-il, inlassablement. C’était sans doute la cinquième fois qu’il posait la question au cours de dernière demi-heure.
J’essuyai une larme qui coulait lentement le long de ma joue, rajustai mes lunettes de soleil pour dissimuler mon émotion encore bien présente. Un coup d’œil sur ma gauche me rassura sur le fait que mon époux, navigant dans la circulation, n’avait rien perçu de mon moment d’absence et de frayeur. La ride du lion fort creusée entre ses sourcils traduisait sa profonde concentration. Je laissai mon regard divaguer quelques instants sur les arbres qui défilaient. Dans le lointain, un feu de broussailles dégageait une trainée de fumée, portée vers nous par la brise. C’était sans doute elle qui était responsable de cette soudaine odeur de brûlé. Je pris une profonde inspiration avant de répondre finalement au petit prince impatient.
—   Oui, très loin.
Un long gémissement provenant de la banquette arrière de la voiture me fit comprendre que le petit bonhomme n’en resterait pas là.
—   Mais maman, tu as dit tout à l’heure qu’on y serait dans une heure.
Je ne pus m’empêcher de sourire intérieurement.
—   Et bien tu vois, mon grand, tu sais exactement combien de temps de route il nous reste. Alors cesse de poser la question.
Il maugréa quelque chose d’incompréhensible avant de fourrer son pouce dans sa bouche et de serrer son doudou contre lui dans un geste protecteur.
Je jetai un coup d’œil attendri à mes enfants à travers le miroir du rétroviseur. Antoine, ses boucles blondes indomptables qui cachaient en partie ses yeux ourlés de longs cils sombres, chuchotait des messes basses dans les longues oreilles velues de son cocker en peluche brun-orangé. L’animal, au pelage lissé par endroit par un trop-plein de câlins, penchait la tête sur le côté, le rembourrage du cou s’étant un peu tassé par la pression répétée des petits doigts. Doucement, le petit garçon ferma les yeux et se laissa happer par la torpeur.
À sa droite, Aubépine, neuf années de vocalises et de comptines à son actif, semblait captivée par la scène qui se jouait sur l’écran de la tablette en face d’elle. Les écouteurs dans les oreilles, elle suivait les aventures de quelque héroïne masquée qui, immanquablement, sauverait bientôt le monde d’un redoutable méchant. Elle avait depuis peu relégué dans un coin les princesses Disney dont elle connaissait par cœur toutes les mélodies, pour se passionner pour des héroïnes de mangas aux superpouvoirs. Il lui arrivait fréquemment de parcourir les différentes pièces de notre appartement parisien à vive allure, vêtue d’un collant à paillettes et d’un haut assorti, armée d’un yoyo ou d’un triple-décimètre, en poussant des petits cris belliqueux dont elle seule connaissait la signification intrinsèque. Nattes défaites, crinière en bataille, front plissé et regard déterminé, « je poursuis la sauveuse de l’univers », affirmait-elle alors avec aplomb. Gare à qui la contredirait.
Mon regard dériva sur Philippe. Sourcils froncés, mains crispées sur le volant, il était pleinement concentré sur la circulation, dense en ce jour de départ en vacances. J’admirai les phalanges longues, la courbe des épaules, l’ovale du menton auréolé d’une barbe de trois jours. Je le trouvai beau, derrière son air sérieux et imperturbable. Depuis la première fois où j’avais posé les yeux sur lui, j’étais hypnotisée par le magnétisme qu’il dégageait. J’avais succombé immédiatement à cette attirance et avais fondu littéralement en découvrant qu’elle était réciproque. C’était onze ans auparavant. Le fait qu’il soit devenu le père de mes enfants ne l’avait rendu que plus beau, plus attirant à mes yeux. Il dut sentir mes yeux posés sur lui car au bout d’un instant, il détourna furtivement les yeux de la route pour me lancer un regard interrogatif, un sourcil relevé. Je lui souris, un peu gênée tout à coup. Pour me donner une contenance, j’affirmai.
—   C’est une bonne idée de prendre ces congés au tout début des vacances d’été. Il n’y aura peut-être pas trop de monde sur la plage.
Il grogna un instant, avant de répondre.
—   Vacances… vacances… C’est pour vous, le repos et la plage. Tu oublies que j’ai cette expertise à mener à bien, qui va me prendre quasiment tout mon temps et que c’est en réalité pour cela que nous sommes tous les quatre en route aujourd’hui. C’est le plus gros projet de fusion acquisition que notre cabinet ait eu à traiter, je ne peux pas le prendre à la légère, se gargarisa-t-il
—   Tu auras bien un peu de temps à passer avec nous, non ?
—   On verra. Ne commence pas avec cela. Tu sais bien que vous profitez largement des fruits de mon travail.
Je ne répondis pas, me contentant de hocher la tête dans un signe de semi-assentiment afin de maintenir la paix dans la discussion. Un ange passa. Je changeai radicalement de sujet.
—   Les enfants vont être contents de pêcher des coquillages et des bernard-l’ermite. Peut-être même retrouveront-ils leurs petits copains de l’an dernier, suggérai-je, adoptant le ton des conversations d’ascenseur, bien loin de toute polémique.
Je reportai mon attention sur le paysage, les vertes prairies qui défilaient le long de l’autoroute, les vaches, paisibles, très occupées à leurs non-activités ruminantes, les chevaux, nombreux dans les parcs de ce coin de France. Un sourire se dessina sur mon visage. J’aimais la région normande. Elle remplissait mon cœur de vie, d’une joie presqu’enfantine. Elle me ramenait à des jours insouciants et doux. Elle me ressourçait.
Aubépine se tortillait sur son siège et commençait à montrer des signes d’impatience. Je consultai l’affichage du GPS. Dans un quart d’heure, nous serions arrivés. Je me tournai vers ma fille avant qu’elle ne réclame une pause qui aurait peut-être agacé son père.
—   Tout va bien, ma chérie ? Nous arrivons bientôt.
—   Ah tant mieux. C’est quand bientôt ? se ravisa-t-elle, attendant des précisions.
—   Un tout petit quart d’heure. Très très bientôt.
Antoine s’agita sur son rehausseur, grogna. Il s’était endormi dans une position qui lui laissait le cou endolori. Je glissai une main à l’arrière, touchai son genou dans un geste de réconfort. Encore un petit quart d’heure, songeai-je. Je commençai aussi à ressentir de l’impatience. Il me tardait d’arriver, autant qu’aux enfants.
Quand enfin le portail sombre apparut et que je distinguai les murs de brique de la bâtisse aux volets vert foncé, je soupirai d’aise.
—   On y est ! cria Antoine.
Je houspillai les enfants afin qu’ils aident à décharger la voiture. Dans un joyeux désordre de doudous, de sacs colorés, de valises qui peinaient à rouler dans l’allée recouverte de graviers, ils rejoignirent leur père qui ouvrait la porte de la maison.
Dans la plus pure tradition de la bourgeoisie provinciale, Philippe appelait cette demeure notre « maison de famille ». En fait, elle ne nous appartenait que depuis quatre ans, lorsque, trois ans après que le travail acharné de Philippe lui eut permis d’accéder au statut fort convoité d’associé dans son cabinet d’expertise-comptable, il avait ressenti le besoin de figer ce rang social par l’acquisition d’une résidence secondaire. Interrogée sur la région de mon choix, j’avais immédiatement opté pour la Normandie. Nous avions visité plusieurs maisons avant d’avoir le coup de cœur pour celle-ci, à quelques centaines de mètres de la plage de Benerville-sur-Mer.
Je montai les affaires des enfants dans leurs chambres. J’ouvris les volets et les fenêtres en grand pour chasser l’odeur âcre de poussière qui piquait le nez, après deux mois d’absence de tout occupant.
—   Pouah, ça sent la grand-mère ici ! lâcha Aubépine en se bouchant le nez.
—   Qu’est-ce que tu racontes ? lui demandai-je, un peu choquée.
—   Ma copine Lily, chez sa mamie qui la garde le mercredi, il y a une armoire remplie de livres et de vieux bidules, ça sent comme ça à l’intérieur, expliqua-t-elle avec patience à l’adulte inculte des classifications d’odeurs que j’étais selon elle.
—   Tu peux dire, ça sent le renfermé, la repris-je. Aide-moi à ouvrir toutes les fenêtres pour faire courant d’air.
Elle obtempéra. Je sortis les draps, les oreillers. Bientôt, toute la maison avait revêtu cet air accueillant qui augurait le début des vacances.
Je descendis préparer de l’orangeade. Je trouvai Philippe déjà installé sur la terrasse avec son ordinateur portable, une tasse de café posée sur la table près de lui.
—   Tu préfères aller faire les courses ou bien garder les enfants ici ? lui proposai-je.
—   Il vaut mieux que tu les prennes avec toi en courses, ce sera plus simple, répondit-il. Je dois avancer sur ce dossier.
Je ravalai la remarque acerbe qui montait le long de ma gorge en même temps qu’une brève coulée d’acide. Démarrer un conflit n’aiderait en rien dans notre installation. J’appelai les enfants qui me rejoignirent dans une joyeuse cavalcade.

Plus tard, j’emmenai les enfants sur la plage. Je les observai un long moment sauter au-dessus des vagues qui léchaient le rivage. Je me délectai de leurs cris de joie. Les goélands et leurs petits, effrayés par ces accès d’enthousiasme, s’écartèrent à vive allure de la zone de jeu, tricotant sur le sable humide de toute la vitesse de leurs courtes pattes palmées. Je suivis du regard le vol majestueux d’une mouette qui lança un grand cri en piquant sur la mer. J’emplis mes poumons de cet air iodé, vivifiant, me forçant à prendre de longues inspirations pour calmer les battements de mon cœur alangui.
Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes chez l’italien. J’achetai des pizzas à emporter. L’odeur de la pâte chaude tout juste sortie du four à bois et du fromage fondu nous donna l’eau à la bouche. J’assumai pleinement et avec délectation mon absence d’envie de cuisiner ce soir-là. Nous hâtâmes le pas afin de rentrer avant que les pizzas ne refroidissent.
Sur la terrasse, la table était mise. Philippe me servit un verre de vin. Je trinquai avec lui. Il déposa dans mon cou un baiser tendre qui me fit frissonner. Le dîner en famille se déroula dans le calme. Les enfants racontèrent la mer, les vagues, les coquillages et leurs projets de châteaux de sable. Je savourai ce moment de plénitude et d’harmonie familiale.
Plus tard, lorsque les enfants furent couchés, je rejoignis Philippe sur la terrasse. Une légère brise s’était levée. Je frissonnai dans mon gilet de maille. Je m’approchai de mon époux, recherchant sa chaleur. Au regard agacé qu’il me lança, je sus que je le dérangeais dans la lecture de messages sur son si précieux smartphone. J’en fus peinée. Néanmoins, je restai près de lui, esquissai un sourire.
—   On est bien, ici, n’est-ce pas ? tentai-je.
Il poussa un soupir, avant d’admettre, sans réel enthousiasme.
—   Oui, c’est agréable.
Finalement, il posa le téléphone, entoura mes épaules de son bras et m’attira vers lui. Je me lovai contre son torse, appréciant son contact si familier, si rassurant. Je m’approchai encore, recherchant un moment de tendresse par le biais de messages muets connus de nous seuls, comme un code secret mis au point au fil de nos années de vie commune. Il y répondit par un baiser fougueux qui me transporta.
 
 II

“ La mort, c’est comme une chose impossible .”
Les Rita Mitsuko – Marcia Baïla (Rita Mitsuko – 1984)

*****
Il y avait eu cette photo.

À la naissance d’Antoine, notre famille avait commencé à se sentir à l’étroit dans le petit trois-pièces du quartier du Marais. Les premiers mois, je fus heureuse de prolonger l’impression de fusion avec mon bébé en gardant le couffin dans notre chambre, à côté de notre lit. Antoine, en petit père tranquille et bon dormeur, fit rapidement ses nuits. Alors que Philippe insistait gentiment pour que nous retrouvions notre intimité de couple, Aubépine, en pleine crise d’identité face à son rôle nouveau d’ainée, avait refusé tout-de-go d’accueillir ce petit frère dans sa chambre.
Philippe, à qui la réussite professionnelle faisait pousser des ailes, avait saisi l’occasion pour accélérer notre déménagement. En quelques semaines, il avait déniché sa perle rare, un magnifique appartement en plein cœur du quinzième arrondissement, près de la Rue du Commerce. Débordant d’enthousiasme, il me vantait les mérites des trois chambres, du bureau où il pourrait « finir ses dossiers le week-end tout en étant près de nous », de la terrasse panoramique, « et cette vue, Ana, une vue à couper le souffle ! », du quartier en plein essor, de la modernité des équipements de cet immeuble quasiment neuf.
J’adorais le Marais, l’esprit artistique et cosmopolite de ses petites rues pavées, l’authenticité de l’immeuble ancien dans lequel se trouvait notre premier petit-cocon-à-nous. J’aimais me rendre à pied à mon travail, à quelques rues de là. Sage-femme et naturopathe, je travaillais en association avec trois autres sages-femmes, deux femmes et un homme. J’appréciais mon travail car il me permettait d’être là pour l’un des plus beaux moments de la vie des futures mamans, de rendre ces mois d’attente plus agréables, plus inoubliables. Mon travail était assez fatigant, souvent physiquement, parfois émotionnellement. J’appréciais de ne pas devoir y ajouter des heures de transport quotidien. Néanmoins, devant l’insistance de Philippe, j’acceptai de déménager.
Je mis à profit la fin de mon congé maternité pour préparer les cartons, emballer la vaisselle, trier les papiers, ranger les livres dans des caisses soigneusement étiquetées. Ce fut là, alors que j’emballais les éditions poche des romans de Patrick Cauvin qui avaient bercé mes années étudiantes, qu’une photo s’échappa de l’un d’eux.
Je reconnus immédiatement les cinq protagonistes sur le cliché. Il y avait les boucles blondes d’Amélie, le regard bleu acier de Jérôme, l’air rêveur de Paul-Henri, la bouche de Clarisse ouverte sur un cri furieux alors qu’Amaury se précipitait sur elle pour la chatouiller. En toile de fond s’étalait la mer, sombre sous des nuages menaçants qui contrastaient avec l’apparente insouciance des cinq adolescents en vacances. Le sixième protagoniste aurait été moi. Je me cachais de l’autre côté de l’objectif alors que je capturai la scène sur la pellicule argentix de mon Canon eos tout neuf, reçu pour mes seize ans.
Je touchai la photo, là où Amaury affichait un sourire espiègle, figé pour l’éternité sur le papier glacé un peu jauni par les années.
J’observai son visage, comme pour mieux le fixer dans ma mémoire. Je détaillai les yeux délavés, les cheveux blonds indomptables qui lui conféraient un air espiègle, le sourire malicieux, les joues pleines, gourmandes, que quelques poils d’une barbe naissante rendaient moins lisses. Je les imprimai dans mon esprit, prenant conscience que ces dernières années, je n’avais pour ainsi dire pas pensé à lui, au point que ses traits s’étaient progressivement effacés de mes souvenirs. J’en éprouvai une pointe de culpabilité mêlée à une profonde tristesse.
Soudain, je me sentis comme si j’avais à nouveau seize ans, sur cette plage normande à la fin du mois d’avril. Un flot d’insouciance et de gaieté parcourut mes veines. Je revis le voyage scolaire, le trajet en train depuis la gare Saint-Lazare, le compartiment que nous avions annexé tous les six, les bonbons et les chocolats partagés jusqu’à l’écœurement. Dans mes narines, pénétrait l’odeur âcre, mélange de renfermé et de chaussette humide, du centre d’hébergement qui accueillait nos deux classes de première littéraire. Le vent du littoral, salé et moite, filtrait à travers les fenêtres à simple vitrage dont l’étanchéité avait connu des jours plus glorieux. Le parquet élimé gondolait par endroit, près des murs où les plinthes se décollaient. Les lattes grinçaient à chacun de nos pas, émettant un miaulement sinistre, alors que la nuit, nous tentions de nous regrouper, filles et garçons mélangés. Frémissant d’excitation, nous bravions l’interdit pour voler quelques rires, quelques heures de complicité au temps qui bientôt nous priverait de notre innocence.
Je revoyais la salle commune, les jeux de cartes à n’en plus finir, la mauvaise foi des tricheurs, bluffeurs en herbe persuadés que leur duperie passerait inaperçue. Clarisse s’était installée à l’écart. Elle empilait les piques, les cœurs, les carreaux puis les trèfles dans un spectaculaire château de cartes. Quand Amaury, farceur, se faufila derrière elle pour la chatouiller, elle bondit, faisant maladroitement écrouler le fragile édifice qu’elle avait mis tant d’effort à construire. Sa colère fut à la hauteur de la désolation de notre espiègle ami qui, confus, tenta de réparer les dégâts. Hélas, ses doigts gourds, patauds, n’avaient pas la délicatesse requise pour cette entreprise et ce fut au tour de Clarisse, appuyée par Amélie et moi, de se moquer largement de sa maladresse.
Nos professeurs nous avaient emmenés en Normandie pour nous faire découvrir les Plages du Débarquement, les musées, les monuments commémoratifs. Persuadés que poser des images réelles sur des dates encore abstraites faciliterait grandement notre apprentissage de l’histoire, ils avaient organisé pour nous cette excursion sur quatre jours. De notre côté, au départ, nous y voyions surtout l’occasion d’échapper à la supervision parentale et de partir en meute vers l’aventure, le sang bouillonnant d’hormones et le cœur rempli d’un irrépressible désir de liberté.
A suivre…
 

Couverture & titre
L’image de couverture représente Nicola P., disparue beaucoup trop tôt dans des circonstances tragiques. Le choix de cette image est une volonté délibérée de lui rendre hommage et de raviver sa mémoire, près d’un demi-siècle après qu’elle nous eut quittés. L’histoire relatée dans ce roman est fictive et ne présente aucun lien avec les circonstances de sa disparition.
Photographie : @NicolaPardo, modifiée et retravaillée @LucieRenard.
Le titre Une flamme éternelle est inspiré de la chanson du groupe de grand talent Bangles « Eternal Flame », sortie en 1988, titre phare de leur album « Everything ». Références dans la BOL. Cette chanson fait partie de celles qui ont bercé mon adolescence.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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