Auteur Sujet: Une vie d'artistes de Alexandre Page  (Lu 10237 fois)

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Une vie d'artistes de Alexandre Page
« le: jeu. 15/09/2022 à 17:33 »
Une vie d'artistes de Alexandre Page



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-I-

     Un jour, un écrivaillon est venu me trouver pour me demander s’il pouvait raconter mon histoire ou, plus exactement, notre histoire. Il avait trente ans et pas l’air de manger à sa faim. Il faut dire que c’était moins un génie incompris qu’un médiocre feuilletoniste. J’aurai l’occasion de détailler plus tard notre rencontre et la raison de mes propos inamicaux à son égard, mais je peux déjà confesser ma faute : je lui ai répondu « oui ». Il m’a alors demandé où il devait commencer son récit et quel avait été l’élément qui avait conduit à nos mésaventures. J’ai longuement réfléchi et je lui ai affirmé que tout cela avait commencé le jour où j’étais entré dans l’atelier de Clémence. C’était un excellent début pour un roman, un début romanesque. À cette époque, je croyais vraiment que c’était la genèse des péripéties, tant bonnes que mauvaises, qui ont suivi. En ce temps, si j’avais pris la plume à la place de cet écrivaillon, sûrement aurais-je choisi ce même point de départ, ou alors ma première rencontre avec Clémence. Oui, cela aurait pu éclaircir mieux encore certaines zones d’ombre. Enfin, à cette époque j’aurais précipitamment fait débuter cette histoire à Clémence, mais ça aurait été une erreur, car son origine remontait en fait à quelques jours plus tôt, les derniers d’une vie dont ils allaient acter le crépuscule. J’ignorais alors qu’ils m’en préparaient une nouvelle, bien meilleure que la période très problématique que je traversais. À dire vrai, sans la prompte arrivée de Clémence, mon histoire aurait pu tenir en une phrase : « Il quitta son appartement, un soir, d’un pas décidé, pour aller se jeter dans les eaux noires de la Seine qui l’engloutirent sitôt dans leurs abîmes opaques. » Il est malheureux de songer que ce genre de récits, dont les auteurs jadis faisaient des drames en cinq actes, composent de nos jours des listes invraisemblables à la rubrique « faits divers » de nos journaux. Je ne regrette pas que mon histoire se soit finalement déroulée autrement, et que je puisse vous la raconter moi-même.
En effet, si elle a déjà été racontée par Joseph Guignoux — cet écrivaillon qui depuis est retombé dans l’oubli —, je tenais à en donner ma propre version. Mon intention est de rétablir certains faits, de dire à la postérité ce qui s’est réellement passé et surtout de débuter cette histoire au bon endroit, au bon moment, à l’instant fatidique où croyant que ma vie se dérobait à moi-même, elle entrait en vérité dans sa renaissance. Aussi, ce n’est pas avec Clémence que je vais entamer mon récit, mais avec Gabrielle. Une femme, les histoires débutent souvent avec des femmes quand ce ne sont pas elles qui les terminent, et d’ailleurs, Gabrielle en a terminé une pour en commencer une autre. Il faut dire que Gabrielle était une femme d’exception, une figure mémorable qu’on aimerait aimer sans avoir à la détester, qu’on aimerait détester sans avoir à l’aimer, ce qui était impossible et lui a fait jouer si fréquemment le premier rôle dans la vie de ses amants, même les plus passagers. Gabrielle n’était bien sûr pas son vrai nom, elle l’avait choisi comme un hommage à Gabrielle d’Estrées, une autre rousse et une autre amie des hommes ! Gabrielle était de cette génération de demi-mondaines qui préféraient les noms des favorites royales à toutes les Léda, Cleïa, Gaïa et Ophelia de l’Antiquité qui avaient essaimé au milieu du siècle. Il y avait un côté moins classique, moins pompeux, ou peut-être les jeunes femmes du demi-monde moderne n’étaient-elles plus assez cultivées en lettres latines et grecques pour s’accaparer ce genre d’identités. Il est vrai qu’à la fin des années 1870, le demi-monde avait bien changé. Sans recevoir le niveau d’une éducation bourgeoise, de simples filles des classes laborieuses pouvaient apprendre assez pour devenir ambitieuses à condition d’être très belles, et avec de la volonté, faire leur nid au-dessus du commun. C’était ainsi que s’était « faite » Gabrielle qui avait commencé à quinze ans comme vendeuse dans une boutique de chapeaux avant de creuser son sillon au bras d’hommes judicieusement choisis. Elle avait su mettre à profit son mystérieux charme de rousse, mais elle avait deviné très tôt qu’un bel esprit était nécessaire pour s’élever, et elle avait durement travaillé pour cela. Elle aimait le dire, elle aimait dire qu’elle s’était élevée, quand dans cette classe de femmes il est si facile de choir. Je l’avais rencontrée pour la première fois lorsque j’étais encore un peintre en gloire, un jeune peintre prometteur avec le sou en poche, la notoriété parisienne et l’avenir doré. Elle appartenait à ces trophées que la bonne fortune m’avait fait acquérir à un âge indécent, mais en vérité, et comme j’allais bientôt le constater, ces femmes nous acquiert plus que nous les acquérons. Elle était devenue ma maîtresse, j’étais devenu l’un de ses amants. Nous étions trois chanceux, je ne l’ignorais pas, mais j’espérais bien être parmi tous son amant de cœur. Ces femmes-là ont toujours un amant de cœur, celui auquel elles pardonnent les déboires financiers, les cadeaux trop modestes, à qui, parfois même, elles acceptent de prêter de l’argent. Les artistes sont souvent des amants de cœur, car ils font rêver les femmes, font d’elles leur muse, leur apportent la célébrité, mais le sou va et vient très vite dans leur poche. J’en étais la preuve vivante. J’espérais être cet amant chanceux, mais Gabrielle était issue de la classe laborieuse, elle connaissait la valeur de l’argent et c’était son art de l’économie qui l’avait faite libre. Je ne sais pas si elle avait un amant de cœur, et tout du moins, ce n’était pas moi.
Un jour, le jour où commence cette histoire, je me rendis chez elle, à son appartement cossu rue de l’Odéon, dans ce quartier de La Madeleine qui était encore un temple du demi-monde. Nous étions à la fin du mois de novembre et Paris avait rarement été aussi grise que ce jour-là. Le ciel était laiteux et se reflétait dans les pavés mouillés d’une averse de la veille qui promettait de se transformer en neige à la prochaine incartade. Les femmes avaient déjà sorti leurs robes de lourdes étoffes, la bourrette et la neigeuse étaient à la mode, et la chenille « chenillait » sur le bleu marine et les nuances de loutre. Les rues auraient pu être plus tristes encore si la fraîcheur de l’air n’avait donné sous les voilettes de belles couleurs aux joues, et si les vendeurs de marrons chauds n’avaient apporté le sourire aux enfants qui se plaisaient à se brûler les doigts en cherchant la chair dorée des fruits sous l’enveloppe brune. L’ambiance de l’hiver était bien là, et c’était la tristesse de l’automne finissant qui se mêlait à celle, plus joyeuse, de la nouvelle saison qui venait avec un peu d’avance.
Arrivé rue de l’Odéon, je descendis devant l’immeuble qui abritait les appartements de Gabrielle. Elle aurait pu avoir mieux avenue de Villiers ou au Trocadéro, avec les horizontales , mais elle était économe et avait gardé cet appartement qui seyait à ce trait de son caractère. Un salut à la concierge qui me connaissait bien, une ascension bondissante et néanmoins un peu inquiète dans l’escalier jusqu’au premier étage, porte de gauche, et me voilà sonnant avec un inconfort qui ne m’était pas habituel. En vérité, c’était la première fois que je me présentais à Gabrielle sans un sou, sans un cadeau, et je n’ignorais pas que cela susciterait chez elle des interrogations que mes talents de « séduiseur » ne suffiraient peut-être pas à dissiper. J’avais d’ailleurs l’attention de m’en expliquer et j’avais prévu à cet effet une défense que j’espérais satisfaisante pour passer la tempête jusqu’à ce que la fortune m’aidât à me refaire. Je sonnai donc, et comme de coutume, ce fut Jeanne qui vint m’ouvrir. Jeanne était la bonne de Gabrielle, une femme lumineuse, au moins autant que sa maîtresse. Elle se devait d’être charmante de frimousse et de conversation, puisqu’elle était censée rendre l’attente des nombreux visiteurs de sa maîtresse moins pénible. Elle savait faire cela très bien, et quoiqu’elle ne fût plus niaise depuis longtemps malgré sa jeunesse, elle prenait encore la garance aux joues qui lui donnait une candeur délicieuse :
— Gabrielle est-elle ici et est-elle libre, Mademoiselle Jeanne ? dis-je en insistant sur le « mademoiselle » qui garantissait toujours un sourire de la jeune bonne et un accueil plus chaleureux qu’en ne le disant pas.
— Vous êtes bien matinal, Monsieur Philéas, me répondit-elle. Madame s’habille. Venez au salon, je vais la prévenir.
Jeanne me conduisit au salon puis m’abandonna au milieu de cette pièce rocaille, sorte de lupanar Louis XV décoré de gravures et de tableaux où les jeunes filles soulevaient leurs jupes sur des escarpolettes, où les billets doux se glissaient dans les corsages et où les couchers des mariés n’avaient rien d’innocent. Puis il y avait une bonbonnière toujours pleine de sucreries. « Pour l’haleine », se plaisait à dire Gabrielle aux hommes qui s’interrogeaient sur cette tentation enfantine ainsi exposée aux visiteurs. J’en avais déjà attendu des heures ici, surveillé par toutes ces nymphes du Grand Siècle. Si elles avaient été vivantes, je les aurais sûrement toutes appelées par leurs petits noms à force de familiarité. Mais ce jour-là, je n’attendis pas très longtemps. Gabrielle me fit cette bonté et parut devant moi dans une toilette nouvelle, une robe verte à passementerie qui, bien entendu, ne se fermait pas au milieu comme les robes de « tout le monde », mais sur le côté, de façon à offrir une ligne gracieuse et originale. C’était bien Gabrielle et son souci du détail mignard qui avait fait d’elle plus qu’une demi-mondaine, un paon adulé des modes parisiennes. Elle me tendit la main, je lui baisai, un peu maladroitement en effleurant sa peau si douce du bout des lèvres. Comme de coutume, elle embaumait l’eau de Cologne Grand Cordon, le « parfum pudique », un surnom qui amusait follement Gabrielle mais qu’elle n’avait connu que bien après en avoir fait sa fragrance fétiche. Les salutations faites, le thé en préparation, les petits biscuits avancés à côté des bonbons par une Jeanne gambadante, et voilà Gabrielle me reprochant de ne pas l’avoir visitée depuis trop longtemps :
— Est-ce donc que tu peins une nouvelle grande œuvre ? me demanda-t-elle avec une pointe d’ironie.
— Je ne ferai jamais plus grande œuvre que ton portrait ! lui répondis-je subtilement en lui rappelant que l’effigie qui trônait au-dessus de son lit et qui contemplait si fréquemment ses ébats était un de mes cadeaux un jour que je m’étais déjà retrouvé la bourse vide.
— Vois-tu, continua-t-elle, c’est bien que tu sois venu. Tu es le premier à découvrir ma nouvelle robe. Qu’en penses-tu ? C’est une Madame Duboys. Ses toilettes d’automne sont les plus originales. Elle est originale, n’est-ce pas ?
Elle était originale, assurément, et tant la forme que la couleur convenaient à merveille au teint de Gabrielle et à sa flamboyante chevelure qui la distinguait toujours au milieu du commun. Je lui servis tous les compliments qu’elle attendait, me disant que cela faciliterait ma confession à venir :
— Tes mots me vont droit au cœur, répondit-elle, souriant d’un sourire sincère mais qui dissimulait une suite. Elle ne tarda pas à venir, et elle reprit :
— Tes mots me vont droit au cœur, mais tu vois, sur ce cœur, j’aimerais un petit ornement. Il me manque une broche, une broche charmante et… justement, j’en ai vu une place Vendôme dans une boutique… Elle est en émeraude, elle irait parfaitement avec cette robe, avec mes cheveux et trouverait belle place sur mon sein.
— Allons, la coupai-je, ce sein est parfait, pourquoi veux-tu le parer de joyaux qui ne le valent pas ?!
J’espérais me sortir de cette ornière où m’entraînait Gabrielle, mais elle était maline et m’y plongea davantage encore :
— Alors, puisqu’elle ne vaut pas mon sein, peut-être pourrais-tu me l’offrir ? Tu comprends que si tu ne me l’offres pas, il te sera plus difficile de t’offrir mon sein.
Je me trouvais devant l’abîme :
— Eh bien… Ce n’est pas que je ne voudrais pas mais… Les temps sont durs ! On ne reconnaît plus le génie, les grands artistes sont condamnés à la mendicité et…
— Ta bourse est donc vide, à nouveau ! Tu as encore préféré le jeu à mes charmes ! me lança Gabrielle sur un ton sentencieux, car elle prenait la chose pour un affront.
Je ne pouvais lui cacher la vérité. J’avais englouti mes rares argents dans un club mondain où j’avais mes habitudes ; trop d’habitudes. Je n’avais pas les mêmes vertus économes qu’elle :
— Oui, elle est vide, et c’est ce que j’étais venu te dire. Le cadeau du mois dernier, ces lorgnettes de théâtre…
— Jumelles !
— Jumelles ! Ces jumelles de théâtre en nacre, elles m’ont coûté fort cher. Je n’ai qu’une main pour peindre, je ne peux pas…
— Tu me mentirais en plus et tu me ferais porter le chapeau ! Tu dilapides ton argent aux cartes et dans les paris et c’est la femme que tu accuses ! Goujat que tu es !
Elle n’avait pas tort :
— Je pense que le mois prochain, les choses iront mieux. Je peux faire ton portrait si tu veux, comme la dernière fois ?
— Eh bien non, Philéas Chasselat, tu as déjà fait mon portrait et c’est d’une émeraude dont j’ai besoin. Puisque tu ne peux pas m’offrir mon émeraude, alors je ne t’offrirai pas mon lit. Si tu me crois trop exigeante, tu n’as qu’à aller voir La Boulotte ou La Bossue, les rues en sont pleines et elles ne te demanderont qu’un sou, s’il te reste encore ça !
— Mais Gabrielle, nous nous connaissons depuis longtemps, je pensais être… je pensais être ton amant de cœur, celui à qui tu pardonnes les moments difficiles.
— Je t’ai connu au sommet de ta gloire, je t’ai déjà pardonné trop de fois, et il vient un temps pour une femme où elle doit choisir entre la passion et la raison, et si je choisissais continuellement la passion, je finirais consumée et je te recevrais dans une de ces maisons où s’entassent des créatures hommasses et scrofuleuses.
— N’exagères-tu pas, je te demande une grâce d’un mois ?
— Et le mois prochain tu m’imploreras à nouveau, et le suivant, car tu ne peins plus que des croûtes et que tu dépenses avec inconséquence ce qu’elles te rapportent ! Vois-tu, je sais ce que c’est d’avoir un bol d’eau chaude pour tout repas, et j’ai mes limites avec les gens inconséquents qui dilapident leurs argents plutôt que de faire plaisir aux gens qu’ils prétendent aimer. Adieu Philéas ! Si cela peut te soulager, tu me manqueras quand même un peu. Mais n’oublie pas, si tu veux me revoir, tâche d’avoir mon émeraude !
Sur ces mots, et alors que Jeanne amenait tout juste le thé, elle lui demanda de me raccompagner sans plus de démonstration. J’espérais au moins qu’elle se retournerait en me voyant partir, mais elle n’en fit rien et ce fut Jeanne qui me souffla quelques mots réconfortants et déposa sur ma joue un baiser en guise de consolation avant de me fermer, pour un temps qui s’annonçait fort long, la porte de Gabrielle.
Je restai un peu interdit, encore sous le choc de cette entrevue désastreuse avec Gabrielle. La porte se ferma sur un dernier sourire de la jeune bonne et je me retrouvais là, sur le palier, bien nigaud et de plus en plus conscient d’être un funambule sur son fil à l’approche de la tempête. Ma vie n’était qu’au début de ses aléas tumultueux.
 

-II-


     Cette rupture malheureuse avec Gabrielle n’était en effet que le prologue de ma déchéance à venir. L’ancien Philéas Chasselat, le jeune artiste plein de promesses, celui qui avait vendu une Bataille de Valmy à l’État pour cinq mille francs et séduit la presse assez pour prendre le surnom de « jeune Meissonier »  n’existait plus, et quelqu’un qui aurait vu le nouveau dans son appartement à demi-vide se serait probablement demandé comment, en quelques années, l’homme à qui l’on prédisait déjà la Légion d’honneur et l’Institut comme couronne de gloire avait pu plonger dans une semi-indigence et voir ses lauriers se faner si vite. Fané, le terme convenait parfaitement à ma situation, j’étais une plante vigoureuse prématurément fanée après avoir trop abusé de ses forces ou plutôt pour avoir trop goûté aux fruits de ses efforts. Quand on est jeune, ambitieux, mais sans argent ni relation et que l’on veut se tailler une place dans une société qui nous fait rêver, alors seul le travail acharné peut nous y conduire. Une fois que l’on est rendu, l’effort a été si grand que l’on profite, qu’on use et abuse, et à moins d’avoir la raison de Gabrielle, on se brûle vite et la déchéance guette. La gloire et l’argent m’avaient mené dans tous les clubs mondains de la ville, avaient pendu à mon bras une coûteuse maîtresse en vue et j’avais perdu l’inspiration. C’est le souci du créateur lorsqu’il change. Il crée dans un contexte, avec un sentiment, un esprit particulier, et quand ce contexte évolue et l’homme avec, la machinerie parfaitement huilée de la création se grippe et l’inspiration s’en va. La main est toujours là, mais le génie étouffe et il ne sort du pinceau qu’une bouillie infâme qui n’illusionne pas même son créateur et le désespère, et en le désespérant, lui rend encore plus douloureux l’acte créatif. Il préfère oublier ses déboires dans les bras d’une femme, dans le jeu, dans les mondanités où on le sollicite à tout va, mais il omet qu’il n’est pas de cette haute société qu’il fréquente, qu’il reste un besogneux, un artiste auprès du beau monde fortuné et oisif auquel il n’appartient que par un fil qui peut vite se couper. L’argent se tarit, la gloire s’éloigne, de nouveaux jeunes artistes surgissent avec leurs propres promesses et font oublier les prometteurs d’hier qui n’ont jamais tenu les leurs. Les clubs vous ferment leurs portes, la presse vous oublie, on ne vous fait plus crédit dans les restaurants chics, le prix du billet d’une pièce de théâtre vous donne des sueurs froides et celle qui frissonnait dans vos bras en vous répétant des « je t’aime » enfiévrés vous répudie, car elle préfère le métal froid de l’argent à la douceur de vos lèvres. C’est là le destin de beaucoup d’artistes arrivés, et si aujourd’hui j’admets volontiers m’être sabordé moi-même, avoir cédé avec une aisance déconcertante aux sirènes de l’oisiveté et du confort soudainement acquis, à l’époque, je jugeais être victime de la jalousie des pontifes du Salon, mécontents de voir un jeune créateur leur tailler des croupières ; victime des journalistes médiocres, sans goût, envoyés au Salon de peinture pour donner leur avis lorsque la veille ils le donnaient sur le Salon de l’agriculture ; victime d’une classe d’aristocrates prétentieux qui ne voyaient pas d’un bon œil un intrus parmi eux. Le succès rend aveugle et la déchéance rend paranoïaque.
Quand Gabrielle m’a assené son soufflet, je croyais avoir atteint le fond du gouffre. Je l’espérais en supposant que je pourrais redevenir assez inconnu, insignifiant, pour retrouver mon inspiration et remonter à la surface. C’est dans les épreuves et les difficultés que se fondent les grandes œuvres, mais en vérité, je n’aspirais plus à la peinture que l’on exigeait de moi. Je m’étais fait connaître comme peintre militaire, celui des exploits révolutionnaires qui étaient très demandés dans les années 1870 et plaisaient beaucoup à la frange républicaine. Les Suisses de l’Ancien Régime et les gardes de la Convention n’avaient aucun secret pour moi. Maintenant, la mode avait évolué, on voulait des grognards de Napoléon, des hussards à la Murat et des grenadiers de la Vieille Garde, mais sans le sang et sans la poudre ou seulement la poudre de riz. On voulait des soldats, mais pour les mettre dans des salons bourgeois, des soldats dans leurs beaux uniformes flamboyants, si possible un bouquet à la main pour séduire une dame. On voulait des soldats avec pour champ de bataille le Jardin des Tuileries ou celui du Luxembourg. Oh, je ne dis pas qu’au Salon de peinture et sculpture  on n’encensait plus les grandes batailles de jadis, mais je n’avais plus la volonté d’y exposer mes œuvres. L’inspiration, l’énergie et l’envie me manquaient pour ça. Alors, depuis ma disgrâce, je me contentais de peindre de petits tableautins militaires pour un marchand, rue de Choiseul, qui, observateur rigoureux de la célèbre règle des marchands de tableaux, « acheter à moindre prix et vendre très cher », ne m’enrichissait guère. À sa décharge, je ne produisais pas beaucoup, car je n’avais aucun entrain à peindre en série ces misérables croûtes ennuyeuses et si mièvres qu’elles auraient paru sucrées dans une chambre de jeune fille. Je les produisais sans entrain et sans génie et je n’étais plus grand-chose. Les lauriers jaunis ne font plus de bonnes sauces, et j’avais encore de la chance d’avoir la confiance d’un marchand assez généreux pour me débarrasser de ces affreux tableautins qu’il plaçait à des clients du monde entier. Je savais que les Américains en raffolaient et lui achetaient à des prix considérables. J’aurais sûrement pu les lui vendre plus cher, mais j’avais trop honte de mes peinturlures. Je peignais mécaniquement ces militaires en goguette au bras d’Incroyables, et en dépit de mes efforts, je n’arrivais à peindre rien d’autre. J’étais un automate, la main allait mais le Génie de la composition, la Muse de l’inspiration, eux, n’étaient plus là et tout ce que j’ambitionnais devenait cendres et s’évanouissait. Ma célébrité fondait, ma bourse se vidait, je redevenais l’homme que j’avais été jadis, mais l’envie d’art, elle, ne revenait pas.
Pour être honnête, tout n’était pas encore redevenu comme avant, car je m’accrochais déraisonnablement à mon appartement, boulevard des Capucines. C’était un bel appartement qu’accompagnait un atelier lumineux comme il se doit et que j’avais choisi comme écrin à ma gloire future, comme matrice à la genèse des chefs-d’œuvre de ma maturité. J’aimais cet endroit, j’aimais ces murs même si je n’en étais que locataire, j’aimais le quartier où j’avais mes habitudes, mais si je me retrouvais dans les difficultés financières, ce n’était pas seulement parce que je jouais et perdais trop souvent ni parce que Gabrielle me suçait jusqu’à la moelle, mais à cause de ce Panthéon dans lequel je n’accouchais que de souris. Il me coûtait les yeux de la tête et je n’y accomplissais rien de grand, rien de glorieux, rien qui pût satisfaire à son entretien et au paiement régulier du loyer. Je n’ose dire le prix, mais il était de ceux qu’on ne peut acquitter qu’à la condition d’être en mesure d’offrir une émeraude à son amante quand elle en réclame une. Autant dire que je n’étais plus dans cette disposition, et que cela faisait déjà plusieurs mois que je payais mon loyer en vidant mon appartement de ce qui en constituait le mobilier. J’avais commencé par me débarrasser de mes artefacts d’uniformes, d’armes, de militaria. Je n’avais plus besoin de ça pour peindre mes militaires tant les moindres boutons de chemise étaient ancrés dans mon esprit. Puis j’avais vendu mes copies d’antiques, lesquelles ne m’avaient jamais vraiment servi mais faisaient le sérieux d’un atelier d’artiste. Petit à petit, mon appartement s’était libéré des encombrants, et à présent il ne restait plus que deux chaises sur six autour de la grande table du salon. Ma chambre avait des airs de cellule de chartreux ironiquement lovée parmi les ors et les moulures de l’architecture palatiale.
Il ne me restait plus grand-chose, et cependant, il y avait ce bon Anicet qui demeurait à mes côtés et tentait, tant bien que mal, de donner une allure chaleureuse et point trop misérable à ce qui subsistait. Il essayait de me dissimuler ce qu’il avait vendu la veille pour équilibrer les comptes qui ne l’étaient jamais puisque je dépensais beaucoup trop. Je l’avais engagé en même temps que je m’étais installé dans cet appartement et l’enthousiasme d’être au service d’un artiste l’avait porté dans un premier temps. Je l’avais même fait poser avec quelques uniformes, car il avait bien la tête et la carrure d’un militaire, puis à mes côtés, il avait vécu ma disgrâce sans me faire faux bond. Pourtant, il ne touchait plus les appointements de ses débuts, mais en voyant autour de lui, il comprenait que ce n’était pas par avarice de ma part, alors il l’acceptait et espérait sûrement que l’inspiration me visiterait à nouveau, et avec elle, ses gages. Je le croyais, mais ce jour où je revenais dépité de chez Gabrielle, non sans avoir fait quelques détours pour oublier notre triste entrevue, j’avais encore assez de clairvoyance et je connaissais assez bien Anicet pour constater que lui aussi était préoccupé. Il manifesta le désir de m’entretenir d’un sujet important, mais j’étais tout à mes propres tourments, et imaginant qu’il voulait me parler de dettes en souffrance et de la nécessité de vendre quelque chose, je lui demandai de m’en parler plus tard :
— Nous verrons cela demain, si tu veux bien. Porte-moi plutôt un cognac s’il nous en reste, je n’ai pas la tête à autre chose qu’à boire et m’endormir si je le peux pour oublier cette maudite journée !
Je lui répondis cela, en substance, et il n’insista pas, me gratifiant d’un simple « Très bien Monsieur » qui ne pouvait pas me laisser deviner la teneur de ce qu’il voulait me confier. Le soir même, j’avais oublié tout ça, d’autant qu’Anicet avait eu l’amabilité de ne pas essayer de me le rappeler en ce jour si pénible pour moi, mais ce n’était que partie remise ainsi que l’on dit.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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