Auteur Sujet: Victoire de Patricia Ricordel (Chapitre 1)  (Lu 8598 fois)

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Victoire de Patricia Ricordel (Chapitre 1)
« le: jeu. 31/08/2017 à 15:03 »
Chapitre 1


Le goudron défilait devant ses yeux. Les pointillés blancs se succédaient. Lorsqu’elle était enfant, elle les comptait pour occuper le temps. Depuis qu’elle était passée au volant, elle ne pouvait plus s’adonner à ce toc. Elle adorait conduire, rouler pendant des heures sans but particulier. L’habitacle de la voiture constituait un abri dans lequel elle demeurait inatteignable. Elle se sentait en sécurité. Elle chantait à tue-tête sans déranger ses voisins, pleurait sans faire pitié, s’inventait des histoires, dénichait des solutions à ses problèmes. Elle était libre d’aller où bon lui semblait, libre comme l’air, pensait-elle. Elle roulait. Pour amadouer ses angoisses, elle n’avait pas trouvé mieux. Et ce jour-là, tandis qu’elle se rendait à l’autre bout de l’île pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l’être, elle passa devant un énorme panneau publicitaire qui promettait la chose suivante :

PRIÈRE – GUÉRISON
DÉLIVRANCE – DÉBLOCAGE
C. A. U.
CENTRE D’ACCUEIL UNIVERSEL

Tous les mots étaient écrits ainsi, en majuscule et rouge vif, et chaque lettre devait mesurer au moins un mètre de haut, avec en dessous un numéro de téléphone. Elle pensa que c’était Jésus – ou son père – qui avait mis ce panneau sur son chemin. Elle se moquait, et pourtant elle avait grand besoin de toutes ces promesses, et ces quatre mots l’avaient interpellée. Prière, guérison, délivrance, déblocage… Ils tournaient en boucle dans sa tête. Alors elle fit demi-tour. Le sauvetage pouvait attendre. Elle avait un doute sur prière. Mais qu’à cela ne tienne, pourvu qu’elle soit délivrée !
Elle était prête à tout, même à croire les histoires de son vieil épicier, qui lui recommandait d’observer les pailles-en-queue qui tournoyaient et virevoltaient au-dessus de la ravine. Ils exécutaient un ballet aérien élégant et si léger qu’ils laissaient rêveur. Ils semblaient loin du tumulte et des vicissitudes terrestres. Et si elle aussi, elle prenait de la hauteur et s’abandonnait aux courants ? Secrètement, elle espérait en voir un se percher dans un creux de la falaise parce qu’alors, si l’on osait un vœu, il s’exauçait immanquablement. Elle avait passé beaucoup de temps à les contempler et était obligée de se rendre à l’évidence : elle se dessécherait avant d’observer ce phénomène se produire. Elle ne les avait jamais vus se poser.
De retour chez elle, elle composa le numéro de téléphone qu’elle avait mémorisé. Elle avait quelques facilités avec les chiffres, les maniait avec aisance, pratiquait le calcul mental de haute volée depuis sa plus tendre enfance. Elle avait beaucoup impressionné son entourage avec ce petit don.
La sonnerie retentit à plusieurs reprises avant ce message : « Bienvenue au C. A. U., votre Centre d’Accueil Universel. En mon absence, veuillez laisser votre message, je vous contacterai dès mon retour. Ayez confiance. Jésus est à vos côtés. »
Elle raccrocha et s’entendit appeler :
— Jésus ! T’es là ? Jésus ?
Pas de réaction. Elle était déçue. Elle imaginait une guérison immédiate, elle allait devoir patienter. Comment cela fonctionnait-il ? À quel type de rétablissement pouvait-on s’attendre ? Quelle différence entre délivrance et déblocage ? Quelle définition donner à ces mots parce que, d’après le dictionnaire, exorcisme, désenvoûtement et purification y étaient associés ! En poursuivant ses recherches, elle découvrit, à son grand soulagement, des choses plus sympathiques telles qu’illumination et nirvana. Pour déblocage, elle n’envisageait qu’un problème dorsal et pourtant, toujours d’après ses informations, on pouvait le rapprocher de dégel, défoulement ou fadaise ! Sa soif de savoir frisait la surchauffe. Mais par-dessus tout, la présence de Jésus l’intriguait. Est-ce qu’il allait se tenir à ses côtés en permanence ? Devrait-elle se remettre à prier ? Elle avait un souvenir d’enfant assez précis. Elle récitait, les mains jointes au pied de son lit, chaque soir avant de se coucher : « Je te salue Ô Reine, mère de miséricorde, tu es pour nous vie, douceur, espérance. Vers toi, nous les enfants d’Ève, nous crions dans notre exil, vers toi nous soupirons gémissants et pleurants dans cette vallée de larmes. Toi, notre avocate, tourne tes yeux pleins de bonté. Et Jésus, ton fils béni, montre-le-nous au terme de cet exil. Ô clémente. Ô si douce Vierge Marie. »
Elle ne comprenait rien à cette prière, et en plus elle lui faisait peur. Elle imaginait un cortège d’enfants en pleurs, perdus et gémissants dans une vallée sombre et inquiétante. C’était terrifiant ! Et chaque soir, cette image lui était imposée. Elle tentait de se rassurer parce qu’à la fin de cette horrible invocation, elle allait se réfugier bien au chaud au creux de son lit et rêver. Mais chaque nuit, cette allégorie dévorait ses espoirs de sommeil enchanté. Alors elle comptait les moutons, elle les comptait avec frénésie.
Pour les prières, elle avait donc décidé d’attendre. Elle n’eut pas à languir trop longtemps. La voix du répondeur la contacta quelques heures plus tard :
— Bonsoir, vous avez essayé de nous joindre aujourd’hui. Votre numéro s’est affiché sur mon téléphone.
— Ah ? Oui, euh… bonsoir. Euh… mais… et vous êtes ? cafouilla-t-elle.
— Je m’appelle Damour, Timothée Damour, créateur du C.A.U. : Centre d’Accueil Universel à Saint-Denis. Je propose de répondre à toutes vos questions.
Elle crut qu’il lisait dans ses pensées. Il enchaîna :
— Comment avez-vous eu ce numéro ? 
— Je l’ai vu sur un panneau publicitaire à côté de la rocade.
— Ah oui ! C’est vrai que ce panneau est très bien situé. Je ne vous dérange pas ?
L’homme jouissait d’une voix douce et rassurante. Ce genre de voix ne proférait pas de mensonges. Ce genre de voix ne vous menait pas en bateau. Ce genre de voix vous mettait en confiance. Il s’adressait à elle comme s’ils se connaissaient déjà. Elle posa sa première question :
— J’attendais votre appel. En fait, je voulais des éclaircissements concernant ce panneau, justement. J’ai pu lire des mots comme délivrance, déblocage, prière et guérison. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
— Je vais vous expliquer, Madame ou Mademoiselle ?
— Mademoiselle Molina. Victoire Molina.
— Très bien, chère Mademoiselle. Le C.A.U. est un centre qui a pour but de soulager les gens dans leur quotidien. Nous nous heurtons tous, un jour ou l’autre, à mille maux dans une vie. Nous offrons tout simplement de résoudre ces problèmes avec vous.
— Ah bon ? C’est ce que vous appelez délivrance ?
— Exact ! Je vois que vous comprenez vite, ajouta-t-il avec un enthousiasme communicatif.
— Et déblocage, c’est quoi ?
— Cela signifie que nous proposons de débloquer, de purifier même, des situations compliquées, malsaines et qui ne trouvent pas de réponses. Par exemple, un procès au tribunal qui piétine depuis des années, un jugement donné en votre défaveur et, malgré vos multiples appels, rien ne change. Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.
— Ah oui, carrément ! Mais c’est fort, ça, dites donc !
— En effet, nos compétences dépassent très largement ce que l’on peut imaginer.
— Et guérison ? La maladie n’a plus de secrets pour vous…
— Nous possédons aussi cette aptitude, la coupa-t-il. De nombreuses personnes sont passées par notre Centre d’Accueil Universel et ont obtenu des résultats phénoménaux dans ce domaine. En toute modestie, bien entendu.
— Alors là, je suis épatée et pressée de vous rencontrer, parce que vous allez pouvoir m’aider. Mais… et prière ?
— Eh bien de telles choses se concrétisent grâce à elle.
Ah zut ! Il l’avait arrêtée net. Elle voulait bien croire aux miracles, mais la prière n’avait jamais rien fait pour elle à part lui provoquer des insomnies à vie et des nuits truffées de cauchemars délirants. Son sommeil ressemblait à un champ de bataille sanglant où les blessés agonisaient dans des hurlements tels que l’on souhaitait devenir sourd dans l’instant, et les cadavres étaient si nombreux que l’on ne savait plus où poser les pieds. Ses nuits évoquaient des fuites épouvantées, des paniques violentes et au minimum des affolements qui ne s’apaisaient qu’avec un réveil brutal. Elle allait devoir retourner à son observation ornithologique, les pailles-en-queue lui semblaient moins chimériques que la prière.
— La prière… je suis désolée, mais je ne vais pas pouvoir donner suite à ma démarche.
— Ah bon ? Mais pour quelle raison ? Vous aviez l’air intéressée.
— Oui, vous m’avez séduite avec votre discours, mais c’est la prière que je ne supporte pas, avoua-t-elle sans détour.
— Comment ça, vous ne la supportez pas ?
— Je suis désolée, mais je souffre d’allergies. La prière me provoque toutes sortes de symptômes comme des insomnies, des cauchemars et des démangeaisons.
Ces dernières faisaient partie de son quotidien depuis son enfance. Les cauchemars envahissaient ses nuits, les démangeaisons rythmaient ses jours. M. Damour ne se laissa pas désarçonner et enchérit d’une voix lumineuse :
— Mademoiselle, permettez-moi de vous dire que nous pouvons vous guérir ! N’oubliez pas que nous possédons des aptitudes hors du commun, je n’ai pas peur de le dire.
— Oui, mais par des prières, voilà mon problème ! Vous avez déjà rencontré ce genre de symptômes ?
— Absolument, et désormais vous n’êtes plus seule. Venez et faisons connaissance au Centre d’Accueil Universel.
Comme c’était tentant d’imaginer que l’on pouvait prendre soin d’elle. Timothée Damour portait bien son nom. Elle se ressaisit et poursuivit son investigation :
— Et pourquoi Universel ?
— Mais parce que Dieu se trouve en tous lieux, en tous sens, partout, l’Univers est sa maison et notre Centre a la prétention de l’accueillir, en toute simplicité.
La messe était dite. Sa curiosité, attisée comme un morceau de charbon ardent, lui fit accepter un rendez-vous. Il ne pouvait la recevoir que la semaine suivante, parce que pour le moment il se trouvait à l’étranger. Pour pratiquer des délivrances, guérisons et autres déblocages, sans doute. En attendant, il lui avait conseillé de penser à Jésus, un peu chaque jour, sans trop forcer sur la prière.

"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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