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Mise en avant des Auto-édités / Les Grues blanches de Alexandre Page
« Dernier message par Apogon le jeu. 29/06/2023 à 17:48 »
Les Grues blanches de Alexandre Page



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Chapitre 1

Il boucla sa valise en un cliquetis sonore. Sa vie se refermait sur ce petit bruit aigu qui prit une ampleur inattendue dans la chambre silencieuse. Il frappa Félix comme un coup de poignard, car il lui rappelait l’insignifiance de ce qu’il emportait et tout ce qu’il s’apprêtait à laisser derrière lui. Il ne s’agissait pas de biens matériels, d’œuvres d’art ou de bijoux, il n’y avait rien de tout cela dans l’appartement. Il allait quitter des murs gris, des meubles branlants, une rue souvent boueuse bordée de maisons aux façades tristes et de cours seulement égayées, à la belle saison, des roses trémières qui poussaient sauvages au pied des clôtures. D’amis, il n’en avait pas beaucoup, plus beaucoup, la plupart s’étaient déjà dispersés, à l’est, à l’ouest, certains, à peine plus âgés que lui, reposaient en terre. Cela ne lui donnait pas le regret de partir. Il regrettait plutôt les souvenirs, bons ou mauvais, qui étaient attachés à ce bric-à-brac. En le regardant, les images affluaient, et il redoutait que le temps et l’éloignement finissent par les atténuer dans sa mémoire. Il le craignait, comme l’on craint de perdre une part de soi. Il s’apprêtait à fuir une ville qu’il n’avait jamais trouvée très belle et qui, sous peu, le serait moins encore… Puis il y avait ce frère. Il avait répété plusieurs fois, « Félia, Félia, pourquoi fais-tu cela ? Reste », avant de se taire finalement devant l’inefficacité de ses mots. Le jeune Félia avait pris sa décision, irrévocable, celle de partir, de quitter la terre qui l’avait vu naître, qui l’avait vu grandir, mais qui allait passer bientôt sous le joug d’une force à laquelle il refusait lui-même de se soumettre. Il avait attendu l'ultime moment, il avait espéré jusqu’au bout qu’il en allât autrement, mais c’était la fin du mois d’octobre, et il ne se faisait plus d’illusions, les fumées et les grondements se rapprochaient, les nuits étaient continuellement illuminées d’éclairs sans orage et les trilles chaleureux de l’accenteur mouchet dans les lauriers fleurs ne suffisaient pas à dissimuler la calamité qui s’avançait, imminente. Il ignorait où il irait, où l’emmènerait le dernier bateau au départ de Sébastopol, il ignorait même à quoi ressemblerait sa vie à venir, si le destin lui en promettait une, mais il savait qu’il devait partir, que tout était préférable à la botte fasciste qui foulerait bientôt ces terres.
Son frère n’avait pas cet état d’esprit. Il avait l’intention de rester. Ceux qui ne le connaissaient pas bien auraient pu croire qu’il le faisait par fatalisme, qu’un jour, ce fascisme que son frère fuyait le rattraperait au bout du monde, puisqu’en quelques semaines, il avait déjà traversé l’Europe. Pourquoi tenter d'échapper à l’inévitable ? D’autres auraient pu croire qu’il restait pour combattre, mais il n’en était rien. En vérité, il n’était pas facile de savoir pourquoi Kazia se refusait à partir, même en le connaissant bien, car jamais il n’avait pu parler honnêtement de ce qu’il pensait vraiment du régime qui s’apprêtait à battre en retraite face au nouveau venu. Jamais il n’avait pu s'exprimer ouvertement à son frère qui ne l’aurait pas compris, à son père qui peut-être l’aurait dénoncé aux autorités pour dissidence, moins encore à ses amis, à ses voisins qui tous lui auraient tourné le dos à moins de le trahir. Kazia était réfractaire à croire spontanément ce qu’on lui présentait comme une vérité définitive ; il avait toujours eu cette volonté de contradiction. D’ailleurs, il était né avec un pied bot comme pour contrevenir au désir de son père d’en faire un vigoureux soldat de l’Armée rouge. Il trouvait étrange cette facilité des gens à s’abandonner au profit du « régime », à suivre le chemin tracé que ce dernier exigeait de son peuple. Sans oser l’admettre publiquement, lorsqu’on le traitait de « Bakounine », car cela arrivait, il le prenait avec fierté.
À cause de tout ce qu’il ne pouvait pas dire, personne ne connaissait bien Kazia, nul ne pouvait le comprendre, et parce que lui seul savait tout ce qu’il devait taire pour vivre sous ce « régime de liberté », il était le seul à voir dans la botte de l’ennemi un coup de pied salvateur. Félia était différent, sûrement car plus proche de son père. Il marchait droit sur ses deux pieds, et s’il avait été plus âgé, il aurait pu faire un vrai soldat de l’Armée rouge. Le père Boïno avait imprégné son fils d’imagerie patriotique, aux questionnements de l’enfant, il avait toujours répondu comme un commissaire du peuple et assuré à Félia qu’il n’était possible de vivre pour un Soviétique nulle part ailleurs qu’en terre soviétique. Il avait mis ses paroles en acte, lorsqu’engagé volontaire durant la guerre russo-finlandaise, il avait disparu. Disparu, c’était par ce terme que sa mort avait été annoncée à ses fils, car son corps, prétendument, n’avait pas été retrouvé. Disparu, cela ouvrait la porte à toutes les spéculations. Pour Félia, il était mort pour la liberté, pour la patrie, en héros ; il n’avait pu passer chez l’ennemi. Pour Kazia également il était mort, mais pour un régime qui travestissait son sacrifice en disparition de sorte à cacher ses pertes, à dissimuler ses échecs, plutôt que d’honorer ses héros. Kazia et Félia pensaient différemment, mais ils partageaient un point commun avec leur père dans la force de leurs convictions, et quoiqu’ils fussent frères, ces dernières devaient les séparer en cette fin octobre, mois d’automne que l’on dit être le plus beau en Crimée, mais sur lequel s’appesantissait, en cette année 1941, la chape de plomb de la guerre et du chagrin. Le libérateur de l’un était l’oppresseur de l’autre, et comme l’on annonçait le départ du dernier bateau pour évacuer la Crimée, Félia avait fait le choix de l'exil pour revenir le jour où cette terre redeviendrait soviétique :
— Tu es mon frère Kazia, et tu es ma famille. Mais la patrie, c’est plus que cela. Il n’y a plus rien à faire ici. Je pars, mais je reviendrai, et je porterai un uniforme et je tiendrai un fusil. Je te le promets, et j’espère qu’alors nous nous comprendrons.
Ce fut sur ces derniers mots que Félia s’en alla, une simple valise dans la main, sa carte du Komsomol sur le cœur, dans une poche de sa veste délavée. Il laissa ouverte derrière lui la porte de l’appartement. Son frère n’essaya pas de le retenir, et après qu’il eut disparu dans les escaliers, il se contenta de pousser un soupir. Il n’y avait rien d’autre à faire, car s’il ne croyait pas au régime soviétique, Kazia ne croyait pas plus en Dieu ni à une force supérieure. Il n’imaginait pas qu’une bonne âme garderait Félia, il n’y avait personne à prier ou à invoquer. Il y avait à maudire sûrement, mais il n’en avait pas la volonté en cet instant, préférant se diriger vers la fenêtre pour voir s’éloigner son frère dans la rue qui s’agitait.
L’animation était forte dans les rues de Simferopol, comme elle l’était depuis plusieurs semaines, comme elle l’est probablement dans toutes les villes à l’aube d’un bouleversement majeur. Mais en ce 31 octobre, l’agitation prenait une dimension particulière, car ce pouvait bien être le dernier jour avant le basculement. Le doute était permis. Les troupes soviétiques n’avaient pas traversé la ville en direction du sud, ce qui laissait penser qu’elles tenaient encore les positions du nord. Cependant, les rumeurs n’étaient pas bonnes, et certaines d’entre elles, venues des villages à l’est et à l’ouest de la ville, évoquaient une déroute de l’Armée rouge. Elle contournait Simferopol, consciente de son incapacité à conserver la place, pour rejoindre directement Sébastopol, où les nombreuses fortifications offraient de plus grandes chances de victoire. Félia avait longtemps refusé de le croire, mais toute la ville était en état de siège ; en état de siège avec des murailles dérisoires et l’absence de troupes pour la défendre. Il était idéaliste mais pas idiot et voyait bien la tournure que prenait la bataille de Crimée. La retraite stratégique, telle qu’elle était présentée depuis le début de la guerre par le Sovimformburo , se poursuivrait au moins jusqu’à Simferopol, et tous espéraient qu’elle s’arrêterait devant la forteresse de Sébastopol.
Les évacuations continuaient depuis la fin du mois d’août. Elles avaient concerné d’abord les usines et entreprises essentielles et leur personnel, cibles faciles pour l’aviation allemande, qui avaient été déménagés plus à l’arrière, parfois jusqu’à Tachkent. Puis avaient suivi les archives et le personnel administratif, des membres du Parti, des Juifs aussi, comme l’on disait que les Allemands les traitaient avec une particulière cruauté. Enfin, tous ceux qui désiraient partir pouvaient le faire, par leurs propres moyens ou en montant dans l’un des camions affrétés au rapatriement des exilés vers Sébastopol, seule porte ouverte pour quitter la Crimée depuis que les Allemands gardaient l’isthme de Perekop. Elle ne le resterait peut-être pas longtemps, car l’étau se resserrait sur elle, et isolée, prise dans les mâchoires de la bête, combien de temps pouvait-elle tenir ? Le moment viendrait où Sébastopol également se fermerait aux réfugiés et où la Crimée deviendrait une prison. Ce moment approchait, puisque les évacuations qui se préparaient à la fin du mois d’octobre devaient être les dernières. Un paquebot allait faire son ultime voyage pour récupérer les candidats à l'exil à Yalta, puis à Sébastopol avant de quitter la Crimée. L’intention de Félia était de le rejoindre, de monter à bord, d’aller à l’arrière, de trouver un moyen de s’engager dans l’armée malgré son trop jeune âge et de revenir en Crimée en héros, participant au défilé de la victoire dans les rues de la ville. Il voulait partir pour mieux rentrer, car même s’il n’avait jamais quitté sa terre natale, il sentait bien, au fond de lui, qu’il ne pouvait demeurer loin d’elle assez longtemps pour ne pas subir le mal du pays.
Le point de rendez-vous pour les ultimes candidats à l’exil se situait rue Pouchkine. Ce fut là que Félia se dirigea, laissant les rues boueuses des faubourgs pour les avenues rectilignes, ombragées, bordées de maisons basses et blanches de la ceinture russe de Simferopol. Un vent frais descendu des montagnes voisines soufflait légèrement, le ciel nébuleux promettait une journée couverte, peut-être pluvieuse, le fond de l’air était humide, la rosée était tombée avec abondance dans la nuit. Félia rabattit son col et accéléra le pas pour se réchauffer autant que pour éviter de trop sombrer dans la mélancolie en en finissant au plus vite avec ce désagréable moment du départ.
Rue Pouchkine, un alignement de camions Amo-3 attendait là, embarquant les passagers qui se présentaient munis de leurs papiers, car la crainte légitime d’espions infiltrés pour le compte de l’Allemagne planait, et il était possible que les Allemands utilisassent le flux de réfugiés pour faire entrer à Sébastopol quelques-uns de leurs agents. Malgré l’heure précoce du jour, les camions étaient bien pleins, de femmes, d’enfants, de vieillards, mais d’hommes également qui avaient à employer mieux leurs bras ailleurs que dans la ville sous Occupation où on exigerait d’eux qu’ils servent le Reich. Félia guetta un véhicule où il y avait encore de la place, se faufilant dans la foule des candidats à l’exil et de ceux qui restaient et leur faisaient leurs « au revoir ». Sous les caryatides de la façade du théâtre Gorki, il y avait un camion vide vers lequel se dirigea Félia, déjà prêt à montrer ses papiers au soldat qui se tenait devant, mais ce dernier le repoussa brutalement :
— Mes papiers ! lança Félia, désappointé.
— Ce camion n’est pas pour toi, il est pour la troupe du théâtre !
Félia comprit pourquoi ce camion était vide à la différence des autres qui débordaient de monde, mais alors qu’il s’apprêtait à longer encore la file de véhicules dans l’espoir d’être plus chanceux, une voix chaude et puissante s’éleva derrière lui :
— Allons camarade, ce jeune garçon n’est pas très encombrant, il devrait bien pouvoir faire la route avec nous ! Qu’il monte !
Félia se retourna et fit face à un peloton d’hommes et de femmes en costumes gris et marrons munis de valises. De prime abord, ils ressemblaient à n’importe qui, mais comme Félia l’avait remarqué dans l’intonation de la voix qui venait de parler, comme il le voyait dans la gestuelle et le charisme de l’homme qui s’avançait près du soldat, il ne s’agissait pas de n’importe qui. L’inconnu présenta ses papiers au soldat et ajouta :
— Nous sommes la troupe du théâtre Gorki. Ce camion est le nôtre et nous embarquons ce jeune homme avec nous, et tous ceux qui pourront monter s’il reste de la place. Nous sommes nombreux, mais nous voyageons léger.
Le soldat ne fit pas d’objection. Il inspecta brièvement les documents de chaque passager et ceux de Félia qui monta en dernier, s’asseyant aux côtés d’une petite femme blonde qui, même pour lui, adolescent de taille moyenne, paraissait frêle et gracile. Elle voisinait avec l’homme qui avait interpellé le soldat et qui l’avait aidée à grimper à bord en l’appelant « Shourochka ». Maintenant, ils se tenaient par la main. Un couple, à peu près du même âge, lui faisait face. L’homme se distinguait par son élégance et il était le seul à porter la cravate. Il avait l’air calme et serein, au contraire de la femme qui avait passé son bras sous le sien et s’appuyait sur son épaule. Les traits tirés, la mine fatiguée, elle semblait ne pas avoir dormi d’un vrai sommeil depuis plusieurs jours, et habillée aussi élégamment que son voisin, elle donnait l’impression de se rendre à un enterrement. Ses yeux sombres brillants croisèrent ceux de Félia qui les détourna pour ne pas la dévisager. En regardant ailleurs, il ne put s’empêcher de fixer un autre passager qui, malgré son chapeau descendu bas sur le front, lui fit immédiatement penser à Lénine. Il en avait la moustache, le front haut et fuyant, les yeux d’un bleu perçant, et ce masque traduisait la même autorité et la même détermination que le père de la Révolution. Ce n’était pas Lénine, mais cet homme avait des airs, et Félia sourit de la surprise qu’il lui avait causée.
En outre, avaient pris place dans le camion une femme et trois hommes, moins distingués, moins charismatiques, chez lesquels Félia ne voyait pas l’aisance et la faconde d’acteurs de renom. Deux d’entre eux, installés dans le fond du camion, gardaient une mine dure et figée. L’un d’eux surtout donnait ce sentiment, car ses yeux, profondément enfoncés sous des arcades sourcilières proéminentes, laissaient presque imaginer deux orbites noires, et il ne desserrait pas sa large mâchoire carrée. Le troisième homme, qui se tenait seul, n’avait pas l’apathie des deux premiers. Ses traits fins et son regard mélancolique trahissaient plutôt une inquiétude latente, si bien que son voisin, l’homme à la cravate, lui glissa :
— Olejka est un garçon prudent et débrouillard, il ne risque rien.
— Il est jeune et impétueux…
— Il ne pouvait pas abandonner sa mère, et puisque sa maladie lui interdit un voyage aussi chaotique que celui qui nous attend… Mais il faut lui faire confiance, il a eu de bons modèles !
— Dima  dit vrai, il ne fera rien d’imprudent.
La femme qui avait parlé de la sorte murmura néanmoins un discret « je l’espère » en terminant sa phrase. Elle étrennait un chapeau à plume un peu excentrique compte tenu de la situation. C’était sa seule excentricité, car pour le reste, elle portait un tailleur gris et semblait avoir privilégié, à l'image de ses compagnons, la discrétion à l’exubérance. Discrète, ce n’était pas vraiment ainsi que Félia imaginait une troupe de théâtre qu’il concevait plutôt comme une troupe de cirque, colorée et bruyante, mais les circonstances ne se prêtaient pas au tapage, et hors de la scène, les gens de spectacle sont souvent, plus que le reste du monde, discrets, voire timides.
Lui-même n’osait pas parler. Ces inconnus l’impressionnaient, puis il n’avait pas le cœur à ça, et enfin, le brouhaha rendait les échanges pénibles, alors, il préférait se taire en attendant que les camions partissent. Ce fut sa voisine, Shourochka,  qui le tira de son mutisme :
— Vous voyagez seul, mon garçon ? dit-elle en ne quittant pas Félia de ses grands yeux bleus.
Elle lui souriait malgré le contexte qui s’y prêtait peu, et comme elle souriait, il manqua de sourire également, car la grandeur de ses yeux dans son petit visage enfantin, les pommettes proéminentes que lui dessinait son sourire et son nez trop long lui donnaient des airs comiques. Félia avait le cœur froid et les pensées tristes, mais ce visage et cette voix le réconfortèrent instantanément. Il y avait chez cette femme cette indéfinissable tendresse des gentils personnages de contes pour enfants. Elle paraissait si distante de la réalité du monde qui l’entourait, des camions militaires, des soldats en armes, des pauvres réfugiés, des bombes dans le lointain, du sang qui coulait sur toute la péninsule ! Comme Félia restait silencieux, s’égarant dans ses pensées, elle reprit :
— Eh bien, êtes-vous muet ?
Félia se ressaisit et se contenta de répondre simplement « Oui » et « Non » à la première et à la deuxième questions qui lui avaient été posées.
— Vous rejoignez votre famille ? continua la dénommée Shourochka, sans se froisser des réponses laconiques du jeune homme.
— Allons ma chérie, tu vois bien que ce garçon n’a pas envie de bavarder ! lui adressa son voisin sur le ton d’une fausse réprimande.
— Non, non, cela ne m’importune pas, répliqua Félia. Simplement, mon cœur est triste… Mais je sais que parler est un bon moyen de l’oublier. Non, je pars seul vers la solitude, mais j’espère trouver dans l’armée une autre famille. Quand j’aurai l’âge, bientôt, de m’engager.
— Voilà bien un projet nourri par la jeunesse !
Félia eut l’impression d’entendre un reproche, mais n’osa pas le faire remarquer à l’homme qui lui parlait, un individu imposant, grisonnant déjà, mais d’une grande vigueur, ce que sa voix grave et forte traduisait sans mal. L’homme reprit :
— Mais allons, puisque nous sommes appelés à faire les soixante prochains kilomètres côte à côte, ce qui signifie bien six heures de voyage sur nos bonnes routes de Crimée, peut-être devrions-nous nous présenter ? Tu as ici — je me permets de te tutoyer — quelques dignes représentants de la troupe du Théâtre dramatique académique russe de Crimée. Cette femme curieuse, mais quelle femme ne l’est pas, est ma chère épouse, Alexandra, mais nous la nommons tous Shourochka. Alexandra Peregonets, ce nom te parle peut-être. Puisque nous en sommes aux dames, avec ce chapeau à plume d’un autre temps, mais qui lui va à ravir, c’est notre costumière, Elizaveta Koucherenko, et voici la troisième de nos Grâces, Zoya Yakovleva, une des plus éminentes comédiennes de l’Union soviétique. La réplique pleine d’emphase de son panégyriste tira un sourire discret à cette dernière, tandis que les présentations se poursuivaient :
— À ses côtés, son époux, notre toujours élégant Dmitri Dobrosmislov. C’est un peu moi, mais en plus jeune et en plus beau ! Il tient nos premiers rôles masculins. Et cet homme qu’on pourrait prendre pour notre camarade Lénine qu’il a d’ailleurs interprété sur scène, c’est Yakov Smolenski, Yasha pour ses amis. Puis il y a nos techniciens, ceux sans lesquels nos représentations n’auraient pas la même âme. Nikolaï Barichev, notre chef décorateur, qui s’inquiète pour Olejka, son jeune apprenti, qui ne vient pas avec nous pour des raisons personnelles. Et au fond du camion, Ilya Ozerov et Pavel Tchetchetkine, notre chef costumier et notre ingénieur de scène. Il ne faut pas se fier à leur allure de brigand, le premier s’y connaît mieux en dentelles que n’importe quelle femme, et le second peut calculer de tête la vitesse de chute d’une sphère ovoïde dans l’espace poussiéreux et obscur d’une scène de théâtre !
— Si seulement un tel objet existait ! répliqua l’ingénieur, narquois.
— En mathématiques, je croyais que rien n’était impossible ! Il me faut encore me présenter, Anatoli Ivanovitch Dobkevitch, comédien et quelque peu chef d’orchestre de cette troupe à laquelle il manque cependant des éléments primordiaux. Mais je l’ai déjà dit, certains ont des raisons de rester, et d’autres, de partir, et nous sommes de ceux-là, nous comme toi…
— Félix, Félix Stanislavovitch Boïno, mais tout le monde me nomme Félia. Jusqu’à il y a peu, j’étais élève de 9e année, avant la fermeture des écoles et des gymnases.
— Pour devenir soldat, bientôt !
— Cela vous choque-t-il ? rétorqua Félia.
— Oh, non ! s’exclama Dobkevitch. Depuis le début de la guerre, nous avons parcouru le front, visité les hôpitaux, fait des représentations pour les valides et pour les blessés, tentant d’apporter un peu de lumière dans les ténèbres. Ce n’est pas ta volonté de devenir soldat qui me choque mon garçon, le combat est légitime et c’est bien normal de défendre sa terre, mais comme il est dommage de vivre un temps où nos futurs savants, nos futurs artistes, nos futurs médecins, plutôt que de fréquenter l’école doivent devenir soldats. Surtout lorsqu’on songe à tout ce qu’il faudra reconstruire de civilisation après le passage des fascistes.
L’intonation dans la voix de Dobkevitch déclina en prononçant ces derniers mots, comme s’il n’osait pas les dire à voix haute ou qu’il les pensa à demi et ne les exprimait que pour lui. Au même moment, les moteurs des camions se mirent en route, et avec leur ronflement bruyant, une épaisse fumée d’échappement et une désagréable odeur d’essence emplirent l’air, si bien que les plus sensibles apposèrent un mouchoir sur leur nez. Le convoi se préparait au départ, et après les premiers mètres, lents et angoissants, car les candidats malheureux à l’exil tentaient encore de s’accrocher aux véhicules pour monter à bord, ce que ne permettait pas la soldatesque, les camions accélèrent et les asphyxiantes fumées du démarrage se dissipèrent assez pour rendre l’atmosphère respirable. Tout le monde resta silencieux, se contentant d'observer les maisons et les immeubles défiler, de humer dans le vent les derniers parfums familiers, d’emporter une dernière fois, au milieu des moteurs vrombissants, le cri délicat de l’accenteur mouchet dans les lauriers-roses. À bord, tous ignoraient combien de temps ils seraient étrangers à ce monde qui était le leur, et si les comédiens de la troupe avaient cette habitude du nomadisme et n’éprouvaient pas à un très haut degré le déchirement de la séparation, ce n’était pas le cas de Félia qui, tout en ayant à cœur d’imprimer en lui tous les sensations et souvenirs qu’il emportait de Simferopol, préférait parfois regarder ses chaussures et observer discrètement ses compagnons de voyage pour moins ressentir la mélancolie qui l’étreignait. Elle le poursuivit au moins jusqu’au parc Lénine, au sud de la ville, qui marquait presque la sortie de Simferopol. Félia tournait le dos au parc, cela lui allait bien, il ne voulait pas le contempler, mais le vent d’automne soufflait dans les arbres. Les feuilles jaunies s’envolaient et les tilleuls semèrent à son passage leurs frondaisons fanées sur le convoi. Une feuille d’un jaune si clair qu’il se confondait avec ses cheveux tomba sur Shourochka. Elle la prit en souriant, et la montrant à Félia, lui dit, en le tutoyant désormais comme le faisait son époux :
— Vois-tu, la feuille du tilleul à la forme d’un cœur. Elle symbolise l’amour, mais elle console également les âmes esseulées. La nature nous entend sans que l’on ait besoin de parler, et elle nous offre ses présents pour nous réconforter. Prends-la et fais-la sécher. Je la tiens d’un ami, et je te la donne.
Félia la prit, la glissa dans sa poche, là où il avait aussi placé sa carte du Komsomol. Il ne trouva rien à répondre, mais sur l’instant, il se sentit mieux, apaisé, ce qu’il devait moins à cette feuille qu’il prenait sans trop savoir pourquoi, qu’à la voix douce et au sourire bienveillant de sa voisine.
Après le parc Lénine, il y avait quelques petits villages dans la périphérie sud de la ville, des villages tatars faits de bric et de broc qui donnaient déjà l’impression que la civilisation se fondait dans la steppe alentour. En été, elles étaient belles ces grandes étendues d’herbes folles parsemées d’arbres et d’arbustes en bosquets sur un fond immuable de ciel bleu, toujours bercées par le souffle du vent marin qui pénétrait jusque dans ces profondeurs avec une légère odeur de sel. Les coquelicots poussaient en vastes troupes à la belle saison, au milieu des blés, de l’orge, jusqu’au temps des moissons. Les Tatars fauchaient sous le soleil brûlant, donnant à la steppe des airs stériles, tandis que seule dépassait de la terre, dans les champs, l’éteule des tiges coupées. Puis venait la morne saison, celle qui rendait le paysage triste, car le ciel bleu virait plus souvent au gris, le soleil écrasant chauffait moins, et le jaune de la steppe cédait la place au brun de la terre retournée par les laboureurs. Partout l’on entendait s’élever dans les campagnes le couinement caractéristique des majare  des paysans tatars qui grinçaient au rythme lent et régulier des bœufs qui les tiraient. Le ciel était gris, la terre était brune ; les couleurs des villages tatars. Un puits à la margelle grise et usée, au milieu d’une place terreuse cernée de maisons de terre étroitement serrées les unes contre les autres pour affronter la mauvaise saison et ses neiges parfois généreuses, voilà à quoi ressemblaient immuablement les bourgades tatares sur la route de Sébastopol. La seule animation tenait généralement à un chien aboyant au passage du convoi, et aux poules, oies et canards qui devaient s’écarter précipitamment du chemin en piaillant pour témoigner leur réprobation. Puis, il y avait toujours ce vieillard au teint de bronze, assis sur la margelle du puits, les deux paumes reposant sur sa canne, arborant la toque en peau de mouton noir et la veste en peau de mouton blanc caractéristiques des paysans tatars, au visage dur et au regard impénétrable, que rien ne semblait pouvoir troubler ou impressionner, pas même le passage inhabituel d’un convoi de camions aux couleurs de l’armée soviétique.
Le convoi, sur les routes chaotiques de Crimée, arriva, après une bonne heure et demie, à Bakhtchissaraï, ville à peu près à mi-distance de Simferopol et Sébastopol, à une trentaine de kilomètres de chacune d’elles. Comme les camions entraient dans les premiers faubourgs de l’historique cité, Dobkevitch se mit à déclamer des vers qu’il connaissait par cœur :

Les hordes de Ghirey, comme un brûlant orage,
Un jour, dans la Pologne ont porté le ravage ;
Et leur fougueux essaim, qui vainquit en courant,
Partout se répandit comme l’eau du torrent. 

Il se tut un instant, et ajouta :
— Connais-tu tes classiques Félia ? Ces vers de Pouchkine ont un écho étrange avec notre époque, ne trouves-tu pas ? Ils sont tirés de La Fontaine de Bakhtchissaraï.
Félia l’ignorait, il n’avait pas la même culture poétique que son frère. Il connaissait Pouchkine, il connaissait ce poème, mais pas assez bien pour en identifier les vers, et son esprit n’était pas disposé à faire l’effort de s’en souvenir. Bakhtchissaraï n’avait rien de romantique, n’avait pas la magie des temps anciens, et la ville, privée de sa superbe depuis la chute des Khans, se trouvait encore moins belle dans les tourments de la guerre. Le pittoresque de la vieille capitale tatare souffrait de la présence de soldats, de véhicules militaires, de barrages, et surtout de l’agitation produite par cette présence sur l’axe majeur qui traversait la ville, agitation qui ne semblait pas liée à des préparatifs défensifs mais à une retraite précipitée. Au premier barrage, le convoi fut arrêté et une discussion s’engagea entre officiers, dont la teneur échappa aux passagers, jusqu’à sa conclusion qui sema la consternation et la déception parmi eux : le convoi était contraint de faire demi-tour. Les passagers qui désiraient débarquer à Bakhtchissaraï le pouvaient, les autres retourneraient à Simferopol. Dobkevitch demanda au chauffeur de quoi il était question, mais ce dernier ignorait la raison de cette volte-face. À ce moment, Dmitri Dobromislov se leva et se jura d’aller aux nouvelles, n’acceptant pas de rester ainsi, sans explication :
— Il est probable qu’ils ne te diront rien ! lança Dobkevitch au moment où son ami quittait déjà le camion avec une aisance que ne laissait pas soupçonner son allure empruntée.
— Ils ne diront probablement rien à l’acteur, mais je suis un vétéran de l’Armée rouge, et je saurai bien rendre un de ces soldats bavard ! répliqua Dobromislov.
— Il n’y a pas plus habile que Dima pour faire parler les taiseux ! poursuivit son épouse, Zoya Yakovleva.
Le groupe patienta de longues minutes, tandis que plusieurs camions, déjà, faisaient demi-tour, et que d’autres attendaient seulement que la place se libérât pour faire de même :
— S’il ne revient pas, il va être oublié ici ! déclara sur un ton faussement plaisantin Yakov Smolenski.
— Sébastopol est peut-être tombée ?
Ces mots de la costumière, Elisaveta Koucherenko, figèrent ses compagnons qui se turent et s’immobilisèrent, Dobkevitch se rasseyant même, alors qu’il se tenait debout pour mieux voir ce qui se passait aux alentours. Il finit par reprendre :
— Non, c’est peu probable, pas si vite…
Finalement, les explications vinrent avec le retour de Dobromislov qui, la mine grave, fut aussitôt assailli de questions :
— Oui, oui, j’ai des nouvelles ! Une grande chance, je suis tombé sur un officier qui avait servi avec moi contre les Basmatchi  d’Asie centrale ! Il a été loquace au-delà de mes espérances ! Nous repartons à Simferopol, car il est inutile d’aller plus au sud. Le siège de Sébastopol a commencé. Les opérations sont lointaines encore, mais les civils ne sont plus acceptés dans la ville et les places restantes à bord de l’Armenia ne sont attribuées qu’au personnel des hôpitaux militaires et aux habitants de Sébastopol. Elle est devenue une nasse. Seuls les soldats s’y rendent, ceux-ci et ceux du général Petrov qui s’acheminent d’Odessa pour renforcer les défenses de la ville. En vérité, tous nos soldats foulant le sol de Crimée ont pour ordre d’évacuer leur position et d’aller défendre Sébastopol. A priori, la consigne initiale était de nous laisser ici, de charger les camions de matériels et de vivres et de les envoyer également là-bas. Estimons-nous chanceux, il semble que la présence dans notre convoi de femmes et d’enfants incapables de faire trente kilomètres à pied nous autorise un retour à Simferopol.
— Les fascistes sont donc si proches ! soupira Shourochka.
— Il n’a rien dit à ce sujet, mais c’est comme s’il avait tout dit, répondit Dobrosmislov. S’ils évacuent si précipitamment, ce n’est pas à cause du blocus maritime qui se referme sur Sébastopol, c’est parce que la menace terrestre pèse lourd sur Simferopol et Bakhtchissaraï. La route vers Sébastopol est peut-être déjà coupée.
— Ils devraient tenir ! s’exclama Félia qui était resté jusqu’alors taiseux dans son coin.
— Sébastopol tiendra, répliqua Dobkevitch, mais ici, les défenses sont insuffisantes. Il aurait fallu six mois de plus pour les préparer convenablement.
Après la surprise et l’indignation vinrent la désillusion devant cet exil avorté et la certitude, à l’instant où le camion fit demi-tour, qu’il ramenait entre les mains des fascistes ceux-là même qui espéraient leur échapper. La chute de Simferopol était une question de jours, et il n’y avait désormais plus aucune possibilité de fuite, puisque les Allemands avaient capturé l’isthme de Perekop et dominaient les mers. Parce que le siège de Sébastopol avait éclaté avec quelques heures d'avance, les derniers candidats à l’exil se trouvaient privés d’une place à bord de l’Armenia. La nouvelle donna des regrets aux refoulés, certains songeant qu’ils auraient dû partir plus tôt, même à pied si nécessaire, qu’il fallait craindre ce genre de mauvaises surprises en s’y prenant au dernier moment alors que la situation du conflit évoluait si rapidement.
Le 6 novembre 1941, touché par la bombe d’un Heinkel He 111, l’Armenia coula, entraînant avec lui ses dix mille passagers au fond de la mer Noire.

Chapitre 2

Kazia travaillait chez l’imprimeur Tavrida, où il exerçait le métier de compositeur, activité qu’il pratiquait pour vivre, car sa véritable passion n’était pas de mettre en forme les textes des autres, mais de les écrire lui-même. Il aimait les poètes, surtout les anciens poètes russes, ceux qui racontaient Kitej et les exploits du tsar Saltan, ceux qui lui permettaient de voler au-dessus du triste monde aux côtés d’Ivan Tsarévitch sur son tapis magique. Il les lisait et écrivait des œuvres inspirées de ses lectures, incapable cependant d’avoir l’audace de les présenter à d'autres qu’à son frère qui, avant la guerre, se plaisait parfois à les illustrer de miniatures amusantes. Son frère, il pensait ne plus le revoir avant longtemps, et en rentrant du travail, le soir, il eut la surprise de le trouver attablé, sa valise non encore défaite, sa veste sur les épaules, le visage fermé, dans l’appartement plongé dans la pénombre :
— Tu as donc changé d’avis ? demanda Kazia en allumant une simple bougie en stéarine qu’il plaça au centre de la pièce pour repousser les ténèbres grandissantes alors que le jour diminuait.
Félia expliqua à son frère les raisons de sa présence, sur un ton qui alternait entre la colère et la déception, le jeune homme s’emportant tantôt contre lui, tantôt contre les autres, criant surtout la souffrance que lui causait son impuissance, condamné à présent à un destin sur lequel il n’avait plus prise :
— Je crois qu’il faut malheureusement admettre que notre fière armée nous abandonne tous aux mains des terribles fascistes ! lança Kazia, sarcastique, en allant raviver le poêle.
Félia ne répliqua rien à son frère qui, tout en le piquant dans ses convictions, n’avait pas tort. Félia pensait pareillement sans oser le dire, et sans oser même reconnaître qu’il le pensait aussi. L’abandon, c’était le sentiment qu’il éprouvait surtout, et il se remémorait, amer, tous les efforts vains de ces derniers mois et ses espoirs qu’il jugeait à présent grotesques. Comme les belles journées de juin qui avaient laissé place aux grises journées d’octobre, l’enthousiasme qui avait fait vibrer Simferopol aux débuts de la guerre avait été supplanté par la désillusion. Félia se ressouvenait du 23 juin 1941, une chaude journée à l'image de tant d’autres en Crimée, animée des cohortes de volontaires qui, dans tout Simferopol, accrochaient des fleurs de grenadiers à leur veston après s’être engagés dans la 51e armée. La veille, les avions allemands avaient jeté des bombes sur Sébastopol, le lendemain, 4000 soldats se tenaient prêts à défendre la péninsule de Crimée contre l’invasion fasciste, avec pour mission de conserver le Syvach et l’isthme de Perekop. À cette époque, l’Armée rouge faisait la fine bouche, et n’ayant pas l’âge de s’engager, Félia avait été refoulé. Il s’en trouvait d’autant plus honteux, lorsqu’ils voyaient les futures infirmières militaires, dont les cours avaient ouvert en juillet 1941, qui rejoindraient le front pendant qu’on le condamnait à rester à l’arrière. Il avait fini par oublier l’affront en faisant comme tous les autres jeunes de son âge, ainsi que tous les vieillards et tous les civils capables de brandir une pelle et une pioche, en creusant des fossés antichars autour de la ville, en érigeant des barricades, en préparant la défense de la deuxième ligne à défaut de tenir la première. Il imaginait sauver la vie d’un soldat à chaque pelletée de terre jetée sur le remblai, il n’aspirait qu’à creuser plus profondément le fossé pour que s’y engloutissent les chars allemands, et aux côtés de ses camarades, de ses professeurs, de ses voisins, du matin au soir, sans relâche et sans ressentir la fatigue, il excavait, ravinait, labourait le sol. Il n’avait pas de fusil, pas d’uniforme, mais il était comme un soldat du génie, un sapeur, et il croyait que le jour où les Allemands se tiendraient devant ces fossés serait assez lointain pour tenir lui-même une arme plutôt qu’une pelle. Il avait d’autant plus la conviction d’être utile que l’armée préparait les défenses aériennes de la ville et formait des artilleurs. Simferopol pouvait devenir sérieusement un terrain de guerre, et l’Armée rouge n’allait pas l’abandonner mais en faire une ligne solide en cas de défaites sur l’isthme de Perekop et à Armiansk. Jusqu’en août, la position des autorités avait été de nier l’hypothèse d’une retraite sans lutte. Les usines produisaient plus d’armement, les conserveries, plus de vivres, les affiches de propagande réclamaient toujours plus de linge, de sang, d’argent, ce qui disait l’âpreté des combats menés par les héros de la 51e armée sans rien dévoiler des difficultés réelles qu’ils rencontraient. Puis, aux exigences de productivité avaient succédé les premières évacuations. Félia avait vu là de la prudence, car les bombardiers allemands pouvaient facilement détruire des cibles stratégiques si près du front. Kazia n’avait pas cherché à le désillusionner, traversant différemment ces lourdes semaines d’attente. Parce qu’il avait un métier important comme relais de la propagande, la guerre n’avait pas changé son activité, et son handicap lui permettait d’échapper à la honte du planqué. De ce point de vue, il ne regrettait pas son existence sans bouleversement. Cette guerre entre fascistes ne le concernait en rien, et lorsque son frère s’étonnait de son flegme, de sa passivité à l’aube d’un cataclysme, il se contentait de répondre qu’une simple fourmi n’a pas à craindre le lion. Être une fourmi menant sa vie aussi sereinement que possible à bord d’un frêle esquif sur une mer agitée, c’était là l’ambition de Kazia. Il ne pouvait pas calmer la tempête, tenter de résister aux vagues risquait seulement de le faire chavirer et il avait la conviction que son frère finirait un jour par comprendre cette attitude. Mais en attendant de voir Félia recevoir l’illumination, il partageait sa vision avec une certaine Macha. Macha était arrivée dans la vie de Kazia comme cette fraîcheur vivifiante entre la canicule et l’orage. Elle vivait avec son père, infirme de la Première Guerre mondiale, à quelques rues de l’appartement des frères Boïno, et exerçait le métier de dactylo. Puisqu’il payait mal, mais surtout pour son propre plaisir, elle chantait également certains soirs dans un club de la ville, L’Arlequin, où Kazia l’avait rencontrée pour la première fois après une journée de travail, faisant halte moins pour le verre que pour la chanson. Lui voulait vivre de poésie sans oser le dire, elle de la chanson, sans en avoir l’opportunité. D’après ce que Kazia avait dit à son frère, c’était ce goût contrarié pour les arts qui les avait rapprochés. En discutant ensemble, ils s’évadaient de leur réalité monotone, et se prenaient à rêver, parfois, de ce qu’une autre vie pouvait leur permettre d’accomplir. Macha était peut-être la seule personne, en dehors de son frère, avec laquelle Kazia parlait des poésies qu’il écrivait, mais avec Macha, ils se retrouvaient en harmonie d’idées, ils se comprenaient parfaitement, et peut-être car il jalousait cette complicité, Félia n’aimait pas Macha. Il considérait son influence pernicieuse, même s’il ne pouvait que soupçonner ce qu’elle soufflait à son frère. Félia était persuadé que sans Macha, Kazia aurait été plus disposé à se rapprocher de lui, à se délester de quelques-uns de ses jugements et de ses certitudes. Mais il avait cette femme, si compréhensive, si artiste, qui l’inspirait, car après tout, tandis qu’il cachait ses vers, elle montait courageusement sur scène pour chanter, même lorsque son humeur et celle du public étouffaient sous l’affliction. Elle l’attirait vers elle, occupait ses pensées. Pour Félia, et sans qu’il n’eût rien de particulier à lui reprocher, c’était déjà trop pour la considérer avec bienveillance. Il savait que sur le refus de son frère de le suivre en exil planait l’ombre de Macha qu’il ne pouvait quitter. Il l’avait choisie elle plutôt que son frère, et même si pour Félia cela valait mieux que de refuser l’exil par choix du fascisme, l’atteinte ne l’avait pas laissé insensible. Mais de ce sujet, il n’était désormais plus question, puisque la route de Sébastopol était close. À présent, Félia avait d’autres personnes à sermonner que Macha. Regardant par la fenêtre, la nuit était tombée, et dans un lointain qui ne l’était pas tant que cela, le crépuscule ne semblait pas totalement arrivé à son terme. Des flashs d’un blanc métallique, et d’autres, oranges, qui mourraient en épaisses fumées noires de poix assez hautes pour masquer la lune de leurs rouleaux opaques, donnaient le sentiment que le soleil n’était pas complètement couché. Des bruits diffus parvenaient aux oreilles des deux frères comme les borborygmes continus d’un géant de conte. Parfois, l’un d’eux s’élevait plus fort, et sur la table, dans son gobelet de fer blanc, le thé fumant que s’était servi Kazia se ridait de fines vaguelettes. L’ennemi approchait, il était aux portes de Simferopol, et ses cohortes conquérantes ne tarderaient pas à descendre des montagnes en feu.
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Mise en avant des Auto-édités / Les Miroirs Cambusier de Giovanni Portelli
« Dernier message par Apogon le jeu. 15/06/2023 à 17:34 »
Les Miroirs Cambusier de Giovanni Portelli
Recueil de nouvelles : Extrait : Sommeil de plomb



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Hiver 2013
Dans son lit médicalisé, Fabian Marcani fait peine à voir. Les cheveux ébouriffés, poivre et sel, les traits tirés, les yeux enfoncés, des traces de griffes récentes sur le visage et les bras, on le croirait tout juste réchappé d’un règlement de comptes. Toutefois le jeune Niçois sort d’une toute autre échauffourée. L’homme qui vient lui rendre visite n’est d’ailleurs pas sans connaître les effets secondaires du phénomène auquel il a été soumis. Grand, affable, distingué dans une tenue sobre cependant, il peut avoir entre cinquante et soixante ans. Fabian ne sait pas encore l’estimer lorsque celui-ci reprend la parole, après les présentations d’usage :
– Cheveux blancs, contusions, tremblements, fractures mineures. Pertes de mémoire immédiate, possibles terreurs nocturnes les premiers temps.
Fabian a acquiescé malgré lui à chaque conséquence énoncée sans vraiment mettre un mot sur le diagnostic qui tarde à sortir de la bouche de l’érudit :
– Ce sont les séquelles non exhaustives de votre triste expérience.
– Que m’est-il arrivé au juste ?
– Vous devez vous en douter.
– Tout ça à cause d’un stupide miroir ?
– Non, pas un stupide miroir, mais ce qu’il était supposé renfermer. Une prison de verre demeure un réceptacle capricieux, à l’hermétisme incertain, d’autant plus quand on l’associe à quelque chose d’aussi cyclique qu’un horoscope. Mais rassurez-vous, grâce à la loyauté d’une personne de confiance, vous êtes désormais parfaitement tiré d’affaire.
– Alors, hésite le jeune homme alité, qui note la gravité soudaine de son hôte à l’évocation de cet ami, je pourrais rentrer chez moi ?
– Bien sûr, rentrez chez vous, retrouvez votre fiancée, fondez une famille même, dans cette jolie maison que vous ne manquerez pas de restaurer avec goût, j’en suis convaincu.
– Je ne pense pas que je saurai remettre les pieds dans cette baraque…
– Voilà quelque chose de stupide en revanche. La maison n’a rien à voir avec ce qui vous est arrivé. Les murs n’ont pas eu le temps d’être imprégnés d’une quelconque énergie. Nous pourrons procéder à un nettoyage préventif si cela peut vous rassurer, cela dit.
– Quand bien même. Je ne sais pas si elle me pardonnera…
– C’est bien la toute première qualité d’une femme, le pardon. Vous étiez convalescent, souffrant d’un mal difficile à traiter, qui a bien failli vous emporter corps et âme. Bref, je ne pense pas que ce soit susceptible d’avoir entamé le lien qui vous unit. On ne vient pas vivre à l’autre bout du pays pour une tiède relation sans avenir, ne pensez-vous pas ?
– J’imagine. Mais que me vaut toute cette attention ?
– Notre Fondation existe précisément pour les cas dans votre genre, M. Marcani. Vous n’avez pas à vous inquiéter, nous assumerons le défraiement des conséquences de votre malheureuse expérience, ad vitam æternam.
– C’est donc que vous admettez une part de responsabilité dans ce qui m’est arrivé ?
– Indirectement, soyez-en assuré. Certes nous sommes au fait des mécanismes qui régissaient le miroir. Cependant son acquisition et le cheminement de son auteur jusqu’à vous demeurent un mystère entier pour notre communauté. Vous imaginez bien que nous aimerions prémunir les gens de ce genre de menaces plutôt que de simplement leur venir en aide une fois le mal à l’ouvrage.
Un frisson glacé parcourt le dos du Provençal à l’évocation de ces derniers mots. Brusquement privé de forces, il s’affaisse contre son oreiller de prendre conscience du danger mortel auquel il vient d’échapper grâce à…
– Et Faustine ?
– C’est le sujet même de ma venue, jeune homme. J’ai besoin que vous me racontiez à présent les circonstances comme le déroulement de ce qui vous est arrivé.
– Je ne saurais même pas par où commencer. Je suis tellement fatigué…
– Une personne de confiance a risqué sa vie pour vous sauver. Permettez-moi d’insister, votre récit est certainement la seule compensation que vous pourrez apporter aux efforts consentis par notre Fondation pour vous secourir. En outre, le temps nous manque pour ajourner cet entretien.
Fabian cherche à se redresser pour ne pas garder cet air avachi qui ne lui ressemble pas. Mais l’énergie lui manque pour s’asseoir sans que des étoiles ne se mettent à danser devant ses yeux. Le sexagénaire retire tranquillement son manteau sombre, dévoilant une chemise impeccable. Le Niçois remarque qu’il porte des vêtements de marque taillés sur mesure. L’ancien prend enfin la liberté de plier son pardessus pour le déposer sur le lit voisin inoccupé, avant de s’y asseoir, faute de chaise dans la chambre. Les mains appuyées sur le rebord du lit, il sourit au convalescent :
– Nous voilà plus à l’aise, n’est-ce pas ? J’imagine que vous tordre le cou pour soutenir mon regard n’est pas un exercice des plus agréables en ce moment. À présent, voulez-vous bien me conter, cher monsieur, dans quelles circonstances vous êtes venu vivre dans cette remarquable ville de Cambrai.

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Été 2007
Lorsque Faustine s’était mise à voir la vie en couleurs, elle avait un moment souffert de violents maux de tête. Puis le sens s’était affiné, sa vue éclaircie petit à petit et, comme un instrument dont on prend l’habitude à force de pratique et d’humilité, l’adolescente avait appris à capter ces fréquences parasites, parallèles à notre réalité, sans en devenir à nouveau le jouet et mettre qui que ce fut en danger. Elle avait donc été présentée à Martin par sa mère et conduite à la Fondation comme Iphigénie l’avait été des années auparavant. Le professeur qui gardait une très haute opinion de l’aînée voulut adjoindre sa sœur à la session en cours, bien que celle-ci soit déjà bien engagée :
– Il n’y a guère que trois paliers à franchir, jeune fille. Celui d’éclairé, puis d’initié et enfin d’éveillé. Rares sont ceux qui accèdent cela dit à ce dernier rang. Mais tu as des prédispositions inédites, semble-t-il.
Ce jour-là, sa mère avait trouvé la précipitation de son vieil ami inattendue mais ne s’était pas formalisée d’un enthousiasme qu’elle ne lui connaissait simplement pas. Assez rapidement, la pétillante rousse avait intégré une chambre d’étudiante avec trois autres jeunes filles hélas non francophones, probablement aussi sensibles qu’elle à l’entre-deux. Jennifer n’avait pas apprécié ce revirement de situation alors que sa copine ne partait jamais où que ce fut en vacances, les finances de sa mère interdisant le moindre extra estival. Quant à son père, il n’était pas supposé les revoir, sa sœur et elle, avant la Toussaint.
Leur amour naissant les remplissait toutes deux de sentiments très forts et la jalousie ne manquait pas au tableau clinique. Les rares week-ends que les jeunes filles passèrent ensemble cet été-là furent une succession de disputes et de réconciliations aussi promptes, au grand désarroi de leurs mères respectives. Iphigénie profita de cette période agitée pour partir en mission pour la Fondation, en binôme avec un autre initié. Ainsi avait-elle régulièrement des nouvelles de la progression de sa sœur, qui était affectueusement surnommée Miss tâches de rousseur. Cela devait beaucoup asticoter  celle-ci qui n’assumait pas du tout ses pourtant charmantes éphélides.
La Fondation possédait plusieurs propriétés, léguées pour la plupart par ses premiers membres. La famille de Martin entrait en l’occurrence parmi l’une des plus influentes et des plus respectées de cette congrégation secrète. L’ami d’Élodie était d’ailleurs très apprécié et ses cours reconnus aux quatre coins du monde par les initiés qui avaient fini leur cursus à ses côtés.
Protéger le terrestre de l’inhumain était leur credo. Pour rallier leur cause, il était nécessaire de réunir plusieurs conditions. La première était de posséder la capacité de capter l’énergie d’autres champs vibratoires, que ce soit par le recours à des accessoires, ou de façon spontanée comme Faustine et sa famille. La seconde était d’embrasser la philosophie de la Fondation, à savoir dédier son talent au plus grand nombre, et non à des fins lucratives, voire simplement honorifiques. La formation consistait à assimiler le paradigme de Germont, qui exposait différentes techniques pour se projeter en sécurité dans l’entre-deux lorsque la situation le requérait, celles pour isoler ou purger un site ou des objets sensibles, celles enfin pour protéger ou traiter les personnes désaccordées.
Martin avait le goût d’enseigner et cela faisait des années que les listes d’attente s’allongeaient pour assister à ses sessions bisannuelles. À l’issue de ces premières semaines de dégrossissement, l’adolescente reprit les cours au lycée, dans la parfaite continuité de son baccalauréat.

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Hiver 2013
Fabian fixe un instant le plafond de sa chambre avant de soupirer. Par où commencer ?
– Quel hasard m’a conduit là ? Une rencontre l’été dernier. Une femme lumineuse, intelligente, qui pose sur vous un regard de ceux qui vous donnent l’impression d’être important. C’est précieux, ça. Elle avait déjà un travail sûr, donc je suis venu ici, dans le Nord. Moi, je suis maçon et plaquiste, mais surtout tâcheron. Je suis les chantiers et lorsqu’ils sont finis, je cherche le suivant. Les jolies cloisons, les salles de bain, le carrelage, la faïence, c’est mon rayon. Ce qui me fait marrer parfois, c’est la façon dont les clients me mettent à tous les jours, me tutoient alors qu’on ne se connaît pas, juste parce que je ne suis qu’un ouvrier. Un gars qui bosse de ses mains, on le regarde avec suffisance parce qu’il a les cheveux blancs de poussière et du map  sur le jean, dès huit heures du matin.
Mes collègues, ils ont un peu la gueule des marins d’Amsterdam que chantait Brel. Mais dans leurs rêves, il y a des enfants qui courent. Et quelque part, il y a de la poésie en eux. Même si elle s’exprime mal, qu’elle cherche ses mots, elle vaut celle des livres qu’on nous donnait au collège. Mon paternel n’avait pas spécialement de tunes alors quand j’allais à l’école, je savais déjà jusqu’au prix de la gomme dans ma trousse. J’ai appris à compter sur les tables de la dèche, vous voyez ?
– Oui, je n’ai pas toujours joui d’aisance matérielle, le rejoint Martin comme le plaquiste semble chercher un assentiment dans son regard devenu lointain.
– Bon, on n’était pas non plus à la cloche, modère Fabian. Je n’avais pas le cartable avec le dernier guignol à la mode, ni les chaussures qui clignotent. Je n’étais pas mal fagoté non plus. Juste il fallait faire attention à nos affaires, quoi !
– L’école est le terreau de bien des frustrations. De là, il appartient à chacun d’en extraire la motivation de sortir de soi-même, même si les conditions s’accumulent rarement pour le permettre, je le concède.
– Voilà ! Du coup, j’ai surtout cherché un moyen de bosser rapidement. J’étais bon en français, mais la littérature, ça ne nourrit pas les gamins de mon milieu. Alors j’ai mis les mains dans le ciment et la pierre, de l’or blanc quand on connaît son métier. Aujourd’hui, j’ai vingt-neuf ans. La maison, on l’a eue pour une bouchée de pain et, la couverture exceptée, je vais tout refaire de mes mains, un week-end après l’autre, de fond de sac de ciment en plaque de BA13 . Bref, je ne vais pas vous pondre un moratoire pour ma profession. Vous n’êtes pas là pour ça, de toute façon. Seulement, raconter ma vie, déballer tout ça, ce n’est pas dans mes habitudes. Donc je pense que je suis en train de me disperser, là. Vous avez raison, en fait, si je ne le fais pas rapidement, avec le temps, ma mémoire va me jouer des tours et je risque de tout embrouiller.
– Assurément. À présent, l’oriente Martin, faisant montre d’une patience et d’une attention remarquablement soutenues, si vous me racontiez à quelle occasion vous avez acquis le miroir au Bélier ? Ce serait un bon moyen d’enchaîner.
– Oh ça doit remonter à quelques semaines, pas beaucoup plus, même si je n’ai plus vraiment la notion du temps ici . Cela faisait quoi, trois mois, que j’étais arrivé dans le Cambrésis et comme je ne connaissais personne à part ma copine, j’avais besoin de me refaire un cercle d’amis. Les amis pour moi, c’est important. J’ai toujours trouvé du travail grâce à mes relations. Et je dois encore en décrocher un, la maison ne va pas se payer toute seule. Enfin, une fois que ce poignet-là sera retapé. Ma nana aussi aime être entourée d’amis. C’est une des choses qui nous ont rapprochés. Elle était descendue sur Nice pour les vacances d’été avec des copines.
– À Nice, le corrige Martin, agacé par cette tournure à la mode.
– Hein ? Ah oui ! Je trimais une fois de plus sur un chantier au black au lieu de prendre mes congés comme les autres ! Tous les jours, elle venait avec ses copines casser la croûte dans le resto dont je refaisais le premier étage avec un collègue électricien. Nous avons fini par leur montrer les coins sympas. De base, ce n’est pas ce qui manque dans l’arrière-pays niçois…
– À la base… Pardon, continuez, je ne dis plus rien.
– Euh ! Ouais, donc on a discuté, on s’est amusé et de fil en aiguille j’ai fini par planter mes petits boulots et la Méditerranée pour le Nord, un peu sur un coup de tête, c’est vrai. Quand on a emménagé ensemble, elle débutait son internat au CHU. Du coup, on se voit en coup de vent. Bizarrement, je ne me souviens déjà plus du jour exact où les rêves ont commencé. En revanche, je n’ai pas oublié quand j’ai fait le premier. Stéphanie, autant la nommer, ce sera plus facile, avait invité des connaissances à elle, un soir qu’elle n’était pas de garde. La plupart venait du milieu hospitalier, mais pas seulement. Il y avait aussi ce couple de jeunes retraités que nous avons la chance de compter parmi nos voisins. Ce sont des gens ouverts et chaleureux, des Chtimis, quoi ! Chacun avait emmené quelque chose pour notre pendaison de crémaillère, bien que la maison soit encore au stade du taudis à mon sens ! Comme cadeau, ces fameux voisins ont dégoté dans leur grenier ou à Emmaüs, je ne les vois pas débusquer ça ailleurs, un miroir en plâtre avec une affreuse tête de bouc, d’une qualité irréprochable, c’est vrai, mais fin laid, comme dirait ma femme.
– Un Bélier en fait, intervient Martin, le regard dans le vide, cherchant à isoler et ne retenir que les détails importants dans l’incroyable débit de paroles du maçon. Le bouc est le mâle de la chèvre, pas un ovidé.
– Si vous voulez ! De toute façon, moche comme ça, je l’aurais mis aux encombrants dès la semaine suivante si Stéphanie n’avait pas eu peur de vexer les anciens de capter cette horreur sur le trottoir entre les poubelles. J’ai donc cédé. Et puis, il fallait bien qu’elle puisse se regarder pour se maquiller avant de partir à l’hôpital. Alors un coup de marteau plus loin, il était accroché dans l’entrée de la salle de bain. La soirée terminée, vus le chantier et l’heure avancée, on est allé se coucher direct. Comme on dit, il ferait jour le lendemain ! Et  c’est cette nuit-là que les « rêves » ont commencé.

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Courant 2009
Gallipouy Airlines blog tenu par « CelticFaustine »
« Salut les blog-potes !
Un ami, c'est une personne avec qui on tisse des liens autour de moments variés, soit bons, soit mauvais. Un tissu relationnel enrichi de petites attentions, de partages, de dialogues, un patchwork de choses mises de part et d'autre qui nourrissent un lien de connivence, de partage et de confiance. Toutefois, cette amitié, on n'y jette pas tout ce qu'on peut mettre dans un lien familial ou amoureux. Il y a même des choses qu'on ne livre pas dans ces deux dernières relations et qu'on garde pour soi, son jardin secret.
Lorsqu'on est différent, soit touché par le handicap, la maladie ou une faculté atypique, on se trouve toujours chanceux lorsque on peut la cacher aux autres, cette différence. Au nom de la sacro-sainte normalité, de ce besoin de rentrer dans le rang inculqué tant par nos gouvernements, nos cultures que par nos religions, pour ne pas dire ancré dans notre ADN. On a tendance à masquer ce qui pourrait nous mettre en retrait ou en difficulté. Or pour rien au monde je n’ai envie de passer pour un phénomène de foire, tant pour préserver mes proches, ma vie privée que pour garder la vie que je me suis construite.
Ainsi ce blog n'est-il pas connu de mes proches et la probabilité pour qu'ils tombent dessus est infime puisque, de toute façon, il faudrait qu'ils fassent le lien entre le personnage de Faustine et la jeune femme qu'ils fréquentent au quotidien. C'est là tout le poids du secret. Ici, sur cette page, je suis libre de parler de mon homosexualité, de dire qu'un prof de math me sort par les yeux ou évoquer ma médiumnité sans que cela ne porte à conséquence sur votre regard. Après tout, ceux qui me voient d'un mauvais œil ne sauraient aller plus loin que des commentaires certes déplaisants, mais très vite effacés une fois le PC éteint. Ici, ma liberté d'expression n'est pas entravée par mon contexte social ou familial. Dans la vraie vie, mes actes comme mes paroles portent à conséquence… »

La Fondation avait élu domicile dans une ancienne abbaye cistercienne, perdue au milieu d’une forêt domaniale. Après la Révolution, l’édifice avait été converti en orphelinat. Mais, suite à la disparition remarquée de plusieurs jeunes gens dans la forêt, celui-ci avait été fermé à la fin du siècle suivant avant d’être racheté des années plus tard par les ancêtres de Martin. Depuis, de nombreux travaux avaient dû être entrepris pour restaurer les lieux laissés dans un état déplorable, signes indéniables des maltraitances perpétrées là durant des décennies.
Lorsque Faustine y entamait sa troisième saison de formation, elle n’était pas encore assez affûtée pour ressentir les nombreux témoignages des souffrances imprimées dans certaines ailes du bâtiment. Elle avait d’abord acquis les fondamentaux de toute activité liée au paranormal, à commencer par délier le vrai du faux entre les fantasmes véhiculés par la fiction depuis des siècles et les faits qualifiés. Dans un second temps, elle apprendrait la mise en sécurité, la préservation de son identité comme de ses objectifs sous la forme d’ateliers et de mises en situation, d’improvisation et de simulations variées. Il fallait être préparé à toute éventualité, tant humaine que non ordinaire.
Des pires rencontres qu’on peut faire en fouinant autour d’un phénomène inexpliqué, c’est certainement des humains dont il faut se méfier le plus. De l’autre côté, ce n’est guère plus risqué que d’aller au zoo, si on prend soin de ne pas mettre la main derrière les barreaux. En définitive, la plupart des inhumains sont aussi indifférents à notre réalité que nous ne soupçonnons guère leur présence depuis des millénaires. L’Humanité a été lentement conditionnée pour ne plus penser à eux, aussi ont-ils fini par nous ignorer à leur tour, dans leur grande majorité. Les portes demeuraient, mais devaient rester fermées pour la sécurité de tous. La Fondation veillait donc depuis longtemps à ce que celles-ci ne soient ni découvertes ni rouvertes. Martin expliquait qu’il n’avait pas fallu grand-chose pour que les mauvaises habitudes prennent le pas sur la discipline :
 – La normalité était depuis toujours une condition intrinsèque à l’acceptation des individus dans nos sociétés. Ce n’était pas une mauvaise idée au départ, parce que les conditions établies à l’origine tenaient surtout compte de comportements susceptibles de suggérer une influence directe d’intelligences inhumaines. Mais siècle après siècle, le pouvoir a passé de main en main, les normes évolué et les préjugés fini par prendre le pas sur le savoir. Des livres avaient bien été écrits sur la base des témoignages des anciens. L’interprétation de ces livres devint cependant la nouvelle ligne de conduite, davantage que leur contenu. L’éducation prodiguée par les érudits à ceux qui ne savaient pas lire, pendant des millénaires, produisit des parties de téléphone arabe en cascade, et n’en sont sortis que de profonds préjugés et d’intolérables inégalités, toujours ancrés dans nos sociétés actuelles, et prompts à s’accroître aux moindres périodes difficiles. À l’échelle de notre réalité, le jugement de valeur sur la couleur de peau, l’inégalité avec les femmes, le mépris des plus faibles, tout cela s’est mis en place et enraciné dans les mentalités comme autant de fondations quasi inébranlables.
Les grands courants religieux s’étaient enracinés, même les guerres et les dictatures à côté n’avaient laissé plus de traces que des chiures de mouche à l’échelle de l’Histoire de l’Humanité. Seulement l’intensité de leurs horreurs permettait de reléguer au second plan la persistance de ces quelques mouvements, prônant quant à eux des symboles positifs, la culture, l’altruisme et l’amour, vernis détournant l’attention d’une fortune inestimable et d’un pouvoir absolu.
– Un seul levier leur suffisait pour mettre en place ce système, la peur de la mort opposée à la promesse d’une survivance, expliqua le professeur. On ne sait pas si l’emploi de cette peur fut instauré par l’Ordre lui-même, duquel nous tenons notre savoir, qui avait assuré sa survivance jusqu’à manquer disparaître pendant l’Inquisition. Je dis bien pendant et non à cause de. La culture populaire fait souvent l’amalgame entre l’Inquisition, l’Église et la plupart des épouvantables crimes en grande partie perpétrés par des tribunaux improvisés, dirigés par des notables locaux, voire des villages entiers, de façon indépendante et malheureusement souvent arbitraire. L’Ordre qui a précédé notre jeune et modeste Fondation est seulement connu des plus érudits théologiens. Nous sommes cependant les seuls à avoir hérité de son savoir ancestral que je vais vous dispenser. On lui doit la plupart de ces comptines que vous chantiez enfants, largement reprises et diluées à travers les âges par la culture populaire, tout comme les gravures qui composaient les jeux de tarot ont fini par céder la place à d’innocentes scènes de vie quotidienne. Mais, grâce à ces moyens détournés, les connaissances sur l’entre-deux ont survécu à des siècles d’obscurantisme imbécile, dont la fange éclabousse encore largement la dentelle de nos manières élaborées, aux points ridiculement fragiles lorsque se fait sentir la pression de la première épidémie ou aux prémices d’une guerre.
De l’avis de Faustine, la pièce choisie pour les leçons était démesurée et particulièrement fraîche, malgré les grandes vitres qui donnaient sur un jardin lumineux. L’ancien réfectoire des orphelins donnait en effet l’impression de s’étirer inutilement en longueur. Les voûtes d’ogives en brique du plafond rebondissaient sans fin, de colonne en colonne, au pied desquelles le sol carrelé de noir et de blanc, fendu par endroits, renvoyait à l’austérité des temps passés. Empilés simplement au bout de cette immense salle, ses tables et ses bancs d’origine avaient été restaurés et servaient toujours, lors de séminaires internationaux, par exemple. En temps normal, seule une paire de tables et quelques chaises plus confortables meublaient cet endroit, du côté des fenêtres, où les quelques francophones hébergés cette saison frissonnaient de certaines anecdotes dont leur enseignant émaillait ses leçons.
Martin dirigeait celles-ci, mais aussi les cours en allemand, en espagnol et en arabe. D’autres formateurs qui partageaient le savoir des « initiés » dans d’autres idiomes tenaient eux-aussi des sessions de trois à cinq personnes. Faustine n’avait donc suivi que les cours de ce mentor, duquel elle acquit rapidement la certitude de ses supériorités culturelle et intellectuelle. Elle développerait un profond attachement à son égard. Elle l’assimilerait même un temps à un proche, pour compenser quelque part le fait de ne pratiquement pas connaître ses grand-parents, d’avoir grandi loin de la Bretagne natale de ses géniteurs.
– Au final, peu importent la connaissance de l’entre-deux, voire de l’au-delà ou même la seule certitude de leur existence par les prédicateurs, tant que les ouailles sont convaincues en masse d’une tutelle divine, voire d’une forme de jugement aussi incontournable que l’issue de leurs vies terrestres. Les quelques réfractaires à ces notions implantées dès l’enfance dans la plupart des dogmes, n’ont jamais eu l’aura nécessaire pour prétendre enrayer la machine mystique dont la longévité défie jusqu’aux plus anciennes traces de notre existence sur cette planète. Oui, jeune homme ?
– Vous estimez donc que les courants religieux devraient disparaître ? intervient l’un des auditeurs autorisé ici à le faire, dont Faustine n’a pas encore appris le nom, l’ayant jugé trop familier d’emblée avec elle.
– On pourrait en effet conclure cela de mon discours si je n’abordais pas l’impact de cette situation sur la réalité non ordinaire. La parole est créatrice. Voilà une phrase que vous avez déjà dû entendre, qui a été largement reprise, même si peu de gens savent la teneur exacte de celle-ci. Vous voyez, lorsqu’un certain nombre de personnes finit par croire en la même chose, cela donne de la substance à celle-ci dans l’entre-deux. Dès lors cette forme d’énergie collective peut à son tour rétroagir sur la matière et les événements. Cette force s’appelle un égrégore. Ah ! Certains sont déjà coutumiers de cette appellation, à ce que je vois. Comme un banc de poissons forme virtuellement un plus gros poisson devant un prédateur isolé, cette entité constitue une barrière entre notre réalité et la plupart des créatures qui évoluent dans l’entre-deux. Celles-ci auraient pu nous réduire à néant sans même s’en apercevoir, comme une personne lambda piétine une motte sans même avoir conscience de détruire une fourmilière.
L’image parla aussitôt aux jeunes gens qui étaient pendus aux lèvres de Martin, même si Faustine ne captait pas toutes les notions qui se succédaient dans la bouche de l’orateur :
– Les courants religieux sont donc autant de piliers que nous alimentons tous ensemble pour former un dôme protecteur autour de notre monde, un peu à l’image de ces colonnes qui portent les voûtes de cette salle. Évidemment, cela n’empêche pas le salpêtre de s’infiltrer ça et là, au revêtement de subir l’assaut de notre respiration et de s’écailler de ci, de là. Les incursions néfastes ou même inconscientes dans notre réalité existent. L’une provoquera une catastrophe naturelle, l’autre une défaillance électronique inexplicable. Malgré tout, à force d’ajustements, au même titre que la nature a varié sa palette selon le climat et les possibilités du lieu, notre capacité d’adaptation a autorisé la survie de notre espèce face à cette menace pratiquement intangible, la progression de notre culture et de notre civilisation jusqu’au niveau, certes modeste, auquel nous sommes parvenus aujourd’hui. Finalement, sur la base de sacrifices hélas toujours perceptibles à notre époque, notamment les inégalités de classe et de genre qui persistent entre les humains, nous avons survécu dans un contexte résolument plus hostile qu’il n’y paraît. Pouvions-nous tous sentir l’invisible à l’origine, par une connexion moins ténue à ce milieu ? Ou bien certains éléments tels que vous ont-ils montré la voie à l’époque, capables de ressentir les lignes de fuite entre les mondes ? Empirisme ou perception extrasensorielle ? Nous avons un début de réponse dans les édifices religieux hérités du passé. Leur orientation, le choix de leur emplacement, tout cela constitue la marque d’une connaissance profonde, et non le fruit du hasard. Plus nous creusons notre passé, plus celui-ci donne des clefs pour réduire le scepticisme. Et si le doute persiste entre ces murs, je vous invite à remonter aux sources de la conception de la cathédrale de Chartres ou la genèse du magnifique site de Rocamadour. Vous soulèverez probablement davantage de questions que vous n’aurez de certitudes à leur confronter. Je vous sens pensive, Faustine. Tout va bien ?
Il avait pris l’habitude de vouvoyer tous ses nouveaux élèves, fussent-ils aussi proches de lui que la rousse, qui en effet sentait une forme d’appréhension lui serrer le ventre à mesure que le discours de Martin dessinait les contours de l’univers qu’elle commençait tout juste à percevoir. Elle fit un timide non de la tête, mais il n’en fallut pas davantage au mentor pour rebondir :
– Oui, il va être question de forces surnaturelles. Oui, il y a une réalité autre, autour de nous en ce moment même, mais que les choses soient claires. La fréquence de ce genre de manifestations reste extrêmement faible. En comparaison, vous serez frappés cent fois par la foudre avant de tomber sur un vrai cas d’infestation. Et vous passerez encore cent fois à côté de manifestations mineures de présence surnaturelle avant de croiser une personne ou un objet désaccordés. Certes, vous êtes plus sensibles à ces événements. Cela dit, cela ne change pas notre contexte, sauf si vous commencez à focaliser vos pensées sur vos peurs. J’y reviendrai plus tard, mais les intentions que vous nourrissez influent directement sur la nature des convergences que vous vivrez. Nourrissez la joie et la bonne humeur, vous ne ferez pas fuir les problèmes, mais vous serez mieux armés pour y faire face. Même si la vie vous offre dix raisons de pleurer, trouvez-en une onzième de sourire. Aussi noire que soit la nuit, il suffira toujours de la lueur d’une bougie pour en déchirer le voile.
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Résumé :

Lors d'un vernissage, une galeriste est assassinée.
Secrets, mensonges et trahisons vont secouer la quiétude d'une petite commune en plein cœur du vignoble bordelais.
Et lorsque deux frères se retrouvent après des années de séparation, la liberté de l'un va dépendre de la détermination de l'autre.
Un thriller psychologique délicieusement machiavélique.

Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier les Éditions Taurnada pour leur confiance, et de m’avoir permis de découvrir ce roman au résumé fort intrigant.
Pour avoir dévoré les précédents ouvrages de ces deux talentueuses auteures, pour les plus curieux, cherchez par la recherche mes chroniques les concernant, j’étais particulièrement impatiente de découvrir cet ouvrage, mélange de leurs univers respectifs… et franchement l’attente était au rendez-vous ^^

Les Clavery, grande famille incontournable de la région bordelaise, possèdent un vignoble renommé qui font leur plus grande fierté. Tout les unis, notamment l'amour de la vigne et de leur métier.
Mais lorsque les deux frères Augustin et Mathias n’étaient que des enfants, une terrible épreuve les a secoués : Mathias a fait l’objet d’un horrible accident de vélo dont il a réchappé de justesse.
Leur père Michel, au lieu de se réjouir de conserver son cadet en vie, va tenir pour responsable son aîné Augustin, au grand dam de leur mère Delphine.
Quelques années plus tard, ne supportant plus ces incessantes accusations, ce dernier préfèrera fuir et rompre tous les liens familiaux.
À présent, Mathias Clavery est marié à Aurélie Dubuisson. Ils se connaissent depuis fort longtemps et semblent heureux. Lui est capitaine de gendarmerie, elle galeriste spécialisée dans l'art tribal. Aujourd’hui justement, après des mois de préparation, c'est le jour du vernissage et tout le gratin y est convié.
Sauf que, lors de cet événement important pour toute la petite communauté, celle-ci se fait assassiner ; on la retrouve inerte dans son bureau.
Ces quelques lignes posées, le ton est donné ; notre curiosité est piquée au vif ; les questions taraudent notre esprit en ébullition.
Qui a bien pu tuer Aurélie ?
Pourquoi, et surtout qui a pu s’en prendre à une femme d’apparence sans histoires ?
Mais cette femme est-elle vraiment aussi honnête et lumineuse qu'elle voulait bien le montrer ?
À l’image de nos protagonistes, une fois la stupéfaction passée, nous voici plongés, happés, enferrés au cœur d’une intrigue  complexe et fascinante où l'histoire de deux familles au passé tortueux va nous être contée.
Pour tenter de museler le scandale et les les qu’en-dira-t-on, Delphine, qui a réussi à maintenir des liens avec son fils Augustin, le rappelle et le convainc de rentrer à la maison pour épauler son frère dans cette épreuve. Les retrouvailles sont pesantes, mais faire front pour conserver leur image et leurs réputation demeure la priorité.
Surtout que les collègues de Mathias ne vont pas tarder à enquêter. Vu l’importance de la soirée, les invités sont nombreux ; les suspects devraient donc être conséquents.
Mais contre toute attente, au lieu d’explorer toutes les pistes, la police semble choisir la voie de la facilité et se rabattent sur le mari. Ici, nombre d’indices convergent dans sa direction, alors pourquoi ne pas s’accommoder du coupable idéal dans ce genre d’affaire ?
Mais est-ce vraiment un féminicide ?
Mathias est-il coupable ou innocent ?
Arrivera-t-il à s’en sortir ?
Cette histoire demeure-t-elle aussi claire et limpide qu’elle n'y parait ?
Ce qui est certain, c’est que tous seront prêts à le défendre, et Mathias pourra aussi compter sur le soutient de Fanny sa collègue pour tenter de l’innocenter.
À l'aide d’intéressants flashbacks, nous allons remonter dans le temps, comprendre peu à peu comment fonctionne la famille Clavery, qu’Aurélie semblait foncièrement détester alors qu'elle en a pourtant épousé un des fils, découvrir son passé ainsi que celui des potentiels coupables ayant chacun une raison d’en vouloir à la victime.
Entre secrets, jalousies, mensonges, trahisons, vengeances, démêler les fils de la vérité ne sera pas chose aisée, et le lecteur y laissera quelques neurones afin d’arriver à imbriquer tous les pièces de ce puzzle machiavélique.
Grâce a une plume fluide et dynamique, percutante et incisive, à des chapitres courts et addictifs, les page se tournent à toute allure ; on veut savoir, connaître le fin mot de cette histoire haletante, jalonnée de multiples rebondissements, pour arriver a un dénouement final qui laissera sans voix.
Quant aux personnages, ils sont bien campés, fouillés avec soin, se dévoilent peu à peu au fil des révélations, et servent au mieux les besoins de ce récit construit en trompe-l’œil.
Les thématiques proposées ne sont pas en reste : La filiation, l'amour, l'amitié, la transmission, ainsi qu’un sujet sensible dont je ne dévoilerai rien pour éviter de spoiler. Je dirais juste qu’on le voit peu dans les romans, et qu’il est traité avec finesse par nos deux auteures réunies ici pour l’occasion.
Vous l’aurez compris, j’ai fortement apprécié ce roman prenant et efficace. Cet ouvrage a quatre mains est une vraie réussite, et j’espère déjà que nos deux auteures nous concocteront un autre opus très bientôt ????
Alors, si vous aimez les récits palpitants, à l’intrigue retorse, les histoires de famille où la vengeance est de mise… foncez, ce thriller est fait pour vous ! Vous passerez un excellent moment de lecture :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :etoile: :etoilegrise:



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La chambre rose (aménagée dans la cave) de Magali Chacornac-Rault



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Prologue


Elle jouait sur le chemin devant la maison, elle ne devait pas être âgée de plus de six ans. Elle était heureuse et souriait à la vie. Elle se sentait grande et invincible. Elle avait appris à lire et à écrire, et cela lui avait paru facile et, maintenant, elle savait se mouvoir sur des patins à roulettes. Elle n’était pas encore très stable et n’arrivait pas à tourner, mais elle savait au fond d’elle que ce n’était qu’une question de temps et d’entraînement. Son petit frère la regardait avec des yeux ébahis et elle bombait encore plus le torse à chaque fois qu’elle passait devant lui. Il n’était encore qu’un bébé même s’il savait déjà bien parler.
Cela faisait presque une heure qu’elle effectuait des allers et retours devant le portail. Maman lui avait de-mandé de ne pas s’éloigner, pouvant ainsi la surveiller depuis les fenêtres du salon.
Quand elle finit sur les fesses, épuisée, son frère applaudit de joie. Elle le chassa en lui criant dessus, vexée. Elle se remit debout et recommença ses va-et-vient, cependant, sans le regard fraternel rempli de fierté, ce n’était plus pareil. Elle regretta sa mauvaise humeur, mais persista jusqu’à avoir mal aux pieds. Résignée, elle s’assit sur le trottoir, ce n’était pas aujourd’hui qu’elle arriverait à tourner à toute allure, elle avait progressé mais pas suffisamment à son goût.
Elle défaisait ses patins tristement lorsqu’un chiot se rua vers elle. Il lui sauta dessus et commença à lui lécher le visage. Elle riait en essayant de l’éloigner et le jeune chien remuait la queue sous ses caresses. Un homme de l’âge de son père apparut, il était grand et souriait :
— Te voilà enfin, Dolly ! Il faut vraiment que tu perdes cette habitude de t’échapper tout le temps ! Ta maman s’inquiète…
Il laissa le chiot jouer encore un peu avec elle, puis demanda :
— Il a l’air de t’apprécier, tu veux bien m’aider à le ramener jusqu’à ma voiture ? Sa maman l’y attend.
Elle hésita, sa mère lui avait bien précisé de rester devant la maison. Elle se retourna, se concentra un instant puis accepta. À cette heure-ci, sa maman était à la cuisine pour préparer le repas et ne pouvait la voir, elle ne saurait donc jamais que sa fille avait désobéi. Elle finit de mettre ses chaussures en précisant :
— Il faut que je me dépêche car Maman va bientôt venir me chercher.
L’homme la rassura d’un hochement de tête et d’un sourire. Elle se leva, le petit chien dans les bras, et le suivit. Il faisait de grandes enjambées, aussi, elle dut trottiner à ses côtés pour rester à sa hauteur. Ils arrivèrent enfin devant une petite fourgonnette bleue. L’homme ouvrit l’arrière puis lui demanda de monter déposer le chiot et de rassurer la mère qui dormait paisiblement. Elle s’exécuta, joyeuse de rendre le jeune animal à sa génitrice.
Lorsque la porte arrière se referma sur elle, elle ne comprit pas. Il faisait très sombre et, au lieu de poser le chien, elle le serra plus fort. La peur la submergea quand le moteur démarra et que la voiture se mit en route. Elle resta d’abord muette, puis frappa contre la paroi qui la séparait du conducteur en criant :
— Je suis toujours dans la voiture, avec le chien, ramenez-moi ! Arrêtez-vous ! Laissez-moi sortir !
Elle finit par arrêter de crier, soit l’homme ne l’en-tendait pas, soit il ne voulait pas la ramener chez elle. Des larmes coulèrent alors et des sanglots la se-couèrent. Elle se blottit sur le sol de l’utilitaire tout contre les chiens.
Le trajet dura si longtemps qu’elle finit par s’endormir, épuisée d’avoir trop pleuré.

Elle se réveilla dans une chambre, elle était petite et joliment décorée avec de la dentelle et un lit à balda¬quin comme pour une princesse. Le chiot dormait à ses côtés et la chienne sur le tapis au pied du lit.
Le monsieur de la veille apparut peu de temps après avec un plateau rempli de friandises pour le petit déjeuner. Même si elle était un peu inquiète, elle se régala. La présence de cet homme la rassurait, on lui avait toujours dit que les adultes étaient là pour veiller sur les enfants. L’homme répondit gentiment à toutes ses questions sauf lorsqu’elle demanda quand elle rentrerait chez elle.
Les jours passaient et des rituels s’étaient mis en place. L’homme lui faisait l’école à la maison et elle finit par l’appeler Maître. C’était étrange de faire classe sans camarades et sans récréations, mais elle progressait vite. Ne pas avoir l’autorisation de sortir la chagrinait, elle ne pouvait pas s’entraîner aux patins à roulettes et elle avait peur de devoir reprendre son apprentissage à zéro.
Bien qu’elle pleurait souvent le soir, elle n’avait pas trop peur, elle pensait que cet éloignement était une punition pour ne pas avoir obéi à sa maman qui lui avait fait confiance comme à une grande fille. Elle l’avait trahie en quittant le devant de la maison avec le Maître.
Le temps lui paraissait long, comme la fois où Papa l’avait oubliée au coin. Il bricolait dans le garage et elle attrapait tous les outils en demandant à quoi ils servaient, papa répondait patiemment en lui recommandant de ne rien toucher, car cela pouvait être dangereux, mais elle continuait à tout tripoter, alors Papa l’avait isolée dans le couloir et avait repris son activité. Maman l’avait trouvée au coin en rentrant des courses, Papa avait oublié qu’il l’avait punie et il avait passé la soirée à se faire pardonner.
L’homme qui la gardait était gentil, doux et intelligent. Il lui apprenait une foule de choses tout le temps. Elle n’avait pas peur de lui. Il la faisait rire aux larmes avec des blagues. Elle le considérait comme un ami.
Pourtant, une nuit, il la rejoignit dans sa chambre, il poussa le chiot et prit la place dans le lit, il lui releva sa chemise et caressa son corps de petite fille, il l’atti¬ra contre lui. Il était nu. Il lui fit ensuite des choses qu’elle ne comprit pas, elle eut très mal et se sentit sale. Quand il quitta le lit, elle pleurait.
Elle sut alors avec certitude que ce n’était pas une punition, qu’elle ne reverrait jamais ses parents ni son petit frère qui lui manquait tant, qu’elle ne serait jamais astronaute et qu’elle ne ferait plus de patins à roulettes devant le portail de sa maison.
Après ça, elle ne fut plus jamais la même petite fille, elle était constamment triste et souvent en colère, en colère contre le Maître et contre elle-même. Elle avait participé à ce gâchis en faisant confiance à un inconnu.
L’homme venait régulièrement dans sa chambre, elle pleurait beaucoup mais n’osait pas se défendre. Peu à peu, elle apprit à lui laisser son corps pendant que son esprit vagabondait loin de cette chambre. Au cours des mois, le souvenir de ses rêves et de ses pa¬rents s’estompa, ils lui manquaient de moins en moins, elle se résigna à cette vie étrange, marquée aussi bien par la tendresse et la joie que par la peur.

*

Sa véritable famille, son enlèvement, la peur, la douleur, la trahison, tout cela, son cerveau l’avait oublié depuis bien longtemps. Il n’en restait plus aucun souvenir. Elle ne pouvait pas plus se remémorer le moment où la complicité brisée s’était reconstruite, ou tout du moins, à quel moment un véritable respect naquit pour cet homme qui l’instruisait et la rassurait lorsqu’elle en ressentait le besoin. Elle avait aussi oublié en quelle occasion elle finit par l’appeler Papa au lieu de Maître…



Chapitre 1


Anaëlle venait d’accoucher d’une magnifique petite fille. C’était son deuxième enfant, deux ans auparavant, elle avait déjà mis au monde un vigoureux petit garçon qui faisait sa joie et celle de son compagnon. Alors que son bébé dormait, Dorian annonçait la naissance à ses parents par téléphone. Heureux que tout se soit parfaitement déroulé, ils prévoyaient de venir dès le lendemain pour faire connaissance avec leur petite-fille et, surtout, pour que la fratrie soit réunie car ils s’occupaient de garder le grand frère.
Lorsque son conjoint raccrocha, elle se saisit de son téléphone pour prévenir sa mère. Après lui avoir an-noncé la nouvelle, le sourire de la jeune femme disparut. Pendant qu’elle donnait la vie, son grand-père rendait son dernier souffle.
Il était mort sans signe avant-coureur. Sa santé n’était, certes, plus vraiment bonne depuis son malaise cardiaque, datant de plus de vingt ans, mais rien ne laissait penser qu’il puisse s’éteindre ainsi du jour au lendemain. Elle l’avait toujours connu avec des difficultés pour se déplacer et une incapacité à prononcer plus que quelques mots, cependant, ses yeux demeuraient très expressifs et elle y lisait souvent des sentiments qui la mettaient mal à l’aise.
Elle ne savait rien de lui et de sa vie, il n’en avait pas témoigné et il n’y avait aucune photo chez lui. Elle ne connaissait pas le visage de sa grand-mère, décédée alors que sa mère n’était encore qu’un bébé. Elle ne s’était jamais posé de questions sur ses ancêtres jusqu’à la naissance de son fils, elle aurait aimé lui raconter des anecdotes, comme le faisaient les parents de Dorian, ou simplement savoir de qui il pouvait bien tenir ses yeux bleus si clairs alors que son père était châtain aux yeux marron et elle, rousse aux yeux d’ambre.
Dorian la serra dans ses bras pour la réconforter. Il savait que sa femme pouvait tout endurer, son enfance n’avait pas été facile. Elle avait perdu son père très jeune et sa mère l’avait mise en pension dès le collège dans un établissement ressemblant plus à un orphelinat qu’à un véritable internat. Elle s’y était endurcie et ne faisait pas facilement confiance aux autres. Il était tombé sous son charme dès qu’il l’avait vue, mais il lui fallut du temps pour gagner son respect. Le jour où elle avait accepté de sortir avec lui, il s’était promis de la rendre heureuse et de la protéger. Peu à peu, elle avait baissé ses défenses et il avait découvert ses blessures et ses peurs. Fonder une vraie famille était son plus grand désir et être une mauvaise mère, sa plus grande crainte. Il l’accompagnait de son mieux dans cet exercice délicat qui était de devenir parents et ils s’en sortaient plutôt bien à son avis. Leur fils était un enfant épanoui, plein de vie, éveillé et heureux.
Bien que soucieuse, Anaëlle retrouvait le sourire à chaque fois que ses yeux se posaient sur sa fille et elle était contente que son mari passe cette première nuit avec elle pour l’épauler.
Malgré un sommeil agité, entrecoupé par les pleurs du nourrisson et une montée de lait douloureuse, elle était rayonnante et impatiente de retrouver Nathan, son petit garçon. Comme convenu, ses beaux-parents arrivèrent vers 16 heures, ils ne restèrent que le temps de s’extasier devant la belle Léa et s’éclipsèrent pour laisser la petite famille seule. Nathan découvrit sa sœur avec curiosité mais sans plus, puis il quitta la chambre d’hôpital une heure plus tard, accompagné de son papa.
Une fois seule, Anaëlle se perdit dans la contemplation de son bébé. Comme pour son frère à la naissance, sa peau était trop rose et fripée, son crâne en pain de sucre lui donnait une étrange physionomie, pourtant, c’était la plus jolie petite fille du monde. Elle se sentait aussi soulagée, Léa n’avait pas hérité de ses cheveux couleur de feu. Elle éviterait ainsi les moqueries de ses camarades et le sobriquet de « sorcière » qui avait accompagné toute son adolescence.
Elle choisit dans son téléphone une photo de ses enfants faisant connaissance et l’envoya à sa mère. Elles n’étaient pas proches, d’ailleurs, elle l’appelait Sylvie et non Maman.
Sylvie n’avait jamais été là pour les moments importants de la vie de sa fille, elle n’avait pas su la protéger ni lui montrer qu’elle l’aimait. Elle n’était pas une meilleure grand-mère. Elle n’était pas venue à la maternité pour la naissance de Nathan, ne pouvant soi-disant pas laisser son père seul. Le vieil homme avait toujours été l’excuse pour ne jamais quitter la maison, elle ne sortait même pas pour faire ses courses qu’elle se fai¬sait livrer. Elle n’avait jamais accompagné Anaëlle à l’école ni où que ce soit.
Sylvie n’avait rien connu d’autre que les quatre murs de sa maison d’enfance et, même si Anaëlle espérait que la mort de son grand-père change les choses, elle n’y croyait pas un seul instant. C’est elle qui devrait faire la route pour présenter Léa à sa grand-mère, avec toutes les contraintes que cela engendrait. Une fois le MMS envoyé, elle posa son téléphone sur la tablette, elle n’attendait aucun message en retour, sa mère n’était pas du genre expansive ni à prendre la peine de faire des compliments. Elle soupira puis es¬saya de dormir un peu avant la prochaine tétée.

Deux jours plus tard, elle sortit de la maternité, impatiente de retrouver sa maison et ses habitudes, de re-joindre son mari et son fils. Elle rêvait de voir sa fa¬mille unie après avoir été bousculée par l’arrivée d’un petit être. Elle voulait aider chacun à trouver sa place, à se sentir bien et voir naître l’alchimie entre ses enfants.
Aussitôt rentrée, Anaëlle organisa le voyage pour assister aux funérailles de son grand-père, mais Sylvie lui annonça nonchalamment que tout était déjà réglé, la mise en terre avait eu lieu le matin même. La jeune ma-man était consternée, sa mère ne ferait donc jamais rien comme tout le monde. Elle se fichait des autres et de leurs sentiments. Elle n’en faisait qu’à sa tête, persuadée de prendre les bonnes décisions.
Anaëlle se consacra à sa famille, leur faisant la pro-messe de toujours être à leur écoute. Les premiers jours furent doux. Elle s’occupait des petits et Dorian gérait le quotidien, mais lorsqu’il dût retourner travailler, les journées devinrent longues et épuisantes pour la jeune maman et les nuits trop courtes et trop hachées pour être reposantes. L’escapade sur la presqu’île de Noirmoutier pour présenter Léa à sa grand-mère, et se recueillir sur la tombe du vieil homme qui avait partagé sa vie, fut reportée plusieurs fois.
La mort de son grand-père et les funérailles ratées avaient replongé Anaëlle dans son enfance. La blessure du décès brutal de son père s’était à nouveau ouverte, aussi douloureuse qu’à l’époque. Il était le seul à la comprendre, une complicité les unissait et elle aurait aimé qu’il connaisse ses petits-enfants, qu’il les fasse rire comme il la faisait rire aux éclats. Il s’absentait souvent pour son travail et, à chaque fois, les retrouvailles étaient magiques. Pour lui, non plus, elle n’avait pas assisté à l’enterrement. D’après sa mère, elle était trop jeune, elle venait de fêter ses 10 ans et nul ne s’était inquiété de ce qu’elle souhaitait. À son décès, le père d’Anaëlle n’avait plus aucune famille, seule Sylvie devait être présente, probablement une des rares fois où elle avait quitté les murs protecteurs de sa de¬meure. À l’époque, Anaëlle n’avait personne à qui se confier, aucune amie, aucun parent, elle se sentait abandonnée et vide.
Durant plusieurs années, elle avait eu la sensation d’avancer dans un brouillard opaque. Elle réalisait les gestes du quotidien comme un automate, les jours défi-laient, tous semblables, le temps glissait et elle n’en gardait rien. Aucun souvenir de ces années ne s’était imprimé dans sa mémoire. Trop vite, le visage de son père devint flou, l’absence de photos ne faisait qu’accélérer le processus inévitable de l’oubli. Toutefois, elle parlait de lui à Nathan, elle lui racontait certaines anecdotes. Elle se rendait bien compte qu’elle rabâchait, elle en avait si peu à partager. Son père ne lui avait jamais autant manqué depuis bien longtemps. Les hormones, la fatigue, la mort et la vie entremêlées, tout cela mélangé devait en être la cause. Elle essayait de tenir bon, pourtant, elle avait l’impression d’être à nouveau une petite fille perdue et fragile. Elle avait la sensation de devoir refaire sa carapace, de devoir re¬construire les murailles qui la protégeaient depuis tout ce temps et elle ne savait pas si elle en aurait encore la force.
Heureusement, les vacances de printemps arrivèrent enfin et Dorian, instituteur, put la soulager. Prendre du repos lui fit beaucoup de bien et ils décidèrent de partir quelques jours chez Sylvie. Anaëlle ne considérait pas cette maison familiale comme chez elle, elle y avait, au bout du compte, peu vécu. Le seul lieu qu’elle appelait « chez elle » était et serait toujours celui où sa petite fa-mille était réunie, heureuse et en sécurité, peu importait la ville ou le bâtiment et son histoire. Adolescente puis étudiante, elle passait de dortoir en dortoir, tous semblables quel que soit l’établissement qui l’accueillait. Son premier foyer fut les bras de Dorian.
Lorsqu’ils accédèrent à la presqu’île de Noirmoutier par le passage historique du Gois, ils longèrent la côte Est et s’arrêtèrent devant une maison basse et typique du quartier des Sableaux. Le blanc de la façade était devenu gris et les volets bleus délavés par le temps lui donnaient un air triste en comparaison de ses voisines aux peintures fraîches et pimpantes pour attirer les touristes. Une haute haie protégeait le jardin à l’arrière de la maisonnette et cachait son abandon aux passants curieux. Anaëlle ouvrit le petit portillon de bois bleu, branlant, remonta la courte allée et sonna à la porte. Sylvie vint ouvrir et les accueillit sans grand enthousiasme. Elle embrassa sa fille et son petit-fils, serra de façon protocolaire la main de Dorian et pinça la joue de la nouvelle venue sans plus d’effusion. Anaëlle, qui connaissait bien sa mère, ne s’en offusqua pas.
Après avoir investi les lieux, Nathan demanda à aller voir la mer, aussi, toute la famille sortit se promener. Sylvie prétexta le souper à préparer et ne les accompagna pas. Finalement, cela arrangeait bien les jeunes parents qui, en moins d’une heure, avaient déjà épuisé les différents sujets de conversation. Le temps ensoleillé et doux rendait le moment particulièrement agréable, les couleurs et les senteurs, mélange de forêt de pins maritimes et d’océan, formaient un contraste saisissant de beauté, unique, presque magique. Les touristes, encore peu nombreux, ne défiguraient pas le littoral et les petites allées n’étaient pas encombrées de voitures. Cependant, l’île n’avait pas le charme de l’hiver où seuls quelques résidents se partageaient le territoire et où les plages désertes étaient balayées par les vents.
Le repas fut succulent, composé d’un beau rôti de bœuf et de bonnottes, ces pommes de terre au goût salé, cultivées sur l’île. Ils couchèrent les enfants tôt et Anaëlle put enfin discuter avec sa mère :
— Pourquoi ne pas avoir attendu un peu pour les obsèques de Grand-père ? J’aurais aimé y assister.
Sylvie haussa les épaules et observa :
— Tu avais autre chose de bien plus intéressant à gérer et puis j’allais pas faire attendre les pompes funèbres pour une personne… C’était très bien comme ça !
— De toute façon, quand tu as décidé quelque chose…
Anaëlle laissa sa phrase en suspens, ce n’était pas la peine de s’énerver, ça ne changerait rien.
Un silence pesant s’installa, Dorian prit la main de sa compagne dans la sienne pour lui montrer son soutien. Le regard perdu à la fenêtre, la jeune maman remarqua :
— L’herbe est tondue et tu as retourné un carré de terre, c’est bien que tu te mettes à jardiner un peu, ce terrain en friche était si désolant.
— Hum… je ne sais pas encore si je vais pour¬suivre, c’est fatiguant à mon âge…
— Tu n’as que 46 ans, pas 75 ! s’exclama Anaëlle stupéfaite.
Puis elle renchérit :
— J’espère que tu vas enfin vivre un peu, sortir de cette maison, te promener sur la plage, rencontrer des gens, te faire des amies… Je sais que Grand-père n’était pas facile à vivre, mais maintenant tu es libre !
Dubitative, Sylvie maugréa :
— Je ne sais pas trop, j’aime bien ma tranquillité, les gens m’énervent. Je préfère rester ici et lire au calme.
— Tu pourras au moins aller te promener sur la plage en soirée, ou en hiver, il n’y a personne et c’est à moins de dix minutes de la maison, insista Anaëlle.
Pour toute réponse, sa mère bâilla à s’en décrocher la mâchoire et chacun regagna sa chambre.
Toute la famille passa les jours suivants à profiter de l’air du large sans parvenir à convaincre Sylvie de les accompagner. Ils occupèrent leurs journées à se balader sur la plage, au milieu des salins ou dans les pinèdes, et évitèrent au maximum le centre-ville où s’entassaient les touristes et les boutiques qui leur étaient dédiées. Ils ramassèrent coques, palourdes et bigorneaux en telle quantité que Sylvie cuisina leur récolte. Ils allèrent observer le ballet des bateaux lors du retour de pêche et rentrèrent les bras chargés de bons poissons frais que Dorian avait choisis avec soin et prit la peine d’en marchander le prix.
Anaëlle aurait aimé faire une petite halte au cimetière, chercher la tombe de son père et celle de son grand-père, mais les vacances étaient si joyeuses qu’elle ne voulut pas les assombrir avec le spectre de la mort. Elle ne s’était jamais recueillie sur le tombeau de son père et elle savait d’expérience qu’elle n’avait pas besoin de se poster devant une sépulture de marbre pour lui rendre hommage.
Durant ce séjour, elle réapprit à aimer cette île, mais à la façon des touristes, en ne faisant qu’y passer. Pour les résidents, cette île était baignée de solitude. L’hiver, seules quelques personnes éparses occupaient les petites maisons, elles vivaient isolées au bout du monde, et l’été, elles étaient noyées dans le flot de touristes, anonymes parmi d’autres anonymes.
Elle n’avait jamais eu d’ami sur l’île, aucun enfant de son âge n’habitait les alentours. Pour rejoindre l’école, un bus dessinait un trajet complexe afin de récupérer les gamins disséminés dans les différents quartiers de Noirmoutier. Elle avait bien noué quelques amitiés d’été, ces amitiés qui rapprochaient deux personnes qui avaient en commun la solitude et le déracinement. Il était toujours plus facile de vivre ces moments à deux, cela les rendait normaux et évitait la peur qu’engendre la perte de repères. Ces amitiés précaires, sans passion commune, ne duraient jamais plus d’un mois, laissant à peine une trace dans la mémoire, telle une empreinte sur le sable qui s’efface avec les vagues.


Chapitre 2


La petite Léa grandissant, les nuits et les journées furent plus faciles à gérer pour Anaëlle qui recommença à avoir une vie sociale. Elle était heureuse de ne pas avoir repris le travail immédiatement, de s’être octroyée ce congé parental. Elle ne reprendrait son activité qu’en septembre. Nathan entrerait alors à l’école maternelle et Léa à la crèche.
Elle avait invité Lise, sa meilleure amie depuis le lycée, à passer l’après-midi chez elle. Elles étaient unies par une complicité d’enfants solitaires, délaissées par leurs parents et souffre-douleur de leurs camarades. Elles avaient vécu le même enfer au collège, s’étaient rencontrées en seconde et s’étaient unies pour le meilleur comme pour le pire durant ces années au lycée. Elles se connaissaient sur le bout des doigts, elles étaient sœurs, pas des sœurs de sang mais de cœur et de galères, ce qui leur semblait un lien bien plus fort.
Au lycée, Lise arborait un style gothique très poussé, parfois effrayant, c’était sa manière de se protéger. Avec la maturité, son style s’était assagi, il persistait cependant cette petite touche sombre qui lui allait si bien. Sa chair portait également cette couleur noire par la multiplication de tatouages au graphisme morbide. À 17 ans, elles étaient toutes les deux entrées pour la première fois chez un tatoueur et en étaient sorties avec une œuvre d’art sur la peau. Anaëlle avait opté pour un papillon positionné sur l’épaule et Lise, pour sa première tête de mort.
Elles avaient brillamment réussi leur Bac et étaient parties ensemble à la fac. Elles n’avaient pas pris la même spécialité et, pour atténuer cette séparation, elles occupaient des chambres voisines dans la Cité Universitaire et s’y retrouvaient avec plaisir tous les soirs.
Anaëlle fit la connaissance de Dorian sur les bancs de la fac et, après l’avoir rencontré, Lise l’incita à lui donner sa chance. La timide rouquine avait bien trop peur de s’ouvrir, elle était effrayée à l’idée d’être rejetée ou déçue par ce garçon qui faisait battre son cœur.
Lise n’avait pas une seule fois pensé à elle et à ce qui changerait inévitablement si son amie se mettait en couple, le bonheur d’Anaëlle était la seule chose qui lui importait.
Dorian avait toujours accepté Lise avec plaisir car, grâce à sa présence réconfortante, Anaëlle se livrait plus facilement. Cependant, peu à peu, ils eurent besoin d’intimité pour construire leur relation et leur couple. Lise se mit en retrait d’elle-même. Dorian lui en fut re-connaissant et Anaëlle se doutait à quel point cela avait dû être difficile.
Lorsque les deux tourtereaux emménagèrent en-semble, ils l’invitèrent autant que possible et elle fut naturellement désignée comme la marraine civile de leur fils, puis de leur fille.
Cela faisait presque un mois qu’Anaëlle n’avait pas vu Lise et, depuis la naissance de Léa, elle n’était passée qu’en coup de vent pour ne pas déranger, aussi, elle l’attendait avec impatience. Elle avait acheté ses friandises préférées et préparé un café bien corsé.
Lorsque Lise sonna, c’est Nathan qui se précipita pour ouvrir, elle le prit dans ses bras et le fit décoller pour faire l’avion. Le garçon riait de plaisir. Anaëlle apparut enfin sur le pas de la porte de sa petite maison située dans la banlieue de Nantes, sa fille dans les bras. Il faisait beau, aussi, elles restèrent un peu dans le jardin où Nathan pouvait se dépenser en jouant avec Lise qui lui accordait toute son attention, ce qu’Anaëlle n’avait plus beaucoup l’occasion de faire depuis l’arri¬vée de la petite. Léa devint rapidement grognon, il était l’heure de la sieste. Anaëlle la coucha et dut batailler avec son fils qui ne voulait pas quitter Lise. Elle lui promit qu’elle serait encore là à son réveil, ce qui convainquit le petit garçon d’obéir. Heureuses d’être enfin seules, les deux jeunes femmes s’installèrent au salon pour discuter joyeusement.
Anaëlle partagea ses nouvelles interrogations sur ses origines, le fait qu’elle ne savait rien de ses ancêtres, que ce soit du côté de son père ou de sa mère, et de sa tristesse de ne pouvoir transmettre ces informations à ses enfants. Lise était bien placée pour comprendre la jeune maman, elle qui était orpheline, née sous X. Re¬chercher ses parents l’avait toujours titillée, mais elle avait trop peur qu’ils la rejettent une seconde fois pour passer le pas.
Ces retrouvailles étaient agréables, le temps fila à discuter de tout et de rien. Les enfants les rejoignirent trop vite et, lorsque Lise s’en alla, elle promit de repas¬ser avant la fin de la semaine.

*

Lise revint comme prévu. Elle arriva excitée et pressée. Elle ne prit pas le temps de jouer avec son filleul, fila jusqu’au salon et sortit de son sac deux boîtes :
— Qu’est que c’est ? interrogea Anaëlle, voyant les yeux de son amie pétiller.
— La réponse à toutes nos questions… Un test génétique pour retrouver des membres de notre famille !
— Tu crois vraiment que ça va nous aider ? Je me demande bien quel membre de ma famille je pourrais retrouver…
— Tu l’as dit toi-même la dernière fois, tu ne connais rien de tes origines, tu pourrais retrouver une grand-tante, un cousin éloigné ou même un demi-frère ! Qui sait ? Ton père était souvent absent !
Anaëlle fit une moue dubitative, mais Lise continuait sur sa lancée :
— Je n’ai jamais osé passer le cap seule, mais avec toi… Ensemble, on est invulnérables et je me dis que si mes parents sont dans cette base de données, c’est qu’ils espèrent peut-être me retrouver.
Anaëlle avait longtemps essayé de persuader son amie de faire des recherches sur ses géniteurs sans y parvenir, et la voir prête à tenter quelque chose la rem-plissait de joie. Elle attrapa une boîte et demanda :
— Alors, qu’est-ce qu’on attend ? Comment ça fonctionne ?
— On devrait coucher les enfants d’abord, tu ne vas rien arriver à faire correctement avec le bébé dans les bras.
Une demi-heure plus tard, elles étaient enfin tranquilles. Installées au salon, elles lisaient attentivement le mode d’emploi.
Elles se frottèrent l’intérieur de la joue avec l’espèce de coton-tige fourni, comme indiqué, puis remirent le capuchon protecteur dessus et glissèrent enfin le tout dans l’enveloppe retour préaffranchie. Cela ne leur prit que quelques minutes. Après avoir indiqué leur adresse pour obtenir les résultats, Lise récupéra les enveloppes, elle se chargerait de les poster.
Elles passèrent le reste de l’après-midi à rire en imaginant les choses les plus folles sur leurs familles. Aucune ne se faisait réellement d’illusion sur l’obtention de résultats, mais l’expérience était amusante.
Dorian rentra du travail et les trouva dans le jardin à jouer avec les enfants. Anaëlle lui raconta leur folle après-midi et ils gardèrent Lise pour souper. La soirée fut douce, presque comme avant l’arrivée de Nathan et Léa qui avait chamboulé leur vie.

*

Environ quatre semaines plus tard, alors qu’Anaëlle revenait du marché avec les petits, elle trouva dans la boîte aux lettres une enveloppe au nom du laboratoire d’analyse ADN. Elle la déposa sur le buffet dans l’entrée et rangea les courses. Elle s’occupa ensuite des enfants et prépara le repas. Les vacances d’été seraient bientôt là et elle était impatiente d’avoir Dorian à la maison pour l’aider. Ils n’avaient pas encore décidé s’ils partiraient ou non, la priorité était d’abord de se reposer.
Après le repas, la jeune maman fit la sieste avec ses enfants dans le grand lit parental. Elle était épuisée, la nuit précédente avait été agitée, Léa commençait déjà à faire ses dents. Elle oublia l’enveloppe. La journée passa. Dorian rentra tard, il préparait la kermesse de l’école qui aurait lieu le vendredi. Les dernières semaines étaient toujours les pires. Son mari travaillait sans compter ses heures.
Son regard ne retomba sur l’enveloppe que quelques jours plus tard alors qu’elle venait de coucher les enfants et qu’elle faisait du rangement. Elle l’ouvrit sans aucune attente. Elle trouva trois feuillets, le premier contenait le bla-bla type de l’entreprise qui la remerciait pour sa confiance tandis que le second lui dévoilait ses origines ethniques. Elle ne fut pas étonnée d’apprendre qu’elle avait des origines irlandaises, avec sa tignasse rousse et ses multiples taches de rousseur, n’importe qui aurait pu le deviner. Elle apprit qu’elle avait aussi une petite part de scandinave dans ses origines et qu’elle appartenait aux ethnies « breton, irlandais, écossais et gallois » et « ouest et nord européen ». Elle était décidément une femme banale, sans aucune surprise, même ses gènes ne renfermaient aucun secret. Elle soupira, elle n’était pas plus avancée.
Elle allait reposer les feuillets lorsqu’une information en gras sur la dernière page attira son attention. Son cœur se mit à battre la chamade. Elle avait mal vu, il n’y avait pas d’autre explication. Elle s’assit sur le canapé et attrapa la feuille, les mains tremblantes. Elle lut consciencieusement les renseignements rapportés. On lui annonçait fièrement que son ADN avait une forte correspondance avec celui d’une autre personne de la banque de données regroupant les profils génétiques de milliers de clients à travers le monde. Puis on lui assénait que cette correspondance si forte permettait d’assurer que l’homme en question était son père biologique.
Complètement sonnée, elle alluma son ordinateur portable. Les doigts tremblants, elle tapa l’adresse du laboratoire, créa un compte et saisit le code qui lui était fourni. Elle regarda un long moment la touche « voir le profil compatible », elle n’osait pas cliquer dessus. Son père était décédé depuis trop longtemps pour avoir fait cette démarche avant sa mort, alors, qui était l’homme qui se cachait sous ce profil ? Le frère jumeau de son père ? Son vrai père et non celui qui l’avait élevée, elle serait une enfant illégitime ? Ou simplement une erreur du logiciel ? Elle se raccrochait à cette dernière solution, la seule qui lui paraissait crédible. Elle prit une grande inspiration et cliqua. Un nom, une adresse électronique et un numéro de téléphone apparurent. Il n’y avait pas de photo et le nom était totalement inconnu à la jeune femme. Elle fit une capture d’écran et se déconnecta précipitamment du site. Elle se lova dans le canapé pour réfléchir, elle avait froid et sentait la nausée monter en elle. Que signifiait toute cette histoire ?
Elle se ressaisit, attrapa son téléphone et appela Lise. Peut-être y avait-il eu une erreur ? Leurs résultats avaient été inversés, du moins la dernière page, car elle imaginait mal son amie ayant des origines irlandaises.
Le téléphone sonnait mais personne ne décrochait.
— Allez, Lise, réponds s’il te plaît ! Merde, la messagerie !
Elle retenta trois fois et enfin elle entendit le « Allô » libérateur :
— C’est moi ! Tu es passée prendre ton courrier ces derniers jours ?
— Non, pourquoi ? Tu as l’air en panique, qu’est-ce qui se passe Anaëlle ?
— J’ai reçu le bilan du test ADN et… j’ai besoin que tu viennes tout de suite avec tes résultats. Grouille !
Lise resta une seconde sidérée, son amie avait raccroché. Elle avait senti la panique d’Anaëlle, aussi, même si la nuit était sur le point de tomber, elle attrapa son Perfecto et son casque, descendit quatre à quatre l’escalier sur trois étages, s’arrêta à la boîte aux lettres, en retira le courrier en vérifiant que la lettre attendue y était, puis se dirigea vers le sous-sol pour récupérer sa moto. Son quartier était plutôt malfamé, pourtant, elle s’y sentait à sa place et personne n’avait jamais osé se frotter à elle. Elle enfourcha son bolide et sortit en trombe.
Elle mit à peine une demi-heure pour rejoindre la banlieue et le petit pavillon. La moto rugissante prévint Anaëlle de l’arrivée de son amie. La jeune maman l’attendait impatiemment et se précipita à sa rencontre pour être certaine qu’elle ne sonnerait pas, les enfants dormaient.
Lise gara sa moto dans l’allée. D’habitude, elle venait en transports en commun, c’était plus discret et plus rapide à cause des bouchons mais, à cette heure, elle n’avait pas eu le choix.
Anaëlle la fit entrer, lui proposa quelque chose à boire puis l’invita à ouvrir son enveloppe. Lise était à la fois impatiente et très anxieuse, de plus, elle voulait savoir pourquoi son amie était si agitée, mais cette dernière refusait de parler tant qu’elle n’aurait pas pris connaissance de ses résultats.
Après une grande inspiration, la jeune femme se lança. Lorsque Anaëlle ne vit que deux feuillets, elle mit une main sur le bras de son amie, elle savait que son souhait ne se réaliserait pas. Les origines de Lise se divisaient en trois régions : Balkans, grec-italien et ouest et nord européen, ce qui correspondait à son physique. Lise avait de magnifiques cheveux noir brillant et raides, les yeux brun foncé et une peau mate alors qu’elle ne s’exposait jamais au soleil, un vrai contraste avec la peau laiteuse d’Anaëlle. Après un soupir dont elle ne put savoir si c’était de la frustration ou du soulagement, Lise se détendit un peu et demanda :
— Voilà, c’est fait, aucune révélation retentissante, comme attendu ! Alors, tu vas me dire ce qui t’arrive, maintenant ?
Incapable de verbaliser les résultats, Anaëlle lui tendit les trois feuillets qu’elle avait reçus.
Lise lut les premiers rapidement, elle sourit aux origines évidentes de la jeune femme, puis découvrit la dernière page, celle à laquelle elle n’avait pas eu droit. Plus elle lisait et plus ses yeux s’écarquillaient. Elle re-prit toutes les informations deux fois pour être certaine d’avoir bien compris avant de reposer les feuilles et de lâcher un :
— Merde alors, c’est quoi cette histoire ?
Incapable de rester plus longtemps en place, Anaëlle se leva et arpenta la pièce en égrainant toutes les hypothèses qu’elle avait pu imaginer.
Lise la prit dans ses bras et annonça :
— Je ne pense pas qu’il y ait une erreur entre nos résultats, nos échantillons n’étaient pas dans la même enveloppe… Et puis, ils traitent des millions de tests, ils ont l’habitude…
Après une pause, elle demanda :
— Et Dorian, il en pense quoi ?
— Il n’est pas encore au courant, il est au repas de fin d’année qui a suivi la kermesse, il ne devrait pas tarder à rentrer. J’ai reçu la lettre dans la semaine, mais je l’avais complètement oubliée, je suis retombée dessus ce soir…
— On verra ce qu’en dit Dorian… Je crois que le mieux serait de contacter cet homme et de voir ce qu’il a à dire. Ça risque de faire mal, mais maintenant que la boîte de Pandore est ouverte, le doute sera pire…
Dorian rentra peu de temps après. Il fut surpris de découvrir Lise assise sur le canapé. Il chercha sa com-pagne du regard :
— Elle s’occupe de Léa qui s’est réveillée. On a un problème, la nuit risque d’être longue !
Alarmé, le jeune papa rejoignit Anaëlle dans leur chambre où le berceau avait été installé. Voir la femme qu’il aimait en pleine forme le rassura, sa fille semblait peu à peu retrouver son calme et le sommeil. Sans bruit, il se dirigea vers la chambre de son fils, il dormait paisiblement. De retour au salon, il interrogea Lise :
— Tu sais que tu m’as fichu la trouille ! Alors, c’est quoi ce problème ?
— Désolée, tiens, lis, ce sont les résultats du test ADN d’Anaëlle.

Après avoir discuté toute la soirée, retourné les différentes possibilités dans tous les sens, sur les conseils de son compagnon, Anaëlle avait finalement opté pour se rendre chez sa mère avant d’entreprendre quoi que ce soit d’autre. Elle devait lui laisser une chance de s’expliquer.
Lise avait passé la nuit sur le canapé convertible, elle était bien trop fatiguée pour rentrer lorsque les trois amis avaient décidé d’aller se coucher. Elle fut ré¬veillée de bon matin par Nathan, heureux de l’avoir pour lui tout seul. La jeune femme prit du temps à émerger, mais la bonne humeur et l’impatience du petit garçon eurent raison de son envie de flâner au lit.
En ce samedi matin, Anaëlle et Dorian apparurent déjà habillés. Dorian prépara le petit déjeuner tandis que sa compagne s’occupait des enfants. Une fois le repas du matin avalé, la jeune maman annonça à son amie :
— J’ai décidé d’aller voir ma mère au plus vite, Dorian et moi partons d’ici une demi-heure, je te confie Léa et Nathan.
— C’est quoi cette embrouille ? Tu sais que j’adore tes enfants, mais je ne saurai pas m’en occuper, je n’ai jamais changé une couche de ma vie ! Jouer avec eux oui, mais pour le reste…
— J’ai pleinement confiance en toi, Lise, tu vas t’en sortir, tu es la meilleure !
— Pourquoi tu ne les amènes pas chez les parents de Dorian ?
— Ce serait trop long, on veut être rentrés ce soir et puis ils nous poseraient des tonnes de questions aux-quelles je n’ai pas envie de répondre. Je dois savoir ce qui se cache derrière ma naissance ! S’il te plaît, Lise, tu sais qu’on ne te les confierait pas si on n’avait pas confiance en toi. Jamais on ne les laisserait à la garde de quelqu’un qu’on ne juge pas apte. Je sais que tu tiens à eux presque autant que nous.
— C’est bon, filez avant que je change d’avis, mais pas une remarque si tout n’est pas parfait quand vous rentrerez, je ferai de mon mieux.
— Merci Lise ! s’exclama Anaëlle en embrassant son amie.

Le trajet se fit en silence, chacun perdu dans ses pensées, anxieux à l’approche des secrets qui allaient être révélés. Dorian se sentait prêt à soutenir sa com-pagne quoi qu’il arrive et Anaëlle était décidée à obtenir des réponses, même si cela devait remettre une partie de sa vie en question. Elle se sentait suffisamment forte. La vie ne l’avait jamais épargnée, elle l’oubliait trop souvent depuis l’arrivée de Dorian dans son existence, pourtant, le destin prenait un malin plaisir à le lui rappeler régulièrement. Grâce à ces assauts continus, Anaëlle ne baissait pas sa garde, au contraire, avec le temps, elle se sentait de plus en plus forte, elle se battait maintenant non plus pour elle mais pour le bien de sa famille et elle avait l’impression qu’avec eux à ses côtés, elle était invincible.
Elle tourna son regard vers Dorian, il était concentré sur sa conduite. Des petits tressautements au niveau de ses maxillaires lui apprenaient qu’il était tendu, anxieux, presque en colère. Il était toujours très affecté lorsqu’elle souffrait. Elle ne pouvait jamais le lui ca¬cher, il le ressentait au plus profond de lui. L’amour les liait. Dorian était quelqu’un de fort, il n’avait pas été abîmé par la vie. Le savoir à ses côtés la rassurait. En¬semble, ils pouvaient affronter toutes les tempêtes qui se dressaient sur leur chemin.
Dorian avait très vite compris que sa compagne était habituée à faire face seule, qu’elle n’avait pas besoin d’un sauveur, seulement d’un soutien indéfectible. Il avait souvent envie de la protéger pour lui éviter des souffrances, pourtant, il savait qu’il encaissait bien moins facilement qu’elle. Il n’avait pas sa carapace et sa faculté à tirer de la force de ce qui fait mal. Ils se soutenaient et se réconfortaient mutuellement, en¬semble, ils formaient une bonne équipe et personne ne pouvait les mettre à terre. Son physique était aussi un atout, avec sa taille flirtant les 1 mètre 90 et sa carrure de sportif, personne n’osait se frotter à lui. Ses cheveux châtains et ses yeux marron accentuaient ses traits anguleux et masculins et pouvaient lui donner un aspect dur lorsqu’il était en colère, cependant, dès qu’il sou¬riait, son visage s’éclairait, empli de bienveillance et de douceur.
Le trajet prit presque deux heures, à cause des bouchons lors de la traversée de l’agglomération nantaise, et, bien que Dorian connaisse la route par cœur, elle ne fut jamais aussi éprouvante, il se sentait vidé alors que le plus dur restait à vivre. Il se gara devant la petite maison et, avant de descendre, il prit la main d’Anaëlle, se pencha vers elle, l’embrassa puis lui murmura :
— Je serai près de toi tout le temps, si tu as besoin d’aide, il suffit que tu me le demandes.
La jeune femme pressa sa main en signe d’assentiment, elle prit une profonde inspiration et sortit de la voiture. Dorian la suivit, anxieux.
Anaëlle sonna, personne ne vint ouvrir, elle recommença, mais à nouveau seul le silence l’accueillit. Elle glissa sa main à l’arrière du portillon pour tirer le verrou et pénétra sur l’allée. Elle frappa à la porte en s’annonçant :
— C’est moi, ouvre !
Anaëlle perçut enfin du bruit, elle pressa la poignée mais, comme attendu, la porte était verrouillée. Sylvie n’aimait pas être dérangée à l’improviste. Sa mère finit par arriver. Elle entendit la clef tourner dans la serrure et la porte s’entrouvrit.
La jeune femme entra, décidée, suivie de son compagnon, plus discret.
— Qu’est-ce que vous faites là de si bon matin ? de-manda Sylvie en resserrant les pans de sa robe de chambre autour d’elle, puis, irritée, elle continua :
— Pourquoi tu n’as pas appelé avant de venir ? Tu sais que je n’aime pas les visites surprises.
— Je n’en ai pas pour longtemps, j’ai quelques questions à te poser et dès que j’ai les réponses, nous rentrons, les enfants nous attendent !
Sylvie bougonna :
— Et tu ne pouvais pas me les poser par téléphone, ces questions urgentes ?
— Non ! Assieds-toi ! répondit froidement Anaëlle.
Sa mère obéit de mauvaise grâce tandis que Dorian se faisait le plus transparent possible, il ne voulait pas interférer dans cette conversation entre mère et fille, pourtant, il ne pouvait laisser celle qu’il aimait affronter cela seule.
— Allons droit au but, annonça Anaëlle, qui est mon père ?
— Tu sais très bien qui est ton père, c’est quoi cette question idiote ?
— Pas le père qui m’a élevée mais mon père biologique, qui est-ce ?
— Tu es complètement folle, ma pauvre fille, ton père, c’est ton père !
— Ok, alors comment expliques-tu ça ?
Anaëlle sortit une copie des résultats ADN et obligea sa mère à lire.
— Je ne comprends rien à ce charabia !
— Ce charabia, comme tu dis, m’annonce que mon père biologique est vivant et qu’il se nomme Régis Legrand et non Pascal Queruel !
— Je ne connais pas de Régis Machin ! C’est n’importe quoi !
Sa mère semblait dire la vérité, pourtant, Anaëlle la sentait anxieuse. La jeune femme prit quelques secondes pour se calmer et demanda :
— Comment as-tu rencontré Papa ?
— À une fête sur la plage, il était en vacances, on a flirté et neuf mois plus tard, tu es née.
— Et il est resté ?
— Disons qu’il a pris ses responsabilités…
— Et Grand-père, il a réagi comment ?
Sylvie éluda la question d’un geste de la main, Anaëlle voyait bien que sa mère ne voulait pas parler de cette période ni de son mari.
Avant même qu’elle ne pose une autre question, un air renfrogné sur le visage, Sylvie asséna :
— Ton père est le seul homme que j’ai aimé et je n’ai aucun compte à te rendre ! Maintenant, sors de ma maison, je n’apprécie ni tes sous-entendus ni tes doutes. Et pourquoi diable es-tu allée faire ce test ?
Anaëlle se leva calmement, se dirigea vers la sortie mais, avant de franchir la porte, elle se retourna et annonça :
— J’espère que tu ne m’as pas menti parce que je compte bien poursuivre mes recherches. J’espère, moi aussi, qu’il y a une erreur…
Elle sortit enfin et Dorian, jusque-là assis dans un coin sombre de la pièce, passa la porte à sa suite.
Il était onze heures. Dorian sentait sa compagne fulminer à ses côtés, il devait l’aider à se calmer et à réfléchir sereinement à toute cette histoire. Au lieu de prendre le chemin du retour, il continua à longer la côte vers le nord, il arrêta la voiture sur le port et invita Anaëlle à manger dans leur restaurant favori. Cela fai¬sait des mois qu’ils ne s’étaient pas retrouvés en tête-à-tête quelques heures. Ils méritaient bien cette petite parenthèse.
Anaëlle retrouva le sourire, ils discutèrent de l’entrevue qu’elle venait d’avoir avec Sylvie et du fait que sa mère ne parlait jamais de sa rencontre avec son père, ni de l’installation de ce dernier dans cette maison qui était celle de son grand-père. En fait, en trois questions, elle en avait appris plus qu’en 28 ans d’existence. Plus jeune, elle pensait que sa mère ne parlait jamais de son mari car cela ravivait le chagrin de l’avoir perdu si vite, mais elle n’en était plus si persuadée. Ce matin, elle l’avait trouvée froide, sans aucune émotion si ce n’est une gêne étrange et une crainte qu’elle ne lui connais¬sait pas.
Finalement, juste avant le dessert, Anaëlle annonça qu’elle allait prendre contact avec le fameux Régis Legrand. Elle devait savoir, elle ne pouvait pas vivre avec ce doute et dire que sa conversation avec Sylvie l’avait rassurée serait un mensonge. Si elle ne pouvait rien obtenir de sa mère, elle chercherait les informations ailleurs.
À quinze heures, ils étaient de retour chez eux, ils trouvèrent Lise et les enfants profondément endormis sur le canapé-lit, sereins et heureux. La cuisine était sens dessus dessous, et l’assiette de Lise, à peine touchée. Visiblement, gérer deux enfants sans aucun en¬traînement relevait du combat et la cuisine en était le champ de bataille. Souriante, Anaëlle remettait de l’ordre en imaginant le calvaire de son amie.

— Regarde ce document ! Tu comprends ce que ça implique ?
— Où tu as déniché ça ?
— Chez l’autre, évidemment !
— Je croyais que tu ne devais plus y aller… de toute façon, il est mort ! Ça n’a plus aucune importance que ce soit son père ou non…
— Remuer le passé ne peut que nous apporter des problèmes ! Si quelqu’un découvrait… Si une enquête était ouverte…
— Avant qu’ils fassent le lien avec nous… Tu m’as toujours dit que personne ne savait que tu étais… avec lui.
— On ne peut pas prendre de risque, il faut que tu fouilles la vie de cette petite garce et essaie de retrouver ce Régis avant elle ! C’est compris ? Je te fournirai tout ce dont tu as besoin, mais elle ne doit jamais lui parler ! Ne me déçois pas cette fois !



Chapitre 3


Le soir même, une fois les enfants couchés et Lise rentrée chez elle, Anaëlle se connecta à la page dédiée à son cas génétique. Elle récupéra l’adresse mail de son, soi-disant, géniteur et rédigea un courrier à la fois très poli et cordial, mais assez impersonnel. Elle ne savait pas du tout à quoi s’attendre, ni quelles sortes de révélations cet homme pourrait bien lui faire. Elle finit même par se dire que c’était une arnaque et qu’elle fonçait droit dans le panneau comme une gourde. Ce¬pendant, utiliser l’adresse mail au nom de Dorian la rassura. Elle ne mentionna pas le degré de parenté dans sa lettre et ne la signa pas. Dorian relut et approuva sa prudence. Lui aussi se posait de nombreuses questions.
Ils se couchèrent, mais le sommeil fut long à les emporter. Ils discutèrent jusque tard dans la nuit et furent réveillés très tôt par Léa.
La réponse du fameux Régis ne se fit pas attendre et cette rapidité inquiéta encore plus Anaëlle, même si elle comprenait que l’on puisse être impatient de dé¬couvrir un parent lointain retrouvé par le hasard d’un test génétique. L’homme lui proposait une rencontre. Cela convenait à la jeune femme qui ne voulait pas se dévoiler par écran interposé. Elle espérait voir les réactions et les émotions de l’homme lorsqu’il la découvrirait. Elle trouvait cela plus parlant qu’un grand dis¬cours. Les émotions, le langage corporel ne trichent pas contrairement aux mots qui mentent. Le rendez-vous fut donc pris pour début juillet, afin que Dorian soit en vacances, et le choix du lieu des retrouvailles fut arrêté sur Rouen, devant la cathédrale.
Anaëlle organisa le voyage auquel Lise voulut prendre part, elle réserva deux chambres d’hôtes et prévint ses beaux-parents qu’ils auraient les enfants à garder deux ou trois jours car le jeune couple partait s’aérer un peu, ils avaient besoin de se retrouver. Les parents de Dorian étaient ravis de prendre soin de leurs petits-enfants même si cela les fatiguait beaucoup lorsqu’ils devaient s’en occuper seuls jour et nuit.
Anaëlle comptait les heures qui la séparaient du départ. Elle voulait savoir, elle devait obtenir des réponses. Le doute, les questions, mettaient ses nerfs à rude épreuve. L’attente la minait, elle sentait sa force faiblir et craqua lorsqu’en revenant du marché avec les enfants, elle eut une sensation étrange en pénétrant chez elle. Une odeur, non familière, flottait dans l’air. Elle se crispa, serra sa fille dans ses bras et attrapa la main de son petit garçon. Tous ses muscles étaient ten¬dus, elle était prête à fuir à toutes jambes si nécessaire. Elle intima le silence à Nathan et avança doucement dans le salon. Tout semblait être à sa place. Elle passa à la cuisine puis dans les chambres, il n’y avait rien ni personne. Son fils se serrait contre ses jambes, il ressentait son angoisse et sa peur. Léa se mit à pleurer. Anaëlle les câlina un long moment.
Une fois les petits apaisés, elle refit le tour de la maison, toujours avec les enfants, elle ouvrit toutes les portes, les placards et alla jusqu’à regarder sous les lits. Une fois la tension retombée, elle rigola, expliqua à Nathan qu’elle avait entendu un bruit étrange et qu’elle voulait être certaine qu’ils étaient en sécurité, c’était son rôle de maman de protéger ses enfants. Elle le lais¬sa dans sa chambre avec ses jouets, le petit garçon était visiblement déjà passé à autre chose. Elle essayait de se persuader qu’elle était paranoïaque, mais elle n’y parvenait pas.
Après le repas, alors que les enfants faisaient la sieste, elle inspecta toutes les fenêtres et la porte d’entrée, il n’y avait pas de traces d’effraction visibles. Elle alla dans sa chambre et ouvrit un coffret de bois en forme de cœur que lui avait offert Dorian, ses quelques bijoux en or ou argent étaient là, il y en avait peu et elle ne les portait pas souvent. Elle avait l’impression que quelque chose lui échappait, elle était persuadée que quelqu’un avait pénétré chez elle mais comment et surtout pourquoi ? Puisque rien de valeur ne manquait. La télévision était toujours à sa place ainsi que l’ordinateur portable pourtant facile à emporter.
Lorsque son regard se posa sur l’outil informatique, tout son corps se tendit. Elle s’en était servi le matin même et avait laissé la souris ambidextre à gauche puisqu’elle était gauchère… Dorian la replaçait à droite lorsqu’il utilisait l’ordinateur, mais il était en train de faire cours à ses élèves de CM1, alors qui avait bien pu déplacer la souris ? Devait-elle appeler la police et demander un relevé d’empreintes ? Personne ne la croirait, tout le monde la prendrait pour une folle, les agents ne perdraient pas de temps avec son histoire, pourtant, elle savait qu’elle avait raison. Elle ne toucha à rien, elle attendrait le retour de Dorian pour agir. Tout à coup, elle ne se sentait plus en sûreté dans sa maison et craignait pour la sécurité de ses enfants. Elle alla les regarder dormir, calmes et sereins, et cela l’apaisa.
Après sa journée de travail, dès qu’il passa la porte, Dorian se rendit compte que sa compagne était tendue et anxieuse. Anaëlle ne lui laissa pas le temps de souf¬fler. Elle déposa la petite sur son tapis d’éveil et invita son fils à aller jouer dans sa chambre, ils finiront leur tour géante en Kapla plus tard. Elle raconta alors son angoissante journée à voix basse, elle ne voulait pas que Nathan puisse entendre et être effrayé. Dorian comprit tout de suite que la police n’était pas une option, personne ne croirait que quelqu’un s’était intro¬duit chez eux, il se dirigea donc vers l’ordinateur et secoua la souris. L’écran s’alluma sur des draisiennes, cadeau qu’ils avaient décidé d’offrir à leur fils. Anaëlle approuva, c’était bien ce qu’elle faisait avant de partir faire les courses.
— Tu n’as pas éteint l’ordinateur avant de partir ? demanda Dorian.
— Non, je comptais poursuivre mes recherches en rentrant…
— Du coup, l’intrus a pu avoir accès à tout, la plu¬part de nos codes sont enregistrés dans le navigateur. Il faudra les changer !
Après un instant de réflexion, le jeune papa interrogea Anaëlle :
— Tu te souviens de la totalité de tes actions depuis que tu l’as allumé ?
— Oui, je n’ai fait que ça, des recherches pour com-parer les prix et les avis sur les différents modèles…
— Donc, si dans l’historique il y a autre chose, c’est lui ?
La jeune femme acquiesça.
— Tu es certaine que tu ne t’es pas connectée au site de recherche génétique ? Parce qu’à part ça, il n’y a rien…
— Non, je n’y suis pas retournée, il n’y avait aucune raison, on communique par mail maintenant et je n’ai aucune nouvelle depuis que nous avons confirmé le rendez-vous.
Anaëlle regardait son compagnon essayer de faire parler l’ordinateur, il ouvrit la boîte mail et l’informa :
— Tu as vérifié les mails à 10h48 ce matin.
La jeune femme se figea, ce n’était pas possible, à cette heure-là, elle était en route pour le marché.
— Non, ce n’est pas moi… affirma-t-elle d’une voix apeurée, j’avais déjà quitté la maison avec les enfants.
Inquiet, Dorian vérifia qu’il n’y avait pas d’erreur dans l’horaire puis analysa la situation :
— Récapitulons, il n’y a pas de doute, quelqu’un a pénétré chez nous sans aucun signe d’effraction et il n’a touché qu’à l’ordinateur. Il cherchait des informa¬tions sur tes analyses ADN et a consulté nos mails. La première question est : comment est-il entré ?
— J’avais fermé la porte à clef, j’en suis certaine, et je suis aussi sûre de l’avoir déverrouillée pour rentrer, j’ai aussi fait le tour des fenêtres, elles étaient toutes fermées.
— Le plus plausible serait que la personne en question avait les clefs, assène Dorian.
— Les seuls à avoir un trousseau sont tes parents, même Lise n’en a pas !
— On n’en avait pas donné un à Sylvie ? Comme elle habite plus près que mes parents, on s’était dit que si un jour il y avait un souci, ce serait plus pratique.
— Oui, tu as raison, ma mère en a un ! Ça ne peut pas être elle, elle n’a jamais quitté sa presqu’île et peut-être même jamais sa maison…
— Pourtant, c’est la seule que ces résultats pour¬raient intéresser…
— Je les lui ai donnés, elle a toutes les informations.
— Peut-être qu’elle pensait que tu lui cachais des choses ou alors elle a voulu savoir si tu continuais tes recherches…
— Tu sais bien qu’elle n’a jamais touché un ordinateur de sa vie, elle n’a même pas de téléphone portable, c’est impossible que ce soit elle.
— C’est vrai, mais elle a pu payer quelqu’un pour faire les recherches. Elle donne ton adresse, le type sur-veille la maison, il entre avec les clefs qu’elle lui a fournies dès qu’il te voit partir, puis fouille notre ordinateur. Il sait maintenant quand et où a lieu notre rendez-vous avec Régis !
— Je ne sais pas si c’est ma mère qui est derrière tout ça, mais une chose est sûre, quelqu’un est effectivement au courant de ce rendez-vous… Tu penses qu’on doit l’annuler ou le déplacer ?
— Je ne sais pas, on pourrait faire d’une pierre deux coups, si notre visiteur vient. De toute façon, au pire, on va avoir droit à une scène de famille qui pourrait t’en apprendre beaucoup.
— Ok, on ne change rien pour Rouen, par contre, ce week-end, tu poses un autre verrou sur la porte… je serai plus rassurée.
— Moi aussi ! annonça Dorian en se levant pour serrer sa compagne contre lui aussi fort que possible sans lui faire mal.

Les jours qui suivirent l’intrusion, la jeune femme, inquiète, passa une partie de ses journées en balade avec les enfants, le temps était doux et ensoleillé, les fleurs embaumaient et Nathan était ravi de gambader dans les parcs de la ville et de se faire des copains dans les aires de jeux.
Les vacances d’été arrivèrent enfin, Anaëlle prépara les valises pour leur départ, elle était impatiente. Ils devaient passer deux journées chez ses beaux-parents, le temps que les enfants se familiarisent à ce nouvel environnement, puis Dorian et elle prendraient la route vers Rouen et ses environs pour deux ou trois jours avant de rentrer. Lise devait les rejoindre directement à la chambre d’hôtes. Anaëlle qui, lors de la réservation, avait hésité entre deux maisons d’hôtes et qui avait finalement opté pour la moins onéreuse, même si elle était légèrement moins bien située, avait décidé d’annuler, après l’intrusion, pour réserver finalement la seconde. Elle était plus chère, mais c’était au moins le prix de sa tranquillité et peut-être même celui de sa sécurité. Elle avait ressassé cette affaire dans tous les sens et, bien que l’intervention de sa mère fût plausible, elle n’arrivait pas à y croire.
Maintenant que la machine était lancée, elle voulait tout savoir et comprendre la part obscure qui paraissait entourer sa naissance. Elle espérait ainsi lever le danger qui semblait peser sur elle et par extension sur sa famille.

— Il nous a demandé de les surveiller, tu te sou-viens ? Non, tu étais si jeune à cette époque. J’étais si heureuse qu’enfin il se tourne vers moi, vers nous ! Nous ne devons pas faillir, nous n’avons pas le droit de trahir sa mémoire. Sa mort ne change rien, notre mis-sion reste toujours la même. Il me manque tant !
— Je n’ai pas trouvé grand-chose chez la fille et je n’ai aucun moyen de débusquer ce type avant l’heure du rendez-vous. J’ai cherché sur Internet, il y a des centaines de Régis Legrand… Du coup, on fait quoi ?
— Tu iras au rendez-vous et lorsque tu l’auras repéré avec certitude, tu l’élimineras…
— Comment ?
— Je vais me procurer une arme d’ici là.
— Tu es complètement folle ! Et si je me fais prendre !
— Ne t’inquiète pas, mon chéri, tu es si fort… Tu es mon fils et surtout, tu es son fils… Il te protégera, rien ne pourra t’arriver.

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Avis : auteurs auto-édités / Dérapages inattendus de Jean-Luc Rogge
« Dernier message par Antalmos le ven. 19/05/2023 à 16:49 »
Après avoir terminé Dérapages inattendus, premier ouvrage que j'ai choisi de lire de Jean-Luc Rogge, je comprends mieux pourquoi l'auteur a choisi d'écrire essentiellement des recueils de nouvelles car un constat s'impose : il excelle dans cette discipline.
Doté d'une plume fluide et efficace, il parvient, à partir d'histoires courtes et de situations pourtant banales au départ, à captiver le lecteur au travers d'évènements inattendus dont on n'a qu'une hâte : connaître le dénouement. Que l'on enterre son chien ou que l'on échappe à un accident mortel ou même que l'on fait des rencontres sur les réseaux sociaux, chacun de ces évènements anodins va faire basculer la vie des personnages clés de manière inattendue, d'où le titre du roman qui porte bien son nom. Ce recueil de six nouvelles est vraiment une belle découverte pour moi, où s'entremêlent du mystère, du sexe et des tueries, mais sans jamais tomber dans l'excès.
L'imagination fertile de l'auteur, l'utilisation du présent et une écriture à la première personne pour mettre le lecteur en immersion, concourent encore au plaisir de lecture.
J'ai beaucoup aimé particulièrement la deuxième nouvelle " Pourquoi es-tu vivante ? " et plus encore
celle où le personnage principal, un homme ordinaire, devient un tueur en série. Je parle bien sûr de la
nouvelle intitulée... non, je vais vous laisser la découvrir.
En résumé, j'ai pris beaucoup de plaisir à la lecture de ce recueil que je vous recommande. Pour ma part, il m'a fortement donné envie de lire prochainement un autre ouvrage de l'auteur.
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Mise en avant des Auto-édités / La Bibliothèque-T3-Aimer de Pauline Deysson
« Dernier message par Apogon le jeu. 11/05/2023 à 17:17 »
La Bibliothèque-T3-Aimer de Pauline Deysson



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À la coccinelle arc-en-ciel

Chapitre 1 : La première porte

I

De hauts arbres s’élevaient autour d’elle. Des arbres au tronc si serré qu’ils formaient des murs. De longues allées brunes aux reflets verdoyants s’étendaient à perte de vue. Par endroits, dans un coin de ciel d’un azur irréel, on apercevait des arches de verre… Des arches de verre ? Au beau milieu d’une forêt ?
Émilie se retourna. Quel étrange bois ! Nul chant d’oiseau n’y résonnait, aucun souffle d’air ne venait caresser sa peau. Elle se mit à marcher. Le son de ses pas s’étouffait très vite sous l’épaisse canopée. Elle jetait de temps à autre un regard intrigué aux reflets irisés qui se devinaient au-dessus de la forêt.
Enfin, elle parvint à une bifurcation.
De quel côté tourner ?
Les chemins se ressemblaient tous, inextricable labyrinthe d’arbres et de cristal.
Un homme au visage masqué apparut dans l’allée adjacente. Vêtu d’un étrange uniforme, ses yeux gris dévisagèrent Émilie.
« Qui es-tu ? lança-t-elle.
– Je suis le Ninja gris, répondit l’inconnu, hautain.
– C’est un nom bizarre.
– Comment oses-tu ? s’insurgea l’homme. Je suis le héros d’Oméga, j’enquête sur de mystérieuses disparitions…
– Sais-tu où nous sommes ? »
Le Ninja gris regarda autour de lui.
Les mêmes arbres serrés, les mêmes arches de verre, d’autres carrefours dans le lointain.
« Ce monde n’est pas normal, soupira le Ninja.
– Partons à gauche, il y a davantage de croisements.
– La droite m’inspire davantage.
– Fais comme tu veux. »
Émilie s’engagea dans l’allée de gauche. La terre crissait sous ses pas. Une terre fine, mêlée à de minuscules graviers. Il ne lui fallut pas longtemps pour atteindre la bifurcation… Elle débouchait sur un chemin similaire aux précédents.
Émilie avança jusqu’à la prochaine intersection.
Comment des arbres pouvaient-ils pousser aussi serrés les uns contre les autres ? Elle ne parvenait même pas à glisser sa main entre deux troncs… Et ces arches transparentes, elles devaient avoir des fondations…
Elle gagna l’allée suivante.
Elle marchait de plus en plus vite.
Un nouveau croisement.
Puis un autre.
Elle commença à courir.
Impasse.
D’où venait-elle ? À force de tourner, elle avait perdu le sens de l’orientation.
Elle voulait sortir d’ici. Elle avait une vie à vivre…
La terre lui renvoyait des grincements désagréables. Elle s’arrêta pour gratter le sol du pied. Les quelques centimètres d’humus recouvraient une surface dure, trop lisse pour être de la pierre…
« C’est du verre. Oméga en est envahi. »
Accolé aux arbres, les bras croisés, le Ninja gris la fixait d’un air suffisant.
« Ce que je ne comprends pas, poursuivit-il, ce sont ces arbres. Il n’y en a pas autant dans Oméga. Ils forment un labyrinthe.
– Comment peut-on être dans un labyrinthe ? répliqua Émilie. Je n’ai aucun souvenir d’être entrée ici.
– Moi non plus.
– Il doit y avoir une logique…
– Il faut aller de l’avant ! Ce n’est pas en restant là que nous trouverons la sortie.
– Alors pars ! Pourquoi es-tu revenu me chercher ? Et comment as-tu fait pour me retrouver ?
– Je maîtrise Oméga comme ma poche. Je sais comment m’y déplacer rapidement, sans être vu.
– Dans ce cas, tu devrais avoir repéré une issue.
– C’est pour cette raison que je suis avec toi, poursuivit le Ninja sans se départir de sa suffisance. Ta présence ici est aussi anormale que celle des arbres : tu dois donc être liée à eux et à la sortie.
– D’où tires-tu autant de certitudes ?
– Je connais Oméga par cœur. Je n’y ai jamais vu une fille brune aux yeux bleus. J’ai demandé à Iris de t’analyser… Comment t’appelles-tu ? »
Les pensées d’Émilie se bousculaient. Brune aux yeux bleus ? C’était bien elle et pourtant… Pourquoi s’imaginait-elle blonde aux yeux noisette ? Que voulait dire le Ninja quand il parlait de jouer ? Qui était Iris ?
« Hé, tu m’écoutes ? l’interpella le Ninja. Je t’ai demandé ton nom !
– Qui est Iris ?
– Mon Revery, quelle question. Tu ne fais décidément pas partie d’Oméga… »
Émilie n’entendait plus. Trop d’informations luttaient pour émaner des brumes de son esprit. Un Revery… Elle était sur le point de se souvenir de quelque chose. Un élément capital. Une clé qui la ferait sortir à coup sûr du labyrinthe. Mais devait-elle partir maintenant ? N’avait-elle pas une mission à remplir ?
Trop tard. Tout lui revenait…
« C’est un rêve ! » eut-elle le temps de lancer au Ninja gris avant de disparaître.



« C’est un rêve, » murmura-t-elle au livre ouvert devant elle.
Assise à côté d’elle, une silhouette bleutée fixait les signes d’or qui en constituaient le texte. De sa main transparente, elle tourna une page.
Quelques secondes s’écoulèrent.
Une autre page.
Peut-on mesurer le temps dans un lieu où il n’existe pas ?
Une nouvelle page.
Une âme rêvait, et Émilie ne parvenait pas à l’accompagner. Une âme qui s’imaginait en Ninja gris et ne savait pas qu’elle lisait, une âme qui oublierait ce rêve comme tous ses autres songes, à l’inverse d’Émilie qui s’incarnait au milieu de ces pages comme dans une vie réelle. Chaque départ de la Bibliothèque représentait un changement d’univers auréolé d’oubli ; chaque retour symbolisait la fin d’une vie.
« Comment es-tu sortie ? »
Une femme à la longue tresse noire striée d’argent venait de la rejoindre, un livre à la main. Les yeux clairs de la Bibliothécaire la regardaient avec bienveillance. C’était la troisième fois qu’Émilie échouait à rêver avec une âme.
« C’est toujours la même chose. À chaque fois qu’ils mentionnent leur Revery, tout me revient. Je suis dans le labyrinthe, l’esprit vide, plus ou moins près d’eux. Nous comprenons que nous sommes piégés, ils appellent leur Revery au secours. Je pense à mon Revery, à la fleur de lys, à la Bibliothèque, je me souviens que c’est un rêve. Je n’arrive pas à rester dedans tandis qu’eux continuent l’histoire… »
Comme pour la narguer, l’âme tourna la page qu’elle était en train de lire.
« Pourquoi ? dit Émilie en se levant rageusement. Pourquoi ne puis-je pas rêver en étant consciente de l’existence de la Bibliothèque ? À ce rythme, je ne serai jamais prête à combattre Jean…
– Je repousserai Jean autant de fois qu’il le faudra. »
Émilie resta muette. Ses cheveux blond cendré, coupés à la garçonne, lui effleuraient les yeux sans dissimuler son regard noir.
« Je sais que tu as du mal à me faire confiance, reprit la Bibliothécaire. Mais vois ce que tu es devenue ! »
Émilie fixa Antonie sans comprendre.
« Ton âme a considérablement grandi. Ton apparence est celle d’une jeune fille de vingt ans, proche du summum de ses potentialités. Depuis ton retour d’Alma, tu as l’impression d’avoir tout perdu. Tu traverses pourtant le seul chemin menant à l’arme capable de t’aider contre Jean… Toi-même.
– J’en ai assez ! Assez de souffrir aveuglément pour un combat qui n’est pas le mien. D’abord vous écrivez pour moi un livre merveilleux où je sauve le Technomonde grâce à la magie, ensuite vous m’envoyez sans aucun avertissement dans un autre rêve inspiré du passé, où je suis vouée à perdre une guerre que je ne peux pas empêcher. Non contente de manipuler mes émotions sous le prétexte de faire de moi une Bibliothécaire, vous permettez à Jean d’entrer dans mon livre. Vous le laissez posséder mon âme. Et tout cela pourquoi ? Parce qu’en plus d’abandonner tous mes idéaux, il était important que je sache quelle menace votre ancien apprenti représente. Vous jouez avec moi ! À présent, vous m’envoyez rêver dans un troisième livre avec des inconnus. Vous prétendez que cela me permettra d’aller de l’avant, mais vous refusez de tout me dire ! Souffrir n’est pas suffisant, il faut que je progresse par moi-même pour devenir un jour capable de vaincre Jean à votre place… J’en ai assez !
– Ta rencontre avec Jean n’a pas été un choix prémédité. Il est entré dans la Bibliothèque en se servant d’un rêveur et je n’avais pas la force de le repousser : j’ai dû prendre des risques à tes dépens et j’en suis désolée. La voie du Bibliothécaire n’est jamais facile : je suis passée par les mêmes désillusions que toi. Tu crois que je t’utilise ; c’est faux. Ta venue ici a été motivée en partie par mon désir de vaincre Jean, mais cela ne doit pas être ton principal objectif. Anéantir celui qui fut mon apprenti est une nécessité, non une fin en soi. C’est le seul moyen pour toi de lire et de faire rêver les âmes en toute quiétude.
– Et si je ne veux pas vivre plusieurs vies ? Si je souhaite retourner dans le Technomonde ?
– Si tu le désirais vraiment, tu serais déjà partie. Gagne le centre du labyrinthe et tu obtiendras les réponses que tu attends.
– Je n’arrive pas à vous faire confiance. Comment puis-je progresser si vous me cachez une partie de la vérité ?
– Cette découverte doit être la tienne. Tu m’as reproché de tout prévoir, de te manipuler : cette fois, ce n’est plus le cas.
– Vous décidez ce que je dois lire et avec qui je dois rêver. Je ne suis jamais seule. Je ne suis jamais libre.
– C’est le dernier livre que je choisis pour toi. Parviens au centre du labyrinthe et tu liras ce que tu voudras. Je te le promets. »
L’amertume d’Émilie était palpable.
« Cela ne marche plus, trancha-t-elle. Les obstacles ne me poussent plus à avancer. Je ne sais même pas pourquoi je m’acharne à entrer dans ce livre.
– Parce que tu es curieuse. En dépit des épreuves que tu as traversées, tu as toujours soif de connaissances. »
Émilie garda longtemps le silence. Pouvait-elle avoir foi en cette nouvelle promesse ? Les mots avaient perdu leur pouvoir. Elle aurait pu quitter la Bibliothèque… Pour aller où ? Elle avait peur. Peur d’elle-même. Peur d’être poursuivie et dominée par Jean. Peur de ce qu’elle serait prête à faire pour se libérer.
« Très bien, lâcha-t-elle enfin. J’accepterai de suivre vos conseils une dernière fois.
– Je te remercie.
– Cela ne signifie pas que je vous pardonne.
– Je comprends. »
Résolution et regret se partageaient le regard d’Antonie. Émilie la fixa, gravant dans son cœur ce pacte tacite. Il lui fallut un long moment pour accepter cet état de fait, et revenir au problème qui la préoccupait.
« Pourquoi m’imposez-vous d’accompagner des rêveurs ?
– Les âmes, qu’elles te ressemblent ou qu’elles s’opposent à toi, t’obligent à te poser des questions. Elles préviennent l’enfermement et la stagnation ; elles t’aident à progresser dans le labyrinthe et à maîtriser tes pouvoirs. Apparais-tu systématiquement au même endroit ?
– Non, bien sûr. Vous m’avez demandé d’imaginer un dédale différent à chaque fois, pour que Jean ne perçoive pas ma présence à travers les rêves.
– En effet. Il ne faut pas que plusieurs personnes rêvent dans un cadre identique ou te rencontrent sous la même forme. À travers leur Revery, Jean finirait par repérer cette anomalie et saurait où te trouver…
– Sans compter qu’il tuerait probablement les rêveurs concernés. Vous me l’avez assez dit, j’ai bien retenu la leçon… Toujours créer un nouveau labyrinthe et changer d’apparence à chaque tentative. Cela ne répond pas à ma question !
– Le labyrinthe s’est-il déjà matérialisé comme que tu l’imaginais ?
– Non. Pendant quelques secondes, tout au plus… Le temps pour l’âme d’entrer dans le rêve… »
Émilie s’interrompit.
« Vous voulez dire que… Ces ajouts bizarres viendraient des rêveurs ? Je croyais avoir mal pensé…
– À quoi t’attendais-tu et qu’as-tu vu à la place ?
– J’ai souhaité une forêt ; des arches de verre surplombaient les arbres. Avec le deuxième rêveur, j’ai imaginé des haies mais les buissons contenaient des piles de vêtements. Et la première fois… J’ai pensé à des briques qui se sont recouvertes d’icônes Revery. Est-ce parce que le rêve se plie en même temps à l’âme et à moi ?
– Exactement. Plus ce que tu imagineras sera flou, plus tu laisseras d’amplitude à la vision des âmes.
– Et après ? Je n’ai pas accès à leurs souvenirs. Seulement à ce qu’elles inventent. Quand je les questionne sur leur passé, elles m’ignorent et ne parlent que de trouver la sortie du labyrinthe.
– Essaie de les suivre.
– Comment faire pour ne pas me réveiller ? Dès qu’elles mentionnent le Revery, je quitte le rêve. »
Le regard évasif, Antonie laissa mourir l’écho de la voix d’Émilie avant de lui répondre.
« Pour moi, c’était le vol.
– Que voulez-vous dire ?
– Parcourir le ciel en flottant, comme les dieux et les héros. J’adorais ça. À chaque fois que j’entrais dans ce livre, je volais pour m’échapper du labyrinthe. Quand l’excitation de la réussite ne me faisait pas perdre cette incroyable faculté, les murs s’élevaient en même temps que moi. Ou bien j’avançais vers un obstacle précis que quelqu’un ou quelque chose me retenait toujours d’atteindre. La frustration finissait par m’éveiller. J’avais beau avoir déjà rêvé auparavant, j’étais comme une enfant. En revenant dans la Bibliothèque, je découvrais que le vol n’avait été qu’un rêve… Lasse de ces échecs, j’ai décidé d’associer irrémédiablement le vol au rêve. Pour ne plus éprouver cette immense déception en sortant du livre. Au début, ce fut un fiasco. Quand je m’envolais, le souvenir du rêve luttait aussitôt pour refaire surface : alors, je me retrouvais dans la Bibliothèque, tout comme toi.
– Êtes-vous arrivée au centre du labyrinthe ?
– J’ai persisté, avec acharnement. Le Bibliothécaire m’incitait à abandonner cette obsession pour me concentrer sur le labyrinthe. Mon désir était trop intense… Après plusieurs tentatives infructueuses, j’ai fini par mêler si bien le vol au rêve que, à peine décollée du sol, je prenais conscience de la Bibliothèque, sans pour autant m’éveiller. Je suis devenue capable de m’envoler à volonté. J’ai cessé de nager la brasse à travers les airs, ou de faire de grands sauts : je me suis imposé de voler par la seule force du regard et j’ai parcouru des paysages incroyables. J’ai appris à interpréter les symboles de sorte à créer des panoramas sans cesse renouvelés, allant jusqu’à emplir les trois dimensions. Voler semblait tellement impossible dans ma réalité qu’il m’a fallu beaucoup d’efforts pour rendre ce geste vraisemblable, facile, comme s’il avait toujours fait partie intégrante de mon quotidien.
– Vous aviez un désir. Je n’en ai aucun.
– Tu dois chercher en toi la clé qui te permettra de prendre conscience du rêve et de ton pouvoir sans te réveiller. Trouve un autre souvenir auquel associer le Revery : une évocation qui sera une invitation au rêve. »



Des centaines de silhouettes bleutées se pressaient autour de la Bibliothécaire et de son apprentie. Grandes, petites, belles, laides, filiformes, épaisses, on discernait sur leur visage une paire d’yeux blancs. Bien que certaines se ressemblent, aucune n’était parfaitement identique à sa voisine. Au premier regard, la Bibliothécaire savait quel rêve leur conviendrait : dans sa main apparaissait le livre dont le rêveur avait besoin.
Quand Antonie lui fit signe, Émilie conduisit l’âme qu’elle lui désignait parmi les tables et tourna l’angle pour ne plus voir la porte. Il s’agissait d’une âme de petite taille aux yeux écarquillés. Probablement une enfant, songea Émilie alors qu’elle se remémorait les explications de la Bibliothécaire :
« Même si l’apparence des âmes reflète leur être véritable et non leur physique terrestre, les deux sont inextricablement liées. L’âge des hommes sur Terre influence leur perception d’eux-mêmes et du monde. Une petite âme peut appartenir à un enfant, ou à un adulte qui se considérerait comme inférieur aux autres. Pour savoir qui se tient devant toi, observe et vide ton esprit. »
 Émilie s’installa à côté du rêveur et ouvrit son livre. Ils posèrent ensemble le doigt sur le premier signe du rêve.
Un labyrinthe.
Quelle apparence adopter, cette fois ? Émilie peinait à s’imaginer autrement. Jusqu’à présent, elle s’était contentée de modifier ses yeux et ses cheveux, indifférente à l’effort que lui demandait Antonie.
Elle ne ressemblait à rien. Elle ne se projetait dans aucun personnage avec assez de force pour désirer s’y incarner. Une chose informe, voilà à quoi se réduisait son âme… Une masse incolore et terne, dégoulinante, possédant tout juste un visage. Telle serait sa prochaine apparence.
Lorsqu’elle eut une image nette de son futur aspect, Émilie se plongea dans le labyrinthe. Peu lui importait le décor du dédale.
Elle s’imagina, intacte sous sa carapace flasque. Elle se voyait quelque part dans une allée. L’éclat déclinant du crépuscule, une odeur rappelant l’humus, la mousse verdoyante sur les pierres grises…
Il n’y avait qu’elle. Dans le labyrinthe.

Émilie ouvrit les yeux. De hauts murs l’entouraient. Des murs anciens, envahis par le lichen et tapissés de symboles lumineux. Des symboles lumineux… Quand elle tendit la main pour les toucher, Émilie s’aperçut qu’elle n’avait pas de doigts. Ce qui lui faisait office de bras se terminait en moignon informe. Elle était recouverte d’une substance grisâtre, qui se répandait en gouttes molles lorsqu’elle bougeait. Pourtant, elle avait l’impression d’être elle-même. Si elle se concentrait, elle parvenait à remuer les doigts ; cachée sous cette carapace flasque, elle demeurait inchangée. Elle se sentait ridicule.
Et ces symboles… Celui qu’elle s’apprêtait à palper ressemblait à un gâteau aux fraises. Très coloré, il n’était pas gravé sur le mur comme elle l’avait d’abord cru. Il… Brillait. Par-dessus les pierres. Lorsqu’elle voulut le toucher, son moignon passa à travers ; elle sentit confusément la roche froide et humide. Elle se retira ; une tâche grise témoignait de sa tentative.
« Qui es-tu ? »
Une femme aux formes généreuses se tenait à côté d’Émilie. Vêtue d’un costume blanc près du corps, une grande cape rouge flottait derrière elle. Ses longs cheveux bouclés, animés d’une vie propre, se mouvaient autour de sa tête sans le secours du moindre souffle de vent.
« Tu es vraiment bizarre ! s’exclama l’inconnue. Tu ressembles à un monstre mal fagoté… Toi aussi tu joues à Hero Star ?
– Quoi ?
– Hero Star. Tu sais, ce jeu où on peut se transformer en superhéros et devenir des stars ! Mop vient de me le faire découvrir.
– Mop ?
– Je m’appelle Nao 9, et toi ?
– Émi… »
Non. Elle ne devait pas révéler son vrai nom.
« Émi 0.
– J’ai essayé de voler pour sortir d’ici mais ça ne marche pas, les murs grandissent en même temps que moi. Mop pense qu’on est dans un labyrinthe bionique… Tiens, le voilà qui arrive ! »
Une boule noire de la taille d’un poing vint flotter près de la tête de Nao 9.
« Mop, je te présente Émi 0.
– Enchanté ! »
Mop parlait d’une voix de garçon, enthousiaste, un soupçon métallique.
« Allons par ici ! reprit Nao 9. Peut-être qu’à trois on aura plus de chances de trouver la sortie. »
La jeune femme dégageait une énergie contagieuse. Comment pouvait-elle marcher avec des talons aussi hauts ? Et qu’était Mop exactement ?
« Vous avez vu les murs ? lança Nao 9. On dirait des icônes de Cook and Shop ! Quand je les ai touchées, il ne s’est rien passé…
– J’ai exploré la deuxième allée, poursuivit Mop. Je n’ai rien trouvé à part d’autres chemins.
– N’as-tu pas la carte de cet endroit ?
– Peut-être faut-il la débloquer. Je n’ai aucun réseau auquel me connecter…
– Je vais essayer de m’envoler encore une fois. »
D’un saut dynamique, Nao 9 se propulsa vers le ciel. Au milieu des ors du crépuscule, Émilie ne discernait plus que sa cape vermeille et sa crinière blonde. Elle avait depuis longtemps dépassé la hauteur apparente des murs.
Lasse d’attendre, Émilie emprunta une route adjacente. Mop vint flotter devant elle.
« Où vas-tu ? Nao n’est pas revenue !
– Elle aurait déjà dû franchir les parois. Ce labyrinthe n’est pas normal ; je veux l’explorer. Regarde le ciel ! On ne voit même pas le soleil pour s’orienter… »
Dès qu’elle redescendit, Mop se précipita vers Nao.
« Les murs montent avec moi, rien à faire… Le soleil ? Maintenant que tu en parles, j’ignore où il est. Quelle heure est-il ?
– La nuit va bientôt tomber, commenta Mop. Je ne sais pas vous, mais ça donne faim.
– Tu as raison ! lança Nao. Je vais nous préparer un bon gâteau. Démarre le jeu, Mop ! »
La grosse perle noire s’exécuta. Les icônes sur les murs s’illuminèrent ; les échos d’une musique sucrée résonnèrent dans les allées.
Nao 9 touchait les dessins à une vitesse impressionnante.
« Fruit ! »
« Crème ! »
« Sucre ! »
« Bonus temps ! »
Lorsqu’elle posait sa main sur une icône en claironnant son nom, celle-ci s’illuminait.
La musique s’accélérait, obnubilante ; Mop encourageait Nao en sautillant dans les airs.
Émilie voulait fuir et se boucher les oreilles, mais l’énergie de Nao la clouait sur place.
Quand elle s’écarta enfin du mur, les symboles s’étaient rassemblés en un gigantesque gâteau chocolat-fraise, aux couleurs criardes et à la forme parfaite.
« À table ! déclara Nao.
– Félicitations, tu as gagné 2500 points ! » renchérit Mop.
Émilie ferma les yeux. Elle ne supportait plus cette musique. Elle aussi, il y a très longtemps, avait clamé ces noms. Incapable d’obtenir plus de 200 points… Elle revoyait ses mains. Non, elle n’avait plus de mains… La mélodie cédait la place aux échos de voix d’enfants…
« Regardez ! »
Le cri de Nao ramena le silence.
Un homme se dirigeait vers eux. Un individu grand et frêle, vêtu d’une armure moderne aux reflets verdoyants, les cheveux coiffés en pointe au sommet de sa tête. Les lèvres fines, l’air sournois, il s’immobilisa non loin d’eux.
Nao le rejoignit, entraînant Émilie et Mop dans son sillage. Sa cape et sa chevelure se mirent à flotter de plus en plus rapidement autour d’elle. L’inconnu les fixait sans dire un mot. Émilie était persuadée d’avoir déjà vu ce visage…
« Viper ! s’exclama Nao. Que fais-tu ici ? »
L’homme afficha un sourire méchant.
« Je ne te laisserai pas passer, May. Tu es à moi, tu le sais bien. »
May ? Viper ? Émilie fut parcourue d’une décharge électrique.
« Les personnages d’Amour impossible, murmura-t-elle.
– Aide-nous, Émi 0 ! lança Mop. Nous devons vaincre Viper, sinon il enlèvera May !
– Je…
– Ne me touche pas ! »
Viper tentait d’emmener Nao de force. Mais était-ce bien Nao, cette fille en robe de métal argenté, à la coiffure étrange ? Où se trouvait l’héroïne capable de s’envoler ? Alors qu’Émilie fixait la scène, Mop se précipita au secours de celle qui ressemblait désormais à la princesse May.
« Lâche-moi !
– Laisse-la tranquille, grosse brute ! Aide-nous, Émi 0 !
– Hors de mon chemin, sale Revery ! »
D’un grand coup de poing, Viper projeta Mop contre le mur.
Revery. Émilie le savait, le mot lui brûlait les lèvres depuis le début… Mop, Viper, Nao 9, tout ce qu’elle venait de vivre…
« C’est un rêve ! »
Son exclamation ramena le silence sur le labyrinthe. Nao, Viper et Mop se figèrent.
Près d’Émilie, une pierre tomba du mur. À travers, elle apercevait une autre allée.
Une deuxième brique la rejoignit.
Puis une troisième.
Les icônes de Cook and Shop s’éteignaient…



« Encore raté. »
Émilie ne s’adressait à personne en particulier. L’âme à côté d’elle poursuivait son rêve ; le premier chapitre touchait à sa fin.
Si près du but…
« Tu es allée plus loin que d’habitude. »
Émilie ne contredit pas Antonie. Jamais elle n’était arrivée aussi près du deuxième chapitre.
« Le Revery m’a encore fait sortir, commenta-t-elle. Et cette fois… Quelqu’un nous a rejoints. Un personnage d’une série que je regardais dans le Technomonde. Une histoire que Nao… Que cette âme connaît.
– S’est-il produit autre chose ?
– Je l’ai suivie. Nao. D’habitude, je vais de mon côté. Mais elle… Elle m’a obligée à l’accompagner.
– As-tu résisté ?
– Non. Son Revery est apparu. Elle a essayé de voler hors du labyrinthe, puis Viper est arrivé. Elle jouait à Cook and Shop. Sur les murs. »
Émilie se tut. Elle avait la désagréable impression qu’Antonie lisait dans ses pensées.
« Vous l’avez choisie pour cette raison, n’est-ce pas ? reprit-elle. Nao. Vous saviez qu’elle partageait certains souvenirs avec moi.
– Elle ressemble à ce que tu aurais pu être si tu avais accepté le Revery. J’ai voulu t’aider à associer cet objet à d’autres réminiscences.
– C’était une bonne idée… J’ai progressé dans le labyrinthe. »
Émilie fixa froidement Antonie.
« C’est Nao qui a fait apparaître Viper. Il n’était rien de plus qu’une émanation d’elle.
– Détrompe-toi, répliqua Antonie. Tu viens de rencontrer un gardien.
– Un gardien ? Qu’est-il censé protéger ?
– La première porte du labyrinthe.
– Pourquoi ne l’ai-je jamais vu auparavant ?
– Tu n’as pas laissé le temps au rêveur qui t’accompagnait de révéler ses forces.
– Que voulez-vous dire ?
– Lis mieux. Analyse les formes que prend le labyrinthe. »
Émilie resta silencieuse. Elle ne savait pas quelle attitude adopter auprès des rêveurs. Lorsqu’elle était reine d’Alma, elle avait tué un homme de ses mains. Elle avait vu des êtres chers torturés, défigurés, assassinés. Ses actions irréfléchies avaient entraîné la perte de milliers d’innocents. Peu importait que les morts soient de papier : ils avaient ouvert dans son cœur une plaie bien réelle. Elle se méprisait et dédaignait la nature humaine qui l’avait conduite à de telles extrémités.
Le tempérament simplifié des rêveurs les rendait plus étranges et incohérents que les personnages. Aucun jusque-là ne lui avait apporté quoi que ce soit. Réels, ils se caractérisaient par l’incohérence de leurs univers : habituée à la logique des songes en solitaire, Émilie ne parvenait pas à cohabiter avec leur imaginaire disparate et imprévisible. Comment réagiraient des êtres aussi fantasques si elle laissait libre cours à sa mémoire ? Resteraient-ils imperméables à sa réalité ?
« Puis-je montrer aux âmes mes anciens rêves ? finit par lâcher Émilie. Avalon, les sirènes, les fées… Alma.
– Tu peux utiliser sans danger les souvenirs de ton premier rêve. Les créatures que tu y as rencontrées sont présentes de manière à peine déguisée dans de nombreux jeux vidéo et films ; si les âmes les nomment autrement que toi, leur surgissement dans un rêve n’a rien d’invraisemblable. Cependant, méfie-toi de ton deuxième rêve. Jean pourrait reconnaître des lieux ou des personnes. Je sais que cela représente une difficulté supplémentaire…
– Sans Jean, tout aurait été différent.
– La connaissance de soi nécessaire à la maîtrise du rêve est une voie semée d’embûches et de souffrance, répliqua Antonie. Les peurs et les faiblesses que nous apprenons à affronter sont inhérentes à notre humanité. Jean accélère et accentue un cheminement que la Bibliothèque t’oblige à suivre.
– Un être humain normal ne peut vivre autant de vies. Il perdrait son identité.
– C’est pourquoi il est essentiel que tu atteignes ton être véritable. Ainsi, tu pourras rêver sans oublier qui tu es…
– Et vaincre Jean.
– C’est un objectif secondaire. »
Secondaire… Pour Émilie, triompher de celui qui l’avait poussée à assassiner un homme de sang-froid constituait une priorité.
« Puis-je leur parler de moi ? Aux rêveurs. Puis-je leur raconter… Ce que j’éprouve ?
– Bien sûr, si tel est ton souhait. Veille simplement à ce qu’ils ne connaissent pas ton nom…
– Et ?
– Prends garde à l’intensité de tes sentiments. Si tu leur ouvres trop ton cœur, tu les marqueras, comme Mélisande t’a marquée dans ton premier rêve. Ils se souviendront de toi à leur réveil, se remémoreront ta présence à défaut de voir ton visage, ils partageront avec leur Revery ce songe où ils ont éprouvé des émotions inhabituelles. »



Quand Émilie ouvrit le livre, elle regarda avec plus de vigilance le symbole du labyrinthe et se remémora les formes qu’il avait prises. Haies, arbres, briques, pierres, une caractéristique commune reliait-elle ces dédales ?
« Ils sont faits de matière naturelle, mais le symbole ne l’exige pas, pensa-t-elle. Les rêveurs y ont inséré des fragments de jeux vidéo… »
Un détail dans le premier signe du rêve retint son attention. Labyrinthe, clamait l’icône à l’intérieur du triangle. Concentrée sur ce dessin, Émilie n’avait jamais remarqué le deuxième signe superposé au symbole, qui saturait pourtant l’ensemble du texte : un lieu où l’on se sent bien. Comment pouvait-on être à l’aise dans un dédale aussi gigantesque ?
Cependant, Émilie ne pouvait le nier. Depuis le début, elle avait transposé dans le labyrinthe des environnements qu’elle aimait.
Si elle laissait l’âme à côté d’elle concevoir l’intégralité du dédale, que se produirait-il ? Perdue dans le Technomonde, irait-elle plus facilement de l’avant ?
Émilie commença par s’imaginer elle-même. Elle-même, sous une nouvelle carapace… Une armure ferait l’affaire. Une cuirasse noire, légère comme un vêtement et aussi résistante que la pierre.
Où ? Dans un labyrinthe carrelé. De grandes dalles claires veinées de gris, au contour doré… Elle voyait ce sol. Accroupie, elle pouvait presque le toucher…

Un carrelage blanc s’étendait devant elle. Frais et lisse, elle le caressait de la main quand son regard fut attiré par les murs. Des parois couvertes d’images se dressaient à perte de vue. Lorsqu’elle s’approcha, elles s’animèrent… C’était un miroir ! Une glace infinie sur laquelle brillaient des photos rondes. Des visages. Femmes, hommes, enfants, des dizaines de milliers de portraits se succédaient, dessinant des couloirs aux briques étranges. Tous montraient des personnes à l’apparence remarquable. Tatouages, piercings, maquillage, lèvres et nez déformés, peau tirée, en dépit d’une notion très relative de la beauté, chaque individu arborait l’expression de quelqu’un qui se présente sous son meilleur jour.
« Miroir est mon réseau préféré. »
Il fallut quelques secondes à Émilie pour apercevoir les deux grandes bulles qui flottaient non loin d’elle. L’une représentait un homme aux yeux bridés, assez jeune malgré ses cheveux d’un blanc de neige. L’autre ressemblait à une girafe à lunettes.
« Je m’appelle Cheng, et toi ? »
La question émanait de l’homme. La voix correspondait à son image : douce, à la fois mature et enjouée.
« Je suis Émi… Émi 6. »
L’autre bulle éclata d’un rire froid.
« Tu ne peux pas t’appeler comme ça ! On dirait un pseudonyme à la Hero Star… Sur Miroir, nous interdisons les chiffres dans les noms. Chacun doit se montrer sous sa véritable apparence, avec son vrai nom ! D’ailleurs… Ton armure n’est pas autorisée non plus. Les Divêtis n’en fabriquent pas.
– Lisham, ne sois pas désagréable, intervint la bulle qui s’appelait Cheng. Tout le monde est le bienvenu sur Miroir. »
La bulle girafe ne daigna pas répondre.
« Ne fais pas attention à lui, reprit Cheng. Tu peux bien rester Émi 6… Mais Lisham n’a pas entièrement tort. Miroir privilégie l’apparence et les rapports humains sincères. Nous n’acceptons pas les photos fantaisistes et les noms non enregistrés dans le Répertoire Universel. »
La photo de Cheng ne bougeait pas lorsqu’il parlait. Émilie ne s’habituait pas à cette voix désincarnée. Son reflet noir renvoyé par les murs lui donnait le vertige ; elle s’appuya contre un des visages imprimés sur le miroir.
« Bonjour ! Je m’appelle Kashua, j’aime jouer à Mega-beauty et mon film préféré est D’amour et de larmes. J’ai rejoint Miroir parce que je veux être appréciée pour ce que je suis ! Et toi, qui es-tu ? »
Émilie fit un bond en arrière ; Lisham émit un ricanement narquois.
« Que t’arrive-t-il, Émi 6 ? demanda Cheng. Pourquoi ne contactes-tu pas Kashua ? Son message d’accueil a l’air engageant, elle doit être adorable ! Que ses rêves se réalisent. »
L’entrain de Cheng accrut l’incrédulité d’Émilie. Il flotta quelques instants devant elle, guettant vainement sa réponse.
« Je sais ! s’exclama-t-il. C’est ton armure qui te rend si distante. Il faut t’en débarrasser ! Sois toi-même, Émi 6. Garde ton vrai nom et cesse de vouloir te défendre. Tu ne crains rien dans le Technomonde !
– Même si tu es une inapte, les CASS te remettront sur le droit chemin. »
Alors qu’il prononçait ces mots, Lisham donnait l’impression de sourire. Émilie l’ignora. Des souvenirs cherchaient à refaire surface ; l’un d’eux lui échappa avant qu’elle ait pu le retenir.
« Je t’ai déjà vu, lança-t-elle à Lisham. Y a-t-il d’autres girafes à lunettes dans le Technomonde ?
– C’est une icône de Retrouve-moi, intervint Cheng. Viens, je t’expliquerai pendant que nous explorons Miroir ! »
Émilie suivit Cheng alors qu’il bifurquait dans une nouvelle allée, elle aussi couverte de photos.
« Retrouve-moi est l’exact opposé de Miroir, disait-il. J’organise souvent des événements entre les deux. Sur Miroir, tu n’as pas le droit de mentir, tu dois paraître tel que tu es. Sur Retrouve-moi, chaque inscrit doit choisir entre dix avatars pour créer son profil ; la girafe à lunettes est l’un d’eux.
– Si tout le monde se ressemble, comment repérer ses amis ? demanda Émilie. Le principe des réseaux sociaux n’est pas de discuter une fois avec quelqu’un d’impossible à retrouver.
– Justement ! Sur Retrouve-moi, les échanges sont basés exclusivement sur les centres d’intérêt de chacun. Ce réseau permet une personnalisation maximale ! Par exemple, si tu aimes les films, tu dois préciser le registre, mais aussi le sous-genre et tes protagonistes favoris. Il n’y a pas deux individus sur Retrouve-moi qui aient exactement les mêmes affinités ! N’est-ce pas extraordinaire ? »
L’exaltation permanente de Cheng donnait à Émilie une furieuse envie de le contredire.
« Extraordinaire, c’est le mot, répliqua-t-elle. Encore faut-il avoir le loisir d’écouter les milliers d’heures d’enregistrement où chacun expose ses préférences dans le moindre détail…
– Je n’y ai jamais passé longtemps. Lisham repère les spécificités de chacun en quelques secondes.
– Quel genre d’événement organises-tu entre Miroir et Retrouve-moi ? voulut savoir Émilie.
– Des rencontres. C’est toujours très drôle d’observer les participants en train d’essayer de se reconnaître. Des concours aussi : c’est à celui qui identifiera le premier un membre de Retrouve-moi sur Miroir.
– Autrement dit, au premier qui fera le lien entre les centres d’intérêt de quelqu’un et son apparence…
– Exactement.
– L’aspect des gens ne reflète pas nécessairement leurs goûts.
– Bien sûr que si.
– Prends mon cas. Je porte une armure mais ce n’est pas pour me défendre. J’aimerais que tout le monde soit heureux.
– Facile, intervint Lisham. Ton armure sert justement à te protéger du malheur que certains inaptes t’ont apporté par le passé. Tous les débutants ont droit à ce genre de question avant de devenir salariés !
– Vas-y, raconte, proposa Cheng. De quoi ou de qui veux-tu te préserver ?
– De personne.
– Refoulement classique ! commenta Lisham. Le contraire m’aurait étonné. »
Ils bifurquèrent dans une nouvelle allée. Émilie s’observait du coin de l’œil, reflétée à l’infini dans les miroirs tapissés de photos. Ce mouvement perpétuel lui donnait une légère nausée ; il lui semblait que tout le labyrinthe avançait à son rythme.
Cheng vint flotter devant ses yeux : il avait délaissé sa forme de bulle pour adopter une apparence humanoïde.
« Nous sommes tes amis, Émi. Nous voulons t’aider. Nous souhaitons que tes rêves se réalisent. »
Il s’assit sur son épaule.
« Si tu commençais par nous donner ton vrai nom ? »
Cheng transpirait la sollicitude. Émilie, à la croisée de l’exaspération et de l’amusement, peinait à déterminer ce qui lui déplaisait le plus chez cet étrange personnage.
« Moi, je dis qu’elle était amoureuse, lança énergiquement Lisham. Mais ça n’a pas marché. »
Émilie resta muette.
Amoureuse.
Le mot provoquait en elle un lent tumulte. L’amertume, la tristesse, l’horreur, un flot d’images l’envahissait, chacune en appelant une autre, un homme blond aux yeux verts, la déchirure dans son cœur, la douleur, le monde autour d’elle disparaissait.
Cheng se posa devant elle, grandit encore. Il grandit, jusqu’à atteindre la taille d’un adulte, au visage identique à celui de la bulle. Un visage qui bougeait en parlant : ce n’était plus une photo.
Des larmes traversaient l’armure d’Émilie…
« Que s’est-il passé ? dit-il d’une voix grave.
– Je l’ai tué. »
Les mots résonnèrent dans le labyrinthe. Ils ouvrirent une porte en Émilie : une fois les premiers échappés, elle ne pouvait plus retenir les autres.
« Je l’ai tué, répéta-t-elle. Je lui ai planté un couteau dans le cœur. Il a assassiné et torturé des milliers de personnes. Je l’ai tué, après l’avoir aimé. J’ai suivi mon pire ennemi, j’ai adopté ses idéaux alors que je croyais être libre. J’ai été trahie par quelqu’un en qui j’avais confiance. J’ai peur de moi-même, peur des autres, peur de tout. Je me sens manipulée, stupide, inutile, incapable. Je ne sais plus ce qui est bien ni ce qui est mal. Je ne sais plus ce que je recherche ni même qui je suis. Une apprentie perdue dans un dédale miroitant ? Une arme insipide destinée à sauver un monde qui n’est ni le meilleur ni le pire ? Je suis seule. Personne ne peut me répondre ou me guider. »
Cheng et Lisham restèrent muets. Leurs silhouettes se reflétaient confusément sur les dalles blanches imaginées par Émilie. Souvenir d’un autre temps, d’une autre illusion.
« De quel jeu parles-tu ? demanda faiblement Lisham.
– Ce n’est pas un jeu, c’est la réalité !
– C’est impossible, affirma Cheng. Ton histoire ne peut pas avoir eu lieu dans le Technomonde. Tu n’imagines pas le nombre de personnes qui s’immergent tellement dans les jeux qu’elles finissent par ne plus les différencier de la réalité. Le plus souvent, c’est bénéfique, cela leur permet de vivre leurs rêves. Malheureusement, certaines se transforment en inaptes. »
Émilie sentit la colère monter en elle. Ce qu’elle avait traversé, un jeu ? Une simple illusion cousue de pixels ?
Non.
C’était beaucoup plus que cela.
Parmi les myriades d’images tourbillonnant dans son esprit, l’une d’elles s’imposa lentement. Le souvenir d’une vie où elle avait convaincu les habitants du Technomonde d’une autre réalité. Une réalité teintée de regret, bien plus prodigieuse que cette souffrance à fleur de peau.
« Ce n’est pas un jeu, répéta Émilie en haussant la voix. J’ai gouverné un royaume, j’ai mené une guerre et j’ai perdu. Mais j’ai aussi sauvé le Technomonde. Avant, il y a longtemps. Les gens étaient comme toi, ils refusaient de me croire : je les ai convaincus. Nous les avons tous fait changer d’avis. Suis-moi et je te le prouverai, ici même, dans Miroir. »
Émilie s’élança. Redevenu photo, Cheng la poursuivit.
Dans sa course jaillissaient toute sa colère et sa frustration. Droite, gauche, tout droit, gauche, gauche, droite, pas une fois elle ne tomba sur une impasse. Peu importait le chemin : les créatures qu’elle cherchait se trouvaient au bout, ces ignorants les verraient bientôt. Un rayon vert se refléta dans les couloirs du labyrinthe. Les noms, les visages, les formes lui revenaient. Au prochain virage, ils apparaîtraient devant elle… Il ne pouvait en aller autrement.
Émilie courait, et faillit les percuter.
Un homme aux jambes de bouc l’évita en maugréant. Une femme d’une trentaine de centimètres avec de grandes ailes de papillon dans le dos s’envola à leur approche. Un petit être chauve et pâle roula sur le côté.
« Attention, tu m’as presque marché dessus !
– Par ici, Émilie !
– Tu ferais bien de regarder où tu mets les pieds. »
Elyo.
Aveline.
Ignominius.
Elle se retourna. Cheng et Lisham flottaient plusieurs mètres en arrière, tétanisés.
« Ils existent ! clama-t-elle. Ici même, dans votre précieux Miroir ! »
Cheng et Lisham ne répondirent pas. Ils restèrent immobiles quelques secondes puis disparurent.
« Émilie ! Que faisait ce Revery avec toi ? »
La question d’Aveline paralysa Émilie.
« Non ! Ce n’est pas un rêve… »
Trop tard.



Une force puissante et positive. Un obstacle stimulant devant lequel la difficulté s’efface. Une volonté qui se génère d’elle-même.
Tel était le symbole fixé par Émilie.
L’âme ne se tenait plus à ses côtés.
Tout en revenant à elle, Émilie observait le signe sur lequel elle s’était arrêtée. Celui d’Elyo, Aveline et Ignominius. Celui que Cheng et Lisham n’avaient pas supporté de lire.
« Il est parti, n’est-ce pas ? »
Antonie.
« L’avez-vous vu sortir ? répondit Émilie.
– Il ne semblait pas avoir rêvé à sa guise. Que s’est-il passé ?
– Je l’ai laissé imaginer son labyrinthe. Il m’a montré un réseau social, Miroir… Il m’en a expliqué le principe.
– Tu es entrée dans le monde d’une âme : c’est un progrès non négligeable. En permettant aux rêveurs d’évoluer dans un environnement qui leur est familier, tu les mets en confiance. Ils deviennent ainsi plus susceptibles de s’ouvrir à toi, en te donnant leur nom par exemple.
– Pourtant, ils ne sont pas apparus sous leur véritable apparence. Cheng ressemblait à l’une des perles du Revery, tandis que son propre Revery, Lisham, figurait l’autre.
– Quand les rêveurs ne se projettent pas dans le livre sous la forme d’un personnage de jeu ou de film, ils se matérialisent tels qu’ils s’imaginent, en l’occurrence tels qu’ils se voient lorsqu’ils interagissent sur les réseaux sociaux.
– Ils m’ont tous les deux reproché de m’appeler Émi 6 : cela paraissait invraisemblable.
– Tu dois mieux dissimuler ton nom. C’est vital, tu le sais bien. Il n’est pas seulement question d’affronter Jean. En leur donnant ton nom, tu mets en danger les rêveurs que tu accompagnes. Ils seront les premiers à être visés par lui !
– Comment pouvez-vous en être sûre ? Vous ignorez de quelle manière il est entré et jusqu’à quel point il voit les rêves de chacun. Les rêveurs oublient tout, c’est l’une des premières règles que vous m’ayez enseignées.
– Je t’ai dit aussi que leurs rêves avaient plus d’intensité lorsque nous étions avec eux. Jean les espionne à travers leur Revery. Je le soupçonne de développer une technologie capable d’extraire et d’enregistrer les images des rêves. Même si le moyen qu’il utilise pour suivre en personne les âmes jusqu’ici reste un mystère, une chose est sûre : le Revery est un maillon indispensable de cette chaîne. Les hommes lui confient tout, de leurs plus grandes joies à leurs moindres peines. Il est évident que cela inclut leurs rêves, surtout s’ils sont inhabituels. Ces informations sont enregistrées, filtrées et rapportées à Jean par les veilleurs. Nous ne devons pas prendre de risque ! Pas tant que tu n’es pas prête à te défendre. »
Émilie détourna un regard lourd de frustration. Elle revoyait non sans satisfaction Cheng s’immobiliser devant les créatures d’Avalon.
« Pourquoi Cheng s’est-il réveillé ? Je lui ai montré Avalon, pour lui prouver que… Qu’un monde différent était possible. Quand il a aperçu mes amis, il a disparu.
– Trouver de telles créatures dans Miroir représente une incohérence trop conséquente, expliqua Antonie. Cheng n’avait pas l’Autre pour l’aider à rester dans son rêve. Il s’est éveillé, comme tu te serais éveillée à Zénit quand Jean a tenté de te forcer à épouser l’empereur de Promété, si ton personnage n’était pas intervenu pour maintenir la cohérence. Comme tu t’éveilles, à chaque fois que le Revery est mentionné devant toi, car tu l’associes à la Bibliothèque. Dans le labyrinthe, il n’y a plus personne pour t’éloigner de la Bibliothèque.
– Pourquoi souriez-vous ? Si c’est une incohérence, Cheng risque davantage de s’en souvenir et d’être repéré par Jean.
– C’est vrai. Toutefois, tu as fait apparaître des personnages dans le labyrinthe : tu as franchi une étape dans la maîtrise du rêve.
– Je n’étais pas consciente de ce que je faisais. J’ignorais que c’était un rêve.
– Aucune barrière n’était là pour te guider et tu as été capable d’agir sans sortir du livre. Si tu réussis à dissocier le Revery de l’existence de la Bibliothèque, tu passeras la première porte du labyrinthe.
– Je ne peux pas associer le Revery à d’autres souvenirs. C’est en le refusant que j’ai été envoyée en Centre d’Aptitude. En l’abandonnant en rêve, j’ai rejoint les Clandestins… Le Revery est trop inhérent au Technomonde et le Technomonde me rappelle irrémédiablement mon premier rêve et la Bibliothèque. Je ne peux pas réinventer ma mémoire.
– En es-tu certaine ?
– Mes souvenirs sont la seule chose dont je sois sûre. Y renoncer revient à nier ma propre existence.
– Que fais-tu de tes capacités ?
– Comment savoir si elles sont réelles ? Dans les deux rêves que j’ai vécus, je n’étais jamais moi-même. Votre personnage me guidait sur la bonne voie et me donnait la force d’aller de l’avant. L’Autre, l’enfant d’Arès, partageait avec moi son éducation et sa philosophie ; son absence a donné lieu à un déluge de catastrophes. Maintenant que je suis seule dans le labyrinthe, je suis incapable d’avancer. Ce sur quoi je n’ai aucun doute, ce sont les mondes que j’ai parcourus, les protagonistes que j’ai rencontrés, les joies et les peines que j’ai ressenties. Les actes, eux, restent à prouver… Dans mon premier livre, lorsque j’ai sauvé le Technomonde, à quel point ai-je été aidée par votre personnage ?
– J’ai écrit ce rêve pour toi. Je l’ai commencé après avoir cueilli la fleur de lys. J’ignorais alors quel serait mon apprenti : j’ai créé ce livre pour un habitant du Technomonde que j’imaginais combatif et laissé pour compte, inapte d’une manière ou d’une autre. Je ne m’attendais pas à ce que tu sois si jeune. Ma fleur m’est apparue à quinze ans, celle de mon maître à près de trente… J’ai regroupé des personnages disparates, en espérant que l’un d’entre eux te correspondrait. Je voulais que mon apprenti ait toutes les chances de son côté. J’ai écrit un livre qui ne pouvait pas échouer, une histoire dont la fin serait inévitablement bonne. Tu venais d’un monde considéré comme parfait : j’ai fait en sorte de t’en montrer les défauts, j’ai tout organisé pour t’inciter à la fois à le fuir et à le sauver. Ton personnage devait guider le groupe, prendre les décisions adéquates en ayant l’impression de suivre son instinct. D’un autre côté, je savais que ta deuxième aventure te mènerait à Alma. Je craignais qu’emportée par la magie du rêve, tu ne renforces tes illusions. J’ai donc parsemé ton chemin d’échecs, de peur, de souffrance. Je cherchais à tempérer la joie de ta réussite : j’ai volontairement terminé le livre au moment où tu atteignais la plénitude à laquelle je te poussais à aspirer.
– Vous m’avez dit, quand je suis sortie, que mes pensées n’appartenaient qu’à moi. Tel n’est pas le cas de mes actes.
– Tu avais dix ans, Émilie. Dans la réalité, une enfant de dix ans n’aurait jamais eu la maturité nécessaire pour mener ce rêve jusqu’à son terme. Tu dois en être consciente, sans pour autant te laisser dominer par cette idée. Certes, mon personnage t’a assistée. Cela ne signifie pas que tu n’as rien accompli. Tu t’es remarquablement bien mêlée à l’être de papier que j’avais conçu sans te connaître : pas une fois tu n’as lutté contre lui, pas une fois vos pensées ne se sont affrontées comme ce fut le cas à Alma.
– Vous aviez créé votre personnage dans ce but. Pour qu’il s’adapte à n’importe qui, qu’il insuffle ses idées discrètement, si finement qu’elles ressembleraient à des intuitions naturelles. Je n’ai rien fait.
– Je ne parle pas du poème. Souviens-toi plutôt des discussions avec l’Antonie de papier : tu posais des questions profondes, Émilie, des interrogations que rien ne t’obligeait à avoir. Tu as mené l’histoire à ta manière, tu as su convaincre les souverains d’Avalon avec une intelligence que je n’attendais pas d’une enfant si jeune. Même le récit de Mélisande t’appartient : elle n’était pas censée t’aider à trouver la voie des fées. Tu as agencé les événements de cette manière, en fonction de tes goûts et de tes aspirations. Vécu par quelqu’un d’autre, le rêve aurait pu rester dans le domaine du banal. Tu lui as insufflé de l’épaisseur, de l’intériorité. Tu ne t’es pas contentée de sauver bêtement le Technomonde : tu t’es demandé pourquoi, à la moindre occasion. Dès le début, tu as cherché à comprendre le sens de tes actes. C’est en cela, Émilie, que tu t’es révélée une remarquable apprentie. À Alma même, tu as donné vie à un être de papier, orientant ainsi le cours de ton précédent rêve plus que Jean et moi ne l’avons fait à notre époque.
– Je ne maîtrise pas ce pouvoir. Jusqu’à présent, il n’a jamais sauvé rien ni personne.
– Que fais-tu du marquis d’Albigeois ?
– Sa survie était exigée par le livre.
– Elle faisait partie des variables du rêve : tu pouvais continuer sans lui. Mais tu l’as protégé.
– Je lui ai permis de vivre quelques jours de plus, avant de mourir sous les bombes. Belle victoire ! »
Une force invisible se dégageait d’Émilie, un tourbillon de rage qui menaçait de tout emporter dans un vide bienvenu. Antonie paralysa sans difficulté cette énergie : une aura turquoise de détermination émanait de son corps, entourait Émilie pour tenter de la convaincre.
« Ton pouvoir est réel, Émilie. Tu as la capacité de modeler à ta guise le contenu des rêves. Ne crois jamais que ton seul but est d’être l’arme que j’ai demandée à la Bibliothèque. Cette puissance qui t’a été donnée n’est pas une fin en soi. C’est le moyen de devenir toi-même, de parvenir jusqu’au bout de tes potentialités. Cela inclut tes désirs, mais aussi tes peurs et tes doutes. Dans le labyrinthe, tu devras tous les affronter. »



La colère. Un désir furieux d’exister… De prouver la véracité de ses souvenirs. La véracité de ses rêves ? Plus elle y réfléchissait, plus Émilie trouvait risibles les origines du surgissement des créatures d’Avalon dans le labyrinthe. Démontrer à un citoyen du Technomonde que, quelque part dans un livre-rêve, nymphes et génies existaient. Comment pouvait-il la croire ? Quel intérêt pour lui de la suivre ? Cheng avait eu raison de s’éveiller suite à cette incohérence. Raison de préférer le Technomonde aux illusions des songes. Si elle avait pu l’imiter, Émilie l’aurait fait… Malheureusement, elle n’avait pas une existence unique à rejoindre. Elle disposait de milliers de vies. Réelles exclusivement pour elle. Elle ne pouvait rien partager avec la silhouette bleue qui patientait à ses côtés devant le rêve fermé.
Rien… Même la colère qui avait ressuscité les créatures d’Avalon lui semblait fausse à présent. Elyo, Aveline, Ignominius étaient-ils vrais ? Ou se réduisaient-ils à des signes, de simples émanations de son esprit ? Que valaient les souvenirs auxquels elle attachait tant de prix ? Ces épreuves la définissaient-elles, ou se limitaient-elles à des vies artificielles ?
Les amis de son premier rêve lui manquaient. Leur présence, leur constance, le sens qu’ils donnaient à sa vie lui manquaient. Tous ces moments de joie passés à Avalon, l’émerveillement dans le palais des sirènes, les fous rires avec Narga du temps des Clandestins…
Du labyrinthe, elle n’imagina que les cieux. Des cieux nocturnes qui, jadis, lui avaient apporté la plénitude.

Elle se tenait sur une plage de sable. Un sable blanc, renvoyant le doux éclat de milliers d’étoiles. La Voie lactée qui traversait le ciel ne lui avait jamais paru si magnifique. En fait de plage, elle se trouvait sur un banc de sable entre deux étendues d’eau. Un banc à peine assez large pour figurer un chemin, se subdivisant régulièrement en nouveaux sentiers.
Émilie avait beau scruter l’horizon, rien ne trahissait la présence de terre. Les bancs de sable se déployaient à l’infini entre des carrés d’eau, sans livrer aucun indice sur l’itinéraire à emprunter.
« Nuit ! C’est impossible ! Pourquoi fait-il nuit ? Je ne pourrai jamais bronzer dans un endroit pareil ! »
Cette lamentation provenait d’une femme non loin d’Émilie. Brune aux cheveux généreusement bouclés, la trentaine, elle portait un maillot de bain des plus seyants.
« Pourquoi fait-il nuit ? demanda-t-elle à nouveau en s’approchant d’Émilie. Tu le sais, petite ? »
Petite… Oui. Elle avait dix ans et la peau noire. Elle s’appelait Narga.
« La nuit est belle, répondit-elle.
– Sublime, répliqua l’inconnue sans détourner les yeux. Sauf que je voudrais bronzer… J’étais persuadée qu’il ferait jour. »
Émilie fit une moue dubitative.
« Bien sûr, pour toi, c’est facile, maugréa la femme. Avec ta peau d’ébène, pas besoin de bronzer, tu es jolie naturellement. Pourquoi ne m’ont-ils pas choisi des gènes noirs ? »
L’inconnue mit son visage dans ses mains alors qu’elle poussait un cri d’agonie.
« Ils auraient au moins pu me donner des gènes métis ! Mais non, il a fallu que je sois une Absolue complètement blanche… Le blanc n’est plus à la mode. Je ne comprends même pas qu’ils conservent le gène dans leur base. Inutile de sourire, le noir sera bientôt dépassé lui aussi. Le top, c’est d’avoir la peau basanée. Couleur café, juste assez bronzée. Tu cumules les avantages des couleurs sans avoir les inconvénients. Si j’avais travaillé, j’aurais fait une excellente prestataire de procréation… »
Le soupir de la femme se perdit dans le murmure de la mer.
« Je vous trouve très jolie, dit Émilie.
– Tu es gentille, va.
– Je m’appelle Narga, et vous ?
– Leï. Comment sort-on d’ici ? J’ai un look à peaufiner et mon emploi du temps est très chargé.
– Avançons. Nous verrons où cela nous mène. »
Elles partirent vers la gauche. Pieds nus sur le sable, leurs pas ne s’entendaient pas. Saisie par la beauté du lieu, l’humeur d’Émilie s’adoucissait pour la première fois depuis une éternité.
Elles marchèrent longtemps en silence. Émilie ne prêtait pas attention à la direction qu’elles empruntaient. Le paysage n’évoluait pas d’un iota : les sentiers blancs serpentaient sans fin sur un vaste océan.
« Cette nuit me déplaît, déclara Leï. Je ne vois pas où je vais.
– Je l’aime bien. Elle me rappelle l’infini et tout ce qui me dépasse…
– Elle ne me met pas en valeur. De nuit, ma peau ne renvoie aucun reflet. Quand je pense à mes centaines d’heures de bronzage artificiel !
– Artificiel ? N’allez-vous pas au soleil ?
– Tu es folle ! Au soleil, le bronzage n’est pas contrôlé. En Centre de Soins, je ne prends aucun risque ! J’économise toute l’année pour m’offrir pendant quelques jours les rivages les plus luxueux de la Cité Océan.
– Ne pouvez-vous pas y vivre ?
– Les appartements sont beaucoup trop chers ! La Cité flotte au-dessus de l’eau. Elle parcourt les mers toute l’année pour créer régulièrement de nouvelles plages. Seuls des salariés peuvent se permettre d’y habiter. Une fois, un veilleur m’y a invitée… Un moment magique.
– N’êtes-vous pas restée avec lui ?
– C’était une simple aventure. Rester avec un homme, on voit bien que tu n’as aucune expérience !
– S’il vous aime…
– Il n’est pas question d’amour. Dans les relations, seule compte l’admiration. Personne n’est capable de la maintenir sans se lasser : si tu vis trop longtemps avec quelqu’un, on finit par s’habituer à toi, tu deviens normale et il n’y a qu’un pas de la normalité à la laideur.
– La beauté est relative. Le bronzage…
– Je sais tout cela, Narga. La beauté est une affaire de mode et les modes changent. Heureusement, sinon la vie serait affreusement ennuyeuse ! Ne serait-ce que pour le bronzage, le Centre de Soins propose un service dépigmentation, qui me permettra d’être à la pointe quand le blanc sera de nouveau au goût du jour.
– Vous avez le droit d’avoir des préférences ! Pourquoi vous laisser dicter ce qui est beau par les autres ?
– Je ne me plie pas aux injonctions des autres : je fais partie de ceux qui définissent la mode. Des milliers de personnes me suivent et cherchent à m’imiter.
– Vous ne pouvez pas tout miser sur la beauté, maintint Émilie. Un jour, vous vieillirez, comme tout le monde. Et puis c’est si relatif ! On ne choisit pas son apparence avant de naître…
– Tu ne trouveras pas un seul Absolu laid. Les prestataires y veillent. Si tu veux parler des Naturels, bien sûr… Les pauvres ne sont pas responsables de l’inaptitude de leurs parents. Grâce aux Centres de Soins, ils peuvent changer n’importe quelle partie de leur corps, ils ont même des réductions par rapport aux Absolus ! Quant à la vieillesse, de nouveaux progrès sont faits chaque jour. Tiens, moi par exemple, je suis certaine que tu ne me donnerais jamais mes cinquante-cinq ans ! »
Leï partit d’un éclat de rire devant la stupéfaction d’Émilie.
« Tu es encore jeune, Narga. Tu as un bel avenir devant toi. N’aie pas peur d’être jolie, n’aie pas peur d’être toi-même ! Grâce à la science, aujourd’hui, ton apparence peut refléter ce que tu es réellement. Allez, dis-moi, à qui voudrais-tu ressembler ? Tu es déjà superbe, mais je suis certaine que tu désires autre chose. Nous avons tous envie d’être différents. »
Alors qu’elle tentait de répondre à Leï, la fragile bulle de bonheur qui enveloppait Émilie depuis qu’elle avait ouvert les yeux dans ce labyrinthe se fissura. Qui voulait-elle être ? Qui était-elle réellement ? Cette question la plongeait dans un abîme d’angoisse. Elle cessa de marcher et s’entoura de ses bras.
« Je ne sais pas qui je suis, murmura-t-elle. J’ignore ce que je veux.
– Tu dois bien avoir une envie ! Réfléchis…
– J’ai peur. Je ne sais plus ce qui est bien ni ce qui est mal, je ne sais plus qui je veux être. Avant, j’avais des idéaux, je voulais changer le monde. Je voulais être libre, je voulais être heureuse. Aujourd’hui… Libre, je ne sais plus ce que cela signifie.
– Qu’est-ce qui te rendait heureuse ?
– Explorer le monde. Être avec mes amis. Lire…
– Lire ?
– Découvrir des histoires. Vivre des choses impossibles. C’était cela pour moi, être libre. Être heureuse.
– Et maintenant ?
– Je suis devant un grand vide. Je suis seule. J’ai peur que la liberté fasse de moi un monstre. Tout ce en quoi je croyais est faux ; tout ce que j’espérais est vain.
– Pourquoi est-ce faux ? Pourquoi est-ce vain ? Qui te l’a dit ?
– Je l’ai vu de mes yeux.
– Comment ?
– Ailleurs. Dans une autre vie. J’ai tué un homme. J’ai déclenché une guerre. J’ai été trahie.
– Je ne sais pas à quel jeu tu as participé, mais il t’a sacrément marquée… »
Leï frappa dans ses mains. Le bruit résonna étonnamment fort par-dessus le murmure de l’écume.
« Il faut te ressaisir, Narga ! Tu es dans le monde réel. Ici, pas de trahison, pas de faux amis, ces gens sont des inaptes et tu ne les verras jamais ! Tu es belle, tu es intelligente, tu vaux autant que n’importe qui d’autre. Ne laisse personne t’enlever cette idée.
– Belle, se moqua Émilie. C’est tellement relatif !
– Et alors ? Même si ce n’est vrai que pour toi, cette joie devrait te suffire. Je suis seule juge de ma beauté. Peu m’importe que certains ne soient pas d’accord, ou s’avisent de me trouver médiocre ! Je suis belle et c’est moi qui impose cette vérité aux autres. Personne ne me dicte ce que je dois penser de moi ! Si j’estime qu’une tenue est moche, aucun commentaire ne pourra me persuader du contraire. Je refuse de me laisser influencer ; tu devrais faire pareil.
– Je ne veux pas rester ainsi, en cercle fermé, comme si j’étais seule à détenir la vérité ! Certaines personnes savent mieux que moi. Elles ont vécu plus longtemps, vu plus de choses…
– Ne mélange pas tout ! Il y a toi, il y a les autres et il y a le monde. Tout ce que tu penses de toi est vrai, personne n’a le droit de te dire le contraire.
– C’est absurde, cela signifie que je n’évoluerai jamais…
– Tu penses ce que tu veux des autres, mais tu ne peux être sûre de rien. Pour le reste, tu dois faire confiance aux salariés. Ils savent ce qu’ils font. La seule chose qui compte, c’est que tu existes, que tu es jolie et que tu es là pour t’amuser.
– Et si j’étais née laide ? soupira Émilie.
– Tu pourrais devenir belle. Ce genre de chirurgie ne coûte rien et les robots ne commettent jamais d’erreur. Ce que la nature nous refuse, la science nous l’offre. Quelle que soit la difficulté de nos rêves, la technologie les réalise. Le Technomonde te permet de devenir ce que tu veux être ! J’ai tellement hâte d’être à la Fête Fabuleuse qui se prépare pour célébrer nos cinq cents années de paix sur Terre…
– Le Technomonde m’empêche d’explorer certaines voies.
– Précisément celles qui te rendent malheureuse et te font douter de toi. Profite de la vie ! Goûte-la, vois ce sable fin, savoure cette écume ! C’est gratuit. Pas besoin de réfléchir. Sois toi, tout simplement toi : si un autre te gêne, bannis-le de tes contacts ! Tu as des qualités. Tout le monde en a, même les inaptes… Ils ne les utilisent pas à bon escient, c’est tout. Tu trouveras toujours des imbéciles. Pourquoi sont-ils bêtes ? Parce qu’ils se permettent d’avoir un avis sur toi, de t’enfermer dans l’image qu’ils ont de toi, de t’écraser avec leur ego. Tu dois être sûre de toi et de ce que tu vaux. Il faut que cela émane de toi, de tous les pores de ta belle peau noire : les autres seront obligés de l’accepter. Tu peux douter du monde, tu peux douter des autres si ça te chante mais pas de toi ! Si on ne te permet pas d’être telle que tu es, les autres ont forcément tort.
– Et s’ils ont raison ?
– Ne dis pas de bêtise ! S’ils avaient raison, tu serais inapte.
– Je n’ai pas la science infuse. Je peux faire des erreurs, je dois rester capable d’évoluer !
– Tu ne peux pas te tromper sur toi ! Tu existes, et tu es forcément parfaite puisque le Technomonde t’a voulue telle que tu es.
– Je suis une Naturelle.
– Demande leur avis aux robots ! Ils ont le pouvoir de te rendre aussi irréprochable que s’ils t’avaient créée.
– Mais l’extérieur ne reflète pas l’intérieur ! s’exclama Émilie. Je peux être belle et inapte, belle et stupide, belle et désespérée, que sais-je ! La beauté ne fait pas le bonheur.
– Si tu te trouves belle à l’extérieur, tu ne peux être autrement que belle à l’intérieur. Suis ton instinct.
– J’ai tué quelqu’un ! Mon instinct sème la mort et la destruction…
– Tu regrettes, non ? la coupa Leï.
– Bien sûr…
– Alors ton instinct est intact ! Tu as été induite en erreur par un quelconque personnage, ou par un mauvais joueur qui finira rapidement dans un Centre d’Aptitude. »
Pour la première fois, Émilie se trouvait à court d’arguments. Son instinct, intact ? Elle était seule à présent, plus de pensée étrangère pour la forcer à agir, et elle regrettait… Peut-être. Elle ne savait plus.
« Laisse-moi faire, Narga, proposa Leï. Tu verras, tout ira bien ! »
Avant qu’Émilie ait pu répondre, des figures de sable se formèrent autour de Leï.
« Toi, tu as besoin d’une robe. »
Une robe de sable se matérialisa sur la statue.
« Rose. Un liseré blanc, ici. Manches courtes à ballon. Un plissé, là. Ici, trois boutons. Blancs eux aussi. Coupe courte. »
Au fur et à mesure que Leï parlait, la statue prenait forme.
Elle les habilla toutes, dessinant leur visage, imaginant leur coiffure, définissant jusqu’au moindre détail de leur apparence. Les silhouettes de sable devinrent bientôt mannequins ; Leï choisit sa tenue préférée, qui se substitua à son maillot, et invita Émilie à l’imiter.
À sa propre surprise, Émilie apprécia le short à motifs, le T-shirt et la coupe courte pour lesquels elle avait opté. Leï lui tendait un miroir et, quelque part en elle au milieu du néant, jaillit la sensation d’être belle… Aussitôt tempérée par une écrasante impression de ridicule.
« C’est puéril, déclara-t-elle en se détournant de son reflet.
– Peut-être, répondit Leï. Mais c’est important. Nous avons tous envie d’exprimer à l’extérieur ce que nous sommes à l’intérieur. Quelqu’un d’unique et de merveilleux.
– Ces mots sonnent creux.
– On me le dit, parfois. Pourtant, je trouve toujours une personne pour m’assurer du contraire. »
Comme pour confirmer ses paroles, un homme apparut non loin d’elles. Un bel homme. Plein de morgue, il posait sur Leï un regard empli de convoitise.
« Demande à ton Revery ce qu’il en pense, suggéra Leï en s’éloignant vers l’inconnu. Je suis certaine qu’il sera d’accord avec moi ! Que tes rêves se réalisent… »
Revery. Rêve. Rester… Encore un peu. Les cieux, jadis, contenaient des réponses…
Leï et l’homme s’embrassèrent. Une porte de sable se forma à côté d’eux.
Pourquoi devait-elle retourner dans la Bibliothèque ?



Leï continuait à lire. Elle resta longtemps arrêtée à la fin du premier chapitre. Manifestement, le deuxième ne lui plaisait pas : elle tourna la page d’une main hésitante, revint en arrière, puis sauta plusieurs dizaines de pages pour arriver au troisième chapitre. Celui-ci ne rencontra pas plus de succès que le précédent. Elle se plongea en revanche avec avidité dans le dernier, et sembla quitter son rêve à regret, arrachée malgré elle vers la porte de la Bibliothèque.
Pour la première fois, une âme avait fait du bien à Émilie. Un rêveur s’était soucié d’elle, de son bien-être. Que ce fût d’une manière toute personnelle importait peu. Émilie se sentait étrangement soulagée. Elle avait trouvé Leï superficielle et en même temps débordant d’une confiance pleine de bon sens.
Émilie regarda d’autres âmes rêver. Quelques-unes partaient en courant, fusant vers la sortie comme si un monstre les poursuivait. D’autres s’estompaient en se levant, et avaient presque disparu au moment d’atteindre la porte. Certaines, enfin, se volatilisaient tout simplement, laissant le livre ouvert devant elles.
« Elles meurent. »
Émilie tourna lentement la tête vers Antonie.
« Pour regagner son corps, une âme doit passer par la porte de la Bibliothèque. Celles qui partent en courant sont réveillées subitement. Celles qui s’estompent sortent naturellement du sommeil. Celles qui s’évanouissent ont lu leur dernier rêve.
– Où vont-elles, après ?
– Je l’ignore.
– Meurent-elles… À cause de Jean ? Dans les Centres d’Aptitude ?
– Pour la plupart, oui. Certaines succombent aussi à la vieillesse.
– Que faites-vous de ceux qui ne meurent pas en dormant ?
– Je les perçois à travers les rêves des survivants. Dans le Technomonde, les accidents sont devenus assez rares pour être longuement commentés lorsqu’ils se produisent. Et puis… Il y a ceux que je ne vois pas et dont les rêveurs ignorent l’existence. Les prisonniers du Centre d’Observation. »
Émilie garda quelques instants le silence.
« Avant de quitter le Technomonde, je ne me suis jamais posé la question de l’âge jusqu’auquel je vivrai. La mort semblait tellement lointaine…
– Nombreuses sont les âmes qui dépassent les cent ans. La technologie est capable de remplacer n’importe quelle partie du corps… Même certains éléments du cerveau sont devenus renouvelables. Je ne crois pas pour autant que l’éternité soit dans la nature humaine : quand les rêveurs approchent de cent ans, tous les livres leur paraissent déjà vus. Ils feuillettent les pages d’un air distrait et peinent à se projeter dans les songes avec la passion d’antan.
– L’âme qui m’accompagnait a sauté le deuxième chapitre du livre et a traversé le troisième très rapidement. En revanche, elle semblait navrée de quitter le dernier.
– Les âmes sont libres d’éluder les passages qui ne leur plaisent pas. La puissance du rêve diminue et elles en sortent facilement. Pour un Bibliothécaire, c’est beaucoup plus complexe. On ne peut éviter de vivre un pan de vie simplement parce qu’il nous rebute : tout livre est un parcours dont chaque détour a une utilité. En sautant des pages, les événements négatifs nous sont épargnés mais nous perdons la saveur de ce que le livre peut renfermer de positif. Ce qui aurait pu nous rendre heureux, de précieux et rare, se fait fade et courant. Quand j’étais apprentie, une poignée d’âmes choisissaient leur livre elles-mêmes et les rêveurs ne sautaient pas autant de pages que maintenant. Ils sont devenus impatients…
– À cause de Jean.
– Les âmes ont commencé à perdre leur faculté de rêver avant lui.
– Pourquoi ?
– Se souvenir de ses rêves demande une certaine disponibilité d’esprit. Les plus déterminées, avant que cette science ne leur soit enlevée, écrivaient leurs rêves afin de mieux se les rappeler. Plusieurs fois, je me suis aperçue dans leurs pensées, ou bien j’ai vu mon maître : notre présence avait provoqué un rêve durable, gravé dans leur mémoire. Avec le développement de la technologie, le temps a commencé à leur manquer. Les informations se sont multipliées, à un point tel qu’il a fallu inventer des machines pour les traiter. L’écriture seule ne suffisait plus. Mais l’information appelle l’information… De globale, elle s’est fragmentée, décuplée en données qui sont aujourd’hui analysées par les Reveries. Une infinité de renseignements, dont le rassemblement nous reconstitue en tant qu’êtres humains, avec une exactitude croissante. Des indications qui affluent dès le réveil et chassent le rêve achevé : la mémoire n’a plus de place pour les éléments qu’elle juge dénués de réalité. Seul le cœur conserve parfois une trace des émotions qui l’ont habité pendant la nuit, et l’on s’éveille tour à tour triste, heureux ou mélancolique, sans savoir pourquoi. »
Antonie marqua un silence.
« Le Grand Progrès a coûté plus de vies que toutes les guerres avant lui, reprit-elle. Près d’un tiers de l’humanité a disparu à cause de Jean. Ces tables autour de toi étaient jadis emplies de rêveurs : vois le nombre de places vides maintenant. »
Un frisson glacé parcourut Émilie.
« Comment a-t-il pu y avoir autant de morts ?
– Trois guerres ont marqué les siècles du Grand Progrès. Jean a gardé de son séjour dans la Bibliothèque une immunité au sommeil, au temps et à l’espace. Il ne dort pas, ne vieillit pas et peut se déplacer instantanément d’un bout à l’autre de la planète. Une fois de retour sur Terre, il s’est servi de ses dons pour manipuler les hommes, pays après pays. Apprenant une langue à la fois, il manœuvrait les dirigeants de chaque nation pour développer l’économie et la technologie. Il a étalé ce changement sur plusieurs décennies pour l’accompagner d’une transition écologique massive, afin qu’aucun peuple ne finisse esclave d’un autre. Lentement, il a modifié les normes sociales pour accroître l’individualisme. J’ignore s’il avait déjà un projet précis en tête ; toujours est-il que l’arrivée des Absolus a marqué un tournant. Au fur et à mesure que la production technologique d’êtres humains s’étendait, les religions se sont liguées contre le progrès. Les braises que Jean avait peu à peu réduites à presque rien avaient trouvé le combustible qui leur manquait : elles se sont enflammées comme jamais auparavant. Au nom d’un certain nombre de divinités, plusieurs millions de personnes ont protesté à travers le monde contre l’existence des Absolus. Jean a perdu patience ; il n’a jamais pu supporter le fanatisme religieux. Si les dieux avaient été moins présents dans le discours de ses détracteurs, peut-être se serait-il donné la peine de les ranger à son avis. Il riposta par les armes, multiplia les emprisonnements et les exécutions sommaires. C’est à cette époque que furent créés les premiers Centres d’Aptitude, promettant sécurité et immunité à ceux qui accepteraient de s’y faire soigner… Après avoir éradiqué toute opposition, Jean se retourna contre les dirigeants politiques qui l’avaient aidé, pointant du doigt leur corruption et leur non-respect des droits de l’homme, et mit à leur place des personnes de confiance. Ce fut la première guerre du Grand Progrès.
« La deuxième se produisit quelques décennies plus tard. Les Absolus étaient beaucoup plus nombreux mais subissaient encore, de la part de certains, une forme de racisme. En parallèle, Jean exigeait que les enfants soient envoyés au Centre d’Éducation de plus en plus tôt. Certains, déjà, disparaissaient dans le Centre d’Observation nouvellement créé. Un peu partout, grâce à la nouvelle langue universelle qu’il élaborait, des familles se sont unies. Plusieurs milliers de personnes refusaient de se séparer de leurs enfants. On murmurait contre les Centres d’Aptitude dont on réchappait de moins en moins souvent. On rejetait la faute de toutes les difficultés sur les Absolus, prétextant qu’ils corrompaient la jeunesse et pervertissaient la société. Beaucoup de mécontents descendaient des victimes de la guerre précédente. Cette fois, Jean a tout fait pour calmer les esprits. C’est à mon avis le moment où il a estimé que l’amour filial représentait un problème. Il a créé de nouvelles maladies qu’il a déversées à travers le monde. Bien sûr, les Absolus étaient immunisés. Seuls étaient touchés les enfants et leurs parents. Il y eut tellement de morts que la notion de grands-parents disparut de la planète.
« La troisième guerre est arrivée plus d’un siècle après. Tout se déroulait selon les plans de Jean : les enfants naturels étaient devenus moins nombreux que les Absolus, l’individualisme forcené était la norme partout, chacun ne connaissait plus que la langue universelle. Le Revery faisait son entrée en scène. C’est alors que les Clandestins sont sortis de l’ombre. Regroupant les mécontents de tous les horizons, ils protestaient contre la consommation de masse, contre la technocratie, pour la liberté de l’homme éclairé, pour le droit de culte… Ils réunissaient des Absolus et des Naturels et n’hésitaient pas à recourir au terrorisme pour faire entendre leurs idées. Je me suis inspirée d’eux pour écrire ton premier livre. Grâce à la technologie, Jean les a vaincus. Il a utilisé le Revery pour les espionner et a assassiné discrètement, chez eux, les plus charismatiques, à l’aide de robots-soldats. Selon moi, cela a renforcé sa détermination à tuer dans l’œuf toute velléité de rébellion.
« J’ai vu tout cela, Émilie. Siècle après siècle, j’ai entendu les cris et les larmes, j’ai assisté aux déchirements et aux assassinats. J’ai vu les rêves des bourreaux, j’ai vu les rêves des victimes. Au fil du temps, les premiers étaient de moins en moins nombreux, remplacés par des robots, et il m’est devenu difficile d’accéder à la vérité dans son ensemble.
– Pourquoi n’avez-vous rien fait ?
– Je ne savais pas quoi faire. Quitter la Bibliothèque ? Qui prendrait ma place, qui formerait le prochain apprenti, qui ferait rêver les hommes ? Les songes représentaient leur dernier endroit de liberté. Le seul lieu où Jean ne pouvait les poursuivre.
– Vous auriez pu aller sur Terre, tuer Jean et revenir ici.
– J’avais peur. Peur de retourner sur une Terre dont, jadis, les hommes m’avaient bannie, de rester coincée là-bas sans pouvoir regagner la Bibliothèque que j’aimais tant. »
Aimer. Émilie n’avait jamais aussi mal compris ce terme que maintenant. Elle avait aimé ses amis, Cosme, Narga, Italy, Lilas. Elle avait aimé Aveline et pleuré sa mort. Elle avait aimé Bastan, le roi d’Abyss et le marquis de Belladone. À chaque fois, des amours différentes. Si on lui avait interdit d’aimer, se serait-elle battue contre le système ?
Dans une société comme Abyss, Zénit ou Promété, elle n’aurait pas hésité une seconde à prendre les armes. Le nombre des malheureux dépassait de loin celui des nantis. Dans le Technomonde, dans ces villes scintillantes où régnait une relative harmonie entre les hommes, que convenait-il de penser ?
Ce que Jean avait fait était impardonnable. Il avait privé chacun, à tous les niveaux, de choisir quelle vie mener. Pour construire un monde meilleur, il avait ôté aux hommes toute responsabilité. Malgré des objectifs troubles et divergents, ils avaient protesté. Parmi ces milliards de victimes, combien s’étaient révoltés pour les bonnes raisons ? Combien, comme Leï, avaient manqué de réflexion tout en se montrant capables d’une saine forme d’affection ?
Combattre Jean allait de soi. Combien de morts ferait son prochain idéal ? Il n’avait pas hésité à la posséder elle, Émilie, à lui imposer son opinion. Elle défendrait sa liberté jusqu’au bout.
Elle ne pouvait cependant s’empêcher d’avoir peur. Elle aussi s’était battue pour un idéal, avait tué en pensant sacrifier son éthique pour un monde meilleur… Cette vision l’avait soutenue dans les moments difficiles. Croire en l’utopie lui avait permis de relativiser et d’aspirer à un avenir radieux où personne ne serait laissé pour compte… Il ne restait de ces espérances qu’un tas de ruines labyrinthiques où elle cherchait la porte de son propre cœur.
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Bonjour à tous :)

Pour continuer cette nouvelle rubrique de « L’actualité des indés mise en avant », avec Le @ÇaMeDitDeParlerD1EvenementInde, il me fallait impérativement donner un gros coup de projecteur sur la géniale initiative de Jean-Michel Thuriault alias GrandissiMots et ses « Rencontres de l'autoédition 13-14 mai 2023 à Saint-Éman (Eure-et-Loir) ».

Pour ceux qui ne le connaissent pas, Jean-Michel est un écrivain public, un correcteur passionné et talentueux, à qui bon nombre d’amis auteurs ont fait confiance pour la qualité de son travail et son écoute. Vous avez besoin d’une béta-lecture ou correction pour votre ouvrage, votre manuscrit a besoin d’être corrigé en profondeur, mais aussi le projet de rédiger un courrier administratif, une lettre en tant que particulier ou entreprise ? n’hésitez donc pas à faire appel à ses services, il sera ravi de vous aider ;)

Maintenant revenons à nos moutons : comment cette belle initiative est-elle née ? L’instigateur nous l’explique lui-même :

Depuis trois ans, je travaille avec mon ami et ex-collègue Christian Guyon, habitant de longue date du charmant petit village de Saint-Éman (Eure-et-Loir), à la construction d'un site Internet destiné à recueillir toute l'histoire locale, le patrimoine, l'environnement, etc... Ce site, accessible ici https://ahpsainteman.wixsite.com/hlpa depuis le 15 mai 2022 a été accueilli avec grand intérêt et a reçu un grand succès populaire.
Forts de ce succès, je me disais que ce cadre verdoyant de la source du Loir, dans un univers baigné de l'œuvre proustienne, pourrait un jour recevoir un "marché" de l'autoédition, comme un petit défi en somme... C'est ainsi que l'idée est née à l'été 2022, en se disant que ce serait vraiment chouette de réunir sur ce théâtre de verdure différents acteurs de la culture, des arts, de la gastronomie, dans le cadre de la traditionnelle fête patronale de ce village d'une centaine d'âmes.
C'est ainsi qu'est né le Carrefour des Arts et de la Gastronomie à la source du Loir, où l'idée est vraiment de privilégier les rencontres, le partage, les échanges...
D'où également, ce terme de "Rencontres" plutôt que "Marché" de l'autoédition.
Nous tenons vraiment à ce que chacun se fasse plaisir, fasse connaître et partager son univers, que le public vienne à la rencontre, mais aussi que les participants viennent à la rencontre les uns des autres.
Nous avons souhaité nous démarquer en écartant tout esprit mercantile, commercial ou de profit.
Les emplacements et inscriptions sont gratuits, l'idée n'étant pas de "gagner" quoi que ce soit au terme de ce week-end, mais que chacun reparte... riche des rencontres et échanges dont il aura pu profiter.
Il faut savoir que l'organisation est assez lourde, que nous ne sommes que trois à la porter, et en tout amateurisme :)
Peut-être que ce week-end sera unique et qu'il ne pourra être reproduit l'année prochaine.
Toutefois, grâce à l'association que nous avons créée https://ahpsainteman.wixsite.com/hlpa/association et à la municipalité qui soutient nos actions, j'ai déjà d'autres idées liées à des journées consacrées à l'autoédition dans ce cadre magnifique.
Toujours autour d'échanges, de lectures, d'expos, de présentation d'auteurs et de romans... Un nom trotte dans ma tête : "Passion'Éman... À la folivres" !!

Jean-Michel Thuriault... GrandissiMots



De quoi s’agit-il, cela s’adresse à qui ?

Plutôt que de faire des laïus inappropriés qui ne sauront être à la hauteur, je préfère vous renvoyer vers le lien direct de la page dédiée à cet événement, où vous découvrirez outre des explications détaillées sur ce concept, le programme de ces deux jours, ainsi qu’une vidéo explicative sur les candidats participant à ces magnifiques rencontres, où l’autoédition est à l’honneur.
Lien : https://grandissimots.wixsite.com/ecrivainpublic/passioneman

Vous êtes dans la région, vous voulez encore y participer ? Amis auteurs, n’hésitez pas à le contacter, il se fera un plaisir de répondre à vos questions ;)

Son  Twitter :@thuriault_jm
Son Instagram : @grandissimots
Son site internet : http://grandissimots.wixsite.com/ecrivainpublic



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Mise en avant des Auto-édités / L’écho des secrets de Marjolaine Sloart 
« Dernier message par Apogon le jeu. 27/04/2023 à 17:26 »
L’écho des secrets de Marjolaine Sloart 



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Chapitre 1

Avril 2022

Lucy feuilletait un journal, assise confortablement sur son canapé couleur lilas. Elle venait d’avoir 21 ans. Elle habitait une jolie maison de style victorien, composée de trois étages et de nombreuses pièces. Sa chambre, agencée avec goût par sa maman, décoratrice d’intérieur, était pour elle un endroit où elle aimait rêvasser, elle y effectuait ses révisions et passait des heures au téléphone avec ses amies.
C’était samedi, sa mère l’appela, elles souhaitaient toutes les deux se déplacer à Londres pour faire du shopping.
Sa famille habitait une petite ville : Kingston-Upon-Thames, au sud-ouest de Londres. Lucy était enfant unique.
Elle fréquentait tous les lieux indispensables à son éducation, les meilleures écoles, les courts de tennis, elle pratiquait l’équitation et s’aventurait au dressage, rien n’était trop beau pour leur princesse. Elle ne pouvait que les chérir tant elle était dorlotée. Sa vie ressemblait à un conte de fées.
Bien qu’elle ne sache pourquoi, elle éprouvait, par moments, des vagues de mélancolie alors qu’elle bénéficiait de tout ce qu’une jeune fille normalement constituée convoitait, elle ressentait un vide intérieur qu’elle ne maîtrisait pas, rien ni personne ne réussissait à apaiser ses angoisses.
Ce sujet la tracassait et elle l’abordait sans gêne avec sa maman qui essayait tant bien que mal de la rassurer, se sentant bien impuissante. Elle lui avait proposé de rencontrer une spécialiste dans le but de se faire aider. Fort heureusement, ses tourments étaient cycliques, toujours dans la période printanière, ils s’atténuaient avec la venue de l’été. Cela semblait étrange à Lucy et elle en avait parlé avec sa psychologue qui lui suggérait que, peut-être dans son inconscient, elle revivait une forme de traumatisme et que ça la mettait insidieusement dans cet état. Lucy n’avait aucun souvenir et le plus regrettable est que la date de son anniversaire, le 29 avril, faisait remonter quelques réminiscences, à croire qu’il s’était passé quelque chose de grave à ce moment-là. Cette période restait nébuleuse pour elle, et chaque année l’histoire se répétait.
Lucy acceptait la situation telle quelle, que pouvait-elle faire de plus ? Sa mère, pour la sortir de son marasme, avait une bonne parade et elle fonctionnait plutôt bien, du moins temporairement.
— Lucy, tu es prête ?
— Oui, je descends.
— Tiens, c’est arrivé pour toi ce matin par la poste.
Helen lui tendit une lettre que Lucy prit et tourna entre ses mains pour en trouver l’expéditeur. Au dos, des initiales y étaient écrites de couleur dorée.
— C’est certainement de la publicité, je regarderai cela plus tard.
Elle déposa celle-ci sur le buffet de l’entrée, enfila ses chaussures et une veste en jeans.
— Voilà, je suis prête.
Toutes deux partirent en direction de la gare et s’installèrent dans le premier train se rendant à Londres. Il y en avait deux par heure. Elles papotèrent de tout et de rien. Arrivées à destination, elles se déplacèrent vers la station de métro la plus proche, elles désiraient aller à Oxford Street. C’est avec ravissement qu’elles dépensaient sans compter ou presque. Le père de Lucy, avocat de métier, gagnait bien sa vie et sa mère n’était pas en reste. Sa réputation n’était plus à faire depuis qu’elle décorait certaines maisons dont la notoriété de leur propriétaire était en vogue.
Elles avaient leurs préférences pour tout ce qui touchait la mode, elles n’avaient pas besoin de se consulter pour se rendre directement dans leurs magasins favoris. Helen s’installa sur une chaise en attendant Lucy en plein essayage. Elle cherchait quelques tenues pour l’été.
En ce mois d’avril, la température ne dépassait pas encore les 20°. Le temps pluvieux et changeant était monnaie courante. En tout temps, le parapluie restait indispensable. Lucy prévoyait de voyager en Italie en août avec Vince, son amoureux. Elle désirait découvrir Milan, car elle escomptait faire un Erasmus en Italie et parfaire par là même ses connaissances linguistiques. À Londres, elle étudiait les langues et espérait devenir interprète. Elle parlait plutôt bien le français qu’elle avait appris après plusieurs séjours en France. Son avenir semblait tout tracé.
Lucy sortit de la cabine. Elle portait une petite robe à fleurs qui mettait en valeur la couleur de ses yeux, vert émeraude. Ses longs cheveux blonds tombaient sur ses épaules. Elle mesurait un bon mètre soixante-quinze, élancée et belle de surcroît. Elle faisait tourner les têtes tant bien masculines que féminines. Elle n’y prêtait guère attention, étant d’un naturel modeste.
— Alors comment me trouves-tu ?
— Magnifique, elle te va comme un gant. Prends-la.
— OK, j’en passe encore une et ensuite on ira boire le thé chez Harrods, tu veux bien réserver une table, je ne désire pas faire la queue, tu sais comment c’est le samedi.
— Bien sûr, ma chérie, je les appelle pendant que tu passes ta robe.
Lucy laissa sa mère, enfila un dernier habit qu’Helen approuva aussitôt.
Ce genre de journée plaisait aux deux femmes. C’était un moment de pure connivence. Tandis que James, le père de Lucy, se rendait au Centurion Golf Club pour y retrouver des clients et quelques amis avec lesquels il tentait de gagner en notoriété en fonction de ses swings. Chacun y trouvait son compte. Le soir, Maria, leur gouvernante, leur préparait un succulent repas où, c’était une règle, tous assistaient et depuis quelque temps, Vince se joignait à eux.
L’après-midi filait comme à chaque fois, elles arrivèrent vers dix-neuf heures à la maison. James les attendait, un verre de whisky dans la main.
— Alors ce shopping, vous avez trouvé de quoi vider mon compte en banque ?
Il dit cela en riant.
— Papa, tu nous connais, on ne dépense que pour mieux te plaire.
— Je n’en doute pas.
— Je vous laisse, je vais ranger mes achats dans ma chambre.
En passant dans le hall, elle récupéra la correspondance reçue le matin même. Elle déposa ses affaires, se changea afin d’être prête à sortir. Avant de joindre ses parents, elle ouvrit la lettre qu’elle avait jetée sur son bureau.
L’en-tête était celui d’un notaire. Cela l’intrigua. Elle prit connaissance du courrier.

***

Londres, le 3 avril 2022

Chère Mademoiselle,

Ma cliente m’a mandaté pour vous remettre certains documents vous concernant. Merci de prendre contact avec mon étude pour une prise de rendez-vous.

Dans l’intervalle, recevez, Mademoiselle, mes salutations distinguées.

                                                                                    Signé Me Athford


***

Sa curiosité était piquée à vif, que lui voulait-il ? Elle devrait prendre son mal en patience, car avant lundi, pas moyen d’en apprendre plus.
   Elle rejoignit ses parents, en omettant volontairement de parler de la missive. Elle préférait savoir de quoi il en retournait afin de ne pas faire de suppositions inutiles.
   Le carillon de la porte d’entrée sonna. Lucy cria à Maria qu’elle allait ouvrir, ce devait être Vince.
— Salut, mon chou.
Il s’avança et la serra dans ses bras.
— Bonjour ma belle, alors ta journée ?
— Parfaite, comme d’habitude. Viens, allons rejoindre mes parents.
Lucy connaissait Vince depuis plusieurs années, ils s’étaient côtoyés dans le même collège. Chacun menait sa petite vie et ils ne faisaient que se croiser sans se prêter plus d’intérêt que cela.
C’est au cours d’une réunion d’anciens élèves qu’ils se mirent à se fréquenter. Vince partageait son existence depuis deux ans. Il souhaitait devenir médecin et travailler par la suite dans le cabinet de son père. C’était un joli garçon, grand, bien bâti, il pratiquait le volleyball dans un club de Chelsea et il était régulièrement sollicité pour participer à des tournois avec son équipe. C’était un excellent joueur et un bon camarade. La saison prendrait fin dans un mois et il pourrait profiter de ses fins de semaine avec Lucy. Souvent le vendredi, il avait un match à disputer et de temps à autre, Lucy se déplaçait pour le soutenir. La soirée fut agréable et le repas à la hauteur de la réputation de leur gouvernante qui était un fin cordon bleu.
Lucy abandonna ses parents pour retrouver ses amis. Elle ne rentrerait que le dimanche en fin d’après-midi, car elle prévoyait de dormir chez son amoureux.
Durant le trajet, elle lui parla de la lettre.
— Tu ne devineras jamais le courrier que j’ai reçu aujourd’hui ?
— Non, en effet, comment le pourrais-je ?
— Figure-toi que dans un premier temps, j’ai cru que c’était de la publicité et puis j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un notaire de Londres, il me demande de prendre rendez-vous, tu ne trouves pas cela bizarre ?
— Étrange, effectivement !
— Je l’appellerai lundi afin d’en connaître plus. J’espère juste que ce sont de bonnes nouvelles, j’ai peut-être un oncle caché en Amérique ?
Elle éclata de rire.
— Mais oui, ou une tante ?
— Je n’en sais rien, ça me trouble quand même.
— Alors, évite d’y songer, car tu n’auras pas de réponse avant ton coup de fil.
— Certes !
Il changea de sujet et aborda celui des vacances qu’ils devaient planifier ainsi que plusieurs choses à définir. Ils arrivèrent chez leurs amis et passèrent la soirée à se divertir avec des jeux de stratégie. Ils appréciaient tous les deux ce genre d’activité. À deux heures du matin, Lucy s’endormait sur sa chaise, elle ne rêvait que d’un lit, elle n’eut pas besoin de se montrer entreprenante pour convaincre Vince de rentrer.
Le lendemain, ils se promenèrent à Hyde Park. Le dimanche, ils aimaient y flâner, la nature au mois d’avril se parait de ses plus beaux atouts, les fleurs poussaient un peu partout dispensant des odeurs selon les encens des plantes, les arbres bourgeonnaient, l’endroit était bucolique, romantique et très reposant. Chaque visite était différente et c’était un émerveillement pour les enfants comme pour les adultes. Ils prenaient toujours du vieux pain qu’ils lançaient aux canards dans l’étang, ils s’amusaient de les voir voler pour tenter d’être l’un des premiers à engloutir le morceau à peine imbibé d’eau et qui n’avait pas eu le temps de ramollir.
Il était presque dix-sept heures lorsque Vince la déposait devant chez elle, Lucy l’embrassa et lui promit de le tenir au courant au sujet du notaire.
— Je t’appelle dès que j’en sais plus, ou je te laisse un texto.
— D’accord.
Elle lui fit signe de la main tandis qu’il s’éloignait dans son véhicule.

Chapitre 2

Octobre 1978


Diane s’installa dans l’amphithéâtre du campus. C’était la rentrée universitaire à Genève, elle entamait sa dernière année d’étude. Elle s’était inscrite en lettres, elle aimait bien manier les mots, elle s’imaginait journaliste ou quelque chose du genre. Elle verrait bien une fois qu’elle aurait sa licence en main. Depuis une année, elle était en couple avec Étienne. Elle avait 23 ans et lui 24. Il terminait également ses études d’architecture en juin. Les deux prévoyaient de se mettre en ménage. À ses heures perdues, Diane adorait tirer des portraits, car elle était plutôt douée, elle dessinait les visages des gens qu’elle offrait pour le plus grand plaisir de ceux qui les recevaient.
Elle l’avait rencontré à la bibliothèque tandis qu’elle cherchait un livre. Il l’avait interpelée en lui demandant s’il pouvait l’aider. En découvrant ce beau ténébreux, elle n’avait pas hésité une seconde à accepter sa proposition. Comme ils se voyaient fréquemment dans ce lieu silencieux, Étienne avait attendu le moment opportun pour lui suggérer de boire un café. Diane avait accepté d’un signe de la tête et ils étaient sortis afin de ne déranger personne.
Ils ne se quittaient plus depuis. Étienne habitait dans une garçonnière, financée par son père alors que Diane vivait encore chez ses parents, mais elle passait beaucoup de temps avec son amoureux. Ils se chérissaient comme on peut s’apprécier à cet âge, sans réflexion et au jour le jour.
Diane appréhendait tout de même de se mettre en ménage avec Étienne. En général, c’était une personne douce et charmante. Cependant, de temps en temps, il avait des coups de sang et s’emportait pour pas grand- chose. Cela l’effrayait, elle se demandait comment elle gérerait si la situation devenait plus compliquée. Elle l’avait vu jeter sa tasse pleine de café contre un meuble alors qu’il venait de recevoir un appel de sa mère, l’obligeant à rentrer pour le week-end. Elle prévoyait une réunion de famille à laquelle il espérait se soustraire. Sa maman avait été catégorique, en lui faisant clairement comprendre que tant que ce serait eux qui subvenaient à ses études, ils exigeaient en retour un minimum de sa part. Il avait raccroché et passé sa rage sur l’objet dans ses mains. Ce n’était pas bien malin, le récipient s’était brisé en plusieurs morceaux et le liquide s’était répandu un peu partout. Diane avait mis plus d’une demi-heure à nettoyer les dégâts. Entre-temps, Étienne s’était calmé, mais pas elle. Dans son for intérieur, ce genre de réaction la tétanisait et elle doutait qu’Étienne soit la personne avec laquelle elle s’imaginait être pour le restant de ses jours.
Comme elle en était amoureuse, elle acceptait ses petites crises bien qu’elle ne comprenait pas pourquoi il n’arrivait pas à se contrôler. Seul l’avenir lui confirmerait si vivre avec lui était le bon choix. Cela ne sous- entendait pas forcément qu’ils iraient jusqu’au mariage. Tenter l’expérience ne pouvait qu’être bénéfique pour les deux.
Durant les vacances de Pâques, elle prévoyait de retrouver sa cousine qui habitait dans un autre canton. Elles voulaient faire du ski. Le frère de la mère de Diane résidait en Valais où il était propriétaire d’un chalet. Nathalie, sa fille, avait demandé la permission à son père de l’utiliser. Diane prendrait le train et la rejoindrait à Sion, ensuite elles se rendraient à Zermatt.
Les deux cousines aimaient passer du temps ensemble. Elles recréaient le monde et surtout elles faisaient la fête. Étienne ne connaissait pas cet aspect du caractère de Diane. Il pensait que c’était une personne raisonnable et elle l’était tant qu’elle ne voyait pas Nathalie. Le père de cette dernière les appelait les brigands, c’était tout dire.
Lorsque Pâques arriva, Diane rejoignit Nathalie comme cela était prévu.
Elle transporta tout son matériel de ski et se trouva chargée comme un mulet. Nathalie l’attendait sur le quai de la gare.
—Salut, cousine, comment vas-tu, as-tu fait bon voyage ?
— Oui, merci !
Nathalie l’aida à mettre ses affaires sur un trolley et elles se rendirent sur la plateforme en partance pour Zermatt.
— C’est trop cool que tu sois venue. J’ai beaucoup d’amis en haut, on va s’amuser et je vais te présenter plein de gens.
— Génial ! Les pistes sont encore praticables ?
—Oui, ne t’inquiète pas pour cela, les conditions sont excellentes, il a neigé la semaine passée et puis la température est fraîche, donc on va pouvoir skier.
— Comment va Étienne ?
—Bien! Il a un gros travail à faire en prévision de ses examens. Le mieux est que je le laisse tranquille pour qu’il puisse travailler sans m’avoir dans les pattes. De toute manière, il est rentré visiter sa famille à Neuchâtel.
— Tu es célibattante alors ?
— Si l’on veut.
Et elles se mirent à rire.
Une fois arrivée à destination, Nathalie
appela un taxi qui les emmena au chalet de ses parents.
Elles s’installèrent dans la chambre de Nathalie. Le lit était suffisamment grand pour qu’elles y dorment toutes les deux. Elles pourraient ainsi papoter et profiter l’une de l’autre comme elles en avaient l’habitude.
Diane défit ses affaires et les rangea dans un placard libre.
— Tu as faim ?
—Un peu!
— Ce soir, on sort, alors je vais te préparer
des pâtes et une salade, ça te va ?
— Miam, cela me semble parfait !
— Si tu veux te rafraîchir avant, je descends
et je t’attends dans la cuisine ?
Diane se sentait crasseuse, elle avait été obligée de s’asseoir dans un wagon fumeurs et tous ses vêtements sentaient mauvais, ce qu’elle n’appréciait guère.
— Oh oui volontiers, je pue le vieux cigare. — D’accord, à tout de suite...
Diane laissa couler sur ses longs cheveux
blonds l’eau de la douche. Elle aimait cette sensation sur son corps, elle associait toujours ce moment à une forme de libération des énergies négatives. Elle ressentait le nettoyage autant extérieur qu’intérieur.
Elle sortit de la salle de bains, s’essuya avec un linge tout doux, en noua un autour de sa chevelure, s’habilla et rejoignit sa cousine.
— Hum, cela sent drôlement bon !
— Assieds-toi, c’est prêt dans deux minutes. Tu souhaites un verre de vin ?
— Avec plaisir, tu veux que je débouche une bouteille ?
— Oui, je l’ai posée derrière toi, le tire- bouchon est dans le tiroir.
— D’accord, je m’en occupe.
Elles passèrent à table et dégustèrent leur repas. — Alors que se passe-t-il ce soir ?
—On va aller dans un bar branché et
après, en fonction des gens que l’on rencontrera, on avisera pour la suite de la soirée.
— Cela me semble un joli programme.
Elles rangèrent la cuisine et se préparèrent pour quitter le chalet.
Il neigeotait malgré la saison, ce n’était que le début du printemps, donc, rien d’excep- tionnel. Pour sortir, elles se vêtirent en conséquence, elles ne voulaient pas tomber malades le premier jour de leurs vacances.
Le Tac-Oh-Tac était un lieu où la jeunesse avait pour habitude de se retrouver. La musique était bonne et il était facile de faire de nouvelles rencontres. À peine s’étaient-elles introduites dans le bar que Nathalie reconnut un groupe d’amis. Elle s’en approcha et ils les accueillirent chaleureusement. Elle leur présenta Diane.
Cette dernière connaissait quelques copines de Nathalie qu’elle avait côtoyées en plaine. Elles se saluèrent et les conversations reprirent de plus belle. C’est ce soir-là qu’elle croisa pour la première fois, Luc Bonvin.
Il arriva un peu comme elles, sur le tard, et il s’assit où il le pouvait, en l’occurrence à côté de Diane. Par la force des choses, ils entamèrent une discussion. D’emblée, elle fut subjuguée par le personnage. Le regard de Luc la transperça, ses yeux d’un bleu océan étaient les plus troublants que Diane ait eu l’occasion de voir. Luc était beau, tel un dieu grec. Ses cheveux noirs et frisés lui donnaient un air angélique et son sourire devait en séduire plus d’une.
Luc se montra curieux. Diane se sentit obligée de se dévoiler plus qu’elle ne l’aurait fait avec un parfait inconnu. Il savait y faire et elle lui raconta son parcours, où elle vivait et il en fit de même.
Diane se méfiait de ce genre de personnage, tout leur tombait trop facilement dans les mains. Malgré elle, Diane se laissa charmer, attirée par lui tel un aimant, pourtant elle était consciente qu’elle devait le fuir. Étienne faisait partie de sa vie et ils prévoyaient de se mettre en ménage, elle ne devait pas l’oublier.
Il se faisait tard, elle proposa à Nathalie de s’en aller. Demain elles voulaient skier, alors une bonne nuit de sommeil lui semblait nécessaire.
Elles quittèrent les amis de sa cousine et promirent de se retrouver sur les pistes. Sur le chemin du retour, les deux restèrent avares de paroles, chacune absorbée dans ses réflexions.
Nathalie finit par rompre le silence : — T’es-tu amusée ?
— Oui c’était sympa !
—Tu as fait une touche, Luc te dévorait du regard.
— Tu as remarqué cela ?
— Un peu, il ne t’a pas lâchée de la soirée et en plus, il m’a demandé de quel côté on pensait aller skier demain, donc tires-en les conclusions qui s’imposent !
—Ah bon, j’avoue je le trouve très séduisant, cependant il doit faire tourner la tête de toutes les filles, non ?
— Oui c’est vrai, mais c’est un ambitieux, je ne crois pas que ce soit un coureur.
— Tu n’as pas oublié que je suis en couple avec Étienne ?
—Absolument, toutefois tu n’es pas mariée...
Diane se sentait mal à l’aise.
— Alors, n’en parlons plus, je suis fatiguée, allons nous coucher.
Elle embrassa sa cousine et s’installa bien au chaud dans le lit.
Diane mit du temps à s’endormir, tourmentée par ses pensées qui la ramenaient sans cesse à Luc. Elle était fort troublée par le charisme que ce garçon dégageait. C’était plus fort qu’elle. Diane tenta d’être raisonnable et ne plus y songer, mais elle n’y arriva pas
Le sommeil la gagna finalement et lui octroya un peu de répit.
Le lendemain, les cloches de l’église la réveillèrent. Elle n’était pas habituée, elle les avait entendues toutes les heures et lorsque sa cousine fit une incursion dans la chambre, elle n’était absolument pas reposée.
— Allez debout là-dedans, c’est l’heure.
À voir la tête de Diane, Nathalie éclata de rire. —Ehbien,ilyenaunequin’apasbiendormi! — Grrr... maugréa Diane.
— À qui le dis-tu, ces foutues cloches qui
sonnent chaque heure m’ont presque gardée éveillée toute la nuit.
— Ne t’inquiète pas, tu vas vite t’y habituer. Ce soir après notre journée de ski, nous sommes invitées au carnotzet* de Julien. Il a prévu une fondue et il y aura toute la bande.
— Et comment sais-tu cela ?
—Nous en avons parlé la nuit dernière pendant que tu roucoulais avec Luc.
— Ah OK !
—Allez, lève-toi et viens me rejoindre pour le petit-déjeuner, tout est prêt, il ne manque plus que toi.
Elle soupira et se glissa hors du lit pour aller se passer de l’eau froide sur le visage, elle s’habilla et retrouva sa cousine.
Elles mangèrent du pain frais que Nathalie s’était donné la peine d’acheter à la petite épicerie proche du chalet, celui-ci était accompagné de confiture que sa mère confectionnait pour le plaisir de tous.
Après avoir bu son café, Diane se sentit nettement plus en forme et prête à dévaler toutes les montagnes environnantes.
Elles retrouvèrent leur bande aux pieds d’un départ de télécabine. Luc était là parmi les autres. Ils passèrent la journée à arpenter les pistes. Le temps était magnifique et le soleil au zénith. Chaque fois qu’il le pouvait, Luc s’arrangeait pour remonter sur les téléskis avec Diane. Il poursuivait son opération de séduction et Diane essayait mollement de le repousser. Elle réalisait que cela devenait difficile.
Les deux cousines rentrèrent au chalet, fatiguées. Elles s’astreignirent à une sieste afin d’être en forme pour la soirée qui s’annonçait.
Diane se sentit obligée de se justifier auprès de Nathalie par rapport à ce qui était en train de se passer avec Luc.
—Je me demande si je ne vais pas redescendre en plaine, je crains de faire une bêtise avec Luc.
— Ah non, tu ne vas pas me faire cela. Tu es jeune, tu as tout l’avenir devant toi et surtout tu n’es pas mariée à Étienne. Et parlons-en d’Étienne, tu ne crois pas que si tu étais convaincue, ni Luc ni personne d’autre ne pourrait te troubler ?
— Oui vu comme cela, tu as raison.
— Alors ce qui doit arriver, arrivera et tu aviseras à ce moment-là. Luc, c’est un très bon parti, son père à une grosse entreprise de métallurgie en Valais et je te l’ai dit, c’est un ambitieux. Il veut faire de la politique et il espère un jour devenir conseiller d’État et je te garantis qu’il y parviendra. Il est déterminé et droit comme un i, donc laisse-toi vivre. Personne ne saura rien si tu as un petit flirt avec lui.
— Certes, je dois l’admettre, je m’inquiète pour un rien.
Diane passa une semaine magique, son premier baiser l’avait culpabilisée, au deuxième, elle avait presque oublié Étienne, à la fin de son séjour, elle s’était retrouvée face à une réalité qu’elle ne pouvait fuir, elle s’était entichée.
Luc était au courant qu’elle fréquentait Étienne et qu’ils prévoyaient de se mettre en ménage. Il était tellement sûr de lui qu’il accepta de lui laisser le temps de peser le pour et le contre, afin de prendre les bonnes décisions quant à son avenir amoureux. Il ne souhaitait pas la bousculer et qu’elle lui reproche par la suite quoi que ce soit.

* Carnotzet : local en sous-sol aménagé pour boire des verres entre amis
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Avis : auteurs auto-édités / Bornéo Patrice de Fréminville
« Dernier message par Antalmos le lun. 24/04/2023 à 10:35 »
Bornéo est la première nouvelle que je lis de Patrice de Fréminville qui semble avoir trouvé sa voie dans ce format puisque chacun de ses trois ouvrages ne dépassent pas les quarante pages. Ayant connu l'auteur sur les réseaux sociaux, je ne fus donc pas surpris de découvrir ses thèmes de prédilection qui oscillent entre anticipation et science-fiction. Dans Bornéo, il est question de l'avenir de l'humanité et la question qui se pose est : les IA pourraient-elles un jour profiter de nos faiblesses pour devenir l'espèce supérieure ?
Question qui à elle seule fait déjà froid dans le dos tant on se demande finalement si ça ne pourrait pas bien finir par arriver un jour.
Difficile d'en dire plus sur une nouvelle de vingt-deux pages sans spolier, mais je dirais que l'auteur a un talent certain d'écriture pour nous plonger en peu de pages dans les conditions d'un monde apocalyptique et du devenir de l'humanité. Je ne peux donc que vous encourager à découvrir ses écrits, et à un prix symbolique de 0,89 €, pourquoi s'en priver ?
Je terminerai par un constat de l'auteur qui laisse déjà augurer de nouveaux écrits inédits :
" Non, tout n'a pas été écrit en matière de science-fiction. Il y a encore de nombreuses possibilités pour renouveler le genre ".
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Mise en avant des Auto-édités / Aliandra de Giovanni Portelli
« Dernier message par Apogon le jeu. 13/04/2023 à 17:53 »
Aliandra de Giovanni Portelli



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 D'UN LIVRE… À UNE BIBLIOTHÈQUE

Eh salut vous ! Je ne savais pas si vous finiriez par m'ouvrir, depuis le temps que vous traînez devant cet étal. Vous vous demandez sûrement ce que veut dire ce titre ? Auteur méconnu, couverture fruste, probablement le clone d'une histoire de science-fiction que j'ai déjà lu ou vu au ciné.
Et pourtant, si nous avons tant tardé à nous rencontrer, c'est bien parce que je ne ressemble en rien à ce que vous avez pu lire ou voir ailleurs. Ce qui me distingue des autres ? C'est justement que je fuis les codes du genre. Héros sans faille, méchant sans excuse, but clair et précis, très peu pour moi !
Je ne suis qu'un livre, certes. Vous m’oublierez sûrement, poussiéreux sous votre lit ou délaissé sur la banquette d'un train où je devrai patienter qu'une autre personne me saisisse. Je ne saurai rien de plus de vous que ce visage que vous m'offrirez le temps de votre lecture. Vous ne saurez de moi que ce que j'ai à vous livrer.
Le temps nettoie tout, inlassablement. Parfois, cependant, des instants nous marquent. J'espère faire partie de ceux-ci. L'époque où les livres étaient une fenêtre salutaire entre les esprits n'est pas totalement révolue, j'espère. Je les pense même plus libérateurs pour l'esprit que les virulentes vidéos véhiculées par les multiples médias modernes.
Je ne suis pas contre la modernité, attention. Cela rapproche les gens et réduit les distances. Simplement quoi de mieux qu’un livre pour rendre visite à votre seule pensée, votre imaginaire, votre identité quelque part ? Peu importe le récit que je vais vous soumettre, au fond. Ce qui compte, c'est ce reflet de vous qui vous attend. Ne manquez pas ces instants avec vous-même, c'est là mon souhait.
Longtemps je n’ai su déterminer à quel genre appartenait cette aventure. Elle présente certains aspects de la fantasy, de la science-fiction et du thriller, certes, mais du point de vue des narrateurs qui se partageront la tâche de vous la transmettre, il s’agit d’abord d’un témoignage. Le témoignage de leur propre vie, avec ses joies, ses peines, ses douleurs parfois indicibles. Il vous faudra capter parfois leurs silences autant que leur mots pour compenser ce que leurs regards ne pourront vous transmettre. Sur ce, bonne lecture... 

DU POINT DE VUE D’ALEX

2 février 2017
Vous éclairer sans être lourd sur la mythologie qui entoure l’univers d’Aliandra, j’aime autant vous prévenir, on a fait de notre mieux, mais on n’est pas toujours arrivé à un modèle de simplicité. Naturellement nous ne sommes que des personnages de fiction. Tout ce qui suit n’est que le fruit d’une imagination légèrement débridée par le fait de n’avoir reçu aucune influence dès l’enfance pour orienter sa façon de penser.
Votre réflexion s’est forgée au contact d’un milieu familial, religieux ou culturel, voire de tous à la fois. Dans mon cas, je n’ai joui que très peu des trois. Cela dit, comme je ne veux froisser personne et toucher le plus grand nombre, je ne peux pas prétendre que quoi que ce soit ici soit la représentation, même imagée, d’une quelconque réalité commune à la vôtre.
Même si pour vous rendre les choses accessibles, nous allons situer certains des événements qui vont suivre sur Terre, ce n’est que dans l’optique de vous faire entrer graduellement dans notre fantasmagorie. Tout ça pour arriver à la formule consacrée – c’est mon expression du moment, je risque d’en abuser ! – selon laquelle toute ressemblance avec des personnes existantes, ayant existé ou venant à exister ne saurait être que fortuite, blablabla !


SELON WRANGELLE OU PRESQUE...

02/02/2017
Merci Alex pour ces précisions ! Pour ce qui est du graduel, je ne fais pas dans l’escalator, plutôt dans la catapulte. Autant vous y préparer, vous allez certainement déguster les premiers temps. Toutefois si vous arrivez jusqu’à une certaine course-poursuite de 1974, sachez que le plus dur sera fait. Sur l’autre point, le côté « imaginaire » personnellement, je n’en ai rien à faire que cela vous heurte ou non.
Si vous savez lire, c’est que vous êtes bien assez grand pour faire le tri. Pour bien mettre les choses en place, je ne pense pas non plus que démarrer dans un trou à la campagne, pantoufles aux pieds, à regarder la télé pépère, cela nous mette dans l’ambiance requise. Non, à mon sens il faut remonter à l’origine du problème, sur une planète que j’ai longtemps considérée comme chez moi...
Si tu parles de Lhima, ils ne vont rien entraver, mais libre à toi, mes pauvres quarante piges ne peuvent rivaliser avec tes neuf mille ans d’expérience, après tout.
Merci pour l’intervention, Alex. C’est vrai qu’on n’est pas déjà assez perdu depuis que le « livre » lui-même a souhaité la bienvenue à notre hôte pour l’obliger à faire sans transition le distinguo entre deux narrations.
C’était ton idée, les points de vue croisés, je te signale…
Soit ! Profitez du rappel si vous avez perdu le fil depuis trois paragraphes. À partir d’ici et ce pour toute la durée de cet épisode, les déclamations en italique sont d’Alex Gartempe. Autrement, c’est votre hôtesse, Wrangelle, qui est au clavier.
Déclamations, rien que ça ? Tu trouves que tu ponds du Victor Hugo, toi, peut-être ? Ça te…  #onsenmoque
Bref, vous avez compris l’idée.
Eh ! Mais tu as coupé ma réplique ! Ne me dis pas que tu es encore susceptible sur ton âge après tout ce qu’on a vécu quand même ?
BREF ! On peut perdre du temps de mille façons dans l’espace mais rarement en gagner. Les physiciens ne me contrediront pas là-dessus. S’il est une chose sur laquelle j’aimerais qu’ils ferment les yeux en revanche, ce sont les raccourcis – et ce n’est pas qu’une expression – que j’ai dû prendre pour permettre de ne pas entrer dans les détails techniques qui plombent toujours le récit. En l’occurrence, cela rend rapidement élitiste les meilleures histoires qui placent leur action dans l’espace. C’est donc dans un souci de clarté que je n’emploierai pas un langage trop pointu pour raconter l’origine de ma galaxie comme le fonctionnement de ses méandres. Si l’envie vous prend toutefois d’en savoir davantage, vous pouvez toujours en formuler la demande et…  #chacunsontour
Non sans intérêt, franchement ! Sans vouloir être méchant, ça n’apporte rien à l’histoire, d’une. De deux, ça implique de penser dans une autre langue, avec une métrique et un raisonnement aussi proches de notre science que l’œuvre de Jean-Sébastien Bach peut l’être de celle des Spice Girls. Donc autant arrêter là l’insert sur la physique quantique.
Je te laisse la responsabilité de cette suggestion comme de cette dernière comparaison, Alex. Admettons en soi que le point de vue d’un habitué de l’espace ne soit pas le plus judicieux. Que pensez-vous de celui d’un enfant un rien exceptionnel ?
Oui bonne idée, si on parlait de moi ? C’est vrai que c’est mon sujet de conversation préféré... 

SARAH, OU LE JOURNAL D’ALEX GARTEMPE

26/06/1986
Dominique jauge régulièrement les traits fermés du garçon qui lui fait face. Il est nerveux. Assis sur une chaise, les mains sous les cuisses, ses pieds oscillent doucement d'avant en arrière. Les cheveux en bataille, sa frange mange à moitié ses yeux de jais qui scrutent tour à tour les objets disposés sur son bureau pour ne jamais rencontrer le visage de l'éducatrice.
Élancée, sportive même, cette jeune et jolie Basque d’origine a, malgré ses cheveux bouclés, un faux air de Françoise Hardy. Hélas, souligner cette ressemblance la contrarie car la pauvre chanteuse passe à ses yeux pour une personne sans grande vitalité. Baskets aux pieds, pantalon noir taille haute et une veste assortie à épaulette, elle suit la mode et colle bien à son époque dynamique. Aussi l’éducatrice impressionne-t’elle clairement l’enfant de huit ans.
Elle consulte calmement son dossier, en silence. Émue, elle découvre l’infortune de l’enfant résumée en quelques dates. Une naissance estimée autour du 22 avril 1978, suite à la découverte du nourrisson par un pêcheur près d'une rivière de la Vienne. Plusieurs familles d'accueil se proposent ensuite sans succès de lui offrir un foyer. Bébé « difficile », bambin « ingérable ». L'une d'elle motive même son rejet avec un « penchant pour la pyromanie » en hiver 1984, qui ne s'est cependant pas vérifié ailleurs.
Par les mystérieux rouages de l'administration ou un « caprice du destin » il se voit ainsi ballotté de maison en foyer jusqu'à gagner les côtes charentaises. Cet enfant ne pouvait que perdre tout repère, si tant est qu'il en ait eu un jour. Dominique conclut que son mensonge aujourd'hui sur son état de santé traduit surtout un profond besoin de reconnaissance et d'attention. Bizarrement, plus elle le regarde, plus elle trouve ce petit agitateur attachant. Comme elle lui parle enfin, il reste sur la défensive.
Ses pieds continuent leur mouvement de balancier. Toutefois, il ne perd pas une miette de ce qu'elle lui raconte. Il s'attend déjà à se faire sévèrement réprimander et écoper d'une punition exemplaire pour avoir « simulé » une crise d'asthme. Toux sèche, polypnée, la poitrine oppressée, Alex n'a ressenti cela qu'une poignée de secondes, seulement pour lui c'était réel. Et ce ressenti le trouble bien davantage que tout ce que lui débite cette adulte qui, comme les autres, ne voit probablement pas au-delà d'elle-même.
D'aussi loin qu'il s'en souvienne, personne n'a été capable de lui accorder le moindre crédit. Il sent pourtant ces choses comme les autres. Au début, il s'était imaginé que tout le monde jouissait des mêmes facultés et en avait donc parlé naturellement. Il n'obtint en retour qu'incrédulité, moquerie ou rejet. Tant que cela reste au cinéma ou dans les livres, les gens sont prêts à concéder n'importe quoi au premier venu. Dès que l'anormalité entre dans leur existence propre en revanche, la chasse aux sorcières, le bruit des bottes sur les Champs et la ségrégation ne paraissent plus aussi sagement rangés parmi les vieilles photos des livres d’Histoire.
Alors, comme un réflexe de survie, Alex a appris à se taire. Il laisse distraitement son éducatrice lui expliquer qu'une vraie crise d'asthme dure plus longtemps qu'une poignée de minutes, assez en tout cas pour ne pas s'envoler ensuite comme par magie. Trop jeune, il ne peut pas lui rétorquer qu'il a ressenti les symptômes et non proprement vécu cette crise, encore moins lui faire saisir cette nuance, très différente de ce qu'elle affirme, comme tous les autres avant elle. Quand bien même, il a déjà renoncé avant même que l'infirmier du foyer ne lui serve, faute de symptôme tangible, un regard soupçonneux qu'il ne connaît que trop. A huit ans, il a cerné qu'il n'est pas fait pour entrer dans le moule auquel les enfants comme lui doivent coller pour faire partie d'une famille. Pire, il l'a accepté.
Persévérante, Dominique poursuit en lui suggérant qu'en revanche, il a pu se sentir oppressé devant la violence du traitement qu'ils infligeaient, Dimitri et lui, à leur jeune compagnon réellement asthmatique. Après tout, n'agissait-il pas sous l'influence néfaste de son camarade ? Elle lui concède même qu'il est probablement honnête sur son ressenti. Curieusement, cela fait mouche. Se peut-il que cette jeune Basque au regard franc lui accorde ce qu'il désespérait jamais trouver chez quelqu'un d'autre ?
Lorsqu’elle évoque la possibilité qu'inconsciemment il simule les symptômes des autres pour se faire accepter d'eux, les pieds d’Alex ne bougent plus. Son regard ne quitte plus celui de l'éducatrice. Notant l'attention qu'il lui accorde enfin, elle se retient de sourire pour ne pas trahir sa satisfaction. C'est qu'elle n'est pas si sûre d'elle, la pauvre jeune femme. Malgré ses études, la révolution qu'a connue le monde des enfants en difficulté et l'avènement de l’accompagnement social des familles, Dominique reste en proie au doute quant à ses capacités, comme toute personne qui débute. Elle a beau avoir affronté de sacrées têtes de bois, elle n'est convaincue d'arriver à quelque chose avec lui qu'à partir de cet instant.
De là, captivée par la profondeur du regard de l'enfant, une envie profonde naît à nouveau en elle de mettre un terme à ce parcours chaotique pour enfin offrir un vrai foyer à Alex. Elle est parvenue à faire entrer un peu de lumière dans son regard si noir. Rien qu'une étincelle, une lueur d'espoir tout de même. Il ne faut plus qu'elle s'éteigne désormais, quitte à déplacer des montagnes. 

05/07/1986
De gros écouteurs recouverts de mousse orange sur les oreilles, un T-shirt constellé de badges polychromes, le walkman contre la cuisse, Sarah lance un bref regard dédaigneux au garçonnet qui descend de la voiture de sa mère. Le pincement de lèvres de Dominique suffit cependant à lui arracher un bonjour. Les cheveux longs, noirs, un peu gras aux racines, les yeux baissés sur un magazine à la couverture rouge vif estampillée TOP50, elle doit avoir dix ou onze ans. Sa tenue et son attitude dénotent la recherche d'un air branché que remarque aussitôt Alex, même si elle l'intimide un peu par son accueil un peu froid. Son T-shirt noir porte en revanche de discrètes traces blanches d'une sueur trop salée qui échappent pour l'instant à l'orphelin.
La maison où ils viennent d'arriver est une fermette sur cour ouverte. Dominique explique à son invité avec un enthousiasme non feint que la maison est de plain pied, mais que les petites ouvertures carrées donnent sur un grenier qu'elle aimerait aménager en chambres à coucher par la suite. Les murs crépis et chaulés, le toit en pente douce couvert de tuiles tiges de botte, entrent typiquement dans le style régional. Au-delà d'un immense préau surchargé de matériel agricole, ce ne sont que des forêts et des champs à perte de vue, maïs, tournesols et vigne. À deux cents mètres à peine, un monticule recouvert d'une longue bâche noire maintenue par des pneus de tracteur pique la curiosité d'Alex.
– C'est de l'ensilage. C'est pour nourrir les vaches.
– Et quand ça pue jusqu'ici, c'est qu'il va pleuvoir, glisse la jeune fille sans quitter sa revue du regard, l'air faussement méprisant.
– Dans ton cas, ça marche aussi. Tu n'as pas encore pris ta douche, je présume ? rétorque Dominique, surprise aussitôt par le rire d'Alex.
– Ouf ! C'est un revers digne d’Henri Leconte, ça ! C'est qui le gai luron ? demande la jeune fille qui lève enfin les yeux de son hebdomadaire, sans pour autant retirer ses écouteurs.
– Oui, faisons quand même les présentations. Je te présente Alex. Comme je vous l'ai déjà dit, à Papa et toi, il va passer les grandes vacances avec nous et, s'il se plaît ici, il fera son année scolaire avec toi.
– T'es en quelle classe ? lance la jeune fille au garçon, sans que son visage ne trahisse le moindre intérêt pour la réponse.
– Je vais entrer en CE2.
– Ah ben super ! Pile celle que je redouble, repart-elle, dépitée. Mais ne t'en fais pas, la maîtresse est vraiment super. Tu vas l'adorer.
Alex n'en croît pas ses oreilles. La jeune fille lui paraît vraiment plus âgée que lui, malgré son allure grêle. De plus, les filles sont douces et ne répondent pas comme ça aux adultes. Sarah a de plus une force dans le regard, une maturité auxquelles on ne s'attend pas. Cela captive le garçon qui s'enquiert, presque sans réfléchir :
– Tu as quel âge ?
– L'âge que tu voudras, petit, mais au moins deux ans de plus que toi !
Sans trop avoir compris la réponse qu'elle vient de lui servir, Alex repart spontanément :
– Et tu t'appelles comment ?
– Sarah.
Elle se détend subrepticement comme elle remarque quelque chose de touchant que dégage ce bout de chou de l'assistance. Malgré son bouclier verbal, Sarah ne saurait se montrer cruelle envers un enfant en difficulté. Sa mère qui décèle l'esquisse d'un sourire sur son visage si dur d'ordinaire pense avoir raison de miser sur sa jeune rebelle pour qu'Alex prenne confiance en lui et ose enfin aller de l'avant.
Pierre franchit bientôt le seuil de la maison. Le colosse impressionne d’emblée le gamin. Certes il ne fait qu'un mètre soixante-quinze, mais les épaules larges, le visage carré et les mains épaisses, l'homme paraît un golem aux yeux d’Alex. Intimidé, il ne pipe plus un seul mot lorsque l'agriculteur vient embrasser son épouse et lui confier que presque plus rien ne filtre sur Tchernobyl sur le Minitel. L'homme est inquiet. Malgré les communiqués évasifs des autorités, il s'acharne à décortiquer les informations que diffuse l'AFP :
– On nous balade. Les spécialistes utilisent une multitude d'unités pour nous embrouiller, mais la taille des aubergines et des tomates cette année ne trompe personne. Le vent a buffé  jusqu'ici et on en a soupé, de leurs rayons. La terre en est imprégnée et tout ce qui pousse est contaminé.
– Qu'est-ce qu'on peut faire ?
– C'est trop tard pour décaniller. La Fontaine disait que quand le mal est certain, le moins prévoyant est souvent le plus sage. Alors ma foi, on ne vaut pas mieux que les gorets dans cette histoire. Faut essayer de continuer à vivre normalement, j'imagine.
Compatissante, Dominique désigne d'un coup d’œil rapide son invité à son homme. En effet, leurs inquiétudes ne concernent pas les enfants. Son visage s’illumine d’un franc sourire lorsque Pierre lance, un sourire aux lèvres :
– Alors ! C'est lui, le drôle ?
– Oui, Alex, je te présente Pierre, mon époux.
– Il a l'air d’avoir de bonnes guibolles. Il va pouvoir m'aider…
– Oui oui, on verra ! le coupe Dominique, pressentant un débordement d'enthousiasme plus effrayant qu'autre chose pour son protégé.
Le patois charentais qui colore le langage de Pierre laisse perplexe l'enfant qui n'a connu jusqu'ici que des citadins. L'homme est pur souche et n'en déplaise, il est fier de ses racines. Alors qu'il entraîne Alex à la découverte de la vie à la ferme, Dominique a une pensée pour leur propre rencontre, des années plus tôt.
L’agriculteur était aventureux, du haut de ses vingt-deux ans, lorsqu'il s'était engagé sur les parcours de randonnée des Pyrénées. Elle, native de Saint-Jean-de-Luz, était une habituée des lieux. Lui beaucoup moins, s'était bel et bien perdu. Les joues rougies, l’air hagard, il l'avait d'abord bien fait rire. Puis ils avaient appris à se connaître jusqu'à ce que, de fil en aiguille, ils ne fassent plus qu'un. Comme il était voué à reprendre la ferme de son père, elle, amoureuse, l'avait suivi en Charente-Maritime. Ses parents décédés, elle n'avait pas grand-chose à laisser derrière elle, sinon ses montagnes adorées. Alors que son cher et tendre glisse avec ferveur au garçon :
– O va zou faire de toi un houme, un vrai. Tantôt, si o grâle trop , o fera mijheot  et...
– On ira doucement sur le vin rouge, il n'a que huit ans quand même ! réagit-elle amusée.
Sarah, qui n'a rien perdu de leur échange, les étudie en pesant le pour et le contre. Elle comprend à présent ce que Dominique avait derrière la tête en faisant entrer ce garçon dans leur maisonnée. Elle se sent naturellement un peu jalouse de l'enthousiasme de Pierre à l'égard du nouveau venu. Toutefois, elle voit déjà en celui-ci une chance pour son père de se projeter avec un autre homme sur une exploitation chaque année plus lourde à gérer, une charge contre laquelle est demeure impuissante. Une raison de plus de la motiver à souhaiter qu'il s’intègre, sombre certes, mais très noble pour une personne si jeune…

02/10/1986
Être nouveau quelque part n'est jamais facile pour personne, même pour un habitué de l'exercice. L'été chez les Davril ayant été particulièrement heureux, Alex obtint de pouvoir faire sa rentrée avec Sarah à l’école primaire de Saint Genis de Saintonge. Évidemment, il fit l'objet de la curiosité de ses nouveaux camarades de classe, amassés autour de lui les premiers jours comme on découvre un jouet à la mode ou un nouvel animal de compagnie. L'engouement qu'il suscita retomba aussi vite qu'il était monté, Alex n'ayant pas grand-chose d'exceptionnel pour entretenir l'intérêt d’un tel public.
À cette époque, pendant la récré, les écoliers ne sont pas greffés d'un téléphone portable à la main ni d'un lecteur MP3. Certains courent autour d’un ballon de foot ou de basket. D'autres donnent des chiquenaudes à leurs billes, accroupis autour d’un trou dans le bitume de la cour, électrisés à l’idée de rafler la mise. Les filles jouent à l'élastique, un jeu d'adresse pour lequel il faut au moins être deux, trois idéalement. Enfin, rares sont ceux qui possèdent un jeu électronique, plus encore la fameuse Gameboy, et se voient autoriser à la sortir à la récréation par leurs parents. En revanche, le fait d'avoir grandi ou non avec les autres mômes du groupe fait énormément sur sa hiérarchie. Les affinités nées de plusieurs années de crèche et de maternelle prévalent sur le reste en primaire, surtout quand on n'a que des billes en terre cuite et non des agates.
Sarah aussi a ses copines et ses habitudes ici. Pour Alex, il faut tout construire de nouveau. À La Rochelle, outre le fait qu'il n'était pas le seul orphelin, Dimitri l'avait vite élevé au rang de caïd parce qu'il lui fallait un faire-valoir pour rire de ses âneries et maltraiter les plus faibles. Ce n'était pas glorieux mais ça valait toujours mieux qu'être isolé à la périphérie de ce qu’il considère déjà comme un clan imperméable.
Certes, il est difficile de s'intégrer dans une équipe où chacun a déjà sa place distribuée d'avance, que ce soit pour un match de foot ou un quelconque jeu de rôle imaginaire. Le pire cependant, c'est de tomber sur plus fort que soi, le tout associé à une bonne dose de stupidité. Devait-il payer pour le temps passé à soutenir Dimitri dans son jeu de massacre quotidien en devenant à son tour la marionnette d'une brute ? Alex a bien essayé de résister, seulement aussi bien verbalement que physiquement, il ne fait pas le poids.
Le grand Stéphane a tout pour lui, la force, les amis et deux redoublements consécutifs qui en font un pré-ado redoutable dans cette colonie de gringalets. Alex n'est personne, rien de plus que l'homonyme d'une rivière, sans passé ni famille, ce que le rustaud ne se prive pas de souligner :
– Moi j'aurais ta tronche, je ne chercherais pas vraiment pourquoi j'ai été abandonné à la naissance, Gartempe. Franchement, ça saute aux yeux, pas vrai les copains ?
Il voit bien dans le regard des comparses de cet abruti de haut vol que le cœur n'y est pas vraiment. Pour avoir joué le même rôle, il en connaît jusqu’à l’attitude. Faire semblant de rire du malheur d'un autre avec le ventre noué pour lui, juste pour ne pas finir à sa place. Alex ne se doute pas qu'il pourrait renverser la vapeur et retourner tout le groupe contre Stéphane. Il lui suffirait de savoir exprimer cette peur qui ronge les autres pour la changer en courage, juste assez longtemps pour décourager ce tyran de bac à sable, probable photocopie d'un modèle parental tout aussi affable.
Seulement la peur est trop forte. Ce frisson qui le gagne lui envahit les membres, ramollit les jambes et appesantit le ventre. Il n'arrive pas à penser. Son esprit ne travaille qu’à débusquer une échappatoire. Mais où fuir ? Alors que derrière lui, l’angle de la cour, cerné de murs et de grilles infranchissables, prend de plus en plus l’allure d’une souricière, une voix qui se veut ferme retentit brusquement, en réponse à Stéphane :
– Non mais avec la tienne, tu n'aurais pas à chercher bien loin. Ton père le voudrait qu'il ne pourrait pas te renier. Tu as le même groin que lui. On reconnaîtrait ta face de verrat à des kilomètres.
Attentive, c'est Sarah qui est arrivée à la rescousse du pauvre garçon. Il ne demande d'ailleurs pas son reste pour décamper auprès de sa sauveuse. Malgré son allure franchement fluette, l'intensité de son regard suffit en général à rabattre les caquets les plus audacieux. Stéphane, pour ne pas perdre la face, crache :
– C'est ça sauve-toi, l'orphelin ! T'auras pas toujours quelqu'un pour te sauver la mise. Trouillard !
– Trouillard ? répète la jeune fille, campée sur ses positions, les mains sur les hanches à présent. Tu fais autant le malin, le soir, dans ton lit avec ta veilleuse ? Tu n'as plus peur du noir, peut-être ?
Les autres échangent des haussements de sourcils, avant de scruter le visage de leur chef qui vient de virer à l'écarlate à l'évocation de ses crises de larmes lors des siestes imposées des années plus tôt en classe de maternelle. L'inquiétude prend le pas sur la liesse. S'en prendrait-il à une fille ? Stéphane fulmine, le regard noir :
– Toi, tu mérites une bonne leçon.
Avisant les instituteurs qui ne perdent rien au loin, le groupe qui sent le vent tourner se disperse sensiblement. Seul Alex attend de voir comment va évoluer la situation. Tout à sa colère, le porcelet ne remarque pas les rats quitter le navire. S'approchant d'elle, il ne quitte plus des yeux la petite brune qui lui tient tête. Malgré la boule qui commence à lui tarauder l'estomac, elle conclut, d'une voix blanche, sans toutefois baisser le regard :
– Alors tu serais assez lâche pour frapper une fille ?
– Pourquoi il t'intéresse tant, ce tocard ? Ce n'est qu'un chien abandonné, sûrement un manouche ou un bât…
Le coup est parti sans préavis. Aussi surprise que le grand escogriffe, c'est bel et bien Sarah qui a collé son poing sur son gros tarin. Aussitôt, l'un des maîtres se précipite dans leur direction. Pourtant prêt à répliquer, Stéphane n'a pas le temps de lever le petit doigt qu'Alex s’interpose, dans un élan de courage inattendu. Avant que les adultes ne s'en mêlent, Sarah crache à l'abject imbécile qui a déjà le dessus sur le garçon, la voix modulée par l’émotion :
– Parce que moi aussi, je suis une enfant trouvée, espèce d'idiot. Et j'aime autant ne pas connaître mes vrais parents s'ils doivent être aussi débiles que ceux qui t'ont rempli la tête de toutes ces conneries !
Avant d’écoper d’un généreux bourre-pif, Alex a le temps de lancer un regard à la jeune fille, plus estomaqué par cette révélation que par une situation proprement surréaliste dans cette petite école de campagne d'ordinaire si tranquille…

04/10/1986
Le week-end suivant l'altercation avec Stéphane, l’œil d'Alex est encore auréolé de jaune et de pourpre, quoique tout à fait dégonflé. Pour le courage dont il a fait preuve pour elle, Sarah a décidé de l'emmener enfin dans ce qu'elle appelle son jardin secret. Elle lui a parfois décrit le lieu où elle se rend lorsqu'elle a besoin de s'isoler, sans jamais l'autoriser, jusque là, à l'y accompagner. En réalité, l'enfant ne s'attend pas à tomber sur un véritable jardin caché au milieu de la forêt, un trésor de créativité et de poésie en fait.
Carré, tapis de lierre entre quatre gros chênes centenaires, l'endroit est protégé d’une épaisse voûte feuillue. Avec l'aide de Pierre, Sarah a dressé tout autour de vrais murets de pierres et de branches mortes sur lesquels la vigne vierge est montée. Elle s'est permis cet aménagement parce que le bois fait partie du domaine Davril. D'ailleurs, la plupart des habitués des lieux, surtout des chasseurs et autres chercheurs de champignons, connaissent et respectent le sanctuaire de la jeune fille. Certains y déposent même, en tribut à sa créativité, pommes de pin, coquilles d'huîtres, noix et autres poignées de marrons d'Inde en guise de matière première.
Avec du fil de pêche et un couteau suisse dont elle ne se sépare jamais, elle bricole des carillons à vent, creuse de petites sculptures naïves dans des branches mortes, passe le temps en contact avec la nature. Elle raconte à Alex qu'elle a bien essayé de repiquer des orchidées sauvages et autres fraisiers ici, mais le passage de petits animaux, le manque de lumière et probablement aussi d'expérience ont nui à son projet. Bizarrement la présence d'Alex avec elle dans ce coin de forêt qu'elle arpente d'ordinaire en solitaire lui procure une émotion particulière.
En réponse, il évoque sa vie décousue. Pierre qui roule, il n'a jamais eu le loisir de pouvoir se créer un endroit à lui comme celui-ci. L'idée trouve donc grâce à ses yeux, tout comme les créations de la jeune fille, qu'il qualifie simplement de « géniales ». Le cœur battant plus fort que d'accoutumée, Sarah est brutalement prise d'une violente quinte de toux qui l'oblige bientôt à s'adosser à un arbre.
Alex porte presque aussitôt la main à sa poitrine, de sentir sa cage thoracique se contracter malgré lui. Son cœur paraît se mettre à battre deux cadences à la fois. Honteux, il se tourne pour tenter de cacher qu'il perçoit à la fois l'émotion et l'étrange encombrement respiratoire de son amie. Obligée de s’asseoir sur une grosse racine, proprement vidée de ses forces, elle n’a pas manqué son volte-face. Inquiet d'être découvert, le garçon ne sait plus comment réagir. Sarah crache plusieurs fois avant de reprendre le dessus sur sa toux et lancer, la voix légèrement sifflante :
– Tu me vois tousser et du coup... tu as la trouille d'attraper ce que j'ai ?
Alex cherche aussitôt le regard de la jeune fille pour objecter franchement :
– Non, ce n'est pas ça. Ça va ?
Son visage manifeste une empathie sincère. Sa main s'attarde cependant sur son torse, ce qui agace l’adolescente :
– Alors quoi ?
– C'est rien, laisse tomber. On peut rentrer, si tu ne te sens pas bien.
– Non c'est bon, c'est juste... mon asthme. Ça va passer.
– Ça, ce n'est pas de l'asthme, réplique-t-il spontanément avant de se mordre les lèvres d'avoir émis cela tout haut.
Elle lui adresse un regard à la fois surpris et inquisiteur :
– Ah parce que tu sais reconnaître l'asthme au son d'une toux, toi ?
Interdit, il souhaite vivement que la conversation change de direction. Les yeux rivés sur le sol, l’orphelin découvre à même le lierre, entre les premières feuilles mortes, un bout de bois flotté qu’elle a ramassé près de l'estuaire de la Gironde. L'adolescente lui a donné la forme d'un chihuahua ailé, une fantaisie sur laquelle il reste figé, braqué. Sarah finit par lui expliquer, de noter l'intérêt du garçon pour son fennec :
– C'est mon Harmonique.
– C'est quoi, un Harmonique ?
– Une espèce d'ange gardien... Mais puisque tu n'as pas l'air de vouloir partager tes secrets... Je ne vois pas pourquoi je t'en dirais davantage sur les miens.
– Quel secret ? Je n'ai pas de secret.
– Maman m'a raconté que tu as simulé une crise d'asthme pour te faire remarquer... au foyer. C'est pour ça qu'elle a voulu qu'on se rencontre, je suppose… Pour voir si tu mens ou si tu as réellement un don…
– Quelle importance ? rétorque subitement Alex avec un visage qui traduit surtout de la tristesse. Tu dois déjà me prendre pour un fou ou un menteur, comme les autres.
– J'ai l'air de me moquer de toi ou de te prendre de haut ?
– Non, mais…
– Dis-moi ce que tu as perçu... Je te dirai si ça correspond à ce que je ressens... et on sera fixé. Ça ne peut pas continuer ainsi.
Comme il hausse les sourcils, elle esquisse un sourire pour le rassurer avant d'ajouter, essoufflée comme si elle venait de disputer un sprint :
– Il n'y a que toi et moi… Personne pour te juger ou se moquer… Alors vas-y, lance-toi.
Après quelques longues secondes d'hésitation, les yeux toujours rivés sur la sculpture, l'orphelin se met à parler d'une voix sourde, presque inaudible. Comme elle l'exhorte à parler plus fort, il répète, distinctement :
– Tu as parfois des douleurs au ventre. Tu as souvent quelque chose dans la gorge et tu ne respires pas comme tu devrais. Tu manges comme quatre mais tu ne grossis pas. Une fois tu vas bien, et là, tes poumons se mettent à bouillonner comme un plat de pâtes et tu te vides de tes forces comme ça, d'un seul coup.
– Attends, je ne viens pas d'avoir tout ça en même temps, réplique-t-elle, troublée. De quand parles-tu ?
– Ce n'est pas la première fois que je ressens ça avec toi, dit le garçon avec sincérité. Mais je sais que ce n'est pas de l'asthme.
– Tu me charries, allez ! réplique Sarah, désarmée par le sérieux de l'enfant malgré l'absurdité du discours qu'il lui tient. Tu as dû voir les médicaments, les aérosols et mes visites quotidiennes chez le kiné. Les parents auront vendu la mèche, c'est obligé.
Alex plante son regard profond dans celui de la jeune fille. Il soupire, l’air excédé d'avoir récolté une nouvelle fois le scepticisme là où il espérait tant la confiance :
– Je te l'avais dit que tu ne me croirais pas. Tes parents m'ont juste dit qu'il ne fallait pas que je m'en fasse, que ça ne s'attrapait pas. Ils ont dû croire que j'avais peur des maladies.
Après une pause, il ajoute, clairement affligé par le détail qu'il soulève :
– Aucun de vous ne m'a dit ce que tu as. Ça fait partie de votre monde « à vous » et vous n'en parlez jamais quand je suis là. Mais même si je ne sais pas comment s'appelle ta maladie, je l'ai ressentie.
– C'est impossible, Alex, sourit-elle alors. Personne ne peut sentir les choses comme quelqu'un d'autre. Cela dit les poumons qui bouillonnent, je dois dire que tu es tombé pile...
Ému, l'enfant de l'assistance décide de s’asseoir à son tour, à même le sol, à deux pas de la jeune fille. Déçu, il ne sourit pas, ne trahit pas une seule seconde qu'il n'est pas sincère. Il semble avoir renoncé à la convaincre, à l'instar d'une personne honnête qui attend que l'esprit de son interlocuteur fasse de lui-même le chemin jusqu'à la vérité.
– Impossible, répète-t-elle encore, sans conviction, juste comme si, intrinsèquement, se raccrocher à la normalité comptait plus pour elle que de simplement admettre l'extraordinaire.
Somme toute, elle n'ose plus prononcer quoi que ce soit d'autre. Un frisson la parcourt de part en part. Il fait pourtant chaud pour ce début octobre, un vrai été indien, presque celui de la chanson. Outre la crise qu'elle vient de subir, ce qu'elle est en train de réaliser lui glace les veines. Aussitôt Alex frissonne, connecté comme il ne l'a jamais été avec quiconque. Sans calcul, il se redresse, tandis que son cœur se met à battre  la chamade. Une envie spontanée de prendre l'adolescente dans ses bras le presse, sans trop savoir si cela vient d’elle ou de lui.
Personne ne s'est jamais tenu aussi près de comprendre ce qu'elle combat au quotidien depuis si longtemps. Personne n'a jamais été si près de croire qu'il peut l'éprouver comme elle. Il fallait que ce petit gars de l'assistance ait le cœur plus ouvert qu'une antenne radio et saisisse enfin tout ce qu'elle garde sur le cœur depuis toujours. Sans aucun calcul, sans même y réfléchir, ils s'embrassent au pied de ce chêne, comme deux proches se retrouvant sur le quai d'une gare après une longue séparation.
Prenant un peu de recul, Sarah croise à nouveau le regard de jais de l'enfant. Son cœur « à lui » bat à toute vitesse, imprime son rythme effréné à ses lèvres devenues brûlantes. Alex la trouve d'une beauté incroyable malgré son visage émacié et son teint pâle. Elle lui prête une maturité inédite pour un garçon de son âge. Leurs quatre ans de différence s'effacent, tout comme la pudeur et la peur qui pétrissent l'audace que seule une sérieuse perte de pondération leur procurerait d'ordinaire. Leur communion à son paroxysme, ils se sentent tant en phase que leurs lèvres se lient naturellement, dans un bisou d'enfant, à peine appuyé, mais aussi fort pour eux que le plus enflammé des baisers d'adultes. Leur histoire vient de naître, dans ce sanctuaire de bricoles sculptées au couteau, entre les quatre chênes d'un jardin devenu celui de Sarah et d'Alex.
Un moment plus tard, blottis l'un contre l'autre au pied du même chêne, Sarah, caressant tendrement les cheveux de son premier amour, finit par penser à voix haute :
– Tu as dû te sentir bien seul avec une telle perception des autres. Et personne ne t'a jamais pris au sérieux avant moi ?
– Non tu es la première. Par contre, avant toi, ça n'avait jamais été aussi long ni aussi fort.
– J'imagine que ton don doit être plus affirmé quand tu le partages avec une personne que tu... apprécies.
Elle sourit à ce dernier mot, n'osant plus parler d'amour à présent que le « contact » est rompu. Attrapant le morceau de bois flotté gravé du fennec ailé, le garçon ne lance qu'un regard à son auteur qui traduit sans mal sa requête :
– Ah ! C'est à mon tour de te confier mon secret ?
Il acquiesce, attentif aux traits fins de Sarah. Il décrit un instant le vert si intense de ses yeux, ses lèvres fines, son petit nez et ses longs cheveux bruns. Elle remarque son regard insistant qui la fait rougir malgré elle. Elle bougonne sans tarder :
– Arrête ! Ça me gêne quand tu me regardes comme ça...
Ce à quoi il répond d'un grand éclat de rire. Sans trop comprendre pourquoi, il se sent bien avec elle, comme si ce coin de forêt avec elle était la place qui lui incombait sur cette terre. Jouant la carte du running gag, il finit par revenir à la charge avec la sculpture. Elle soupire avant d’éclairer le garçon, grave :
– Quand on m'a trouvée, j'avais déjà quasiment un an. C’était aux abords des Pyrénées, à l'arrière d'une décapotable dans une station-service. Presque assez grande pour dire papa ou maman, pas assez pour leur donner un vrai nom. Je suis le premier « dossier » de Dominique en qualité d'éducatrice. Une vraie voie de garage pour une débutante, compte tenu que je suis atteinte d'une variante de la mucoviscidose, mal connue, probablement aussi mortelle quoiqu'un peu moins invalidante. Personne ne s'est manifesté pour me réclamer, encore moins m'adopter. Je te laisse imaginer le tableau.
– Alors Dominique et Pierre t'ont adoptée.
– Oh ! Ça ? C'est grâce aux yeux de cocker, ça marche à tous les coups sur eux. Tu devrais essayer, avec tes yeux noirs, ils craquent à coup sûr. Enfin, si tu as envie qu'ils t'adoptent...
– Faudrait qu'ils en aient envie. Je n'ai pas eu beaucoup de succès jusqu’ici avec les familles d'accueil.
– Question de karma, faut croire. C'est qu'on devait se rencontrer, je vois que ça, trouve-t-elle à plaisanter malgré un début de parcours aussi gai que le scénario de « Love Story ».
– Tu vas mourir, réalise Alex, bloqué sur la description de la maladie de la jeune fille. Mais dans combien de temps ?
– Tout le monde meurt, c'est comme ça, relativise la jeune fille, imperturbable. Je ne joue pas les détachées, attention ! Évidemment ça me fait peur. Mais j'ai grandi comme ça, alors j'ai appris très tôt à vivre avec cette idée. C'est ma vie. Le pire à la limite, quand on y pense, c'est pour les parents…
– Pourquoi ?
– Ben quand je partirai, qui s'occupera d'eux ? Qui sera là pour les aider à supporter la souffrance de ma disparition ?
– Tu penses déjà à tout ça ?
– Presque tous les jours en fait.
– Mais il doit bien y avoir quelque chose à faire ! se révolte l'enfant. Une pilule ou un vaccin…
– Non, des antibiotiques, une hygiène de vie irréprochable, des aérosols et de la kiné pour préserver mon souffle. Mais pas encore de remède miracle. Désolée.
– Et ton Harmonique ? Elle ne peut rien pour toi ?
Le regard de Sarah s'assombrit de devoir à la fois briser le bel optimisme d’Alex à son sujet et verbaliser la vanité de l'espoir que constituait pour elle cette fable encore deux ans auparavant :
– Elle, elle ne reviendra pas. Elle m'a probablement oubliée.
– Raconte-moi.
Les yeux perdus dans le balancier des branches d’un chêne, Sarah laisse échapper une larme malgré elle. Elle déteste pleurer. Cela revient à céder du terrain à son mal, son ennemi intime, or elle ne veut surtout pas lui faire ce plaisir. D'une voix feutrée par l'émotion, elle repart :
– Il y a deux ans environ, je me suis effondrée sans prévenir. En quelques heures à peine, j'étais admise à l'hôpital, au plus mal. Ma saturation était très basse. Malgré les couvertures j'étais gelée, les dents qui claquent, les lèvres bleues, comme ces bonhommes qui tombent dans les lacs gelés dans les dessins animés. Tout le monde était prévenant avec moi, très doux, mais dans leurs yeux, j'ai bien vu que ça pouvait tout à fait s'arrêter là pour moi. Et il y a eu cette visite inattendue. Une femme aux yeux verts, comme moi. Brune, comme moi… Je me suis fait un film. Comme si ma vraie mère pouvait savoir que j'avais atterri en Charente Maritime ! Comme si elle pouvait en avoir quelque chose à faire de son enfant malade…
Après une courte pause, le regard toujours perdu dans les dents de scie des feuilles de chêne, elle poursuit :
– Elle avait ce drôle de pendentif, avec une tête de fennec en or blanc, encadrée de deux petites ailes de nacre. Je n'ai jamais retrouvé ce bijou ailleurs. C'est pour ça que j'ai voulu le reproduire sur ce bout de bois. Le veinage et la blancheur du bois m'ont rappelé la nacre. Bref ! Je l'ai aussitôt prise pour une infirmière ou un médecin. Je ne me suis pas méfiée. Elle m'a parlé mais j'étais dans le gaz avec les calmants. Dans les grandes lignes, elle m'a dit que je ne devais pas avoir peur de la mort, que ce n'était pas une fin en soi, plutôt une passerelle vers un monde où le « moi spectral » nourrit un paradis ouvert à tous les esprits. Je l'ai trouvée jolie son histoire, mais ça sentait trop le catéchisme pour que je la prenne au sérieux.
– Tu ne crois pas en Dieu ? s'étonne Alex.
– Dieu, c'est juste un mot que les grands mettent lorsqu'ils parlent de choses qu'ils ne comprennent pas. Mon infirmière a bien vu elle-aussi que je n'y croyais pas. Elle n'a pas arrêté de parler pour autant, même si la suite est plus floue dans ma mémoire. Je crois même que je me suis à moitié endormie à ce moment-là. Finalement, elle a terminé en me disant qu’une Harmonique veillait sur moi et qu'il ne m'arriverait plus rien désormais.
– Et que s'est-il passé ?
– Eh bien ! Elle m'a juste fait un câlin. Petit à petit mon corps s'est réchauffé et j'ai pu rentrer à la maison le surlendemain. Depuis cette fois-là, je n'ai plus été obligée de retourner à l'hôpital que pour les traitements par perfusion. Malgré ça, je suis toujours malade et mon « Harmonique » n'a plus redonné signe de vie ! J'ai cru un moment que j'avais été choisie et que cet être sorti de nulle part avait réellement le pouvoir de me guérir. Avec le temps et les rechutes, j'aurais dû me faire à l'idée que j'avais simplement déliré, oublier cette histoire et jeter ce bout de bois au feu.
– Mais tu ne l'as pas fait.
Prenant le fennec gravé entre ses mains et le regardant attentivement, elle prononce :
– Tu sais, ma vie ne tient pas à grand chose. J'aurais pu mourir plein de fois, maltraitée par ces gens qui m'ont laissée dans une décapotable en plein été ou réagissant mal à un médicament. Que sais-je encore ? Finalement, par un caprice du destin, je suis arrivée jusqu'ici en croisant une rebouteuse qui soigne avec des câlins et un gamin capable de me décrire en détails mes symptômes sans jamais avoir ouvert un livre de médecine. Ai-je la santé pour faire la fine bouche ? Je ne crois pas, non…
Alex ne sait trop quoi répondre à cela. L'histoire de la dame au pendentif le laisse songeur. Après tout, s'il possède un talent hors du commun, pourquoi n'existerait-il pas une personne capable de soulager le mal des autres d'une étreinte ? S'ouvrir au monde après des années à le craindre lui donne le vertige. Même si cette félicité est entachée à présent par le pronostic engagé de la jeune fille, il se met à nourrir lui-aussi l'espoir qu'il existe peut-être quelque part une solution au mal de celle avec qui il se sent enfin à sa place sur cette petite planète bleue…

22/04/97
Dix ans après leur rencontre, Alex et Sarah ont finalement emménagé tous les deux dans leur région de cœur, élue des années plus tôt, quand ils étaient encore adolescents. L'idée de fuguer leur était venue lorsque la perspective d'un autre interminable été coincés à la ferme Davril leur était devenue insupportable. Ce qui les avait retenus jusqu'ici de passer à l'acte résidait en un subtil équilibre entre la peur des représailles, celle de faire de la peine aux parents et un désir croissant de partir.
Alex avait cependant des arguments de plus en plus pertinents. Sarah avait eu son premier carnet de chèques. Il faisait plus grand que son âge, ils passeraient inaperçus. Et puis, ils ne s'éclipseraient que quelques jours, au plus une semaine. Qui leur reprocherait de vouloir offrir à la jeune fille le sentiment qu'elle pouvait échapper, juste une fois, à son marathon quotidien ? La médication toujours plus lourde, la course à pied qui maintenait tout juste son souffle à un seuil acceptable, les douleurs imprimant de plus en plus son quotidien. Tout pesait sur le moral de l'adolescente chaque jour un peu plus.
L’adolescent, témoin sensitif de ce compte à rebours insoutenable, subissait lui-aussi, en silence cependant. Il ne voulait surtout pas rajouter au calvaire de son amour, encore moins mettre en péril son placement chez les Davril, même si avec le temps, les visites de l'assistante sociale s'espaçant, il prenait de plus en plus pour acquise sa place chez Pierre et Dominique. Ces derniers étaient confiants, bien qu'ils ne manquent jamais de rappeler qu'une adoption prend du temps. Aux prémices de l’été 1993, ce n'était même qu'une question de semaines pour que la chose soit officielle lorsqu'ils prirent cette décision aussi spontanée que lourde de conséquences de fuguer.
Un lundi particulièrement monotone, ils s'étaient aventurés jusqu'à la gare de Jonzac avec leur bicyclette. En sueur, un simple sac à dos rempli du strict nécessaire jeté derrière l’épaule, ils prenaient le premier train pour Bordeaux sans même savoir où ils dormiraient le soir venu. C'était le mois de juin, les nuits étaient chaudes et courtes de toute façon. Dormir à la belle étoile ne serait pas un frein à leur soif d'aventure.
Ils avaient déjà campé dans un vieux container autrefois dédié au stockage d'outils. Plusieurs fois vandalisé, il avait été rapatrié plus près de la ferme pour être reconverti en cabane par les ados. Pierre l'avait calé près d'un saule pleureur de sorte que le soleil ne donnât pas directement dessus au plus fort de l’été. Les deux jeunes ne manquaient de rien et l'agriculteur avait toujours d'excellentes idées pour dénicher de nouveaux supports à leur créativité débordante. Hélas, la seule chose qu'il ne pouvait leur offrir, c'étaient de vraies vacances ailleurs. Outre les multiples emprunts qui grevaient leur budget, les Davril géraient à eux seuls trop d'animaux pour s'absenter davantage qu'un week-end de temps à autre. Prendre un extra pour assurer l'intérim revenait trop cher également.
Si Sarah s'était fait une raison et comprenait les difficultés de ses parents, Alex trouvait anormal de se rendre aussi dépendant d'un travail si cela interdisait de profiter de la vie, ne serait-ce qu'aux beaux jours. En aparté, il reprocha même à ses tuteurs de ne pas prendre en considération l'état de leur fille et le fait qu'elle n'avait peut-être plus le temps d'attendre qu'ils soient plus disponibles pour lui permettre de voyager comme elle en rêvait depuis si longtemps. Eux savaient pertinemment que son état lui interdisait de partir ainsi. En outre les rendez-vous du kiné comme les séjours hospitaliers demeuraient aussi réguliers qu'incontournables. Ils se doutaient aussi qu'en étant trop explicites sur la santé de leur fille, ils risquaient de causer davantage de peine au garçon. Alors ils encaissèrent les reproches sans mot dire, évasifs au point que la fugue devint leur seule alternative.
Malgré la peur qui leur tiraillait le ventre de partir ainsi en douce, un crève-cœur même pour Sarah, l'idée d'avoir enfin autre chose que des champs de maïs et un parterre de lierre entre quatre chênes pour tout horizon leur donnait des ailes. La jeune femme approchait en réalité des dix-neuf ans. Alex en accusait tout juste quinze. Leur relation amoureuse s'était limitée jusque là à de chastes baisers et des embrassades d'enfants. Malgré leur lien de plus en plus intense, l'envie impétueuse d'aller plus loin, ils accusaient trop de pudeur pour n’avoir osé que sous-entendre l'idée aux parents qu'ils s'aimaient. Ils craignaient surtout que cela remette en cause l'adoption d'Alex s'ils l'apprenaient. Ce que les non-dits laissent entendre aux adolescents génère souvent des peurs sans fondement. Peut-être les choses se seraient-elles passées autrement si les Davril l'avaient su dès le départ ?
Dans le journal intime qu'il tiendrait plus tard, de retour au foyer de La Rochelle, Alex mentionne ces quelques jours comme une parenthèse d'exception. Après plusieurs escales aussi dépaysantes à leurs yeux qu'anecdotiques pour le commun des mortels, ils avaient fini leur périple le long de la Baïse , enlacés pour la première fois dans une chambre sous les toits, dans une auberge de campagne. Le lit était petit, le matelas trop mou et l'édredon garni de plumes d'oies bien trop chaud. Ajoutés à cela les rideaux jaunis, la tapisserie à fleurs aux couleurs passées, le mobilier vétuste et le parfum délicat de la violette sur les draps complétaient le tableau d'une authentique chambre de grand-mère. La fenêtre ouverte sur la rivière et son flot régulier, le chant des grillons et la chaleur douce de ces premiers soirs d'été, tout cadrait pourtant avec l'image qu'ils se faisaient de la vie dont ils rêvaient plus tard, à deux. Pas d'aérosol nébuliseur sur un coin de bureau cerné de boîtes de médicaments, pas de calendrier aimanté au frigo surchargé de rendez-vous avec le kiné ou le pneumologue.
Ils ne s'étaient offerts que quelques jours loin de tout ça. Comment pouvaient-ils s'imaginer qu'une idée si innocente puisse être si mal reçue par les adultes, garants du bon suivi des procédures, enclumes greffées aux chevilles des doux rêveurs, épée de Damoclès fendant sans cesse leurs délires, même les plus vitaux ? La Fête de la Musique précipita la fin de leur éphémère évasion. Alex sentit venir la douleur. Elle l'avait pris au ventre comme s'il allait lui-même défaillir. C'était cependant Sarah qui s'effondrait dans ses bras, sans prévenir, au milieu d’un groupe de gens amassés devant une estrade où on reprenait les standards des années 80.
La crise était sérieuse. La jeune femme resterait hospitalisée plusieurs jours. Alex quant à lui vit ressurgir toute l'administration à laquelle il pensait s'être enfin soustrait après toutes ces années passées chez les Davril. Leur escapade coûtait déjà trois mille francs à Pierre qui ne s'expliquait pas pourquoi ils s'étaient enfuis de la sorte. L'incompréhension et la déception dominaient tant dans son regard que le garçon en ressentit un profond mal-être. Il se perçut bientôt tel un corps étranger, une écharde qu'il fallait extraire au plus vite de cette bulle protectrice formée autour de Sarah. Dominique, qui avait tant fait montre de fierté à son égard, pour son travail scolaire comme la complicité qu’il partageait avec sa fille, paraissait désormais avoir remis une distance presque palpable entre eux. L’adolescent se sentait clairement responsable d'avoir mis en danger leur enfant. Elle avait failli mourir. Il fallait qu'il sorte de leur vie, c'était évident.
Les événements avaient pris tout le monde de court, notamment à cause de l'hospitalisation de Sarah. Aussi ni Pierre ni Dominique ne prirent-ils le temps de discuter avec Alex qui se confia seulement au juge auquel fut confié d'estimer la poursuite ou non de son placement chez eux. Personne ne lui ayant manifesté l'envie de le voir rester, l'orphelin resta sur son ressenti, pour ne formuler aucun argument susceptible de motiver son maintien dans cette famille. Il accepta donc sans sourciller les conclusions du magistrat qui estima que cette famille ne pouvait concilier le suivi médical soutenu de Sarah et son accompagnement.
De conclure qu'Alex avait dû exprimer le désir de repartir en foyer, les Davril ne trouvèrent pas grand-chose à ajouter, hormis qu'ils étaient désolés qu'il ne se sentît plus le bienvenue chez eux. Alex n'entendit pas ces paroles cependant. Il ne retint que leurs visages abattus par l’inquiétude qu'il assimila à tort à du rejet. Il se braqua, aussi fermé qu'une huître.
À quinze ans, de retour au foyer, loin de celle qui lui avait donné l'impression d'avoir trouvé sa place des années plus tôt, la déculottée était trop sévère pour ne pas l'ébranler et le rendre particulièrement asocial. À plusieurs années de bonheur à la ferme succéda une solitude incommensurable. Malgré diverses tentatives pour l'approcher, personne ne sut vraiment franchir le mur invisible qu'il dressa bientôt entre le monde et lui. L'adolescent se réfugia dans l'écriture, passant le plus clair de son temps libre un cahier de brouillon et un stylo-plume à la main. Il avait toujours eu une prédisposition pour cela.
Sarah l'avait d'ailleurs encouragé à laisser aller son imagination sur le papier. Avec deux de ses camarades de classe, il s'était même inventé un monde calqué sur les BD, son support préféré pendant un temps. Un jour, il s'était réveillé d’un rêve lors duquel, perdu dans un village de western, il ne retrouverait son chemin qu’en empruntant un train nacré capable de voler. Sarah, qui avait tenté de le reproduire en dessin, l'avait simplement baptisé le Train des Rêves. Ce titre devait devenir celui de la nouvelle la plus aboutie du jeune homme, racontant l’histoire d'une fille tombée dans le coma lancée à la recherche d'un billet supposé l'aider à se réveiller de ce cauchemar.
À présent, Alex n'écrivait plus de fiction. Il enchaînait les réflexions personnelles et les souvenirs, dans une lettre infinie à son amour, pour nourrir l'impression de maintenir une conversation avec elle sur le papier, comme si elle pouvait toujours lire par-dessus son épaule. Internet n'était pas arrivé jusqu'à la ferme Davril et les timbres coûtaient cher. Ils devaient donc limiter leurs échanges à une poignée de pages par mois sur lesquelles aucun centimètre n'était négligé. Dans ses réponses, pas moins démoralisée d'être séparée de lui, elle avait toutefois à cœur de le motiver à poursuivre ses études. Elle lui promettait de le suivre n'importe où dès qu'il aurait un métier en main et la capacité de subvenir à leurs besoins.
Sa mère insistait pour qu'elle-aussi se projette professionnellement, qu'il était hors de question qu'elle se contente de devenir l'ouvrière agricole de Pierre sans le moindre diplôme en poche. Elle allait donc pousser ses études jusqu'au BAC même si elle avait accumulé beaucoup de lacunes à cause de ses nombreuses absences au collège. Aussi un professeur à domicile l'aiderait-il cet été-là à les compenser pour lui offrir d'attaquer la seconde plus sereine.
Alex quant à lui avait réussi à intégrer une seconde technologique sur La Rochelle, ce qui aurait été sa classe s'il était entré comme prévu au lycée de Pons. Le choix d'une branche plus professionnelle plaisait à Pierre, qui privilégiait naturellement les métiers manuels, toujours susceptibles de nourrir leur homme. En vérité, le garçon n'avait pas eu le courage de confronter son talent naissant à l'étude de vrais auteurs et à d'autres aiguisés de la plume plus doués que lui et susceptibles de le décourager. Seulement, il n'excellait ni en maths ni dans les matières technologiques. Ce n'est de ce fait qu'au prix d'efforts soutenus qu'il parvint à boucler une première année de ly-cée passable.
Avec de meilleures moyennes dans les matières générales, il surprit ses professeurs par son entêtement à opter pour l'électrotechnique. Là encore, il ne suivait cette voie que parce que ses rares amis l’avaient choisie, quoique sans grande conviction eux non plus. C'était une fine équipe surtout portée par l'envie de profiter les uns des autres et de faire la fête, comme si une guerre menaçait et qu'à tout moment le monde pouvait partir en vrille. Aucun d'eux ne songeait sérieusement à l'avenir ni à un quelconque plan de carrière. De toute façon, le chômage élevé et la situation économique ne laissaient guère espérer de réelle stabilité professionnelle.
Parmi eux, Alex arrivait à se canaliser et suivre ses cours. D’écouter leurs blagues potaches et de faire partie de leur monde, le temps passait un peu plus vite. Il vivait son histoire d'amour épistolaire et s'il participait à leurs soirées et leurs délires, c’était bien parce qu'aucune technologie ne pouvait lui permettre d'être plus proche de Sarah que la voie postale. Grâce à eux cependant, les trois années séparant l'adolescent de sa majorité passèrent assez vite. La jeune fille avait quant à elle brillé à ses examens, de se découvrir contre toute attente un penchant pour l'Histoire et la science politique.
Hélas lorsqu'il put la rejoindre, Alex qui avait quitté une adolescente vivante et remplie de rêves ne retrouva qu'une jeune adulte à bout de forces. Furieux, il accabla à tort les Davril d’avoir laissé leur enfant péricliter au lycée, de toujours faire passer leur ferme avant leur fille. Il s’acharna à dégoter un logement pour emménager avec Sarah, trop campé sur ses positions pour rester sous le même toit. En définitive, si les caprices du destin devaient le préparer à vivre sans elle et si ces trois ans de séparation auraient dû lui rendre sa mort plus supportable, il est indéniable que le premier sentiment amoureux d'un garçon reste le plus fort. C'était présumer de la pureté de leur lien que de croire Alex capable de renoncer à Sarah.
Ils s'installèrent donc dans un petit meublé sans prétention dès l'été 1996, près de Nérac. Ils eurent un automne magnifique. Alex, qui avait trouvé sans peine du travail en intérim, offrit des week-ends inoubliables à son amour. Hélas, la maladie ne laissa guère de répit à la jeune femme qui poursuivait ses études à domicile, bien incapable d'assumer la charge d'un travail. Elle regrettait évidemment de finir ses jours aussi loin de ses parents adoptifs. Ceux-ci restaient ses héros dans son cœur. Elle espérait même venir à bout de la colère nourrie par Alex à leur égard. Par amour pour lui, elle avait accepté cette distance qu'il avait placé entre eux, mû par des sentiments trop forts pour ne pas le rendre déraisonnable, pour ne pas dire borné.
De guerre lasse, elle se raccrochait au téléphone pour parler à sa mère, qui souffrait elle-aussi de ces quatre cents kilomètres de distance. L'éducatrice jugeait quant à elle qu'Alex leur faisait payer ainsi de ne pas avoir insisté davantage pour le garder auprès d’eux trois ans plus tôt. Elle ne leur en tenait donc pas vraiment rigueur. Ils étaient si jeunes. Ils en avaient tellement vu déjà. C’est le lot d’être parents de voir les petits quitter le nid, se répétait-elle souvent. Sarah avait toujours voulu vivre le plus normalement du monde. C’était donc dans l’ordre des choses. Pierre quant à lui n'avait pas les mots pour décrire ce qu'il ressentait et les bougonneries dont il se rendait coupable ne traduisaient jamais que le manque de ses enfants à la maison.
Cela dit, cette distance ne déplaisait pas à tout point de vue à Sarah, consciente de l’évolution de son état. Elle nourrissait un projet qu'elle n'aurait pas su mettre en œuvre à la ferme Davril. Elle ne voulait pas que le foyer de son enfance porte la trace d'autre chose que de souvenirs heureux.
Alex fête ses dix-neuf ans ce soir du 22 avril. Depuis le début de l'année, il entend le souhait de Sarah d'en finir avant de devenir dépendante d'une machine pour respirer, de vivre dans l'attente hypothétique de recevoir le cœur ou les poumons d'un autre. Elle estime avoir le droit de renoncer, après tant d'années d'efforts, malgré tout le bonheur qu'ils partagent ensemble. La douleur prend peu à peu le pas sur sa capacité à profiter de la vie. Le moindre geste du quotidien deviendra bientôt une épreuve. C'est juste au-dessus de ses forces de se voir décliner ainsi. Il n'est plus temps de se voiler la face. Elle a regardé les choses en face, sans fard. Il faut respecter son choix et la laisser s'en aller.
S'il fait dans un premier temps la sourde oreille, il ne conteste pas sa décision. Enfin il lui demande de l'accompagner dans son dernier voyage. Il a vécu trois longues années séparé d'elle et tout ce qui l'a motivé à mettre un pied devant l'autre chaque matin était de partager à nouveau sa vie, ne serait-ce qu'une poignée de jours, comme à l'époque de leur fugue. Ils avaient eu plusieurs mois. C'était proprement inespéré pour lui. Elle rejette d'abord en bloc son idée, lui vante sa jeunesse et une santé dont elle n’a jamais joui, sa chance de pouvoir vivre des choses auxquelles elle n'a eu le droit que de rêver. Elle met en avant ses talents, qu'ils soient littéraires ou humains, son don unique de capter le ressenti des gens. Justement, sans elle, cette dernière aptitude ne se manifeste presque pas. Il se voit donc condamné à vivre à moitié, où qu'il aille, quelles que soient ses fréquentations futures. Jamais il ne retrouvera une telle connivence avec quelqu'un d'autre. Ils débattent de longues heures avant que, de guerre lasse, elle lui concède qu'il ne saura vivre sans elle à ses côtés. Le jeune homme notera plus tard dans son journal intime que ce soir-là, elle guettait longuement quelque chose ou quelqu’un par la fenêtre de leur cuisine. Y cherchait-elle un signe pour justifier ce qu'elle s'apprêtait à faire ? Un pardon qui sait ? Il n’a pas su le dire sur le moment.
Ils font l'amour une dernière fois, boivent tout ce qu'ils peuvent pour se donner le courage nécessaire d'aller au bout, ensemble. Ils énumèrent leurs regrets les plus amers, de n'avoir pas eu d'enfant ni la chance d'avoir construit un vrai nid construit à deux, au-delà de ce petit meublé. Alex avale avec une confiance aveugle la quantité de somnifères qu'elle lui donne. Elle prend sans tarder le reste des cachets. Rhabillés, ils s'allongent l'un à côté de l'autre, sur leur lit refait. Il ne faut pas donner l'impression d'avoir agi sur un coup de tête. Le sommeil gagne bientôt le jeune homme, sournois, pesant, implacable. Malgré un sursaut d’entendre une porte claquer au loin, les yeux remplis de larmes, Alex perd connaissance le premier, son regard de jais plongé dans le vert émeraude des yeux de Sarah Davril.  
17 mai 1997
Lorsque Pierre récupère Alex à la gendarmerie de Nérac, il a du mal à le reconnaître de prime abord. La barbe épaisse, quelques mèches décolorées, les vêtements sales voire craqués par endroits, il ressemble davantage à un clochard qu'au jeune homme encore présentable qu'il retrouvait à l'hôpital le lendemain de sa tentative.
Sarah ce soir-là avait obtenu ce qu'elle souhaitait. Elle était partie sans douleur, s'était-on attelé à lui répéter. Il ressortit lui-même ce poncif au jeune électronicien lorsqu'il se rendit à son chevet. De là, les funérailles furent célébrées en Charente, où repose désormais la jeune femme. De n’y voir que du folklore sans le moindre rapport avec les goûts et les rêves de celle qu'il avait perdue, Alex repartit dès le lendemain en train à Nérac, sous prétexte de devoir préparer son départ du Lot-et-Garonne. Vivre seul dans une ville qu'ils avaient adoptée à deux était désormais intolérable. Il paraissait trop bien, trop posé pour ne pas éveiller de soupçon. Cependant les Davril n'osèrent pas lui faire part de leur inquiétude à son sujet, pour se contenter de lui proposer leur aide s'il la souhaitait.
Seulement au lieu de mettre ses affaires en ordre, Alex se laissa submerger par le chagrin. Il ne reprit pas le travail, ne régla plus ses factures. Il traîna en boîte de nuit à boire jusqu'à ne plus savoir mettre un pied devant l'autre, à se réveiller quasiment là où les videurs l’expédiaient la veille. Il recommençait alors son manège ailleurs jusqu’à écumer des endroits de plus en plus louches. Le soir de sa garde à vue, il fut tout juste capable de feinter ne pas savoir que son dernier « pote de virée » était un dealer notoire. Celui-ci le tannait pourtant sans vergogne de prendre de quoi voir la vie en mieux, dans un genre blanc et poudreux. Ce n'est toutefois qu'à partir du moment où il se voit dans le regard de son beau-père qu'il réalise qu'il ne peut pas continuer ainsi.
Il ne peut s'empêcher de repenser à son bref retour à la maison après leur fugue d’adolescents. C'étaient déjà les forces de l’ordre qui « organisaient » leurs retrouvailles. La même tristesse, la même mine inquiète. Pour l'orphelin, le regard de Pierre a gardé énormément d'impact sur sa façon de se comporter, ses goûts comme ses choix. De ne susciter qu'un mélange de déception et de souffrance chez lui provoque un électrochoc salvateur au garçon qui suit son ancien tuteur sans mot dire jusqu'à sa voiture.
La route du retour est longue. L'adulte respecte le silence d’Alex, convaincu qu'il trouvera les mots plus tard ou à défaut, l'attitude. Il met donc la radio pour leur tenir lieu de conversation. L'électrotechnicien serre entre ses mains la couverture noire de son carnet, ce journal intime où Sarah inscrivait ses derniers mots. Hormis son portefeuille, c’est la seule chose qui ne le quitte pas.
Lorsqu’il avait décidé d'en tenir un, peu après son retour à La Rochelle, elle avait suggéré que ce serait bien qu'il recèle leurs meilleurs moments pour leur donner du courage lorsqu'ils traverseraient une épreuve. Ils avaient clairement présumé du pouvoir des mots. Sarah y rédigeait toutefois un poème à son insu, la veille de sa mort. Elle avait prévu qu'il faudrait ruser avec lui pour qu'il accepte à la fois de la laisser partir et de se réveiller le lendemain matin. Et ce ne sont guère que ces quelques strophes qui l’ont empêché de retenter sa chance du haut d’un pont ou dans le mauvais dosage d’un shoot.  

Tu as balayé ces châteaux de cartes auxquels je croyais
Et je t’ai détourné des rêves dont tu jouais les jeux, ailleurs.
Nous avons joui de ce que la vie avait de meilleur
Des papillons, des rires d’enfant, notre rivière et les forêts.
Rien ne te destinait à moi, ni moi à toi ou si peu.
Ensemble pourtant, nous avons trouvé notre idéal.
Mais on n’a jamais vu de printemps durer quatre saisons,
Encore moins la vie prendre le pli d’un amour trop parfait.
Ne pleure pas, mon amour, je ne fais que m’éloigner un peu.
Tu trouveras j’en suis sûre, quelqu’un pour te faire oublier…
Ta petite Sarah.


Finalement, le carnet entrouvert, il feuillette ses propres pensées, avant d’aviser un stylo dans le vide-poche, entre deux jetons de chariot et un paquet de chewing-gums.

« Mon cœur en ta présence s’est allégé de blessures vaniteuses qu’on porte parfois pour se prouver qu’il bat encore. Tu m’as fait découvrir que les petites tortues  peuvent avoir des ailes et ne peser guère plus que les fleurs qu’elles butinent, tandis que le tabac d’Espagne5 est sûrement le moins dangereux pour la santé. »
(...)
« Ma vie ne s’est pas arrêtée là. J’ai rouvert les yeux sur le plafond blanc de notre chambre, étrangement soulagé, étrangement étranger à mon corps si longtemps oublié. Libéré du poids de la douleur physique, je ne garde qu’une plaie béante à l’âme. »
(...)
« J’ai perdu celle que je chérissais le plus sur Terre. Mon cœur a revêtu des allures de forteresse où tu reposeras en paix, mon amour. Rien ne saura plus troubler mon âme. Car à regarder trop près une étoile, on est ébloui au point de ne plus voir autre chose. »

Il inscrit finalement :
« Pierre m’a repêché à la gendarmerie dans un état lamentable. C'est dingue comme son regard sur moi peut encore avoir de l'impact. En un seul coup d’œil, il m'a traduit à quel point Sarah serait déçue de me voir ainsi. Je m'attendais à ce qu'il bougonne, me reproche la drogue, l’alcool, la clope. Quelque chose… Son silence dépasse de loin tout ce que je pouvais craindre. Il m’a proposé de rentrer à la maison. Je l’ai suivi, incapable de discuter même si, au fond, je ne mérite pas cette main qu’il me tend toujours aujourd’hui.
Est-ce la fatigue ou le chagrin ? Je ne saurais décrire avec précision ce désœuvrement qui me paralyse et m’empêche de penser. Est-ce cela qu’on appelle mélancolie, ce décalage avec la réalité, cette poursuite languissante d’une vie privée de lumière ? Ce souffle et ce cœur qui luttent en vain ? Je me sens si las de tout, de ce monde en mouvement, agaçant de futilité là où je ne suis plus qu’inertie et désespoir.
Quel avenir peut mériter que je sois resté en vie ? Qu’est-ce qui pourrait bien justifier que je me lève, que je me rase et me conduise comme tous ces gens qui se pensent si uniques, indispensables même alors qu’ils sont tout aussi vains et éphémères que moi... »

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