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Un chant de Noël : Londres, 1886 de Magali Chacornac-Rault



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Prologue

Décembre 1875

Devant la porte d’une petite église de Kensington, un couple de jeunes mariés se regardent tendrement.
— J’espère que tu ne regretteras pas cette folie, mon amour. Ce mariage sans l’accord de ta famille…
— Comment regretter ce jour merveilleux, tes amis musiciens nous ont offert la plus belle des cérémonies, toutes les personnes présentes souhaitent notre bonheur et même le ciel nous présente ses vœux avec ces flocons.
Il regarde avec tendresse celle qu’il aime et qu’il peut maintenant appeler « sa femme ». Elle est absolu¬ment magnifique dans sa robe de soie blanche, et les flocons qui s’accrochent à ses cheveux bruns, s’échappant de son chignon, forment un voile d’une finesse et d’une noblesse qu’aucun tissu ne peut égaler.
Sentant son regard, elle se tourne vers lui et murmure :
— Je vous aime, monsieur Andrew Wilson.
— Je vous aime, madame Grace Wilson.
Le sourire de la jeune femme s’élargit, il ne lui faudra pas longtemps pour s’habituer à ce nouveau nom, madame Wilson, Grace Wilson, ça sonne bien mieux que Grace Berkeley, son nom de jeune fille.

*

Décembre 1876

Les premiers flocons de neige ont accompagné la naissance de leur petit ange, une merveilleuse petite fille, en pleine santé. L’accouchement a été difficile pour Grace, cependant, elle puise sa force dans la contemplation de son bébé et semble se remettre doucement.
Alors que Grace allaite et qu’Andrew couve du regard les deux femmes de sa vie, la jeune maman se projette dans le futur :
— J’ai tellement hâte que Lizzie puisse profiter de la neige et de l’ambiance de Noël, j’aime cette période, je suis heureuse que notre enfant soit née ce mois si particulier, il signifie tant pour moi.
— C’est en décembre que nous nous sommes rencontrés. Ton père m’a engagé pour te donner des leçons de piano afin que tu te perfectionnes. Il voulait que tu éblouisses toute l’assemblée au repas de Noël, mais c’est moi que tu as ébloui dès le premier jour. Il regrette probablement encore de m’avoir engagé…
— Et moi, je lui en serai éternellement reconnaissante.
Le magnifique sourire de Grace éteint pour un instant la culpabilité d’Andrew. Il s’en veut d’être la cause de la brouille entre sa femme et ses parents qui n’ont pas accepté leur amour… Un musicien, aussi talentueux soit-il, n’est pas digne d’une héritière Berkeley. Il fait tout son possible, à chaque instant, pour rendre sa femme heureuse, lui faire oublier sa descente sociale et combler le manque des siens.

*

Décembre 1877

Lorsqu’il passe la porte, les rires de Grace et les gazouillis de Lizzie l’accueillent. Il se précipite au salon sans même retirer sa veste, il ne veut rater aucun moment de bonheur.
Il découvre sa femme agenouillée au pied du sapin qu’il a rapporté la veille et qu’elle a installé en hauteur, sur une table, afin que le bébé ne puisse l’atteindre. Elle a les bras tendus vers leur fille, celle-ci est entourée de petits sujets en bois. Les yeux pétillants, la petite fille observe chaque décoration avec émerveillement puis, de temps à autre, elle en tend une à sa mère qui la suspend à une branche de sapin en riant.
Andrew s’approche doucement, dépose un baiser sur les lèvres de sa femme puis sur la joue de sa fille, en essayant de ne pas briser la magie de l’instant. Lizzie s’accroche à son cou puis elle lui donne un petit cheval à bascule qu’il va fixer dans l’arbre. Il échange avec Grace un regard complice. Les yeux de sa femme étincellent de joie, son sourire est radieux. Le bonheur est si simple.

*

Décembre 1878

Cette année, Lizzie participe pleinement à la déco-ration du sapin de Noël. La petite fille, qui vient de fêter ses deux ans, est une véritable tornade qu’il faut canaliser. L’excitation est à son comble, elle court en tous sens, évite de peu de piétiner les ornements en bois et même de renverser l’arbre à tel point que Grace décide de ne pas installer les bougies, de peur que Lizzie se blesse ou mette le feu à leur maison.
Le seul moment où la fillette reste calme et concentrée, c’est lorsque son père la soulève aussi haut qu’il le peut pour qu’elle accroche le cimier du sapin. Quand Lizzie retouche terre, elle contemple son œuvre avec fierté et satisfaction, les mains sur les hanches. Sa bouille fait éclater de rire ses parents.

*

Décembre 1879

Cette année, la neige est si abondante que Londres a été paralysée presque 48 heures. Grace et Lizzie s’en donnent à cœur joie, glissades, batailles de boules de neige, empreintes d’anges et même un essai de construction d’igloo dont Andrew avait vu des dessins il y a quelques années.
La neige ne s’est toujours pas transformée en bouillie marron, glissante et salissante, comme habituellement. Cette profusion de poudreuse laisse les parcs et certaines petites rues immaculés, pour le bon¬heur de sa famille.

*

Décembre 1880

Comme chaque année, Andrew arpente les rues de Londres en chantant des Christmas carols. En tant que professionnel, son petit groupe commence quelques jours avant le 25 décembre.
Cette année, pour la première fois, Lizzie l’accompagne. Sa fille a une voix d’ange. À force d’entendre sa mère fredonner toute la journée, la fillette a appris à chanter avant de savoir parler. Avec ses cheveux châtain clair, comme ceux de son père, et ses yeux bleus, comme ceux de sa mère, elle fait fondre tous les cœurs.

*

Décembre 1881

Lors de la décoration du sapin, en famille, Grace suspend un second petit ange en porcelaine, elle avait acheté le premier à la naissance de Lizzie. En l’accro-chant, elle fait le vœu de tomber à nouveau enceinte, sa fille a déjà cinq ans et Grace aurait aimé lui donner un petit frère qui perpétuerait le nom de Wilson.
Cette volonté d’enfanter à nouveau inquiète Andrew qui sent sa femme fatiguée, même si elle essaie de le lui cacher, il se souvient aussi combien l’accouchement avait été éprouvant, il avait eu si peur de perdre Grace.

*

Décembre 1882

Grace n’a plus la force de sortir de son lit, Lizzie est à ses côtés et, ensemble, elles fabriquent des décorations de Noël en tissu.
Quand la fillette quitte la pièce, Grace demande à Andrew d’approcher. Il s’assoit sur le lit et prend les mains de sa femme dans les siennes :
— Je suis heureuse, mon amour, que la vie me laisse ce dernier Noël en votre compagnie. Ne sois pas triste, je m’éteins chanceuse de la vie que j’ai eue. Tu as fait mon bonheur et tu fais le bonheur de notre fille.
Andrew s’agite, il ne veut pas entendre cette vérité, il espère encore un miracle.
— Non, mon amour, il est trop tard pour que je gué-risse, je me sens mourir à petit feu, mais je n’ai pas peur. Bien sûr, j’aurais voulu voir notre fille devenir une femme, partager toutes ses joies et ses doutes, mais je sais qu’elle trouvera en toi une oreille attentive, tu es un père formidable.
— Comment pourrais-je continuer à vivre sans toi, Grace ? Je t’aime !
— Il le faudra, pour Lizzie. Je t’aime, Andrew.
Cette dernière phrase n’est plus qu’un murmure, Grace s’est endormie, épuisée par l’effort de la conversation et de l’activité réalisée avec sa fille.
Bientôt, elle fermera les yeux pour toujours et Andrew ne peut l’accepter. Il pleure, le visage enfoui dans les cheveux de sa femme.

*

1883, 1884, 1885

Seules la tristesse et l’absence de Grace accompagnent Andrew et Lizzie… Leur vie semble tellement vide, les Noëls si fades…

Chapitre 1

Lundi 20 décembre 1886

À l’approche de Noël, Andrew, comme chaque année, arpente les rues de Londres avec quelques collègues musiciens pour apporter un peu de joie aux habitants en entonnant les chants traditionnels. Ils récoltent ainsi l’argent permettant de financer les cours de musique dispensés à l’orphelinat.
Andrew se sent fourbu, il a l’impression que, d’an¬née en année, Londres ne cesse de grandir, à moins que ce soit lui qui se fait vieux. À la lueur des réverbères, les chanteurs gardent leur entrain, même s’il se fait tard. Ce quartier est luxueux, formé de nombreux hôtels particuliers, ce qui promet des dons généreux. Pour la énième fois de la journée, ils reprennent leur répertoire enchaînant les classiques Christmas carols.
Pour Andrew, cette période est particulièrement douloureuse. Ces chants étaient les favoris de son épouse partie trop tôt. Afin de supporter la douleur, il chante pour elle seule à chaque représentation, espérant qu’elle l’entende des cieux où elle se trouve.
Dès que les voix s’élèvent, Susan délaisse son ouvrage de broderie pour se placer à la fenêtre. Cette troupe est la première à visiter son quartier et elle n’est pas déçue, l’harmonie est magnifique. Placés sous un lampadaire, les chanteurs paraissent presque irréels. L’un d’eux attire particulièrement son attention, il est grand, ses cheveux châtains sont un peu trop longs et il porte de belles moustaches. Son regard semble si triste, cependant, il chante avec ferveur. Elle aimerait en¬tendre sa voix. Elle essaie de se concentrer sur les autres chanteurs et musiciens mais ses yeux reviennent sans cesse sur ce gentleman sans qu’elle ne comprenne pourquoi.
Lorsque la musique s’arrête, elle s’éloigne de la fenêtre, déçue que ce soit déjà fini. S’élève alors une voix de ténor, douce et puissante, elle rejoint précipitamment son poste d’observation, bien qu’elle soit certaine de savoir à qui cette voix appartient. Il y a tant d’émotion. L’homme au regard gris et triste chante les yeux tournés vers le ciel. Susan sent tout son corps réagir à ce chant, elle en a la chair de poule et les larmes aux yeux.
Elle reste là à fixer le chanteur pendant un long moment après que la voix se soit tue. C’est son intendante qui la sort de sa contemplation en lui demandant si elle doit descendre leur remettre une enveloppe. Susan insiste pour que le don soit généreux, jamais aucun chanteur ne lui avait procuré autant d’émoi. Elle aimerait descendre elle-même pour les féliciter, mais cela ne se fait pas, elle songe un moment à mettre sa carte au milieu des billets mais à quoi bon, c’est elle qui a envie de leur parler et non l’inverse.
Elle observe le plus jeune des choristes récupérer les enveloppes, tous les voisins semblent avoir envoyés une servante. La troupe lance un merci collectif puis reprend son chemin pour faire son spectacle dans la rue voisine.
Elle suit des yeux l’homme aux cheveux trop longs jusqu’à ce qu’il disparaisse et bien après. Lorsqu’elle sort de sa rêverie, elle n’est plus vraiment certaine que tout cela se soit réellement déroulé. Elle reprend sa broderie sans arriver à se concentrer au point de se piquer avec l’aiguille.

*

Lorsque Andrew rentre enfin chez lui, exténué, il ne s’attend pas à devoir gérer une crise. Pourtant, Jill, la gouvernante, a déjà ôté son uniforme pour le remplacer par son manteau. De plus, elle fait sa tête des mauvais jours. Elle ne laisse pas le temps à son employeur de poser une quelconque question qu’elle annonce, résolue :
— Je démissionne, ce n’est plus possible, votre fille Elisabeth est irrécupérable, je ne peux supporter plus longtemps son manque de respect. Cette enfant est une petite peste qui ne veut rien apprendre de ce que je lui inculque, une mule serait plus facile à éduquer. Je pas-serai demain chercher mes gages et une lettre de recommandation. Je vous souhaite une bonne soirée, Monsieur.
Sur ces dernières paroles, elle passe la porte à grand pas et disparaît dans la nuit sans qu’Andrew n’ait pu placer un mot. Il soupire puis appelle sa fille :
— Lizzie ! Qu’as-tu encore fait pour que cette pauvre Jill soit dans cet état ?
— Ça y est, elle est enfin partie ? Pour toujours ? Elle m’a dit qu’elle démissionnait, elle n’a pas menti au moins ?
— Lizzie ! Ce n’est pas gentil ! Jill est une personne qualifiée qui fait très bien son travail ! Et je la trouve patiente, douce et gentille. Je connais des gouvernantes bien plus strictes qu’elle. Tu ne sais pas apprécier ta chance, ma chérie.
— Ce n’est pas toi qui l’as sur le dos toute la jour¬née, rien de ce que je fais ne lui convient, elle me reprend continuellement, j’en ai marre. Elle voudrait que je me comporte comme si je devais être la future reine d’Angleterre…
En voyant sa fille descendre l’escalier raide comme un piquet, Andrew a du mal à se retenir de rire. Il sou-pire, ouvre ses bras en grand et sa fille s’y précipite pour se blottir contre lui.
Après ce câlin si réconfortant, l’homme reprend :
— Demain, tu t’excuseras auprès de Jill et j’aurai une petite discussion avec elle afin qu’elle baisse ses exigences, ça te convient ?
— Je suis une grande fille, maintenant, je n’ai plus besoin de gouvernante, Papa.
— Lizzie, ne fais pas de caprice, j’ai besoin de sa¬voir que quelqu’un veille sur toi en mon absence.
— Tu pourrais engager quelqu’un d’autre que Jill, s’il te plaît, Papa.
— Une gouvernante ne se trouve pas si facilement, Lizzie… Demain, tu t’excuseras et on verra comment ça se passe.
La fillette de dix ans repart la tête basse, les yeux remplis de larmes, elle voudrait retrouver le temps où sa maman s’occupait d’elle toute la journée et où un précepteur venait l’instruire quelques heures par jour.
Andrew soupire, il n’aime pas savoir sa fille triste, il souhaiterait l’entendre rire comme avant. Il passe à la cuisine pour réchauffer le repas, préparé le matin par madame Pike qui s’occupe aussi de faire le ménage.
Lizzie le rejoint, elle dresse la table et commente :
— Jill m’apprend le nom de quatre fourchettes différentes et de tous les couteaux qui existent. Je ne les ai vus qu’en dessin… à quoi cela peut bien me servir ? Pour manger, on a besoin d’une seule fourchette, d’un seul couteau et d’un seul verre aussi !
— Chez nous, car nous n’avons que peu de moyens, mais dans la haute société, ce n’est pas pareil et tu sais que ta maman venait de ce milieu ?
Lizzie acquiesce et Andrew poursuit :
— Tu auras peut-être l’occasion, si tu le souhaites, plus tard, d’évoluer dans ce milieu, aussi, il faut que tu y sois préparée, tu aurais l’air d’une idiote si tu te trompais de fourchette ou de verre, tu ne crois pas ?
Lizzie hausse les épaules et argumente :
— Maman a quitté ce milieu, je n’ai pas envie d’y retourner…
— On ne sait pas ce que la vie te réserve, Lizzie, il faut être prêt à tout. Nombreux sont ceux qui aime¬raient avoir le choix, tu as cette chance, ma chérie.

Le lendemain, Jill se présente avant le départ d’Andrew. Obéissante, Lizzie s’excuse et son père essaie d’expliquer à la gouvernante le ressenti de son enfant. Jill a le visage fermé, elle a décidé de rester ferme et rien ne la fera revenir sur sa décision. Elle a de la peine pour cet homme et cette enfant, mais elle a l’impression de perdre son temps dans cette maison, elle a les compétences pour trouver une meilleure place, bien mieux rémunérée. De plus, elle pense qu’Elisabeth est trop choyée par son père qui lui laisse trop souvent l’opportunité de s’exprimer. Lizzie a le même caractère que sa mère, c’est une rebelle, incapable de se comporter comme on l’attend d’une femme de son rang.
Lorsque la gouvernante s’en retourne, Andrew est dépité tandis que sa fille danse de joie après avoir tiré la langue à la porte. Comment va-t-il trouver une gouvernante en cette période de fête ? Et surtout, qui va bien pouvoir garder un œil sur Lizzie en attendant qu’il déniche la perle rare avec un budget serré ? Il devrait déjà être au Royal College of Music.
Lorsque madame Pike arrive, Andrew lui demande de prendre en charge Lizzie, la vieille femme accepte avec bonheur, elle adore la fillette. Madame Pike a eu huit enfants, maintenant tous en âge de mener leur vie, et ils lui manquent. Toutefois, la cuisinière ne pourra pas rester toute la journée avec Lizzie car elle travaille pour d’autres familles.
Andrew n’a pas le choix, pour une fois, sa fille devra rester seule à la maison et lui prouver qu’elle est effectivement assez mature. Pour l’occuper, il lui donne des exercices de mathématiques et de français. Le français est une langue que Grace affectionnait et à laquelle elle a initié Lizzie. Il lui remet aussi un morceau de piano à déchiffrer, puis s’en va au pas de course.

Chapitre 2

Mardi 21 décembre 1886

La matinée de Lizzie se passe aux côtés de madame Pike. La fillette aime côtoyer la vieille femme qui est au service de ses parents depuis leur mariage et leur installation dans cette petite maison d’un beau quartier. Son père la loue pour un loyer modique, c’est un loge-ment de fonction. La petite fille pose une multitude de questions sur sa maman et écoute avec grand intérêt les histoires qui se sont déroulées quand elle était bébé.
Elle n’ose pas interroger son père, elle ressent sa douleur et sa tristesse à chaque fois qu’il évoque Grace et elle essaie de lui épargner ce chagrin autant que possible. Pourtant, elle a besoin que le souvenir de sa mère perdure, elle a besoin d’entendre parler des jours heureux, cela égaye son quotidien si sombre.
Noël est la période la plus difficile car c’est celle que préférait Grace, celle qui était la plus joyeuse et ce bonheur lui manque… C’est peut-être pour cela qu’elle est toujours si difficile à vivre durant le mois de décembre.
Madame Pike lui parle du passé avec tendresse, lui raconte des moments doux suivant le bon vouloir de ses souvenirs. Elle la traite comme sa propre enfant, en la faisant participer aux corvées, et non comme la fille du maître. Il faut dire que ni Grace ni Andrew n’ont jamais considérée Ann Pike comme une domestique mais plutôt comme une amie venant rendre service.
Les mains dans la vaisselle, Lizzie se sent bien. Elle n’avait pas passé une aussi belle matinée depuis des lustres. En aucun cas elle ne regrette l’absence de Jill.
Une fois le repas préparé et mangé ensemble, sur la table de la cuisine, sans aucune cérémonie, sans personne pour scruter sa position et ses moindres gestes, Lizzie dit au revoir à la vieille femme. La petite fille monte alors dans sa chambre pour faire ses devoirs et sourit en s’apercevant que son père lui a donné des exercices plus simples que ceux qu’elle doit d’ordinaire résoudre. En moins d’une demi-heure, elle a tout fini et redescend pour s’installer au piano.
De ce côté, son père n’a fait aucune erreur, il maîtrise parfaitement son niveau. Le morceau choisi est difficile, mais Lizzie adore ça. Si son père le voulait, elle pourrait faire des concerts, tout Londres paierait pour voir l’enfant prodige sur scène, mais il ne le souhaite pas et elle non plus. Elle adorait jouer pour sa mère, maintenant, elle joue pour son père et voir briller la lueur de fierté dans ses yeux est un cadeau magique
Pour le rendre fier, elle travaille sa partition patiemment et avec acharnement durant deux heures consécutives et, au final, elle est plutôt satisfaite du rendu. Elle décide donc de sortir pour marcher un peu dans le quartier, ce que Jill ne l’autorisait jamais à faire. Lors-qu’elles allaient se promener, c’était toujours dans des parcs ou dans des rues commerçantes et sa gouvernante restait attentive à sa manière de bouger, à son regard, son port de tête… Jamais elle n’avait le droit de courir ou de traîner des pieds et ces balades étaient insipides.
Aujourd’hui, personne ne lui fera de remarque. Elle lace ses bottines puis enfile son manteau de laine sur sa robe en velours, passe ses gants et ouvre grand la porte. L’air froid lui cingle le visage et elle sourit. Elle referme à clef derrière elle et s’engage dans la rue. Les quelques flocons tombés la semaine précédente n’ont pas tenus, cependant, le sol est glissant. Bien que la sensation de liberté qu’elle ressent lui donne envie de courir et de sauter, elle doit faire attention à ne pas tomber. Elle avance prudemment, en observant les gens autour d’elle. Elle arpente les rues de Kensington. Avec son père, ils occupent un logement situé juste à côté du Royal College of music, près de Hyde Park et Kensington Garden, un quartier chic où elle peut se promener sans risque. Ses pas la portent jusqu’au Brompton Hospital.
Lizzie ne veut pas retourner dans le monde aristocratique que sa mère a quitté car cette dernière lui a un jour expliqué que, là-bas, les femmes ne font rien à part obéir à leur mari et gérer la domesticité, or, la fillette sait déjà qu’elle veut devenir médecin pour pouvoir soigner les gens, elle aurait tant voulu que quelqu’un arrive à guérir sa maman. Lorsqu’elle en a parlé à Jill, la gouvernante s’est esclaffée ! Ce n’est, soi-disant, pas un rôle pour une femme et encore moins pour une femme de la haute société. Jill lui a dit qu’il n’y avait qu’une femme diplômée en médecine en Angleterre et qu’elle avait défrayé la chronique, elle porte le même prénom qu’elle, elle se nomme Elizabeth Garrett Anderson. Depuis, Lizzie l’idolâtre et rêve de devenir la deuxième femme médecin du Commonwealth. Elle voudrait sauver toutes les mamans pour que plus aucun enfant ne soit triste.
Devant l’hôpital, il y a une grande quantité de sapins, les yeux de la petite fille brillent, elle se sou¬vient des épicéas qu’elle décorait avec ses parents. Son père n’en a plus acheté depuis le décès de sa mère. Elle s’approche et demande :
— Bonjour Madame…
— Bonjour, jeune demoiselle.
— Que faut-il faire pour avoir l’un des petits sapins ?
— Les petits sapins sont à un shilling. Je m’occupe bénévolement des ventes et l’argent va à l’hôpital pour acheter du matériel médical.
— Je comprends, merci.
Lizzie s’éloigne, la tête basse, les larmes aux yeux. Elle n’a pas d’argent. Elle ne peut toutefois pas se résoudre à quitter les lieux, les arbres l’aimantent. Leur ramure, leur odeur, leur couleur, tout la ramène aux temps joyeux, elle a presque l’impression d’entendre Grace chantonner au creux de son oreille.
Susan observe la fillette, elle semble si triste qu’elle en a le cœur serré. Sa tenue montre qu’elle fait partie de la petite bourgeoisie, mais peut-être que sa famille n’a pas suffisamment d’argent pour le dépenser dans des futilités. Un sapin n’est qu’une décoration tempo¬raire non indispensable. Avec ses cheveux châtain clair et ses yeux bleus, le visage de la petite ressemble à celui d’un ange. Tout dans ses manières et sa façon de se mouvoir montre une très bonne éducation.
Susan s’approche et se présente :
— Je m’appelle Susan Harington.
— Elisabeth Wilson, mais mes parents m’appellent Lizzie.
— Bien, Lizzie, veux-tu m’aider à vendre ces arbres de Noël ?
Le visage de la fillette s’illumine à nouveau.
— C’est vrai, je peux ?
— Si tes parents acceptent, oui. Je serais ravie d’avoir un peu de compagnie, je t’avoue que, pour le moment, il n’y a pas beaucoup de clients et je m’ennuie…
— J’ai l’après-midi pour moi, ça ne pose pas de problème, il faut juste que je sois à la maison pour 18 heures.
— Il fait déjà nuit à cette heure-là, je ferai en sorte que tu sois rentrée avant. Je n’aimerais pas savoir ma fille seule dans les rues, de nuit.
— Oui, merci.
La fillette s’éloigne rapidement, un grand sourire aux lèvres, et se met au travail. Elle n’hésite pas à accoster les passantes et à leur conter ses souvenirs de Noël. Susan se rend compte que Lizzie évite de se re¬trouver en tête à tête avec elle, elle redoute des questions. Ce comportement ne fait qu’attiser la curiosité de la femme, cependant, elle n’interroge plus Lizzie, c’est en gagnant sa confiance qu’elle pourra l’aider. Elle est persuadée que cette enfant à besoin d’assistance.

Chapitre 3

Mardi 21 décembre 1886

Lizzie passe des heures à arpenter le trottoir devant l’hôpital, à évoquer ses préparations de Noël quand elle était bien plus petite, quand la joie inondait leur foyer… Elle raconte comment elle réalisait des sablés avec sa mère pour les pendre dans le sapin, la bonne odeur dans la maison et la confection de guirlandes dans des chutes de tissus colorés. Elles avaient réalisé ces décorations le tout dernier Noël, elle était assez grande pour manier l’aiguille et Grace pouvait faire cette activité couchée dans son lit qu’elle n’avait plus la force de quitter.
Les anecdotes joyeuses racontées par la bouille d’ange permettent de décider certains passants à investir. Susan est impressionnée par cette jeune fille à la fois si douce et si sûre d’elle. Elle est bien plus mature que la plupart des fillettes de sa condition et de son âge.
Alors que les passants se font rares, Lizzie se met à chanter pour passer le temps, un chant de Noël qu’elle aime particulièrement. Un des nombreux que sa ma¬man lui a appris.
Lorsque sa voix claire et parfaitement posée s’élève, Susan est stupéfaite. Elle reste figée à écouter ces notes si douces. Un chérubin ne pourrait faire mieux. Les badauds s’approchent, entourent la fillette, captivés par son timbre et le moment de grâce qu’elle leur offre.
À la fin de la prestation, les spectateurs de toutes conditions applaudissent Lizzie qui semble découvrir tous ces gens autours d’elle. Elle ne sait pas comment agir alors Susan s’empresse de l’aider en remerciant la foule. De nombreuses personnes déposent quelques piécettes dans la coupelle prévue pour les dons et Susan remarque :
— Tu peux prendre l’argent, il te revient. Ta voix est vraiment magnifique.
— Non merci, l’hôpital en a plus besoin que moi.
Susan acquiesce, toujours plus surprise par cette enfant qu’elle espère apprendre à connaître.
Peu à peu, le nombre de sapins diminue, tandis que la luminosité baisse. Avant que la nuit ne tombe, le gardien vient ranger les épicéas sur la demande de Susan. Il n’en reste que cinq ou six qui seront répartis dans les différents services de l’hôpital. Susan demande alors à Lizzie d’en prendre un, elle l’a bien mérité. La fillette choisit l’arbre le plus petit avec une branche cassée. Voyant la surprise sur le visage du gardien, elle explique :
— Il y a plein de décorations à la maison pour le rendre beau, les gens malades ont besoin d’avoir les plus jolis sapins pour égailler leur quotidien, leur faire oublier qu’ils ne passent pas les fêtes en famille.
L’homme consent, touché par les mots de l’enfant.
Alors que Lizzie s’apprête à partir avec son encombrant cadeau, Susan insiste pour la raccompagner, la nuit sera là dans peu de temps. Elle se sent responsable et ne s’en remettrait pas s’il arrivait un malheur.
Durant le trajet, les deux complices d’un jour discutent de tout et de rien. Susan laisse Lizzie choisir les sujets de conversation, elle ne voudrait pas faire un faux pas et briser ce qui est en train de naître entre elles. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle s’est prise d’affection pour cette fillette. Encore un coup de son horloge biologique qui n’a toujours pas intégré qu’elle ne pourra probablement plus jamais porter un enfant.
Tout doucement, Lizzie se détend et la conversation se fait plus fluide et plus amicale. Arrivées devant le domicile des Wilson, Susan est surprise de ne voir aucune lumière, la fillette lui explique alors :
— Je suis seule à la maison jusqu’à 18 heures que Papa rentre. C’est exceptionnel et c’est ma faute, je n’ai pas été très gentille avec ma gouvernante et elle a démissionné, hier, Papa n’a pas trouvé de solution en si peu de temps.
— Et ta maman ?
Lizzie baisse les yeux pour ne pas montrer les larmes qui s’y accumulent et murmure :
— Elle est morte il y a presque quatre ans.
La jeune femme a envie de prendre la fillette dans ses bras, mais elle n’ose pas, elle demande juste :
— Si tu veux, je peux rester avec toi jusqu’à ce que ton papa rentre et on pourra commencer à décorer le sapin.
— Je veux bien, je ne crois pas que Papa appréciera de le décorer… ça lui rappellera trop Maman… elle aimait tellement la période de Noël.
— C’est elle qui t’a appris ce si beau chant ?
— Oui, et Papa aussi chante très bien, c’est un grand musicien et, d’ailleurs, il faut que je m’exerce encore un peu à jouer le morceau de piano qu’il m’a laissé avant de partir au travail.
— Je serai heureuse de t’écouter, annonce Susan avec un grand sourire.
Lizzie fait entrer la jeune femme et allume les lampes à gaz. Susan découvre une belle maison, petite, chaleureuse, propre et meublée avec goût. Lizzie retire son manteau et se précipite vers le piano. Si elle exécute parfaitement sa partition, peut-être que son père ne sera pas trop en colère en découvrant son escapade de l’après-midi.
Susan enlève, à son tour, son manteau sans le même empressement que la fillette puis elle s’approche de la cheminée. Elle remet une bûche et se réchauffe, se laissant emporter par la musique. Elle se rend compte que passer la journée devant l’hôpital l’a frigorifiée et épuisée.

Chapitre 4

Mardi 21 décembre 1886

Andrew passe la porte de son domicile à 17h30, il a réussi à se libérer un peu plus tôt et il est rentré au pas de course, il n’aime pas savoir sa fille toute seule, il n’a pas cessé de s’inquiéter toute la journée.
Entendre sa fille rire le ramène des années en arrière, un fol espoir l’étreint avant qu’il entende une voix inconnue et qu’il s’alarme. Il déboule dans le salon alors que Lizzie court vers lui pour se pendre à son cou et lui raconter qu’elle a passé une très belle journée.
Pendant que la fillette explique à son père, de façon désordonnée, son après-midi, Susan s’avance. L’homme ne semble pas vraiment apprécier ce qu’il entend, sa fille lui a désobéi. Lorsque Susan n’est plus qu’à quelques mètres et découvre le visage paternel, elle reste figée, interdite, c’est le chanteur des Christmas carols qui l’a tant bouleversée la veille.
À l’instant où il croise son regard, il demande à sa fille de se taire :
— Nous reparlerons de tout cela plus tard, Lizzie, mais sache que je suis déçu, je te croyais plus responsable.
La fillette quitte les bras de son père, la tête basse, tandis que ce dernier s’incline vers la femme restée en retrait :
— Andrew Wilson.
— Susan Harington, Monsieur. Puis-je vous dire quelques mots ?
L’homme approuve et, d’un simple regard, signifie à Lizzie de quitter la pièce. Elle se dirige alors vers l’es-calier qui monte à sa chambre espérant que Susan plaide sa cause.
Susan raconte sa rencontre avec Elisabeth et le fait qu’elle a veillé sur elle. Elle explique aussi l’implication de la fillette dans la vente des sapins, sa joie et sa bonne humeur. Elle ose également, à demi-mots, évoquer le besoin de la petite fille de parler de sa mère et de se créer de nouveaux souvenirs heureux. À ces paroles, Andrew soupire, il sait qu’il devrait évoquer plus souvent Grace avec sa fille et peut-être même chercher une femme qui pourrait aider son enfant à grandir, mais il n’arrive pas à s’y résigner, Grace lui manque tant.
— Merci d’avoir pris soin de mon enfant, Madame. Je suis désolé qu’elle se soit imposée à vous.
— Elle ne s’est pas imposée, votre fille est très mature pour son âge, elle est charmante, bien élevée, attachante… C’est moi qui lui ai proposé de m’aider, j’ai vu qu’elle avait envie d’un sapin et, au cours de l’après-midi, j’ai peu à peu compris pourquoi… Sa présence ne m’a pas dérangée du tout, j’étais contente d’avoir un peu de compagnie et je n’ai pas pu me résoudre à la laisser seule, même chez vous… Décorer ce sapin avec elle, c’était magique… Je n’ai pas d’enfant et… je ne sais pas comment expliquer la chose, mais je dois remercier votre fille car nous avons partagé de beaux moments.
Andrew acquiesce et observe Susan. Cette dernière soutient le regard gris qui la fixe. Il ne peut s’empêcher de comparer cette femme à Grace. Elle semble avoir à peu près le même âge, mais elle est bien plus grande que sa défunte épouse, ses cheveux sont encore plus sombres et ses yeux, au lieu d’être deux gouttes d’eau limpide, sont deux perles noires. Elle a les yeux si sombres qu’il est difficile de voir la démarcation entre l’iris et la pupille, toutefois, son regard n’est pas dur, au contraire, il est emprunt de douceur et de bienveillance. Par son attitude fière, elle lui rappelle sa femme qui, elle non plus, ne baissait pas les yeux. Elle avait décidé qu’elle s’était soumise bien trop longtemps à la volonté de son père, de son rang et que plus jamais elle ne recommencerait.
Andrew sourit, un petit sourire d’excuse pour cet examen et appelle Lizzie :
— Viens dire au revoir à Miss Harington, ma chérie, il est tard, elle doit rentrer chez elle, il n’est pas plus prudent pour une femme de se promener seule dans les rues que pour une enfant.
Après un au revoir timide et protocolaire, Lizzie décide d’enlacer Susan en la remerciant pour la journée passée, puis une idée germe dans la tête de la fillette qui demande :
— Papa, si tu n’as pas trouvé de nouvelle gouvernante, Susan pourrait venir me garder demain, n’est-ce pas, Susan ?
Le regard implorant de l’enfant désarme totalement la jeune femme qui ne sait que répondre.
— Miss Harington n’est ni une gouvernante ni une baby-sitter, Lizzie, ce n’est pas poli comme re¬quête. Elle a déjà fait beaucoup pour toi, aujourd’hui.
— Désolée… murmure la fillette autant pour Susan que pour son père.
Andrew accompagne Susan jusque sur le perron afin de lui héler un cab garé au coin de la rue, il est bien trop tard pour rentrer à pied, même dans ce quartier.
Lorsque le cocher s’arrête devant la porte, avant de monter en voiture, la femme demande :
— Avez-vous une solution pour Lizzie ?
— Rien pour les après-midi, malheureusement, sou-pire le père, désemparé.
— Je viendrai m’occuper d’elle et je vais me renseigner sur les gouvernantes disponibles, annonce la jeune femme d’un ton sans appel.
Stupéfait, Andrew bégaie des remerciements. Il rentre totalement décontenancé par cette rencontre. Cette femme est si différente des autres mais aussi tellement différente de Grace.
Lizzie l’observe puis annonce :
— C’est une dame très gentille, je l’apprécie beau-coup… J’espère que je la reverrai un jour.
— Elle revient demain pour s’occuper de toi et tu as intérêt à te comporter parfaitement. Pas de caprice, pas de mots ou de remarques désagréables, pas de bouderie, c’est bien compris ?
Un grand sourire aux lèvres, la petite fille promet.
Après le départ de Susan, Lizzie se fait toute sage et adopte un comportement irréprochable. Elle joue à la perfection le morceau de piano que son père lui avait choisi et elle discerne un léger sourire sur ses lèvres qui lui fait chaud au cœur. Elle fait ensuite réchauffer le repas pendant qu’Andrew corrige ses exercices. Il cherche la petite bête mais ne trouve rien.
La soirée se déroule, finalement, dans une ambiance sereine et apaisée. La fillette est surprise et heureuse de constater que son père lui pose des questions à propos de Susan, la femme semble l’intriguer. Lizzie est ce-pendant incapable de répondre à la plupart des interrogations d’Andrew. Elle le sent perdu dans ses pensées et elle n’arrive pas à savoir s’il est préoccupé, inquiet ou rêveur. Pour sa part, la fillette redoute le lendemain, elle ne sait pas quelles consignes ont été données à Susan, ni comment la femme agira envers elle, mainte¬nant qu’elle sait qu’elle a désobéi à son père. Elle espère ne pas avoir perdu la complicité qui s’était instaurée entre elles.

*

Cette rencontre inespérée laisse Susan songeuse. Elle n’a pas osé aborder monsieur Wilson et lui dire à quel point son chant l’avait émue, retournée, obsédée, ce n’était vraiment pas le moment. Elle n’est finale¬ment plus certaine de retourner là-bas uniquement pour Lizzie. Elle voudrait revoir cet homme et discuter avec lui d’égal à égale. Elle se félicite alors d’avoir opté pour une robe très simple, en dessous de sa condition. Elle avait fait ce choix pour ne pas attirer l’attention ou l’hostilité des passants et, surtout, pour ne pas risquer d’être reconnue. Andrew Wilson semble, malgré tout, avoir cerné que son statut social était supérieur au sien, cependant, elle est presque certaine qu’il ne l’a pas démasquée, sinon, il l’aurait probablement congédiée, pensant qu’elle pourrait avoir une mauvaise influence sur sa fille.
Transbahutée dans le cab, elle ne cesse de penser au destin qui semble lui jouer des tours et se demande ce qu’il lui réserve cette fois. Elle doit, toutefois, être prudente, cela fait des années qu’il ne lui donne que de mauvais moments à vivre, ces deux jours ont été spéciaux grâce aux Wilson, mais elle ne doit pas baisser sa garde.
De retour dans son hôtel particulier de taille modeste, elle se change puis s’installe à table. Après les heures passées à observer Lizzie et à écouter ses confidences, ce moment lui semble trop calme, insipide, elle ressent toute la solitude de sa vie, pourtant, hier encore, cela ne lui pesait pas, bien au contraire, elle aime son indépendance. Toutefois, elle voudrait parfois la partager avec une amie, une sœur, un parent, mais elle n’a plus personne et, il faut bien l’avouer, elle a peur de lier de nouvelles amitiés, peur d’être trahie ou déçue. Avec son passé, elle se méfie de tout le monde.
Elle avait, un temps, pensé à quitter Londres et même l’Angleterre, mais elle aurait donné l’impression de fuir et elle ne voulait pas qu’on la pense lâche. Elle voulait aussi être un modèle pour les autres femmes, prouver que la vie pouvait continuer après le scandale. La vie poursuit effectivement son cours et elle a décidé de la mener différemment, elle ne supportait plus l’hypocrisie des gens qui l’entouraient. Elle se consacre maintenant aux autres et plus particulièrement aux démunis, au lieu d’arpenter les salons et les bals.
En allant se coucher, elle ressent de l’impatience. Elle voudrait déjà être le lendemain pour revoir la fa¬mille Wilson et apprendre à connaître ses membres.

Chapitre 5

Mercredi 22 décembre 1886

Susan passe la matinée à régler ses affaires. Elle donne ses consignes aux domestiques, supervise les achats, répond à son courrier et décline deux invitations. Comme si elle allait accepter de boire le thé chez cette pimbêche de Mrs Ashford. À part critiquer et ra¬baisser les gens, elle n’a aucune conversation. Cette gourde ne l’invite que pour susciter la curiosité de ses amies qui espèrent des anecdotes croustillantes.
Elle s’excuse ensuite auprès de Lady Clifford de ne pouvoir honorer son invitation et reporte leur rencontre à la semaine suivante. Elle apprécie la dame âgée qui, en vieillissant, se fait indulgente au point de regretter certains pans de sa vie. Veuve, elle est plus libre et s’investit davantage pour les droits des femmes et des plus pauvres. Elles œuvrent ensemble sur de nombreux points. Lady Clifford est la représentante noble, respectée pour son âge, son expérience et son passé sans tâches. Susan, elle, reste dans l’ombre, son nom ferait plus de mal que de bien aux causes qu’elle défend.
Elle demande ensuite à prendre son repas plus tôt qu’habituellement. La cuisinière s’affaire tandis que Susan se change. Elle opte à nouveau pour une robe de simple bourgeoise à la coupe banale et au tissu man¬quant de finesse.
Une fois son repas avalé, elle demande à ce qu’on lui appelle un cab et se dirige vers le quartier de Kensington. Monsieur Wilson a bien précisé la veille qu’il n’avait pas de solution de garde pour l’après midi, sans plus de détails sur l’horaire et elle ne lui a pas demandé.
Durant son absence, elle a chargé son intendante de trouver une gouvernante qualifiée, sans lui expliquer pourquoi. Cette dernière n’a même pas paru étonnée, elle a l’habitude de ses requêtes étranges.
Susan frappe à la porte des Wilson. Une femme âgée s’essuyant les mains sur un tablier marron, recouvrant une jupe de laine de même couleur vient lui ouvrir :
— Bonjour, je suis Susan Harington, la gouvernante temporaire de Miss Wilson.
La femme s’efface pour la laisser entrer puis elle demande :
— Vous avez déjeuné ?
— Oui, merci.
Gênée, la vieille femme se dandine d’un pied sur l’autre. C’est Lizzie qui vient à son secours :
— Bonjour Miss Harington, Madame Pike est mal à l’aise parce que Jill m’interdisait de manger à la cuisine. Elle dressait la table à la salle à manger et elle observait mes moindres gestes. Mais j’adore manger à la cuisine en compagnie de madame Pike, elle me ra¬conte plein d’histoires sur ma maman.
Susan sourit et demande :
— Je vous dérange en plein repas ?
La fillette acquiesce d’un mouvement de tête.
— Retournez manger, je vous attends au salon, faites comme si je n’étais pas encore arrivée.
Tandis que Lizzie tire la vieille dame vers la cuisine en poursuivant ses babillages, Madame Pike se détend enfin et offre un sourire reconnaissant à la jeune femme,
Susan est curieuse et ne peut se résoudre à rester assise au salon, elle s’approche silencieusement de la cuisine et espionne la conversation. Elle n’est pas vrai-ment fière d’elle, mais la cuisinière et l’enfant parlent fort, leur discussion n’a rien de secret.
Ann Pike évoque des moments de tendresse et de complicité entre Lizzie et sa mère ainsi que dans le couple Wilson, des images de bonheur envahissent l’imaginaire de Susan. Elle aurait aimé vivre cette vie simple et douce qu’elle n’a pas eu la chance de connaître ni dans son enfance ni plus tard. Elle com¬prend le chagrin de Lizzie, la perte énorme qu’elle doit ressentir, cependant, la fillette n’est pas consciente de la chance qu’elle a : il est évident que son père l’adore et fait tout pour la rendre heureuse et lui donner les meilleures chances dans la vie, toutefois, comme Lizzie, Susan aimerait pouvoir lever le voile de tristesse qui trouble son regard.
Lorsque Susan perçoit les bruits des assiettes qui s’entrechoquent, caractéristique de la fin du repas, elle retourne au salon et s’assoit dans un fauteuil. Elle détaille la pièce où des photos s’étalent sur un buffet, des portraits d’une famille heureuse : mariage, naissance… Il doit y avoir une photo par an car on peut suivre la poussée de la petite fille. Toutefois, ces clichés sont déjà anciens, Lizzie n’avait pas plus de 5 ou 6 ans sur le dernier. Les photos, comme la vie, se sont figées à la mort de Grace.
Elle ne peut s’empêcher de détailler la jeune maman, cette femme tant aimée qu’elle jalouse sans même l’avoir connue. Elle devait être une femme extraordinaire. Elle porte des vêtements simples, confectionnés maison, avec goût. Ses cheveux s’échappent de son chignon, lui donnant un petit air rebelle. Ses traits fins et son regard clair lui rappellent quelqu’un sans qu’elle n’arrive à se souvenir qui…
Lizzie fait irruption dans son dos alors qu’elle est penchée sur les cadres.
— Elle est belle, n’est-ce pas ? C’est ma maman ! annonce fièrement l’enfant.
— Elle est effectivement très belle, tu as hérité de sa beauté et de sa douceur.
— Et de son caractère de mule, d’après Jill.
— Tu as aussi le talent de ton papa.
La journée se poursuit en douceur, Lizzie fait d’abord ses devoirs d’expression, de mathématiques et de langue, puis, avant que le froid ne soit trop vif, Susan propose d’aller faire une petite promenade dans Hyde Park. La fillette est ravie de s’aérer un peu et bien plus encore lorsque Susan lui propose de nourrir les écureuils avec une partie du goûter qu’elles ont emporté. Lizzie se laisse griser par sa joie et se met à courir après les pigeons en riant, sans déclencher un scandale. Elle remercie sa gouvernante du jour pour cette belle promenade qui n’avait rien en commun avec celles organisées par Jill.
Susan est heureuse de voir sourire Lizzie, de lui permettre d’oublier un instant le manque de sa mère et elle aimerait parvenir à faire la même chose avec Andrew.
De retour au domicile des Wilson, Lizzie travaille sa musique. Aujourd’hui, ce n’est pas le piano mais la flûte traversière que pratique l’enfant avec une douceur et une virtuosité hors du commun.
Comme la veille, Andrew réussit à se libérer un peu plus tôt. Cette fois, il sait que Lizzie est prise en charge mais il ne veut pas abuser de la gentillesse de Mrs Harington. Ils n’ont même pas parlé rémunération et il ne sait pas comment aborder le sujet. Tout dans l’attitude de cette femme lui fait dire qu’elle est d’un rang bien supérieur à celui qu’elle essaie de paraître.
Lorsqu’il passe la porte, Lizzie et Susan sont absorbées par leur ouvrage de broderie. Il observe sa fille souriante et concentrée, sa langue apparaissant au coin de ses lèvres prouve son implication. Elle est magnifique. Ses cheveux clairs et ses yeux bleus sont un contraste parfait avec Susan qui la guide et la conseille avec patience.
Jill laissait Lizzie faire la broderie seule, le soir, et défaisait le tout le lendemain car ce n’était pas parfait. Andrew voyait sa fille se décourager sans pouvoir l’ai-der et ce tableau l’apaise. Son enfant semble heureuse. Il n’y a pas de cris, pas de bouderie, pas de reproches, finalement, le départ de Jill est peut-être une bonne chose. Elle était trop stricte, il s’en veut car c’est lui qui l’avait recrutée et choisie justement pour son niveau d’exigence.
Quand Lizzie découvre la présence de son père, elle délaisse son aiguille pour se jeter dans ses bras et lui raconter avec enthousiasme sa journée. De son côté, Susan sécurise son fil et range son outil à broder puis fait de même avec celui de son élève du jour. Elle agit silencieusement, ne voulant pas troubler les retrouvailles du père et sa fille. Peu à peu, l’excitation de Lizzie s’estompe, elle a raconté tous les moments forts de sa journée en détaillant particulièrement le repas des écureuils qui s’aventuraient à venir grignoter jusque dans le creux de sa main, sans crainte.
Avec un sourire et un léger pincement au cœur, Susan prend congé. Andrew lui emboîte le pas et la raccompagne. Il en profite pour la remercier :
— Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu Lizzie aussi heureuse, elle vous apprécie beaucoup et je ne sais comment vous remercier… Nous n’avons pas parlé de vos gages… j’ai peur de vous offenser en le faisant, pourtant, ce serait juste. Vous ne savez pas combien savoir ma fille entre de bonnes mains me rassure.
— Je passe aussi de très beaux moments avec Lizzie, c’est ma récompense. Ce n’est pas, pour moi, un travail mais un plaisir. Cependant, si vous souhaitez me remercier, j’aimerais vous entendre chanter en¬semble un jour. Vous avez une voix qui déclenche telle¬ment de sensations, elle est si profonde, si vibrante et Lizzie a une voix d’ange…
Surpris, Andrew accepte et Susan se sent obligée de préciser :
— Votre troupe est venue chanter devant mon domicile, vous avez fait un solo qui m’a bouleversée… je n’ai jamais entendu de plus beaux Christmas carols.
— Merci Miss Harington.
Dehors, le froid s’est encore intensifié et tout est gelé. Susan frissonne, elle se presse vers le cab et glisse alors qu’elle rejoint la route. Elle se sent partir et s’imagine déjà à terre lorsqu’une main se referme puissamment sur son poignet, tandis qu’un bras s’enroule autour de sa taille. Andrew Wilson l’a rattrapée et la serre contre lui. La jeune femme se rend alors compte qu’il est bien plus grand qu’elle et que son corps est puissant malgré sa carrure plutôt svelte. Cette proximité trouble Susan. Tout chez cet homme la trouble et l’interpelle.
Lorsque leurs regards se croisent, elle sent le rose lui monter aux joues et espère que sous la faible lueur des réverbères à gaz, l’homme qui l’enlace encore ne peut le remarquer. Une fois bien stabilisée, Susan remercie Andrew d’une voix, à la fois faible et rauque, qu’elle ne reconnaît pas. Lorsqu’il s’écarte d’elle, un froid glacial s’empare de son corps, un froid si vif qu’elle grelotte de plus belle, toutefois, il ne lui lâche pas la main. Il la soutient ainsi jusqu’à ce qu’elle soit installée dans la voiture.
Elle l’informe alors :
— Une de mes amies se renseigne pour trouver une gouvernante, mais tant que vous n’aurez personne, je viendrai m’occuper de Lizzie.
— C’est très gentil à vous, je vous en serai éternelle-ment reconnaissant. J’espère ne pas vous solliciter trop longtemps et trouver rapidement quelqu’un.
Il la salue alors avec son chapeau et, sur ce signal, le cocher fouette le cheval qui se met en mouvement.
Dans le cab, à l’abri des regards, Susan se laisse aller, les yeux clos, un sourire sur les lèvres. Elle sent encore les bras puissants d’Andrew la retenir, son corps contre le sien, ses yeux gris plongés dans les siens. Elle revit la scène encore et encore et, peu à peu, son sourire s’efface, rien sur le visage de l’homme ne laissait trans¬paraître un trouble dû à leur proximité. Il lui a juste épargné de se faire mal en plus de se ridiculiser.
Enfin allongé dans son lit après une journée harassante, Andrew n’arrive pas à chasser Susan de son esprit. Cette femme l’intrigue, il se demande qui elle est, quelle est sa véritable condition sociale et pourquoi elle joue à la gouvernante avec tant de plaisir. Que cherche-t-elle à prouver ou à fuir ? Bien qu’il ne veuille pas se l’avouer, si cette femme trotte encore dans sa tête et entrave son sommeil, c’est parce que son contact l’a troublé, faisant resurgir des sensations qu’il avait oubliées : la chaleur d’un corps, la douceur d’un regard, la finesse d’une main.
42
Résumé :

Quand un ancien géologue disparaît mystérieusement près de Paris, Beryl, jeune chef de groupe à la Crim', se saisit aussitôt de l'affaire.
 Assistée de Rudy, son adjoint au passé tourmenté, puis d'Ara, un ancien flic reconverti dans le trafic de contrefaçons, elle remonte la piste d'une compagnie pétrolière en Turquie.
 Mais tandis que les découvertes troublantes se multiplient et que les cadavres s'accumulent, des profondeurs de la mer Noire surgit un terrible secret…
Beryl comprend alors que le plus effroyable des comptes à rebours a déjà commencé…


Mon avis :


Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman au résumé énigmatique. Un auteur inconnu jusqu’alors, mais que j’ai été ravie de découvrir.

France : Pavel Novak éminent géologue essaye de joindre la commandante Beryl Schaeffer alors absente. Se présentant comme un vieil ami de son père, il souhaite s’entretenir exclusivement avec elle afin de lui communiquer des informations primordiales concernant son décès. Reporter influant, militant dans le domaine de la protection de l'environnement et des populations, ce dernier a été arraché à Béryl voici deux ans, et la jeune femme s’en trouve encore profondément marquée.
Troublée, désireuse d’en savoir plus, elle se rend à son domicile et constate que l'homme a malheureusement disparu. En plus la maison a été fouillée, le matériel informatique volé, et une trace de sang suspecte est même retrouvée sur les lieux, orientant automatiquement vers la thèse de l'enlèvement.
Ces quelques lignes posées, le ton est donné ; notre curiosité est piquée au vif ; les questions taraudent notre esprit qui tourne à plein régime.
Quelle était donc la teneur de ce message apparemment si urgent ?
Ce scientifique avait-il vraiment de nouveaux éléments, voire des révélations sur l’assassinat de son père ?
Pourquoi s’en est-on pris à lui ? Y aurait-il un rapport avec cette plateforme gazière qui doit être mise en activité dans quelques jours ?
Mais surtout, qui se trouve à l’origine de cet enlèvement ?
À l’image de la stupéfaction ressentie par nos protagonistes, nous voici plongés, happés, enferrés au cœur d’une intrigue machiavélique et retorse au cœur  de l’industrie pétrolière dont les pièces macabres du puzzle refusent de s’imbriquer.
Accompagnée de son fidèle adjoint le capitaine Rudy Ferey au passé tourmenté, Beryl, chef de groupe de la crim, décide aussitôt de s’envoler pour Istanbul afin d’enquêter. Sur place, aidée de Ara, un ancien flic démis de ses fonctions reconverti dans le trafic de contrefaçon, ils vont tout tenter et œuvrer pour faire jour sur cette affaire, ce, au péril de leur vie ; leurs recherches les mèneront au plus près du milieu pétrolier et non loin des acteurs qui permettent l’extraction de l’or noir et des gaz.
Sauf que, nos trois héros comprennent très vite que leur venue dans ce pays étranger, leurs investigations, leur quête, leur soif de réponses dérangent au plus haut point. Pour preuve, à chaque fois qu’ils souhaitent discuter avec des personnes qui pourraient les faire avancer, ces dernières se retrouvent soit blessées, soit gisant inertes dans un coin.
Pourquoi veut-on à ce point les empêcher de connaître la vérité ?
Et si des personnes influentes et protégées étaient impliquées ?
Et si elles craignaient que quelque chose d’impensable soit mis à jour ?
Jusqu’où seraient-elles prêtes à aller pour dissimuler et protéger leurs terribles secrets ?
Que va-t-on découvrir dans les profondeurs turbulentes de la mer Noire ?
Dans ce récit addictif, tout le monde sera mis à rude épreuve. Des indices, des doutes, des incertitudes, des tortures de toutes natures… il sera difficile de défaire les nœuds de cette affaire sans y laisser quelques plumes. Même Beryl, malgré sa force et sa détermination, en sera remuée et fera ressurgir en elle des souvenirs détestables voire traumatisants.
Grâce à une écriture tantôt fluide et percutante, tantôt acérée et entraînante, les pages se tournent à toute allure ; nous voulons savoir, connaître la conclusion que nous a concoctée l’écrivain. Il nous faudra cependant rester bien attentif afin de ne pas perdre le fil devant l’avalanche d’informations à retenir. Je tiens d’ailleurs à féliciter l’auteur pour son travail de recherche et de vulgarisation ; ainsi, même si les thèmes abordés sont complexes et peu familiers, l’accessibilité demeure facile et à notre portée.
Les chapitres courts et rythmés, avec toujours un point de tension ou un rebondissement en toute fin, renforce le suspense, donnant l’impression d’une immersion totale.
Les personnages, quant à eux, sont fort bien travaillés ; l’incursion dans leur vie privée en dehors de l’enquête donne un plus indéniable au récit déjà dense et tentaculaire. De péripéties en péripéties, de révélations en révélations, nous retenons ainsi notre souffle, jusqu’au dénouement final inattendu, en parfait accord avec l’ensemble.
Alors, nos protagonistes arriveront-ils à dénouer tous les fils de cette sordide affaire ?
À vous de le découvrir ;)
De mon côté, même si les thèmes abordés sont loin d’être mon sujet de prédilection, je dois dire que j’ai beaucoup aimé ce thriller intense et bien rythmé, la plongée au cœur d’un univers méconnu et peu abordé, sans oublier la qualité de l’intrigue et la manière dont elle a été menée.
Alors, si vous aimez les romans qui sortent des sentiers battus, de ceux qui vous apprennent grandement tout en vous faisant réfléchir sur les travers de l’espèce humaine…. Foncez, ce livre est fait pour vous ; vous passerez un excellent moment de lecture :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :demietoile: :etoilegrise:



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Mise en avant des Auto-édités / Quand finit le temps des muscaris de Augustine Castillon
« Dernier message par Apogon le jeu. 19/10/2023 à 17:57 »
Quand finit le temps des muscaris de Augustine Castillon



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À ma grand-mère chérie…

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER
Amaury

Testis unus, testis nullus.
« Un seul témoin, pas de témoin. »
– Adage de droit romain

Son père est parti depuis maintenant près de deux heures, et Amaury n’arrive toujours pas à quitter le fleuve des yeux. Il a beau essayer de s’occuper, de ranger sa chambre, de laver la vaisselle, de balayer le sol de leur cabane, rien n’y fait : il se retrouve systématiquement derrière les petits carreaux de la fenêtre de la cuisine, les yeux rivés sur le cours d’eau qui traverse désormais leur jardin, et il lui paraît toujours aussi inconcevable que là où la veille poussaient encore tranquillement carottes, navets et pommes de terre, s’impose aujourd’hui une rivière sortie de nulle part.
C’est tout un pan de terre qui a disparu, remplacé par un courant qui ne veut pas faiblir. Cela va faire maintenant des heures que ces eaux boueuses et tourbillonnantes emportent tout sur leur passage, et Amaury ne peut qu’observer et s’inquiéter des ravages qu’elles ont pu causer dans les forêts et les montagnes qui bordent la Lieue. Des branches entières, arrachées à la vie un peu plus en amont, flottent parmi ce qui semble être des cerfs et des bouquetins, leurs pattes raides crevant la surface de l’eau à une fréquence effrayante, tandis que, plus rarement, de pauvres bêtes encore vivantes se laissent ballotter, sans même tenter de regagner la berge. Au-dessus, des nuées de corbeaux et de petits oiseaux agités et désorientés tournoient dans le ciel gris en hurlant, survolant les arbres qui ont été épargnés de l’autre côté du fleuve, sans jamais se poser ni s’approcher du sol.
Amaury ignore où son père a trouvé le courage d’aller longer le fleuve quand lui-même n’a pas encore osé ne serait-ce qu’ouvrir la porte. En tant que gardien de la Lieue, son père a peut-être le devoir de veiller sur le village, mais rien, ce matin, ne l’obligeait à partir enquêter seul. Depuis qu’ils se sont réveillés face à l’inexplicable, à aucun moment son père n’a tourné le dos à ses responsabilités, à aucun moment il n’a montré les doutes qu’il a pourtant dû ressentir. Il s’est contenté d’ouvrir la porte sans un mot, et il est parti, le fusil à l’épaule et le pas sûr.
Ce n’est que lorsque, ce qui lui paraît être des heures plus tard, son père revient enfin qu’Amaury se rend compte qu’il n’a même plus fait semblant de s’affairer et qu’il a passé tout ce temps agenouillé sur l’une des deux chaises de la cuisine à observer le fleuve couler, puissant et silencieux, à quelques mètres de là.
Sans même prendre la peine d’enlever ses bottes pleines de boue, son père s’approche de la fenêtre et s’assoit lourdement face à lui.
— Bon. Je suis allé jusqu’au bout. Ça continue jusqu’à la mer, dit-il en regardant dehors. Et c’est grand comme ça tout du long. Je dirais vingt mètres aux endroits où c’était le moins large.
— Et c’est quoi alors ? demande Amaury, espérant enfin avoir une explication.
— Un fleuve, répond simplement son père.
— Un fleuve ? répète Amaury hébété. Comment ça, un fleuve ?
Son père ne répond pas tout de suite. Il se gratte la barbe d’un geste lent et machinal, comme s’il espérait trouver une meilleure explication, une explication rationnelle à laquelle il n’aurait pas pensé. Ses yeux sont plissés, révélant des rides qu’Amaury ne remarque pas d’habitude, et sous sa barbe, ses lèvres ont l’air sèches et gercées. Son père lui paraît vieux et fatigué et Amaury s’en veut de l’embarrasser avec cette question sans réponse. Mais alors qu’il s’apprête à ouvrir la bouche pour briser ce silence insupportable, son père prend une grande inspiration et se lève.
— Viens, fils, on va aller au village. Peut-être que quelqu’un en saura plus.
Ce n’est qu’en sortant de la cabane qu’Amaury prend réellement conscience de l’absurdité de la situation. Comment un fleuve de cette taille peut-il apparaître en une nuit et venir tout raser sur son passage ? Lui qui a grandi dans la nature, qui a appris à l’écouter et à la comprendre, il a l’impression aujourd’hui que sa raison et ses connaissances l’ont abandonné.
L’air est chargé de moucherons qui volent dans tous les sens, comme devenus fous, et dans leur panique ils viennent se coincer sous ses paupières et dans son nez. Amaury essaie de les chasser en agitant sa main, mais cela ne l’empêche pas d’en respirer, d’en avaler. Et tandis qu’il tousse et se gratte la gorge pour tenter de recracher ceux qui se sont coincés près de sa glotte, son père, imperturbable comme toujours, marche d’un pas déterminé, quelques mètres devant lui.
Amaury n’arrive pas à croire qu’en ce matin de juin il fasse aussi lourd que par un soir d’août avant l’orage. Les vieux du village racontent parfois des anecdotes étranges sur le temps qu’il faisait dans leur jeunesse, mais il n’a jamais rien entendu de tel, sans parler de cette lumière jaunâtre et de cette chaleur moite, pas naturelles pour un sou.
Depuis le chemin qui mène au village, le fleuve n’est plus visible, et maintenant qu’il ne se retourne pas sans cesse pour lui jeter des coups d’œil curieux et méfiants, Amaury arrive un peu mieux à suivre, faisant tout son possible pour ne pas se laisser distancer par son père.
Ils marchent pendant de longues minutes, à travers bois, à travers champs, sans croiser âme qui vive, et Amaury se demande si les gens du village sont déjà au courant qu’un fleuve coupe désormais leurs terres en deux.
Ses habits lui collent à la peau et il peine à respirer. Il ne saurait dire si c’est à cause de leur marche rapide, de ce temps bizarre ou de l’anxiété que ce fleuve a fait naître en lui, mais lorsqu’ils arrivent au village, il est en nage.
Les rues sont désertes, les portes et les volets sont clos, tandis qu’un silence inhabituel règne dans les maisons. Quelques chiens aboient ou gémissent dans les cours intérieures, mais c’est bien là le seul signe de vie qui parvient à ses oreilles. La même lumière chaude et inquiétante qui bordait le fleuve baigne les façades de la Lieue, d’ordinaire si grises, et pour la première fois, Amaury se demande si d’autres événements particuliers se sont produits ailleurs dans la ville ou aux alentours. Il s’en veut de ne pas y avoir pensé plus tôt et cela rajoute à sa détresse. Il ne sait pas trop ce qu’il redoute, mais il a l’impression que la fatalité les attend au bout du chemin et que sa vie tout entière en sera chamboulée.
Lorsqu’il voit son père prendre une nouvelle grande inspiration, Amaury comprend qu’il n’est pas le seul à être désemparé et que la situation est au moins aussi grave qu’il ne le croit. Il cherche les yeux de son père, espérant y trouver un peu de réconfort, mais celui-ci a le visage fermé et continue d’avancer vers la place du village d’un pas rapide. Amaury commence à sentir les sanglots lui monter à la gorge, et même s’il ne veut pas pleurer devant son père, il lui devient de plus en plus difficile de se maîtriser.
Ce n’est qu’en entendant la voix rauque du maire résonner au loin qu’il se calme un peu. Il semblerait que tout le monde au village ait déjà eu vent du fleuve mystérieux et qu’hommes, femmes et enfants se soient réunis sur la place de la fontaine.
L’instant d’après, il aperçoit enfin Leonar Savo sur les marches de la mairie en train de s’adresser à une foule étonnamment silencieuse.
Les mâchoires sont serrées, les visages inquiets, tous souhaitant obtenir une réponse au mystère face auquel ils se sont réveillés.
— … et dans les jours qui viennent, nous essaierons aussi de traverser pour voir ce qu’il en est de l’autre côté, continue le maire.
Amaury se demande à quelle heure Leonar Savo a appris l’existence du fleuve. Ses traits sont tirés et sa peau est encore plus abîmée que d’habitude, plus grasse et plus terne. Des rides se sont creusées au coin de sa bouche et sur son front, et ses yeux sont si rouges que l’on pourrait croire qu’il a passé la nuit à pleurer.
S’il n’avait pas vu de ses propres yeux que le fleuve vient juste d’apparaître, si ces eaux ne parcouraient pas son propre jardin, Amaury penserait que Leonar Savo cache la chose depuis des jours déjà.
— En attendant, je vous prierais de ne pas traverser seuls, ni même de vous rendre sur les berges de ce fleuve étrange…
À cela, des murmures envahissent la place, mais Leonar Savo lève les bras et, d’un geste autoritaire, invite les habitants du village à faire silence.
— Je viens de voir que notre gardien était arrivé, reprend-il. Sylvain, est-ce que vous avez quelque chose à nous apprendre sur ce fleuve ? Est-ce que vous avez remarqué quelque chose d’inhabituel ces derniers jours ?
La foule semble alors s’écarter pour mieux les dévisager, lui et son père.
— Je suis allé voir ce matin, M’sieur Savo. J’ai longé l’eau jusqu’à la mer. J’ai rien vu de bizarre. La seule chose surprenante, c’est la taille de ce monstre d’eau. Je comprends pas comment ça a pu arriver quand ces derniers jours, y avait rien du tout.
— C’est la vieille chouette ! J’en suis sûre, déverse avec venin une femme d’un certain âge.
De nouveaux murmures s’élèvent, approbateurs cette fois.
Amaury se dit qu’elle a juste exprimé tout haut ce que tout le monde pense tout bas, à commencer par lui-même.
— Ouais ! Et d’ailleurs, pourquoi elle est pas là ? renchérit un grand gaillard pas loin d’elle. Elle habite par là-bas, elle a bien dû trouver le fleuve dans son jardin, comme le Sylvain ! Pourquoi elle est pas venue, comme tout le monde ?
— Il faut que je vous dise… commence la femme du docteur en regardant autour d’elle d’un air complice. J’ai vu de la fumée cette nuit. Et ça venait de chez elle ! C’était un peu après minuit. Et je me dis… Qu’est-ce qu’elle pouvait bien avoir à brûler en pleine nuit comme ça ?
En entendant cela, les gens se mettent à discuter entre eux, sans plus prêter aucune attention au maire. Qui partage une conviction, qui un doute ou un soupçon. Certains froncent les sourcils en apprenant une nouvelle anecdote, d’autres hochent la tête, pas du tout surpris. Ils sont si occupés à accuser la sorcière que certains ont même dû en oublier la vraie raison de leur présence : le fleuve. Un brouhaha a envahi la petite place et Amaury serait prêt à jurer que si ça continue, ils vont tous se rendre chez la vieille Élysée pour s’expliquer.
— Allons, allons ! dit Savo. Calmez-vous. Ne commençons pas avec ces accusations farfelues. Calmez-vous ! répète-t-il un peu plus fort pour faire taire les derniers bavards. Je suis sûr qu’Élysée n’a rien à voir là-dedans. Laissez-la. Ne la mêlons pas à ça.
Amaury est surpris. Le maire de la Lieue a toujours été le premier à accuser la vieille sorcière de tous les maux, lançant même certaines des pires rumeurs la concernant. Il aurait juré que Leonar Savo s’empresserait de voir dans ce fleuve l’œuvre maléfique de celle qu’il méprise par-dessus tout et qu’il utiliserait cet événement pour bannir définitivement Élysée du village.
— Et donc, Sylvain, il ne s’est rien passé d’anormal ces derniers jours ? demande le maire, visiblement soucieux de changer de sujet au plus vite.
— Comme je l’ai dit, M’sieur Savo, j’ai rien vu de bizarre. Tout était sec, pas une goutte d’eau. Je comprends pas comment ça a pu arriver.
— Et qu’est-ce que vous suggérez de faire ? Vous avez une idée ?
— Je crois qu’on ferait mieux de traverser pour voir ce qui se passe là-bas. Mais on n’a pas beaucoup de terres de l’autre côté ; après tout la mer est pas loin ; alors je m’inquiéterais pas trop. C’est plus vers le haut du fleuve que ça me pose problème. Ça a tué tout plein de cerfs et de bestiaux ! Je dirais que tout le monde devrait rentrer chez lui et faire comme d’habitude. Et que deux ou trois gars devraient venir avec moi voir un peu plus loin.
— Hmm, dit simplement Leonar Savo, l’air pensif. Pour l’instant, personne ne traversera. J’ai vu des arbres et des animaux se faire emporter comme des brindilles… C’est trop risqué. Sylvain, vous ferez comme vous dites, avec une poignée d’hommes que vous choisirez, mais pas aujourd’hui. On va voir ce qui se passe dans les heures et les jours à venir… Et puis on avisera.
— Et la sorcière ? demande la femme du docteur d’un air pincé.
— Madame, oubliez un peu Élysée, répond Savo sur un ton tranchant. On a d’autres préoccupations. Je suis sûr qu’elle a juste brûlé quelques herbes comme elle le fait souvent. Écoutez-moi tous ! dit-il d’une voix plus ferme. Laissez Élysée tranquille. Rentrez chez vous. Et attendez qu’on en sache davantage. On se réunira de nouveau demain matin si vous le souhaitez. Mais d’ici là, tâchez de penser à autre chose. Je vous promets que tout ira bien !
— Mais vous étiez le premier à dire qu’il fallait qu’on s’en méfie, Monsieur Savo, insiste-t-elle.
— Et je vous dis aujourd’hui que vous vous trompez de sujet, lui répond le maire d’un ton sec. Concentrons-nous sur ce fleuve. Essayons de comprendre ce qui se passe. Et si, malgré le peu de crédit que j’accorde à cette idée, c’est effectivement Élysée qui l’a fait apparaître, croyez-moi, on le découvrira bien assez tôt… 

CHAPITRE DEUX
Amaury

Graviora manent.
« Le pire est à venir. »
– Virgile, Énéide 6, 1, 2, 84

Ce qu’Amaury redoutait le plus est arrivé : le soir est tombé. Le fleuve lui fait maintenant penser à un serpent sombre et menaçant qui, comme dans les légendes que lui lisait autrefois sa mère, se serait installé dans leur jardin pour leur en défendre l’accès. Il l’imagine se dresser dans la nuit pour dévorer leur petite cabane, avant de s’en aller engloutir le village et les alentours, et il se demande s’il existe encore des héros prêts à tout sacrifier pour vaincre une telle créature.
Il regarde son père, assis sur le tabouret en paille qu’il a placé près de la fenêtre lorsqu’ils sont rentrés quelques heures plus tôt et qu’il n’a pas quitté depuis. Son fusil debout contre le mur, ses chaussures boueuses aux pieds et son chapeau sur la tête, Sylvain semble prêt à aller affronter ce que le destin aura décidé de lui envoyer. Amaury ne sait pas si les héros d’antan existent encore, mais il est sûr d’une chose : son père fera tout pour les protéger, lui et les habitants de la Lieue.
La cuisine se retrouve vite plongée dans l’obscurité, faisant naître en Amaury un profond sentiment de malaise. Sans un mot, il va ouvrir le buffet dans lequel ils rangent leurs réserves et en sort toutes les bougies qu’il y trouve. Puis, il les allume les unes après les autres et les dépose un peu partout sur le rebord des fenêtres et sur la table.
Lorsque son père, d’ordinaire si économe, se contente d’acquiescer sans lui faire la moindre remarque ni le moindre reproche, Amaury pourrait se mettre à sangloter comme un enfant.
— Va au lit, fils. Je vais monter la garde un moment.
— Non. J’ai pas sommeil.
— Amaury, va te coucher.
— Mais je peux t’aider, insiste Amaury. J’ai quatorze ans maintenant. Laisse-moi t’aider !
— T’as surtout envie d’aller te cacher sous tes couvertures, répond Sylvain sans aucune trace de méchanceté dans la voix. Et tu sais quoi, je peux même pas te le reprocher. Allez, va te reposer maintenant. La journée a été longue.
Amaury ne sait pas quoi dire. Cela fait des semaines qu’il essaie de montrer à son père qu’il est un homme maintenant, et il regrette amèrement de perdre une occasion de le faire, mais quelque chose l’empêche de vouloir jouer au dur face à ce fleuve qui le perturbe tant.
— Bien. Appelle-moi si tu as besoin.
— J’y manquerai pas, fils. Je sais que je peux compter sur toi.
Amaury ne peut réprimer le large sourire qui apparaît sur son visage.
— D’accord. Bonne nuit, Pa’ !
— Dors. Et ne t’inquiète pas trop. Y a pas de raison.
Amaury acquiesce sans trop y croire, mais un peu plus tard, alors qu’il fait sa toilette du soir, les habitudes reprennent effectivement le dessus sur les émotions de la journée.
Ce n’est qu’une fois dans son lit qu’il recommence à penser au fleuve. Il revoit les animaux se faire emporter par le courant ; il revoit les nuées d’insectes ; il revoit les oiseaux voler au-dessus des eaux boueuses ; sauf que, maintenant, il ne saurait plus dire si ce sont des corbeaux ou des oiseaux de proie prêts à fondre sur ces pauvres bêtes.
Ses pensées se perdent dans les tourbillons du fleuve, et une force irrésistible l’attire dans son monde. Il sent déjà que l’inquiétude qui l’a agité toute la journée va s’inviter dans son sommeil et que le matin ne pourra pas arriver assez tôt.
Il revoit alors le visage de Leonar Savo et ses traits tirés ; il revoit ses yeux fatigués, ses lèvres pincées. Il entend les voix angoissées des habitants du village, leurs questions et leurs plaintes ; il entend des pleurs et des cris, sans toutefois comprendre d’où ils viennent. Il revoit la lumière jaune, cette lumière étrange qui lui rappelle le jour où ils ont enterré sa mère. Puis les voix se font de plus en plus fortes et il a envie de se boucher les oreilles ; il a envie de crier, de les faire taire.
Il doit avoir de la fièvre. Il a tellement chaud. Ces bruits, ces sensations, ce sont celles des délires des maladies de son enfance. Pourtant, cette fois-ci, tout a l’air bien réel.
Soudain, il aperçoit quelqu’un dans sa chambre, une silhouette menaçante au pied de son lit, qui s’approche en le grondant comme un petit enfant qui aurait fait une bêtise. Il ferme les yeux très fort, espérant que la chose s’en aille, et bientôt, elle s’en va effectivement – peut-être même qu’elle n’a jamais été là… Mais alors qu’il se croit tranquille, des mouches viennent bourdonner autour de sa tête. Elles sont molles et laides, comme si elles étaient fatiguées de voler et qu’elles allaient se laisser tomber sur son lit. Un instant plus tard, ce bruit désagréable disparaît lui aussi, pour être remplacé par celui de la pluie, forte et régulière. Il se demande si ce n’est pas plutôt le fleuve qu’il entend, avant de se rendre compte que de l’eau sombre et boueuse dégouline des murs et du plafond de sa chambre.
Amaury se redresse dans son lit en un bond.
Il regarde tout autour de lui, paniqué. Le souffle lui manque. Il ne voit pas bien dans la pénombre, mais les murs ont l’air secs, le sol et le plafond aussi. Les voix sont parties. Il n’y a pas d’insectes, pas d’oiseaux. Il n’y a que lui, haletant et transpirant dans son lit moite.
Il se trouve bête. Il aurait dû se douter qu’il allait faire des cauchemars !
Épuisé mais rassuré, il se rallonge. Son cœur se calme, la chaleur se dissipe peu à peu, et il se dit qu’il ne va pas avoir trop de mal à se rendormir.
Mais quelques minutes plus tard, alors qu’il est enfin parvenu à se tranquilliser, sa porte s’ouvre brusquement, la voix de son père résonnant dans sa chambre :
— Bon sang, Amaury, lève-toi ! Amaury ! Réveille-toi !
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il en se redressant, le cœur battant.
— Des lumières, lâche son père d’une voix étranglée. De l’autre côté.
Amaury sent ses mains se glacer malgré la chaleur, malgré sa nuit agitée. Il ose à peine formuler sa question, de peur que la réponse soit pire que ce qu’il imagine.
— Tu crois que c’est quoi ?
— Je sais pas. J’aimerais penser que c’est des abrutis du village qui ont voulu se faire peur, mais j’y crois pas. Personne n’est assez stupide pour traverser de nuit comme ça dès le premier jour.
— Alors qu’est-ce que c’est ?
— J’en sais rien… Amaury, j’ai besoin que tu ailles prévenir Savo. Va le chercher et dis-lui de venir tout de suite.
— Et toi ?
— Je vais sortir une des vieilles barques de la grange. J’aurais dû ramener celle du port, mais je pensais pas devoir traverser aujourd’hui.
— Tu vas traverser ? demande Amaury la gorge serrée.
— Il le faut bien. Mais j’attends Savo.
— Et moi ?
— Non, je veux pas te mettre en danger.
Amaury n’a rien à répondre à ça. Il ne saurait dire s’il est trop jeune ou trop inexpérimenté, mais il sent lui aussi que c’est au-delà de ses forces.
— Je dois prévenir quelqu’un d’autre ?
— Non, juste Savo. Je veux pas de panique.
— D’accord, mais tu crois pas qu’on…
— J’ai dit « juste Savo », le coupe son père en s’impatientant.
— D’accord, s’empresse de répéter Amaury tout penaud.
— Tu devrais croiser personne à cette heure-ci, continue son père, mais sois discret, on sait jamais.
— Quelle heure il est ? demande Amaury en enfilant ses affaires de la veille.
— Presque une heure. Allez, vas-y vite. Moi, je vais à la grange, dit son père en ouvrant la porte de la cabane.
Amaury attrape sa lanterne en vitesse et y glisse l’une des bougies déjà allumées. Il réfléchit un instant à ce qu’il devrait prendre d’autre, mais rien ne lui vient.
Il n’a pas envie de sortir près de ce maudit fleuve, n’a pas envie de courir sur les chemins désormais plongés dans le noir, et ce qu’il voit par la fenêtre ne le rassure guère ; car si ce n’est quelques reflets inhabituels au fond du jardin, la nuit est particulièrement sombre.
Sans réfléchir davantage, il s’aventure à l’extérieur de la cabane.
Ce n’est qu’une fois dehors qu’il aperçoit au loin les flammes que son père a vues. Tout comme lui, il a du mal à croire que quiconque ait eu envie de s’aventurer de l’autre côté dès le premier soir, et il se demande bien ce que peuvent être ces lumières. Il pense alors à son père qui est en train de tout préparer pour traverser, ce père courageux qui ne recule jamais devant rien, et il se met en route sans plus attendre.
Ce n’est pas la première fois qu’il se rend à la Lieue de nuit, mais c’est certainement la première fois qu’il le fait dans ces conditions. Sa lanterne n’éclaire pas bien ses pas et sa peur le ralentit. Autour de lui, des bruissements étranges proviennent des buissons, tandis que des cris aigus d’oiseaux nocturnes résonnent entre les branches. Il s’efforce de ne pas trébucher, de regarder où il pose ses pieds, mais il s’imagine sans cesse rentrer dans quelqu’un ou quelque chose que sa lanterne n’aurait pas éclairé et l’idée le terrifie.
Il aperçoit bientôt les premières maisons du village. Le trajet lui avait paru tellement long le matin qu’il est surpris d’être déjà arrivé. Il ralentit alors sa course, soucieux de n’éveiller aucun soupçon. Tout est éteint et il semblerait que tout le monde soit couché, mais si quelqu’un venait à le surprendre en pleine nuit au beau milieu de la rue, il devrait trouver une explication, et il n’est pas du tout sûr de parvenir à mentir.
Pressé d’avertir Leonar Savo, il marche tout de même d’un bon pas et, très vite, il arrive à l’angle de la maison du maire.
Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que ce serait lui-même qui surprendrait quelqu’un.
— … que le fleuve l’a emporté, tente de chuchoter une voix masculine sans grand succès. Avec tous ces animaux qui flottent là-bas, ça pourrait passer.
— Non, il faut trouver une histoire qui tienne vraiment la route, lui répond une voix de femme qui, de toute évidence, ne sait pas chuchoter non plus.
Amaury cache immédiatement la lanterne dans son dos pour ne pas se faire remarquer, et s’approche autant qu’il le peut de l’angle de la rue. Ils sont juste de l’autre côté, juste devant la porte du maire. Il est presque sûr que la voix masculine est celle de Leonar Savo, mais il n’arrive pas à imaginer avec qui il peut discuter et, surtout, de quoi.
— Ça peut attendre, reprend-il. Je trouverai quelque chose…
— Ils vont vite s’apercevoir qu’il a disparu. Et ils vont commencer à te poser des questions.
Amaury se demande bien qui a pu disparaître et pourquoi ils cherchent à raconter un mensonge mettant en cause le fleuve.
Il pense à son père qui l’attend ; il voudrait se dépêcher, mais il ne parvient pas à interrompre la conversation qu’il vient de surprendre. Il en a trop entendu ou pas assez.
— Je dirai qu’il a perdu la raison quand il a su que ta fille ne survivrait pas… Qu’il a eu peur de se retrouver avec cet enfant et qu’il s’est jeté dans le fleuve. Personne ne saura que le fleuve n’était pas encore apparu…
— Aie au moins un peu de décence, dit la femme d’un ton cinglant.
— Il faudra bien donner une explication, répond Savo d’une voix lasse.
— Au moins ne salis pas sa mémoire…
Amaury devrait partir avant d’être découvert, mais il ne peut s’empêcher de rester encore un peu. Tout le monde a suffisamment comméré à propos du fils du maire qui a mis enceinte la fille de la sorcière pour qu’Amaury comprenne que c’est la vieille Élysée qui est derrière ce mur. Les jambes lui manquent. Il n’aurait pas pu tomber pire.
— Et toi ? Ta fille, et le bébé, reprend le maire, tu comptes en parler quand ? Tu aurais dû le dire aujourd’hui.
— Et prendre le risque que tout le monde associe ça au fleuve ?
— C’est ce qu’ils font déjà de toute manière. Et c’est ce qu’ils vont continuer à faire.
— Je le dirai demain, répond la sorcière à contrecœur.
— Bon. Je ferai taire les rumeurs. Il faut que tout le monde oublie que le fleuve est apparu en même temps que… toute cette tragédie. Et tu as confiance en Lucie et Hubert ? Ils en savent plus que les autres. Tôt ou tard ils risquent de dire quelque chose.
— Confiance ou pas, je n’ai pas le choix. Et puis ils ne savent pas grand-chose au final. Juste que Lily est née la nuit où le fleuve est apparu. Pour l’instant je suis soulagée que Lucie ait du lait pour deux.
— Tu crois qu’elle va vivre ?
— J’ai fait tout mon possible. Et je pense que Lucie fera tout ce qu’elle peut elle aussi…
Amaury ne comprend pas bien ce qu’il entend. Que vient faire le fleuve dans tout ça ? Quel rapport avec la naissance de ce bébé ?
— Bon. Bien, bien, bien, dit le maire. Il n’y a plus qu’à attendre que tout ça se sache, que la rumeur se répande, et puis… on verra bien.
— À vrai dire, le fleuve m’inquiète bien plus que la rumeur, dit Élysée d’un ton grave. Savo, j’ai vu ce qu’il y avait de l’autre côté… C’est…
— C’est les herbes. Tu as déliré, vieille folle.
— Ne fais pas ça. Pas cette fois. Tu dois me croire. Personne ne doit aller là-bas, tu m’entends ! Dès demain, tu dois trouver une raison d’interdire l’accès à ces terres. Sinon… Je n’ose même pas imaginer… C’est sérieux, Leonar.
En entendant ces mots, Amaury repense à son père qui les attend, seul sur la berge du fleuve.
Il aimerait rester encore, ne serait-ce que pour écouter ce qu’Élysée pourrait dire sur ce qu’elle a vu de l’autre côté, mais l’inquiétude l’envahit. Il doit rentrer avertir son père. Il ne faut surtout pas qu’il traverse ! Ni lui, ni personne.
Il voudrait prévenir le maire comme son père le lui a demandé, mais il sait que la sorcière le soupçonnerait d’avoir entendu une partie de leur conversation, et c’est un risque qu’il n’est pas prêt à prendre. Il ne sait pas si elle peut réellement lire dans les pensées comme d’aucuns le prétendent, mais il est sûr d’une chose : elle est bien plus perspicace que la plupart des gens et elle se douterait très certainement de quelque chose.
Sans perdre une minute de plus, il s’éloigne doucement de l’angle de la rue puis, comme à l’aller, se met à courir de toutes ses forces dès qu’il passe les dernières maisons du village. Il trébuche quelques fois en route, manque de lâcher sa lanterne à plusieurs reprises, mais très vite, plus vite qu’il ne s’en serait cru capable, il arrive à la cabane.
La porte est ouverte, comme il l’avait laissée. Il entre en courant.
— Pa’ ! crie-t-il tout essoufflé. Papa ?
Rien. La maison est vide. Quelques bougies se sont consumées, tandis que d’autres éclairent encore leur petite cuisine. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, Amaury s’aperçoit que les lumières du fleuve ont disparu.
Il ne comprend pas pourquoi son père n’est pas revenu attendre Savo à la cabane.
Il ressort immédiatement, laissant de nouveau la porte ouverte derrière lui, et va chercher son père dans la grange. Là aussi, la porte est grande ouverte.
— Papa ?
Amaury n’a jamais aimé rentrer dans la grange. Elle a toujours été trop sombre, trop mal rangée, avec cette vieille odeur de terre et de bois pourri. Mais il n’a pas besoin de s’aventurer à l’intérieur pour comprendre que son père n’y est pas.
Amaury commence à s’inquiéter. Il a été trop long. Il aurait dû revenir bien avant. Il n’aurait jamais dû laisser son père seul près du fleuve et de ces étranges lumières.
Devant la grange, seul au milieu des bois avec sa petite lanterne pour l’éclairer, il ne sait pas quoi faire. Il n’ose pas s’approcher de la berge – de toute manière, son père n’aurait pas attendu aussi longtemps près du fleuve –, mais une petite voix pernicieuse se fait de plus en plus insistante et il sait qu’il faudrait au moins vérifier que la barque que son père a sortie est toujours là. Toutefois, il n’y a rien à faire, il ne trouve pas le courage d’aller près de l’eau.
— Papa ? retente-t-il un peu plus fort. Papa !
Une fois de plus, seul le silence de la nuit lui répond.
Ce n’est pas possible. Son père n’aurait pas traversé seul ! Il n’aurait pas osé. Pourquoi aurait-il fait ça ? Amaury est paniqué. Il entend encore la vieille Élysée demander à Leonar Savo d’interdire l’accès au fleuve, l’entend encore buter sur les mots, préoccupée par ce qu’elle a vu de l’autre côté, et il se dit qu’il faut vraiment qu’il aille prévenir le maire. Il n’a pas d’autre choix que de retourner en ville. Peu importe s’il se fait remarquer, peu importe s’il éveille les soupçons, il a besoin d’aide.
Épuisé et inquiet, il repart en courant, les mollets douloureux et le souffle court. Il sent encore le goût du sang dans sa bouche, et pourtant il faut qu’il coure encore.
Il repasse devant la cabane, prêt à s’élancer sur le chemin qui mène à la Lieue pour la troisième fois de la journée, mais alors qu’il se demande s’il ne devrait pas éteindre les bougies de la cuisine, une silhouette passe rapidement devant la fenêtre. À l’intérieur.
Il reste immobile, caché par le petit mètre qui sépare la fenêtre de la porte d’entrée.
Il devrait être soulagé, devrait se précipiter dans la cabane, embrasser son père et lui dire à quel point il a eu peur, mais quelque chose l’en empêche. La silhouette était-elle vraiment celle de son père ? Elle était plus sombre. Plus petite peut-être. Plus trapue. Et les cheveux…
Une voix sèche et rauque le surprend alors depuis l’embrasure de la porte, tandis qu’une main pâle et fine lui attrape le bras, avant de le tirer à l’intérieur sans ménagement :
— Et d’où est-ce que tu viens à cette heure de la nuit, petit inconscient ? 

CHAPITRE TROIS
Amaury

Usque ad sideras et usque ad inferos.
« Des étoiles jusqu’aux enfers. »
– Adage de droit romain

Amaury a la nausée. Assis sur le tabouret où son père a passé l’après-midi, il se demande comment leur vie a pu être ainsi bouleversée en un peu moins de deux jours. Il a terriblement chaud et la forte odeur de sauge qui se répand dans la cuisine ne fait qu’accentuer ses haut-le-cœur. Des sueurs froides lui coulent dans le dos, tandis que sa gorge se remplit de bile. Il est obligé d’avaler sans cesse, redoutant de devoir sortir précipitamment d’un moment à l’autre.
La vieille Élysée passe et repasse devant lui, les yeux fermés et la tête baissée, un petit fagotin d’herbes fumantes dans chaque main. Amaury l’imaginerait presque se mettre à murmurer des paroles inintelligibles ou à chanter des incantations secrètes, mais elle reste parfaitement silencieuse. À vrai dire, depuis qu’elle lui a fait la peur de sa vie sur le pas de la porte, elle n’a plus prononcé un mot. Elle s’est contentée de le dévisager de ses yeux étranges pendant un moment, puis elle a enlevé ses sabots de bois et détaché ses longs cheveux gris, avant de sortir les deux paquets de feuilles séchées de son tablier et de les approcher de l’une des rares bougies encore allumées. Amaury ne saurait dire si ce regard était un avertissement, un moyen de lui faire comprendre qu’elle savait qu’il l’avait surprise en train de discuter avec Leonar Savo, ou si au contraire elle cherchait à vérifier que ses soupçons étaient justifiés, mais il n’a rien osé demander, il n’a rien osé dire. Il a préféré aller s’installer près de la fenêtre et essayer de se faire oublier.
Il ne comprend toujours pas ce qu’elle fait chez eux. Il ignore l’étendue de ses pouvoirs, mais, après ce qu’il a entendu, il craint qu’elle ne soit en train d’envoûter leur cabane et que ce rituel bizarre ne soit lié au fleuve qui coule à quelques pas. Il aimerait sortir prendre l’air, aller prévenir le maire, ou qui que ce soit d’autre ; il voudrait aller chercher son père, réveiller tout le village s’il le faut, mais il ne peut pas se résigner à la laisser seule chez eux.
— Tu peux sortir si l’odeur t’indispose, petit. Mais surtout, ne t’éloigne pas ! dit-elle soudain sans ouvrir les yeux, sans s’arrêter de marcher. Je n’en ai plus pour longtemps.
Amaury est pétrifié. Entendrait-elle vraiment les pensées ? Ou l’a-t-elle simplement vu déglutir et gigoter sur son tabouret ?
Il ne répond rien. Il reste simplement assis à la regarder, stupéfait.
— Tu aurais dû aller chercher Savo pendant qu’il en était encore temps, lui dit-elle au bout d’un moment.
Il s’attend à ce qu’elle s’explique, à ce qu’elle ajoute quelque chose, mais elle redevient silencieuse. Les petits fagotins d’herbes sont presque entièrement partis en fumée dans ses mains, mais elle ne semble pas s’inquiéter de la chaleur qui s’approche de sa peau. Elle reste calme et impassible, continuant de marcher les yeux fermés.
Amaury se demande ce qu’elle veut dire. Pourquoi serait-il trop tard pour aller chercher le maire ? Est-ce une menace ?
Élysée s’avance vers la porte d’entrée et, avec la partie encore incandescente de ses fagotins, trace des symboles sur le bois. Elle écrase ensuite le reste des herbes dehors, juste devant la cabane, avant de refermer la porte derrière elle.
— Maintenant, donne-moi un grand verre d’eau, petit.
Élysée est sans gêne, mais la dernière chose que souhaite Amaury c’est la contrarier en le lui faisant remarquer. Alors il va chercher la chope de son père, puis la cruche qu’il a remplie la veille au puits du village, et la sert.
— Elle est d’hier. On n’a pas eu le temps aujourd’hui.
— Cela ne fait rien. De toute manière Savo a interdit de se servir du puits aujourd’hui, dit-elle sur un ton étrange. À cause du fleuve tu sais, ajoute-t-elle rapidement.
— Et la fontaine ?
— Oui, la fontaine, ça va. On voit l’eau claire.
Contrairement à ce qu’il croyait, l’eau qu’elle a réclamée n’est pas pour elle mais pour un autre de ses rituels. Elle se met à tremper le bout de ses doigts dans le verre et à projeter des gouttes un peu partout contre les murs de la cuisine.
— Hé ! Mais qu’est-ce que vous faites ?
— C’est que de l’eau, petit, ça va sécher. Et puis, de toute façon, quelle importance ? Vous allez partir.
— Quoi ? demande Amaury hébété. Comment ça partir ? Partir où ?
— Le fleuve ne va pas disparaître aussi facilement que ce qu’il est apparu. Vous n’allez pas rester près comme ça, c’est trop dangereux.
— Vous avez vu quoi là-bas exactement ? lâche Amaury sans mesurer les implications de sa question.
— Là-bas ? répète-t-elle en se tournant lentement vers lui.
Les yeux légèrement vairons d’Élysée se posent sur lui et la nausée lui reprend, sauf que cette fois-ci ce n’est pas la sauge qui le met dans cet état. Il pourrait mentir, reformuler sa question, essayer de se justifier, mais il sait qu’il est trop tard. Alors il lève le menton et décide de lui tenir tête.
— C’est vous qui l’avez fait apparaître, n’est-ce pas ?
— Et qu’est-ce qui te fait croire ça, petit insolent ?
— Vous n’étiez pas en ville aujourd’hui et vous avez l’air d’en savoir déjà beaucoup sur ce fleuve, plus que quiconque à la Lieue.
— Je viens te protéger et tout ce que je récolte en guise de remerciement c’est ta suspicion ?
— Me protéger ? Me protéger de quoi ? demande Amaury sur un ton de défiance. Brûler quatre herbes et jeter un peu d’eau sur…
— De ton père, le coupe Élysée d’une voix glaciale.
Amaury a un mouvement de recul. Il voit soudain les choses autrement, comme s’il était extérieur à la scène, comme s’il voyait la cuisine depuis le dessus, depuis le ciel. Il se voit seul dans la pénombre avec cette vieille femme toute vêtue de noir, cette vieille sorcière qui vient d’accomplir quelque rituel étrange dans sa maison, sans son accord ni celui de son père. Elle est tout près, avec ses cheveux gris décoiffés, ses pieds à la peau fine et ridée, et elle le regarde avec des yeux de folle.
— Il ne va pas tarder à revenir. Tu seras content que je sois là, petit.
Elle lui fait peur. Il aurait effectivement dû aller prévenir Leonar Savo tant qu’il en était encore temps.
Amaury jette un coup d’œil vers la porte d’entrée. Elle ne l’a pas fermée à clef. Il aurait le temps.
— Ne fais pas ça, petit. Il est là, il arrive, dit Élysée d’un air suppliant, presque triste.
Mais Amaury ne l’entend pas. Il est trop occupé à calculer le temps qu’il lui faudrait pour atteindre le chemin qui mène à la Lieue sans qu’elle puisse le retenir. Elle est vieille, et pieds nus ; elle sera plus lente que lui.
Sans réfléchir davantage, il s’élance vers l’entrée, immédiatement rassuré de voir qu’elle ne cherche pas à l’en empêcher. Mais avant même qu’il n’arrive à la porte, celle-ci s’ouvre en grand.
Amaury fait un bond en arrière, les yeux écarquillés. Élysée, elle, n’a pas bougé d’un pouce.
Dans l’embrasure, une main sur la poignée et l’autre tenant fermement une lanterne, apparaît Sylvain, tout essoufflé, l’air hagard.
Amaury est tellement soulagé en reconnaissant son père qu’il ne repense pas tout de suite à ce qu’Élysée vient de lui dire.
Ce n’est qu’en entendant la chope tomber lourdement au sol derrière lui, éclaboussant de l’eau jusque sur ses mollets, qu’Amaury se rend compte que quelque chose ne va pas.
— Ne t’approche pas, petit, murmure Élysée en le tirant par le bras.
Son père les suit du regard, les yeux presque fiévreux. Il a le front moite et les cheveux trempés, et lorsqu’il ouvre la bouche, sa voix d’outre-tombe le transforme en inconnu, un inconnu imprévisible et effrayant.
— C’est une mâchoire… murmure Sylvain en fermant la porte brusquement.
— Une mâch… commence Amaury.
— Une mâchoire aux dents acérées, le coupe Sylvain en haussant le ton.
Amaury n’aurait jamais cru un jour avoir peur de son père. Pourtant, lorsqu’il le voit s’approcher de lui en prononçant ces paroles insensées, il est terrifié.
— Elle déchiquette tout en lambeaux. Oh, mais… C’est pas elle qui décide.
— Qui donc ? demande Élysée d’une voix détachée, semblant espérer qu’aller dans son sens le calmera.
— Mais la forêt, répond Sylvain en la regardant d’un air étonné. Je l’ai vue. Elle obéit à sa reine. Elle est sombre. Et belle. Elle est vraiment très belle. Mais elle est cruelle. La reine, je veux dire. Je l’ai tout de suite su. J’ignore si c’est vraiment une reine. C’est une belle brune aux yeux aussi gris que la mer du nord… Mais qu’est-ce qu’elle était triste ! Et fatiguée. Elle voulait déjà rentrer. « Celui qui a perdu son chemin ne vit pas jusqu’au matin », m’a-t-elle dit. Elle m’aurait tué…
Amaury est paralysé. Il ne reconnaît pas son père. Il est terrorisé par ce qu’il entend, par ce qu’il imagine. Il est terrorisé par ce père fébrile et agité, presque violent, et il ne sait pas comment réagir. Il ne sait pas quoi faire.
— Elle m’aurait tué, reprend-il les yeux dans le vague, s’il n’y avait pas eu le squelette. Il est fier. Et juste. Il m’a sauvé. Je dis un squelette, mais… C’est pas vraiment un squelette. Il marche et il parle. Il a de la chair sur les os, et de la peau sur la chair. Mais j’ai vu ses os sur sa peau. Je sais pas si c’est possible, rajoute-t-il en fronçant les sourcils. Mais il est… élégant. Beaumont, il s’appelle. C’est grâce à lui qu’elle m’a laissé partir. J’y croyais pas. J’y croyais vraiment pas… J’ai couru, aussi vite que j’ai pu. Ils me mordaient. Les autres, je veux dire. Regardez, lance-t-il en relevant ses manches d’un geste brusque.
Ses bras sont couverts d’égratignures et de sang fraîchement séché, mais il n’y a aucune trace de morsure, aucune marque de dents. Cela ressemblerait davantage à des coupures de ronces.
Amaury quitte son père des yeux un instant, espérant trouver quelque chose qui le rassurerait sur le visage d’Élysée, quelque chose qui lui permettrait de comprendre ce qui arrive à son père. Mais ce qu’il lit dans les yeux de la vieille femme ne fait qu’ajouter à sa panique.
— Ils voulaient pas que je revienne, continue soudain son père en rabattant ses manches sur ses égratignures, mais je devais rentrer. Raconter ça à tout le monde. C’est ce qu’ils m’ont dit… C’est Beaumont qui m’a confié la vérité. La reine, elle, s’est contentée d’acquiescer. « Des étoiles jusqu’aux enfers, ils m’ont dit, ce sont désormais nos terres. Nous vous laisserons en paix, tant que vous resterez de l’autre côté. Nous ne voulons que ceux qu’ils enterrent, et grand-père, et grand-mère. Et alors nous partirons, mais non sans vous donner une leçon. Alors, dès aujourd’hui commence par te souvenir de ce que je vais te dire : ce sera bientôt ton tour, et tu l’oublies toujours. Ne compte pas les jours, mais souviens-toi toujours… Ce sera bientôt ton tour. » 



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Résumé :

Blaches est un charmant village réputé pour sa tranquillité… Jusqu'au jour où, au lendemain d'une soirée, trois étudiants sont portés disparus.
Que s'est-il passé cette nuit-là ?
Que s'est-il passé sur l'unique route qui mène au lac ?
Amis, voisins, connaissances… pour les enquêteurs, tous sont suspects.
Bienvenue à Blaches.


Mon avis :


Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman.
Ayant déjà lu et fort apprécié le précédent roman « 30 secondes » avec son ambiance si particulière (pour les plus curieux, ma chronique ici), j’étais curieuse et impatiente de voir ce que l’auteur allait nous réserver pour son dernier opus ^^

2018. Nous voici à Blaches, paisible village où tout le monde se connait et où il fait bon vivre. C’est aussi un lieu touristique grâce à son lac artificiel, sa belle cascade en bordure de forêt. Ici, les adorateurs de sports nautiques sont aux anges ; ce lieu demeure un spot incontournable pour le wakeboard. Cet endroit est aussi devenu au fil du temps le coin prisé des  jeunes qui veulent faire la fête, tout comme les aficionados de la nature qui ont découvert non loin de Lyon, ce vrai havre de paix pour y poser leur valises dans le but de commencer une nouvelle vie.
Ce week-end là, c’est l’anniversaire de Benjamin. Ce fils à papa, un peut crâneur, faisant étalage de son argent mais aimant partager, a décidé d’inviter le maximum de ses potes au bar de la plage afin de célébrer en sa compagnie ce moment si particulier.
Après s’être bien amusé, avoir profité de la dernière tournée avec quelques proches, il est l'heure pour Frank de verrouiller son établissement, et de se séparer afin que chacun regagne ses pénates…
Sauf que, le lendemain matin, l’inquiétude est à son paroxysme :  3 jeunes étudiants ne sont pas rentrés de leur soirée et les parents sont dans tous leurs états.
Ces quelques lignes posées, le ton est donné ; notre curiosité est piquée au vif ; les questions taraudent notre esprit en ébullition.
Que s’est-il passé ?
Pourquoi s’en prend-t-on à trois jeunes innocents ?
Pourquoi eux, et aucun autre ?
Et pourquoi ici, alors que ces lieux sont réputés tranquilles et sans risques ?
Qu’a-t-il pu se passer sur cette route, sachant que cette voie est la seule et unique qui mène au lac ?
 Le capitaine de gendarmerie Michel Leroy ainsi que le lieutenant Anthony Ramazzy sont dépêchés sur place et chargés de l'enquête. Accompagnés du gendarme Rathier qui connaît le village et les gens comme sa poche, il vont tenter de faire la lumière sur toute cette affaire.
Très vite, les recherches commencent ; les gendarmes vont découvrir le corps de Mylène la jeune femme du groupe en contrebas de la cascade. Quant à ses deux camarades, ils restent tout bonnement introuvables.
D’apparence gentille et sans histoire, amoureuse de Thomas le futur champion de wakeboard, pourquoi s’en est t'on prix à Mylène, et aller jusqu’à la tuer ?
Pourquoi personne n’a rien vu, rien entendu ?
Pourquoi ne trouve-t-on aucun indice ?
 C’est alors que contre toute attente, Thomas est retrouvé errant en plein milieu de la forêt. Peut être donnera-t-il quelques explications, sera-t-il plus loquace et cohérent que Rémi, ce garçon un peu différent par son retard mental, mais tellement attachant, qui la journée entière se contente de marcher et danser au rythme des musiques des années 80 diffusées par l'étrange casque qu'il porte sur la tête ?
Pas de chance, l’adolescent ne se rappelle de rien ; ses derniers souvenirs datent du moment où il a quitté le bar la veille au soir. Étrange… qu’a-t-il bien pu lui arriver ?
Et qu’en est-il de son ami Benjamin ? Lui au moins pourrait raconter, donner quelques éclaircissements… Mais où se trouve-t-il ? Qu’a-t-on fait de lui ?
Les enquêteurs décident alors d’orienter les interrogatoires sur les gens présents sur les lieux lors de cette soirée, mais aussi la famille et les proches des disparus.
Commence alors une enquête haletante et minutieuse, qui réservera bien des surprises…
À l’image de l’imbroglio qui règne dans les têtes de nos protagonistes , nous voici plongés, happés, enferrés au cœur d’une intrigue machiavélique et retorse, à la façon d’un casse-tête désarticulé dont les pièces ont bien du mal à s’imbriquer.
Par une astucieuse construction de l'intrigue, qui, par moment, je l’avoue, m’a pas mal perdue, nous allons remonter dans le passé, également aller dans le futur pour retracer le vécu de nos personnages lors de cette fameuse journée. C’est en croisant les points de vue internes de plusieurs narrateurs, en accédant à toute la palette de leur ressentis et de leurs motivations, que le voile va peu à peu se déchirer, pour laisser apparaître les imperfections, les fissures des personnalités…
Que va-t-on trouver sous les façades, sous les masques et les faux-semblants ?
Qui se cache derrière tout ça, et pourquoi ?
Et surtout, quelles sont les raisons de cette sombre histoire ?
Grâce à une écriture tantôt acérée et dynamique, tantôt précise et percutante, les pages se tournent à toute allure ; nous voulons savoir, connaître la conclusion que nous a concocté l’auteur. Il nous faudra cependant rester bien attentif afin de ne pas perdre le fil et manquer de passer à côté. Les chapitres courts et rythmés renforcent le suspense ; l’immersion est totale.
Les personnages, quant à eux, sont fort bien campés et servent parfaitement ce récit kaléidoscopique et en trompe-l’œil. De rebondissements en rebondissements, de fausses pistes en fausses pistes, nous laissons l’auteur nous balader au gré des chemins de Blaches, où tout le monde semble suspect, ou certains cachent de sordides secrets… jusqu’au dénouement final qui nous surprendra.
Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé ce roman, qui malgré une construction déstabilisante a réussi à m’embarquer dans son univers addictif.
Alors, si vous aimez les récits palpitants, à l’intrigue subtile mais  retorse, les histoires qui bousculent, ébranlent vos croyances… Foncez, ce thriller est fait pour vous ! Vous passerez un excellent moment de lecture :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :demietoile: :etoilegrise:



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Mise en avant des Auto-édités / L'homme du parc de Marie Continanza
« Dernier message par Apogon le jeu. 28/09/2023 à 17:33 »
L'homme du parc de Marie Continanza



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CHAPITRE 1
Mercredi 5 février 2020

Il était à peine dix heures trente lorsque le taxi s’arrêta devant le grand portail métallique noir d’une villa cabourgeaise du XIXe siècle.
Assise à l’arrière, Camille laissa encore un instant son regard errer sur la bâtisse, avant de tirer son portefeuille de son sac à main et de tendre un billet de vingt euros au chauffeur, en lui disant de garder la monnaie. Celui-ci la gratifia d’un « merci, madame » saupoudré d’un sourire. Ensuite, il descendit du véhicule, alla ouvrir le coffre, en sortit un bagage et le déposa sur le sol. Tout en le remerciant, Camille saisit la valise par la poignée et la traîna jusqu’au portail.
Son cœur battait la chamade. Ses jambes étaient aussi molles que de la guimauve. À présent qu’elle approchait du but, elle n’était plus très sûre d’avoir pris la bonne décision. Elle arrivait à l’improviste, alors qu’ils avaient convenu de laisser leur histoire derrière eux et de ne plus avoir le moindre contact. Jamais.
Comment allait-il réagir en la revoyant ? S’en montrerait-il heureux ou, au contraire, serait-il contrarié et lui claquerait-il la porte au nez ? Et que dirait-il, quand il apprendrait la raison de sa venue ? La croirait-il seulement ?
Instinctivement, elle posa une main protectrice sur son ventre arrondi.
À l’annonce de sa grossesse, Camille avait immédiatement opté pour l’avortement. Mais les quelques heures passées avec cet homme demeuraient indélébiles dans sa mémoire. Elles avaient été tellement intenses, tellement merveilleuses qu’elle avait peu à peu changé d’avis. Jamais elle ne s’était sentie aussi vivante, aussi désirable qu’en faisant l’amour avec lui. Elle avait eu la sensation qu’ils formaient un tout indivisible.
Cependant, aujourd’hui plus qu’hier, elle ne parvenait pas à définir les sentiments qu’elle éprouvait pour lui. Était-ce réellement de l’amour, comme elle avait cru le ressentir quelques mois plus tôt, ou simplement de l’affection, conjuguée à une forte attirance ? Tout s’embrouillait dans sa tête. Ce dont elle était certaine, en revanche, c’était qu’il était différent de tous ceux qu’elle avait connus. Il dégageait quelque chose d’indéfinissable, d’indescriptible, qui la fascinait et l’émouvait à la fois. Quelque chose qui la pénétrait au plus profond de son âme.
Se débarrasser de cet enfant, cela aurait été comme l’effacer, lui, et cette extraordinaire journée de sa mémoire. Or, elle ne se sentait pas prête à oublier ce vécu, aussi bref fût-il. Non, jamais elle ne pourrait se résigner à enterrer cet épisode de sa vie !
Quand la réalité avait repris ses droits, des questions l’avaient hantée. Que devait-elle faire ? À qui fallait-il obéir : à la voix de la conscience ou à celle du cœur ? La première lui ordonnait de l’informer de sa paternité, la seconde lui dictait de se taire.
La décision était d’autant plus difficile à prendre qu’elle connaissait le passé de cet homme et que lui révéler la vérité risquait de lui faire beaucoup de mal. Mais si elle gardait le secret, c’était elle qui souffrirait, rongée par les affres de la culpabilité jusqu’à la fin de ses jours.
Que faire ?
Après en avoir longuement débattu avec elle-même, elle était arrivée à la conclusion qu’elle devait suivre la voix de sa conscience, quelles qu’en soient les conséquences.
Bien évidemment, elle ne lui imposerait rien. Ce bébé, il serait libre de l’accepter ou de le rejeter. Si tel était le cas, elle s’en irait sans nourrir la moindre rancœur envers lui, et plus jamais il n’entendrait parler d’elle ni de l’enfant.
Elle resserra son écharpe autour du cou, prit une profonde respiration et avança une main hésitante vers l’interphone. Une fois qu’elle aurait sonné, il n’y aurait plus de retour possible.
 
CHAPITRE 2
Sept mois plus tôt, samedi 6 juillet 2019

Quand Camille eut fini de suspendre tous ses vêtements sur des cintres, elle referma la porte de l’armoire blanc et bleu — qui n’était pas sans rappeler les couleurs du bord de mer —, prit la valise et la glissa sous le lit.
Il ne restait plus que les produits de toilette à ranger.
Elle s’empara de son vanity, bourré à craquer, et se rendit dans la salle de bains. Du regard, elle mesura une nouvelle fois l’espace, et un soupir de déconvenue franchit ses lèvres. La pièce était vraiment minuscule, comparée à celle de son appartement. Heureusement qu’elle contenait un meuble à tiroirs supportant la vasque et quelques rayonnages à moitié vides, autrement la cohabitation aurait relevé du parcours du combattant.
— Verriez-vous un inconvénient à ce que je prenne les deux étagères du haut ? lança-t-elle d’une voix forte.
— Prends celles que tu veux ! lui retourna Laura depuis la salle de séjour, sur la même tonalité.
Parfait !
Aussi méticuleusement et harmonieusement que si elle décorait la vitrine d’une parfumerie, Camille disposa tous les flacons, pots, tubes, cotons et autres produits de l’indispensable féminin dont elle ne se séparait jamais. Quand tout fut en place, elle recula de deux pas pour juger du résultat et sourit, satisfaite.
Finalement, Jérémy et Laura avaient raison. Elle serait bien ici. L’appartement était petit, certes, mais parfaitement agencé. De plus, comme ils lui avaient proposé de s’installer dans la chambre, elle était assurée de pouvoir s’isoler aussi souvent qu’elle le souhaiterait.
Elle alla ranger le vanity dans le bas de l’armoire avant de gagner la salle de séjour où le couple s’affairait ; l’un à transformer le clic-clac en lit, et l’autre à accrocher les vêtements dans le placard.
— Que fait-on après ? s’enquit Camille.
— On va se baigner, non ? répondit Laura d’un ton mi-interrogateur, mi-affirmatif, tout en jetant par-dessus son épaule un regard à son compagnon qui se débattait avec la housse de couette.
— Si vous voulez, rétorqua celui-ci sans lever le nez de sa tâche. Toutefois, permettez-moi de vous rappeler, mesdames, que le frigo est vide…
— On le remplira demain, l’interrompit Laura. Aujourd’hui, c’est journée resto, faut-il te le rappeler ?
Pour la jeune femme, c’était une tradition. Le premier jour des vacances, elle se refusait à toute besogne ménagère, hormis celle de défaire les valises. Une façon comme une autre de commencer le repos estival et de se sentir enfin hors de la routine.
Camille, quant à elle, avait seulement besoin de refermer la porte de son appartement pour rompre avec la monotonie du quotidien et pour apprécier le moindre instant de cette courte vie de farniente à sa juste valeur.
Libérée… délivrée… je ne suis plus du tout stressée…
Chacun son truc !
Comme à son habitude, Jérémy ne releva pas. Lorsque Laura avait décidé, il n’y avait rien à ajouter.
Ce comportement avait toujours exaspéré Camille. Que ce soit pour une femme ou bien pour un homme, elle supportait difficilement cet état de docilité, de résignation, ou même de servitude conjugale. Et Jérémy était incontestablement le plus beau spécimen de soumission qu’elle ait jamais connu.
Sans doute le pauvre garçon ne faisait-il qu’appliquer, seul, le conseil que l’on peut lire dans tous les guides pratiques de la vie sentimentale : « Un couple ne peut durer que si l’un et l’autre sont prêts à faire des concessions » ?
Selon les auteurs, cette phrase magique permettrait à l’amour de surmonter les obstacles. Peut-être était-ce vrai, peut-être pas. Quoi qu’il en soit, Camille définissait l’amour comme étant le ressenti d’une puissante émotion déclenchée par le cœur, et non comme une question d’apprentissage. Ses différentes expériences l’en avaient d’autant plus convaincue : des compromis, elle en avait fait, et pas qu’un peu. Résultat, elle était encore et toujours célibataire. Aussi s’était-elle persuadée que la longévité d’un couple relevait plutôt du destin que d’un guide pratique. Si deux êtres n’étaient pas prédestinés l’un à l’autre, rien ne pourrait consolider les bases d’un amour mutuel. C’était là la seule explication plausible à ses nombreux échecs. Aucun de ceux avec lesquels elle avait tenté une relation n’était l’homme de sa destinée.
Voilà ! tout était dit !
Inutile de faire l’abnégation de sa personnalité pour éviter les conflits. L’amour, c’est de savoir accepter de perdre ou de gagner face à l’autre, et non de s’abaisser pour qu’il remporte la victoire.
En dépit de cette conviction, cependant, elle n’avait pu s’empêcher de se forger un idéal masculin, qu’elle conservait secrètement, précieusement, dans un coin de son esprit, tel un portrait-robot. Mais au-delà d’une attirance physique, il devait posséder certaines qualités indispensables à son bien-être psychologique. Des qualités dont la liste s’allongeait au fil des rencontres.
Son idéal devait donc être fiable, fidèle, tendre, attentionné, responsable et aimant. Un homme banal, finalement, celui-là même que toute femme est amenée à croiser quotidiennement à la boulangerie ou au supermarché. L’ennui, pour Camille, c’est qu’elle avait beau aller chercher son pain et faire ses courses, jamais encore elle n’était tombée nez à nez avec le bellâtre de ses rêves. Néanmoins, elle gardait l’espoir de le voir surgir un jour ou l’autre, aussi majestueux qu’un prince charmant sur son splendide destrier blanc. Et ce jour-là, ses yeux brilleraient de millions d’étoiles, son ventre palpiterait comme une volée de papillons emprisonnés dans une cage, ses joues seraient aussi rouges qu’une pivoine, ses jambes fléchiraient, et pas un mot ne pourrait franchir ses lèvres.
En attendant ce jour béni, les années défilaient. Dans quelques semaines, le 16 septembre prochain, elle soufflerait ses vingt-neuf bougies. Eh oui ! déjà vingt-neuf ans et pas d’homme, ni d’enfant. De quoi devenir insomniaque, nuit de pleine lune ou non.
Pour l’heure, cependant, Camille avait en tête une autre préoccupation : sa présence dans cette station balnéaire de Normandie, chère à Laura et à Jérémy ; Cabourg. Un petit coin sympa où sa solitude sentimentale devait prendre fin, aux dires de ses amis.
Ces derniers s’étaient montrés si persuasifs qu’elle avait fini par y croire, elle aussi. C’est pourquoi elle avait dérogé à ses habitudes en acceptant de passer ses vacances dans le Nord-Ouest plutôt que dans le sud.
Que ne ferait-on pas pour une bonne cause ?
Toutefois, elle avait décidé que cette rencontre n’aurait pas lieu avant d’avoir mis tous les atouts de son côté. Certes, son corps avait déjà retrouvé une ligne presque parfaite grâce au sport, mais son teint était, à son goût, encore bien trop blanc, malgré les quelques séances d’UV auxquelles elle s’était astreinte non sans réticence, préférant de loin la chaleur du soleil à celle des lampes.
Par conséquent, n’ayant d’autre souci en tête que de poursuivre son hâle, elle approuva, pour une fois, l’autorité de Laura.
— Je vais mettre mon maillot ! annonça-t-elle joyeusement en tournant les talons.
De toute la collection qu’elle avait enfouie dans sa valise, un seul émergeait du lot : un deux-pièces rouge carmin. C’était sa dernière acquisition et aussi celui qui lui allait le mieux, du moins pour le moment. Sa petite poitrine était mise en valeur par un soutien-gorge à balconnet, et ses hanches à moitié dénudées par un slip brésilien n’en paraissaient que plus affinées. Elle contempla son reflet dans le miroir.
— Wouah ! un vrai corps de déesse ! S’ils ne tombent pas comme des mouches avec ça, alors je ne m’appelle plus Camille.
Pourquoi « ils » ? N’était-elle pas là uniquement pour un « il » ?
Avec ou sans « s », quelle importance, dès l’instant qu’elle attirait le regard ?
Elle tira ses cheveux en arrière et examina son visage à la recherche d’une nouvelle ride. Elle avait toujours paru plus jeune que son âge. Ses traits étaient joliment dessinés ; deux billes noisette, un petit nez court et des lèvres aux coins relevés qui lui donnaient un air coquin. Elle n’était pas du genre top model, surtout par sa taille, tout juste le mètre soixante, néanmoins elle appartenait à la catégorie des femmes agréables à regarder, celles qui retiennent l’attention.
Elle relâcha ses longs cheveux châtains, les secoua pour leur donner du volume et compara. Sans conteste, elle se trouvait beaucoup plus belle ainsi.
Une Vénus sortant de l’eau !
— Je suis prête ! chantonna-t-elle, tandis qu’elle enfilait un short en jean et un tee-shirt rose par-dessus son maillot de bain.
Laura, en revanche, ne l’était pas.
Comme d’hab ! maugréa Camille in petto.
Le temps était depuis l’enfance leur seul sujet de discorde. À croire qu’il ne s’écoulait pas de la même façon pour l’une et pour l’autre. Quand, chez elle, la minute valait soixante secondes, chez Laura, elle atteignait parfois cent vingt. Et cependant, elles avaient toutes les deux fréquenté les mêmes établissements scolaires, avaient eu les mêmes professeurs. Comme quoi, tout est une question d’appréciation…
Cessant de se lamenter, Camille mit à profit cette attente forcée pour fignoler son apparence. Un peu de couleur lui ferait du bien. Elle teignit ses cils d’une mince couche de mascara waterproof et raviva ses lèvres d’un rouge brillant.
Des cinq minutes annoncées par son amie, Camille dut patienter un bon quart d’heure avant qu’elle ne soit enfin prête. Fort heureusement pour elle, la plage n’était qu’à une soixantaine de mètres de l’appartement, autrement, elle aurait eu droit à un nouveau rappel temporel.
— L’avantage de cette ville, c’est ça, fit remarquer Laura alors qu’elles avançaient d’un pas rapide en dépit de la courte distance à parcourir. Franchement, tu ne trouves pas que c’est agréable de n’avoir pas à se soucier de son voisin ?
D’un large geste de la main, elle désigna l’immense étendue ocre, étrangement déserte en ce milieu d’après-midi. Camille acquiesça en souriant. En effet, comment ne pas apprécier une telle vision lorsque la plupart des plages du Sud sont prises d’assaut par des milliers de badauds collés les uns aux autres ? Ici, au moins, elle n’aurait aucun mal à délimiter ni à faire respecter son espace vital.
— Hummm ! que c’est bon ! s’exclama-t-elle après avoir retiré ses tongs.
— Quoi ?
— Le sable ! J’adore marcher pieds nus dans le sable. Ça me procure une sensation délicieuse, presque érotique. Tu as déjà fait l’amour sur la plage ?
Laura la dévisagea, les yeux écarquillés.
— Parce que toi, tu l’as fait ?
— Pas encore, répondit Camille d’un air coquin. Mais je compte bien essayer un jour. Il semblerait que le contact du sable, le roulement de la mer et la crainte d’être surpris décuplent le plaisir.
— Je veux bien le croire. Mais d’un point de vue hygiénique et légal, tu risques de choper une infection et d’aller en prison. Bonjour le plaisir, après ça.
— Tu as raison, je l’avoue. Pour autant…
— … cela ne t’empêchera pas de le faire, acheva Laura.
Camille éclata de rire.
— Comment as-tu deviné ?
— Je te connais, ma biche. Quand tu as une idée derrière la tête, personne ne peut t’en détourner.
— Ça fait partie de mon charme.
Quelques pas plus loin, elles trouvèrent l’endroit parfait pour étendre leurs serviettes. Elles se dévêtirent, plièrent soigneusement leurs vêtements et les rangèrent dans leurs sacs de plage respectifs. Une fois enduite de crème solaire, Camille s’allongea, au grand étonnement de Laura.
— Tu ne viens pas te baigner ?
— Pas dans l’immédiat. Je dois me préparer mentalement à affronter la température de la Manche.
Le rire de Laura fusa, haut et clair.
— Alors, prépare-toi bien, car, à moins d’une soudaine éruption volcanique sous-marine, elle ne risque pas de se réchauffer de sitôt !
Sur ce, elle pivota et se mit à courir vers la mer. Camille la regarda s’éloigner. À cet instant précis, un brin de jalousie l’envahit. Laura avait non seulement cinq centimètres de plus, ce qui en soi était peu de chose, mais elle avait également une silhouette à faire pâlir une Miss Univers. Et cela, sans régime aucun. Elle pouvait manger en abondance ce qu’elle souhaitait sans jamais prendre un gramme. Tandis que Camille, rien qu’à la vue d’une part de gâteau, prenait du ventre et des cuisses.
Que la vie est mal faite !
Soupirant, elle ajusta ses lunettes de soleil et inspecta la plage du regard. C’est alors qu’elle remarqua, à sa gauche, à quelques mètres d’elle, un homme qui la fixait avec insistance. Il devait avoir trente ou trente-cinq ans, un physique avantageux, un corps hâlé et un sourire à faire fondre un bloc de glace. Bien qu’il ne puisse discerner ses yeux derrière les verres fumés, Camille se sentit rougir comme une gamine et détourna aussitôt la tête. Mais ce bref contact visuel avait suffi à mettre ses sens en ébullition.
Il est seul… je suis seule… peut-être que…
Pour le séduire encore davantage, elle s’appuya sur ses coudes, prit une pose lascive digne d’une star sous les flashs des paparazzi, ferma les paupières et s’abandonna à la chaude caresse du soleil d’été.
Plusieurs minutes s’écoulèrent.
Qu’attendait-il donc pour l’aborder ? À moins d’être emportée par une vague, Laura était susceptible de revenir d’un moment à l’autre. Soudain, un doute l’assaillit. Était-ce vraiment elle qu’il avait regardée avec son sourire enjôleur ?
Elle n’eut pas le temps de pousser plus loin sa réflexion. Une voix masculine grave et sensuelle résonna tout près d’elle :
— M’accorderez-vous une petite place à vos côtés ?
Le cœur de Camille fit un bond dans sa poitrine. Elle se redressa sur son séant, comme mue par un ressort, et fut accueillie de plein fouet par le rire de Jérémy. Puis celui-ci se pencha vers elle, emprisonna son visage entre ses mains et l’embrassa affectueusement sur la joue. Elle le repoussa en le traitant d’idiot.
Merde ! il va croire que je suis en couple.
Instinctivement, elle tourna la tête vers l’inconnu, mais ne vit personne. L’homme s’était volatilisé, évaporé, tel un mirage.
Tant pis !
Elle ôta ses lunettes, les glissa dans l’étui et se leva.
— Le dernier dans l’eau paiera le resto, lança-t-elle à Jérémy avant de partir en courant vers la mer.
— Tricheuse ! lui cria-t-il.                                 
 
CHAPITRE 3
Dimanche 7 juillet 2019

Le jour commençait à poindre lorsque le réveil émit une série de bips. Bien qu’il fût réveillé depuis près d’une demi-heure, Jacques resta encore un moment allongé, les bras croisés sous la nuque, les yeux fermés, perdu dans ses souvenirs, avant de se décider à l’éteindre.
Il descendit du lit avec une aisance qui le surprit. Ce matin, bizarrement, toutes ses vieilles douleurs articulaires semblaient avoir disparu. La nuit lui aurait-elle offert une seconde jeunesse ? L’avait-elle transporté à l’époque de ses vingt ans ? L’impensable, l’irréalisable, peut devenir réalité. Pour Jacques, cette phrase n’était pas qu’une formule, elle était le reflet d’une vérité dont il avait été témoin, et à laquelle il n’avait cessé de se raccrocher.
Mais un regard jeté dans le miroir de la penderie le fit déchanter : son visage, encadré de cheveux blancs, coupés très court, portait encore et toujours les stigmates du temps.
Qu’importe le physique ! Qu’il en ait vingt ou bien soixante-quinze, il était le même homme. Le même Jacques qui avait vécu une aventure extraordinaire, tellement extraordinaire qu’elle avait changé radicalement le cours de son existence. Une aventure que bon nombre de personnes lui envieraient.
D’un pas alerte, il sortit de la chambre, remonta le couloir et pénétra dans son bureau. Au-dessus de sa table de travail, un grand calendrier était accroché au mur. La date du 7 juillet 2019 était entourée au feutre rouge et accompagnée d’un « C » majuscule, également au feutre rouge.
Tel un visiteur admirant un tableau dans un musée, Jacques se planta devant ce rectangle de carton. Son visage rayonnait de joie. C’était le jour J. Le jour qu’il attendait depuis une éternité.
Il tendit la main vers le calendrier et, de son index, il suivit le contour de la lettre, laissant un instant ses pensées dériver vers de lointains souvenirs, avant de les ramener sur la tâche qu’il devait accomplir.
Allez, mon vieux Jacques, il est temps de songer à ta mission !
Galvanisé par cette idée, il quitta ce lieu sacré, où seule la femme de ménage était autorisée à entrer, et se rendit dans la salle de bains.
Aujourd’hui, une attention toute particulière serait portée à son apparence.
Aujourd’hui, la perfection serait de mise jusqu’au bout des ongles.
Deux heures plus tard, il était fin prêt. Vêtu d’un costume gris clair sur une chemise blanche, agrémentée d’une cravate bleu marine, et parfumé d’une fragrance discrète, dégageant des arômes épicés, il était d’une élégance impeccable.
Il vérifia une dernière fois son reflet dans le lourd miroir doré accroché au-dessus de la cheminée de la salle de séjour, puis alla prendre le sac isotherme posé sur la table de la cuisine, s’empara de sa canne dont il glissa la lanière à son poignet gauche, et sortit de la maison.
Il y avait longtemps que la vie ne lui avait paru aussi douce, aussi belle, aussi merveilleuse et aussi riche de promesses.
Du regard, il balaya le jardin. La végétation resplendissait de couleurs et d’odeurs sous les rayons du soleil matinier. Tout semblait s’accorder pour lui procurer une sérénité sans pareille. Même le ciel s’était paré d’un bleu pur et sans nuages.
Il était tellement heureux qu’il avait envie de le clamer à l’univers entier.
Sa patience allait être bientôt récompensée.
Après avoir fermé le portillon à clef et mis le trousseau dans sa poche, il laissa derrière lui l’avenue de la Paix, s’engagea dans l’avenue de la République et, enfin, tourna à gauche sur l’avenue de la Mer, encore vierge de toute présence touristique à cette heure matinale. Mais déjà, les magasins commençaient à ouvrir et les garçons de café à installer des tables et des chaises en terrasse.
Saluant les uns, échangeant quelques mots avec les autres, Jacques s’achemina tranquillement vers le Jardin du Casino. Là, il alla s’asseoir sur le banc près du pavillon Charles-Bertrand, posa son sac isotherme et sa canne à côté de lui, puis, de la poche intérieure de sa veste, il sortit une vieille photo en couleurs, qu’il avait fait plastifier, et se mit à la caresser du bout des doigts, l’esprit noyé de souvenirs.
Tout était encore si vivant dans sa mémoire, si présent, qu’il avait l’impression que c’était hier.


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Mise en avant des Auto-édités / Quel auteur à la noix es-tu ? de Sophie Lim
« Dernier message par Apogon le jeu. 14/09/2023 à 17:39 »
Quel auteur à la noix es-tu ? de Sophie Lim



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Le spammeur

« Plus tu oppresses, moins les acheteurs et les lecteurs potentiels s’empressent. »

Sur les réseaux sociaux, le spammeur est connu comme le loup blanc. D’ailleurs, plusieurs auteurs ont eu à s’en plaindre au moins une fois. Et pour cause, le spammeur passe volontiers pour un égocentrique. Il agit selon ses besoins et ses envies, au mépris de ceux des autres. Sans pour autant tomber dans les généralités, je dirais, d’après mes constatations, que le spammeur type a la cinquantaine bien tassée. Cela dit, vous pouvez aussi tomber sur un spammeur âgé d’une vingtaine d’années. Jeune ou moins jeune, comment opère-t-il ?
Il peut s’inviter dans vos messages privés et se lancer dans un monologue, au cours duquel il vous enverra le lien d’achat… de son livre. Certains spammeurs ne daigneront même pas vous adresser un « bonjour ». À quoi bon retenir les règles élémentaires de la bienséance, quand on peut se contenter d’être tout simplement… élémentaire ? Par « élémentaire », comprenez « droit au but », comme le footballeur Kylian Mbappé.
Si vous pensez que le spammeur cesse ses sollicitations lorsqu’il n’écrit pas, vous vous fourvoyez. Eh oui, à partir du moment où vous avez accepté de le suivre sur les réseaux sociaux, il s’estime en droit de vous inviter à suivre sa page Facebook. Il va de soi qu’il n’a aucunement l’intention de suivre la vôtre en retour, à moins que vous ne serviez ses desseins livresques. Certains spammeurs peuvent également vous envoyer leur dernier post Instagram ou leurs vidéos TikTok, toujours en omettant le fameux « bonjour ». Votre messagerie est devenue leur espace publicitaire.
Face à votre mécontentement, ils peuvent se montrer agressifs ou de mauvaise foi. L’un d’eux m’avait un jour envoyé le lien de sa dernière publication Instagram. Quand je lui avais fait savoir que je n’appréciais pas son initiative, j’ai reçu une leçon de morale sur l’importance des échanges entre auteurs.
Une autre fois, une autrice que je ne connaissais pas m’avait mentionnée dans un tweet, pour essayer de me vendre son livre jeunesse. Peu après l’avoir éconduite, j’ai récolté des commentaires désagréables de sa part. L’autrice, qui s’était soudainement découvert une âme de psychiatre, avait même posé un diagnostic sur ma santé mentale, pour un simple refus. Plutôt que de perdre mon temps à rétorquer, j’ai préféré bloquer l’autrice qui menaçait ma tranquillité d’esprit.
Je me suis aperçue, récemment, qu’une autre pratique avait vu le jour parmi les spammeurs ayant rejoint un groupe Facebook. Les spammeurs sont connus pour leur faculté à polluer les groupes Facebook, avec leurs livres, mais avez-vous entendu parler du up ? En quoi consiste-t-il ? « Faire un up » revient à écrire le mot up dans les commentaires de la publication. Le post, jusque-là « noyé dans la masse », remonte « à la surface ». Le up lui donne alors une nouvelle visibilité. Si, de temps à autre, le up peut se révéler stratégique, je vous déconseille de l’utiliser trop souvent. Vous irriteriez les administrateurs des groupes Facebook, qui pourraient, à terme, vous bannir. Par ailleurs, le up abusif est considéré comme impoli.
Enfin, parmi les spammeurs, j’ai pu relever quelques poètes Instagram. L’an passé, une jeune femme s’était abonnée à mon compte. Comme certains de mes contacts la suivaient, j’avais décidé d’en faire autant. Quelques minutes plus tard, un poème m’avait été transmis. Il s’agissait d’une ode à sa mère, envoyée de façon abrupte, sans même un « bonjour ». N’ayant pas apprécié, j’ai simplement répondu à la poétesse : « Ma mère est morte » – ce qui est vrai – avant de me désabonner dans la foulée.
Si vous tombez sur un spammeur, coupez court à la discussion ou au monologue, pour votre salut. La plupart des spammeurs ne comprendront pas pourquoi vous vous égosillez après eux. 

Le vendeur à la criée

« Avant de vouloir écouler tes livres, travaille ta communication pour ne pas couler ton public. »

Plus inoffensif et moins intrusif que le spammeur, le vendeur à la criée multiplie les publications similaires autour de son livre, d’une manière que je juge contestable. La parcimonie, il ne connaît pas. Il publie les mêmes photos, à intervalles rapprochés, et serine les mêmes phrases ; tel un disque rayé. Ne détenant aucune compétence en marketing ou en communication, ni même en community management, je ne m’érige pas en « professionnelle des réseaux sociaux ». Je parviens, en revanche, à déceler les publications un peu trop redondantes à mon goût.
Au-delà de son côté répétitif, le vendeur à la criée se montre maladroit dans son approche, avec des phrases formulées de la façon suivante : « Qu’attendez-vous pour acheter mon roman ? » ; « Si vous ne savez pas quoi lire, vous pouvez toujours acheter mon ouvrage. » Dans le premier cas, je me sens secouée à la manière d’un shaker, voire légèrement agressée ; dans le second, j’ai envie de répondre que je sais toujours quoi lire, et qu’il existe plus de livres sur le marché que d’auteurs encore en vie. Les lecteurs ont donc l’embarras du choix. Si les posts du vendeur à la criée peuvent générer des ventes, de mon côté, je fuis à toutes jambes. Vous souvenez-vous de la comptine du Petit Bossu ? Quand le vendeur à la criée s’exprime, il m’arrive d’y songer et de me remémorer la définition du mot « politesse ».
J’ai relevé un autre travers chez le vendeur à la criée : il se montre égoïste, voire égocentrique. S’il peut vous remercier, par simple courtoisie, d’avoir partagé l’une de ses publications sur les réseaux sociaux, il partagera rarement les vôtres et ne vous likera quasiment jamais, à moins qu’il ne s’ennuie aux toilettes. Lorsqu’il s’aperçoit que ses posts n’ont pas l’effet escompté, il peut les partager une nouvelle fois, avec un commentaire destiné à « réveiller la foule ». Il m’est déjà arrivé de partager, pour la seconde fois, une publication que je jugeais invisible. Mais à la différence du vendeur à la criée, je procédais de cette manière en de rares occasions. Contrairement au spammeur, le vendeur à la criée vous semblera plus facile à ignorer. 

Le twitto  professionnel

« Avec le temps que tu passes à composer des tweets, tu pourrais écrire un roman. Les réseaux sociaux doivent servir ta visibilité, mais ta visibilité n’a pas vocation à servir les réseaux sociaux. »

Connaissez-vous des auteurs qui passent plus de temps sur les réseaux sociaux que sur leurs romans ? Moi, oui. Il suffit de me désigner du doigt ou de me héler dans la rue.
Après la sortie de mon premier roman, en août 2019, j’avais appris à me familiariser avec l’univers de Twitter. J’avais pourtant découvert la plateforme il y a quelques années, mais je n’étais pas très active. Malgré ma capacité à écrire beaucoup et mon imagination, que certains qualifieraient de « débordante » ou de « fertile », je n’avais pas su gérer mon temps sur les réseaux sociaux. En vérité, j’étais grisée par le monde de Twitter, et je cherchais à accroître ma visibilité, au détriment de l’essentiel : mes écrits, qui constituent mon cœur de métier, puisque j’exerce aujourd’hui en tant qu’autrice à plein temps. Bien entendu, je ne prends pas en compte mes prestations connexes, comme la bêta-correction, les montages et les communiqués de presse. Passer trop de temps sur les réseaux sociaux constitue un travers contre lequel je m’efforce de lutter au quotidien, par la mise en place d’un planning numérique pouvant être soumis à des aléas.
Comme l’a évoqué Mélanie Desforges, dans une vidéo YouTube, sans les réseaux sociaux, tu n’es rien. J’adhère à cette affirmation, car les réseaux sociaux servent la visibilité des auteurs. Le principal est de ne pas s’y noyer.
Je cite Twitter, parce que beaucoup d’auteurs y détiennent un compte. À mes yeux, il existe deux catégories de twittos professionnels : celui qui tweete  trop, ce qui retarde la sortie de son prochain ouvrage, et celui qui tweete sur ses objectifs en matière d’écriture, sans jamais sortir un seul livre ; pas même une nouvelle de cinquante pages.
J’appartiens, assurément, à la première catégorie. Pendant longtemps, j’ai rivalisé d’imagination pour divertir les gens sur les réseaux sociaux. J’avais atteint mon objectif premier : gagner en visibilité afin que quelqu’un d’autre, hormis mon ordinateur, lise ma romance. Il m’est arrivé de culpabiliser, parce que j’avais laissé les réseaux sociaux prendre le dessus sur mes objectifs.
Qu’en est-il du twitto professionnel de la seconde catégorie ? Il affirme régulièrement qu’il doit écrire. Or, aucun de ses écrits ne sort au grand jour ; pas même sur Wattpad . Les personnes qui le suivent sur les réseaux sociaux doivent d’ailleurs se demander s’il écrit vraiment, ou s’il ne se contente pas de tenir un journal intime. 

L’assisté

« Si tu sais utiliser Internet pour assaillir les autres auteurs de questions, tu sauras utiliser Internet pour trouver des réponses. »

Malgré sa présence sur les réseaux sociaux, l’assisté donne l’impression de ne pas avoir accès à l’information ou d’être déconnecté du monde. Ses questions sont excessives, et il ressemble à un enfant qu’il faut guider. La plupart du temps, les réponses à ses questions se trouvent sur Internet, ou dans la vidéo YouTube d’un auteur qui prodigue des conseils à ses pairs. Le comble, c’est qu’il suit cet auteur sur les réseaux sociaux.
Je me suis toujours prononcée en faveur de l’entraide et des élans de solidarité, mais je condamne l’abus. En effet, « aider » ne signifie pas « mâcher le travail ». Vous vous rappelez le numéro 12 ? Celui des renseignements ? Si vous l’avez oublié, l’assisté vous rafraîchira la mémoire en envahissant votre espace. Ses interrogations peuvent prendre deux formes : il peut les formuler en public, dans des groupes littéraires spécialisés, ou il peut vous envoyer un message privé pour que vous l’aiguilliez.
Tout le monde se renseigne, me direz-vous ; y compris moi. Mais je ne m’adresse aux autres que lorsque j’ai épuisé toutes mes ressources. L’assisté, lui, recherche la facilité au détriment des autres. Il ne déploie aucun effort pour trouver les réponses par ses propres moyens, et il pose des questions qui ont d’ores et déjà été maintes fois abordées par les personnes qu’il suit sur les réseaux sociaux.
La plupart des assistés auxquels j’ai eu affaire sont des auteurs indépendants qui donnent l’impression d’avoir publié un livre, sans avoir pris la peine de recueillir toutes les informations au préalable. L’auteur assisté peut notamment vous contacter pour vous demander comment publier la version numérique de son livre, sitôt son broché sorti. Il peut également revenir vers vous pour savoir comment publier son ouvrage ailleurs que sur Amazon, alors que le sujet a été évoqué, à de nombreuses reprises, sur les réseaux sociaux et sur les plateformes d’autoédition (AE), dont Amazon. Les questions peuvent aujourd’hui prêter à sourire, mais sur le coup, elles laissent perplexe.
Selon Maritza Jaillet, certains assistés la contactent, à plusieurs reprises, pour lui soumettre les mêmes questions ; des questions auxquelles elle avait déjà répondu. 

Le réseauteur

« Les likes sont comme les antibiotiques ; ils ne sont pas automatiques. »

Avez-vous déjà remarqué que certaines personnes vous suivaient sur les réseaux sociaux, sans jamais interagir avec vous ? Si vous mettez de côté les personnes peu actives, les faux comptes et les abonnés plus intéressés par votre photo de profil que par votre contenu, vous risquez de tomber sur des réseauteurs.
Le réseauteur ne vous suit pas pour vos beaux yeux ni pour votre contenu. Vous n’avez aucun affect avec lui, et pourtant, il vous suit. Comme son nom l’indique, le réseauteur cherche à étendre son réseau. Si vous êtes un auteur, avec un minimum de visibilité, le réseauteur risque de s’abonner à votre compte. Vos likes et vos commentaires potentiels contribueront à le faire connaître en tant qu’auteur. Eh oui, à l’heure actuelle, sans les réseaux sociaux, les livres se vendraient nettement moins bien.
Contrairement au vendeur à la criée qui ne like jamais, le réseauteur like… si vous êtes assez proche de lui. Bien qu’il recherche la notoriété, comme beaucoup en ce bas monde, le réseauteur ne noie pas nécessairement son auditoire sous un verbiage autour de ses livres. Il peut même publier un contenu intéressant, voire instructif.
Néanmoins, il existe des réseauteurs dont les pratiques peuvent agacer. Parmi eux figure le primo-auteur réseauteur. Son premier livre vient de sortir, et il éprouve le besoin de s’intégrer à la communauté littéraire pour se faire connaître. Comment procède-t-il ? Tant qu’il n’est pas très suivi ni très connu à son goût, il vous likera et laissera des commentaires sous vos publications. Une fois son répertoire rempli, vous n’existez plus. Il peut même se désabonner de votre compte et analyser votre liste d’abonnés, en douce et avec soin. Il « piochera dedans » pour trouver de nouvelles personnes à suivre et se désabonnera aussitôt, si lesdites personnes ne lui procurent aucune satisfaction. J’en ai fait l’expérience avec un primo-auteur qui s’était adressé à moi pour les montages de son livre. Comme il abusait de la stratégie du follow / unfollow , avec d’autres auteurs que je connaissais, je m’en suis rapidement aperçue. Je condamne cette pratique, mais dans mon cas, je considère que c’était un mal pour un bien. En effet, l’intéressé endossait, en même temps, les casquettes de réseauteur et de vendeur à la criée. 

Le perfectionniste

« À quoi bon douter, te relire et te corriger jusqu’à t’en rendre malade ? Si la perfection n’est pas de ce monde, elle ne se trouve certainement pas dans les livres que tu écris. À force de vouloir trop bien faire, tu finis par mal faire. »

Le perfectionnisme constitue une véritable plaie à supporter au quotidien. Je peux en parler en connaissance de cause, puisque je fais partie des auteurs perfectionnistes. Or, mes ouvrages ne sont pas exempts de défauts, à commencer par les coquilles que mon œil, pourtant aguerri, n’est pas parvenu à déceler. Certes, les personnes qui m’ont lue m’ont indiqué qu’elles étaient peu nombreuses, mais la moindre erreur va m’irriter ; surtout si je suis directement concernée et s’il s’agit de quelque chose que j’aurais pu éviter, d’une façon ou d’une autre.
Syndrome de l’imposteur (ou de l’autodidacte)  et perfectionnisme vont généralement de pair. Le perfectionniste cherche tellement « la petite bête » qu’il doute en permanence. Il n’aime pas le travail bien fait, mais le travail parfait. Éprouvant toutes les peines du monde à déléguer, il se déclare rarement satisfait.
Pourquoi le perfectionniste agace-t-il autant ? S’il perçoit aisément les défauts des autres, dites-vous que c’est pire lorsqu’il s’agit de sa propre personne. Il avance sur ses écrits plus lentement que ses « collègues auteurs », vu qu’il passe son temps à se questionner : lors de la phase d’écriture et au cours de ses multiples relectures. Les corrections de ses écrits s’éternisent, et ses interminables modifications risquent de dénaturer le contenu initial. Lorsque le perfectionniste se retrouve face à lui-même, la plupart de ses phrases commencent de la même façon : « Et si… » Or, comme le veut l’expression, « avec des si, on mettrait Paris en bouteille. »
Les efforts du perfectionniste se révèlent-ils payants ? Dans le milieu du livre, pas toujours. La plupart des lecteurs préféreront une histoire qui les fera vibrer, à la qualité de la langue. Ils auront tendance à se procurer des ouvrages qui auront créé le buzz – même si, parmi eux, certains sont mal écrits – plutôt que de se tourner vers un auteur « inconnu » qui s’exprimera correctement dans la langue de Molière. Enfin, le prix du livre et la couverture peuvent influer sur le choix du lecteur, sans compter que certains auteurs savent faire jouer leurs relations pour déclencher davantage de ventes. Je ne fais pas partie de ceux-là, vu que j’ai une sainte horreur de l’hypocrisie.
On ne naît pas perfectionniste ; on le devient. Avec des parents asiatiques autoritaires et peu enclins au pardon, mon sort de « perfectionniste en devenir » était déjà scellé. Il l’était davantage lorsqu’ils ont décidé de m’inscrire dans une école privée élitiste, dans laquelle je devais me surpasser en permanence. Mes profs ne manquaient pas non plus de me le rappeler. Une phrase revenait souvent au sein de mon établissement : « Si vous ne retenez pas ceci, vous irez bosser comme caissière ou vous finirez éboueur. » Charmante perspective quand on aspire à autre chose, n’est-ce pas ? Alors que ne pas retenir une leçon, au sens scolaire du terme, ne condamne absolument pas votre vie. J’ai donc grandi avec le sentiment que je devais toujours en faire plus, dans chaque tâche que j’accomplissais. Rien n’était jamais suffisant ni assez bien.
À force de vouloir trop en faire, on finit par mal faire. Après tout, ne dit-on pas que le mieux est l’ennemi du bien ? Le compte Savoir du Monde, auquel je suis abonnée sur Twitter, a partagé une citation que je trouve intéressante : « Trop réfléchir pousse systématiquement le cerveau à faire une fixation sur toutes les choses négatives. » Le perfectionniste gagnerait donc à lâcher prise de temps à autre. En constatant qu’il n’est pas si mal loti, il ne s’en porterait que mieux.
Le compte Mindset, dont j’apprécie les pensées, a publié la phrase suivante : « Être perfectionniste et avoir des normes élevées pour soi-même peut rendre difficile la confiance en vos compétences, car vous visez constamment une perfection inaccessible. » Puisque je parle de perfectionnisme et de perfection, je ne peux qu’admettre la véracité de cette phrase, hélas. Lorsque je me penche sur mes textes, seuls leurs défauts me sautent aux yeux. D’ailleurs, personne ne peut se montrer plus critique envers moi que moi-même : ni mes parents, avec leur éducation rigoriste, ni mes ex durant nos querelles. Quand des personnes que je corrige ou que je bêta-corrige me disent : « Sophie, t’es drôlement intransigeante ! », j’ai envie de sourire. Elles n’imaginent pas à quel point ma dureté est amplifiée lorsqu’il s’agit de mes propres livres. Je retire néanmoins un avantage de mon perfectionnisme handicapant : celui de pouvoir anticiper les remarques désagréables de mes détracteurs… 

Le rebelle

« Pour t’épanouir dans ton art, tu dois d’abord apprendre les règles et les respecter. »

Comme le suggère son appellation, le rebelle représente l’exact opposé du perfectionniste ; ce qui, en un sens, lui évite pas mal de nœuds au cerveau et à l’estomac. Certaines personnes, à l’instar de mon ex-compagnon, affirment que la méchanceté conserve. Il en va de même pour le je-m’en-foutisme du rebelle. Existe-t-il un profil type ? Oui, l’auteur autoédité ou indépendant.
Si les lecteurs du rebelle n’apprécient pas sa prose truffée de coquilles, lui, semble bien le vivre. Bien qu’il ne cherche pas à corriger son ouvrage, il n’abandonne pas pour autant sa promotion. Face aux fautes de français, certains rebelles prôneront la liberté d’expression pour se défendre. Ils déclareront que l’autoédition repose sur la possibilité de s’exprimer sans la moindre contrainte : « Si j’avais voulu me soumettre à des règles, j’aurais envoyé mon manuscrit à une maison d’édition. » Même si je trouve cette réaction déconcertante, j’ai dû m’y accoutumer, tout comme l’autrice Maritza Jaillet au moment des chroniques.
L’absence de recherches peut également devenir un sujet houleux, dès lors que vous vous retrouvez confronté au rebelle. Il ne comprendra pas les incohérences relevées dans ses ouvrages ni les critiques que vous formulerez à son endroit : « Les recherches ? Pour quoi faire ? Mon roman, c’est de la pure fiction ! » Il jugera donc normal que dix petits kilomètres séparent Paris de Los Angeles dans l’un de ses livres. Or, même dans la fiction, certaines données doivent cadrer avec la réalité. C’est ce que rappelle Mélanie Desforges dans son podcast Erreur n°17 : pas assez de recherches, que vous pouvez écouter sur YouTube. Maritza Jaillet aborde également ce thème sur sa chaîne YouTube, TataNexua. Elle l’évoque dans plusieurs vidéos dont Arrêtez avec vos put… d’erreurs ! et Les recherches #5.
Le je-m’en-foutisme du rebelle ne s’arrête pas aux coquilles relevées ni aux « non-recherches ». Sinon, ce serait trop simple. Maritza et moi mettons régulièrement en avant les auteurs, notamment sur YouTube. Les conditions que nous avons posées, pourtant simples à respecter, vont être enfreintes par le rebelle. Vous avez demandé une première de couverture ? Il vous fournira la maquette de son livre ou la capture d’écran de la page de résultats Amazon, sur laquelle figure son ouvrage. Dans son message, vous sentez qu’il manque les mots suivants : « Débrouille-toi avec ce que je viens de t’envoyer ; j’ai mieux à faire. » Parfois, le rebelle prétendra qu’il n’a que son broché ou que la maquette de son livre. Pourtant, lorsque j’effectue une recherche sur Internet, je parviens, bizarrement, à mettre la main sur sa couverture ; et sur plusieurs sites. Étonnant, non ? L’esclavage ayant été aboli par Victor Schœlcher, je refuse désormais de « traiter » avec les auteurs rebelles. 

Le génie incompris

« Une critique négative peut être constructive, lorsqu’elle émane de quelqu’un de bienveillant qui sait choisir ses mots. »

Imbu de lui-même, le génie incompris se manifeste après le retour d’une chronique sur l’un de ses ouvrages. Vous n’avez pas apprécié ce qu’il a écrit ? Vous trouvez qu’un paragraphe pourrait être amélioré ? Qu’à cela ne tienne, le génie incompris se comporte comme un guerrier prêt à attaquer. Après tout, ne dit-on pas que la meilleure défense, c’est l’attaque ? Avec le génie incompris, tous vos arguments, quels qu’ils soient, seront contrés. Si sa plume ne vous a pas transporté, c’est votre faute, pas la sienne. Votre cerveau se révèle trop défaillant pour comprendre ce qu’il a écrit, voyons.
Comment ai-je découvert l’existence du génie incompris, alors que je n’ai jamais eu affaire à lui ? Je croise les doigts pour ne pas en croiser un. La répétition du verbe « croiser » est volontaire. J’ai écouté les anecdotes de Maritza Jaillet et de Mélanie Desforges. Respectivement chroniqueuse et ex-chroniqueuse, elles lisent plus régulièrement que moi. Par « lire », entendez « lire les auteurs qu’elles côtoient sur les réseaux sociaux ». Autant dire qu’elles sont habituées à échanger avec bon nombre d’entre eux dont certains peuvent se montrer contestataires. Ma pile à lire déborde, mais je chronique au compte-gouttes. Lorsque j’effectue une bêta-correction, les oppositions se font rares. Comment rejeter une règle de français, alors que je soumets, à l’auteur concerné, des liens explicatifs renvoyant vers des sites sérieux, comme Le Robert ou le Projet Voltaire ? En matière de lecture, si l’on excepte la qualité de la langue, tout repose sur les ressentis. Les goûts et les couleurs de chacun ne se discutent pas, mais pour le génie incompris, si.
Il y a quelque temps, Maritza Jaillet avait d’ailleurs dénoncé le comportement de certains génies incompris qui s’étaient permis d’insulter des chroniqueurs, une fois le travail rendu. Des chroniques, j’en ai eu ; des bonnes et des moins bonnes ; des négatives et des positives. Je suis même tombée sur de mauvaises chroniqueuses dont l’une s’était évaporée dans la nature, sitôt le livre reçu. Or, à aucun moment il ne me viendrait à l’esprit d’insulter une chroniqueuse. Oui, dans mon cas, j’ai essentiellement affaire à un public féminin. Si l’envie vous démange et si vous sentez que vous vous transformez en génie incompris, dites-vous qu’un livre, qui ne récolte que des critiques dithyrambiques, paraît tout de suite suspect aux yeux des acheteurs potentiels. 

Le Calimero

« Au lieu de geindre en public, sers-toi de tes plaintes ou de tes doléances pour écrire un livre. Ainsi, ta colère et ton chagrin deviendront constructifs. »

Calimero désigne un personnage de dessin animé, représenté par un poussin noir dans une portée de poussins jaunes. Une coquille d’œuf à moitié brisée lui sert de couvre-chef. Se plaignant souvent, Calimero s’est fait connaître grâce à sa phrase fétiche, aujourd’hui devenue culte : « C’est vraiment trop inzuste ! » Vous noterez, au passage, son zézaiement .
Un individu qui se plaint et qui se sent persécuté est, de facto, qualifié de Calimero. Beaucoup d’auteurs, à l’instar de Maritza Jaillet, utiliseront le sobriquet Ouin-Ouin pour le qualifier. Comment opère le Calimero ou le Ouin-Ouin ?
À en juger par ses propos, le monde entier lui en veut, et il est frappé par la malchance depuis sa naissance. Vous souvenez-vous des sorcières créées par Roald Dahl, ou des bons gros méchants qui apparaissent dans les films d’animation Disney ? Eh bien, le Calimero les a tous connus et affrontés. Dans ses publications, il respire rarement le bonheur, et il déverse ses malheurs sur les réseaux sociaux. Son public, c’est son journal intime, comme s’il ressentait le besoin de trouver une oreille compatissante qui garantira sa position de « victime ».
Comme le précise Maritza Jaillet, le Calimero possède « un ego sous-dimensionné ». Intimement persuadé que ses écrits ne valent pas grand-chose, il finit par éloigner les lecteurs potentiels, à force de répandre des pensées négatives autour de lui.
Qu’en est-il des ouvrages du Calimero ? Les jérémiades de ce dernier le freinent dans sa production littéraire, alors qu’il pourrait, s’il le souhaitait, se servir de ses malheurs pour alimenter le contenu de ses livres. L’écrivain Philippe Sollers, que j’avais mentionné dans ma première romance, Un deal pas très catholique, avait notamment déclaré : « Composer un livre, seul moyen de parler de soi sans assister à l’ennui des autres. » Ceux qui me suivent sur les réseaux sociaux doivent se souvenir de cette citation, car je l’ai récemment partagée. « L’auditoire » des réseaux sociaux possède un seuil de tolérance limité, à l’égard des personnes qui se plaignent en permanence. L’inspiration, elle, ne comporte aucune limite. Le Calimero ferait donc bien de méditer sur les mots de Philippe Sollers.
Si les livres du Calimero ne se vendent pas suffisamment à son goût, il geindra deux fois plus : « Pourquoi personne n’achète mes livres ? » Dans ce contexte précis, Maritza Jaillet qualifie le Calimero de saule pleureur. Ne parvenant pas à gérer sa frustration, ce dernier peut hurler son indignation ou devenir agressif sans crier gare.
Une autrice s’est récemment servie des Stories  Instagram pour se plaindre, car malgré la baisse du prix, ses livres ne semblaient pas intéresser grand monde. À mon sens, l’autrice ne soulève pas les bonnes questions. Elle devrait se demander si sa couverture donne envie, si sa manière d’écrire est correcte et si elle communique assez autour de ses livres, sans se montrer maladroite. En se défoulant dans les Stories, elle vient de commettre un impair et d’écorner son image. Dans la vidéo éponyme qu’il a publiée sur YouTube, le coach en séduction Charles Lovecoach martèle cette phrase : « La pitié ne crée pas de désir ! » Si le principe se vérifie en matière amoureuse, je pense qu’il s’applique également à la vente et aux auteurs… 

Le philanthrope

« Un produit, même exceptionnel, doit être porté à la connaissance de tous pour être vendu. »

Comme son nom l’indique, le philanthrope écrit par passion. Jusque-là, rien d’anormal. Mais tout se corse lorsqu’il s’agit de promouvoir ses ouvrages. J’ai découvert l’existence du philanthrope grâce aux témoignages de Maritza Jaillet. D’après les propos recueillis, le philanthrope ne comprend pas que le livre représente un produit qu’il faut vendre.
Diamétralement opposé au spammeur et au vendeur à la criée, dont l’excès et l’exubérance font fuir, le philanthrope considère que le livre se vendra tout seul une fois sorti, ou que l’écriture supplante la communication et la publicité. Tant que le philanthrope produit, il se sent heureux.
Un proverbe chinois pourrait s’appliquer à son cas : « Ne vous mettez pas en avant, mais ne restez pas en arrière. » En effet, si le philanthrope était si peu motivé à l’idée de faire connaître son ouvrage, il aurait été préférable de le laisser prendre la poussière dans un tiroir. Au moins, le tiroir ne prend pas de sous. Pour économiser de l’encre, le philanthrope aurait même pu laisser son texte sur son ordinateur ou sur un disque dur externe. Comme l’explique Maritza Jaillet, à partir du moment où un ISBN  a été attribué, le livre doit être promu pour être vendu. 

Le marketeur

« Vendre beaucoup, après avoir bien travaillé ta communication et analysé ce qui plaît au public, ne fait pas de toi un auteur qui écrit mieux que les autres et qui maîtrise mieux la langue. Tu es juste astucieux et intuitif. Ne confonds pas non plus vitesse et précipitation : dans le premier cas, tu te montres efficace ; dans le second, le travail est bâclé. »

Contrairement au philanthrope, le marketeur sait se vendre. Bien qu’il n’ait pas toujours suivi des cours de marketing, il se comporte comme s’il en connaissait toutes les ficelles. Le philanthrope devrait d’ailleurs s’inspirer du marketeur, car dans la majorité des cas, les stratégies de celui-ci se révèlent payantes. Sur Amazon, le marketeur ne récolte pas moins de cinquante commentaires sur chacun de ses ouvrages, et les performances de ses ventes méritent d’être applaudies. Néanmoins, l’attitude de certains marketeurs ne donne pas envie de les côtoyer.
Pour préserver leur anonymat, beaucoup d’auteurs masquent leur visage sur les réseaux sociaux. Le marketeur type, lui, ne s’en soucie pas. N’hésitant pas à jouer sur son image, il poste régulièrement des selfies et des vidéos dans lesquels il se prend pour un top model, prêt à rivaliser avec le mannequin Heidi Klum. Il m’arrive, de temps à autre, de tourner une petite vidéo ou de poster des portraits de moi pour m’adresser à la communauté littéraire. Or, à côté du marketeur type, plus à l’aise dans ses baskets, je fais pâle figure.
Sous prétexte qu’ils écoulent facilement leurs livres, certains marketeurs se sentent supérieurs aux autres auteurs et n’hésitent pas à le montrer avec des mots pleins de suffisance. Quand je vois défiler la publication d’un marketeur condescendant, mon aversion pour la violence disparaît instantanément ; l’uppercut de Mike Tyson et le coup de boule de Zinedine Zidane ressurgissent aussitôt. Comme c’est étrange…
En matière d’écriture, certains marketeurs vont plus vite que Bip Bip . Ils sont capables de sortir un livre tous les trois mois. La qualité du contenu dépendra des compétences du marketeur et de ses limites en français. Certains marketeurs rendent un travail globalement propre, tandis que d’autres fournissent un texte peu abouti, comportant des coquilles gênantes qui auraient pu être gommées – s’ils s’étaient davantage penchés sur leurs ouvrages. En effet, il est extrêmement rare qu’un correcteur professionnel trouve le temps de vous corriger en moins de trois mois. Vous n’êtes pas tout seul sur son planning ! Et, à moins d’être un as de la langue de Molière, les logiciels de correction, comme Le Robert et Antidote, ne suffisent pas. 

Le mendiant

« Mendier de l’attention te fait perdre de l’attention. Tes livres sont dévalués avant même d’être évalués. Ils ne peuvent plus être valorisés, parce que tu t’es dévalorisé. »

Si le Calimero s’épanche en public sur tous les aspects de sa vie ou presque, le mendiant se concentrera uniquement sur certains aspects, en vue de susciter de la pitié. Il comptera sur votre compassion pour vendre ses livres. Certains mendiants pourront vous sortir : « S’il vous plaît, mon chat n’a pas mangé depuis trois jours. Achetez mon livre ! » Vous trouvez cette phrase pathétique et exagérée ? Au grand dam de Maritza Jaillet, elle comporte un air de déjà-vu. Si Maritza ne m’en avait pas touché deux mots, pour l’écriture de mon livre, je n’aurais pas découvert le « slogan spécial mendiant ».
À mes yeux, la promotion d’un produit s’apparente à la séduction. Vous mettriez-vous en couple avec une personne qui vous supplie de le regarder, de lui écrire et de l’aimer ? Je suppose que non. Vous seriez davantage attiré par ses qualités et par sa manière de vous combler. Eh bien, pour la vente d’un livre, le principe demeure le même : les lecteurs potentiels se tourneront davantage vers un livre susceptible de les ravir, plutôt que vers un auteur qui aura mendié, en se servant de ses déboires. Certes, la plupart des auteurs gagnent peu. Mais ils ne sont pas encore à la rue. 

Le vantard

« C’est en te vantant que tu engendres défiance plutôt que confiance. En exagérant tes mérites, tu incites les gens à croire que tu leur vends du rêve. »

Le vantard se cache partout, y compris parmi les auteurs. Il vous sidérera par son aplomb. Pendant que vous vous ingéniez à promouvoir efficacement vos ouvrages, il multipliera les superlatifs pour décrire ses livres et ses personnages. Comme par hasard, ces derniers sont tous beaux, magnifiques, forts, formidables, géniaux… Le vantard n’hésitera pas non plus à répéter que leur histoire mérite d’être lue. Tandis qu’il enfile les termes laudatifs, comme on enfilerait les perles sur un collier, je vois la brioche de la pub Vahiné se dresser devant moi. Comme elle est sympathique, elle me met en garde : « Vahiné, c’est gonflé ! »
Certains auteurs vantards comparent même leur style d’écriture avec celui d’un écrivain connu : « Si vous aimez Stephen King, vous adorerez mon roman. J’écris comme lui ! » Je caricature à peine. D’autres auteurs vantards, en revanche, préféreront la sphère cinématographique pour s’autocongratuler : « Ce soir, TF1 diffusera le magnifique film réalisé par Steven Spielberg. Mes protagonistes sont aussi magnifiques que les héros du film. En effet, à la cinquantième minute et à la trente-sixième seconde, on peut voir que Jean-Eustache a des poils aux fesses similaires à ceux de Brad Pitt… » J’ironise, mais l’idée reste la même dans l’esprit de l’auteur vantard qui aurait mieux fait de garder à l’esprit ce proverbe québécois : « Toutes marchandises vantées perdent leur prix. »
En outre, j’ai découvert qu’une infime poignée d’auteurs vantards attribuaient des notes à leurs propres livres, sur des sites comme Booknode ou Babelio . Booknode permet de classer les ouvrages lus au sein de plusieurs catégories : « Diamant », « Or », « Argent », « Bronze », « Lu aussi », « En train de lire », « Pas apprécié », « Envies » et « PAL » . Comme vous pouvez vous en douter, les catégories « Diamant » et « Or » concernent les livres que vous avez préférés. Eh bien, le vantard n’hésitera pas à classer son propre livre dans la catégorie « Diamant » ou « Or ». Il déposera également un avis dans lequel il louera les mérites de son livre. S’est-il montré suffisamment malin pour prendre un pseudonyme qui ne ressemble pas à son nom de plume ? La réponse est non. Je ne vous apprends donc rien en vous disant que Jean-Eustache de La Vantardise et JE de La Vantardise sont bien une seule et même personne.
Plutôt que de s’écouter parler, le vantard devrait retenir ce proverbe kurde que je trouve très sage : « Se vanter d’une belle action est plus facile que de la réaliser. » En effet, j’ai remarqué que certains auteurs vantards étaient loin d’avoir sorti des livres exempts de fautes de français. Je ne parle pas de quelques fautes de syntaxe ou d’orthographe, mais d’une flopée. Quant aux autres auteurs vantards, la plupart sont loin d’avoir remporté l’adhésion du public concernant leurs ouvrages. Leur lectorat se compose principalement de personnes qui leur sont proches, ou avec lesquelles ils ont noué des liens sur les réseaux sociaux. 

Le créateur d’embrouilles

« Si tu veux déclencher un conflit, crées-en un entre les personnages de ton roman, et non sur les réseaux sociaux. Ainsi, les personnes dotées d’une certaine intelligence ne remettront pas en question la tienne ou ne douteront pas de ta santé mentale. »

Connaissez-vous les mots shitstorm et drama ? S’ils ne vous disent rien, le créateur d’embrouilles les connaît par cœur. Le terme anglais shitstorm, pouvant être remplacé par celui de drama, signifie littéralement « tempête de merde ». À l’échelle d’Internet, le shitstorm désigne un déferlement de commentaires haineux ou de critiques virulentes, à l’encontre d’une personne, d’un groupe de personnes ou d’une entreprise, à la suite d’un scandale initié par l’utilisateur d’un réseau social ou d’un forum.
Avant de publier mes romans, j’ignorais l’existence des mots shitstorm et drama. Me jugeant inculte, l’oiseau bleu de Twitter a décrété que je devais être impliquée dans l’un d’eux pour en découvrir la définition.
Comment naît un shitstorm ou un drama ? Tout est matière à shitstorm ou à drama, pour le créateur d’embrouilles : vous avez eu le malheur de vous désabonner de son compte ? Hop, shitstorm. Vous l’avez bloqué parce qu’il nuisait à votre bien-être ? Shitstorm. Vous préférez les culottes à pois rouges, alors qu’il préfère les slips jaune poussin ? Shitstorm. Vous mettez trop d’émojis dans vos publications ? Shitstorm.
Le terrain favori du créateur d’embrouilles ? Twitter ; décrit par certains influenceurs comme le réseau social le plus délétère. En tant que « cibles », Maritza Jaillet et moi-même ne le savons que trop bien. Il faut avouer que traîner sur Twitter revient à crier sur la place publique, ce qui n’est pas sans rappeler la place de Grève et ses pendaisons. Les posts sont plus visibles sur Twitter, contrairement à Facebook qui se veut plus communautaire. Quant à Instagram, les commentaires qui apparaissent sous les posts ne sont pas mis en exergue, et il est aujourd’hui possible de les masquer. Néanmoins, des commentaires peu amènes peuvent également « germer » sur Instagram. Ce fut le cas pour moi, en raison de mes connaissances sur les codes hexadécimaux. Ces derniers permettent de déterminer les couleurs, dans les domaines du webdesign et du graphisme.
Le créateur d’embrouilles cherche à attirer l’attention ou à se faire plaindre. Doté d’une intelligence limitée, il se croit malin. Il mentionnera sa « cible » dans la publication empoisonnée qui conduira au drama. Il se montrera violent ou jouera les « victimes », en fonction de la situation : « Sophie Lim s’est désabonnée, et Maritza Jaillet a appelé sa chatte Maki au lieu de Sushi. Mélanie Desforges préfère les points de croix aux points de suture. Vous vous rendez compte ? ? ? » Oui, on se rend compte de ta bêtise et de ton attitude de gamin.
Le créateur d’embrouilles peut même aller plus loin, en faisant circuler les captures d’écran des messages privés que vous avez échangés. Il les tronque et les sort de leur contexte, afin d’amener la communauté littéraire à vous détester ou à vous tourner le dos. C’est du vécu. Une autrice que j’avais bloquée avait fait circuler mes messages privés, alors que je m’étais confiée à elle à l’époque où nous étions « amies ». Sortis de leur contexte, mes propos ont été mal interprétés, et beaucoup d’auteurs ont considéré qu’il fallait me fuir comme la peste. Surexposée, Maritza a subi le même traitement, avec des personnes différentes.
Je reçois régulièrement des messages privés dans lesquels des auteurs se livrent. Si j’agissais de la même manière que le créateur d’embrouilles, je déclencherais une Troisième Guerre mondiale entre auteurs, ou entre auteurs et chroniqueurs. Comme l’indique la célèbre phrase, attribuée au philosophe allemand Friedrich Nietzsche, « ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » Les gens qui sont restés autour de moi sont ceux qui connaissent ma véritable valeur. Je ne me sens donc pas triste d’avoir « perdu » des personnes malléables ou qui n’en valaient pas la peine. D’après une citation trouvée sur Facebook, et dont j’ignore la paternité, « les faux amis croient aux rumeurs. Les vrais amis croient en vous. » C.Q.F.D.
Le créateur d’embrouilles risque-t-il une sanction pénale ? Oui, mais dans les faits, la preuve reste difficile à rapporter ; raison pour laquelle je n’ai pas souhaité porter plainte. Qu’il s’agisse d’un support numérique ou d’un support papier, nul n’est autorisé à divulguer vos correspondances privées sans votre consentement, sous peine d’enfreindre l’article 226-15 du Code pénal, portant sur l’atteinte au secret des correspondances. La violation dudit article est punie d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
Réprimé par l’article 222-33-2-2 du Code pénal, le cyberharcèlement, d’ordre moral ou sexuel, est passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Si vous en êtes victime, vous pouvez demander, dans un premier temps, le retrait des publications délictuelles. Le cyberharcèlement est caractérisé, dès lors que survient un harcèlement moral ou sexuel, commis par voie électronique. Ledit harcèlement concerne les injures, les insultes et les actes de diffamation, provenant d’un site Web ou des réseaux sociaux. Il peut prendre diverses formes : intimidations et menaces en ligne, propagation de rumeurs, piratage de comptes et usurpation d’identité numérique, création d’un groupe de discussion à l’encontre d’une personne désignée, publication d’une photo ou d’une vidéo compromettante pour la victime.
Le « cyberharcèlement en meute », aussi appelé « raid numérique », a été intégré au Code pénal depuis la loi Schiappa du 3 août 2018. Le « cyberharcèlement en meute » constitue une attaque coordonnée et simultanée, de la part de plusieurs individus qui unissent leurs forces, en vue de harceler quelqu’un sur la Toile.
Il va de soi que je condamne de telles pratiques, dont j’ai moi-même été victime lorsque j’ai gagné en visibilité sur les réseaux sociaux. Quelques mois après la sortie de mon premier roman, un auteur s’était rendu sur le blog d’une chroniqueuse pour critiquer ma romance. Éconduit par la chroniqueuse, il avait ouvert un compte Twitter et avait posté plusieurs publications médisantes, au sujet de mon roman. Je n’ai toujours pas découvert qui se cachait derrière ce sinistre individu.
La plupart du temps, le créateur d’embrouilles ignore qu’il outrepasse les limites légales. Il pense souvent qu’il peut agir en toute impunité, ce qui explique pourquoi il multiplie les plaisirs dans son « entreprise de démolition ». Le subtweet et le QRT font également partie des spécialités sournoises du créateur d’embrouilles. Je les aborde dans mon article de blog, intitulé « Le vocabulaire du Twitter littéraire ».
Diminutif de subliminal tweet, le subweet consiste à critiquer ouvertement une personne sans la mentionner directement. Le détracteur fournit suffisamment d’indices permettant aux twittos de deviner l’identité de sa « cible ». En usant de cette pratique, le créateur d’embrouilles, qui se croit omnipotent, laisse libre cours à sa créativité. Sa langue vipérine ne connaît aucune limite.
Acronyme du terme anglais quote retweet, le QRT – ou tweet cité, en français – n’est autre que le partage d’un tweet, accompagné d’un commentaire. Par ce biais, le créateur d’embrouilles attaque l’auteur du tweet ou détourne l’origine de la publication en lui attribuant un autre sens. Son objectif ? Répandre des rumeurs ou divulguer de fausses informations, en songeant : « À défaut d’attirer les gens avec les couvertures de ses livres, pourquoi ne pas se montrer retors et tirer la couverture à soi ? »
Le créateur d’embrouilles éprouve le besoin d’engendrer du drame ou de la tragédie pour se sentir exister. Or, comme il n’est pas aussi doué que Shakespeare, Corneille ou Racine, Twitter est devenu son théâtre. Bien souvent, il avance dans ses écrits à la vitesse d’un escargot, alors qu’il pourrait retranscrire sa rage dans ses œuvres, notamment en donnant vie à un personnage sadique au sein d’une fiction ; un personnage aussi sadique qu’Akito Sohma dans Fruits Basket , par exemple… 

L’influençable

« Fie-toi à ton propre jugement, au lieu de te laisser obscurcir par celui des autres. Il vaut mieux conduire ton propre troupeau, plutôt que d’en suivre un. »

Le créateur d’embrouilles vous a pris en grippe et médit sur votre compte ? D’autres personnes vous qualifient de « gourou » ou de « sorcière » sans vous connaître ? L’influençable, avec lequel vous n’avez jamais échangé, ou très peu, se détournera de vous tôt ou tard, puisqu’il écoute les qu’en-dira-t-on en se fiant à eux. Il cessera de vous suivre sur les réseaux sociaux ou il vous bloquera ; au choix. Si cela vous arrive, dites-vous que vous n’avez rien perdu au change ; juste une personne inintéressante qui vous a rendu service en partant. Vous avez tellement plus à offrir : à vos proches et à d’autres auteurs, chez lesquels le mot « soutien » ne représente pas qu’un vain mot. Bien qu’ils ne se manifestent pas toujours, vos lecteurs existent.
Quelques auteurs influençables se tiennent loin des embrouilles. Cependant, ils répondront présents lorsqu’un projet d’écriture germera dans leur esprit. Leur créativité doit suivre un certain schéma, dicté par les on-dit, et leur rapport à l’écriture peut revêtir un « côté scolaire ». Si un autre auteur affirme qu’il vaut mieux utiliser l’orthographe réformée dans ses ouvrages, l’influençable suivra le mouvement et troquera l’orthographe traditionnelle contre celle de 1990. S’il entend que la romance se vend mieux que les romans de science-fiction, il pourra même abandonner son projet de départ pour en entamer un autre. D’après les propos de ses chers « collègues auteurs », écrire une romance lui permettra d’égaler Guillaume Musso ; d’où l’intérêt de se conformer à la masse, vous comprenez. En bon influençable qu’il est, il obtempère, sans se demander si ses nouveaux choix lui conviennent ou pas ; il ne s’interroge pas sur la pertinence des « conseils » donnés. Pour l’influençable, se contenter de faire évoluer ses écrits au gré du vent se révèle tellement plus simple à mettre en place.

L’imitateur

« Quand tu imites quelqu’un, dans les moindres détails, tu ne crées pas vraiment. Tu deviens une pâle copie, et tu ne vis que dans l’ombre de ce quelqu’un ; à travers et en fonction de lui. »

Bien qu’il ait des genres littéraires de prédilection, l’imitateur sera davantage à l’affût des « recettes miraculeuses » ; celles qui le conduiront au succès. Or, contrairement au marketeur, il n’étudie pas les stratégies marketing. Il préférera calquer ses histoires sur celles d’un écrivain mondialement connu, comme Stephen King ou J. K. Rowling. Faire preuve d’originalité ? Pour quoi faire ? Celle de l’imitateur se trouve dans les ouvrages écrits par d’autres.
Pour l’imitateur, « s’inspirer » reviendra à « piquer » les idées d’autrui en les reformulant… ou pas. En effet, certains imitateurs n’hésitent pas à reproduire, au mot près, des paragraphes entiers d’œuvres déjà existantes. Le Code de la propriété intellectuelle et les droits d’auteur ? Il s’assoit dessus, surtout s’il compte rester un auteur autoédité. Eh oui, certaines maisons d’édition sont désormais équipées d’un logiciel anti-plagiat, ce qui peut mettre à mal les rêves de gloire de l’imitateur.
Quelles sont les différences entre « puiser son inspiration » et « plagier » ? Dans le premier cas, vous façonnez votre histoire à partir d’un modèle de départ ou de quelques idées clés. Une fois achevée, votre fiction ne ressemblera pas du tout à l’œuvre qui vous aura inspiré. Dans le second cas, vous créez peu, voire pas du tout ; vous copiez d’une façon aussi vilaine que votre voisin de classe, qui lorgnait sur votre devoir de maths – pour peu que vous soyez doué en maths.
Lorsque l’imitateur décrit son livre, il déclare, bien souvent, que ce dernier a des similitudes avec telle œuvre de tel écrivain célèbre, ce qui dessert son image. Pour éviter de passer pour quelqu’un de prétentieux, l’imitateur devrait se rappeler ces paroles de Victor Hugo : « N’imitez rien ni personne. Un lion qui copie un lion devient un singe. » 

Le négociateur

« La négociation repose sur la réciprocité. Marchander avec quelqu’un ne consiste pas à le léser. »

Si le terme de « négociateur » vous évoque le titre d’un film, mettant en scène Samuel L. Jackson aux côtés de Kevin Spacey, vous vous trompez de registre. Dans la sphère littéraire, le négociateur ne résout aucune crise. Il ne cherche pas à libérer des otages, puisque l’otage, c’est l’auteur ou le chroniqueur qu’il côtoie. Pris pour « cible », ce dernier aurait mieux fait d’ignorer ses sollicitations. Sa gentillesse le perdra !
Comme je souhaite garder le négociateur culotté pour la fin, je vais commencer par le négociateur modéré. Bien souvent, celui-ci essaye de passer un accord avec un autre auteur : « Je lis ton ouvrage si tu lis le mien. » Percevez cela comme un échange de bons et loyaux services. Votre prose ne l’intéresse que moyennement, voire pas du tout. Son objectif ? Décrocher un bel avis de lecture pour déclencher d’autres ventes ; et si possible, sur Amazon. Eh oui, contrairement à d’autres sites, le géant américain du commerce en ligne classe les ventes.
De prime abord, la proposition du négociateur modéré peut sembler sympathique. Vous vous dites que vous gagnerez tous les deux au change ; hélas, pas toujours. Songez aux devises que vous devez convertir, lorsque vous partez en vacances à l’étranger. Vous souvenez-vous du montant des commissions ? Vous n’obtenez pas l’équivalent de votre monnaie de départ. L’argent que vous toucherez dépendra des taux appliqués. Dans certains cas, le négociateur modéré se comporte comme le salarié d’un bureau de change. Vous lisez son ouvrage et vous vous efforcez de déposer un avis argumenté sur Amazon, de plus de cinq lignes. Il peut même vous arriver d’envoyer un message privé au négociateur modéré, en vue de partager avec lui vos ressentis post-lecture. Lorsque vous découvrez le commentaire Amazon qu’il a laissé, vous tombez des nues : « Un livre que j’ai adoré. Je vous le conseille trop ! ! ! » Et là, votre petite voix intérieure s’exprime : « Ça va ? Pas trop mal aux mains ? Rédiger des commentaires d’une demi-ligne doit être vraiment éreintant ; plus éreintant que de se couper les ongles. Jeux de main, jeux de vilain ! Le poil que tu as dans la main t’empêche, à coup sûr, de développer ton avis de lecture. C’est l’évidence même, voyons. »
Le négociateur modéré peut parfois vous mettre mal à l’aise lorsqu’il vous propose de « troquer » vos livres. Si lire le vôtre ne le dérange pas, vous vous montrez plus réticent. Vous n’aimez pas les récits sanglants, et vous voilà confronté à un auteur de romans horrifiques. Vous avez lu un extrait de son livre et avez relevé une dizaine de fautes dès la première page, sans oublier les phrases mal construites qui perturbent la lecture. Comment réagir ? Se montrer franc. Vous n’allez pas vous forcer, au motif que vous gagnerez un lecteur. Tant que vous n’abandonnez pas l’écriture, vous en trouverez d’autres.
Comparé au négociateur modéré, le négociateur culotté se veut plus « retors ». Il s’adressera, en premier lieu, aux chroniqueurs. Le « marché » qu’il passe avec eux s’apparente à du chantage. En effet, d’après les propos de Maritza Jaillet, certains négociateurs culottés soumettront un ouvrage à un chroniqueur à la seule condition que celui-ci soit disposé à laisser un « avis cinq étoiles » ; que ce soit sur Amazon ou sur d’autres plateformes. Si le chroniqueur émet quelques réserves, le négociateur culotté se braquera et refusera de lui envoyer son livre. Il pourra même prononcer les mots suivants : « Si tu veux mon livre, tu n’as qu’à l’acheter. Bah oui, vu que tu ne veux pas me mettre un cinq étoiles… » Si j’avais été confrontée à de tels arguments, j’aurais certainement pensé très fort : « Tu évoques la notation cinq étoiles… Tu t’es cru dans les palaces que je décris dans mes romances ? ? ? Le bouquin que tu as écrit devra satisfaire aux mêmes critères de sélection. Sinon, je ne l’accepte pas. » 

Le dénigreur

« Vendre beaucoup de livres ou te sentir fier de tes accomplissements ne te rend pas supérieur aux autres. En les critiquant gratuitement, tu ne t’élèves pas. Tu leur montres juste l’étendue de ta bassesse et de ta langue vipérine. »

Le dénigreur porte bien son sobriquet. Son occupation favorite ? Critiquer pour le plaisir de critiquer, à l’image des mamies aigries que je croise au restaurant, dans la rue ou dans les transports en commun. Mélanie Desforges les décrit d’ailleurs dans sa vidéo YouTube, Les grands secrets du monde littéraire.
Certains dénigreurs n’hésiteront pas à médire en public, tandis que d’autres préféreront s’y adonner par le biais de messages privés ou de serveurs Discord , jugés plus sûrs que Twitter. Tôt ou tard, chacun de nous est amené à critiquer ou à se plaindre d’une personne de son entourage. Il faut de tout pour faire un monde, et tout le monde n’est pas fait pour s’entendre. Or, chez le dénigreur, la critique est devenue un mode de vie. Infatué, il repérera la moindre de vos faiblesses pour vous rabaisser. Lorsqu’il parvient à écouler ses livres, et pas vous, il peut feindre l’étonnement : « Pourquoi j’arrive à vendre, alors que vous ramez ? Vous êtes nuls ou quoi ? ? ? » Vous vous demandez s’il plaisante. Hélas, non. Provoquer fait partie de lui. Certains dénigreurs ne vous mentionneront pas directement, mais ils livreront suffisamment de détails dans leurs publications, afin que vous sachiez qu’il s’agit de vous.
D’autres dénigreurs, plus lâches et plus sournois, ne démarreront pas les hostilités. Ils attendront que l’un de leurs pairs s’exprime pour renchérir, voire surenchérir. Ils se comporteront comme des anguilles ou comme les murènes d’Ursula, dans La Petite Sirène de Disney. Vous voyez le tableau ?
Je me rappelle avoir été éclaboussée de la sorte par deux dénigreurs. Quand je pense que ces personnes ont une dizaine d’années de plus que moi, je me permets de remettre en cause la théorie selon laquelle la sagesse s’acquiert avec l’âge.
Une chroniqueuse, qui s’était arrogé le droit de se moquer de l’un de mes livres, sans même l’avoir lu, « piquait » les citations que j’avais partagées sur Instagram, en vue de les poster sur Twitter. Il y a quelque temps de cela, je programmais mes publications sur Instagram avant de les programmer sur Twitter. Comme la chroniqueuse se levait aux aurores, elle avait le champ libre pour agir. Je serais donc passée pour la « copieuse de service » en postant après elle sur Twitter, dans la même journée. Ne supportant plus ses mesquineries, je me suis désabonnée de cette chroniqueuse qui n’a pas trouvé mieux que de créer un drama. Ayant perçu mon geste comme un affront, elle n’a pas tardé à crier au scandale, en citant mon nom.
Plusieurs personnes ont réagi dont deux dénigreurs. L’un d’eux ne me connaissait pas. Comme je ne le suivais pas en retour, il a fini par se désabonner de mon compte. Il s’est ensuite rendu sur mon profil pour le scruter. Sur mon ancien compte Twitter, je suivais trois cents personnes et j’avais plus de mille abonnés. Ce cher Monsieur Dénigreur en a donc déduit que je devais être une « sorcière » ou un « gourou » pour attirer les gens, avec si peu d’abonnements. Bien que l’eau ait coulé sous les ponts et qu’il ait cherché à me suivre ailleurs que sur Twitter, je n’oublie pas les qualificatifs dépréciatifs émanant de son tweet.
Quelques dénigreurs iront plus loin dans leur « entreprise de démolition ». Ils se rendront sur Amazon et attribueront une mauvaise note à vos livres, uniquement parce qu’ils ne vous aiment pas.
Il y a environ deux ans, un auteur très suivi sur Twitter, et avec lequel j’échange régulièrement, avait reçu un commentaire Amazon « une étoile » sous l’un de ses romans. Vu la teneur des propos, je suis surprise qu’Amazon ait accepté que l’avis soit publié. Outre la notation négative et les attaques injustifiées au sujet du livre, il avait été reproché à l’auteur de se montrer réactionnaire dans ses tweets. Le dénigreur jugeait-il l’ouvrage ou faisait-il le procès de l’auteur ? Si ce dernier avait intégré le top 10 des auteurs les mieux vendus de France, le dénigreur n’aurait sans doute pas agi de la même façon. En effet, ma bibliothèque compte plusieurs livres de John Grisham, de Guillaume Musso et de Marc Levy. En dehors de ma lecture et des informations récoltées sur Internet, je ne sais quasiment rien d’eux. Ils sont également moins accessibles qu’un auteur méconnu. S’en prendre à lui et à son intégrité se révèle donc plus facile de prime abord.
Comment réagir face à un dénigreur ? Ne pas réagir, tout simplement. Sans son public pour l’applaudir ou pour abonder dans son sens, le dénigreur perd de sa superbe. D’ailleurs, le dramaturge George Bernard Shaw, qui avait obtenu le prix Nobel de littérature en 1925, n’avait-il pas affirmé que le silence était « l’expression la plus parfaite du mépris » ? 
L’ermite

« Apprendre à connaître les autres leur permettra de te connaître, et t’intéresser à leurs textes les incitera à s’intéresser aux tiens. »

L’ermite ressemble beaucoup au philanthrope dans sa façon de se comporter. Or, contrairement au philanthrope, qui daignera montrer le bout de son nez de temps à autre, l’ermite cherchera à se couper de toute civilisation, au nom de ses romans. Qu’il vive dans les années quatre-vingt-dix ou en 2023 ne change pas grand-chose pour lui. Les réseaux sociaux ? Il sait de quoi il s’agit, mais il les boude. D’ailleurs, il a ouvert un compte il y a longtemps. Son credo ? Déserter les lieux pour mieux se concentrer sur l’écriture et pour mieux vendre.
Certains auteurs sont devenus des ermites sans crier gare. Du jour au lendemain, leur présence virtuelle a été réduite à néant durant des mois, voire des années. Pourtant, quand vous vous rendez sur Amazon, vous vous apercevez que leurs livres sont toujours commercialisés. Comment sont accueillis les ermites qui refont surface ? Tout va dépendre des relations qu’ils ont nouées avant de « disparaître de la circulation ». Une autrice, avec laquelle je discutais régulièrement, avait fait l’effort de revenir de façon sporadique. Or, comme elle est discrète, son retour n’a pas beaucoup été remarqué. Et les publications mettant en exergue ses livres sont passées inaperçues. D’autres ermites, en revanche, vont être questionnés sur les raisons de leur absence, car avant de s’éloigner de la communauté littéraire, ils ont pris le temps d’échanger avec d’autres auteurs ou avec des chroniqueurs.
Délaisser les réseaux sociaux, lorsqu’on est auteur, est-il une bonne idée ? À mon sens, non. Comme je l’ai évoqué précédemment, il faut apprendre à doser. Bien que les réseaux sociaux puissent être néfastes à plus d’un titre, ils contribuent à nous faire connaître. Dans beaucoup de cas, les personnes partagent et likent vos posts, parce que vous avez créé un lien avec elles. En se terrant dans son coin, l’ermite se concentre sur ses écrits, certes, mais que deviendront ses ouvrages une fois publiés ? Sans être promus, ils seront noyés dans la masse. Même en utilisant les réseaux sociaux, les auteurs ne peuvent affirmer, avec certitude, que leurs livres rencontreront le succès escompté. Or, comme je le dis toujours concernant mes romans, « mieux vaut récolter peu, de manière éparse, que rien du tout nulle part. » 

Le susceptible

« Si tu n’acceptes aucune critique, tu ne progresseras jamais. Même les artistes les plus célèbres et les chefs-d’œuvre ne remportent pas l’adhésion de tous. »

Le susceptible accepte les conseils et les critiques, à condition que ces derniers ne concernent pas ses livres. Lorsqu’un conseil pertinent est donné dans un tweet, il sera le premier à acquiescer. Quand certains auteurs, à l’ego surdimensionné, auront agi de manière contestable, il n’hésitera pas à montrer sa désapprobation. S’il semble ouvert à la critique, ce n’est qu’une apparence. Quand vous échangez avec lui en privé, il sort ses griffes ou se met sur la défensive. Il peut même avoir réponse à tout et vous donner l’impression qu’il participe à un jeu télévisé de culture générale, comme Qui veut gagner des millions ? Or, dans le cas du susceptible, l’appel à un ami et le 50/50 n’existent pas, puisqu’il n’écoute que lui-même.
S’agissant des critiques, il y a l’art et la manière. À mes yeux, un lecteur ou un chroniqueur qui confond « avis de lecture » et « procès aux Assises », en se montrant infect avec l’auteur, ne peut espérer « recevoir des fleurs » en retour. Malheureusement, dans l’esprit de l’auteur susceptible, toutes les critiques se valent, même celles qui ont été formulées sur un ton bienveillant. À partir du moment où vous avez soulevé un point qui vous déplaisait dans son « chef-d’œuvre », vous êtes devenu son ennemi.
Lorsque je m’apprête, en tant que bêta-correctrice, à montrer les coquilles que le susceptible a laissées dans son livre, je prévois toujours des liens renvoyant vers la règle de français applicable, afin de couper court à toute discussion. Parfois, l’auteur susceptible m’adresse des propos de cet acabit : « Oh, mais les règles de français ont évolué depuis l’époque mérovingienne, tu sais. Tu n’es peut-être pas au courant de la nouvelle orthographe. On écrit bien “y’a” et non “y a”. Il faudrait peut-être te renseigner. » Crois-tu vraiment que l’Académie française, dont je viens de te fournir le lien, se tromperait à ce sujet ? Eh bien, non. Comme le susceptible n’accepte pas son erreur, il renchérit : « Mais ils sont de la vieille école. Comme ils ne sont pas de ma génération, ils utilisent un français ancien, datant de plusieurs millénaires. Mon roman, lui, vit avec son temps. Il est très actuel. » Oui, tellement actuel que tu reproduis une erreur commune.
Le susceptible n’écrit pas forcément plus mal que les autres, et il pourrait améliorer ses ouvrages s’il le souhaitait. Sans ses œillères, il ne répéterait pas les mêmes erreurs. Si j’avais un conseil à donner au susceptible, ce serait de méditer sur cette phrase, attribuée à l’acteur Keanu Reeves : « Tu n’apprends rien de la vie si tu penses que tu as toujours raison. » 

L’étroit d’esprit

« Les goûts des lecteurs ne sont pas aussi limités que tes idées préconçues. »

Pour l’étroit d’esprit, il existe la littérature d’un côté, et la sous-littérature de l’autre. Même s’il n’y a pas d’âge pour devenir un étroit d’esprit littéraire, j’ai remarqué que la plupart des étroits d’esprit avoisinaient, au minimum, la cinquantaine. À leurs yeux, un auteur digne de ce nom doit écrire sur des sujets sérieux et employer un langage soutenu. Ils perdent de vue l’idée que les lecteurs cherchent, avant tout, à se divertir. Certains étroits d’esprit dévaloriseront la romance et la fantasy qui n’égaleront jamais, selon eux, les romans historiques, les thrillers ou les témoignages sur des sujets poignants. Comme j’écris des romances New Adult, inspirées des mangas et des otome games , j’ai pu relever une différence de traitement de la part de certains étroits d’esprit. D’ailleurs, ces derniers restent souvent entre eux. Eh oui, les affinités entre auteurs et les inimitiés existent aussi. Malgré notre imagination fertile, nous ne sommes pas une race à part !
Lorsqu’une personne ne m’apprécie pas à ma juste valeur, je finis par l’ignorer ou par lui dire ses quatre vérités, en fonction de mon degré de proximité avec ladite personne. Vu que je crée des montages livresques, notamment pour alimenter ma récente chaîne YouTube, une autrice étroite d’esprit s’est mise à me considérer comme un « distributeur de montages ». Plus elle s’adressait à moi, plus mes soupçons se sont transformés en certitudes.
L’exemple le plus parlant pour moi concernait une interview écrite qui avait été organisée par l’une de mes chroniqueuses. Ceux qui le souhaitaient pouvaient me poser des questions ouvertes. La plupart des participants m’avaient interrogée sur mon rapport à l’écriture, mes rituels ou mes goûts. L’étroite d’esprit, elle, avait été la seule à m’avoir soumis des questions sans lien avec l’écriture. Elle voulait savoir comment j’avais appris à « bien communiquer » et comment j’avais appris à créer des montages. Elle s’était également focalisée sur mon penchant pour les mangas, et m’avait demandé ce que je trouvais de bien dedans ; comme si je commettais une bévue en lisant des mangas à mon âge. Eh oui, je n’ai plus vingt ans et j’assume mon côté femme-enfant de Gémeaux.
En dehors de l’interview, l’étroite d’esprit et l’une de ses amies chroniqueuses ne commentaient mes tweets que pour me féliciter au sujet de mes montages, avec des mots redondants, comme si elles avaient appris leur texte par cœur. L’étroite d’esprit m’avait même remerciée d’avoir mis en avant les livres des auteurs, comme si je n’en faisais pas partie. Après la publication de l’une de mes chroniques, sur mon deuxième roman, l’étroite d’esprit avait formulé une remarque qui m’avait laissée coite : « C’est toujours impressionnant la première fois, hein ! ». Or, ce n’était pas ma première chronique. L’étroite d’esprit le savait, puisqu’elle me suit sur les réseaux sociaux depuis la publication de ma première romance.
Je ne prends pas mal les compliments sur les montages que je crée, bien au contraire. Et j’en ai reçu beaucoup, ce qui me va droit au cœur. Mais je n’accepte pas les compliments émanant de personnes qui me sous-estiment. Le plus drôle, dans l’histoire, c’est que certains étroits d’esprit commettent des fautes de français que certains « sous-auteurs » ne commettraient pas. Eh oui, s’il existe la littérature d’un côté, et la sous-littérature de l’autre, il faut également distinguer les « auteurs » des « sous-auteurs ». C’est ainsi que pense l’étroit d’esprit.
Malgré les préjugés qui subsistent à son sujet, la romance constitue l’un des genres littéraires dans lesquels je m’épanouis le plus. Lorsque je prends conscience de ma propension à créer des personnages « tordus », qui tomberont amoureux, j’en rigole et je n’en reviens pas moi-même. Je n’hésite pas non plus à dire que mes couvertures sont « rose Lotus » ou « rose papier toilette ». Tant qu’écrire des romances me procure bien-être et satisfaction, je n’arrêterai pas ; même si cela implique de devoir manger des pâtes premier prix, durant trois cent soixante et un jours. Il faut bien que je compense ma « pauvreté alimentaire » lors des fêtes : Nouvel An grégorien, Nouvel An chinois, le jour de mon anniversaire et Noël.
Si des personnes dénigrent vos livres, en raison du genre littéraire ou de la couverture, ignorez-les. Cette dernière doit exhorter à lire l’ouvrage, mais on ne juge pas un livre à sa couverture. On n’évalue pas non plus la qualité d’un texte en fonction du genre littéraire auquel il appartient. Il est toujours plus facile de critiquer, sans n’avoir rien créé dans un domaine, plutôt que de créer en prenant le risque d’être critiqué. Tant que vous prenez du plaisir dans ce que vous faites, n’abandonnez pas. Vous trouverez toujours des détracteurs autour de vous.

Un parallélisme peut être établi entre la « guerre des littératures », que je viens d’évoquer, et un article du Figaro, paru le 18 janvier 2023 : « Marc Levy contre Guillaume Musso : quel est le plus nul ? ». Dans cet article, au titre racoleur, le journaliste s’était montré condescendant à l’égard des deux écrivains, comme si la littérature populaire n’était pas de la « vraie littérature ». L’article a fait grand bruit, et les langues se sont déliées au sein de la communauté littéraire. Des messages de soutien, directs ou indirects, ont été adressés à Guillaume Musso, sur Twitter. Plusieurs auteurs se sont insurgés contre le mépris du journaliste, à l’endroit des deux écrivains précités.
L’agence littéraire Librinova, qui m’accompagne dans la publication de mes ouvrages, a également réagi à l’article du Figaro, dans un billet de blog : « Guillaume Musso, Marc Levy et l'article du Figaro : pourquoi autant de mépris envers la littérature populaire ? ». Comme l’explique Librinova, il n’existe pas de hiérarchie des genres, et il incombe aux lecteurs de choisir ce qu’ils ont envie de lire. Les raisons qui poussent quelqu’un à ouvrir un roman se révèlent multiples : besoin de s’évader ou de se changer les idées, creuser davantage un sujet, frissonner, trouver du réconfort, être happé par la plume d’un auteur…
À l’instar des « romans de gare », mes romances olé olé font partie du paysage littéraire. Et ceux qui résument les qualités d’un individu aux livres qu’il écrit seraient bien inspirés d’en faire autant, avant d’émettre toute critique. Qu’ils soient conspués ou encensés, Marc Levy et Guillaume Musso ont gagné une notoriété que certains écrivains, supposés sérieux, envient. Le but de la littérature ne consiste pas à étaler tout votre savoir en alignant, dans vos livres, tous les mots du dictionnaire. Telle que je la conçois, la littérature répond à plusieurs besoins, ce qui la rend à la fois ludique et didactique . 

Le profiteur

« Profiter de la vie ne signifie pas profiter des gens. En te servant d’eux, tes semblants de succès te desserviront tôt ou tard. »

Le profiteur peut sévir dans plusieurs cas. Dans un premier temps, il peut vous suivre sur les réseaux sociaux pour que votre visibilité serve la sienne, un peu comme le réseauteur. Vos publications ne l’intéressent pas. Il s’abonne à vos comptes en gardant à l’esprit le fameux « et si… » : et si Sophie m’aidait un jour à promouvoir mes romans ? Et si ses likes me permettaient de me faire davantage repérer ? Et si ses couvertures roses remplaçaient le papier toilette ? Il y a une pénurie dans mon supermarché habituel…
Le cas le plus classique concerne le « parler pour profiter ». Les profiteurs les moins finauds, qui porteront des sabots à la place des ballerines, ne vous adresseront la parole que si vous avez une chronique, une interview ou un montage à leur proposer. Le maître-mot ? Gratuité. Hors de question, pour le profiteur, de verser un centime ; pas même celui qu’il a trouvé dans la rue. Il le garde pour lui, celui-là, car en ramassant les centimes que des passants ont fait tomber, il peut s’offrir un chewing-gum à la boulangerie du coin. La vie n’est-elle pas merveilleuse ?
Les profiteurs les plus malins joueront la carte de l’amitié. Ils discuteront de temps à autre avec vous, mais se paieront le luxe de ne pas vous répondre pendant des semaines, voire des mois, en prétextant ne pas avoir de temps. Comprenez par là : « Je n’ai pas de temps à te consacrer. » Bizarrement, quand ils ont un service à vous demander, ils refont surface et multiplient les messages. Une fois le service obtenu, ils écourtent la conversation. Et vous vous heurtez, une nouvelle fois, au néant ou à la disparition « fantôme » du profiteur.
Une autrice, avec laquelle je m’entendais bien, avait agi de la sorte pour que je l’aide à rédiger son résumé durant mes vacances. Accoutumée aux résumés depuis le CM1, j’ai accepté. Une fois le travail reçu, elle s’était empressée de me dire « au revoir ». Bien qu’elle soit très appréciée au sein de la communauté littéraire, ce que je respecte, je n’ai eu aucun scrupule à couper les ponts avec elle. Une personne qui se sert de vous ne mérite pas votre attention. Peu importe qu’elle soit l’amie du prince William, de Stephen King ou d’Antoine Gallimard. À partir du moment où elle vous nuit, elle doit disparaître de votre vie.
J’ai également dû « serrer la vis » s’agissant des ouvrages à promouvoir sur ma chaîne YouTube. Une personne qui ne respecte pas les consignes d’envoi ne respecte pas votre travail, surtout si ladite personne préfère vous envoyer une capture d’écran, plutôt qu’une couverture en bonne et due forme. Lors d’un concours, ceux qui ne se conforment pas aux règles sont écartés d’office, donc autant appliquer les mêmes critères de sélection. 

Le bon camarade

« En voulant contenter tout le monde et en te montrant obséquieux , tu ne rends pas toujours service aux gens. »

De nature généreuse et possédant un grand cœur, le bon camarade n’aime froisser personne. Il se montrera toujours courtois sur les réseaux sociaux et ne prononcera jamais un mot plus haut que l’autre. Les préceptes de la Bible, en vertu desquels il faut aimer son prochain comme soi-même, s’appliquent au bon camarade. Celui-ci n’hésitera pas à remplir sa pile à lire, en achetant les ouvrages des personnes qu’il connaît. Il m’arrive également de le faire, mais chez le bon camarade, c’est devenu un réflexe. Alors que je vais davantage m’attarder sur le genre littéraire et le résumé, pour effectuer mon choix, le bon camarade prendra surtout en compte la relation qui le lie à l’auteur.
Certains bons camarades ne liront pas votre ouvrage. S’ils l’ont payé, c’est pour nourrir votre portefeuille. D’autres auteurs bons camarades, en revanche, iront au bout de leur lecture et laisseront un avis qui vous sera toujours favorable. Les quelques points négatifs soulevés par le bon camarade seront compensés par les autres compliments qu’il vous adressera. Ainsi, s’il critique l’un de vos personnages en une ligne, il en écrira dix autres pour saluer votre style et votre originalité. En effet, tout bon camarade qui se respecte ne laisse jamais un avis inférieur à « quatre étoiles », que ce soit sur Babelio ou sur Amazon.
Mais alors, en quoi le comportement du bon camarade est-il contestable ? Eh bien, en voulant rendre service, il ne rend pas toujours service, justement. Ses commentaires seront biaisés par l’amitié ou l’affection qu’il vous porte. J’ai déjà vu des bons camarades rédiger des avis de lecture dithyrambiques pour des romans truffés de coquilles et / ou présentant des problèmes de mise en page ; l’un n’exclut pas l’autre. Je ne me mets pas en quête de livres parfaits, car tous les ouvrages, y compris les miens, sont susceptibles de contenir quelques coquilles. L’œil humain, même le plus aguerri, est perfectible. Je considère, cependant, que cinq coquilles sur un livre de plus de trois cents pages sont plus acceptables que dix coquilles dès la première page. Parmi les ouvrages notés par les bons camarades, j’en ai reçu deux : le premier m’avait été envoyé en guise de remerciement pour mes montages ; le second avait été remporté à la suite d’un concours organisé par l’auteur. Les coquilles apparaissaient dès les premières pages, et certaines phrases étaient si mal tournées que j’ai dû m’y reprendre à trois fois pour en saisir le sens. Dans le second ouvrage, j’avais également détecté un problème de mise en page. Malgré ma gratitude pour les différents envois, j’ai décidé de ne pas noter les livres, d’autant plus que les auteurs concernés ne comprennent toujours pas la nécessité d’éradiquer leurs coquilles.
Maritza Jaillet, connue pour ses chroniques détaillées, reste objective en toutes circonstances. Que vous échangiez beaucoup avec elle ou pas, elle demeurera impartiale. Sans cette impartialité qui la caractérise, ses observations n’aideraient en rien l’auteur. D’ailleurs, ce dernier devrait accueillir les critiques constructives comme des cadeaux. En effet, depuis que je suis devenue autrice, les remarques qui m’ont permis de progresser se comptent sur les doigts d’une main. Elles émanaient toutes de personnes qui me sont proches et qui œuvrent pour mon bien, si je mets de côté certaines de mes chroniqueuses. Le bon camarade gagnerait donc à laisser derrière lui un avis de lecture plus neutre, ce qui ne lui retirerait en rien sa bienveillance.
Comme l’explique Maritza Jaillet sur sa chaîne YouTube, dans une vidéo intitulée [Tata vous thème] #AUTEURS – La bienveillance…, « être bienveillant ne veut pas dire se laisser écraser. » Il s’agit d’un concept que le bon camarade oublie trop souvent. Certains auteurs bons camarades vont même s’offusquer lorsque vous ferez preuve de franchise, et ils vous rangeront dans la catégorie des « méchants » et des « vilains pas beaux ». 

Le spécialiste du copinage

« Ne mesure pas tes talents d’auteur à l’étendue de tes relations ni aux avis de complaisance que tu reçois. »

Le spécialiste du copinage agit un peu comme le négociateur. Or, à la différence de ce dernier, il se montrera moins franc. Il n’exprimera jamais devant vous son souhait d’échanger vos livres. Il achètera le vôtre après que vous avez acheté le sien sans aucune arrière-pensée. Il vous attribuera une note positive et rédigera un commentaire laudatif. Son avis de lecture sera faussé, mais il s’en moquera comme de l’an quarante. Copiner, pour gagner des lecteurs et des avis positifs, fait partie de son fonds de commerce. Lorsque vous fouillez les commentaires que le spécialiste du copinage reçoit sur ses ouvrages, vous vous apercevez qu’ils proviennent toujours des mêmes personnes. D’ailleurs, les pseudonymes de ces « bienfaiteurs » vous sont familiers. Et pour cause, il s’agit de chroniqueurs ou d’auteurs que vous connaissez, ne serait-ce que de nom, grâce aux réseaux sociaux.
Si vous avez gagné en visibilité, en chroniquant ou en créant des montages livresques, comme je le fais, le spécialiste du copinage se montrera mielleux à votre égard. À côté, le corbeau décrit par Jean de La Fontaine dans sa fable  ferait pâle figure. Mais si je devais établir une quelconque analogie entre ces deux comportements, je dirais que le spécialiste du copinage représenterait le corbeau, tandis que vos notes dithyrambiques incarneraient le fromage tant convoité.
Copiner se révèle-t-il efficace ? Hélas, en un sens, oui. Copiner, en vue d’obtenir des avis de lecture, permet de donner de la visibilité à son livre. Certains spécialistes du copinage vendent très bien en copinant, étant donné que le copinage a eu un « effet boule de neige ». Je pense, néanmoins, que copiner ne portera pas ses fruits sur le long terme, car une chose demeure certaine : le spécialiste du copinage ignore souvent comment se vendre. Il accumule plutôt les « boulettes » en matière de promotion, et n’hésite pas à se vanter des commentaires que ses copains auteurs ont laissés. En effet, d’après mes observations, ceux qui savent communiquer autour de leurs livres copinent rarement pour gagner des lecteurs et des notes. Ils trouveraient cela dégradant, et c’est également mon opinion…
Vous l’aurez compris, je m’oppose à toute forme de copinage. J’ai créé des affinités avec certains auteurs, certes. Cependant, en tant que bonne amie, il m’appartient de me montrer franche lorsqu’un élément me déplaît dans un ouvrage. Il suffit d’y mettre les formes pour éviter de froisser l’auteur qui a consacré du temps à son livre. 

L’éparpillé

« Concentre-toi sur un seul objectif, avant d’entrevoir les suivants. Et, surtout, ne laisse pas vagabonder ton esprit, au point de perdre de vue l’objectif de départ. »

Si je devais appartenir à une autre catégorie, ce serait assurément celle-ci. L’éparpillé fourmille d’idées et endosse généralement plusieurs casquettes qui vont au-delà de celles qui lui incombent, en tant qu’auteur autoédité (AE). Doté d’une curiosité d’esprit ou intellectuelle insatiable, il court plusieurs lièvres à la fois. De prime abord, ceux qui n’aiment pas la routine pourraient trouver sa vie d’auteur trépidante, à une exception près : il ne sait pas comment s’organiser ni comment gérer son temps. Il veut tellement mettre à profit toutes ses compétences qu’il les exploite toutes, sans même avoir chronométré le temps qu’il devrait consacrer à chacune de ses tâches, sans se sentir dépassé.
Comme annoncé plus haut, je suis l’archétype même de l’auteur éparpillé : ayant exercé en tant que correctrice il y a longtemps, je propose mes services de bêta-correction. Passionnée par le développement Web et le webdesign, j’ai tenu à créer mon site Web moi-même, à partir d’un template , alors que j’aurais pu opter pour la facilité et choisir un modèle prêt à l’emploi. Mais non ! Il a fallu que je ressente le besoin de coder… Je suis également une fan inconditionnelle des montages en tous genres. Je propose donc mes services aux auteurs, en vue de mettre en exergue leurs livres sur les réseaux sociaux ou par l’intermédiaire d’un communiqué de presse. Enfin, j’écris. Mais alors, où se situe le problème ? J’y viens. Je ne sais pas m’organiser, et les heures que je consacre à l’écriture, sur mon ordinateur et à tête reposée, sont reléguées au second plan. C’est la raison pour laquelle je mets trois cents ans à sortir mes ouvrages, sans compter que mon perfectionnisme légendaire me freinera tôt ou tard.
Si j’avais respecté un planning, chose que j’essaye aujourd’hui de mettre en place – il était temps –, je ne me serais pas sentie aussi débordée. J’applaudis donc des autrices comme Maritza Jaillet qui mène de front plusieurs missions et qui revêt plusieurs rôles : alpha-lectrice, bêta-lectrice, youtubeuse, autrice hybride , directrice éditoriale… Il ne lui manque plus que la case « correctrice et relectrice » à cocher, et son compte sera bon. Or, comme elle l’a affirmé dans ses vidéos, elle s’en tient à son agenda. Comme son point fort représente mon point faible, je ne peux que m’en inspirer pour m’améliorer.
Véritable oiseau de nuit, je sens mon cerveau réfléchir et chauffer pendant que la plupart des gens tombent dans les bras de Morphée. Il m’arrive de me lever et d’écourter mes nuits pour noter des idées que je finirai par exploiter. Parfois, celles-ci sont tellement nombreuses que le temps finit par me manquer.
L’éparpillé pourrait ne pas négliger un domaine au détriment d’un autre, s’il le voulait. Dans mon cas, il s’agit de l’écriture de mes livres, qui traîne un peu trop en longueur à mon goût. J’ai parfois l’impression d’avancer comme une tortue. Pourtant, la sagesse voudrait que je me rappelle les mots d’un proverbe chinois : « Ne crains pas d’avancer lentement ; crains seulement de t’arrêter. » En tant qu’éparpillée, je devrais apprendre la discipline pour atteindre plus rapidement mes objectifs, ce qui générera moins de stress chez moi. 

Le recycleur

« La monotonie de tes publications et la redondance de tes mots risquent d’ennuyer ton public et de l’éloigner. »

Si vous vous connectez régulièrement à Twitter ou à Instagram, vous avez sans doute remarqué le recycleur. À quoi le reconnaît-on ? À ses posts similaires qui finissent par agacer. Avec le temps, les publications du recycleur n’intéressent plus personne. Seule une faible poignée de fidèles accepte de les liker et de les partager. Sur trois cent soixante-cinq jours, le recycleur ne prévoit qu’un stock limité de photos dont le nombre oscille entre un et dix. Sur un an, c’est trop peu. Vous verrez donc les mêmes illustrations défiler, à quelques jours d’intervalle. Eh oui, les photos du recycleur portent, bien entendu, sur ses livres. What else  ? demanderait l’acteur George Clooney, dans la publicité Nespresso.
Le recycleur agit comme son jumeau, le vendeur à la criée. Mais contrairement à ce dernier, il se montre moins inventif. Il publie donc les mêmes choses pour écouler ses livres. Or, à aucun moment il ne réfléchit à la manière dont ses publications seront perçues. S’il lui arrive d’actualiser ses photos, son approche demeurera identique à celle de son frère jumeau ; l’exaspérant vendeur à la criée : « Bonjour les amis, je vous souhaite un bon week-end. Si vous ne savez pas quoi lire, vous pouvez acheter mon ouvrage. » Comme je l’avais évoqué précédemment, je trouve la démarche maladroite. En effet, toutes les personnes qui lisent la publication ne sont pas des amis du recycleur. De plus, en tant que consommateur, tout un chacun est capable de savoir quoi lire. J’estime, par ailleurs, que si quelqu’un manque d’inspiration, il cherchera à se renseigner lui-même. Nul besoin qu’un auteur lui suggère quoi lire de manière aussi abrupte ; et certainement pas ses propres bouquins. Les mots redondants du recycleur refont surface chaque semaine. Il n’est donc pas surprenant que les gens s’en détournent.
Concernant les ventes, certains recycleurs s’en sortent mieux que moi. Or, quand j’analyse mes interactions et le nombre de partages que j’obtiens avec mes publications, je me dis que celles-ci finiront par payer, tandis que le recycleur finira par lasser. Pour mieux communiquer, ce dernier devrait garder en mémoire la citation de l’écrivain allemand Jean-Paul Richter, alias Johann Paul Friedrich Richter : « Un peu de variété vaut mieux que beaucoup de monotonie. » 

L’égocentrique

« Le monde ne tourne ni autour de toi ni autour de tes livres. Pour vendre de façon pérenne, il faut apprendre à communiquer autrement que par des moi, je… »

Sur le plan étymologique, l’adjectif qualificatif « égocentrique » est composé des mots latins ego et centrum. Ego signifie « moi », et centrum désigne le « centre ». Je ne vous apprends donc rien en affirmant que l’égocentrique reste très centré sur lui-même. Tout cela est bien joli, mais comment se comporte-t-il sur les réseaux sociaux, à l’égard des chroniqueurs ou des autres auteurs ? Pour faire court, il ramène tout à lui…
Mettez-vous un instant dans la peau d’un twitto, et laissez vagabonder votre imagination… Si vous avez l’âme d’un artiste, je sais que vous le pouvez. Votre grand-mère vient de décéder, et vous informez vos abonnés que vous risquez de vous absenter durant quelques semaines. Tandis que la plupart des gens se montreront compatissants en vous adressant des messages de condoléances, l’égocentrique, lui, les balayera d’un revers de main ou les « expédiera », en laissant un commentaire dans lequel il évoquera aussi sa chère mamie : « Désolé pour ta grand-mère. Moi, quand elle est morte, je me suis débrouillé pour graver le titre de mon dernier livre sur sa pierre tombale. Comme ça, les gens n’oublieront pas qu’elle avait un petit-fils romancier. » Fort heureusement, les faits ne sont que le fruit de mon imagination et de mon humour plus que douteux. Je dois néanmoins avouer que les interactions de l’égocentrique, notamment sur Twitter, m’aident pas mal…
À ce sujet, j’ai deux anecdotes à vous raconter.
Sur mon ancien compte Twitter, j’avais profité de mon anniversaire pour adresser mes vœux aux auteurs qui étaient nés le même jour que moi. Parmi tous les commentaires reçus, j’en avais repéré un provenant d’un auteur que je ne connaissais pas, à l’époque. Le commentaire était formulé de la façon suivante : « Joyeux anniversaire ! Le mien, c’est le 9… » Sur le coup, je me suis demandé quel était cet énergumène que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. J’avais envie de lui rétorquer : « Que veux-tu que ça me fasse ? On ne se connaît pas… » Vu que l’égocentrique désirait ardemment que tous les projecteurs soient braqués sur lui, il aurait pu déclarer : « Joyeux anniversaire ! Le mien, c’est le 9 égocembre ; le mois de l’égocentrisme absolu. » Pour être honnête, cela m’aurait procuré le même effet, d’autant plus que l’auteur égocentrique a récidivé quelques mois plus tard pendant que je souhaitais un joyeux anniversaire à l’un de mes amis auteurs : « Mon anniversaire, c’est le 9… » Et alors ? Pourquoi me parles-tu de toi ?
Énervant, non ? Aux yeux de l’auteur égocentrique, toutes les occasions se révèlent idéales pour se mettre en vedette ou pour tirer la couverture à soi. Comme il écrit, la dernière expression semble peut-être plus appropriée ! Vous vous sentez heureux d’annoncer la sortie de votre dernier ouvrage ? Modérez vos ardeurs, car votre joie sera de courte durée. Entre les personnes qui partageront la nouvelle et celles qui vous complimenteront, vous risquez de tomber sur le commentaire de l’égocentrique qui n’a pas son pareil pour vous féliciter : « Bravo pour ton livre ! Moi, j’ai écrit… J’ai d’ailleurs mis le lien d’achat. » Pardon ? ? ? Où as-tu vu qu’il était mentionné « espace publicitaire gratuit et illimité » sous mon post ? ? ?
D’après mes observations, les auteurs égocentriques sont souvent ceux qui peinent à vendre et dont les publications n’intéressent pas grand monde. Comme ils ne savent pas communiquer autrement qu’en rapportant tout à eux, ils peuvent être amenés à commenter leurs propres ouvrages sur Babelio, Booknode ou Amazon pour les plus malins. Bien entendu, ils laisseront un avis « quatre ou cinq étoiles », avec le commentaire qui va avec : « Roman au top. Personnages géniaux et attachants. »
Le commentaire vous laisse sans voix ? Avec l’auteur égocentrique, vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Eh oui, parfois, ce dernier publie des livres truffés de coquilles. Plutôt que de les éradiquer, en vue d’améliorer ses ventes, il préfère les ignorer et parler de lui à tout va ; quitte à vanter des exploits inexistants…
Si je devais résumer l’état d’esprit de l’égocentrique en une citation, je choisirais celle du philosophe et sociologue Edgar Morin, qui dépeint l’égocentrisme en ces termes : « Le sujet humain est égocentrique, dans le sens où il s’autoaffirme en se mettant au centre de son monde. Mais, dans son “je”, il inclut un “toi” et un “nous”, et il est capable d’inclure son “je” dans un “toi” et un “nous”. » 

Le donneur de leçons

« Plutôt que de donner des leçons de vie ou des leçons de morale aux autres, au motif que tu penses savoir mieux que tout le monde, apprends lesdites leçons et applique-les, car une chose demeure certaine : si tu crois tout savoir, cela signifie que tu ne sais presque rien. Le savoir s’enseigne par les actes et non par la parole. »

Les donneurs de leçons pullulent sur les réseaux sociaux, y compris au sein de la communauté littéraire. À l’ouverture de mon compte auteur Twitter, je pensais, à tort, que tous mes pairs étaient plus raisonnables que d’autres twittos, et qu’il émanait d’eux une certaine faculté de discernement. En effet, à mes yeux, écrire relève de la sphère artistique et intellectuelle, ce qui suppose sagesse et recul. À mon grand dam, tous les auteurs n’en sont pas dotés…
Comment opère le donneur de leçons ? Il souffre d’ultracrépidarianisme : il s’agit d’un comportement qui consiste à donner son opinion sur des sujets à propos desquels on n’a pas de compétence avérée. Amusées par la définition, Mélanie Desforges et moi-même l’avions partagée sur Twitter, à quelques mois d’intervalle. Comme quoi, visionner des vidéos TikTok peut se révéler utile…
La stratégie favorite du donneur de leçons consiste à « polluer » vos publications, en laissant des commentaires dans lesquels il déploiera tout son « savoir » ; du moins, c’est ce qu’il croit. Face à lui, vous aurez l’impression d’être pris pour un gamin auquel il faut enseigner la vie. Et, bien souvent, la bêtise du donneur de leçons le contraindra à mal interpréter vos propos et vos intentions, ce qui entraînera des quiproquos, des débats sans fin et des réactions parfois virulentes si vous répondez.
Dans un deuxième temps, l’auteur donneur de leçons peut partager des posts dans lesquels vous relèverez son ton moralisateur. En les lisant, vous aurez le sentiment d’être retombé en enfance, puisqu’il vous infantilise en jouant les professeurs.
Enfin, le donneur de leçons sévit lorsque vous converserez avec un autre auteur. L’ambiance, qui se voulait détendue, se gâte quand le donneur de leçons débarque avec ses gros sabots. Il rase tout sur son passage, tel un ouragan. Vu la ténacité du donneur de leçons, vous êtes enclin à penser qu’un ouragan vaudrait peut-être mieux que ses propos. Au moins, vous en seriez débarrassé.
Pourquoi le donneur de leçons agace-t-il ? Parce qu’il pense posséder plus de connaissances que les autres ; parce qu’il a l’outrecuidance de se croire doté d’une intelligence supérieure à la moyenne, alors qu’en réalité, la plupart des donneurs de leçons sont des êtres ignorants et peu réfléchis. S’ils passent leur vie à « servir » des leçons aux autres, plutôt que de travailler sur eux ou sur leurs tares, c’est parce qu’ils ne possèdent pas le recul nécessaire pour se remettre en question. Ils ne sont donc pas en mesure de relever leurs propres défaillances. S’ils s’en aperçoivent, ils accuseront les autres et répéteront les mêmes erreurs, car il s’agit là d’une solution de facilité. Or, si vous creusez un peu, vous remarquerez qu’ils souffrent, dans leur for intérieur, d’un complexe d’infériorité, qu’ils combleront, en public, par un sentiment de supériorité de façade.
J’ai dû me résoudre à couper les ponts avec une autrice – que je nommerai Cunégonde – qui connaissait pourtant certains pans de ma vie. Échanger avec elle ne me dérangeait pas outre mesure, jusqu’à ce qu’elle se comporte avec moi comme une véritable donneuse de leçons, sur des sujets qu’elle ne maîtrisait pas ou qui ne la concernaient pas.
Un jour, une autrice avait demandé, dans un tweet, quelles étaient les caractéristiques physiques des Asiatiques. D’origine chinoise, je lui avais notamment expliqué comment distinguer les différentes formes d’yeux asiatiques : les « yeux bridés » désigneront davantage des yeux « peu ouverts », ressemblant à des « traits », tandis que les « yeux en amande », comme les miens, seront « moins fermés ». À aucun moment je n’exhortais l’autrice à utiliser tel ou tel terme qui peut être perçu comme raciste au regard de certains. De mon point de vue, il s’agit de termes figurant dans n’importe quel dictionnaire, et je ne m’offusquerai jamais d’entendre quelqu’un me parler des « yeux bridés ». Cela dit, si vous prévoyez d’écrire un livre sur les Asiatiques, je vous déconseille d’utiliser les mots « yeux bridés » ou « yeux en amande », jugés clivants par certaines personnes. Des maisons d’édition (ME) risquent même de refuser les manuscrits ou les tapuscrits employant les termes précités.
Revenons à nos moutons… La fameuse Cunégonde s’était introduite dans la discussion pour me faire une leçon de morale, en affirmant que les personnes concernées trouvaient le terme « yeux en amande » raciste. À l’appui de ses propos, elle m’avait montré l’article d’une Française d’origine chinoise, que je connaissais pour ses réactions extrémistes. Quelques années auparavant, cette dernière et moi appartenions à la même association dont l’objectif visait à promouvoir la culture asiatique, tout en luttant contre le racisme.
Sur le coup, j’avais tâché de garder mon calme face à Cunégonde, alors que je bouillonnais intérieurement. Je fais partie des personnes concernées, tandis que Cunégonde, elle, n’a pas de sang asiatique qui coule dans ses veines. De quel droit s’était-elle permis de me dire ce qui était considéré ou non comme raciste, au regard d’un Asiatique ? ? ? Les mangas qu’elle lit ? Bien sûr que non. Sinon, ce serait trop simple.
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Mise en avant des Auto-édités / Je Dangereux de Sophie Herrault
« Dernier message par Apogon le jeu. 31/08/2023 à 17:43 »
Je Dangereux de Sophie Herrault



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On n’a pas deux fois l’occasion de vivre sa vie.
Sophie Herrault

 
Prologue

— Il est toujours vivant !
— Quelles étaient ses chances de survie ?
— Théoriquement aucune. C'est incompréhensible.

 
Première partie : solitude

Solitude : état de quelqu’un qui est psychologiquement seul (définition du dictionnaire Larousse)

Vivre, c'est agir.
Anatole France - Le jardin d'Épicure

 
La fuite

Ils me poursuivent…
Malgré un mal de crâne intense, mon cerveau fonctionne à toute vitesse. Pour le moment, je ne les vois et je ne les entends pas. Cela me laisse un peu de répit. Mes paupières sont lourdes et gonflées. Mon champ de vision restreint ne laisse apparaître que les quelques mètres devant moi. Le reste est plongé dans le noir comme si je n’avais accès qu’à une toute petite partie de l’information habituellement disponible. Je vois à peine où je pose mes pieds. Mon cœur bat la chamade. J'avance péniblement. Le sol est très boueux. Je m'enfonce jusqu'à la cheville. Malgré le risque que j'encoure, je décide d'arrêter ma course un instant pour mieux cerner le lieu où je suis. Pour voir au loin avec mes yeux mi-clos, je dois incliner le visage vers le ciel. Un courant électrique désagréable me parcourt la nuque. La tête me tourne et je crois perdre l'équilibre. Je ferme les yeux le temps de laisser passer cette sensation.
Je les ouvre pour découvrir cet environnement marécageux. Peu d'endroits pour se cacher. Il y a bien quelques herbes hautes par-ci par-là. J'ai beau être fin comme une allumette, cela demeure une expression. Rester immobile derrière un bosquet que je distingue à une dizaine de mètres ? C'est irréaliste, ils finiront par me trouver. Ma seule chance de rester en vie, c'est d'être toujours en mouvement, d’avoir une longueur d'avance. Je dois poursuivre. J'entends un bruit lointain. Mon cœur se met à battre plus vite. Avancer, toujours avancer. Plus vite. Il y va de ma vie et je veux vivre. Mes muscles me font mal. J'ai la plante des pieds en feu malgré l'humidité qui s'est insinuée au travers de mes chaussures. Continuer, coûte que coûte. Tant qu'ils ne m'ont pas pris, je suis vivant. Je reste libre. Je peux agir.
Je reprends ma course. Maudit mal de crâne, satanées paupières. Si seulement je pouvais voir ce qui m'entoure sans être limité à ces quelques mètres devant moi. Je ne peux pas m'arrêter tout le temps pour savoir où aller. Je cours à l’aveuglette. Je dois avoir l'air d'un fou. Malgré la douleur que je ressens au niveau de la nuque, cette pensée me fait presque rire et me redonne un peu d'énergie. Tant que la bonne humeur est au rendez-vous...
Cela devient trop fatiguant et douloureux. Je n’ai parcouru que quelques mètres et je baisse de nouveau la tête, perdant le peu de visibilité que j'avais de l'environnement. Poursuivre malgré tout…

Soudain, mes poils se dressent. Il se passe quelque chose d'anormal.
— Arrêtez-vous !
Mon cerveau enregistre la phrase, la digère et met en branle tous les signaux d'alerte. Je décode l'ensemble des informations disponibles : le son est proche avec des intonations féminines. Deuxième scanner de la situation : voix autoritaire mais anormalement douce et bienveillante. Mon instinct décide d'obéir à l'injonction. Je m'arrête et relève la tête pour tenter d'apercevoir celle qui me parle.
À quelques pas de moi, je découvre une femme. Son visage lisse et ses cheveux blancs la font paraître sans âge. Son regard est perçant. Elle semble lire dans mes pensées les plus intimes. Pour autant, il n'y a pas d’agressivité dans son expression, juste de la détermination et une pointe d’urgence. Les battements de mon cœur s'atténuent un peu. Le danger ne devrait pas venir d'elle.
— Je n'ai que peu de temps et beaucoup de choses à vous dire. Soyez très attentif.
Elle vérifie qu'elle a bien retenu toute mon attention avant de poursuivre.
— Le danger vous guette de toute part. Vous aurez de nombreux moments de doute. Chaque choix qui se présentera à vous aura des conséquences. Restez toujours à l'écoute de votre cœur et suivez votre instinct. Ce seront vos alliés les plus précieux pour agir au mieux. Une seule question mérite réponse : vivre ou mourir ? Les deux ont leurs avantages et leurs inconvénients. Quelle que soit la situation, quoi qu'il arrive, gardez à l'esprit que tout est possible, même l'improbable. Et si vous choisissez de vivre, suivez la lumière…
Je tourne mon regard dans la direction qu'elle me montre du doigt. Un rayonnement intense m'éblouit. Le soleil qui se lève : l'est. Ce serait donc là, ma planche de salut ?
D'autres questions arrivent dans la foulée : qui est cette femme ? D'où vient-elle ? Comment est-elle arrivée jusqu’ici ? Comment savait-elle que j'étais là ? Pourquoi me délivre-t-elle ce message ? Dois-je lui faire confiance ?
Je me tourne de nouveau vers elle, mais elle a disparu de mon champ de vision toujours aussi restreint.
J'entends de nouveau, au loin, des bruits encore confus d'hommes qui crient. Mes pensées se bousculent à la vitesse de l'éclair. Je rassemble toutes les informations dont je dispose : les propos de la femme, le marais, les cris qui se rapprochent, la clarté qui devient de plus en plus forte et m'oblige à fermer les yeux… Prendre une décision : faire confiance à cette messagère, qui n'existe peut-être que dans mon imagination ou poursuivre mon chemin. C'est le moment du choix et de l'action.
 
Questionnement

Suivre mon instinct…
J'ouvre les yeux et les referme aussitôt. La lumière est trop dense. Je porte la main près de mon visage pour me protéger du rayonnement. Une forte confusion règne parmi mes pensées. Le mal de crâne est toujours aussi intense. Pourtant, mon intuition me souffle qu'il s'est passé quelque chose et que la situation n'est plus identique.
De nouvelles informations parviennent jusqu'à mon cerveau. Je n'ai plus cette sensation d'humidité au niveau des pieds, c'est même plutôt une douce chaleur agréable. Mon dos est en appui contre quelque chose de ferme et de souple en même temps. Je ne patauge pas dans un marais. J'ouvre de nouveau les yeux. Je suis dans un lit, en sueur et courbaturé.
La clarté est pourtant toujours présente. C'est un rayon de soleil qui vient de me réveiller. Mon esprit et mon corps sont encore malmenés par le cauchemar. Cela avait l'air tellement vrai… Je ferme de nouveaux les yeux. Je revois la femme me parler. Ses paroles me reviennent comme l'annonce d'une prophétie : « Chaque choix qui se présentera à vous aura des conséquences. » Rien de plus que du bon sens ! Et pourtant, il y avait cette intonation, cette gravité, comme si l'avenir de ce monde était engagé. « Une seule question mérite réponse : vivre ou mourir ? » D'y penser, j'en frisonne. Je m'assois sur le lit tout en essayant de contrer le tournis qui arrive. Je prends ma tête entre les mains. Leur fraîcheur toute relative apaise un peu l'étau qui m'opprime.
Je regarde autour de moi. Des vêtements, du moins je crois, sont posés sur une chaise à côté du lit. Enfin, posés est un bien grand mot. Disons plutôt qu'ils ont été jetés et que miraculeusement la chaise a su les rattraper. L'image me fait sourire, mais le mal de crâne, qui revient en force, beaucoup moins.
La pièce est sobre avec des murs blanchâtres et un vieux linoléum gris anthracite. J’aperçois deux portes fermées. Je n’ai aucune idée de ce qui peut se cacher derrière. Une sorte de radio-réveil et une lampe sont posées sur la table de chevet qui jouxte le lit.
Où suis-je ? Je ne reconnais pas ce lieu. Trop aseptisé pour être un hôtel. Quel est cet endroit ? Dans quel pays suis-je ? Qu’est-ce que je fais là ? Comment suis-je parvenu jusqu’ici ?
Un léger courant d’air, provenant d’une bouche d’aération, me fait frissonner. Une vitre au verre opaque laisse passer les rayons du soleil. J’essaye d’apercevoir ce qui au-dehors, sans résultat. Je prends conscience de l'odeur âcre de ma sueur qui me rappelle de nouveau le cauchemar et tous les muscles endoloris de mon corps.
Qu’ai-je fait hier soir ? Avec qui étais-je ? Comment me suis-je retrouvé dans cet endroit ? Mon cerveau embrumé cherche en vain les réponses. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à me souvenir ? Que m’est-il arrivé ? Que s’est-il passé ? D’où me vient ce mal de tête ?

Je n'en sais fichtre rien. Je suis incapable de me rappeler quoi que ce soit, même les informations les plus basiques. Je recherche dans ma mémoire un souvenir, n'importe quoi qui pourrait me donner ne serait-ce qu'un début d'explication. Le mal de crâne devient de plus en plus fort, à la mesure de mon insistance. Plus le nombre de questions augmente et plus je sens monter en moi un malaise diffus… Me vient alors l’interrogation sans réponse la plus angoissante de toutes : qui suis-je ?
Rien… Le blanc, l’absence totale. Le vide. Comme si je parcourais les pages d’un livre vierge. Comme si ma vie ne débutait réellement qu'aujourd'hui. J’ai l’impression que l’air se raréfie. Je me sens oppressé. Une citation me traverse l’esprit « Un arbre sans racine n’est qu’un bout de bois ». Où ai-je vu cela ? L’appel de l’Ange , me répond mon inconscient. Je n’y comprends rien ! Serait-ce un livre que j’ai lu ? Une bribe de souvenirs ? La seule chose rassurante cependant, c’est que cette information semble provenir de mon passé. C’est une première bonne nouvelle !
Mon estomac se met à gargouiller. Je me sens nauséeux. Quelle heure est-il ? Et quel jour sommes-nous, d’ailleurs ? Mon esprit rationnel reprend le dessus. Je dois faire quelque chose. À commencer par me lever. J’ai l’impression de devoir fournir un effort considérable pour réaliser ce simple mouvement. Sans compter cette sensation de tournis, comme si j’étais sur un manège. Je patiente quelques secondes, le temps de retrouver un peu de stabilité. Je dois collecter les renseignements là où ils sont. Et pour cela, il faut que j’explore l'endroit où je suis. Mon instinct me pousse à porter de nouveau mon attention sur le radio réveil. Il y a quelque chose d'inhabituel. Je ferme les yeux et les ouvre aussitôt. La pression est moins forte dans ma boîte crânienne, même si tout est relatif. L'heure ! L'heure n'est pas affichée sur le radio réveil. J'appuie sur l'interrupteur situé juste à côté de moi. Pas d’électricité…
Je me lève du lit. Difficilement. Qu'ai-je bien pu faire pour être aussi crispé ? Ai-je rêvé ? Était-ce une retranscription de ce que j'ai vécu ?
… Je ne sais pas. Un épais brouillard recouvre mes pensées. Je n’entrevois aucun passé, ni signe concernant un futur immédiat. Je suis égaré dans le présent. Que suis-je sensé faire aujourd'hui ? Est-ce que quelqu'un m'attend quelque part ? Cette question déclenche une sorte de flash, une présence dans le vide de mes souvenirs. C'était une image dont le passage était bref mais suffisant pour que je m'y accroche. Le Centre. Au cœur de Paris. Dans le Marais. Mon cœur bat plus vite. Mais suis-je toujours en France ? Quel est le lien réel avec le cauchemar ? Il y en a un, je le pressens. Mais lequel ? Je laisse pour le moment la question de côté. Le Centre m'est venu à l'esprit quand j'ai évoqué la notion de retrouver quelqu'un. Alléluia !
Je ne sais pas l'heure qu'il est, mais je vais me rendre à ce rendez-vous, fictif ou réel. J'ai le sentiment que c'est important et de toute façon, je n’ai rien à perdre. Sauf que je suis en pyjama, je sens la sueur, j'ai mal au crâne, je ne sais pas quel est cet endroit et mon ventre recommence à se faire entendre ! Prendre les choses dans l'ordre, une par une. En premier lieu, me laver avec une eau bien chaude. Cela devrait avoir deux effets : me donner un sentiment de propreté et permettre d'atténuer, en partie, le mal de tête et les courbatures. Je verrai la suite après.
Je pousse la première porte que je trouve. Il faut croire que j'ai de la chance : je tombe juste du premier coup. La pièce est petite et sans fenêtre. La lumière provenant de la chambre me suffit cependant pour voir ce qui s’y trouve. La salle d’eau est fonctionnelle, même si les équipements semblent dater de la préhistoire. La nausée me surprend par sa fulgurance. Mon estomac se soulève et j’ai juste le temps de me pencher au-dessus de la cuvette des toilettes avant de vomir de la bile. J’ai les jambes flageolantes lorsque je me relève. Je me retourne vers la douche. Juste à côté, un miroir surplombe le lavabo. Je m'approche et me fige d'horreur. L'image est celle d'un homme d'une trentaine d'années. Encore que l'état de son visage ne permette pas d'en être certain. Un hématome marque son territoire au milieu du front en affichant une bosse énorme aux couleurs de la nuit. Je suppose que mon mal de tête vient de là. Les paupières sont gonflées. J'aimerais que ce soit de la fatigue, mais j'ai un doute à ce sujet. Je regarde de plus près ce visage qui est le mien, en partie déformé et donc méconnaissable. À la lisière des cheveux, j'aperçois une longue balafre que je n'explique pas. Un reste de boue est accroché sur quelques mèches qu'une toilette rapide n'a pas dû suffire à enlever. En me déshabillant, je remarque alors les autres contusions et cicatrices, comme des îles plus ou moins grandes qui parsèment mon corps. Des archipels de douleur, aux couleurs flamboyantes. En noir et blanc avec un effet négatif, mon corps aurait ressemblé à la voie lactée par une belle nuit sans nuage. Quelle que soit la teinte, j'aurais pu être la matrice de l'univers. Qui sait, peut-être même Dieu ? Une divinité de l’oubli ? Quelle drôle d’idée ! Pour avoir des pensées pareilles, je dois être du genre optimiste. Pourtant, les faits sont là et mon rêve n'explique rien… Je sonde de nouveau ma mémoire. Que s'est-il passé ? Je ressens soudain une impression de chute dans le vide. Mes pieds se dérobent. Un grand froid m'envahit, me glace, me paralyse. Un trou noir avale le décor.
***
J'ouvre les yeux, désorienté. Il me faut quelques minutes pour comprendre ce qui se passe. La salle de bain. Le rêve. Je constate que je suis allongé par terre. J'ai dû m'évanouir. Frigorifié, je me remets lentement debout et me dirige vers la douche. Le jeu d'eau chaude apaise les tensions et dénoue mes muscles contractés. Je ferme les yeux un court instant, pour ne penser à rien et faire le vide, même s'il n'y a pas grand-chose à vider. Ce moment, hors du temps, me redonne un brin de sérénité : là, maintenant, ici, tout va bien. Même au cœur du chaos, réside un espace de tranquillité où je peux me ressourcer…
Mon ventre émet de nouvelles protestations. Je sors de la douche, m'essuie rapidement et récupère les vêtements sur la chaise. Ils me vont bien, c'est toujours ça de gagné.
Il faut que je mange, le reste devra attendre. Une chambre, une salle d'eau, un salon-cuisine. Un logement de vingt mètres carrés datant un peu. Il est meublé très sommairement pour une personne seule, même s'il subsiste çà et là quelques cartons à déballer. Ou à emballer ?
La fenêtre de la cuisine, constituée de pavés de verre dépoli, diffuse de la lumière, mais n’apporte aucune visibilité. Une drôle d'odeur familière règne dans cette pièce. Je n'y prête pas attention. Je cherche plutôt ce qui pourrait me sustenter. Le frigidaire est presque vide. Une bouteille de soda devrait m'aider à soulager le mal de tête. Une boîte d’allumettes traine par terre. Elle a dû tomber. Dans un placard, quelques conserves, des pâtes et des céréales me font la cour en concurrence avec un paquet de gâteaux secs. Je décide de dévorer le maïs soufflé avec un peu de lait trouvé juste à côté, et de conserver les biscuits pour plus tard. Après quelques instants, je me sens nauséeux. Le lait était peut-être périmé. En revenant sur mes pas, j'aperçois sur la table un téléphone portable. J'ai l'impression de le reconnaître. C’est sans doute le mien. Il contient sûrement des éléments de réponses. C’est peut-être même le déclencheur qui va me permettre de connaître ce qui s'est passé. Je me sens excité, impatient. Enfin, je vais savoir. J'appuie sur la touche pour l'allumer.
Entrer le code SIM. J'ai l'impression d'assister à un canular. J’essaye quelques combinaisons de chiffres sans succès. Un rire nerveux s'empare de moi. Des larmes me viennent aux yeux. Un mot de passe. Un simple mot de passe dont je ne me souviens plus et qui m'empêche d'accéder à des réponses. Je sens l'étau se resserrer autour de mon cœur avec la même intensité que l’excitation de l'instant précédant. Ce n'est pas possible.

« Quelle que soit la situation, quoi qu'il arrive, gardez à l'esprit que tout est possible même l'improbable. » Je ne pensais pas que ce rêve prendrait forme de cette façon et qu'il trouverait un écho dans la réalité que je suis en train de vivre. Le fait est que je ne comprends pas ce qui m'arrive. Pourtant, c’est ce que j’expérimente, que je souhaite y croire ou non, que ce soit agréable ou non.
J'ai soudain envie d'abandonner la lutte, de mourir à cet insupportable présent, de m’anéantir dans un abîme d'oubli. Définitivement. Complètement. Ce serait tellement plus facile que de devoir se battre contre soi-même…
Mon esprit se rebelle à cette idée. Je rassemble toutes les informations dont je dispose : je suis dans la peau d'un homme qui ne sait rien, ni de sa vie passée, ni de celle à venir ; je me trouve dans un lieu dans lequel je viens d'arriver ou duquel j'allais partir ; j’ai un nombre incalculable d’interrogations en attente. « Une seule question mérite réponse : vivre ou mourir ? Les deux ont leurs avantages et leurs inconvénients. » Ma messagère avait raison. Prendre une décision : vivre ou mourir ? Disparaître ? Rester ce que je suis, une personne amnésique, et attendre que mes souvenirs reviennent ? Devenir ce que je souhaite être ?
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Avis : auteurs auto-édités / Quel auteur à la noix es-tu ? - Sophie Lim
« Dernier message par marie08 le jeu. 10/08/2023 à 13:21 »
Quand la vérité sort des pages d’un livre

Eh oui, on ne va pas se mentir, avec cet ouvrage on se retrouve face à face avec certaines vérités qui nous sont propres, à nous les auteur(e)s à la noix dont Sophie les a placé par catégorie. Ainsi, on se découvre le spammeur, le vendeur à la criée, le marketeur, l’imitateur, l’ermite et j’en passe, car la liste est assez longue. Je ne vais donc pas l’énumérer pour éviter de la spoiler. Mais chaque catégorie est décrite de manière concise et efficace.
Sophie Lim ne s’arrête pas là cependant ; elle aborde également les idées reçues dans le milieu littéraire, elle donne quelques conseils éclairés et nous livre certaines citations.
Ce que j’ai apprécié avant tout dans cet ouvrage, c’est l’humour de Sophie Lim. Oui, on rit, on rit de tout, même de soi-même. 
Et lorsque on arrive à la fin de ce livre, on le ferme en se disant que Sophie nous a appris pas mal de choses et que l’on va s’améliorer, que l’on ne va plus faire les mêmes erreurs. Alors, pour tout cela, je dis : « Merci Sophie de m’avoir fait rire mais aussi de m’avoir fait prendre conscience de certaines erreurs. »


https://www.amazon.fr/Quel-auteur-%C3%A0-noix-es-tu/dp/B0C7G6WD17/ref=sr_1_1?crid=2FQCDWJO7VPP0&keywords=quel+auteur+%C3%A0+la+noix+es-tu&qid=1691666293&sprefix=%2Caps%2C482&sr=8-1



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Résumé :

Clara en est certaine : elle a vu quelqu'un dans leur chambre… Elle a essayé de prévenir son mari. Mais il ne l'a pas écoutée. Il aurait pourtant dû… Lui, comme toute la famille.
Lorsque Meghan Grayford, journaliste passionnée en phénomènes étranges, s'empare de cette histoire, elle ne réalise pas encore l'horreur qui la guette.
Pourquoi cet acharnement ? Pourquoi s'en prendre à ces braves gens ?
Et, surtout, comment arrêter le mal en personne lorsqu'il vous montre du doigt ?
Vous, le prochain sur sa liste…

Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman.
Ayant déjà lu et fort apprécié le précédent roman « Brocélia » avec son ambiance si particulière (pour les plus curieux, ma chronique ici) j’étais non seulement impatiente de retrouver la fringante  Meghan Grayford, mais aussi curieuse de voir ce que l’auteur allait nous réserver pour son dernier opus ^^
Suite aux aventures paranormales d'Alan Lambin, notre jeune journaliste reprend ici du service dans une nouvelle enquête. Avec la complicité de son ami Alan, elle va devoir élucider  les phénomènes étranges qui surviennent chez Clara Perec.
En effet, à la veille de ses 77 ans, cette dernière dit s’être réveillée en pleine nuit, et soutient avoir aperçu une étrange forme à genoux positionnée sur la poitrine de son mari avec la ferme intention de l'étouffer. Effrayée, sidérée, elle allume aussitôt la lumière, et interrompt la chose dans son entreprise qui disparaît.
Le lendemain, elle décide de raconter cette mésaventure au cours de son repas d'anniversaire ; sa famille ne la prend pas au sérieux et va même jusqu’à douter fortement de ses facultés mentales. Mais elle en est certaine, elle a bien vu quelque chose et s’inquiète pour son époux.
Malheureusement, ses craintes se révèlent être fondées : le lendemain matin suivant, Clara se réveille à côté du cadavre de son mari, la mâchoire disloquée, étouffé avec ses propres oreilles sectionnées.
Ces quelques lignes posées, le ton est donné ; notre curiosité est piquée au vif ; les questions taraudent notre esprit surchauffé :
Pourquoi a-t-on assassiné son mari ? Pourquoi cette chose l’a-t-elle laissé en vie ?
Pourquoi cet être maléfique vient-il aujourd’hui les tourmenter ?
À l’image de nos protagonistes, une fois la stupéfaction passée, nous voici plongés, happés, enferrés au cœur d’un récit glaçant, glauque et oppressant, à la croisée du fantastique et du surnaturel. Personne ne sortira indemne de cette histoire, même pas les lecteurs ; âmes sensibles s'abstenir ! ^^
Dépêchée alors sur place, la journaliste des phénomènes étranges s'empare de l'affaire. Au premier abord, Meghan demeure sceptique également, mais sera assez rapidement convaincue de l’emprise évidente.
 Mais notre héroïne sait-elle vraiment à quelles atrocités elle va devoir se mesurer ?
Elle apprendra vite à ses dépend que le « cardinal » qu'ils vont devoir combattre porte en lui une haine féroce, poussant même l’horreur jusqu’à s'en prendre physiquement à ses victimes.
Devant l’ampleur du danger auquel elle va échapper in extrémis, Meghan aura bien besoin de l’appui de son collègue et ami de toujours, Janis, ainsi que de l'expérience d'Alan et de Mina.
Et s'ils veulent avoir une chance de renvoyer cette entité de là d'où elle vient, ils vont devoir chercher, creuser, apprendre qui elle était de son vivant, connaître son parcours de vie qui le conduit à cette traque impitoyable d'outre-tombe…. Y arriveront-il ?
D’où ce mal peut-il trouver ses racines ? Certes dans le passé, mais de quelle période de l'Histoire ?
Qui en veut à Clara et à sa famille ? Pourquoi sont-ils pris pour cible ? Pourquoi ce fantôme s'attaque à des personnes innocentes en les mutilant de la sorte ?
Que cachent ces crimes horribles ? Qui sera le prochain sur la liste ? Combien de victimes y aura-t-il avant que cette chose ne soit définitivement éradiquée ?
Et si les réponses n’étaient pas celles qu’on imagine ?
Grâce à une plume fluide et percutante, dynamique et visuelle, l’immersion est immédiate, totale. Les chapitres courts et addictifs donnent envie de tourner les page à toute allure ; on veut savoir, connaître le fin mot de cette histoire étouffante.
Avec l’horreur, l’anxiété et les sueurs froides qui montent crescendo, la présence de nombreux dialogues sont la bienvenue, allégeant quelque peu l’ambiance pesante de la lecture.
Les éléments fantastiques, fort bien dosés, se combinent parfaitement à la partie plus cartésienne du récit. Rien n’est laissé au hasard et chaque détail, même le plus insignifiant, trouvera son explication. De rebondissements en sidération, c’est une fois la dernière page avalée que le dénouement final dévoilera tous ses secrets, dans un épilogue qui laissera sans voix.
Quant aux personnages, ils sont bien campés, fouillés avec soin ; se complètent au mieux et servent les besoins de ce récit addictif parfaitement construit.
Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé le dernier opus de l’auteur. Pourtant moyennement adepte de ce type d’ouvrage, là j’ai beaucoup aimé le mélange horreur/ fantastique et relations humaines. Ce roman n’est pas seulement une simple histoire de spectres, il est aussi rempli de profondeur, d’humanité dans les sentiments.
Alors si vous appréciez les récits captivants et immersifs, les histoires de fantômes avec des crimes et de l’hémoglobine, les phénomènes paranormaux, les sciences occultes et les terreurs nocturnes, ce roman est fait pour vous ; vous passerez un excellent moment de lecture :pouceenhaut:

Ma note :

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Mise en avant des Auto-édités / Les Grues blanches de Alexandre Page
« Dernier message par Apogon le jeu. 29/06/2023 à 17:48 »
Les Grues blanches de Alexandre Page



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Chapitre 1

Il boucla sa valise en un cliquetis sonore. Sa vie se refermait sur ce petit bruit aigu qui prit une ampleur inattendue dans la chambre silencieuse. Il frappa Félix comme un coup de poignard, car il lui rappelait l’insignifiance de ce qu’il emportait et tout ce qu’il s’apprêtait à laisser derrière lui. Il ne s’agissait pas de biens matériels, d’œuvres d’art ou de bijoux, il n’y avait rien de tout cela dans l’appartement. Il allait quitter des murs gris, des meubles branlants, une rue souvent boueuse bordée de maisons aux façades tristes et de cours seulement égayées, à la belle saison, des roses trémières qui poussaient sauvages au pied des clôtures. D’amis, il n’en avait pas beaucoup, plus beaucoup, la plupart s’étaient déjà dispersés, à l’est, à l’ouest, certains, à peine plus âgés que lui, reposaient en terre. Cela ne lui donnait pas le regret de partir. Il regrettait plutôt les souvenirs, bons ou mauvais, qui étaient attachés à ce bric-à-brac. En le regardant, les images affluaient, et il redoutait que le temps et l’éloignement finissent par les atténuer dans sa mémoire. Il le craignait, comme l’on craint de perdre une part de soi. Il s’apprêtait à fuir une ville qu’il n’avait jamais trouvée très belle et qui, sous peu, le serait moins encore… Puis il y avait ce frère. Il avait répété plusieurs fois, « Félia, Félia, pourquoi fais-tu cela ? Reste », avant de se taire finalement devant l’inefficacité de ses mots. Le jeune Félia avait pris sa décision, irrévocable, celle de partir, de quitter la terre qui l’avait vu naître, qui l’avait vu grandir, mais qui allait passer bientôt sous le joug d’une force à laquelle il refusait lui-même de se soumettre. Il avait attendu l'ultime moment, il avait espéré jusqu’au bout qu’il en allât autrement, mais c’était la fin du mois d’octobre, et il ne se faisait plus d’illusions, les fumées et les grondements se rapprochaient, les nuits étaient continuellement illuminées d’éclairs sans orage et les trilles chaleureux de l’accenteur mouchet dans les lauriers fleurs ne suffisaient pas à dissimuler la calamité qui s’avançait, imminente. Il ignorait où il irait, où l’emmènerait le dernier bateau au départ de Sébastopol, il ignorait même à quoi ressemblerait sa vie à venir, si le destin lui en promettait une, mais il savait qu’il devait partir, que tout était préférable à la botte fasciste qui foulerait bientôt ces terres.
Son frère n’avait pas cet état d’esprit. Il avait l’intention de rester. Ceux qui ne le connaissaient pas bien auraient pu croire qu’il le faisait par fatalisme, qu’un jour, ce fascisme que son frère fuyait le rattraperait au bout du monde, puisqu’en quelques semaines, il avait déjà traversé l’Europe. Pourquoi tenter d'échapper à l’inévitable ? D’autres auraient pu croire qu’il restait pour combattre, mais il n’en était rien. En vérité, il n’était pas facile de savoir pourquoi Kazia se refusait à partir, même en le connaissant bien, car jamais il n’avait pu parler honnêtement de ce qu’il pensait vraiment du régime qui s’apprêtait à battre en retraite face au nouveau venu. Jamais il n’avait pu s'exprimer ouvertement à son frère qui ne l’aurait pas compris, à son père qui peut-être l’aurait dénoncé aux autorités pour dissidence, moins encore à ses amis, à ses voisins qui tous lui auraient tourné le dos à moins de le trahir. Kazia était réfractaire à croire spontanément ce qu’on lui présentait comme une vérité définitive ; il avait toujours eu cette volonté de contradiction. D’ailleurs, il était né avec un pied bot comme pour contrevenir au désir de son père d’en faire un vigoureux soldat de l’Armée rouge. Il trouvait étrange cette facilité des gens à s’abandonner au profit du « régime », à suivre le chemin tracé que ce dernier exigeait de son peuple. Sans oser l’admettre publiquement, lorsqu’on le traitait de « Bakounine », car cela arrivait, il le prenait avec fierté.
À cause de tout ce qu’il ne pouvait pas dire, personne ne connaissait bien Kazia, nul ne pouvait le comprendre, et parce que lui seul savait tout ce qu’il devait taire pour vivre sous ce « régime de liberté », il était le seul à voir dans la botte de l’ennemi un coup de pied salvateur. Félia était différent, sûrement car plus proche de son père. Il marchait droit sur ses deux pieds, et s’il avait été plus âgé, il aurait pu faire un vrai soldat de l’Armée rouge. Le père Boïno avait imprégné son fils d’imagerie patriotique, aux questionnements de l’enfant, il avait toujours répondu comme un commissaire du peuple et assuré à Félia qu’il n’était possible de vivre pour un Soviétique nulle part ailleurs qu’en terre soviétique. Il avait mis ses paroles en acte, lorsqu’engagé volontaire durant la guerre russo-finlandaise, il avait disparu. Disparu, c’était par ce terme que sa mort avait été annoncée à ses fils, car son corps, prétendument, n’avait pas été retrouvé. Disparu, cela ouvrait la porte à toutes les spéculations. Pour Félia, il était mort pour la liberté, pour la patrie, en héros ; il n’avait pu passer chez l’ennemi. Pour Kazia également il était mort, mais pour un régime qui travestissait son sacrifice en disparition de sorte à cacher ses pertes, à dissimuler ses échecs, plutôt que d’honorer ses héros. Kazia et Félia pensaient différemment, mais ils partageaient un point commun avec leur père dans la force de leurs convictions, et quoiqu’ils fussent frères, ces dernières devaient les séparer en cette fin octobre, mois d’automne que l’on dit être le plus beau en Crimée, mais sur lequel s’appesantissait, en cette année 1941, la chape de plomb de la guerre et du chagrin. Le libérateur de l’un était l’oppresseur de l’autre, et comme l’on annonçait le départ du dernier bateau pour évacuer la Crimée, Félia avait fait le choix de l'exil pour revenir le jour où cette terre redeviendrait soviétique :
— Tu es mon frère Kazia, et tu es ma famille. Mais la patrie, c’est plus que cela. Il n’y a plus rien à faire ici. Je pars, mais je reviendrai, et je porterai un uniforme et je tiendrai un fusil. Je te le promets, et j’espère qu’alors nous nous comprendrons.
Ce fut sur ces derniers mots que Félia s’en alla, une simple valise dans la main, sa carte du Komsomol sur le cœur, dans une poche de sa veste délavée. Il laissa ouverte derrière lui la porte de l’appartement. Son frère n’essaya pas de le retenir, et après qu’il eut disparu dans les escaliers, il se contenta de pousser un soupir. Il n’y avait rien d’autre à faire, car s’il ne croyait pas au régime soviétique, Kazia ne croyait pas plus en Dieu ni à une force supérieure. Il n’imaginait pas qu’une bonne âme garderait Félia, il n’y avait personne à prier ou à invoquer. Il y avait à maudire sûrement, mais il n’en avait pas la volonté en cet instant, préférant se diriger vers la fenêtre pour voir s’éloigner son frère dans la rue qui s’agitait.
L’animation était forte dans les rues de Simferopol, comme elle l’était depuis plusieurs semaines, comme elle l’est probablement dans toutes les villes à l’aube d’un bouleversement majeur. Mais en ce 31 octobre, l’agitation prenait une dimension particulière, car ce pouvait bien être le dernier jour avant le basculement. Le doute était permis. Les troupes soviétiques n’avaient pas traversé la ville en direction du sud, ce qui laissait penser qu’elles tenaient encore les positions du nord. Cependant, les rumeurs n’étaient pas bonnes, et certaines d’entre elles, venues des villages à l’est et à l’ouest de la ville, évoquaient une déroute de l’Armée rouge. Elle contournait Simferopol, consciente de son incapacité à conserver la place, pour rejoindre directement Sébastopol, où les nombreuses fortifications offraient de plus grandes chances de victoire. Félia avait longtemps refusé de le croire, mais toute la ville était en état de siège ; en état de siège avec des murailles dérisoires et l’absence de troupes pour la défendre. Il était idéaliste mais pas idiot et voyait bien la tournure que prenait la bataille de Crimée. La retraite stratégique, telle qu’elle était présentée depuis le début de la guerre par le Sovimformburo , se poursuivrait au moins jusqu’à Simferopol, et tous espéraient qu’elle s’arrêterait devant la forteresse de Sébastopol.
Les évacuations continuaient depuis la fin du mois d’août. Elles avaient concerné d’abord les usines et entreprises essentielles et leur personnel, cibles faciles pour l’aviation allemande, qui avaient été déménagés plus à l’arrière, parfois jusqu’à Tachkent. Puis avaient suivi les archives et le personnel administratif, des membres du Parti, des Juifs aussi, comme l’on disait que les Allemands les traitaient avec une particulière cruauté. Enfin, tous ceux qui désiraient partir pouvaient le faire, par leurs propres moyens ou en montant dans l’un des camions affrétés au rapatriement des exilés vers Sébastopol, seule porte ouverte pour quitter la Crimée depuis que les Allemands gardaient l’isthme de Perekop. Elle ne le resterait peut-être pas longtemps, car l’étau se resserrait sur elle, et isolée, prise dans les mâchoires de la bête, combien de temps pouvait-elle tenir ? Le moment viendrait où Sébastopol également se fermerait aux réfugiés et où la Crimée deviendrait une prison. Ce moment approchait, puisque les évacuations qui se préparaient à la fin du mois d’octobre devaient être les dernières. Un paquebot allait faire son ultime voyage pour récupérer les candidats à l'exil à Yalta, puis à Sébastopol avant de quitter la Crimée. L’intention de Félia était de le rejoindre, de monter à bord, d’aller à l’arrière, de trouver un moyen de s’engager dans l’armée malgré son trop jeune âge et de revenir en Crimée en héros, participant au défilé de la victoire dans les rues de la ville. Il voulait partir pour mieux rentrer, car même s’il n’avait jamais quitté sa terre natale, il sentait bien, au fond de lui, qu’il ne pouvait demeurer loin d’elle assez longtemps pour ne pas subir le mal du pays.
Le point de rendez-vous pour les ultimes candidats à l’exil se situait rue Pouchkine. Ce fut là que Félia se dirigea, laissant les rues boueuses des faubourgs pour les avenues rectilignes, ombragées, bordées de maisons basses et blanches de la ceinture russe de Simferopol. Un vent frais descendu des montagnes voisines soufflait légèrement, le ciel nébuleux promettait une journée couverte, peut-être pluvieuse, le fond de l’air était humide, la rosée était tombée avec abondance dans la nuit. Félia rabattit son col et accéléra le pas pour se réchauffer autant que pour éviter de trop sombrer dans la mélancolie en en finissant au plus vite avec ce désagréable moment du départ.
Rue Pouchkine, un alignement de camions Amo-3 attendait là, embarquant les passagers qui se présentaient munis de leurs papiers, car la crainte légitime d’espions infiltrés pour le compte de l’Allemagne planait, et il était possible que les Allemands utilisassent le flux de réfugiés pour faire entrer à Sébastopol quelques-uns de leurs agents. Malgré l’heure précoce du jour, les camions étaient bien pleins, de femmes, d’enfants, de vieillards, mais d’hommes également qui avaient à employer mieux leurs bras ailleurs que dans la ville sous Occupation où on exigerait d’eux qu’ils servent le Reich. Félia guetta un véhicule où il y avait encore de la place, se faufilant dans la foule des candidats à l’exil et de ceux qui restaient et leur faisaient leurs « au revoir ». Sous les caryatides de la façade du théâtre Gorki, il y avait un camion vide vers lequel se dirigea Félia, déjà prêt à montrer ses papiers au soldat qui se tenait devant, mais ce dernier le repoussa brutalement :
— Mes papiers ! lança Félia, désappointé.
— Ce camion n’est pas pour toi, il est pour la troupe du théâtre !
Félia comprit pourquoi ce camion était vide à la différence des autres qui débordaient de monde, mais alors qu’il s’apprêtait à longer encore la file de véhicules dans l’espoir d’être plus chanceux, une voix chaude et puissante s’éleva derrière lui :
— Allons camarade, ce jeune garçon n’est pas très encombrant, il devrait bien pouvoir faire la route avec nous ! Qu’il monte !
Félia se retourna et fit face à un peloton d’hommes et de femmes en costumes gris et marrons munis de valises. De prime abord, ils ressemblaient à n’importe qui, mais comme Félia l’avait remarqué dans l’intonation de la voix qui venait de parler, comme il le voyait dans la gestuelle et le charisme de l’homme qui s’avançait près du soldat, il ne s’agissait pas de n’importe qui. L’inconnu présenta ses papiers au soldat et ajouta :
— Nous sommes la troupe du théâtre Gorki. Ce camion est le nôtre et nous embarquons ce jeune homme avec nous, et tous ceux qui pourront monter s’il reste de la place. Nous sommes nombreux, mais nous voyageons léger.
Le soldat ne fit pas d’objection. Il inspecta brièvement les documents de chaque passager et ceux de Félia qui monta en dernier, s’asseyant aux côtés d’une petite femme blonde qui, même pour lui, adolescent de taille moyenne, paraissait frêle et gracile. Elle voisinait avec l’homme qui avait interpellé le soldat et qui l’avait aidée à grimper à bord en l’appelant « Shourochka ». Maintenant, ils se tenaient par la main. Un couple, à peu près du même âge, lui faisait face. L’homme se distinguait par son élégance et il était le seul à porter la cravate. Il avait l’air calme et serein, au contraire de la femme qui avait passé son bras sous le sien et s’appuyait sur son épaule. Les traits tirés, la mine fatiguée, elle semblait ne pas avoir dormi d’un vrai sommeil depuis plusieurs jours, et habillée aussi élégamment que son voisin, elle donnait l’impression de se rendre à un enterrement. Ses yeux sombres brillants croisèrent ceux de Félia qui les détourna pour ne pas la dévisager. En regardant ailleurs, il ne put s’empêcher de fixer un autre passager qui, malgré son chapeau descendu bas sur le front, lui fit immédiatement penser à Lénine. Il en avait la moustache, le front haut et fuyant, les yeux d’un bleu perçant, et ce masque traduisait la même autorité et la même détermination que le père de la Révolution. Ce n’était pas Lénine, mais cet homme avait des airs, et Félia sourit de la surprise qu’il lui avait causée.
En outre, avaient pris place dans le camion une femme et trois hommes, moins distingués, moins charismatiques, chez lesquels Félia ne voyait pas l’aisance et la faconde d’acteurs de renom. Deux d’entre eux, installés dans le fond du camion, gardaient une mine dure et figée. L’un d’eux surtout donnait ce sentiment, car ses yeux, profondément enfoncés sous des arcades sourcilières proéminentes, laissaient presque imaginer deux orbites noires, et il ne desserrait pas sa large mâchoire carrée. Le troisième homme, qui se tenait seul, n’avait pas l’apathie des deux premiers. Ses traits fins et son regard mélancolique trahissaient plutôt une inquiétude latente, si bien que son voisin, l’homme à la cravate, lui glissa :
— Olejka est un garçon prudent et débrouillard, il ne risque rien.
— Il est jeune et impétueux…
— Il ne pouvait pas abandonner sa mère, et puisque sa maladie lui interdit un voyage aussi chaotique que celui qui nous attend… Mais il faut lui faire confiance, il a eu de bons modèles !
— Dima  dit vrai, il ne fera rien d’imprudent.
La femme qui avait parlé de la sorte murmura néanmoins un discret « je l’espère » en terminant sa phrase. Elle étrennait un chapeau à plume un peu excentrique compte tenu de la situation. C’était sa seule excentricité, car pour le reste, elle portait un tailleur gris et semblait avoir privilégié, à l'image de ses compagnons, la discrétion à l’exubérance. Discrète, ce n’était pas vraiment ainsi que Félia imaginait une troupe de théâtre qu’il concevait plutôt comme une troupe de cirque, colorée et bruyante, mais les circonstances ne se prêtaient pas au tapage, et hors de la scène, les gens de spectacle sont souvent, plus que le reste du monde, discrets, voire timides.
Lui-même n’osait pas parler. Ces inconnus l’impressionnaient, puis il n’avait pas le cœur à ça, et enfin, le brouhaha rendait les échanges pénibles, alors, il préférait se taire en attendant que les camions partissent. Ce fut sa voisine, Shourochka,  qui le tira de son mutisme :
— Vous voyagez seul, mon garçon ? dit-elle en ne quittant pas Félia de ses grands yeux bleus.
Elle lui souriait malgré le contexte qui s’y prêtait peu, et comme elle souriait, il manqua de sourire également, car la grandeur de ses yeux dans son petit visage enfantin, les pommettes proéminentes que lui dessinait son sourire et son nez trop long lui donnaient des airs comiques. Félia avait le cœur froid et les pensées tristes, mais ce visage et cette voix le réconfortèrent instantanément. Il y avait chez cette femme cette indéfinissable tendresse des gentils personnages de contes pour enfants. Elle paraissait si distante de la réalité du monde qui l’entourait, des camions militaires, des soldats en armes, des pauvres réfugiés, des bombes dans le lointain, du sang qui coulait sur toute la péninsule ! Comme Félia restait silencieux, s’égarant dans ses pensées, elle reprit :
— Eh bien, êtes-vous muet ?
Félia se ressaisit et se contenta de répondre simplement « Oui » et « Non » à la première et à la deuxième questions qui lui avaient été posées.
— Vous rejoignez votre famille ? continua la dénommée Shourochka, sans se froisser des réponses laconiques du jeune homme.
— Allons ma chérie, tu vois bien que ce garçon n’a pas envie de bavarder ! lui adressa son voisin sur le ton d’une fausse réprimande.
— Non, non, cela ne m’importune pas, répliqua Félia. Simplement, mon cœur est triste… Mais je sais que parler est un bon moyen de l’oublier. Non, je pars seul vers la solitude, mais j’espère trouver dans l’armée une autre famille. Quand j’aurai l’âge, bientôt, de m’engager.
— Voilà bien un projet nourri par la jeunesse !
Félia eut l’impression d’entendre un reproche, mais n’osa pas le faire remarquer à l’homme qui lui parlait, un individu imposant, grisonnant déjà, mais d’une grande vigueur, ce que sa voix grave et forte traduisait sans mal. L’homme reprit :
— Mais allons, puisque nous sommes appelés à faire les soixante prochains kilomètres côte à côte, ce qui signifie bien six heures de voyage sur nos bonnes routes de Crimée, peut-être devrions-nous nous présenter ? Tu as ici — je me permets de te tutoyer — quelques dignes représentants de la troupe du Théâtre dramatique académique russe de Crimée. Cette femme curieuse, mais quelle femme ne l’est pas, est ma chère épouse, Alexandra, mais nous la nommons tous Shourochka. Alexandra Peregonets, ce nom te parle peut-être. Puisque nous en sommes aux dames, avec ce chapeau à plume d’un autre temps, mais qui lui va à ravir, c’est notre costumière, Elizaveta Koucherenko, et voici la troisième de nos Grâces, Zoya Yakovleva, une des plus éminentes comédiennes de l’Union soviétique. La réplique pleine d’emphase de son panégyriste tira un sourire discret à cette dernière, tandis que les présentations se poursuivaient :
— À ses côtés, son époux, notre toujours élégant Dmitri Dobrosmislov. C’est un peu moi, mais en plus jeune et en plus beau ! Il tient nos premiers rôles masculins. Et cet homme qu’on pourrait prendre pour notre camarade Lénine qu’il a d’ailleurs interprété sur scène, c’est Yakov Smolenski, Yasha pour ses amis. Puis il y a nos techniciens, ceux sans lesquels nos représentations n’auraient pas la même âme. Nikolaï Barichev, notre chef décorateur, qui s’inquiète pour Olejka, son jeune apprenti, qui ne vient pas avec nous pour des raisons personnelles. Et au fond du camion, Ilya Ozerov et Pavel Tchetchetkine, notre chef costumier et notre ingénieur de scène. Il ne faut pas se fier à leur allure de brigand, le premier s’y connaît mieux en dentelles que n’importe quelle femme, et le second peut calculer de tête la vitesse de chute d’une sphère ovoïde dans l’espace poussiéreux et obscur d’une scène de théâtre !
— Si seulement un tel objet existait ! répliqua l’ingénieur, narquois.
— En mathématiques, je croyais que rien n’était impossible ! Il me faut encore me présenter, Anatoli Ivanovitch Dobkevitch, comédien et quelque peu chef d’orchestre de cette troupe à laquelle il manque cependant des éléments primordiaux. Mais je l’ai déjà dit, certains ont des raisons de rester, et d’autres, de partir, et nous sommes de ceux-là, nous comme toi…
— Félix, Félix Stanislavovitch Boïno, mais tout le monde me nomme Félia. Jusqu’à il y a peu, j’étais élève de 9e année, avant la fermeture des écoles et des gymnases.
— Pour devenir soldat, bientôt !
— Cela vous choque-t-il ? rétorqua Félia.
— Oh, non ! s’exclama Dobkevitch. Depuis le début de la guerre, nous avons parcouru le front, visité les hôpitaux, fait des représentations pour les valides et pour les blessés, tentant d’apporter un peu de lumière dans les ténèbres. Ce n’est pas ta volonté de devenir soldat qui me choque mon garçon, le combat est légitime et c’est bien normal de défendre sa terre, mais comme il est dommage de vivre un temps où nos futurs savants, nos futurs artistes, nos futurs médecins, plutôt que de fréquenter l’école doivent devenir soldats. Surtout lorsqu’on songe à tout ce qu’il faudra reconstruire de civilisation après le passage des fascistes.
L’intonation dans la voix de Dobkevitch déclina en prononçant ces derniers mots, comme s’il n’osait pas les dire à voix haute ou qu’il les pensa à demi et ne les exprimait que pour lui. Au même moment, les moteurs des camions se mirent en route, et avec leur ronflement bruyant, une épaisse fumée d’échappement et une désagréable odeur d’essence emplirent l’air, si bien que les plus sensibles apposèrent un mouchoir sur leur nez. Le convoi se préparait au départ, et après les premiers mètres, lents et angoissants, car les candidats malheureux à l’exil tentaient encore de s’accrocher aux véhicules pour monter à bord, ce que ne permettait pas la soldatesque, les camions accélèrent et les asphyxiantes fumées du démarrage se dissipèrent assez pour rendre l’atmosphère respirable. Tout le monde resta silencieux, se contentant d'observer les maisons et les immeubles défiler, de humer dans le vent les derniers parfums familiers, d’emporter une dernière fois, au milieu des moteurs vrombissants, le cri délicat de l’accenteur mouchet dans les lauriers-roses. À bord, tous ignoraient combien de temps ils seraient étrangers à ce monde qui était le leur, et si les comédiens de la troupe avaient cette habitude du nomadisme et n’éprouvaient pas à un très haut degré le déchirement de la séparation, ce n’était pas le cas de Félia qui, tout en ayant à cœur d’imprimer en lui tous les sensations et souvenirs qu’il emportait de Simferopol, préférait parfois regarder ses chaussures et observer discrètement ses compagnons de voyage pour moins ressentir la mélancolie qui l’étreignait. Elle le poursuivit au moins jusqu’au parc Lénine, au sud de la ville, qui marquait presque la sortie de Simferopol. Félia tournait le dos au parc, cela lui allait bien, il ne voulait pas le contempler, mais le vent d’automne soufflait dans les arbres. Les feuilles jaunies s’envolaient et les tilleuls semèrent à son passage leurs frondaisons fanées sur le convoi. Une feuille d’un jaune si clair qu’il se confondait avec ses cheveux tomba sur Shourochka. Elle la prit en souriant, et la montrant à Félia, lui dit, en le tutoyant désormais comme le faisait son époux :
— Vois-tu, la feuille du tilleul à la forme d’un cœur. Elle symbolise l’amour, mais elle console également les âmes esseulées. La nature nous entend sans que l’on ait besoin de parler, et elle nous offre ses présents pour nous réconforter. Prends-la et fais-la sécher. Je la tiens d’un ami, et je te la donne.
Félia la prit, la glissa dans sa poche, là où il avait aussi placé sa carte du Komsomol. Il ne trouva rien à répondre, mais sur l’instant, il se sentit mieux, apaisé, ce qu’il devait moins à cette feuille qu’il prenait sans trop savoir pourquoi, qu’à la voix douce et au sourire bienveillant de sa voisine.
Après le parc Lénine, il y avait quelques petits villages dans la périphérie sud de la ville, des villages tatars faits de bric et de broc qui donnaient déjà l’impression que la civilisation se fondait dans la steppe alentour. En été, elles étaient belles ces grandes étendues d’herbes folles parsemées d’arbres et d’arbustes en bosquets sur un fond immuable de ciel bleu, toujours bercées par le souffle du vent marin qui pénétrait jusque dans ces profondeurs avec une légère odeur de sel. Les coquelicots poussaient en vastes troupes à la belle saison, au milieu des blés, de l’orge, jusqu’au temps des moissons. Les Tatars fauchaient sous le soleil brûlant, donnant à la steppe des airs stériles, tandis que seule dépassait de la terre, dans les champs, l’éteule des tiges coupées. Puis venait la morne saison, celle qui rendait le paysage triste, car le ciel bleu virait plus souvent au gris, le soleil écrasant chauffait moins, et le jaune de la steppe cédait la place au brun de la terre retournée par les laboureurs. Partout l’on entendait s’élever dans les campagnes le couinement caractéristique des majare  des paysans tatars qui grinçaient au rythme lent et régulier des bœufs qui les tiraient. Le ciel était gris, la terre était brune ; les couleurs des villages tatars. Un puits à la margelle grise et usée, au milieu d’une place terreuse cernée de maisons de terre étroitement serrées les unes contre les autres pour affronter la mauvaise saison et ses neiges parfois généreuses, voilà à quoi ressemblaient immuablement les bourgades tatares sur la route de Sébastopol. La seule animation tenait généralement à un chien aboyant au passage du convoi, et aux poules, oies et canards qui devaient s’écarter précipitamment du chemin en piaillant pour témoigner leur réprobation. Puis, il y avait toujours ce vieillard au teint de bronze, assis sur la margelle du puits, les deux paumes reposant sur sa canne, arborant la toque en peau de mouton noir et la veste en peau de mouton blanc caractéristiques des paysans tatars, au visage dur et au regard impénétrable, que rien ne semblait pouvoir troubler ou impressionner, pas même le passage inhabituel d’un convoi de camions aux couleurs de l’armée soviétique.
Le convoi, sur les routes chaotiques de Crimée, arriva, après une bonne heure et demie, à Bakhtchissaraï, ville à peu près à mi-distance de Simferopol et Sébastopol, à une trentaine de kilomètres de chacune d’elles. Comme les camions entraient dans les premiers faubourgs de l’historique cité, Dobkevitch se mit à déclamer des vers qu’il connaissait par cœur :

Les hordes de Ghirey, comme un brûlant orage,
Un jour, dans la Pologne ont porté le ravage ;
Et leur fougueux essaim, qui vainquit en courant,
Partout se répandit comme l’eau du torrent. 

Il se tut un instant, et ajouta :
— Connais-tu tes classiques Félia ? Ces vers de Pouchkine ont un écho étrange avec notre époque, ne trouves-tu pas ? Ils sont tirés de La Fontaine de Bakhtchissaraï.
Félia l’ignorait, il n’avait pas la même culture poétique que son frère. Il connaissait Pouchkine, il connaissait ce poème, mais pas assez bien pour en identifier les vers, et son esprit n’était pas disposé à faire l’effort de s’en souvenir. Bakhtchissaraï n’avait rien de romantique, n’avait pas la magie des temps anciens, et la ville, privée de sa superbe depuis la chute des Khans, se trouvait encore moins belle dans les tourments de la guerre. Le pittoresque de la vieille capitale tatare souffrait de la présence de soldats, de véhicules militaires, de barrages, et surtout de l’agitation produite par cette présence sur l’axe majeur qui traversait la ville, agitation qui ne semblait pas liée à des préparatifs défensifs mais à une retraite précipitée. Au premier barrage, le convoi fut arrêté et une discussion s’engagea entre officiers, dont la teneur échappa aux passagers, jusqu’à sa conclusion qui sema la consternation et la déception parmi eux : le convoi était contraint de faire demi-tour. Les passagers qui désiraient débarquer à Bakhtchissaraï le pouvaient, les autres retourneraient à Simferopol. Dobkevitch demanda au chauffeur de quoi il était question, mais ce dernier ignorait la raison de cette volte-face. À ce moment, Dmitri Dobromislov se leva et se jura d’aller aux nouvelles, n’acceptant pas de rester ainsi, sans explication :
— Il est probable qu’ils ne te diront rien ! lança Dobkevitch au moment où son ami quittait déjà le camion avec une aisance que ne laissait pas soupçonner son allure empruntée.
— Ils ne diront probablement rien à l’acteur, mais je suis un vétéran de l’Armée rouge, et je saurai bien rendre un de ces soldats bavard ! répliqua Dobromislov.
— Il n’y a pas plus habile que Dima pour faire parler les taiseux ! poursuivit son épouse, Zoya Yakovleva.
Le groupe patienta de longues minutes, tandis que plusieurs camions, déjà, faisaient demi-tour, et que d’autres attendaient seulement que la place se libérât pour faire de même :
— S’il ne revient pas, il va être oublié ici ! déclara sur un ton faussement plaisantin Yakov Smolenski.
— Sébastopol est peut-être tombée ?
Ces mots de la costumière, Elisaveta Koucherenko, figèrent ses compagnons qui se turent et s’immobilisèrent, Dobkevitch se rasseyant même, alors qu’il se tenait debout pour mieux voir ce qui se passait aux alentours. Il finit par reprendre :
— Non, c’est peu probable, pas si vite…
Finalement, les explications vinrent avec le retour de Dobromislov qui, la mine grave, fut aussitôt assailli de questions :
— Oui, oui, j’ai des nouvelles ! Une grande chance, je suis tombé sur un officier qui avait servi avec moi contre les Basmatchi  d’Asie centrale ! Il a été loquace au-delà de mes espérances ! Nous repartons à Simferopol, car il est inutile d’aller plus au sud. Le siège de Sébastopol a commencé. Les opérations sont lointaines encore, mais les civils ne sont plus acceptés dans la ville et les places restantes à bord de l’Armenia ne sont attribuées qu’au personnel des hôpitaux militaires et aux habitants de Sébastopol. Elle est devenue une nasse. Seuls les soldats s’y rendent, ceux-ci et ceux du général Petrov qui s’acheminent d’Odessa pour renforcer les défenses de la ville. En vérité, tous nos soldats foulant le sol de Crimée ont pour ordre d’évacuer leur position et d’aller défendre Sébastopol. A priori, la consigne initiale était de nous laisser ici, de charger les camions de matériels et de vivres et de les envoyer également là-bas. Estimons-nous chanceux, il semble que la présence dans notre convoi de femmes et d’enfants incapables de faire trente kilomètres à pied nous autorise un retour à Simferopol.
— Les fascistes sont donc si proches ! soupira Shourochka.
— Il n’a rien dit à ce sujet, mais c’est comme s’il avait tout dit, répondit Dobrosmislov. S’ils évacuent si précipitamment, ce n’est pas à cause du blocus maritime qui se referme sur Sébastopol, c’est parce que la menace terrestre pèse lourd sur Simferopol et Bakhtchissaraï. La route vers Sébastopol est peut-être déjà coupée.
— Ils devraient tenir ! s’exclama Félia qui était resté jusqu’alors taiseux dans son coin.
— Sébastopol tiendra, répliqua Dobkevitch, mais ici, les défenses sont insuffisantes. Il aurait fallu six mois de plus pour les préparer convenablement.
Après la surprise et l’indignation vinrent la désillusion devant cet exil avorté et la certitude, à l’instant où le camion fit demi-tour, qu’il ramenait entre les mains des fascistes ceux-là même qui espéraient leur échapper. La chute de Simferopol était une question de jours, et il n’y avait désormais plus aucune possibilité de fuite, puisque les Allemands avaient capturé l’isthme de Perekop et dominaient les mers. Parce que le siège de Sébastopol avait éclaté avec quelques heures d'avance, les derniers candidats à l’exil se trouvaient privés d’une place à bord de l’Armenia. La nouvelle donna des regrets aux refoulés, certains songeant qu’ils auraient dû partir plus tôt, même à pied si nécessaire, qu’il fallait craindre ce genre de mauvaises surprises en s’y prenant au dernier moment alors que la situation du conflit évoluait si rapidement.
Le 6 novembre 1941, touché par la bombe d’un Heinkel He 111, l’Armenia coula, entraînant avec lui ses dix mille passagers au fond de la mer Noire.

Chapitre 2

Kazia travaillait chez l’imprimeur Tavrida, où il exerçait le métier de compositeur, activité qu’il pratiquait pour vivre, car sa véritable passion n’était pas de mettre en forme les textes des autres, mais de les écrire lui-même. Il aimait les poètes, surtout les anciens poètes russes, ceux qui racontaient Kitej et les exploits du tsar Saltan, ceux qui lui permettaient de voler au-dessus du triste monde aux côtés d’Ivan Tsarévitch sur son tapis magique. Il les lisait et écrivait des œuvres inspirées de ses lectures, incapable cependant d’avoir l’audace de les présenter à d'autres qu’à son frère qui, avant la guerre, se plaisait parfois à les illustrer de miniatures amusantes. Son frère, il pensait ne plus le revoir avant longtemps, et en rentrant du travail, le soir, il eut la surprise de le trouver attablé, sa valise non encore défaite, sa veste sur les épaules, le visage fermé, dans l’appartement plongé dans la pénombre :
— Tu as donc changé d’avis ? demanda Kazia en allumant une simple bougie en stéarine qu’il plaça au centre de la pièce pour repousser les ténèbres grandissantes alors que le jour diminuait.
Félia expliqua à son frère les raisons de sa présence, sur un ton qui alternait entre la colère et la déception, le jeune homme s’emportant tantôt contre lui, tantôt contre les autres, criant surtout la souffrance que lui causait son impuissance, condamné à présent à un destin sur lequel il n’avait plus prise :
— Je crois qu’il faut malheureusement admettre que notre fière armée nous abandonne tous aux mains des terribles fascistes ! lança Kazia, sarcastique, en allant raviver le poêle.
Félia ne répliqua rien à son frère qui, tout en le piquant dans ses convictions, n’avait pas tort. Félia pensait pareillement sans oser le dire, et sans oser même reconnaître qu’il le pensait aussi. L’abandon, c’était le sentiment qu’il éprouvait surtout, et il se remémorait, amer, tous les efforts vains de ces derniers mois et ses espoirs qu’il jugeait à présent grotesques. Comme les belles journées de juin qui avaient laissé place aux grises journées d’octobre, l’enthousiasme qui avait fait vibrer Simferopol aux débuts de la guerre avait été supplanté par la désillusion. Félia se ressouvenait du 23 juin 1941, une chaude journée à l'image de tant d’autres en Crimée, animée des cohortes de volontaires qui, dans tout Simferopol, accrochaient des fleurs de grenadiers à leur veston après s’être engagés dans la 51e armée. La veille, les avions allemands avaient jeté des bombes sur Sébastopol, le lendemain, 4000 soldats se tenaient prêts à défendre la péninsule de Crimée contre l’invasion fasciste, avec pour mission de conserver le Syvach et l’isthme de Perekop. À cette époque, l’Armée rouge faisait la fine bouche, et n’ayant pas l’âge de s’engager, Félia avait été refoulé. Il s’en trouvait d’autant plus honteux, lorsqu’ils voyaient les futures infirmières militaires, dont les cours avaient ouvert en juillet 1941, qui rejoindraient le front pendant qu’on le condamnait à rester à l’arrière. Il avait fini par oublier l’affront en faisant comme tous les autres jeunes de son âge, ainsi que tous les vieillards et tous les civils capables de brandir une pelle et une pioche, en creusant des fossés antichars autour de la ville, en érigeant des barricades, en préparant la défense de la deuxième ligne à défaut de tenir la première. Il imaginait sauver la vie d’un soldat à chaque pelletée de terre jetée sur le remblai, il n’aspirait qu’à creuser plus profondément le fossé pour que s’y engloutissent les chars allemands, et aux côtés de ses camarades, de ses professeurs, de ses voisins, du matin au soir, sans relâche et sans ressentir la fatigue, il excavait, ravinait, labourait le sol. Il n’avait pas de fusil, pas d’uniforme, mais il était comme un soldat du génie, un sapeur, et il croyait que le jour où les Allemands se tiendraient devant ces fossés serait assez lointain pour tenir lui-même une arme plutôt qu’une pelle. Il avait d’autant plus la conviction d’être utile que l’armée préparait les défenses aériennes de la ville et formait des artilleurs. Simferopol pouvait devenir sérieusement un terrain de guerre, et l’Armée rouge n’allait pas l’abandonner mais en faire une ligne solide en cas de défaites sur l’isthme de Perekop et à Armiansk. Jusqu’en août, la position des autorités avait été de nier l’hypothèse d’une retraite sans lutte. Les usines produisaient plus d’armement, les conserveries, plus de vivres, les affiches de propagande réclamaient toujours plus de linge, de sang, d’argent, ce qui disait l’âpreté des combats menés par les héros de la 51e armée sans rien dévoiler des difficultés réelles qu’ils rencontraient. Puis, aux exigences de productivité avaient succédé les premières évacuations. Félia avait vu là de la prudence, car les bombardiers allemands pouvaient facilement détruire des cibles stratégiques si près du front. Kazia n’avait pas cherché à le désillusionner, traversant différemment ces lourdes semaines d’attente. Parce qu’il avait un métier important comme relais de la propagande, la guerre n’avait pas changé son activité, et son handicap lui permettait d’échapper à la honte du planqué. De ce point de vue, il ne regrettait pas son existence sans bouleversement. Cette guerre entre fascistes ne le concernait en rien, et lorsque son frère s’étonnait de son flegme, de sa passivité à l’aube d’un cataclysme, il se contentait de répondre qu’une simple fourmi n’a pas à craindre le lion. Être une fourmi menant sa vie aussi sereinement que possible à bord d’un frêle esquif sur une mer agitée, c’était là l’ambition de Kazia. Il ne pouvait pas calmer la tempête, tenter de résister aux vagues risquait seulement de le faire chavirer et il avait la conviction que son frère finirait un jour par comprendre cette attitude. Mais en attendant de voir Félia recevoir l’illumination, il partageait sa vision avec une certaine Macha. Macha était arrivée dans la vie de Kazia comme cette fraîcheur vivifiante entre la canicule et l’orage. Elle vivait avec son père, infirme de la Première Guerre mondiale, à quelques rues de l’appartement des frères Boïno, et exerçait le métier de dactylo. Puisqu’il payait mal, mais surtout pour son propre plaisir, elle chantait également certains soirs dans un club de la ville, L’Arlequin, où Kazia l’avait rencontrée pour la première fois après une journée de travail, faisant halte moins pour le verre que pour la chanson. Lui voulait vivre de poésie sans oser le dire, elle de la chanson, sans en avoir l’opportunité. D’après ce que Kazia avait dit à son frère, c’était ce goût contrarié pour les arts qui les avait rapprochés. En discutant ensemble, ils s’évadaient de leur réalité monotone, et se prenaient à rêver, parfois, de ce qu’une autre vie pouvait leur permettre d’accomplir. Macha était peut-être la seule personne, en dehors de son frère, avec laquelle Kazia parlait des poésies qu’il écrivait, mais avec Macha, ils se retrouvaient en harmonie d’idées, ils se comprenaient parfaitement, et peut-être car il jalousait cette complicité, Félia n’aimait pas Macha. Il considérait son influence pernicieuse, même s’il ne pouvait que soupçonner ce qu’elle soufflait à son frère. Félia était persuadé que sans Macha, Kazia aurait été plus disposé à se rapprocher de lui, à se délester de quelques-uns de ses jugements et de ses certitudes. Mais il avait cette femme, si compréhensive, si artiste, qui l’inspirait, car après tout, tandis qu’il cachait ses vers, elle montait courageusement sur scène pour chanter, même lorsque son humeur et celle du public étouffaient sous l’affliction. Elle l’attirait vers elle, occupait ses pensées. Pour Félia, et sans qu’il n’eût rien de particulier à lui reprocher, c’était déjà trop pour la considérer avec bienveillance. Il savait que sur le refus de son frère de le suivre en exil planait l’ombre de Macha qu’il ne pouvait quitter. Il l’avait choisie elle plutôt que son frère, et même si pour Félia cela valait mieux que de refuser l’exil par choix du fascisme, l’atteinte ne l’avait pas laissé insensible. Mais de ce sujet, il n’était désormais plus question, puisque la route de Sébastopol était close. À présent, Félia avait d’autres personnes à sermonner que Macha. Regardant par la fenêtre, la nuit était tombée, et dans un lointain qui ne l’était pas tant que cela, le crépuscule ne semblait pas totalement arrivé à son terme. Des flashs d’un blanc métallique, et d’autres, oranges, qui mourraient en épaisses fumées noires de poix assez hautes pour masquer la lune de leurs rouleaux opaques, donnaient le sentiment que le soleil n’était pas complètement couché. Des bruits diffus parvenaient aux oreilles des deux frères comme les borborygmes continus d’un géant de conte. Parfois, l’un d’eux s’élevait plus fort, et sur la table, dans son gobelet de fer blanc, le thé fumant que s’était servi Kazia se ridait de fines vaguelettes. L’ennemi approchait, il était aux portes de Simferopol, et ses cohortes conquérantes ne tarderaient pas à descendre des montagnes en feu.
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