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Mise en avant des Auto-édités / Incarnation-T2-Amalia de Daryl Delight
« Dernier message par Apogon le jeu. 26/05/2022 à 18:15 »
Incarnation-T2-Amalia de Daryl Delight



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Prologue

   — S’il ne veut pas écoper de deux ans de prison ferme, il ferait mieux de plaider coupable.
   Raphaël ne sait pas pourquoi il a décroché. Il est presque vingt heures, un vendredi soir, et il se trouve toujours à son bureau. Tout ce dont il a envie, c’est de prendre   une bonne douche avant de déguster un plat chinois qu’il se fera livrer.
   — Toutes les preuves sont contre lui, madame Costa, il n’y a aucun doute sur sa culpabilité. Essayer de mentir au juge ne fera qu’augmenter la peine.
   S’il n’est pas trop fatigué, il proposera à Loretta de venir passer la nuit chez lui. Il est presque sûr que ça ne se fera pas, car il est crevé et risque de s’endormir devant la télévision après son repas. Ils se verront demain, comme tous les samedis depuis presque un an, et ils feront des galipettes durant tout le week-end.
   — La victime l’a reconnu. Votre fils n’est même pas capable d’enfiler une cagoule pour braquer une épicerie. Et même si on ne distingue pas clairement son visage sur la caméra de surveillance, il ne fait aucun doute que c’est lui. Les vêtements qu’il portait ce jour-là ont été retrouvés dans son placard. La police a prélevé des empreintes sur le lieu du crime et ils les compareront assez vite avec les siennes.
   Au téléphone, Madame Costa semble sincère. Un peu naïve au vu de la situation se dit Raphaël. Le fils de  cette femme est loin d’être l’ange qu’elle prétend connaître.
   — Je passerai le voir lundi matin à la première heure. La seule solution est qu’il admette son crime. Je tenterai de lui expliquer la situation pour qu’il change d’avis. Je vous assure que c’est pour son bien.
   Mais la mère de famille continue ses supplications. Elle parle vite avec un fort accent italien.
   — Je vous rappellerai demain, il se fait tard. Ne vous en faites pas, il est jeune et il n’y a pas eu de blessé. S’il se tient à carreau, il devrait s’en sortir. Je vous laisse. Essayez de vous reposer.
   Raphaël ne laisse pas son interlocutrice rebondir et coupe la communication immédiatement. Une douche et un plat chinois, ce sont les seules choses auxquelles il pense.
   Il referme son classeur, le range sur l’étagère et éteint l’ordinateur ainsi que les deux lampes aux extrémités de son bureau. Alors qu’il quitte la pièce, la sonnerie du téléphone retentit. Cela doit être Madame Costa qui va vouloir qu’on lui rabâche ce qu’elle sait déjà. Raphaël n’y prête pas attention. Les livraisons à domicile se terminent à vingt-deux heures et il n’a pas envie de cuisiner ce soir. Madame Costa attendra lundi matin pour pleurnicher.
   Dans l’ascenseur, il se dit qu’il devrait appeler le restaurant pour passer commande. Le temps de préparer et de livrer, il sera rentré et aura pris sa douche. Puis il se souvient qu’il n’y a pas de réseau au sous-sol. Il téléphonera sur la route.
   Une secousse. Raphaël vacille et se rattrape à la rambarde. Les lumières au plafond de la cage métallique faiblissent jusqu’à mourir. La cabine est à l’arrêt, plongée dans le noir.
   — C’est pas possible ! Pas maintenant !
   Raphaël sort son portable de la poche intérieure de sa veste et l’utilise comme lampe torche. Aucun doute possible, c’est une panne de courant.
   Le bouton d’appel d’urgence est vert. Est-ce que ce truc marche même sans électricité ? Il en doute, mais s’acharne sur le bouton.
   — Allez, s’il vous plaît !
   Les néons au-dessus de lui grésillent et se rallument. Un bruit de machine qui se met en marche lui fait reprendre espoir. Puis l’ascenseur se remet à fonctionner.
   Fausse alerte. Soulagé, Raphaël soupire.
   Les portes métalliques s’ouvrent enfin. Le parking est vide. Encore une fois, il est le dernier à quitter l’immeuble. Il devrait sérieusement songer à diminuer sa charge de travail.
   Il est presque arrivé à sa voiture quand une nouvelle panne de courant survient. Le noir complet durant quelques secondes. Puis les luminaires de secours prennent le relais. De faibles lueurs rouges l’entourent.
   — Très rassurant, souffle-t-il.
   Tout d’un coup, il comprend mieux ce que ressent sa secrétaire. Après dix-huit heures, elle refuse de descendre seule de peur de se faire agresser dans ce sous-sol. Mais tout va bien. Raphaël est un homme. Il peut se défendre en cas de besoin.
   Il pointe le plip sur son véhicule et presse le bouton où figure un cadenas ouvert. Ses mains sont moites. Un « bip » retentit. Les portières se déverrouillent.
   Habituellement, Raphaël n’est pas du genre trouillard. Mais un avocat doit toujours rester sur ses gardes. Dans ce métier, il vaut mieux surveiller ses arrières.
   Il accélère le pas, mais s’arrête net lorsqu’une silhouette sort de l’ombre et se poste devant la voiture. Elle reste plantée là, immobile et menaçante comme peut l’être un étranger qui vous fixe sans raison.
   — Je peux vous aider ?
   Raphaël recule déjà en posant la question. Il n’a aucunement envie de savoir ce que le type lui veut, car il est évident qu’il n’a pas affaire à un vieil ami. Le type est plutôt baraqué, et surtout, Raphaël remarque qu’il tient une arme blanche dans sa main droite. Le manche est noir, la lame crantée. Ce n’est pas un simple couteau, mais plutôt le genre qui sert à éventrer un gibier. C’est un véritable poignard de chasse.
   Raphaël sent ses poils se hérisser. L’adrénaline monte. Son instinct lui ordonne de fuir.
   Il fait volte-face et se met à courir. Il est à mi-chemin de l’ascenseur quand il jette un coup d’œil rapide par-dessus son épaule. Le type le poursuit à une cadence effrénée. C’est là qu’il remarque son visage.
   Oui, il connaît ce visage. Il ne sait plus où il l’a vu, mais il ne lui est pas inconnu.
   Il appuie sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Merde ! Il en avait oublié la panne de courant ! Il part à droite, longe le mur de béton et ouvre la première porte.
   Il arrive dans la cage d’escalier et grimpe les premières marches. Son poursuivant a gagné du terrain, il est juste derrière lui, sa présence est palpable. Agir avant qu’il ne soit trop tard. Il est en hauteur, en position de force, attaquer est la meilleure défense.
   Il se retourne et balance un coup de pied. Le type esquive d’un geste vif et contre avec un crochet. La lame fend l’air et siffle tandis qu’elle effectue un arc de cercle. La chemise de l’avocat se déchire, une entaille se dessine sur son torse, le sang gicle.
   Raphaël tombe sur le dos. Une forte brûlure au niveau de la poitrine l’empêche de profiter pleinement de ses mouvements. Il est toujours en position de force et, après avoir lâché un grognement, en profite pour envoyer un coup de talon. Sa semelle tape en pleine face et repousse son agresseur qui fait deux pas en arrière. Bien qu’il ait parfaitement visé, son impulsion manquait de puissance. Le type reste debout et revient à la charge.
   Alors qu’il tente de gravir l’escalier, s’aidant de ses mains pour se remettre debout, la lame se plante dans son mollet et ressort ensanglantée. Raphaël hurle, d’abord de douleur, puis pour appeler de l’aide.
   Mais personne ne viendra à son secours. L’immeuble est vide.
   Il se relève tant bien que mal et monte difficilement deux marches. Un éclair lui foudroie l’omoplate. Il s’écroule.
   Son agresseur le retourne sur le dos d’un geste brutal. Il le transperce de ses yeux diaboliques.
   Ce visage ! C’est bien lui, il le reconnaît ! Même si Raphaël a du mal à y croire, il ne peut pas nier l’évidence. Ce n’est pas un rêve, la douleur est là pour le prouver.
   — S’il vous...
   Il tente de supplier, mais sa gorge se noue, obstruée par le sang. Le goût du fer emplit sa bouche et il ne peut que cracher pour ne pas s’étouffer.
   Son assaillant lève le poing, le poignard haut dans les airs, la lame vers le sol.
   Raphaël secoue la tête. Son agresseur reste impassible. L’avocat se demande si ce type a une âme car son visage reste de marbre. Mais il sait que non car il connaît cet homme, il a étudié son cas et il a été prouvé qu’il était un vrai sociopathe.
   Mais comment peut-il être là ? C’est insensé !
   Puis le coup s’abat violemment. La lame s’enfonce au niveau de son nombril. Elle y reste, se niche entre ses entrailles. Puis elle remonte lentement, se frayant un chemin jusqu’à son estomac.
   Raphaël hurle, du moins il essaie, car aucun son ne sort de sa bouche. Son assaillant en profite pour plonger ses doigts entre ses dents. Il en ressort la langue qu’il pince avec fermeté. Et il se sert de sa lame pour la charcuter comme un vulgaire morceau de viande.
   Raphaël n’a plus d’espoir. Trop fatigué pour lutter, il veut juste fermer les yeux. Voilà, c’est ça, s’endormir, ou plutôt s’évanouir, et ne plus ressentir cette insoutenable souffrance. Dormir à tout jamais.

Première partie

Séquelles

   Je me suis enfuie à travers la forêt sans savoir où aller. Bruce Nilsen me pourchassait. Le couteau que je lui avais planté dans l’épaule n’avait pas suffi à le dissuader de me poursuivre. J’ai zigzagué à travers les arbres, dans la pénombre. À un moment, j’ai cru que je l’avais semé. Puis j’ai trébuché dans une espèce de fossé.
   La police a dit qu’il avait commencé à creuser la tombe de Daniel. Parce que ce n’était pas l’endroit habituel où il enterrait ses victimes. Bruce Nilsen avait son jardin secret, un lieu qu’il affectionnait, de l’autre côté, plus éloigné du manoir. Un cimetière où il enterrait ses jolies fleurs après les avoir séquestrées et violées pendant des jours, peut-être des mois. Daniel n’en faisait bien sûr pas partie. L’obsession de Bruce Nilsen pour moi, comme l’ont prouvé les photos qu’il gardait, l’avait forcé à se débarrasser de mon époux pour me garder rien qu’à lui.
   Je me suis cachée dans la fosse où j’avais trébuché et j’ai recouvert mon corps de terre. Quand ce psychopathe est arrivé à mon niveau, j’étais terrorisée. Impossible de bouger, de respirer. La semelle de sa chaussure s’est posée sur ma main et je me suis retenue de hurler à cause de la douleur. Heureusement, il faisait sombre. Il n’a pas remarqué que j’étais là, sous ses pieds, et a continué son chemin.
   J’aurais pu attendre et tenter de fuir à nouveau, mais je savais que je n’irais pas bien loin. J’étais perdue, loin de la ville. Il me rattraperait tôt ou tard. C’était se battre ou mourir.
   Il était désormais dos à moi. Je suis sortie de ma planque sans un bruit. J’ai attrapé la pelle dont il s'était servi pour creuser le trou par le manche et j’ai frappé de toutes mes forces. Il s’est écroulé et j’ai cogné une seconde fois. J’ai cru que j’en avais fini avec lui, que j’étais sauvée. Mais j’avais tort.
   En revenant sur mes pas, je l’ai entendu se relever. Bruce Nilsen ne renoncerait jamais. C’est là que j’ai su que je devrais le tuer si je voulais survivre.

Extrait de « J’ai échappé aux Nilsen »,
écrit par Amalia Scharff


Chapitre 1

   Elle monte les escaliers deux par deux et se réfugie dans la chambre. La porte se referme violemment après son passage. Elle tourne la clé. Le cliquetis de la serrure la rassure à peine. Elle se jette sur la table de chevet et en ouvre le tiroir.
   Son revolver est toujours armé, six balles dans le barillet. Elle virevolte et le pointe droit devant.
   Elle s’attend à ce que le chambranle de la porte explose, que l’intrus se précipite à l’intérieur de la pièce et lui saute dessus.
   Rien ne se passe. Silence complet. Pour l’instant...
   Son front perle de sueur, elle s’éponge rapidement en penchant la tête vers son bras. Son t-shirt est moite et lui colle désagréablement à la peau. Des auréoles se dessinent sous ses aisselles. Elle est trempée comme si elle venait de courir un marathon.
   Ses mains tremblent, faisant tressauter le canon de son revolver. Elle baisse l’arme un court instant le temps de détendre ses épaules et reprend sa position de tir.
   Toujours rien, la porte est close et il ne tente pas de l’enfoncer, du moins pas encore.
   Elle reste à l’affût du moindre bruit. Dès qu’il entrera comme un fou furieux et se précipitera sur elle, elle appuiera sur la détente, plusieurs fois s’il le faut.
   Elle prend une grande inspiration. Il faut se positionner correctement, elle n’aura qu’une seule chance.
   Elle vise le milieu de la porte. Impossible de le louper à cette distance.
   Je suis prête !
   Elle ne l’est pas, on ne l’est jamais en cas d’agression, mais il faut bien qu’elle se donne du courage.
   Puis elle se souvient que l’homme est grand, très grand. Si elle laisse la mire à ce niveau, elle le touchera au ventre et ce n’est pas assez pour le stopper. Ce type est coriace, physiquement comme moralement, il encaisse. Elle est bien placée pour le savoir, la dernière fois, il s’était relevé à plusieurs reprises.
   Alors elle vise plus haut, au niveau de la poitrine. Avec le recul de l’arme, le projectile devrait atteindre la tête.
   Parfait.
   Elle tire le chien du revolver en arrière. Une simple pression sur la détente et le coup part.
   C’est bon, elle est prête à l’accueillir.
   Amène-toi !
   Mais toujours rien. Elle n’entend même pas l’escalier craquer sous ses pas.
   Une minute avant, elle se réveillait avec la gorge sèche. Elle avait dû s’assoupir dans le canapé devant le film. Elle s’était levée pour se servir un verre d’eau dans la cuisine. Puis, en se retournant vers le salon, elle l’avait vu.
   Il était là, devant elle, au fond de la pièce, sa silhouette dessinée dans la pénombre. Il sortait de derrière les rideaux et s’avançait vers la table à manger. Puis son visage rempli de mépris lui était apparu. Sa bouche grondait de vengeance tandis que ses yeux brûlaient d’un désir malsain.
   Sauf que c’est impossible.
   Bruce Nilsen est mort !
   Elle aime se le répéter quand les visions l’assaillent. Ce n’est pas tout le temps lui qu’elle aperçoit, parfois c’est la vieille qui revient la hanter. Mais Bruce est celui qui lui fait le plus peur.
   Tu l’as buté cet enfoiré !
   Elle jurerait pourtant que c’était réel.
   Un cauchemar ! Tu as fait un cauchemar !
   Son corps ruisselant de sueur le prouve, ce n’était qu’un rêve.
   Comme à chaque fois que cela se produit, elle s’oblige à revivre son calvaire pour s’en persuader. Elle déteste ça, mais c’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour se calmer.
   Elle ferme les yeux. Les flashs l’envahissent.
   Elle est assise sur une chaise, dans cette pièce cachée du manoir, sombre et humide, ses mains et ses pieds sont ligotés. Bruce Nilsen pose une main sur sa poitrine. Il gémit.
   Il est mort et enterré !
   Puis elle le revoit lui courir après, tenter de la rattraper dans la forêt. Elle est perdue, si elle s’arrête elle sait qu’elle mourra. Elle trébuche, la distance qui la sépare de son tortionnaire se réduit.
   Je suis vivante ! Je m’en suis tirée !
   Elle rouvre les yeux pour s’assurer qu’elle est bien en sécurité, chez elle, dans sa chambre, une arme chargée dans la main.
   Les images dans sa tête sont insoutenables. Elle ne veut que se rappeler de la fin, une fin heureuse si on peut appeler ça comme ça. Elle doit l’être puisqu’elle est vivante.
   Lui par contre, il est mort !
   Elle ferme les paupières et retente l’expérience.
   Elle se revoit dans le hall du manoir, couverte de terre. Bruce s’approche à grands pas. Elle tient fermement le couteau de cuisine sans le lui montrer. Il tente de la saisir par l’épaule. Elle se retourne et le poignarde en plein cœur.
   T’es en enfer !
   Allongé par terre, la tête ensanglantée, Bruce Nilsen ne respire plus.
   Tu as eu ce que tu méritais, salaud !
   Est-ce normal de se sentir mieux avec de telles images en tête ? Sa psychiatre dirait qu’elle a de sérieux problèmes. Et elle n’aurait pas tort.
   Ils sont morts !
   Elle rouvre les yeux. Elle est seule dans la chambre.
   Aucun bruit dans la maison. Personne ne tente d’enfoncer la porte.
   Un cauchemar. Elle a fait un cauchemar.
   Rien qu’un rêve...
   Puis, à son réveil, en allant à la cuisine encore à moitié endormie, le rêve et la réalité se sont entremêlés. Son cerveau lui a joué un tour, une fois de plus. Quand cela se produit, son instinct prend le dessus, comme si son esprit était resté bloqué au manoir des Nilsen. Il lui faut un temps d’adaptation pour redevenir lucide.
   Elle arrive à s’asseoir sur le lit bien que ses bras refusent de se baisser. Les mains crispées sur le revolver, son index collé à la détente, elle expire longuement.
   Est-ce que Bruce Nilsen est vraiment dans la maison ?
   Non ! Les fantômes n’existent pas.
   Ses doigts se délient enfin de la crosse. Ses muscles se relâchent. Elle repose l’arme.
   Elle n’a pas éteint la télévision dans le salon. Ce n’est pas grave, elle n’a pas le courage de redescendre, d’affronter de nouvelles visions. Cette nuit, elle dormira la lumière allumée et la porte de sa chambre fermée à clé. Le revolver restera sur la table de chevet, à portée de main. Elle s’allonge et se blottit sous la couette.
   Cela fait trois ans qu’Amalia vit dans la terreur.

Chapitre 2

   Kelly Fresnel court à grandes enjambées. Son visage aux joues écarlates se reflète dans la vitre. Les écouteurs dans les oreilles, la chanteuse Billie Eilish lui raconte que son petit ami est un mauvais garçon. Mais Kelly n’y prête pas attention, la musique n’est là que pour la motiver à courir sans freiner le rythme.
   L’horloge digitale murale indique qu’elle galope depuis presque une demi-heure. Trente minutes de course tous les matins, c’est l’objectif qu’elle s’est fixé. Elle s’y tient, et même si c’était dur de tenir la cadence les premiers jours, elle y prend goût. Elle a remarqué que cette dose de sport matinal la tonifiait pour la journée entière. L’endorphine que son corps produit durant ces trente minutes a un effet relaxant. Elle reste calme face aux situations de stress et sa forme physique en est améliorée. Et bon Dieu, qu’est-ce qu’elle dort bien la nuit !
   La session se termine. Elle pose le doigt sur le bouton « moins » et y reste appuyée deux secondes. Le tapis de course décélère. Kelly marche désormais. Puis la machine finit par s’arrêter. Elle inspire profondément par le nez et expire par la bouche jusqu’à ce que son pouls ralentisse tandis qu’elle éponge son cou dégoulinant de sueur avec une serviette où ses initiales sont brodées.
   Elle passe d’abord par la salle de bains pour prendre une douche, puis descend se servir un café dans la cuisine. Elle remonte ensuite et passe, comme à son habitude, dans le grand bureau qui se trouve à côté de la chambre.
   Gilles, son mari et associé, est avachi dans son fauteuil, les pieds posés sur le bureau. Il est déjà en train d’éplucher les manuscrits.
   — Vingt pages et je m’ennuie déjà, dit-il en voyant Kelly entrer.
   — Et si tu continuais un peu au lieu de juger si peu de pages ?
   — Il faut accrocher le lecteur dès le premier chapitre !
   — Si ce manuscrit est sur ton bureau, c’est qu’il a passé les premières phases de lecture.
   — On se demande bien comment une telle chose a pu arriver !
   — Donne-lui une chance.
   — Tu crois que les étudiants qu’on engage lisent vraiment les manuscrits. Non parce que ce n’est pas avec cette histoire de magie noire qu’on vendra des millions d’exemplaires. Rien que le résumé est bancal.
   — Une quatrième de couverture ne révèle pas toutes les intrigues.
   — Si je lis la quatrième de couverture dans une librairie, je le repose directement sans le feuilleter. Et on ne veut pas que les clients reposent le livre, mais qu’ils passent à la caisse !
   — Tu te souviens de ce qu’ils disaient pour Harry Potter. Tu vois le résultat. On ne peut pas connaître un succès à l’avance. En plus, un résumé se modifie assez vite.
   Gilles porte sa cigarette électronique à ses lèvres, tire une énorme bouffée puis recrache un nuage de fumée qui lui voile le visage.
   — Tu sais ce que les lecteurs attendent ?
   Bien que Kelly connaisse la réponse, elle fait mine que non en haussant les épaules.
   — Le prochain Amalia Scharff !
   Gilles a les yeux qui pétillent en prononçant le nom magique.
   — Ah oui ? Et pour raconter quoi ?
   — Sa vie, son quotidien, comment elle se reconstruit.
   — Son histoire a déjà été publiée. Elle n’est pas autrice de vocation.
   — Les gens adorent sa plume, sa personnalité. C’est une survivante. Le public se fiche qu’elle parle de ces foutus Nilsen. Ils en ont déjà assez avec tous les documentaires et reportages à la télévision. Ils veulent juste lire son prochain livre, la voir évoluer, qu’elle aille de l’avant.
   — Elle doit trouver sa voie.
   — Qu’elle écrive de la fiction si ça lui chante. De la fantaisie ou une romance. N’importe quoi !
   — Ça ne se fait pas du jour au lendemain. Laisse-lui un peu de temps.
   — Ça va bientôt faire deux ans qu’on attend. Elle raconte ce qu’elle a envie, on s’en fout ! Si elle ne veut pas se mettre au boulot, j’attrape la première bouse qui passe sur mon bureau et je colle son nom dessus.
   — Chiche ?
   Il marque une pause, lève les sourcils et affiche un petit rictus. Il abandonne très vite son air sérieux qui ne trompe pas sa femme.
   — Non, bien sûr que non. On est pas ce genre de maison d’édition.
   — Heureuse de te l’entendre dire.
   — On a une éthique à préserver. Si ce n’était pas le cas, on aurait déjà signé une star de la télé-réalité. Dis-lui de nous pondre un nouveau livre, c’est tout. Je sais que ce ne sera pas parfait, mais on est là pour l’aider à corriger ses erreurs.
   — Oui, je vais lui passer le message.
   Elle quitte le bureau de son mari pour rejoindre le sien qui se trouve à l’autre bout du palier, en face de la salle de sport, et s’installe derrière son ordinateur. Il est neuf heures, un peu tôt pour passer un coup de téléphone. Alors elle répond à ses courriels.
   Elle ne peut s’empêcher de penser à sa discussion avec Gilles. Amalia est la poule aux œufs d’or des éditions Fresnel. C’est à elle qu’ils doivent leur notoriété aujourd’hui. Et c’est grâce à son livre qu’ils vivent dans ce spacieux appartement.
   Il y a deux ans à peine, ils habitaient encore dans un logement social. La maison d’édition peinait à se faire une place et à trouver son public. Ils publiaient quelques romans sur internet, mais les librairies les snobaient. Ce fut différent lorsque « J’ai échappé aux Nilsen » fut annoncé. Les lecteurs s’étaient rués dessus et les libraires voulaient leur part du gâteau. La diffusion dans tout le pays était assurée.
   Kelly avait réussi à contacter Amalia Scharff quelques mois après les événements tragiques survenus au manoir des Nilsen. C’était son idée de publier un livre sur le récit de la survivante. Les Nilsen faisaient fureur dans les médias et Amalia était considérée comme une héroïne. Kelly avait prévu d’engager un auteur fantôme pour lui prêter sa plume. Amalia n’avait juste qu’à retranscrire les grandes lignes de son témoignage, la maison d’édition s’occuperait du reste.
   Puis, Amalia avait commencé à écrire et, contre toute attente, son style s’était avéré efficace. Il avait fallu retravailler le premier jet, mais dans l’ensemble, Amalia Scharff s’en était plutôt bien sortie. Même très bien, en réalité.
   Aujourd’hui, deux ans plus tard, les ventes ont fortement baissé. Gilles et Kelly publient de nombreux auteurs, mais aucun n’arrive à se hisser au rang de best-seller.
   Amalia est encore populaire. Kelly sait que le public adorerait retrouver Amalia Scharff dans leurs bibliothèques. Elle est convaincue qu’elle peut accoucher d’un excellent bouquin. Il faut juste la motiver un peu.
   Et c’est bien ce qu’elle compte faire.

Chapitre 3

   L’ordinateur portable est allumé sur la table basse du salon. Le traitement de texte affiche une page blanche. Le curseur clignote en attente d’instructions.
   Amalia ne sait pas par où commencer. Ses doigts glissent sur le clavier, mais impossible d’appuyer sur les touches. Qu’est-ce qu’elle peut bien raconter ?
   Aucune idée !
   Son livre n’est qu’un accident, un témoignage de ses mésaventures. Si elle n’était pas retournée dans ce satané manoir, rien de tout ça ne serait arrivé, et elle n’aurait jamais publié de livre. Elle n’a pas d’imagination et n’a jamais été douée en français. Alors pourquoi écrirait-elle à nouveau ?
   — Ils veulent savoir ce que tu deviens, lui dit souvent Kelly Fresnel.
   Ce qu’elle devient ? Une folle qui hallucine et ne peut pas passer une nuit sans rêver du croque-mitaine. Voilà ce qu’elle devient.
   OK. On essaie.
   Elle pianote sur le clavier et les mots apparaissent sur la page. Puis elle s’arrête.
   Tout le monde s’en fout ! C’est ce couple de psychopathes qui les a intéressés dans cette affaire, pas toi !
   Elle efface. La page redevient blanche. Elle n’a aucune bonne raison de raconter sa vie. Elle ferait mieux de trouver un boulot.
   Foutu syndrome de l’imposteur !
   Amalia a découvert ce phénomène sur internet. Sauf que ce n’est pas un syndrome, c’est la vérité. Amalia est une imposture. Qui est-elle pour prétendre écrire des romans ? Elle n’est personne ! Juste une victime que le voyeurisme malsain des journalistes a propulsée en tête des ventes. Pourquoi prendrait-elle la place de vrais auteurs ?
   C’est devenu une routine. S’asseoir devant l’écran blanc et gamberger sur sa notoriété. Très vite, elle réalisera qu’elle n’est pas autrice de vocation et elle abandonnera l’ordinateur.
   Le téléphone portable se met à vibrer. L’écran s’illumine. Le nom de Lucien Bolard apparaît. Amalia répond immédiatement.
   — Bonjour, Lieutenant.
   — Comment allez-vous, Mademoiselle Delassalle ?
   Delassalle est son nom de jeune fille. Le divorce avec Daniel Scharff n’ayant jamais été prononcé, Amalia est considérée comme veuve. Lorsque les médias se sont emparés de l’affaire Nilsen, Amalia était citée par son nom d’épouse. Elle est donc connue du grand public comme étant Madame Scharff. Et il était logique de le garder comme pseudonyme pour son roman. Une idée de Kelly, son éditrice.
   — Je vais bien, Lieutenant, et vous ?
   Elle ne lui laisse pas le temps de réagir et enchaîne :
   — Laissez-moi deviner... comme un flic à la retraite ?
   C’est ce que le lieutenant Bolard répond à chaque fois qu’Amalia lui pose la question.
   — Exactement ! Comme un flic à la retraite. Mais à vous écouter, je crois comprendre que mon disque est rayé.
   — Ne changez rien. C’est toujours un plaisir de vous entendre.
   Le lieutenant Bolard prend des nouvelles de la jeune femme tous les mois. Ils se sont liés d’amitié alors qu’il supervisait les recherches sur l’affaire Nilsen. Son dernier dossier avant sa retraite.
   — J’ai malheureusement une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Raphaël Cipriano est décédé.
   Le souffle d’Amalia se coupe un court instant. Est-ce qu’elle a bien entendu ?
   — Quoi ?
   — Il a été sauvagement assassiné. On l’a retrouvé les tripes à l’air en bas de son cabinet. Et ce n’est pas tout. Son assassin lui a sectionné la langue.
   — Mon Dieu !
   — Oh mince, excusez-moi pour les détails. Je me comporte encore comme un flic sur le terrain. Un ancien collègue m’a prévenu ce matin. J’ai hésité à vous en parler, mais vous l’auriez appris par la télévision de toute façon.
   — Qui a fait ça ?
   — On ne le sait pas encore. Tout porte à croire qu’il s’agit d’une vengeance. Il est devenu populaire après vous avoir représenté dans les médias. Il a défendu des gens bien, et aussi des gens mauvais. Mais il est toujours resté intègre. Un bon avocat se fait des ennemis, c’est inévitable. La police épluche les dossiers de ses clients et de ses adversaires en ce moment même. Surtout ceux qui ont fait de la prison et qui pourraient lui en vouloir.
   Amalia reste sans voix. Après un petit temps d’attente, le lieutenant Bolard l’interpelle.
   — Tout va bien ?
   — Je suis juste un peu bouleversée par ce que je viens d’apprendre.
   — J’ai été dans le même état que vous. Je vous préviendrai de l’avancement de l’enquête. Et du jour de l’enterrement si vous souhaitez y assister. Même si je sais que vous ne voulez plus revenir dans le coin. Ne vous sentez pas obligée.
   Amalia a changé de ville, pas trop loin pour rester dans la région, mais assez pour essayer de se reconstruire. Elle a déménagé après la publication de son livre. Son ancienne adresse était connue de tout le monde à cause des journalistes qui ne se privaient pas pour filmer la maison, par vengeance, peut-être, parce qu’Amalia refusait les interviews. Chaque semaine, elle recevait des lettres de fans. Certains l’admiraient et leur soutien était touchant, mais il y a aussi eu des détraqués. Les admirateurs de la famille Nilsen la menaçaient sans cesse. Comment peut-on soutenir de tels psychopathes ? Amalia n’a jamais compris. Puis, il y a eu les obsédés qui voulaient la rencontrer. Ceux-là ne prenaient pas de pincette pour évoquer leurs fantasmes. Certains  souhaitaient même reproduire ce qu’elle avait vécu, allant jusqu’à lui proposer de  la séquestrer en reprenant le rôle de Bruce Nilsen. Ces gens sont fous !
   — En tout cas, continue Bolard, si vous passez par ici, Judith et moi serions ravis de vous inviter à dîner.
   — C’est gentil, Lieutenant, mais il est préférable que je reste éloignée. Je ne veux pas raviver les mauvais souvenirs.
   — C’est compréhensible, jeune fille. Ce n’est pas moi qui vous en blâmerais. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me passer un coup de fil.
   — Je n’y manquerai pas. Pareil, si je peux vous rendre service.
   Ce n’est qu’une formule de politesse. Amalia ne voit pas en quoi elle pourrait aider le lieutenant.
   De son côté, Lucien Bolard n’ose pas demander. Son regard se tourne vers la pile de feuilles posées sur son bureau. Lui, n’a pas eu de mal à écrire son roman. Un vieux rêve qu’il a tenu à réaliser. Il a bien un ordinateur, mais le texte a entièrement été rédigé sur une vieille machine à écrire. C’est comme ça qu’il idéalise les écrivains, les vrais, ceux qui l’ont fait rêver quand il était plus jeune. Ils pianotent sur des touches qui font un boucan pas possible à chaque lettre qui s’inscrit à l’encre indélébile sur le papier. Et lorsque c’est mauvais, ils retirent la feuille, la roulent en boule et la jettent à la corbeille. Il a gaspillé pas mal de papier, mais il vient de terminer sa première phase de relecture et aimerait qu’une maison d’édition le publie. La plupart des ex-flics le font, certains deviennent célèbres. Après quarante ans de métier dans le milieu, il sait comment se déroule une enquête et n’a pas hésité à se servir de son expérience.
   Oui, Lucien Bolard aimerait que son roman policier soit sur les étagères des librairies. Mais il n’en dira rien à Amalia pour le moment.

Chapitre 4

   Quand la communication s’interrompt, Amalia reste tout d’abord paralysée. Elle n’a pas voulu laisser paraître ses émotions au lieutenant, mais le meurtre de Cipriano la renvoie à ses propres démons.
   Sa main se met à trembler. Lorsqu’elle tente de poser le téléphone sur la table, il lui glisse des mains et tombe sur le tapis persan. Elle suffoque et respire anormalement fort en cherchant à ramener de l’air dans ses poumons. Une crise de panique, cela fait longtemps que ça ne lui est pas arrivé. Elle a l’impression que sa cage thoracique se compresse, que ses côtes vont se briser et perforer ses organes.
   Respire, ma belle !
   Elle pense tout d’abord à prendre un sac en papier pour calmer son hyperventilation, mais alors qu’elle se lève, elle manque de tomber.
   Ses yeux la trahissent. La réalité se déforme. Un voile lui floute la vue.
   Elle rejoint difficilement le couloir et monte les escaliers en titubant tout en se tenant des deux mains à la rambarde. La boîte à pharmacie se trouve dans la salle de bains. C’est là où sont rangés les médicaments prescrits par la psychiatre en cas de crise de panique. Amalia n’en a ingurgité que quatre fois cette année et elle pensait en avoir terminé.
   Elle ouvre difficilement le placard au-dessus du lavabo, s’empare du flacon et fait sauter le couvercle qui rebondit sur la porcelaine. Elle renverse les cachets dans la         
paume de sa main, deux exactement, et les porte à sa bouche. Elle actionne le robinet, mets ses mains en coupe et avale les comprimés avec un peu d’eau.
   Calme-toi, ça va passer.
   Elle fait deux pas vers la serviette qui sèche sur le radiateur pour s’essuyer le visage. Ses jambes sont en coton. Des fourmis lui rongent les mollets.
   Le voile flou se dissipe légèrement. Son front collé à la fenêtre, elle respire un peu mieux.
   Dehors, les arbres sont de plus en plus nets.
   Voilà, c’est bientôt fini. Inspire par le nez. Expire par la bouche.
   Est-ce qu’elle peut discerner l’abri de jardin ?
   Concentre-toi !
   Oui, elle l’aperçoit de plus en plus clairement. Le tranquillisant agit bien.
   Son attention se porte plus à gauche. Là où il n’y a, normalement, que de la verdure, elle perçoit une forme humaine reconnaissable entre mille.
   Ton imagination ! Rien d’autre !
   Elle se frotte les yeux. C’est encore vague, mais elle distingue une vieille femme, de taille moyenne, les cheveux grisonnants.
   Non, pas elle...
   Amalia sait très bien de qui il s’agit. Oui, c’est cette vieille folle de Miss Nilsen.
   Elle n’est plus de ce monde !
   La vieille femme la fusille du regard. La dureté de son visage ne laisse aucun doute quant à ses intentions. Sa mâchoire serrée et ses sourcils froncés montrent qu’elle bouillonne de colère. Sa tête tremblote de droite à gauche comme si elle retenait un cri. Ses dents se dévoilent dans une grimace menaçante.
   Sur sa poitrine, des taches rouges apparaissent. Aux mêmes endroits où les plombs l’ont transpercée quand Amalia a tiré cette cartouche de fusil. Les taches grossissent de plus en plus et maculent le chandail blanc jusqu’à le noyer complètement.
   Elle est morte !
   Puis Miss Nilsen se met à courir en direction de la maison. Elle va vite, trop rapide pour une vieille dame.
   — Ce n’est pas réel ! grogne Amalia.
   La vieille folle a déjà parcouru la moitié du terrain. Ses mouvements sont rigides comme ceux d’un soldat.
   Tout ça se passe dans ta tête !
   Miss Nilsen se rapproche puis se fige d’un coup, droite comme un I, juste en dessous de la fenêtre. Elle ne quitte pas Amalia des yeux, la tête relevée vers le ciel. Ses lèvres se mettent à bouger pendant que ses yeux s’écarquillent jusqu’à sortir de leurs orbites.
   Amalia a les oreilles qui bourdonnent depuis un bon moment. La voix de la vieille folle arrive à s’immiscer entre les acouphènes. Amalia ne perçoit que des mots parmi ce brouhaha. Elle ne sait pas ce que raconte Miss Nilsen mais elle se bouche les oreilles pour ne pas le savoir.
   Assez ! hurle-t-elle dans sa tête.
   Pendant un instant, elle pense à se réfugier dans sa chambre avec son revolver. Mais non, elle ne doit pas se cloîtrer, au contraire il faut faire face pour ne pas subir cette terreur le restant de sa vie. Elle a déjà réussi à la combattre, elle le peut encore.
   Cette vieille folle est morte !
   Tout ça n’est qu’illusion. Ce n’est rien que son esprit qui revit un traumatisme.
   Amalia le sait, ce n’est pas réel, elle doit juste trouver le moyen d’apaiser sa conscience. La vision devrait s’estomper sous peu.
   Et pourtant, les mots deviennent de plus en plus clairs, ils résonnent sous son crâne. Miss Nilsen l’insulte de tous les noms.
   — Tu n’existes pas ! Tu es six pieds sous terre !
   Amalia se récite ces deux phrases en boucle comme une prière d’exorcisme pour repousser un démon. Elle se débat avec la voix de Miss Nilsen qui remplace la sienne dans sa tête.
   Salope.
   — Tu n’existes pas !
   T’es qu’une pute.
   — Tu es si pieds sous terre !
   Je vais te tuer.
   — Tu n’existes pas !
   Tu vas mourir pour ce que tu m’as fait !
   La voix perd de sa clarté. Amalia hausse le ton.
   — Tu es six pieds sous terre !
   C’est de ta faute sale traînée si je suis morte !
   Puis la voix de Miss Nilsen semble s’éloigner.
   De ta faute !
   — Tu n’existes pas !
   La voix finit par s’évanouir dans le lointain jusqu’à s’éteindre.
   Le bourdonnement cesse également. Durant un instant, c’est le silence complet.
   Amalia rouvre les yeux en espérant que la vieille folle ne soit plus là.
   Et fort heureusement, c’est le cas.
   Amalia s’accroche au rebord de la baignoire et prend de grandes bouffées d’oxygène. Elle reste immobile, incapable de bouger.
   Elle pensait en avoir fini avec ces cauchemars et ces foutus tranquillisants. Et voilà que les hallucinations la prennent par surprise. Mais elle doit rester positive, ce n’est qu’une rechute accidentelle liée à une mauvaise nouvelle.
   Elle va rester là un petit moment, le temps de reprendre ses esprits, et tout ira très bien.
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Mise en avant des Auto-édités / Elles : Le chemin des révélations de Marie Barrillon
« Dernier message par Apogon le jeu. 12/05/2022 à 17:53 »
Elles : Le chemin des révélations de Marie Barrillon


   


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"Les personnages et les situations de ce roman étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite."



« La douleur, c'est comme un corps étranger. On finit par fabriquer une coque, pour ne plus la sentir. »
Grégoire Delacourt
(On ne voyait que le bonheur)

« Si on ne peut atteindre la perfection, on peut aspirer à devenir meilleur, en phase avec les autres et soi-même. »
Nikos Aliagas
(Ce que j’aimerais te dire)

« Si ce que tu éprouves pour l’autre n’est pas teinté de la certitude du cœur, alors passe ton chemin et garde une distance pour te protéger. Tu as le droit de te tromper, mais essaie de ne jamais te mentir. »
Nikos Aliagas
(Ce que j’aimerais te dire)
 

 
Chapitre I


Je m'appelle Jayny. On peut se demander où mes parents ont bien pu trouver un tel prénom, si tant est que c’en soit bien un. Parce que je ne l'ai jamais vu écrit nulle part ailleurs que sur mon extrait de naissance. Aucun ouvrage sur le sujet ni aucun autre livre ne le recense ou alors écrit sous une forme différente. Mais, sous celle-ci, rien, nada ! À moins que ce soit anglais ou américain ! Et pourquoi pas sénégalais, tant qu’on y est !

Qu'est-ce que cela pouvait bien dire pour eux ? pensa-t-elle, ironique. Ça, je ne le saurai jamais, parce qu'ils ne sont plus là pour me l’expliquer. Il y a longtemps qu'ils ont déserté ma vie. Ou peut-être est-ce moi qui les ai expatriés de celle-ci. Le résultat est le même au final ! Ils m’ont oubliée à la vitesse de la lumière, grosso modo 300 000 K/S, soit en réalité 299 792 458 M/S. Vraisemblablement même plus rapidement encore, enfin si cela avait pu être possible, c’est sûrement ce qu’ils auraient fait. Née pour être oubliée par ses propres géniteurs, est-ce vraiment concevable ?

En définitive, même si la finalité est la même, ça ne répond pas à mes nombreuses interrogations. Depuis, ils ont décidé d’un commun accord de quitter cette terre sans un mot à mon intention, sans un regard vers moi. Tout au plus une pensée, mais ça non plus je ne le saurai jamais. Je ne devais pas être assez bien pour eux. En tout cas, il est vrai que je ne leur ressemblais pas, et cela dans tous les sens du terme. Pas un iota de ressemblance, il me semble. Je suis la seule enfant qu’ils aient mise au monde, là aussi je ne pourrais dire pourquoi. Ça fait beaucoup de lacunes tout ça !

Beaucoup d’ombres et de trous noirs aussi ! Ils sont décédés depuis quelques semaines et je n’ai ressenti qu’un tout petit pincement au cœur à ce moment, à défaut d’une grande peine. Une courte contraction certes, mais pas un véritable chagrin, je crois. Peut-être est-ce parce qu’ils ne m’ont jamais montré que je pouvais avoir une incontestable importance pour eux ou tout au moins que je pouvais compter un tout petit peu parmi les battements de leur cœur sur l’échelle desquels je ne parvenais pas à trouver une place. Ma place ! Mon existence n’avait pas d’espace dans leur vie, je ne les dérangeais pas non plus au demeurant, ayant appris assez tôt à prendre mes distances et à me débrouiller sans eux. En définitive, je me rends compte que je ne les connaissais pas plus que ça, ils étaient mes géniteurs et cela s’arrêtait là. Je ne connais rien de mes origines, ni rien de leur vie et de leurs habitudes. Je ne sais même pas quel genre d’existence ils pouvaient mener, ces dernières années surtout. Ce qu’ils m’ont légué me laisse dans la perplexité la plus absolue, l’étonnement le plus complet et la surprise la plus totale… un poil dubitative aussi, mais en même temps m’informe un tout petit peu sur leur niveau de vie. C’est déjà mieux que rien !

Eh puis, hein… j’ai parfaitement le droit de me demander ce que cela pouvait bien cacher. Parce qu’en faisant preuve d’un minimum de réflexion, tout ça paraît très étrange ! On sait bien que quand l’un peut faire le bien au regard de tous sans la moindre cachoterie, l’autre peut prendre un malin plaisir à faire le mal en détricotant à son insu, et à la dérobée d’autrui, ce qui a été patiemment réalisé par le premier ! Alors, quel truc tordu ont-ils jeté dans la mare – sous-entendons ma vie – en souvenir ?

Plusieurs appartements, dans différentes villes. L’un est loué tout au long de l’année, et depuis longtemps, à des gens que je ne connais pas non plus, évidemment. Deux autres, en bord de mer, sont loués de manière saisonnière en périodes de vacances, été comme hiver, à des tarifs exorbitants. Et le dernier, à Paris, dans lequel mes parents vivaient.

Le notaire a bien lu le détail de l’héritage me concernant, mais je n’ai pas écouté vraiment. En fait, je me suis arrêtée aux quatre appartements. Pour le reste, je n’ai entendu que quelques bribes et quelques chiffres, certes assez gros, mais je ne les ai pas retenus. Mon cerveau a bugué, figé parmi les mots, comme si soudainement une pause lui était nécessaire pour ne pas tout faire sauter ! Je me suis alors évadée dans mon imaginaire comme souvent lorsque je me sens dépassée ou pas vraiment intéressée. Là, dans le cas présent, je n’étais pas intéressée au début de l’entretien et très vite je me suis sentie dépassée, c’est rien de le dire !

Peut-être était-ce une façon de ne pas céder au pincement que je sentais monter en moi de manière incontrôlable. Un pincement multidirectionnel, ouvrant des persiennes du cœur restées closes trop longtemps… peut-être. Une fois encore, je ne saurais le dire. Je réalise que lorsqu’on croit, ou que l’on se persuade, que l’on ne peut plus rien ressentir pour certaines personnes, on s’aperçoit dans un tel moment que l’on n’avait fait que de se mentir. Les sentiments, les émotions et l’amour de jadis sont enfouis, là, quelque part où l’entrée est inaccessible, y compris à soi-même. Si bien qu’à l’instant où l’on ne s’y attend pas, un évènement fait tout remonter à la surface de l’être dans une royale explosion intérieure que l’on est finalement incapable de contrôler et encore moins de maîtriser.

À plusieurs reprises, le notaire m’a rappelée à l’ordre. Il avait bien remarqué de ses petits yeux acides que je n’étais pas vraiment là. Alors, je l’apaisais d’un petit sourire dans le genre un peu timide. Il avait cru bon de me dire qu’il comprenait ma douleur, mais que je devais rester concentrée et tenter de contrôler mes émotions. Bah, voyons ! Il comprenait surtout la commission qui allait gonfler son compte en banque. Vu ce qu’il se mettrait dans la poche en passant, il fallait bien qu’il justifie un tant soit peu son travail et le temps qu’il se devait de m’accorder ! Le monde est peuplé de requins d’apparence plus humaine qu’humaine ! De ces requins qui ont vite appris à bien se placer pour engranger de gros profits à moindres efforts. Je suis une vilaine médisante, parfois ! Mais, toujours avec une bonne dose de réalisme !

Jayny était ressortie de chez le notaire avec une tonne de papiers, des documents en tout genre, des documents importants avait dit le Monsieur en costume de clown, et de toutes les clés de tous ces lieux inconnus pour elle. Elle avait aussi toutes les directives à suivre concernant les locations en cours et à venir, car des réservations étaient prévues et il lui faudrait faire face à ces obligations en nouvelle propriétaire qu’elle était à présent. Elle avait également le total de l’argent qui désormais lui appartenait, de l’argent à ne savoir qu’en faire, pour l’instant. Comment allait-elle gérer et concilier tout cela en plus de son boulot ? Elle préféra pour le moment éluder cette question qui ne l’intéressait pas plus que cela, tout comme le reste, d’ailleurs. « Mais, comment s’intéresser à quelque chose qui ne vous intéresse pas plus que cela, hein ? C’est ballot quand même ça, non ? » s’interrogea-t-elle. Elle ne pourrait même pas faire semblant. Elle avait sauté à pieds joints, comme on l’avait poussée, comme on saute dans une mare, dans cet univers qui ne lui ressemblait absolument pas et dont elle se sentait tellement étrangère. Elle devrait faire face, bon gré mal gré.

Elle n’avait pas envie de se poser des questions ni de réfléchir. Elle se sentait perdue, engloutie dans cette bulle inconnue. Ensevelie dans une atmosphère qui n’était pas la sienne. Elle venait de passer un temps qui lui avait paru une éternité dans le bureau trop luxueux du notaire encombré de miroirs, vitres et dorures diverses. La luxure se reniflait à chaque centimètre carré de cette pièce beaucoup trop bling-bling pour être honnête. Peut-être que tous les notaires n’étaient pas comme celui-ci, toutefois il fallait reconnaître qu’elle était tombée sur un sacré numéro avec toute l’envergure nécessaire pour la mettre mal à l’aise. Maintenant, elle voulait respirer et penser à autre chose, à sa vie à elle. Parce que, à force de passer à côté de sa vie, on en oublie de vivre. À force de douleurs répétées, on perd l’habitude de sourire. À force de coups bas reçus, on en égare nos rires. Sa petite vie de travailleuse, comme une fourmi, allait s’en trouver fortement perturbée. Elle réalisa donc assez vite que sa vie serait désormais bien différente, en totale opposition avec celle qu’elle menait ces dernières années. La seule qu’elle connaissait. Pas vraiment évident à accepter comme changement, pas vraiment facile d’y croire également. Elle avait décidé de rentrer chez elle pour se reposer. Quand on vous annonce des chiffres faramineux alors que vous avez toujours tiré la corde pour joindre les deux bouts et tenter de remplir au minimum votre assiette au moins une fois par jour sans pour autant y parvenir à chaque fois, ça a de quoi vous secouer la panse et vous dresser les cheveux sur la tête pour un moment. Et qui plus est quand ça vient de vos parents perdus de vue depuis belle lurette, la panse retournée et le poil dressé, c’est pour l’éternité. Jayny n’avait pas dormi la nuit précédente, perturbée par ce rendez-vous. Elle était épuisée. Trop d’informations s’étaient heurtées dans son cerveau où tout s’en trouvait mélangé sans ménagement. Chamboulée comme un terrain de jeu malmené innocemment par une équipe de mômes sans foi ni loi. Un véritable terrain de manœuvre, quoi !

À son réveil, Jayny ne savait pas à quel morceau de sa vie se connecter, elle se sentait littéralement perdue. Alors, elle prit la décision de partir. Partir par le premier train. Partir au bout du monde. Partir pour trouver des dauphins plutôt que des requins. Partir pour oublier plutôt que de trop se souvenir. Partir pour dormir enfin, plutôt que de somnoler d’un œil. Enfin… partir loin, autant que possible ! Mais, loin c’est parfois tout près ou encore trop près. Partir c’est aussi penser au retour. Elle ne voulait plus penser à rien !
 
 
Chapitre II


Elle a une minute trente, pas une seconde de plus pour grimper dans le train. Jayny court aussi vite qu’elle le peut et commence à douter de ses capacités de rapidité. Elle n’a jamais été très bonne en sport, certes, mais enfin, cinquante mètres ce n’est tout de même pas la mer à boire et encore moins le bout du monde. Elle s’engouffre dans le premier wagon à la dernière seconde lorsque la sonnerie de fermeture des portes retentit. Elle est dégoulinante de sueur et pense que ce n’est pas très malin par ce froid matinal. L’hiver a décidé d’empiéter sur l’espace-temps du printemps. Il ne veut pas céder la place ni au soleil ni à la douceur, rendant ainsi les jours gris et moroses comme si la vie n’était pas assez capricieuse pour l’être toute seule sans avoir son concours. Plus rien n’est à sa place. Plus rien ne respecte sa place ! Elle parcourt le wagon à la recherche d’un siège disponible. Elle n’a pas réservé et n’a même pas de billet. Une petite voix intérieure la serine en lui rappelant continuellement que c’est franchement malhonnête. Elle le sait bien, mais elle n’était pas en avance et elle ne voulait surtout pas rater ce train-là.

Dans le second wagon, elle trouve une place dont le siège semble libre, espérant que cette place n’a pas été réservée. Elle enfonce son sac dans le support à bagages au-dessus du siège et s'installe faussement nonchalante. Elle se dit que maintenant elle peut souffler au moins cinq minutes. La tête appuyée contre la vitre, elle se met à réfléchir à ce qu’elle allait bien pouvoir inventer pour éviter l’amende lorsque le contrôleur allait lui demander son titre de transport. Dans ces trains-là, il y a toujours des contrôleurs. Elle n’avait pas envie de se creuser. Elle verrait le moment venu. Dans l’immédiat, elle regarde le paysage qui change à mesure que le train s’éloigne de la ville. Une question incongrue lui chatouille tout de même les neurones. Rien d’existentiel, mais… Combien de fessiers, discrets ou non, propres ou pas, gros ou menus, s’étaient posés sur le siège qu’elle avait choisi pour y installer son propre postérieur. Rien de très passionnant, mais…

Durant un peu plus de quatre heures trente, les paysages allaient se succéder, certains très beaux, d’autres très laids. Quatre heures trente qu’elle allait employer à réfléchir, à penser, à se demander ce qu’elle faisait dans ce train, et si ç’avait été une idée judicieuse de partir brusquement sans entamer la moindre réflexion. En se levant ce matin, un quart de seconde lui avait suffi pour plier bagage. Un quart de seconde sans se poser de questions, comme une évidence indiscutable. Un sac, quelques changes et rien de plus. Même son téléphone portable, elle avait bien failli l’oublier, ce qui n’aurait pas été un manque en soi, pense-t-elle à ce propos. Elle avait mal dormi, mal rêvé et finalement, elle s’était mal réveillée. Les évènements de la veille l’avaient remuée dans tous les sens. Plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Plus qu’elle ne l’aurait souhaité.

Ma vie ressemble à un terrain de manœuvres, pratiquement une copie conforme. Un désert de ruines. Un champ de bataille à perte d'années. Le sang de mes veines, c'est la sève de la terreur et de la rage, les globules de la haine et de l'incompréhension. Cela fait trop longtemps que je rode dans les ruines d'une vie que je ne veux pas, et que je n’ai jamais souhaitée par ailleurs. Chaque bonheur, même le plus petit, s'efface par un malheur inattendu ou par quelque malentendu imprévisible.

Je n’ai jamais compris à quoi cela rime. Je ne me sens à peu près bien que lorsque je suis seule parce que, dans ces moments-là, il n’y a personne pour m’inciser davantage. Personne pour me bousculer ou me brutaliser un peu plus. Personne pour incruster le mal dans mon cœur usé, désabusé. Même si le vide est parfois insoutenable, il est en tout cas plus supportable que tout le reste. L’important n’étant plus d’être heureuse, mais au contraire de commencer par ne plus être malheureuse. Ça, c’est déjà du boulot à temps plein !

Ma carapace s’est épaissie au fil des années à force de chercher la beauté dans les cœurs, seulement ces derniers temps, je la sens s’effriter à divers endroits. Je ne veux pas que mon intérieur profond soit envahi, abimé, sali, c’est tout ce qui me reste de bon. Et peut-être même de bien. C’est tout ce qu’il me reste pour me raccrocher. Alors, préservation vaut mieux qu’imprudence !

J’ai peur de tout. J’ai mal de tout. Je suis en souffrance de tout. Un mètre soixante-dix de souffrances. Cinquante-cinq kilos de larmes. Les veines sclérosées de douleurs multipliées. Un fardeau invisible, mais qui devient un poids intolérable. Vingt-quatre ans à garder et regarder des douleurs qu’il faut taire à défaut de parvenir à les esquiver.

Vingt-quatre ans à accumuler les brutalités en faisant de faux sourires, trop souvent pour masquer le mal et le mal-être. Faire semblant pour se cacher derrière le rideau invisible de l’espoir pour en appeler à la venue de jours meilleurs. Et la honte qui englobe tout ce fatras. La honte, c’est tellement difficile de vivre avec elle. Elle s’incruste, s’insinue, partout. Difficile d’accepter le partage d’une vie avec elle et parvenir à faire bon ménage. Parce qu’elle, elle veut tout le terrain, cette garce ! Elle s’accapare l’espace et prend ses aises en égoïste. Elle ne se contente pas d’un petit lopin. Non, non, non, elle veut tout et elle prend tout, sans même en faire la demande. Là aussi, sans même négocier. C’est une bataille de tous les instants, surtout lorsqu’elle émane d’une injustice impunie.

Depuis longtemps, je vis des envies de mourir qui reviennent périodiquement. Mais, n’est-ce pas trop facile… la fuite ? En finir pour que tout s’arrête au lieu de combattre me semble un geste tellement désespéré, tout en étant lâche et courageux à la fois. Ça s’en va, ça revient. Ça s’en va, ça revient encore. Tout le temps. Je voulais des enfants plus que tout au monde et ça, ce n’est pas compliqué à comprendre. Je me disais toujours qu’avec eux, j’aurais du bonheur. Qu’ils seraient le moteur qui teinterait les jours de couleurs d’arc-en-ciel. Qu’avec eux au moins, la noirceur ne pourrait plus exister parce qu’elle serait recouverte à chaque minute par les teintes de la gaieté absolue et infinie, de l’amour inconditionnel. Cela aurait pu être le cas, malheureusement ça ne l’est pas. C’est grâce à ce désir que je suis toujours là, à marcher sur mes décombres.

Il n’y a que ce désir de procréer qui parvient à remettre mon moteur en route et mon cœur à zéro. Il n’y a que lui qui m’empêche de fuir. C’est grâce à lui que je me lève le matin. Grâce à lui encore que j’arrive à sourire et que je ne m’éteins pas ou pas complètement. S’ils savaient ces bébés, non encore nés, combien ils sont indispensables à mon existence ! À ma survie. Combien j’ai besoin de penser à eux ! Combien j’ai besoin de leur kérosène invisible ! Je ne me sens pas responsable, mais obligée de continuer à être là pour eux. On pourrait penser que c’est idiot un tel raisonnement, pourtant pas tant que cela finalement.

Certains se raccrochent à la religion, d’autres à leurs proches… Moi, je me raccroche à ces bébés non encore nés, parce que déçue, il y a longtemps que j’ai perdu la foi. Elle ne m’a jamais vraiment aidée ni suivie. Quant aux proches… ben… y en a pas, hein ! Chacun fait comme il peut plus que comme il veut, alors aucune raison que ce soit différent pour moi. La vie n’offre pas toujours trente-six options ni même les meilleures. Pour certains, la vie est un parcours du combattant où leur place se trouve indubitablement la première… mais, en partant de la fin.
73
Un Nouveau Départ-T2-Les affres du passé de Christelle Morize



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Etroitement enlacés sous la couette, Jane et Luke profitaient du silence intime qui s’était installé entre eux. Peut-être pour reprendre leur souffle. Après leur première fois devant la cheminée, ils s’étaient attardés sur la tarte qui, comme l’avait si bien précisé Jane, était tendre et succulente. Puis en rangeant la cuisine, ils avaient chahuté comme deux jeunes adolescents et le fait d’être couverts de farine des pieds à la tête ne les avait pas empêchés de faire l’amour une seconde fois. Alors que l’horloge annonçait deux heures du matin, Luke avait aidé la jeune femme à nettoyer les dégâts tout en terminant la tarte. S’était imposée alors une douche bien méritée où ils s’étaient donnés à nouveau l’un à l’autre sans aucune restriction.
L’oreille collée contre son torse, Jane écoutait les battements réguliers de son cœur. Une douce mélodie qui semblait l’apaiser. Elle se sentait enfin à sa place, là, lovée dans ses bras. Un sentiment de sécurité s’était emparé d’elle à l’instant même où Luke l’avait attirée contre lui après leur dernier corps à corps torride.
– Je n’ai jamais fait autant l’amour de toute ma vie, murmura-t-elle avec un soupir d’aise.
Elle était allongée sur lui, douce, chaude et rassasiée.
– Moi non plus.
Intriguée par sa réponse, Jane s’accouda et posa une main sur le large torse.
– Même pas avec ton ex-femme ? 
– Eh non ! Même si c’était le seul sujet sur lequel on s’entendait plutôt bien, Debbie n’était pas trop portée sexe. Elle était obsédée par ses études et, il faut bien avouer qu’avec mon travail, nos emplois du temps respectifs ne jouaient pas en notre faveur.
Jane minauda une légère grimace.
– J’aimerais trouver autant d’excuses à Brett, mais je crains qu’il ait eu assez de maîtresses pour construire son propre harem.
Alors qu’il s’évertuait à remettre les cheveux de la jeune femme en ordre, celle-ci le dévisageait sans dissimuler un air amusé.
– C’est donc une première pour chacun de nous, remarqua-t-elle, comme pour changer de sujet.
– Oui madame, et j’espère que ce ne sera pas notre dernière expérience.
– Houlà non ! J’ai bien l’intention de remettre ça dès que mon corps aura repris des forces, sourit Jane, qui pensait déjà à leur sortie au parc Yellowstone.
Elle imaginait sans conteste leurs journées remplies de découvertes au beau milieu de la faune sauvage et leurs nuits à se réchauffer en faisant l’amour jusqu’à plus soif. Le programme lui plaisait déjà. Jamais elle n’avait été autant surexcitée à l’idée de passer quelques jours en compagnie d’un homme.
– Qu’est-ce que ça représente ? Finit-elle par demander, alors que ses doigts suivaient les courbes du tatouage.
– Un totem indien.
– Vraiment ? Ce genre de sculptures en bois où on voit des animaux mythiques et des têtes humaines enchevêtrées ? S’étonna Jane en essayant de chercher le long du bras musclé une quelconque image qui lui rappellerait un animal.
– C’est très subjectif, répondit Luke, il faut beaucoup d’imagination pour apercevoir les animaux cachés derrière ce tatouage. (Il lui adressa un air presque navré.) Le résultat était plus impressionnant sur le papier.
– Oh, je le trouve magnifique.
– Mon père n’était pas de cet avis, expliqua Luke, en levant le bras à la hauteur de son regard. Pour lui, c’était une folie. Je me serais fait entraîner par les copains durant mon service militaire. Mais, quand je lui ai expliqué que j’avais besoin de trouver quelque chose qui me reliait à ma mère et ses ancêtres, il a fini par l’accepter.
Alors qu’elle était certaine d’avoir aperçu la silhouette d’un loup parmi les innombrables formes du tribal, Jane releva la tête vers son amant.
– Ta mère était amérindienne ?
– D’origine Cheyenne par sa mère, confirma Luke. Mes grands-parents formaient un couple peu ordinaire. Elle faisait partie de la tribu des Cheyennes du Nord et lui, un Afro-américain tout droit débarqué de Philadelphie. Dans les années 50, les mariages interraciaux étaient interdits. Ils se sont donc vus en cachette. Puis, après la naissance de ma mère, mon grand-père a trouvé un boulot mieux payé mais qui le forçait à s’éloigner plus souvent.
Jane comprenait maintenant d’où lui venait cette peau hâlée. En revanche, Luke ne possédait aucun trait amérindien, ce qui n’était pas le cas de Nicole. Celle-ci devait beaucoup ressembler à sa mère.
– C’est vraiment triste de ne pas vivre au grand jour un amour aussi fort que celui qu’ils devaient partager.
– Ils se sont quand même mariés, remarqua Luke, sur le tard, certes. Mais leur union a été acceptée par la communauté cheyenne. Je pense qu’ils n’avaient besoin de rien d’autre pour être heureux.
A peine sa phrase terminée que la sonnerie d’un téléphone résonna dans la chambre. Instinctivement, Jane vérifia l’heure. Cinq heures du matin, donc sept de plus à Londres. Elle se demandait ce que pouvait bien faire Charlie en ce moment. Probablement en balade avec Hope dans la capitale anglaise à faire les boutiques. La jeune femme se promit d’aller visiter le Facebook de sa fille dans la journée, ne serait-ce pour se rassurer que sa fille allait bien.
– Désolé, c’est mon réveil matin, laissa échapper Luke, en éteignant l’appareil.
– Je suis désolée que tu n’aies pas pu te reposer, minauda Jane. 
– J’ai déjà eu des nuits de garde que j’enchaînai avec une journée de boulot, lui apprit-il en s’étirant.
Jane sentit ses muscles rouler sous ses doigts. Une forme d’excitation la gagna aussitôt. Non pas qu’elle voulait encore faire l’amour ; son corps semblait assouvi comme jamais auparavant. Mais elle aimait être allongée sur ce corps musclé et puissant, sentir ses énormes mains caresser son dos, ses fesses. Il y avait là une certaine continuité de leur folle nuit d’amour.
– Est-ce bien raisonnable ? Murmura-t-elle, en se hissant à la hauteur de ses lèvres. Le shérif doit penser à se reposer.
Elle glissa les doigts dans sa barbe souple et soyeuse, caressa du pouce ses lèvres charnues.
– Le week-end arrive et les vacances aussi, déclara Luke, avec son sourire en coin. J’ai d’ailleurs beaucoup d’idées sur la façon d’employer mon temps pendant cette période.
Aucun doute possible ! Jane était incluse dans ses projets et pour que la jeune femme le comprenne davantage, Luke s’empara de ses lèvres. Ils s’embrassèrent longuement, à en perdre le souffle. Elle se redressa lentement, puis plongea son regard émeraude dans les prunelles bleues, remarquant par la même occasion que des nuances de gris ou un soupçon de vert s’insinuaient selon ses humeurs. Des nuances plus brillantes quand il souriait, plus prononcées quand il jouissait et d’un bleu plus profond comme quand, quelques minutes plus tôt, il l’avait désirée pour la troisième fois.
– Tu parles du parc Yellowstone ?
– Entre autres ! J’ai bien l’intention de pousser mon corps à l’extrême, autant dans les randonnées que dans la chambre d’hôtel. 
Le doute n’était plus permis et tous tabous n’avaient plus leur place dans leur conversation. Cette délicieuse affinité qu’ils avaient découverte durant leur rencontre prenait doucement la forme d’une relation étroite. Restait à savoir combien de temps cela allait durer. Jane refusait de se poser la question. Elle voulait profiter de l’instant présent avec Luke, de ce qu’ils avaient à s’offrir l’un pour l’autre.
– Ce programme me convient très bien, consentit-elle avec un sourire espiègle.
– Je me doutais que ça te plairait, déclara-t-il en la faisant basculer sur le dos.
La jeune femme éclata de rire, amusée par ce rapport de force que Luke aimait garder entre eux. Imposant, nettement plus lourd qu’elle, il l’aurait sûrement écrasée de tout son poids s’il ne s’était pas accoudé.
– Mais pour l’heure, j’ai encore une journée de travail, remarqua-t-il, peu enclin à se lever.
Il serait bien resté ainsi quelques minutes de plus à la dévorer des yeux, l’embrasser, la serrer nue contre lui. Une sensation qu’il avait tant désiré depuis leur première rencontre et probablement plus les jours qui avaient suivis. Cette nuit fut à la hauteur de ses attentes. Il avait aimé chacun de ses soupirs, de ses gémissements, sa façon de crier pendant la jouissance extrême. La regarder haleter sous ses caresses l’avait rendu complètement fou. Lui-même s’était laissé aller, plus qu’il ne l’avait jamais fait avec ses anciennes partenaires sexuelles.
Dieu merci, ils étaient seuls dans la maison et ce serait le cas dans leur cabine de location, qui se situait à deux minutes de l’entrée nord du parc Yellowstone et non loin de la ville Gardiner. Ils pourront ainsi remplir leurs poumons d’air frais durant leurs escapades la journée et s’adonner à leur sport favori la nuit.
– Moi aussi, j’ai beaucoup de choses à faire aujourd’hui, confia Jane, en glissant les bras autour de son cou. Je dois aller voir monsieur Benson, en espérant qu’il pourra réparer le tableau avant Noël. Je voulais quelque chose de spécial pour Susan, mais je ne peux décemment pas lui offrir dans cet état. Je pense aller faire un tour sur le marché de Noël. Il me fau absolument un sapin et une jolie couronne. Ensuite, je vais sûrement me renseigner sur le propriétaire des initiales du deuxième cœur. Peut-être que ma tante sait quelque chose à son sujet.
– Peut-être effectivement, supposa Luke, mais, si tel était le cas, elle t’en aurait parlé plus tôt.
– C’est vrai, soupira Jane, en marquant une courte pause. Je n’imagine pas que ma mère ait pu cacher quelque chose d’aussi important à Susan. Elles étaient tellement fusionnelles toutes les deux. 
– Tout le monde possède son propre jardin secret, sans que ce soit pour autant une intrigue lourde de conséquence.
– Je sais, minauda Jane, mais cette fois, ma mère a peint cette toile pour me dire quelque chose. Je suis en droit de supposer qu’elle n’en était pas fière pour ne pas avoir eu le courage de me le dire directement. Le soir de sa mort, elle m’a juste fait promettre une chose.
– Laquelle ?
– De tout faire pour réaliser mes rêves, même si pour cela, je devais quitter Bozeman. Elle savait que je voulais voyager, découvrir d’autres cultures. Je ne cessais de lui en parler. Aujourd’hui, je me sens terriblement mal parce que j’ai l’impression d’avoir tout foirer.
Luke lui déposa un baiser sur le bord des lèvres. 
– En vérité, le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout.
– Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, reconnut Jane, visiblement impressionnée. J’ignorai que tu aimais lire des auteurs français.
La jeune femme était très touchée qu’il ait utilisé une citation pour la rassurer, lui faire comprendre que sa vie pouvait lui apporter de magnifiques surprises. 
Luke étant la première depuis son retour à Bozeman.
– Tu te souviens que mon père était enseignant à l’université de Chicago, lui rappela Luke, il était professeur d’histoire et de langues anciennes. Mais il adorait lire le reste du temps. Tout comme toi, un grand fan de littérature étrangère, notamment française. Il nous a communiqué à tous les trois sa passion de la lecture, même si notre vocation se trouvait ailleurs. Tout ça pour te dire que tu peux encore réaliser tes rêves.
Une fois de plus, la sonnerie du téléphone résonna dans la pièce. Luke lâcha un soupir, déçu de devoir partir. Il se sentait si bien en compagnie de Jane, quelles que fussent leurs activités. Parler, rire, faire l’amour. Tout lui semblait évident avec elle.
– Allez shérif ! C’est l’heure de monter ton fidèle destrier et d’aller pourchasser les méchants, plaisanta la jeune femme, en glissant les doigts dans sa barbe. 
Il ne put réprimer un sourire et déposa un baiser chaste sur ses lèvres avant de sortir du lit. Jane admira son corps entièrement nu, frissonnant au souvenir de leurs étreintes torrides. La poitrine dissimulée sous le drap, elle le regarda chercher ses vêtements et les enfiler avec nonchalance.
– Que dirais-tu d’aller dîner au restaurant ce soir ? Finit-il par demander, en s’asseyant sur le bord du lit.
– Ce sera avec grand plaisir, sourit la jeune femme, avant de prendre un air embarrassé. Mais… je ne sais pas trop comment me comporter vis-à-vis de toi devant les autres. Doit-on tout leur dire à propos de nous ? A ta sœur, Susan et Betty…
Quoique Jane avait une idée de ce que ferait cette dernière dès qu’elle apprendrait que sa relation avec Luke venait de franchir une étape importante.
– Hors de question de mentir à qui que ce soit, coupa doucement Luke, et puis, je pense qu’ils le verront par eux-mêmes. D’ailleurs, Nicole doit avoir déjà de sérieux doutes puisque je ne suis pas rentré hier soir.
Rassurée de constater que Luke assumait sans conteste leur relation si soudaine, Jane imaginait déjà la réaction de Betty. Elle espérait secrètement que Susan en soit tout aussi heureuse. La jeune femme enfila son peignoir et le raccompagna jusqu’à la porte, non sans obtenir un long et délicieux baiser. La maison lui parut soudainement vide après le départ de Luke. Etrange comme Jane s’habituait à sa présence.
Elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire, raviva le feu et ouvrit la porte à Dixie et son chiot pour qu’elles aillent se dégourdir un peu les pattes. Jane remarqua qu’il avait beaucoup neigé durant la nuit. Le paysage n’en était que plus magnifique. Un blanc immaculé recouvrait son terrain et les branches des arbres semblaient peiner sous le poids de la neige.
Une fois les chiennes rentrées, la jeune femme décida de s’offrir quelques heures de sommeil, même si elle savait pertinemment qu’elle aurait du mal à s’endormir après avoir passé la majeure partie de sa nuit dans les bras de Luke. 

Concentrée sur l’écran de son ordinateur, Samantha ne remarqua pas la présence de Meredith Wingreen qui se dirigeait lentement vers son bureau. Son collègue, le remplaçant de Jane, leva un regard ébahi sur l’auteure à succès des Editions Blue Butterfly. Avoisinant les soixante ans, celle-ci en paraissait dix de moins. Ses cheveux gris soigneusement dissimulés derrière une teinte auburn, ce qui faisait ressortir le bleu de ses yeux, Meredith était une femme distinguée, portant toujours des ensembles de grands couturiers.
Elle publiait deux romans chaque année. Et chacun d’eux remportait toujours un succès incroyable auprès des lectrices et lecteurs fans de littérature sentimentale. Ses livres s’envolaient comme des petits pains partout dans le monde. 
De son bureau, Laure, la responsable d’édition, pouvait voir les personnes qui émergeaient de l’ascenseur. Certains auteurs aimaient rendre visite aux éditeurs ou assistants qui avaient contribué à l’évolution de leur roman, surtout en période de fêtes. Mais la plupart du temps, Ashley Davenport, la grande patronne, les suivait de près.
– Madame Wingreen, quel plaisir de vous avoir dans nos locaux ! S’exclama-t-elle, faisant sursauter Samantha. Si vous cherchez Ashley, c’est l’étage au-dessus.
– Je ne me suis pas trompée d’étage, la corrigea Meredith, il se trouve que je devais retrouver Jane Cadwell hier autour d’un thé, comme nous le faisons régulièrement. Elle m’avait pourtant confirmé sa présence par mail et n’a jamais manqué un seul de nos rendez-vous. Je me suis donc inquiétée.
Le visage de Laure vira soudainement au pâle.
– N’ayant pas son numéro de téléphone personnel, je ne pouvais donc pas la joindre, poursuivit Meredith, alors j’ai décidé de venir la voir directement à son bureau.
– Oh je suis désolée, madame Wingreen, mais Jane Cadwell ne travaille plus ici, lui apprit Laure avec une moue contrite.
Surprise par une telle réponse, Meredith se tourna vers le bureau qui fut celui de Jane, observa son remplaçant un court instant, puis fit de nouveau face à Laure.
– Comment ça, elle ne travaille plus chez vous ! Lâcha-t-elle, quelque peu surprise.
– A vrai dire, Jane Cadwell a été virée pour des retards insignifiants, précisa Samantha sans tenir compte du regard furibond de Laure.
Celle-ci s’apprêtait certainement à inventer une autre raison. C’était raté ! Et Samantha s’en félicita intérieurement. Elle avait donc vu juste. C’était bel et bien Laure qui prévenait Ashley de ses retards et cafardait tous les moindres faits et gestes des employés. D’ailleurs, Samantha se souvint qu’elle était au téléphone le jour où Jane avait été renvoyée. L’arrivée de la grande patronne dans les bureaux ne fit que confirmer ses soupçons.
– Meredith ! S’exclama Ashley, avec un large sourire, que nous vaut l’honneur de votre visite ? Votre nouveau manuscrit est déjà prêt ? Vous m’étonnerez toujours.
A la voir toute pimpante, accueillant les auteurs avec autant d’enthousiasme, il était difficile à croire que cette femme se comportait comme un tyran avec ses employés.
– Je suis censée vous envoyer les premiers chapitres courant mars comme prévu et le manuscrit complet en juin, répondit Meredith, avant de désigner de la main l’ancien fauteuil de Jane, mais comme vous venez de renvoyer une des rares personnes qui me poussait à rester chez vous, je ne sais pas si je vais renouveler mon contrat finalement.
– Oh Meredith ! Laissa échapper Ashley, comme si ces quelques mots la blessaient profondément. (C’était plutôt l’énorme chiffre d’affaires qu’elle risquait de perdre qui la faisait blêmir.) Nous travaillons ensemble depuis presque dix ans. Pourquoi voudriez-vous quitter les Editions Blue Butterfly ?
Meredith n’aurait pas été la première. Quelques semaines auparavant, Mark Newman avait résilié son contrat avec la maison d’éditions sans que quiconque ne sache exactement pourquoi. Six mois plus tôt, un jeune auteur s’était tourné vers un autre éditeur. Evidemment, chaque personne travaillant pour Ashley Davenport savait pertinemment que cette dernière demeurait la raison de tous ces départs. Celle-ci agita immédiatement la main, comme pour demander à Meredith de ne pas répondre tout de suite.
– Et si nous allions en parler dans mon bureau ? Proposa-t-elle, visiblement embarrassée d’avoir cette conversation devant tout le monde. 
– Je n’ai pas le temps, lâcha Meredith, d’un ton agacé, il se trouve que je déjeune avec des amis de passage à Los Angeles.
– Mais…
– Je vous ferai savoir quelle sera ma décision quant à mon renouvellement de contrat, coupa-t-elle en se dirigeant vers l’ascenseur, talonnée par une Ashley décontenancée. Je regrette fortement l’époque où votre père dirigeait sa maison d’éditions. Il recevait ses auteurs avec chaleur et convivialité. Avec vous, j’ai l’impression d’être un chèque ambulant.
Sans oublier les décorations de Noël quasiment inexistantes.
Samantha riait intérieurement devant la mine déconfite de sa patronne. Elle se retenait d’éclater de rire. Le regard furieux de Laure réprima cette envie soudaine. Nul doute que cette dernière allait mettre au courant la grande patronne. Cependant, Samantha ne regrettait pas d’avoir avoué la vérité à Meredith Wingreen. Ashley et sa responsable d’éditions n’auraient certainement pas hésité à traîner la réputation de Jane dans la boue pour justifier leurs malversations.
– Tu es contente de toi ? Persifla Laure, les bras croisés devant elle. Nous risquons de perdre une de nos meilleures auteures par ta faute.
– Ne mets pas ton incapacité à fermer ta grande gueule sur le dos des autres, trancha Samantha, en se levant d’un bond. (Elle pointa un doigt accusateur dans sa direction.) Si tu pouvais éviter d’appeler Ashley dès qu’il se passe quelque chose, chacun de nous s’en porterait mieux. Maintenant, j’aimerais finir mon travail sans être dérangée, est-ce possible ?
Tous les regards étaient tournés vers Laure et cette dernière ressentit toute la colère que certains nourrissaient à son égard. Apparemment, beaucoup avaient déjà remarqué son manège et ne l’appréciaient guère. 
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Avis : auteurs auto-édités / La dernière morsure d'Apollonie Sbragia
« Dernier message par Antalmos le jeu. 14/04/2022 à 19:24 »
Pour une fois, je ne vais pas y aller par quatre chemins : je mets d'office 5 ???? pour le premier roman d'Appollonie Sbragia : La dernière morsure. Pour un coup d'essai, c'est un coup de maître.
C'est même un énorme coup de cœur pour moi qui suis fan de polar, à plus forte raison quand c'est noir et là je dois dire que j'ai été servi, c'est bien noir et l'autrice ne fait pas dans la demie mesure, c'est noir du début à la fin jusque dans les dernières lignes. Et pour cause, l'histoire commence avec la découverte du corps, où plutôt ce qu'il en reste, d'un enfant retrouvé sauvagement assassiné et mutilé.
Paradoxalement, j'ai mis un certain temps avant d'entamer sa lecture justement parce que les meurtres concernaient des enfants. Mais la qualité d'écriture de l'autrice, efficace et maîtrisée, la qualité de l'intrigue et ses rebondissements m'ont plutôt fait regretter de ne pas l'avoir commencé plus tôt.
J'ai donc trouvé dans ce polar tout ce que j'aime trouver dans un roman de ce genre : un tueur en série, une flic torturée par son passé, une enquête bien menée par les policiers même si certains agissements m'ont parfois surpris, des descriptions des personnages et des lieux très bien décrits avec juste ce qu'il faut sans faire dans l'excès, de l'action, des personnages attachants, des rebondissements à souhaits et un suspense omniprésent après la disparition d'un autre enfant. Car c'est bien cela qui va tenir en haleine le lecteur pendant une grande partie du roman : notre équipe, composée d'un trio soudé, une jeune recrue, un policier avec des problèmes familiaux et une flic en proie à ses propres démons, arrivera-t-elle à retrouver l'enfant avant qu'il ne soit trop tard ?
Pour le savoir, il ne vous reste plus qu'à le lire.
Ce roman est un véritable page-Turner avec ses chapitres courts qui se concluent souvent par un petit rebondissement qui vous donne envie de passer au suivant.
J'avoue que l'épilogue m'avait paru arriver assez vite et je l'ai relu deux fois, craignant d'avoir loupé quelque chose, mais au final c'est un énième rebondissement de plus.
Bref, c'est un roman que je recommande fortement de lire pour qui aime le genre et pour ma part, j'achèterai les prochains livres de l'autrice les yeux fermés.
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Les Murmures d'Ys-T1-L'Ordre de la Croix d'argent de B.B. Hara




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Les Bretons ont dans l’âme une cité dolente,
Un cadavre de ville, où, vivantes encor,
À des clochers détruits tintent des cloches d’or.

Anatole Le Braz
La Chanson de la Bretagne


Prologue

Le navire glissait sous un ciel de lueurs. L’océan déroulait sa surface quiète, noire. Soudain, un mur d’eau surgit face à l’embarcation.
Le bois craqua contre la vague scélérate. La proue plongea, ressortit. Le vent déchaîna sa hargne dans la voile. Le cri d’un homme retentit.
— Nous sommes perdus ! Dahud veut notre mort !
L’effroi frappa tout l’équipage. En un éclair, le capitaine comprit la position de son bateau, sa bêtise d’avoir emprunté cette route. Les dents serrées, il s’agrippa au plat-bord.
— Maudite sorcière… Notre heure n’est pas encore venue !
Une lame déferla sur le pont. Deux malheureux lâchèrent prise. Leur corps décrivit une courbe, sombra dans le chaos. En vain, leurs compagnons hurlèrent leur nom.
— GUINEC ! FANCH !
La rumeur des éléments leur répondit. Étrangement, les vagues décrurent. Le miroir aqueux refléta l’argent de la lune. Des milliards de bouches rieuses se dessinèrent sur la surface. La mer se moquait-elle des survivants ? Se réjouissait-elle d’avoir ôté des vies ?
Un mousse cracha une insulte. Aussitôt, une ombre effilée jaillit devant lui, de plus en plus grande. Son corps gazeux, surnaturel, se tortillait comme celui d’une murène.
Le jeune homme se glaça. Des exclamations d’horreur frappèrent ses tympans. Par dizaines, des spectres s’élevaient hors des flots, montaient à l’assaut du pont. Un matelot jeta ses bras en avant pour les repousser ; indifférentes, les choses le traversèrent. La vermine s’engouffra partout, dans les coins, vers les hauteurs, vers le fond. Impuissants, les marins attendirent. Si le Ciel les favorisait, ils disparaîtraient sans laisser de trace. Si le mauvais sort s’acharnait, ils battraient bientôt pavillon des vaisseaux fantômes, condamnés à sillonner des eaux haïes pour l’éternité.
Le capitaine ferma les paupières. Il implora Dieu, les saints. Ses pensées volèrent vers son amie restée à terre.
Pardonne-moi. Je ne rentrerai plus.
Une créature fendit les eaux. Au gré de la houle, ses longs cheveux blonds ondulaient autour de ses épaules. Son cou blanc portait avec majesté une tête fine. Son visage féminin, harmonieux, dégageait une beauté sublime. Une froideur altière empreignait ses prunelles sombres. Elle étudia les mortels pétrifiés, leurs figures livides. La lassitude transparut dans sa voix.
— Assez ! Il n’y a rien pour moi ici.
Les revenants replongèrent. Avec eux, la tempête s’effaça. La barque demeura immobile, seule. Personne n’osait bouger.
Nous sommes sauvés.
Un matelot haleta. Peu à peu, l’angoisse desserra son étreinte. Certains hommes vacillèrent. D’autres relâchèrent leur souffle, se risquèrent à sourire.
Ils vivaient encore.
— J’ai cru… J’ai cru…
Le second ne termina pas sa phrase. Son supérieur déglutit.
— Rentrons vite au port avant qu’elle ne change d’avis.
Chacun chercha une rame, un objet à manœuvrer. Dahud observa le bateau s’enfuir, minuscule, pathétique. Les frémissements des corps chauds, les paroles énoncées, la joie stupide des rescapés l’irritèrent.
Si vous possédiez une once d’intelligence, vous me vénéreriez. Je pourrais écraser votre radeau vulgaire, me repaître de vos râles. Si vos cadavres ne divaguent pas dans le sel, c’est grâce à moi.
Un sentiment d’amertume la submergea. Les marins laissaient derrière eux un sillon d’écume. Ils rouvraient sans scrupules la plaie trop fraîche, l’inguérissable blessure de la baie. Dans les profondeurs abyssales, les âmes des morts pleuraient. La marie-morgane les entendait. Leur plainte avivait dans sa poitrine une flamme véhémente, un impérieux désir de vengeance.
Elle se hissa sur un récif. Sa chevelure ruisselait. À force d’avoir enduré ses morsures, elle ne frissonnait plus à la caresse du froid.
— Venez à moi, mes sujets !
Les ombres remontèrent. Les paroles de leur souveraine se muèrent en un grondement.
— Je perçois votre déception. Je conçois votre douleur, car la même tente de m’étreindre. Néanmoins, nous continuerons. Je sonderai tous les navires, toutes les barques du monde s’il le faut. Vous, vous tournerez votre colère vers la terre.
Son bras s’abaissa en direction de la côte.
— Nous constituons une légion sans vie, sans peur, sans rien à perdre. Nourrissez-vous de vos ténèbres. Transformez votre haine en source de puissance. Ni vous ni moi ne trouverons le repos tant que ce qui m’a été volé ne m’aura pas été rendu. Esprits maudits, dispersez-vous !
Les spectres s’élancèrent à l’assaut des falaises. Ils filèrent vers les habitations isolées, les hameaux, les villages. Chaque humain devint une cible potentielle.
Sur son rocher, Dahud se souvint d’une cité magnifique. Combien de voix, de rires et de musique avaient résonné entre ses murailles, depuis les demeures du port jusqu’aux salles du château royal ? Désormais, cette ville gisait au fond de l’océan. Solitaire, triste et courroucée, la princesse déchue errait parmi les ombres. Elle mêlait sa peine à la litanie de la mer, ce tombeau avide et infini.
Comme à son habitude, Dahud chanta. Les eaux fluctuantes, l’air iodé l’écoutèrent, sans daigner disperser au large ses tourments.
 
I.
Une étrange découverte

Killian s’éveilla avant la fin de la nuit. Au cœur de la chaumière, dans le foyer, les braises somnolaient. Leur lumière orange formait des taches au milieu des ténèbres.
Il écouta la respiration des siens. À sa droite sur la paillasse, ses jeunes frères de neuf ans, Gael et Lanig, dormaient à poings fermés. Dans le lit voisin, la petite Anne disparaissait sous sa couverture. Même en temps de trouble, les enfants rêvaient. Killian trouvait à leur innocence un côté apaisant.
Sans bruit, il se leva. Il changea de chemise, enfila sa cotte. Autrefois, ses vêtements étaient blancs. À présent, un voile grisâtre, indélébile les ternissait. De multiples accrocs apparais¬saient, recousus à gros points. Chaque cicatrice du tissu rappelait une déconvenue.
En laçant ses guêtres, il remarqua un trou dans ses braies, juste derrière le genou gauche. Un soupir lui échappa.
Misère… Bientôt, je devrai travailler nu.
Depuis trois longues années, les choses allaient de mal en pis. Les caprices du temps gâchaient les cultures. Le vicomte de Rohan et les religieux continuaient à prélever leurs impôts. Le cens et la taille avaient un taux fixe. La dîme et le champart, eux, variaient en fonction des récoltes. Ainsi, sur dix gerbes de blé, une partait entre les mains du seigneur, une deuxième rejoignait le grenier des prêtres. Les céréales, les fruits, toutes les denrées consommables étaient soumises au même régime. Avant la fin de l’hiver, pour remplir leur gamelle, les vilains se retrouvaient obligés d’acheter de la nourriture vendue à prix d’or en raison de sa rareté. Ils avaient beau se démener, rien n’y faisait : une spirale les entraînait vers le dénuement.
Observateur trop conscient, Killian assistait à la déchéance de sa famille. Sa mère, Soisig, s’enfonçait dans la maladie. Son père, Denwall, avait dû se séparer de sa charrue et s’accommodait d’un vieil araire. La disparition progressive de leurs chèvres, des vaches, des cochons et de leurs objets n’avait pas suffi. L’année précédente, à la fin de l’été, ils n’avaient pas pu payer l’intégralité des taxes. En plus de cultiver leurs terres, ils s’épuisaient désormais sur celles du suzerain, en guise de corvées. Le vicomte menait des campagnes de défrichement. Denwall s’était vu chargé de déboiser une parcelle à près d’une lieue , à l’ouest du village. Après avoir abattu les arbres, débité les troncs et brûlé l’herbe, il devait labourer et semer. Quand Killian pensait à la sueur versée, son cœur saignait. À la saison prochaine, des épis d’orge apparaîtraient peut-être. Ils seraient forcés de les faucher, de les battre, mais ils n’obtiendraient pas un seul grain.
Il attrapa une pomme sur la table et sortit. Comme toutes les demeures des alentours, la maison familiale se constituait d’une grande charpente posée sur des soubassements en pierre. Le toit pentu faisait office de mur. Vu de dehors, le chaume descendait jusqu’au sol. Trois ouvertures se découpaient dans la structure. L’une des portes donnait sur la route, au sud. Les deux autres desservaient la cour de la ferme, au nord. À l’intérieur, l’habitation se divisait en deux parties distinctes. La première comportait un cellier, les couchages, quelques meubles et le foyer. Derrière la cloison bordant les lits des enfants, le second espace abritait un bœuf, ultime rescapé de son troupeau.
Killian regarda le ciel. Ses étoiles, sa couleur annonçaient l’aube. Il retourna dans la chaumière, mena l’animal hors de l’étable et l’attela à l’araire. Dans la pénombre, il se mit en route. Il n’attendait jamais les cris du coq pour prendre le départ.

Au village, comme partout ailleurs, les gens considéraient la pauvreté comme une épreuve divine. Ces difficultés étaient censées permettre aux âmes de se laver du péché originel. Les paysans offraient aux riches l’occasion de faire preuve de charité. Dans ce système, en théorie, tout le monde trouvait son compte. Dans la pratique, les indigents se ruaient à l’église pour implorer la clémence du Ciel. Ils se racontaient aussi de belles histoires de coffres remplis de merveilles. Tous attendaient l’intervention d’une force supérieure en leur faveur, qu’elle fût d’ordre angélique, démoniaque ou féerique. Peu importait l’origine du miracle, du moment qu’il rapportât de l’or. Killian ne partageait guère ces espérances.

« Il n’y a ni trésor ni magie. À part nous-mêmes, personne ne nous aidera. »

Dans les contes populaires, la nuit appartenait aux individus douteux. Les gens convenables, eux, ne quittaient pas la protection de leurs murs avant la fin de l’ombre. Pourtant, seule la personne traversant le noir apercevait l’aurore dans toutes ses variations. Ces instants uniques, le jeune garçon les aimait plus que tout. Une blancheur souveraine surgissait, absorbait le paysage. La lumière pure faisait apparaître du bleu dans le ciel, du gris, des nuages. Peu à peu, la couleur des choses se redessinait.
Chaque matin promettait de l’inédit. Le crépuscule venait rappeler le mensonge de ces serments. À l’heure du bilan, nulle nouveauté, nulle surprise. Le disque rouge s’abattait avec la fatigue. De la tristesse émanait des lueurs du jour mourant.
Killian inspira. Sans se bercer d’illusions, il apprécia l’air frais. Un souffle s’engouffra dans ses cheveux bruns pour les hérisser en épis. Il n’avait que treize ans, une taille moyenne. Sa silhouette mince cachait un corps musclé, endurci par le labeur quotidien. Le teint hâlé, le visage avenant, il se montrait souvent souriant devant sa famille. La couleur marron de ses iris donnait de la profondeur à son regard. La plupart du temps, celui-ci semblait empreint d’assurance. D’autres fois, il exprimait une gravité peu commune chez un enfant de son âge. Dans les rares intervalles où le soleil les atteignait, ses prunelles s’illuminaient de reflets dorés.
Il quitta la route, se plaça dans le coin nord-ouest de la parcelle. La forêt mère s’étendait à l’arrière. Avec leur feu, leurs haches, les hommes tentaient de repousser ses limites. Les arbres, les ronces et les fougères observaient la surface dénudée en attendant l’heure de la reconquête.
— Hue !
Le bœuf entama une première ligne. Son maître pesa de tout son poids sur l’araire, en le penchant sur un côté. Grâce à cette technique, il parvenait à retourner la terre. Le sillon restait cependant superficiel par rapport à celui d’une charrue.

« Tout est plus difficile quand on est pauvre. »

Des cailloux émergèrent. La journée s’annonçait épuisante. Killian résolut de ramasser le gros des pierres dans sa besace. Ainsi, s’il devait labourer le même terrain l’automne suivant, il s’éviterait une peine supplémentaire.
— Pourvu que je n’abîme pas mon soc…
Il progressa avec lenteur. Arrivé à l’extrémité du champ, il fit tourner sa bête, commença une nouvelle ligne.
La nature autour sortait de sa torpeur. Les oiseaux s’agitaient dans les cimes. Unique travailleur aux alentours, Killian allait à son rythme. Il aimait la compagnie, mais il mesurait les avantages de la solitude. Ici, il se sentait libre. Si quelque chose lui plaisait, il s’exclamait. Au contraire, si la contrariété l’emportait, il pouvait s’énerver et crier. Personne ne venait le juger.
Il vida son sac de cailloux dans la clairière, acheva le troisième sillon, repartit dans le sens inverse. Il n’osait lever le regard sur la surface restante. Il en avait pour trois jours au minimum.
KLONG ! Le soc buta sur un obstacle.
— Ho !
Le bœuf s’arrêta.
— C’est bien ma chance…
Ennuyé, il dégagea l’araire de la tranchée. Il se plia, vérifia l’état de la pointe. Elle paraissait intacte.
Il plongea la main dans le trou. Au lieu de roche, ses doigts rencontrèrent une surface lisse. La surprise l’envahit. Quel objet effleurait-il là ? Le choc avait produit un son métallique. Intrigué, il posa les deux genoux au sol et creusa.
Ça alors…
Son cœur battit plus vite. Dans ce champ inculte, devant lui, une forme rectangulaire apparaissait. Un liseré d’entrelacs décorait ses bords. La matière ressemblait à du bronze. Il respira pour se calmer.
Ne nous emballons pas.
Les arêtes d’un coffret se révélèrent. Il l’extirpa de son tombeau. L’objet pesait lourd. En longueur, il mesurait un peu plus d’un empan , sur deux paumes de large. La hauteur équivalait à une paume et un pouce. Les figures sculptées, énigmatiques, rappelaient celles des pierres anciennes. Leurs lignes s’agençaient en spirales, en nœuds complexes.
Killian posa sa trouvaille devant lui. La finesse des ornements le stupéfia. La Providence se jouait-elle de lui ? Dieu, les fées, les entités qu’il rejetait lui envoyaient-elles un signe ? Si, par une chance impensable, l’écrin dissimulait de l’or, lui et les siens ne souffriraient plus.
Des jappements retentirent.
— Commence par le seigle !
Il tressaillit. Quatre hommes venaient dans sa direction. Tresmor marchait à leur tête. Adepte des manigances, opportuniste, cet individu se plaisait à attiser les conflits entre villageois pour en tirer profit. Peu de gens voyaient clair dans son jeu, mais Killian n’était pas dupe. Il percevait la fausseté, le serpent en lui.
Par sa matière, ses sculptures magnifiques, le coffre avait de la valeur, sans évoquer son éventuel contenu. Si des adultes l’apercevaient entre ses mains, ils le lui arracheraient. Seul contre cinq, la force physique lui manquait. Sa parole ne comptait pas. Pire, ce trésor dormait dans la parcelle du vicomte, et lui appartenait donc de droit. Si l’un de ses prévôts le surprenait avec un tel butin, il le condamnerait pour vol !
Fébrile, Killian retourna à son trou. Il fit jaillir la terre, approfondit la cavité. Un chien vint gambader tout près.
Du nerf ! Plus vite !
D’un geste brusque, il saisit le coffret, le jeta au fond, reboucha. Les pieds de Tresmor apparurent dans son champ de vision.
— Qu’est-ce que tu fais, toi ? Tu lambines ?
L’homme le toisa. La suspicion accentuait les rides entre ses yeux. Ses sourcils arqués durcissaient son visage osseux.
Killian se redressa.
— Ce sol est gorgé de pierres. J’ai failli abîmer mon soc.
Il se fabriqua un sourire idiot. Pour appuyer son propos, il montra le contenu de son sac. L’autre l’examina d’un air incrédule. S’était-il échiné à tout ramasser ? Comprenait-il que ce terrain n’était pas le sien ? Son zèle témoignait d’une belle bravoure, ou d’une stupidité incroyable. L’hiver prochain, à l’heure où la faim le frapperait, il pourrait bien sucer ses cailloux.
— Tes parents n’ont pas de chance. J’espère ne jamais avoir un fils aussi sot que toi.
Tresmor tourna les talons. Malgré son soulagement, Killian se sentit offensé. Si ce type ne voulait pas de lui comme enfant, lui-même se réjouissait de ne pas l’avoir pour père. Il n’aurait jamais supporté son éducation ni l’idée détestable de lui ressembler !
Il ébaucha un sillon à la main par-dessus le coffret. Ensuite, il replaça l’araire et continua sa ligne. Son regard balaya les environs, mémorisa les contours du bois proche.
La silhouette de Denwall grandissait au bout du champ. Du haut de ses cinq ans, la petite Anne courait devant.
— Killian ! s’écria-t-elle en se jetant dans ses jambes.
— Bonjour, Annette !
Il la serra contre lui en souriant. La fillette releva ses yeux noisette. De longs cheveux châtain clair barraient son front.
— Allons, allons, fit-il en lui dégageant le visage, tu n’as pas tes deux jolies tresses, ce matin ?
— Maman était trop fatiguée et je n’arrivais pas à les faire. Mais je me suis démêlée avec les doigts, bien comme il faut !
L’aîné tenta de masquer son désappointement. La santé mauvaise de sa mère l’attristait. Son père le salua d’un signe de tête.
— Est-ce que tout va bien ?
Il acquiesça. De nature secrète, Denwall n’exprimait jamais ses inquiétudes quant à l’avenir ou à l’état de sa femme. Sa taille haute, sa droiture donnaient l’image d’un homme solide, indéra¬cinable. Son fils admirait sa robustesse mentale et physique. Comme lui, il voulait devenir un pilier, une personne fiable digne de confiance.
— Je prends le relais. Va rejoindre ton oncle, s’il te plaît. Il a besoin de toi.

Killian travailla toute la journée. D’ordinaire, il ne rechignait pas. Cette fois, la moindre tâche se révélait pénible. La banalité l’assommait. Une pensée unique l’occupait : il voulait retrouver son coffret. Pourquoi ne l’avait-il pas ouvert, au lieu de l’admirer ? Des hypothèses germaient dans son esprit. Sa poitrine s’enflammait, tandis que sa raison soufflait le froid. La nouveauté réveillait un sentiment perfide : il se prenait à espérer.
Ses frères se disputèrent pour une histoire de grain. Il les laissa s’écharper. Il scruta le soleil sans arrêt, en lui intimant l’ordre de tourner.
Enfin, le soir tomba.

La bonne humeur régnait autour de la table. Comme à leur habitude, Gael et Lanig se taquinaient. Ils avaient des cheveux châtains, des yeux marron identiques. Par un caprice de la nature, ils étaient venus au monde en même temps. Comment deux enfants au physique semblable pouvaient-ils avoir un caractère si différent ? Le premier parlait vite, noyait ses discours sous une foule d’anecdotes. À sa droite, le deuxième excellait dans les phrases courtes. Ses moues blasées, son humour pince-sans-rire le rendaient drôle aussi, à sa façon.
Killian étudia les traits de sa mère. Des cernes profonds soulignaient ses yeux verts. Le brun de ses cheveux contrastait avec ses joues blêmes. Elle avait préparé la soupe de son mieux, en essayant de masquer son inconsistance par des herbes aromatiques. La petite Anne avait finalement obtenu ses tresses.
— J’ai hâte d’entendre les contes de la veuve Brigitte, s’enthou¬siasma Gael. J’attends ce moment depuis sept jours !
Tiré de ses réflexions, son grand frère sursauta.
— Tu peux répéter ?
— Il me tarde d’assister à la veillée !
Killian se décomposa. Il projetait d’aller se coucher tôt et d’inciter les autres à l’imiter. Comment avait-il pu oublier la date ? Chaque semaine, la coutume voulait que l’on se réunisse chez cette dame avec quelques voisins. Brigitte approchait du grand âge et n’avait jamais eu d’enfant. Les habitants du village la considéraient tous comme une tante. Les marmots adoraient ses histoires. Les adultes les appréciaient autant.
Ces soirées longues passées à s’empiffrer de sornettes, Killian les détestait. Chacun y allait de sa fable. Les gens se montaient la tête et rentraient chez eux avec toutes sortes d’idées saugrenues. Quand se rendraient-ils compte que leurs fantaisies leur ôtaient tout discernement ? Ils se forçaient à accomplir certains gestes, s’interdisaient d’en effectuer d’autres… Par exemple, les anaons, les âmes des défunts, sortaient soi-disant la nuit et se trouvaient partout, y compris dans la poussière. Ainsi, passer le balai après le coucher du soleil représentait une faute grave : on chassait les ancêtres de la maison !
Killian jugeait cette histoire ridicule. Ceux qui la colportaient avaient-ils déjà vu, devant eux, l’esprit de l’un de leurs aïeux ? Au sein même de leur théorie, à quelle saleté attachaient-ils les morts ? À la boue ? Aux brindilles ? À la cendre ? Des tas d’immondices traînaient sur le sol. Alors, lesquelles devait-on exclure, lesquelles fallait-il conserver ?
Le garçon ironisait. Passer le balai la nuit était mal, à n’en pas douter. En n’y voyant rien, on faisait un travail épouvantable.

« Les croyances sont pratiques à manipuler, car elles sont invérifiables. Elles jouent sur l’espoir et la peur pour nous dicter notre conduite. »

Le feu crépitait. Disposés près de l’âtre, des bancs accueillaient une douzaine de convives. Gael frétillait. Les yeux d’Anne et de Lanig brillaient aussi. Killian réprima un bâillement.
Il contempla les flammes en attendant. Nudec, un voisin à grosse moustache, évoquait la prétendue expérience surnaturelle de sa grand-tante. Son discours vide de sens bourdonnait à ses oreilles. Soudain, sa sœur lui serra le bras.
— Pour sûr, elle me l’a dit dans ces mots ! insistait l’homme. Elle a entendu la charrette en pleine nuit, juste sous sa fenêtre. Elle se demandait qui pouvait bien passer à cette heure ! Le crissement des roues continuait, encore, encore… C’était un bruit à vous rendre fou ! Mais cette femme était brave. Elle s’est levée, a ouvert les volets et… rien. Il n’y avait personne dehors. Le vacarme s’était éteint. Le jour suivant, son mari a attrapé un mal de poitrine et a trépassé. Cette charrette fantôme, aucun doute : c’était l’Ankou !
Les visages pâlirent. Brigitte hocha la tête.
— Mon père avait aussi reçu un signe. Il revenait d’une foire et s’était arrêté pour boire dans une auberge. Tout à coup, le chien du tenancier s’est approché et lui a dit : « Hâte-toi vers ta maison, ou tu ne verras pas ta femme rendre son dernier souffle ! » Il a terminé son verre sans tarder. Grand bien lui en a pris, car il est arrivé juste à temps !
Les plus jeunes frissonnèrent d’horreur.
— J’ai peur ! gémit Anne.
Killian fronça les sourcils.
— Ne t’inquiète pas, chuchota-t-il. Tout ceci n’est qu’une montagne d’âneries.
Assis à sa gauche, Lanig l’entendit.
— Tu mets sa parole en doute ? glissa-t-il à voix basse.
— Les animaux ne parlent pas. Son père avait un sérieux coup dans le nez.
— Donc selon toi, les signes n’existent pas ? murmura Gael. L’Ankou ne vient pas chercher les morts pour les envoyer dans l’Autre Monde ?
Killian ricana.
— L’Ankou ? Comment est-il, déjà ? Vêtu d’une robe noire, coiffé d’un chapeau ? Il se promène avec une faux ? Certains le prétendent sans outil, traînant une simple charrette. Alors, quelle est la bonne version ? Et s’il existait vraiment, crois-tu qu’avec toute la misère du monde et les défunts à ramasser, il perdrait son temps à jouer à cache-cache sous des fenêtres ? S’il n’a pas mieux à faire, qu’il vienne me voir. Je lui trouverai un travail plus utile !
— Tu ne devrais pas parler ainsi. Tu risques d’attirer son œil…
— Parfait ! Qu’il me regarde. Et qu’il me permette de le contempler à mon tour ! Les gens se plaisent à raconter ses activités, les mœurs des anaons et je ne sais quoi d’autre… Mais as-tu déjà croisé la moindre de ces choses ? Moi, jamais. N’est-ce pas étrange, puisqu’elles sont si courantes ? Pourquoi ne se montrent-elles pas, alors que je les appelle ? La vérité, c’est que personne ici n’est un témoin direct, et personne ne peut rien prouver. Il n’y a que du vent, des racontars. C’est normal : toutes ces fantaisies ne vivent que dans l’imagination.
— Tu oublies le bébé de la mère Yves, objecta Lanig. Elle l’avait laissé dans son berceau, et il s’est volatilisé… Sans compter le vieux Meriadec, qu’on n’a jamais revu. Ces disparitions sont concrètes.
— Les korrigans ont certainement fait le coup ! renchérit son jumeau. Ils ont emporté l’enfant parce qu’il était trop beau. Quant au malheureux Meriadec, il a peut-être cherché à les voler… Ils l’ont châtié en l’obligeant à danser jusqu’à la mort dans un cercle de pierres !
Killian haussa un sourcil dédaigneux.
— Les korrigans ne sont-ils pas censés être des lutins ? Que feraient des créatures si petites d’un gros bébé humain ? As-tu déjà aperçu ne serait-ce que leurs traces auprès d’un menhir ? Il est tellement facile de s’en remettre au magique. Cela évite d’avoir à se creuser la cervelle pour étudier, comprendre les causes réelles, rechercher et désigner des coupables. La vraie vie est dure, minable, décevante. Personne n’a le courage de regarder les choses en face. J’en ai soupé.
Il saisit la main de sa sœur et fit un signe à ses parents.
— Pardon, nous sommes fatigués. Nous souhaiterions aller nous coucher.
Son père hocha la tête. La fillette à sa suite, il salua et se dirigea vers la porte. Dans son dos, il entendit Brigitte se lamenter.
— Pourquoi quitte-t-il toujours les veillées avant la fin ? Les enfants sont pourtant ravis de m’écouter !
Il ferma le battant. Tous ces mensonges, il ne les supportait plus. Il aurait aimé croire, mais c’était impossible.
L’air vif calma sa colère. À ses côtés, Anne sautillait d’un pas léger. La compagnie de son frère la rassurait. La lune froide éclairait le ciel sur le chemin de la maison.
— Le noir ne te fait pas peur, Annette ?
— Non !
Il esquissa un demi-sourire.
— C’est bien. Tu as raison.

Quand les autres rentrèrent, il fit semblant de dormir. Il patienta jusqu’à ce que tous plongent dans l’inconscience. Enfin, il put se relever.
Killian prit un châle, se faufila dehors. Ni la nuit ni ses supposées ombres ne l’empêcheraient de déterrer son coffret. Il défia l’Ankou, toutes les anaons du monde.
Avec l’énergie des désespérés, il courut pour changer, peut-être, sa propre histoire.

 II.
La bête aux yeux rouges

Killian progressa sans flamme dans la nuit. Il voulait surtout rester discret. Les hommes rendaient des sentences réelles pour châtier les prétendus sorciers. De toutes les créatures du monde, ils constituaient bien la pire menace.
Aux abords des habitations, il redoubla de vigilance. Il craignait les aboiements d’un chien, un obstacle imprévu. Pressant l’allure, il marcha au milieu de la voie.
Après la sortie du village, sa tension s’apaisa. L’astre nocturne illuminait la piste. De part et d’autre, les prés s’habillaient d’un voile lactescent.
Le couvert d’une haie le força à ralentir. Il avança à pas prudents dans cette zone noire, puis dans les suivantes. Il n’avait pas envie de se blesser une cheville dans une ornière.
Enfin, après une marche longue, il reconnut la parcelle du vicomte.
Je touche au but !
La forêt projetait son ombre sur les sillons. Il se dirigea droit vers le fond pour compter quatre traits.
Soudain, ses yeux perçurent un mouvement. Il s’immobilisa. La chose bougea encore ; d’instinct, Killian se baissa. Il chercha un buisson, une cachette. Le champ dénudé ne lui offrit aucune retraite. Son esprit bouillonna :
Bon sang ! Quelqu’un m’a devancé !
Plaqué à terre, il réfléchit. Personne ne labourait à proximité lors de sa découverte. Qui donc avait pu le voir ? Comment ? À moins que Tresmor n’ait deviné son mensonge ?
Un bruit de grattement lui parvint. L’individu creusait vite, à un rythme saccadé. De toute évidence, il déterrait l’écrin de bronze. Killian se mordit les lèvres.
Pourquoi n’ai-je pas pris mon couteau ?
Sans arme, il se retrouvait en position d’infériorité. Unique point positif : le brigand semblait ne pas l’avoir remarqué.
Il releva la tête. Le pillard travaillait-il à quatre pattes ? Sa manière de creuser l’intriguait. En rampant, il s’avança. Si le voleur ignorait sa présence, il pouvait jouer sur l’effet de surprise. Il devrait fondre sur son dos au moment propice, s’emparer de la boîte et détaler.
L’attrait du gain renforça sa détermination.
Peu importe si j’échoue. Je ne laisse pas filer ma chance.
Il s’approcha encore. Sa vue s’habituait aux ténèbres. Les contours de son ennemi lui apparurent. Les oreilles en pointe, la queue touffue, un animal fouillait le sillon. Killian bondit sur ses pieds.
— Un renard ! Un simple renard !
Soulagé, il ramassa une poignée de terre, la lança sur son dos.
— Allez, mon gros ! Va jouer ailleurs !
La bête grogna. Elle marqua un temps d’arrêt… Sans se retourner, elle reprit son activité.
Il haussa le ton :
— Je t’ai dit de déguerpir !
Le goupil l’ignora. Ses griffes heurtaient la boîte avec des raclements métalliques. Avait-il flairé de la nourriture ? Pourquoi ne s’enfuyait-il pas ?
Le garçon frappa dans ses mains. Une chouette s’échappa d’un arbre. Indifférent, l’animal continua. Son trou s’ouvrait sur plus d’une coudée de diamètre . Intelligent, sûr de lui, il paraissait agir à dessein. Pire : il méprisait son adversaire.
Killian sentit un frisson descendre dans son dos. Les mots de Brigitte s’invitèrent dans son esprit.

« La nuit appartient aux anaons et aux korrigans. Malheur à tous les impudents ! »

Ses dents grincèrent. Il courut à la clairière, brisa une branche basse à coups de pied. Prêt à frapper, il revint, le bâton levé au-dessus de sa tête.
— Recule ! Ce trésor est à moi !
L’autre ne broncha pas ; il abattit sa canne. L’animal roula, retourna à sa tâche. Son comportement absurde sonnait comme un défi. Killian trembla de fureur.
— Qui t’a dressé ? Tu es censé être quoi ? Une créature de la nuit ? Ton maître t’envoie pour effrayer les simplets ?
Les mains serrées sur son gourdin, il scruta la forêt.
— Montrez-vous ! Êtes-vous lâche au point de me craindre ? À moins que vous ne soyez un enfant vous-même, ou un vieillard sans force ? Votre chose ne m’empêchera pas de prendre ce que j’ai trouvé le premier !
À nouveau, le bâton fendit l’air. Le renard esquiva, fit volte-face. Ses yeux flamboyèrent dans le noir. La pupille verticale barrait un iris rouge sang. Ses babines se retroussèrent sur des crocs luisants. Entre ses mâchoires, des mots rauques, effroyables se formèrent.
— Arrête. Si tu me frappes encore, tu le paieras au centuple.
Killian se pétrifia. Sa canne lui échappa. Choqué, il considéra la bête.
C’est impossible. Ce n’est pas vrai !
Abasourdi, il observa la créature reprendre son œuvre. Comment avait-il pu rire des superstitions des villageois ? Se moquer de leur peur de la nuit ? Une chose inexplicable subtilisait sa trouvaille. Lui, l’humain indésirable, pouvait seulement contempler et se taire.
Cette impuissance, cette ignorance, il refusa de les admettre.
Le goupil fouissait sans méfiance. Un objet droit glissa contre son ventre. Il réalisa le danger, trop tard ; d’un coup, le bâton le repoussa. Killian rafla le coffret. L’animal fit claquer ses mâchoires dans le vide.
— Reviens ! Ce trésor est à moi !
Le paysan s’enfuit. D’autres appels résonnèrent ; il les ignora. Il devait regagner son village. Là-bas, entre les hommes et les chiens, la bête n’oserait pas le poursuivre.
— Reviens, je te dis !
Exaspérée, la créature s’élança. Killian accéléra. Malgré ses efforts, il sentit la chose le rattraper. D’un bond prodigieux, elle lui barra la route.
— Par Ana  ! Tu comprends quand on te parle ?
— Je n’écoute pas les illusions.
— Une illusion ? Il me semble pourtant que je suis bien présente. Les renards ne t’inspirent pas ? Tu préfères peut-être traiter avec une bête plus épaisse, plus ventrue ?
Des spasmes soulevèrent sa toison. Son corps grandit, doubla, quadrupla de volume. La tête s’arrondit, dessina un museau long et de petites oreilles. Des griffes menaçantes poussèrent au bout de ses pattes énormes.
Le souffle coupé, Killian recula.
— Un ours !
— Exact. Maintenant, donne-moi ce que tu tiens là.
Il se crispa. Contre lui, le coffret lui rappelait le but de sa sortie. La fatigue troublait-elle ses sens ? L’un de ses frères avait-il versé dans la gamelle des champignons des bouses ? Puisqu’il fallait dialoguer avec un mirage, il choisit de gagner du temps.
— Qu’y a-t-il dedans ? De l’or ? Des bijoux ?
L’ours éclata de rire.
— Tu risques ta vie sans le savoir ? Cet objet est la propriété de mon peuple. Toi, l’humain aux mains crasseuses, tu n’es pas digne de le toucher.
— Sale bête…
— Dis donc !
L’animal disparut. À sa place, pas plus haute qu’un avant-bras, une minuscule jeune fille brandit un poing rageur.
— On ne t’a jamais appris à parler poliment aux dames ?
Stupéfait, Killian la dévisagea. Il cligna des yeux : elle se tenait toujours là. Ses prunelles rouges brillaient au milieu d’un petit visage brunâtre. Ses cheveux tombaient jusqu’à ses genoux. De longues oreilles pointues émergeaient de leur masse. Elle portait une robe courte, une ceinture à la taille. Dans la lumière de la lune, Killian ne distinguait pas les couleurs. Néanmoins, il comprit aussitôt à qui il était censé avoir affaire.
— Tu es… une korrigane ?
— Sans rire ? Tu vis dans une grotte ou quoi ?
— Les korrigans sont des personnages fictifs.
— J’aime ta façon de me respecter. Suis-je la première de mon espèce que tu croises ? Tu n’as jamais aperçu le moindre poulpiquet auparavant, alors tu es vexé ? Tu boudes ?
Les traits du garçon se contractèrent.
— Si mon peuple fuit les grands bipèdes comme toi, poursuivit-elle, dis-toi bien qu’il y a une raison. Les humains sont sots, malintentionnés, arrogants. De toute évidence, tu ne fais pas exception à cette règle. Abrégeons cette conversation et chacun repartira chez lui content.
Son doigt miniature réclama le coffret. Killian refusa de céder.
— Pourquoi tiens-tu tant à le récupérer ? Les korrigans possèdent soi-disant mille richesses ! Que peut bien avoir cette boîte de si particulier ?
— Une valeur immatérielle. L’Ancienne de mon village l’a entrevue cette nuit en rêve. Selon ses dires, elle renferme un moyen de retrouver ma sœur, enlevée par de terribles spectres ! Enora est ma seule famille, vois-tu. C’est pourquoi, même si je dois t’affronter, je t’arracherai cette malle coûte que coûte.
Elle se remit en position de combat. Killian songea à l’ours redoutable. Face à une telle montagne de muscles, de crocs et de griffes, il n’avait aucune chance de gagner. Les mots graves de son adversaire sonnaient vrai.
— Ouvrons-la ensemble, proposa-t-il. Si elle contient ce que tu cherches, tu l’emporteras. S’il s’agit d’or, je la garderai.
— Les humains mentent à tout bout de champ. Quelle garantie m’offres-tu ?
— Tu peux me déchirer d’un coup de patte. Tu me surpasses aussi à la course. Dans ces conditions, je me vois mal jouer au plus malin.
Il lui tendit une main. Après réflexion, elle lui secoua l’index.
— J’accepte parce que j’ai confiance en ma force. Je serais folle de croire en la nature humaine ! À présent, dépêche-toi de déver¬rouiller cette caisse.
Il posa l’écrin sur le sol, tira le loqueteau. Sous son impulsion, le couvercle se souleva. Le moment s’empreignit de solennité. La korrigane retint son souffle.
Un rayon de lune frappa l’intérieur. Couché sur un coussin sombre, un objet à la forme familière se découpait. Killian l’amena à la lumière du ciel.
— Une clé ?
Des ornements fins agrémentaient son anneau. Au centre du cercle évidé, un motif aux lignes souples évoquait un arbre avec ses branches, son tronc, ses racines. Les côtés droit et gauche respectaient une symétrie parfaite. À si petite échelle, la précision du travail s’avérait stupéfiante. Ses reflets brillants suggéraient un alliage précieux.
La korrigane la lui arracha des mains.
— C’est tout ? Tu te fiches de moi ?! Dis-moi qu’il y a autre chose au fond de ce coffre !
Il retira le coussin. La boîte ne contenait rien de plus. La créature trépigna.
— Je pensais tenir une piste sérieuse, la première depuis six lunes… Et voilà que j’obtiens une clé stupide dont j’ignore l’utilité ! Je traque de faux indices pendant que ma sœur se meurt. Je ne supporte plus de perdre mon temps !
Rageuse, elle la jeta au loin. Killian protesta.
— Hé !
— Tu peux la prendre. Elle est en or. C’est ce que tu voulais, non ? Tout est fini pour moi.
Elle se cacha le visage. Killian courut ramasser l’objet. Il contempla sa forme pure, son art magnifique. Derrière lui, la korrigane sanglotait. Devait-il partir, ou rester ? Sa détresse le déconcertait.
Je ne peux pas la laisser.
Elle avisa son indécision.
— Rentre chez toi. J’aimerais pleurer en paix, si cela ne te dérange pas.
— Justement, ça m’embarrasse. Je n’ai pas l’habitude de voir des korrigans, et encore moins des korrigans en larmes. Le problème, c’est que je ne sais pas comment t’aider.
Elle s’essuya les joues.
— Seul un devin ou un grand sage pourrait me conseiller. Tu ne ressembles à rien de cela.
Il réfléchit. Ses propres lacunes ne l’empêchaient pas de connaître des gens. L’image de Brigitte lui vint à l’esprit. La veuve racontait des histoires, mais elle n’élevait pas ses contes au rang de science… Il chercha une personne encore plus fantasque, un pseudo-érudit réputé auprès de son voisinage.
— J’ai trouvé : l’ermite de la forêt ! Ce vieillard prétend vivre au contact des forces occultes. Je l’ai toujours pris pour un illuminé, mais qui sait ? Si l’on inverse l’échelle de la raison, il fait figure de savant. J’essaierai de me libérer demain. Nous irons lui rendre visite ensemble, si tu veux.
Surprise, la créature le considéra. Sa proposition la touchait. Sa sympathie subite lui inspirait aussi de la gêne.
— Nous nous sommes battus tout à l’heure. Pourquoi m’aiderais-tu ?
— Ça a l’air amusant. Comment tu t’appelles ? Moi, c’est Killian.
— Et moi, Yuna.
— Enchanté, Yuna. Je suis ravi de te connaître.

Le lendemain, il se réveilla les yeux cernés. Ses frères dormaient à sa droite. Les poutres de la chaumière se dressaient à leur place habituelle. Dans son esprit nébuleux, les péripéties de la veille paraissaient irréelles. Il glissa une main dans sa poche. Le contact froid de la clé lui rappela l’incroyable vérité. Décrassé à la hâte, le coffret en bronze reposait sous le caisson du lit. Comment réagiraient ses parents, ses cadets et sa sœur lorsqu’il leur montrerait ses trouvailles ?
Il attela le bœuf. Mille questions se pressaient dans sa tête. Il pensait avoir cerné l’ordre, la marche des choses. Il s’était forgé une idée précise du fonctionnement du monde et s’efforçait même d’accepter son injustice, afin de continuer à vivre. S’était-il trompé en rejetant la possibilité d’une version alternative ?
Il existe une réalité cachée. Cependant, la korrigane et moi n’étions pas destinés à nous rencontrer. Nos univers cohabitent sur deux lignes séparées.
Le mystère de la clé le préoccupait. Qu’ouvrait-elle ? Qui l’avait forgée ? Qu’était-il advenu de son propriétaire ?
Son corps accusait la fatigue. Quand son père, Gael et Lanig le rejoignirent, il bâillait sur son araire.
— Tu fais grise mine, s’inquiéta Denwall. Tu as mal dormi ?
— La veillée d’hier l’a impressionné, répondit Gael à sa place. Toute la nuit, il a frissonné en marmonnant : « L’Ankou ! L’Ankou ! Noooooon ! »
L’enfant éclata de rire. Un caillou heurta sa nuque. Avec un petit cri, il se retourna. Son jumeau dirigeait sa fronde droit sur lui.
— Désolé. Je visais une pie.

Toute la matinée, Denwall et son fils aîné se relayèrent au labour. Gael semait et refermait la terre derrière. Quand il ne jetait pas des pierres à son frère, Lanig chassait les oiseaux.
Killian remarqua une présence à l’orée du bois. Il songea d’abord à des moineaux. En observant mieux, il distingua des oreilles rousses à travers un buisson. Un renard guettait ses gestes avec un intérêt manifeste.
C’est elle.
Le regard rouge l’oppressait. Il se tourna vers son père.
— Dis… Je peux te poser une question ?
— Je t’écoute.
— Sais-tu où vit exactement l’ermite de la forêt ? Je souhaiterais lui parler.
Ébahi, Denwall sonda son visage. Depuis quand s’intéressait-il au moine solitaire ?
— Je croyais que tu le traitais de vieux fou ?
— C’est vrai, mais je l’ai peut-être jugé trop vite. J’aimerais devenir un adulte sage en me forgeant des opinions réfléchies. Rencontrer cet homme en personne pourrait m’y aider.
— Moi aussi, je veux y aller ! s’exclama Gael. Il me parlera de l’Ankou et des anaons. Je tiendrai Killian par la main pour qu’il ne soit pas trop terrifié !
Denwall soupira. L’aîné travaillait dur. Ses arguments le laissaient sceptique, mais sa fatigue justifiait une pause.
— Gael et Lanig, vous resterez avec moi. Killian, tu iras après le dîner . L’ermitage se trouve au cœur du bois de l’ouest, au bord de la piste principale. Ne t’aventure pas sur les sentiers secondaires : cette forêt abrite une église en ruine et un cimetière dont il vaut mieux ne pas s’approcher.
— Pourquoi ?
— Ces lieux sont réputés hantés.

Killian s’éclipsa après le repas. Il regagna son hameau, puis coupa à travers champs. Un épagneul roux vint trottiner à ses côtés.
— Yuna ? C’est toi ?
Voilà que je m’adresse à un chien, pensa-t-il. Surtout, j’attends qu’il me réponde.
— Évidemment ! Qui veux-tu que ce soit ?
Je deviens fou.
Elle arborait une jolie tête, de petites oreilles tombantes. De longs poils couvraient son poitrail, sa queue et son ventre. Rien ne la distinguait d’un épagneul ordinaire.
Killian l’étudia d’un œil curieux.
— Tous les gens de ton peuple savent-ils se transformer ?
— Oui, mais je suis une experte dans ce domaine. En général, les miens aiment mieux changer les métaux.
Il tressaillit.
— Peuvent-ils fabriquer de l’or ?
— Bien sûr !
— Et toi ? Tu sais le faire ?
— Non.
Dépité, il reporta son attention sur la route. Yuna se sentit piquée.
— L’or ne sert pas à grand-chose. Regarde ! Je fais des choses formidables ! Personne n’est aussi doué pour les transformations physiques.
Elle tira la langue en remuant la queue.
— Mouais…
— Les autres n’atteignent pas le tiers de ma précision ! Sauf Ogar, mais c’est un cas à part. La plupart des korrigans se changent juste en humains très âgés !
— Ah oui ? Pourquoi ça ?
— Les vieillards sont plus mystérieux. Ils font meilleure figure dans les histoires ! Et puis, cela demande moins d’efforts d’imiter un croulant ridé qu’une fille élancée au teint de neige !
Elle ricana. Devant eux, la forêt barrait l’horizon. Entre les troncs, la végétation s’enchevêtrait. Le manque de visibilité, le terrain accidenté rendaient l’endroit dangereux. Des loups pouvaient surgir à tout moment.
Killian avait entendu nombre d’anecdotes sur ces régions d’ombre. Selon son jugement, elles reflétaient l’angoisse des hommes face à une nature trop puissante. À la différence des prés horizontaux, les arbres sauvages définissaient ici l’espace sur un plan vertical. Ce changement de perspective contribuait à créer une sensation d’étouffement.

« Ces lieux sont réputés hantés. »

Une parole de Yuna lui revint en mémoire.
— Ta sœur a été enlevée par des spectres, c’est ça ?
— Oui.
— Des spectres d’humains ?
— Bien sûr. À ma connaissance, il n’y a que vos esprits détraqués pour produire des fantômes si malfaisants.
L’information le troubla. Où commençait, où finissait le monde occulte ? D’une façon ou d’une autre, son espèce en faisait-elle partie ? Plus grave encore : subsistait-il quelque chose des vivants après leur mort ?
Une tentation terrible l’étreignit.

« Ne t’aventure pas sur les sentiers secondaires. »

Yuna évoquait les revenants avec aversion et crainte. Ses mots l’incitaient à suivre le conseil de son père. Devait-il obéir à la croyance ? Éviter les chemins tortueux sous un prétexte surnaturel ? Même si cette recommandation visait à le préserver, il ne souhaitait pas se conformer à l’usage sans éclaircir son origine. Des spectres peuplaient-ils vraiment ce bois ? À quoi ressemblaient-ils ? Représentaient-ils un risque réel, et lequel ?
Depuis l’âge de raison, Killian niait l’existence des fantômes. S’il s’était trompé à propos des korrigans, il avait peut-être aussi commis une erreur concernant les anaons.
Quand la route se divisa, il s’arrêta. Yuna l’interrogea du regard. Il ne pouvait pas lui faire courir un danger pour une motivation égoïste. Il indiqua la direction correcte en s’engageant sur l’autre piste.
— Continue tout droit. Je te rejoindrai plus tard.
— Hein ? Où vas-tu ?
— Explorer des ruines. J’espère y trouver ma réponse.
— Quelle réponse ?
Il garda le silence. La créature pesta derrière lui. Peu importait sa colère ou les discours qu’elle aurait pu tenir. Il devait voir pour croire.
Killian s’enfonça sur le sentier à peine tracé, sans noter les silhouettes tordues des arbres et le décor de plus en plus sombre.
 
III.
L’Ankou

Le chemin s’abîma lentement. Les chênes, les hêtres et les bouleaux cédèrent la place à des sapins. Les hauts conifères masquaient le ciel. Derrière lui, Killian perçut une série de craquements, le son d’une course. L’épagneul se détacha dans la pénombre.
— Yuna ? Pourquoi m’as-tu suivi ?
— Je ne te laisserai pas me mettre à l’écart. Et puis, tu as emporté la clé !
Ils progressèrent en silence. Les branches entremêlées formaient un filet noir au-dessus de leur tête. Une impression de piège oppressa la korrigane.
Elle s’immobilisa.
— Tu entends ?
— Quoi ?
— Rien. Il n’y a plus aucun bruit.
Killian remarqua l’absence d’oiseaux. Il chercha le bourdonne¬ment d’une abeille, le vol d’une mouche. Les insectes demeuraient invisibles. Les plantes basses elles-mêmes se raréfiaient. Quelques fougères malades dépérissaient sur leur tige. Sur le sol, les aiguilles mortes exhalaient une odeur de moisi.
Un souffle froid s’engouffra entre les troncs. Les marcheurs frissonnèrent.
— Je n’aime pas ça, s’alarma Yuna. Retournons en arrière !
— Vas-y, toi. Quelques sapins et du vent ne me font pas peur.
Killian pressa l’allure. Sous sa fermeté apparente, le malaise l’envahissait. Pourquoi les animaux fuyaient-ils cette forêt ? Fallait-il y voir un signe ? Yuna le suivit en grimaçant.
Au détour du sentier, une chapelle grise se profila. Surmontée d’un clocher carré, la bâtisse agonisait au centre d’une clairière. Un trou perçait sa toiture. Le ruissellement pluvial attaquait les pierres, disloquait les flancs. Les herbes folles grouillaient dans ses entrailles ouvertes. À ses côtés, des tombes hérissaient la terre. Du lichen jaune, glauque, rongeait les stèles aux inscriptions étranges. La rouille encroûtait les croix métalliques. Le lierre dévorait le corps, la face des statues muettes.
Un son de cloche retentit. Épouvantée, Yuna reprit sans le vouloir son apparence originelle.
— Fichons le camp !
Killian tâcha de réfléchir. Qui donc actionnait la corde ? L’ermite ? À qui s’adressait-il dans cet endroit désert ?
Yuna agrippa sa jambe.
— Vite ! J’ai un mauvais pressentiment !
Il fit quelques pas en avant. Tout à coup, un nuage noir jaillit entre les tombeaux. La brume monta, fine, vaporeuse. Elle modela une forme humaine. Au milieu de la tête sombre, un visage livide apparut. Figés, inexpressifs, ses traits évoquaient un masque mortuaire. Deux cavités se creusaient à la place des yeux. Une lueur glaciale s’alluma au fond.
Yuna hurla.
— AAAAAAAAAAAAAH !
La figure cireuse la considéra. Paniquée, la korrigane s’accrocha aux braies de son comparse. Elle se hissa jusqu’à son épaule et le gifla.
— Hé ! Réagis !
La mâchoire ouverte, il resta pétrifié. Elle le secoua.
— Je t’en prie ! Par Ana !
L’horreur le paralysait.
Les anaons… les anaons existent.
Elles émergeaient en nombre. Certaines ressemblaient à des hommes, d’autres à des femmes. De petits minois lisses, d’une joliesse affreuse, soulevaient le cœur. Des enfants de tous âges flottaient parmi ces revenants…
Yuna se changea en choucas. Elle s’enfuit, cria à Killian d’en faire autant. Ses mots passèrent sans l’atteindre. Terrifié, envoûté, il observa les choses l’approcher. Les vérités niées avec énergie éclataient à la lumière. Son amertume, son rejet farouche des théories obscures, tout prenait fin ici et maintenant.
Un spectre tendit vers sa joue une main décharnée. Incapable de s’y soustraire, il plongea son regard dans les orbites au feu froid.
— Dégage ! Ne reste pas là !
Un coup dans les côtes le jeta à terre. Il cligna des yeux, aperçut deux pieds chaussés de bottes sombres. Interdit, il redressa la tête.
Il vit un garçon plus petit en taille, la silhouette fluette. Ses cheveux brillaient d’un blond pur. Il portait des ceintures de cuir à poches multiples. Une robe noire l’enveloppait jusqu’aux genoux. Sans hésiter, il se plaça devant lui, face aux ombres. Killian haleta.
Va-t’en ! Tu es fou !
L’inconnu ouvrit la bouche. Ses mots cinglèrent l’air, scandés en rythme. Heurtés par une force invisible, les revenants proches se rejetèrent en arrière. Des cris stridents résonnèrent. Indifférent, le nouveau venu ferma les paupières. Sa voix continua, monocorde. Une lumière monta du sol. Sous ses pieds, un cercle bleuté apparut. Des lignes intérieures se recoupèrent, formèrent des symboles. Le périmètre s’étendit jusqu’à Killian pour l’englober.
Un souffle ascendant s’éleva dans le sceau. À l’extérieur, les spectres s’agitèrent en vagues menaçantes.
Soudain, une ombre se jeta en avant. L’éclair fila droit vers le garçon blond, à hauteur de son visage. Ce dernier ne fléchit pas ; face à lui, à trois coudées seulement, la masse noire heurta un mur imperceptible. Le revenant hurla. La figure cireuse exprima une douleur, une haine indicibles. Le sang de Killian se glaça.
D’un même mouvement, les autres anaons s’élancèrent. Les corps sombres, les faciès s’écrasèrent contre les lignes du cercle. À l’intérieur, l’énergie tourbillonnait. Les spectres multiplièrent leurs assauts en fréquence, en violence.
L’inconnu rouvrit les yeux.
— Mortis via !
Le sceau explosa. Une onde inouïe se propagea à travers le cimetière, l’église, la forêt. Prises dans le souffle, les entités se désagrégèrent.
Le temps se suspendit. Peu à peu, la clarté bleue s’évanouit. Enfin, le garçon se retourna. Un ciel d’orage se reflétait dans ses iris magnifiques.
— Rien de cassé ?
Killian resta bouche bée. Son sauveur avait son âge, un peu moins peut-être. Des mèches épaisses, souples, encadraient son visage fin et pâle. Ses prunelles bleu-gris brillaient d’un éclat vif. Il l’observait. Autour, le paysage reprenait sa sérénité. Les stèles courbées n’inspiraient plus d’angoisse. Les ruines dégageaient de la beauté.
— Ça va ? répéta-t-il.
— Ou… oui.
Le cœur de Killian battait vite. Des tremblements le parcouraient.
— Tu peux te lever ?
D’un geste machinal, il s’exécuta. L’autre l’aida : il chancelait.
— Tu… tu les as tuées ?
— Quoi donc ?
— Ces choses… Tu les as tuées ?
— Ne dis pas de bêtises. On ne peut pas tuer des êtres déjà morts. Je les ai juste envoyés dans l’Autre Monde.
La réponse l’acheva. Il remarqua une grosse croix d’argent à son cou. Soudain, il comprit. Il ne le croyait pas si jeune ni doté d’un si beau visage. Néanmoins, habillé de noir, il conduisait bel et bien les âmes vers le repos éternel.
— L’Ankou…
— Quoi encore ?
— Je sais qui tu es. Tu es l’Ankou.
Interloqué, l’inconnu se figea. Ses lèvres esquissèrent un sourire.
— Quelle imagination !
— Pardon ? Tu portes un costume sombre et tu guides les morts. N’as-tu pas de chapeau ? Une faux ou une charrette ?
— N’importe quoi ! L’Ankou n’existe pas. C’est un conte destiné aux individus crédules comme toi.
— Crédules ?
Le blond haussa les épaules.
— Écoute, célébrer des offices funèbres brise un peu l’ambiance de fête entre Noël et le Nouvel An. Ce n’est pas un hasard si l’Ankou est censé être le dernier défunt de l’année. Quelle brave personne voudrait hériter de cette malédiction ? Récolter des anaons pendant les douze mois suivants ? Les prêtres diffusent cette histoire pour avoir la paix. Ils espèrent ainsi dissuader les gens de trépasser à cette période.
— Tu prétends qu’ils ont inventé ça par pure paresse ? Pour éviter de dire des messes ?!
— Exactement. Mais cela marche plus ou moins bien.
Certains moribonds ne respectent rien, songea Killian avec ironie.
Il se sentit plus stupide que jamais. Quelle mouche imbécile l’avait piqué ? En silence, il conspua les mythes, il se maudit très fort. Il ne savait plus quoi penser. Où se trouvaient le faux, le vrai ?
Un choucas se posa à ses pieds. L’instant d’après, l’oiseau se changea en une korrigane contrite.
— Killian ! Ça va ? Excuse-moi d’être partie… Tu ne voulais plus bouger !
Il contempla sa jolie chevelure rousse, sa peau brune, ses oreilles en pointe et son gros nez. Elle portait de charmantes sandales de paille tressée. Vêtue d’une robe verte, elle se confondait avec les herbes. L’apercevoir entière, dans toutes ses couleurs, lui insuffla de la joie. Une autre part de lui se révoltait. Il eut envie de tourner les talons, d’abandonner au loin tout ce fatras extraordi-naire. La voix claire de son sauveur l’interrompit dans ses réflexions.
— D’où tu sors, toi ?
L’embarras de Yuna se volatilisa.
— Et toi ? Tu es qui ?
— Frère Ewyn, exorciste de l’Ordre de la Croix d’argent. J’ai reçu la mission de débarrasser ce site de tous les indésirables.
Son regard s’attacha à la créature. Elle répliqua avec un air de défi :
— Ah oui ? Tu as mal fait ton travail. Mon ami et moi avons failli être tués à cause de ta négligence !
— Ton ami ? Je n’ai vu personne d’autre quand je l’ai poussé. Les amis s’enfuient-ils toujours au premier danger ?
Elle perdit son assurance.
— J’ai fait ce que je pouvais. Je n’avais pas le choix… Je dois survivre pour retrouver ma sœur !
Killian comprenait son geste. Sa fuite l’attristait, mais il ne la blâmait pas.
— C’est bon. Je ne t’en veux pas.
Ewyn la jaugea avec méfiance. Pour lui, les korrigans constituaient une source de problèmes. Leurs facéties n’amusaient qu’eux. Ils promettaient des richesses aux pauvres hères, puis ils les dupaient avec des marchés douteux.
— Que fais-tu avec un humain ? Tu te paies sa tête avant de le torturer ?
— Qu’est-ce que tu me chantes là ?
— Les korrigans trompent les hommes et les forcent à danser jusqu’à l’épuisement. Certaines âmes tournent en rond pour l’éternité en attendant qu’on les délivre !
— Nous châtions seulement les scélérats venus nous voler. Vous, les humains, cherchez toujours à vous enrichir par n’importe quel moyen. Est-ce notre faute si vous êtes débiles ? Si vos seigneurs engraissent pendant que leurs sujets crient famine ? Laissez-nous en dehors de vos histoires, et il ne vous arrivera rien. Va bien répéter ça à tes copains curés !
Ils se foudroyèrent du regard. Le paysan dévia la conversation par un petit rire.
— Ne vous disputez pas. Même les korrigans n’aimeraient pas me voir danser ! Je m’appelle Killian, ajouta-t-il à l’adresse d’Ewyn. Elle, c’est Yuna. Je te remercie de m’avoir secouru.
Une expression ravie l’illumina. Gêné, le moine se détourna. Il ne voulait pas de sourire ni de reconnaissance. S’il avait agi ainsi, c’était par devoir.
— Tu as eu de la chance que j’aie été là, conclut-il d’un ton grave.
Il s’éloigna vers l’église. Il pensait en avoir fini, mais le brun lui emboîta le pas.
— Alors, comme ça, ces choses noires étaient… des revenants ? J’étais persuadé que cela n’existait pas. Ont-ils tous la même apparence ? Et que faisaient-ils ici ?
Ewyn soupira.
— N’est-ce pas évident ? Les morts fréquentent les cimetières.
— Tu veux dire, tous les cimetières ? Je n’en avais jamais vu avant. Pourtant, je suis déjà passé par celui de mon village, de jour comme de nuit !
Sans répondre, l’exorciste s’introduisit dans la bâtisse en ruine. La lumière pénétrait par le toit défoncé. L’herbe poussait entre les dalles. Le silence régnait sur un décor immobile. Il murmura quelques mots ; rien ne se produisit.
Quelques affaires gisaient dans un coin. Il les ramassa, dispersa du pied les cendres d’un feu. Sur le seuil, Killian l’attendait. Ses gestes le fascinaient.
— Tu étais là depuis longtemps ? questionna-t-il lorsqu’il ressortit. Ne me dis pas que… tu as passé la nuit dans cette chapelle sinistre ?
Imperturbable, Ewyn le dépassa.
— J’ai manqué l’heure, hier. Je n’allais pas gaspiller mes efforts en invoquant ces spectres de force. J’ai donc étudié les lieux, jusqu’à maintenant.
— Oh… Et qu’as-tu découvert ?
— Pas grand-chose.
— Pourtant, cet endroit n’est pas normal. Les tombes portent des signes bizarres.
Surpris, Ewyn se retourna.
— Tu l’as remarqué ? Nous sommes sur un site très ancien. Un village s’élevait à la place de cette forêt voilà plus de deux cents ans.
À son tour, Killian haussa les sourcils.
— Vraiment ? Je n’en avais jamais entendu parler.
— Cette affaire remonte à une époque sombre. La foi en notre Seigneur Jésus-Christ s’imposait presque partout, mais certaines populations demeuraient attachées à la tradition des druides. Elles s’obstinaient à vénérer les dieux païens, les fées et d’autres créatures.
Assise sur une stèle, Yuna l’observait d’un œil hostile. Les anciens de son peuple se souvenaient de ce temps où ils cohabitaient avec les hommes et les femmes dans le respect. La nouvelle religion avait rompu cet équilibre en déclarant diabolique tout ce qui ne lui était pas lié. Dès lors, ils avaient été condamnés à rejoindre des landes ingrates, des montagnes désertes, des forêts profondes. Persuadés d’avoir obtenu la grâce du Ciel, les humains chassaient tout ce qui menaçait leur suprématie. Désormais, tels les reliquats d’un âge obscur, les korrigans appartenaient aux légendes et au passé.
— Ce village fit semblant de se convertir, continuait Ewyn. Les habitants bâtirent une église afin qu’on les laisse en paix.
Son index pointa un monument mortuaire. Une vieille croix le surmontait, ornée d’un rond en son centre.
— Cette chose reflète cette période troublée. Même si le crucifix paraît chrétien, il porte un symbole païen. Le fidèle agenouillé peut prétendre aimer Jésus ; en vérité, il adore le soleil figuré par le cercle. Le seigneur de ces terres ne supportait plus cette supercherie. Il décida donc d’y mettre fin de manière brutale, d’en faire un exemple pour asseoir son autorité.
— Comment s’y est-il pris ?
Killian redoutait déjà la réponse.
— Il demanda à ses hommes de cerner le village et de regrouper les habitants ici, dans le cimetière. Puis, quand la cloche sonna none , il donna le signal de les exterminer.
Choquée, Yuna sauta au bas de sa stèle.
— Quoi ? Il les a tous tués ?!
— Oui. Les corps furent brûlés sans cérémonie. Ensuite, les soldats détruisirent les maisons. Seule l’église réchappa à ce jour terrible : le suzerain avait trop peur du courroux de Dieu s’il mettait à bas un édifice sacré. La forêt repoussa et tout le pays préféra oublier cette histoire.
Horrifié, Killian balaya les tombes des yeux. Les malheureux avaient-ils péri à l’endroit exact où leur silhouette avait surgi ? Avaient-ils tenté de se cacher, de fuir, pendant que des mercenaires les massacraient ? La plante de ses pieds le brûla. Il s’imagina mar¬cher dans le sang, puis sur des chairs carbonisées. Sa gorge se serra.
— Votre espèce est immonde, assena Yuna. Aucun korrigan ne concevrait l’idée d’infliger ça à ses semblables. Même les animaux les plus vils sont incapables d’une telle cruauté.
— L’humanité a aussi ses lumières, répliqua Ewyn. Les spectres, eux, ne sont que rage et rancœur.
Les traits crispés, il tourna les talons. Yuna crut déceler de la haine dans sa voix.
— Hé ! Où vas-tu ?
— Rendre mon rapport à l’ermite.
Killian se ressaisit.
— Tu le connais ?
— Il voulait que mon ordre nettoie ce lieu. Chaque jour, le même phénomène se produisait : la cloche sonnait none toute seule et les morts ressurgissaient. Ils empoisonnaient la forêt et représentaient un danger pour les gens malavisés comme vous.
— Nous cherchions cet homme, justement, déclara Yuna. Tu vas nous conduire à lui.
Ewyn la toisa avec mépris.
— Je ne guide pas les créatures de ta trempe.
— C’est dommage, rétorqua-t-elle avec un rictus. Je compte bien te suivre.

L’exorciste marcha devant. La présence de ses nouveaux compagnons l’indisposait. Ses prunelles bleu-gris lançaient des éclairs à Yuna dès qu’elle s’approchait trop près. Entre dédain et moquerie, celle-ci reculait d’une dizaine de pas, puis revenait lui coller aux bottes.
Peu à peu, leur duel silencieux atténua l’atmosphère morbide. Killian contempla le sourire bravache de la rousse minuscule, la mine agacée du garçon en noir. Ses cheveux aux teintes douces ondulaient légèrement. Deux épis se redressaient à l’arrière, de chaque côté de la tête. En apparence, il semblait fragile et délicat. Pourtant, il s’était battu avec un sang-froid, une puissance extraordinaires.
Ewyn sentit son regard fixé sur lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien. C’est juste que… je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un comme toi.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, j’étais convaincu que la magie n’existait pas, et voilà que tu me sauves avec des mots bizarres et des cercles lumineux… Même ton allure est étrange. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi blond. On dirait un être fantastique.
Son visage reflétait une admiration naïve. Ewyn se surprit à sourire.
— Je suis pourtant bien humain. Lorsque j’étais enfant, j’avais les cheveux dorés comme le soleil d’août.
Les coins de sa bouche retombèrent. Son attention revint au sentier. Curieux, Killian et Yuna échangèrent un coup d’œil, sans oser l’interroger davantage.
Ils regagnèrent la piste principale. Fatiguée de trotter, la korrigane se changea en chien. La forme animale lui permettait de faire de plus longues enjambées.
— Quelle est cette sorcellerie que tu utilises ? demanda-t-elle au religieux.
Il la considéra d’un air hautain.
— Cela t’intéresse ?
— Non. Mais ça l’intrigue, lui.
Avec mauvaise foi, elle désigna Killian à l’arrière. Ce dernier s’empressa d’acquiescer.
— Je suppose que je peux vous le dire… Mon ordre pratique la magie des sigils, des sceaux déployés à l’aide d’incantations spécifiques. Chacun présente différents symboles et couleurs, en fonction du pouvoir invoqué. Leur force varie selon l’entraînement de la personne qui les utilise.
— Vraiment ? s’exclama Killian. Tu dois être très doué ! Les esprits de tout à l’heure ont été pulvérisés !
Ewyn pouffa de rire.
— Mortis via est l’un des premiers sigils appris par les débutants. Je n’ai aucun mérite ! Les spectres de ce cimetière étaient d’un niveau pathétique.
Il reprit un visage sérieux. Les autres se remémorèrent leur terreur face aux ombres. Ewyn parlait d’elles avec arrogance, alors qu’ils avaient failli y laisser leur peau. Yuna se sentit vexée.
— Frimeur, grommela-t-elle en grimaçant.

Une musique cristalline leur parvint. Ils débouchèrent sur une clairière. Le soleil baignait la trouée d’arbres. Le sol se couvrait d’une herbe émeraude parsemée de colchiques. Un ruisselet ondoyait entre des roches et des racines. De grands châtaigniers étendaient leur feuillage sur une cabane aux dimensions modestes. Le toit pentu, les murs gouttereaux rappelaient le style des maisons paysannes. À côté, un potager déroulait des sillons soignés. Deux chèvres broutaient dans un enclos.
Assis sur une pierre plate, un vieil homme pinçait les cordes d’une harpe. Ses sourcils épais frémissaient au fil de la mélodie. Une barbe longue, négligée, grisonnait sur sa poitrine. Son instrument jouait avec les silences. Le temps complice se joignait à l’enchantement.
Une impression de beauté saisit Killian. Sans l’aide de mots ou de peinture, sa pensée esquissa des montagnes, des contrées infinies et sauvages comme il n’en avait jamais vu. Les chanteurs de foire racontaient parfois qu’au-delà des terres, le soleil se changeait en argent et dansait sur des étendues d’eau bleue. De grands bateaux flottaient, des marins intrépides à leur bord. Des oiseaux immaculés criaient dans le ciel en les accompagnant. Quelque part, de l’autre côté de cette immensité nommée « océan », vivait un homme bon et noble, le roi Arthur. Dans son pays, les gens avaient des joues rebondies. Ils ne manquaient jamais de rien et respiraient le bonheur. Des chevaliers courtois, courageux, les protégeaient de l’injustice. Killian ignorait si ces poésies transcrivaient une vérité, une fantaisie ou un idéal à atteindre. Le contraste avec sa vie réelle lui serrait le cœur.
Yuna reprit sa forme originelle. La musique réveillait sa nostalgie. Elle se revit enfant, auprès de sa grande sœur. Pour la faire rire, Enora se changeait en hermine et la chatouillait avec ses pattes douces. Ses prunelles rouge sombre reflétaient de la tendresse. Une aura mystérieuse l’entourait. Elle aimait s’asseoir longtemps au sommet des arbres. Elle affirmait qu’ainsi, face à l’espace ouvert, elle se sentait exister.
Yuna essuya une larme. Elle aperçut l’émotion de Killian auprès d’elle. Plus loin, Ewyn patientait, neutre. Aucune vision ne paraissait l’atteindre.
Comment peut-il se montrer à ce point insensible ? s’interrogea-t-elle.
La harpe s’apaisa. Le vent emporta les impressions, les images. L’ermite se tourna enfin.
— Soyez les bienvenus. Vous avez sans doute des questions à me poser.

 IV.
La chute d’Ys

D’un geste de la main, le vieillard invita ses visiteurs à s’asseoir. Son attitude déconcerta Yuna. Avait-il rencontré d’autres korrigans avant elle ? Pourquoi ne manifestait-il pas de surprise ? En dépit de sa robe de bure, de son statut de moine, il ne la traitait pas en ennemie. Elle rejoignit Killian dans l’herbe et s’agenouilla.
Debout en retrait, Ewyn prit la parole d’un ton monocorde :
— Bénissez-moi, mon père. Comme convenu, la Croix d’argent vous a envoyé un exorciste afin de purifier les ruines de la forêt. Vous serez heureux d’apprendre que j’ai mené cette tâche à bien. Sur ce, je rentre à l’abbaye. Que la paix de Dieu soit avec vous.
Sur un bref salut, il fit volte-face. Stupéfait, Killian voulut le rappeler. L’ermite le devança :
— Ne t’enfuis pas si vite. Ce garçon et cette créature ont des choses à t’enseigner.
Ewyn se retourna. Il jeta aux autres un œil blasé.
— Ça m’étonnerait. Que pourraient-ils bien m’apprendre ?
— Assieds-toi, te dis-je. « L’obéissance est le premier échelon de l’humilité . »
Il daigna s’exécuter. Son attitude transpirait l’agacement, le scepticisme. Killian se sentit froissé.
— Humains et petit peuple se côtoient rarement, poursuivit l’ermite. J’en conclus qu’un problème grave vous pousse aujourd’hui à venir me voir. Exposez-le-moi. J’essaierai de vous répondre de mon mieux.
Ils se consultèrent du regard ; Yuna acquiesça d’un signe de tête. Killian tira la clé d’or de sa poche.
— Nous avons trouvé ceci. Elle reposait dans un coffret beau, très ancien. Nous aimerions savoir à quoi elle sert.
Le vieil homme saisit l’objet, examina son anneau central. Soudain, ses yeux s’écarquillèrent. Son souffle se suspendit.
— Quoi ? s’alarma Yuna. Qu’y a-t-il ?
Il hoqueta.
— Je… je n’aurais jamais cru voir cela un jour, dans ma modeste vie.
— Par Ana ! Expliquez-vous !
— Ceci est l’une des clés légendaires de la cité d’Ys !
La stupeur frappa Yuna. Furieux, Ewyn bondit sur ses pieds.
— Vous voulez rire ? La Croix d’argent cherche ces clés depuis des siècles. Comment l’une d’elles pourrait-elle surgir de la poche d’un simple gueux ?!
— Dis donc, toi…
Offensé, Killian se redressa. La main de l’ermite jaillit, s’agrippa à son poignet. D’un regard, il lui commanda de se contenir. Serrant les dents, l’intéressé obtempéra.
— Ton ordre se distingue par son arrogance, assena le vieux moine. Cette attitude vous maintient dans l’échec. Or ton supérieur n’en retire aucune leçon.
— Je vous interdis de critiquer l’abbé Fearghal !
— Calme-toi, mon fils. Observe le silence, comme tu devrais le faire.
À son tour, Ewyn se rassit. Son teint s’embrasait de colère. Yuna tira sur la robe de l’anachorète d’un geste empressé.
— Selon l’Ancienne de mon village, cette clé me permettra de retrouver ma sœur. Pouvez-vous m’en dire plus ?
— Ta sœur a-t-elle été emportée par les esprits d’Ys ?
— Oui. En quoi cette chose me sera-t-elle utile ?
Le regard de Killian glissa de l’un à l’autre.
— Attendez ! C’est quoi, « Ys » ?
— Voyons, s’étonna l’ermite, tu ne connais pas la légende ? Elle est pourtant fort répandue !
L’air dépité, Killian se gratta la tête.
— Que voulez-vous… J’ai manqué quelques veillées.
— J’ignore aussi nombre de détails, déclara Yuna. Mon peuple n’a pas conservé beaucoup de traces écrites, hormis quelques études sur le fonctionnement des portes.
Le vieillard hocha le menton.
— Je vois. Laissez-moi donc vous rapporter cette histoire, dans sa version à ma connaissance la plus complète.
« Voilà plusieurs siècles, une ville se dressait au large des côtes de Cornouaille. Ses rues formaient un labyrinthe remontant vers une butte. En haut, un palais magnifique élançait ses tours vers la demeure de Dieu.
« Les maisons riches avaient des toits d’ardoises, des murs blancs. Des pavés garnissaient les artères larges et les passages étroits. De grands jardins offraient des promenades agréables. Les montreurs d’animaux, les marchands se pressaient sur les places. Des négociants de tous horizons faisaient des affaires sur le port. Les navires affluaient depuis la Bretagne, la Gaule, les îles du Nord. Tous les rois ambitieux des alentours désiraient bâtir des cités à son image. Les Francs nommèrent même leur capitale Par-is, ce qui signifie “pareille à Ys”.
« Le premier souverain avait fait construire sa ville sur une petite île, non loin du continent. Cette position stratégique lui permettait de filtrer les entrées. La mer formait une barrière naturelle contre d’éventuels envahisseurs. Ys constituait donc un lieu très sûr, protégé à la fois par sa garnison de soldats et par sa géographie.
« Cependant, un événement inattendu se produisit. Le niveau de l’eau monta d’année en année. Au début, le phénomène paraissait anecdotique ; il se révéla de plus en plus inquiétant. Les inondations se multiplièrent. En quelques siècles, l’océan s’éleva au point de menacer les rues d’engloutissement.
« Face à ce péril, le septième roi entreprit de doubler les digues existantes avec de véritables murailles. Il demanda au peuple de la terre, les korrigans, et au peuple de la mer, les morgans, de conjuguer leurs connaissances afin de concevoir une porte monumentale. Dès lors, derrière son enceinte épaisse, Ys ne craignit plus les calamités. Avant chaque marée, les gardes condamnaient l’accès. Lorsque l’océan se retirait, ils rouvraient les vantaux et permettaient à nouveau aux bateaux d’entrer et de sortir.
« L’océan continua de gonfler. La cité passa sous le niveau de l’eau à marée haute. Les bourgeois n’éprouvaient pas de peur, l’envie de s’installer ailleurs. Sûrs de leur protection, ils oublièrent totalement la notion du danger. En hiver, la tempête pouvait se déchaîner, les vents mugir. Les vagues battaient les murailles, mais rien, rien ne surpassait l’orgueilleuse place défiant les lois de la nature.
« Deux clés fermaient les postes de commande de la grande porte. Le souverain en personne les gardait autour du cou, sans jamais les quitter. Elles symbolisaient des centaines de vies, des siècles d’histoire. De toutes les merveilles d’Ys, ces objets, si petits qu’ils soient, étaient les plus précieux.
« Comme dans toutes les capitales, une part d’ombre se développa. Certains voyageurs décrivaient la cupidité, la fourberie des habitants. Des cargaisons, des gens disparaissaient parfois.
« Sous le règne de Gradlon, la débauche s’invita jusqu’au palais. La princesse Dahud organisait de nombreuses fêtes. Des notables de tous les pays accouraient pour manger à foison, boire, trouver des femmes. Le roi n’approuvait pas ces débordements, mais il vivait dans le souvenir de sa défunte épouse. Il laissait son enfant unique, sa fille chérie, faire tout ce qu’elle voulait.
« Le caractère de Dahud se gâta. De capricieuse, elle devint méchante. Bientôt, elle ne respecta même plus la vie. Chaque soir, après ses réceptions, elle invitait discrètement un homme à rester en sa compagnie. Au matin, elle le tuait et le jetait à la mer.
« Un jour, un noble inconnu débarqua au port. Tout le monde admira sa beauté, ses bonnes manières. Il savait jouer de son charme et de son verbe. La princesse ne manqua pas de le remarquer. Elle lui demanda de la rejoindre dans ses appartements une fois le bal fini.
« L’heure venue, l’homme obéit. Il lui parla de sa grâce, de son intelligence. Selon lui, les pleins pouvoirs lui revenaient, à elle seule. Par son audace, Dahud faisait le prestige de son royaume. Elle devait donc tenir les clés et décider de la vie, de la mort de chacun de ses sujets.
« Confortée dans son orgueil, cette femme s’introduisit dans la chambre de son père. Elle profita de son sommeil, coupa le cordon et s’empara des objets d’or. Lorsqu’elle revint vers son amant, celui-ci les lui arracha. Il la frappa fort. Elle tomba évanouie.
« À son réveil, Dahud ne retrouva pas sa trace. Son bateau n’était plus amarré au port. En revanche, les portes ouvertes laissaient entrer des lames immenses.
« Les postes de commande furent les premiers submergés. Les gardes essayèrent d’actionner le mécanisme, en vain : l’inconnu et ses complices avaient tout saboté.
« L’océan terrible se déversa dans les rues. En un battement de cils, les vagues engloutirent les maisons. La mer noya les gens entre leurs murs, rattrapa ceux qui fuyaient. Des torrents de débris destructeurs se répandirent.
« Gradlon s’éveilla sur une vision d’horreur. L’eau léchait les pieds du palais. Les bêtes s’affolaient dans les écuries. Les domestiques grimpaient dans les arbres, se hissaient sur les toitures. Il courut chercher son cheval, Morvarc’h, cadeau de sa défunte femme, Malgven. Cet animal-fée pouvait galoper si vite qu’il volait par-dessus les flots.
« En chemin, le souverain rencontra sa fille, en sanglots. Saint Gwénolé, son conseiller fidèle, arriva sur sa propre monture en criant de fuir. Des survivants affolés tambourinaient contre les portes du château. Le roi ramassa Dahud, ordonna d’ouvrir le passage. Les malheureux se précipitèrent à l’intérieur. Les cavaliers prirent la direction inverse et se jetèrent dans la mer.
« Gradlon et saint Gwénolé poussèrent les bêtes à contre-courant. L’homme de foi montrait la voie. Derrière, le destrier royal luttait pour avancer. Le chaos régnait. Les sabots de Morvarc’h s’enfonçaient de plus en plus.
« L’animal râla. Il se débattait avec force, mais il sombrait davantage à chaque foulée. De l’eau jusqu’aux genoux, son maître blêmissait.
« — C’est votre fille ! hurla saint Gwénolé. La faute de ce désastre lui incombe ! Le poids de ses péchés abat votre cheval. Si vous ne la laissez pas, vous mourrez tous les deux !
« Gradlon s’obstina. Morvarc’h cria. Les flots entrèrent dans ses naseaux. Il rejaillit en battant des jambes.
« — Est-ce vrai ? M’as-tu volé les clés ? demanda le roi.
« Dahud confirma en pleurant. Une nouvelle lame engloutit la monture. Gradlon prit peur. D’un geste, il poussa sa fille dans l’océan.
« Des supplications retentirent. Le souverain ferma ses oreilles, continua droit devant. Morvarc’h trouva juste la force d’atteindre le rivage.
« Au matin, Gradlon et saint Gwénolé comprirent l’effroyable : ils étaient les seuls survivants. La mer rejetait des cadavres. À la place d’Ys flottait un tas de déchets informe. En une seule nuit, son peuple, son prestige avaient été anéantis.
La voix de l’ermite s’éteignit. Ébranlée, Yuna resta muette. Killian visualisait l’horreur, la scène apocalyptique. Comment les deux rescapés avaient-ils pu vivre, avec cette vision gravée dans leur mémoire ?
— Qu’a fait le roi par la suite ? demanda-t-il.
— Comme tu t’en doutes, il ne voulut plus jamais revoir l’océan. Il fit établir sa nouvelle capitale à l’écart de la côte. Les manuscrits la désignent sous le nom de Corisopitum, aujourd’hui devenue Kemper .
— Cette version des faits est incomplète, décréta Ewyn sombrement. Elle dépeint les habitants d’Ys comme des victimes, alors que dans leur majorité, ils se composaient d’individus déviants, cruels et avides. Certains s’adonnaient à la magie noire pour accroître leur richesse. Ils rassemblaient des objets de pouvoir, jouaient avec le feu en mêlant la suffisance à la bêtise. Leur représentante suprême, la princesse censée incarner leurs valeurs, commettait des crimes atroces. Cette ville pourrissante a reçu le châtiment ultime, comme Sodome, car « elle avait de l’orgueil, elle vivait dans l’abondance et dans une insouciante sécurité, et ne soutenait pas la main du malheureux et de l’indigent  ».
— Leur destruction n’est pas comparable, trancha l’ermite, et tu le sais.
— Certes, mais le bel inconnu n’a pas surgi par hasard. Il devait avoir subi un préjudice affreux, à la hauteur de son désir de vengeance. Ys a fabriqué son bourreau et a péri par sa main.
— Les seigneurs voisins trouvaient aussi un intérêt à sa chute. Des enjeux d’influence, des raisons mercantiles motivaient peut-être ce fameux prince. Quoi qu’il en soit, son acte a engendré un fléau à ce jour inégalé.
Ewyn se crispa.
— Ys est une plaie. Cette sorcière de Dahud torture des marins pour s’amuser. Ses revenants fous furieux ne savent même plus pourquoi ils errent ! Ils tuent des innocents par plaisir et brisent la vie des survivants. Dans nos rangs, ils causent de nombreuses pertes. Chaque fois que nous affrontons des spectres puissants, violents, ils proviennent immanquablement du même repaire.
— Hélas, la ville brillante d’hier est devenue maudite et noire. Ton ordre mène une lutte admirable, mais est-il vraiment capable de la purifier ? Face à des ombres si anciennes, cent exorcistes aguerris ne font peut-être pas le poids.
Les dents d’Ewyn grincèrent.
— Nous remonterons à la source du mal. Nous combattrons ses résidus un par un s’il le faut. Nous les enverrons dans l’Autre Monde par la force, puisqu’ils ne saisissent que ce langage.
Le regard du vieil homme tomba sur la clé d’or.
— La Croix d’argent a-t-elle déjà envisagé une autre méthode ? A-t-elle cherché à comprendre la volonté de ses ennemis ? Sans les clés volées à Dahud, Ys demeure incomplète. Ces esprits ne souhaitent-ils pas les récupérer ? Maintenant que vous en possédez une, vous pourriez l’utiliser pour négocier une trêve. J’ignore cependant si, dans leur colère, ces âmes seraient prêtes à vous écouter. Une tentative de dialogue pourrait se solder par des morts supplémentaires.
Les yeux de Yuna se brouillèrent. Sa sœur gisait sûrement quelque part, seule. Si par une chance inouïe elle vivait encore, elle devait souffrir le martyre, cernée de fantômes emplis de haine.
L’ermite avisa sa douleur.
— Je suis désolé. Nous ne devrions pas parler ainsi. Tant qu’elles n’ont pas refait surface, nous ignorons ce qu’il advient des personnes enlevées. Il subsiste donc un espoir, même s’il est faible.
Yuna savait qu’il jugeait sa situation avec objectivité. La réalité probable faisait d’autant plus mal qu’elle sortait de la bouche d’un sage.
Dans son village, la plupart des gens considéraient déjà Enora comme décédée. Yuna tenait tête aux sceptiques. Elle avait fait de son combat sa raison d’être. Pourquoi sa sœur avait-elle été prise ? Les revenants l’avaient-ils tuée ? Si oui, avait-elle souffert ? Où reposait-elle ? L’incertitude l’accablait. Si Enora vivait toujours, elle avait besoin d’aide.
Je me fiche de la colère de ces spectres. Je ne rentrerai pas sans savoir.
Elle s’essuya les yeux. Son regard croisa celui d’Ewyn. Cet humain prétentieux lui déplaisait. Malgré tout, il disposait d’une magie utile. Elle se plaça devant lui d’un air autoritaire.
— Toi ! Tu vas me suivre. Nous partons pour Ys !
Il lui renvoya une moue blasée.
— Je n’obéis pas aux korrigans.
Elle grimaça. Sa fierté lui interdisait de supplier. Elle haussa le ton.
— Ton ordre convoite cette clé, tu l’as dit toi-même ! N’est-ce pas ton devoir de protéger tes semblables ? Ne veux-tu pas exorciser cette ville maudite ?
— J’ignore où elle se trouve.
— Tes supérieurs doivent avoir des pistes ! Depuis combien de temps la cherchent-ils ? Si tu ne sais rien, eux détiennent forcément des informations !
Ewyn frissonna. Il connaissait la position de l’abbé sur cette question. Il l’avait déjà interrogé plusieurs fois, et avait toujours obtenu la même réponse :

« Ys représente une menace trop importante pour un enfant de ton âge. Mets tout ton cœur à étudier tes sigils et, un jour, nous vaincrons ensemble ces créatures maléfiques. »

— Le père Fearghal ne te dira rien. J’ai déjà évoqué ce sujet avec lui. Il est resté muet comme une tombe.
— Quelqu’un d’autre alors ?
— Non. Seuls les livres pourraient nous renseigner. Je connais la bibliothèque de l’Ordre par cœur : aucun manuscrit n’aborde ce thème. Si des ouvrages existent, ils se trouvent dans les sections défendues à mon niveau.
— Tu n’es pas libre d’aller où bon te semble ? s’étonna Killian.
— Cette règle sert à nous protéger. Nous recevons nos missions en fonction de nos capacités. De la même façon, l’accès au savoir se fait de manière progressive. Certains manuscrits renferment des formules trop dangereuses pour des exorcistes inexpérimentés.
Ce disant, Ewyn paraissait frustré. Yuna s’enhardit.
— Je suis certaine que nous parviendrons à contourner l’interdiction ! Par rapport aux humains, je possède des talents extraordinaires. Emmène-nous au monastère et nous mettrons au point un plan d’action !
L’un de ses mots frappa Killian.
— Nous ?
— Nous avions fait un pacte. Tu devais garder les objets d’or, et moi, le moyen de retrouver Enora. En conséquence, cette clé nous appartient à tous les deux ! Dès que j’en aurai fini, tu pourras la prendre. Tu nous accompagnes, n’est-ce pas ?
Cette éventualité le laissa sans voix.
— Ce n’est pas une bonne idée, intervint Ewyn. Si des esprits d’Ys vous voient en possession de cette chose, ils vous massacreront. Donnez-la-moi. Je la rapporterai au père Fearghal, et lui saura quoi faire.
— Hors de question ! Les gens de votre espèce sont des voleurs, toi compris. Soit nous partons tous ensemble, soit tu rentres chez toi seul, les mains vides.
Ewyn se tut. Il détailla la clé aux lignes fines. La confirmation de l’ermite balayait ses doutes : elle provenait bel et bien de la cité noire. En la rapportant, il susciterait la fierté de l’abbé. D’un autre côté, la proposition de Yuna l’intéressait au plus haut point. Malgré ses efforts pour apprendre vite, il demeurait jeune. Il brûlait de s’introduire dans les sections interdites, tout en sachant que de longues années l’attendaient avant de voir sa soif assouvie.
Je peux traîner cette korrigane à l’abbaye. Si elle tente de me tromper, je la trahirai. Les autres frères lui arracheront la clé et me féliciteront. Dans tous les cas, je suis gagnant.
La perspective de cheminer à ses côtés ne le réjouissait guère. Quant à Killian, viendrait-il aussi ? Son visage, sa personne ne lui inspiraient pas de répulsion. Sur un plan raisonnable, sans arme et sans talent particulier, il paraissait vulnérable et inutile.
Tu n’es pas fait pour le monde sombre. Reste à l’abri, dans ta chaumière. Je n’ai pas besoin de toi sur mes talons.
76
Résumé :

Aujourd'hui, Sophie a tout pour être heureuse : un mari aimant, une famille attentionnée, une amie fidèle, un travail qu'elle adore et une belle maison sur les rives du lac d'Annecy.
 Pourtant, à la veille de sa première exposition photo, plusieurs faits troublants vont faire ressurgir des événements tragiques de son passé…
Un flic détruit par sa première affaire, une bande de copines inséparables, un amour toxique…
Et si le cauchemar recommençait ?
 Un thriller glaçant inspiré de faits réels.

Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman à la quatrième bien mystérieuse.
Pour son cinquième roman, l'auteur nous propose un thriller psychologique particulier puisqu’il est tiré de faits réels, ce qui après avoir lu le livre, donne un éclairage, une saveur, encore plus forte à cet écrit. Une lecture bien différente des précédentes qui est loin de déplaire.

À ce propos, si vous ne connaissez pas sa plume, pour les plus curieux, une de mes chroniques ici : une arrête dans la gorge

Dans ce nouvel opus, nous faisons donc la connaissance de Sophie Vannier, jeune photographe talentueuse, mariée à Jean-Philippe, Filou pour les intimes. Sa vie semble en apparence tranquille, un mari aimant, une belle propriété sur les bords du lac d'Annecy, un travail qui l’épanouit, surtout qu’elle est épaulée par Carole, son assistante et meilleure amie, qu’elle connaît depuis ses années lycée.
Seule ombre au tableau, un passé douloureux ; des relations familiales compliquées, entre son frère Franck peu commode, devenu tétraplégique suite à un accident de moto, et ses parents qui cachent de lourds secrets.
Malgré cela, aidée de son amie d’enfance, elle doit  préparer sa première exposition photos. Entre stress et excitation, les deux jeunes femmes se donnent corps et âmes pour que ce projet cher à leur cœur soit une franche réussite
Mais Sophie ressens des choses étranges ; quelqu’un semble l’observer, sans compter ses chats qui ne répondent plus quand elle les appelle pour le repas…
Est-ce la fatigue qui la fait délirer, ou tout autre chose ?
La veille du vernissage, alors que Carole est à la galerie pour terminer les dernier préparatifs, elle se fait agresser par un inconnu qui l'enferme dans un placard avant de mettre le feu au bâtiment.
Même si son amie est  épargnée de justesse et simplement intoxiquée par cet acte malveillant, Sophie voit là le retour d'un passé qu'elle pensait oublié ; un événement traumatisant, suite à une relation toxique, dont elles ont eu toutes les peines du monde à s’extirper.
Qui en veut à Sophie et pourquoi ?
Et si ce n’était pas un rôdeur, mais bien une personne connue et mal intentionnée ?
Et si tout ce cauchemar recommençait ?
Tout comme nos personnages, nous voici plongés, enferrés, happés au cœur d’une intrigue des plus terrifiantes et glaçantes au cœur de la psyché humaine, avec pour toile de fond, l’amitié et ses dérives malsaines.
En effet, voici dix ans en arrière, Carole, Sophie et Béatrice formaient un trio amical des plus soudés, au point de se surnommer les « drôles de dames ». Une amitié profonde, sincère, que rien ne pouvait séparer.
Mais l’arrivée d’une quatrième jeune fille à la personnalité troublée, va alors chambouler leur vie à jamais…
Que s’est-il passé au moment de ces années lycée ?
Comment une relation d’apparence bienveillante peut-elle se transformer en déchainement de haine ?
Pour tenter d’arrêter cette folie, Julien Mercier va se charger de l’enquête, une enquête qui va raviver chez lui un ancien dossier, vieux de 10 ans. Cet échec cuisant, qui l’avait marqué à vie, sera le booster pour tenter de se rattraper, en se gardant bien de reproduire les mêmes erreurs.
Pour en apprendre plus sur les personnages et comprendre la racine du mal, nous allons remonter là où tout a commencé, par le biais d’un découpage en quatre parties. La première qui raconte le présent, la seconde qui retourne dans le passé pour nous permettre de mieux appréhender, la troisième de retour de nos jours, et enfin la quatrième, qui nous amènera à comprendre le pourquoi du comment.
Même si j’ai trouvé le début un peu long, la première partie un peu moins dynamique, j’ai trouvé cette architecture du roman tout à fait intéressante car elle permet de bien cerner la profondeur des personnages auxquels on ne peut que s’attacher.
Grâce à une plume tantôt fluide et percutante, tantôt acérée et brutale, les pages se tournent à toute allure. Les chapitres sont courts, bien rythmés. Alors que nous assistons impuissants et horrifiés à ce déferlement malsain et destructif fait de délire hallucinant, où la folie n’est jamais loin, nous voulons savoir, comprendre le pourquoi de ce tourbillon infernal.
 De surprises en rebondissements, l’auteur réussit à nous mener là où il le souhaite, à nous ballotter sur les chemins de son histoire addictive et palpitante, où l’on ne ressortira qu’éreintés et à bout de souffle à la fin d’un récit en apothéose.
Vous l’aurez compris, j’ai particulièrement aimé cette lecture singulière au cœur du cerveau humain, où quand le harcèlement et l’emprise, les désordres psychiques sous-jacents, font basculer les individus vers l’impensable.
Alors, si vous aimez les thrillers inattendus, les plongées dans le subconscient qui fascinent autant qu'ils épouvantent, les grands huit émotionnels qui remuent profondément, ce livre est fait pour vous ; vous ne serez pas déçus :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :etoile: :demietoile: 




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77
Avis : auteurs auto-édités / Le Rebound Guy de Sophie Lim
« Dernier message par marie08 le ven. 01/04/2022 à 13:30 »
« Le Rebound Guy » est le second roman que je lis de l’autrice Sophie Lim et une fois de plus, je n’ai pas été déçue.

Nous entrons dans une histoire originale dont le thème est une agence d’hommes pansements à louer, géré par l’oncle de Victoria. Cette dernière se rend donc en Suisse pour lui prêter main forte.
Dès lors, nous rencontrons une jeune femme qui paraît être naïve et totalement désemparée face à un homme, mais qui en réalité possède un fort caractère. Face à elle, il y a Alban, Le Rebound Guy, avec son côté beau garçon, égocentrique, arrogant et hautain, qu’on ne peut que détester. Cependant, au fil des pages, on devine qu’il s’agit en fait d’une carapace derrière laquelle il abrite un être sensible et attachant.
La première rencontre de Victoria et d’Alban est on ne peut plus drôle. Mais l’humour de Sophie Lim ne s’arrête pas là, et l’on suit avec délice, tout au long du roman, les nombreux rebondissements comiques et parsemés d'érotisme des deux protagonistes.
Je n’en dirai pas plus.


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Le clan du corbeau blanc-T1- La malédiction du wendigo de Elfydil



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Prologue



« La vieille femme marchait dans la neige, au milieu d’une tempête. Elle semblait perdue et avançait péniblement. Des bourrasques l’obligeaient à s’arrêter régulièrement. Après une ascension qui lui parut durer des heures, elle commençait à perdre espoir. C’est alors qu’elle aperçut au loin une légère lueur bleutée. En se rapprochant d’elle, les contours de la flamme se firent de plus en plus nets. Au même instant, le vent faiblit. Stoppés dans leur course, les flocons semblaient flotter, tomber au ralenti. Le feu follet, lui, voletait. À l’approche de Wakanda, il fuit puis revint vers elle comme pour lui montrer le chemin menant au sommet… »
La petite Nokomis était suspendue aux lèvres du conteur, qui, aidé de figurines en os, racontait la légende de Wakanda, fondatrice du clan du corbeau blanc, mais aussi ancêtre de la fillette. Cette histoire, qui s’était déroulée des décennies auparavant, était toujours narrée aux enfants du village.
Comme souvent, tout le clan était réuni dans la grande hutte pour écouter l’ancien. Nokomis connaissait cette légende par cœur, mais ne s’en lassait pas. Elle s’imaginait son aïeule braver la tempête dans le but de libérer l’esprit de son totem Gaagi, tué lors d’une querelle de clan qui eut lieu bien avant la fondation du leur.
La petite avait hâte de pouvoir partir en quête son propre totem, lors du rite de passage à l’âge adulte. Durant cette épreuve, les jeunes du village partaient seuls à la recherche d’une gemme, qui leur permettait de trouver et de créer un lien avec l’animal que les Anciens avaient choisi pour eux. Celui-ci les protégerait et les guiderait tout au long de leur vie. C’était donc un moment très attendu et important dans l’existence d’une personne.
Le vieillard continuait de conter son histoire, quand tout à coup, un éclair illumina la grande hutte, faisant sursauter l’assistance. À l’extérieur, l’orage grondait. Aucune tempête n’avait été aussi violente depuis de nombreuses années. Même les plus anciens ne se souvenaient pas d’un tel déchaînement des éléments. Heureusement, la majorité des villageois avaient pu se mettre à l’abri. Seuls manquaient à l’appel Chesmu, le père de Nokomis, et Cheveyo, celui de son meilleur ami, Hanska. Tous deux étaient partis chasser. Sans doute surpris par l’arrivée brutale de la tempête, ils n’avaient pu rentrer à temps et avaient dû trouver un abri pour la nuit.
Nokomis regarda sa mère. Celle-ci lui sourit, comme pour la rassurer. Aquene se doutait que sa fille s’inquiétait pour son père. Ce n’était pas la première fois que celui-ci ne rentrait pas un soir de mauvais temps. Mais cette fois-ci, la tempête était différente. Elle était bien plus violente et menaçante que de coutume.
Aquene sentait que quelque chose de mauvais se préparait. En tant que chamane du village, elle savait que les esprits pouvaient être particulièrement puissants les nuits comme celle-ci. Son totem, le corbeau Tekoa, se blottit contre elle pour la rassurer.

***

Au fond de la forêt, abrités par une avancée dans la falaise, Chesmu et son ami Cheveyo tentaient tant bien que mal de se protéger de la pluie. L’orage résonnait entre les arbres, que les bourrasques faisaient dangereusement osciller. Ils n’avaient pas réussi à trouver de lieu plus sûr, surpris par l’arrivée brutale de la tempête.
Serrés les uns contre les autres, ils espéraient une accalmie, car leur abri était à peine assez grand pour les protéger eux et leurs totems, un loup et un raton laveur. Les gemmes des Anciens qui animaient ces derniers brillaient d’une douce lueur bleutée au cœur de la nuit.
Tout à coup apparut entre les arbres la lumière d’une autre gemme, d’une couleur légèrement plus verte. Celle-ci était suivie d’une ombre humaine. Apparemment, ils n’étaient pas les seuls à avoir été surpris par cette étrange tempête. Chesmu indiqua le point lumineux à son ami :
— Cette personne a peut-être besoin d’aide. Reste ici, je vais y aller.
Il commença à se lever. Cheveyo lui attrapa le bras pour l’arrêter.
— Tu es fou ! C’est trop dangereux ! Elle va certainement voir la lumière de nos totems et se diriger vers nous.
— Et si elle est blessée ? On ne peut pas la laisser déambuler seule au milieu de la forêt, encore moins par ce temps et en pleine nuit !
Cheveyo hésita.
— Ta bonté te perdra Chesmu… Je viens avec toi. Kohana, reste ici, tu nous indiqueras où se trouve l’abri.
Le raton laveur regarda son maître de ses yeux bleus. Il ne paraissait pas d’accord avec lui, mais acquiesça finalement d’un petit couinement.
— Ne t’inquiète pas pour moi. Avec Chesmu et Lonato, je ne crains rien. Nous n’en aurons pas pour très longtemps.
L’homme gratta son totem entre les oreilles, puis il se leva et partit à la suite de son ami et de son loup au cœur de la tempête.
Partie I

CHAPITRE 1

La forêt était illuminée du soleil matinal de la fin d’hiver. La neige finissait de fondre et les bourgeons de fleurs commençaient lentement à s’ouvrir. Les oiseaux chantaient, heureux de retrouver des températures clémentes. Des années avaient passé depuis la tempête durant laquelle son père avait disparu.
À maintenant dix-sept ans, Nokomis attendait de pied ferme le jour où il serait temps pour elle de partir à la recherche de son totem. Pour patienter, elle avait décidé d’accompagner son amie Ayana, l’apprentie de Papina, la guérisseuse du village. Cette dernière lui avait demandé de refaire la réserve d’herbes médicinales, dont le stock avait fortement diminué pendant l’hiver.
Âgée de trois ans de plus que Nokomis, Ayana venait d’un autre clan. Elle était arrivée quelques années auparavant dans le but de devenir guérisseuse.
Son totem était une renarde du nom de Ciqala. Un masque ornemental constitué d’écorce blanche couvrait sa face. Il était finement gravé de feuilles, qui entouraient ses yeux et descendaient vers son museau. Une douce lumière bleutée émanait de ces gravures. Cette couleur brillait aussi faiblement à travers les branches qui englobaient sa cage thoracique.
Ciqala était un totem très sociable et affectueux, il correspondait parfaitement à sa maîtresse, qui se souciait constamment du bien-être des gens, d’où son choix de devenir guérisseuse.
Ayana était une jeune femme élancée, au visage fin et aux yeux légèrement en amande. Ses longs cheveux noirs, coiffés en tresse, étaient décorés de perles en os et de plumes. Plusieurs colliers en cuir entouraient son cou. Elle portait divers tatouages, dont une ligne ocre coupant ses lèvres et deux triangles sur les pommettes. Mais les plus importants étaient ceux de ses avant-bras, un loup et un corbeau, qui symbolisaient ses deux clans. On pouvait aussi en apercevoir un troisième au niveau de son cœur : une tête de renard, représentant son totem.
Soudain, elle releva la tête. Trop affairée à récolter ses herbes, elle n’avait pas remarqué qu’elle avait perdu son amie de vue.
— Ciqala, tu n’aurais pas vu Nokomis ?
Son renard lui indiqua que non. Elle regarda de nouveau autour d’elle et l’appela.   
— Ce n’est pas possible, où est-elle encore partie ?
Elle marcha entre les arbres à la recherche de son amie, quand elle entendit Ciqala japper au pied de l’un d’eux.
— Évidemment, encore en train de monter aux arbres, se dit-elle en souriant.
En arrivant au pied de l’arbre en question, elle regarda attentivement entre les feuilles et finit par l’apercevoir.
— Noko ! Qu’est-ce que tu fais là-haut ?
Nokomis se situait à environ trois mètres du sol, assise sur une branche. Elle avait une allure bien plus athlétique qu’Ayana. Sa peau était également légèrement plus mate que celle de son amie. Ses yeux aussi étaient en amande. Une partie de ses cheveux noirs étaient rasés sur le côté gauche. Elle arborait différents tatouages ocre. Le premier, sur son épaule droite, représentait deux cercles imbriqués l’un dans l’autre. Le second était une fine ligne lui traversant le visage, juste sous les yeux. N’ayant pas encore effectué le rituel de passage à l’âge adulte, elle ne pouvait pas porter de tatouage représentant son clan ou son totem.
En entendant son amie l’appeler, Nokomis se retourna et perdit l’équilibre, basculant dans le vide. Elle parvint à se rattraper de justesse sur une branche en contrebas, qui, après quelques secondes, céda sous son poids. La jeune femme tomba lourdement au sol. Ayana accourut immédiatement à ses côtés, suivie de Ciqala.
— Ça va, rien de cassé ?
Allongée sur le dos, Nokomis se redressa en grimaçant. La renarde lui sauta dessus en jappant, heureuse de la voir se relever.
— Oui, ça va, ne t’inquiète pas. J’ai connu pire chute.
Elle regarda son avant-bras droit, complètement éraflé, ainsi que son arc brisé. Elle souleva le morceau de bois et sa corde, dépitée.
— Je vais encore devoir m’en fabriquer un…
— Un jour, tu vas vraiment finir par te tuer, lui dit Ayana.
Elle attrapa le bras de son amie pour l’inspecter.
— C’est juste une égratignure, protesta Nokomis.
Du sang commençait lentement à couler. La plaie était bien nette. Ayana lui lança un regard entendu. Elle ouvrit la sacoche qu’elle portait à la taille, en sortit quelques feuilles, un petit récipient en bois et une pierre. Elle écrasa les herbes médicinales dans le bol tout en ajoutant quelques gouttes d’eau de sa gourde.
Ciqala approcha son museau pour sentir la bouillie et recula en éternuant, surprise par l’odeur âcre qui s’en dégageait.
Quand l’apprentie guérisseuse obtint une pâte verdâtre, elle étala la mixture sur la plaie, puis elle détacha la protection en cuir que Nokomis portait à l’autre bras et l’utilisa pour maintenir une feuille sur l’onguent. Son amie la laissa faire, un léger sourire aux lèvres. Ayana avait toujours été très consciencieuse dans son travail.
— Et voilà, c’est fini ! Au fait qu’est-ce que tu faisais là-haut ? la questionna son amie en rangeant ses affaires.
Nokomis vérifia si elle n’était pas gênée dans ses mouvements.
— Rien de particulier, je regardais la vallée. C’est une des plus belles vues. Je t’aiderai à monter un jour, si tu veux.
Ayana lui sourit, elle aimait le côté insouciant de son amie.
— Quand tu reviendras avec ton totem, tu me montreras ça, répondit-elle. Pour le moment, il nous reste pas mal de travail avant de pouvoir rentrer.

CHAPITRE 2

Le clan du corbeau blanc était un petit village situé en lisière de forêt. Il était constitué de plusieurs huttes éparpillées dans une clairière. L’absence de fortification indiquait un endroit tranquille où les clans vivaient en paix les uns avec les autres. Le village était en ébullition. Le jour du rite de passage à l’âge adulte arrivait enfin et la cérémonie allait bientôt commencer. Il fallait que tout soit prêt pour le départ des jeunes.
Nokomis était en âge de partir. Elle allait enfin pouvoir rechercher son totem et prouver qu’elle était capable de participer aux décisions du village.
Mais il y avait une autre raison à son impatience. D’après les Anciens, les totems permettaient aux hommes de communiquer avec les défunts de leur famille. Elle espérait trouver un moyen de le faire pour pouvoir comprendre ce qui était arrivé à son père.
Hanska, son meilleur ami, avait lui aussi perdu son père ce jour-là. Sa mère étant morte en couches, il était devenu orphelin. Aquene, la mère de Nokomis, avait décidé d’adopter le garçon. Lui aussi était sur le point de partir à la recherche de son totem.
Ils étaient inséparables depuis leur enfance, ce qui les menait souvent à chasser ensemble, comme leurs pères avant eux, mais également à faire les quatre cents coups quand ils étaient plus jeunes, au grand dam de leur mère. En grandissant, Hanska s’était quelque peu assagi et avait décidé de suivre les pas de son père en devenant guerrier. Il était imposant comme un ours et faisait au moins une tête de plus que la majorité des hommes du village. Il possédait quelques tatouages sur le torse et les bras, et portait une coupe iroquoise avec une petite tresse décorée de perles en os.
 Nokomis, quant à elle, avait préféré se spécialiser dans la chasse, bien que sa mère lui enseignât le chamanisme, en espérant qu’elle prenne un jour sa relève en tant que descendante directe de Wakanda.
En effet, lors de la création du clan, l’aïeule de la jeune femme n’avait pas désiré devenir cheffe ni diriger le village seule. Elle avait donc désigné un homme d’une autre famille pour ce rôle. Depuis, ces deux familles étaient liées, prenant ensemble certaines décisions du clan.
Mais tout cela n’intéressait pas Nokomis. Cependant, en tant que dernière descendante de Wakanda, elle devrait certainement s’y plier un jour. Sa mère n’avait pu devenir la chamane des corbeaux blancs qu’après avoir épousé Chesmu, lui-même descendant de la fondatrice de leur clan.
Avant le départ de leur hutte, la jeune femme et son frère avaient pris soin de rassembler leurs affaires et leurs armes. Un tomahawk et un poignard pour Hanska, et un arc avec deux poignards pour Nokomis. Le choix de ces armes était primordial, car ils ne pourraient pas en changer pendant la recherche de leurs totems.
En se rendant sur la place du village pour écouter les derniers conseils du chef et participer au rituel précédant leur départ, ils croisèrent Ayana, leur meilleure amie.
— Alors, prêts pour le grand départ ? leur lança-t-elle. Ciqala n’aura plus besoin de te surveiller pendant nos excursions ! Hein, Nokomis ?
— Quand je serai absente, tu regretteras que je ne t’accompagne pas pour t’indiquer le chemin à suivre pour rentrer au village, lui répliqua-t-elle en riant.
— Peut-être, mais ce n’est pas moi qui ai manqué de me tuer il y a quelques jours.
Hanska regarda ses amies, interloqué.
— De quoi vous parlez ? Vous partez à la cueillette sans moi maintenant ?
— J’ai seulement aidé Ayana à récolter des herbes médicinales, répondit innocemment Nokomis.
— Je dirais plutôt que tu es venue m’aider, puis tu as disparu pour admirer la vue de la vallée, avant de faire une chute monumentale, s’esclaffa Ayana.
— Alors, on sait plus descendre d’un arbre ? la taquina Hanska.
Sa sœur le regarda, un sourire en coin.
— C’est ça, moque-toi ! Le jour où tu remonteras dans un arbre, tu me feras signe.
— Allez, Noko, tu sais bien que tu es notre casse-cou préférée !
Il lui asséna une grande tape dans le dos, manquant de la faire tomber. Il oubliait souvent que maintenant, il avait beaucoup plus de force que sa sœur, chose qu’elle lui rappela en se massant l’épaule.
Les trois amis arrivèrent sur la place principale. Les villageois s’étaient réunis autour de l’estrade qui avait été montée pour l’occasion. C’est à ce moment que le fils du chef, Paytah, également prétendant d’Ayana, s’avança vers eux. Il avait le même âge qu’Ayana et était plutôt bien bâti, quoique plus petit que Hanska. Il possédait déjà son totem, un puma, comme son père, nommé Sicheï.
Paytah et Nokomis ne s’appréciaient pas particulièrement, bien qu’ils sachent depuis l’enfance qu’ils finiraient par devoir diriger le clan ensemble. La jeune femme le trouvait bien trop arrogant pour son futur rôle de chef et, contrairement aux autres villageois, elle s’opposait régulièrement à lui, ce qui le mettait systématiquement en rogne.
— Eh, Ayana ! Ça te dirait que je vienne avec toi lors de tes sorties en forêt quand tes amis seront absents ? Tu auras certainement besoin d’une escorte ou d’un coup de main.
— Oh ! Salut, Paytah ! Je ne sais pas, Papina voulait me montrer de nouvelles plantes. Elle m’accompagnera sans doute pendant un moment. Mais merci de proposer ton aide.
— N’hésite pas à me demander si besoin ! Il y a toujours des animaux un peu téméraires qui pourraient vous déranger pendant votre récolte.
Il s’éloigna en jetant un regard froid à Nokomis, puis rejoignit ses amis pour écouter le discours de son père.
— Il est toujours aussi agréable avec toi à ce que je vois, Noko, dit Hanska en le regardant partir.
Elle lui indiqua qu’elle avait l’habitude et qu’il n’avait pas à s’en faire. Son frère se tourna alors vers Ayana.
— J’ai le pressentiment que tu vas l’avoir pas mal sur le dos pendant notre absence…
— Ça fait quelque temps qu’il vient me parler dès que je passe dans son champ de vision, répondit la jeune guérisseuse, exaspérée. Il est gentil, mais un peu trop envahissant. Venez, on va se rapprocher de l’estrade.
Le chef du village, Akecheta, arriva avec son totem, Chaska, un puma dont le masque ornemental en os reprenait un crâne de félin finement gravé. Plus ces gravures étaient profondes, plus la lueur bleutée qui en sortait était intense. Deux longues canines dépassaient de chaque côté du masque. Le fauve avait également un squelette externe qui lui donnait un air féroce. Akecheta commença à parler d’une voix forte :
— Mes enfants, aujourd’hui est un grand jour ! Celui de votre départ ! Celui du début de votre voyage vers l’âge adulte ! Je sais que vous attendiez ce jour avec impatience et que votre formation aux rituels a été longue et difficile. Cette quête vous permettra d’entrer en communion avec vos ancêtres, mais elle sera aussi extrêmement éprouvante et dangereuse. Il est possible que certains d’entre vous ne rentrent pas vivants. Peut-être même que certains se retrouveront sans totem. Dans n’importe quelle situation, le village vous soutiendra, vous ou votre famille ! Pour réussir, vous devrez ne faire qu’un avec la nature et écouter les esprits qui vous entourent pour trouver votre voie et surtout, votre totem ! J’espère que vous êtes prêts pour les deux prochaines lunes. Jeunes gens, veuillez monter à mes côtés !
Nokomis, Hanska et les six autres candidats montèrent sur l’estrade. Chacun posa ses armes et équipements à ses pieds et attendit.
Aquene arriva, son corbeau Tekoa sur l’épaule. C’était une femme mince. Elle portait une large cape de plumes blanches et de multiples ornements. Elle monta à son tour sur l’estrade, un petit plateau en bois entre les mains sur lequel étaient disposés huit bracelets rouges, un par candidat. Ceux-ci avaient été tressés par une personne qui tenait aux jeunes partant en quête pour les protéger et les aider dans leur voyage. La coutume voulait que l’identité de cette personne reste inconnue du candidat, sans doute par superstition.
Aquene posa le plateau au sol et commença à le recouvrir de fumée grâce à un bol rempli d’herbes enflammées. Le tout dégageait une forte odeur. En faisant cela, elle entama une incantation accompagnée par un percussionniste. Elle se dirigea ensuite vers les candidats pour effectuer une nouvelle incantation, les enveloppant de la fumée grise et odorante.
Quand elle eut fini son rituel, elle demanda aux jeunes gens de s’approcher un à un pour leur remettre leur bracelet et les entourer une dernière fois de fumée. Les candidats s’alignèrent de nouveau et le chef reprit la parole :
— Au nom de nos ancêtres, je vous souhaite bonne chance ! Ancêtres qui, ne l’oubliez pas, seront toujours à vos côtés lors de vos moments de doute !
Les villageois ovationnèrent les candidats. Nokomis se tourna vers Hanska qui lui passa un bras par-dessus les épaules et l’attira à lui en riant, puis elle parcourut du regard les visages heureux de la foule et croisa celui d’Ayana, qui lui sourit en les applaudissant tous les deux.

***

Lorsqu’ils descendirent de l’estrade, Aquene s’approcha de sa fille et la prit dans ses bras.
— Ton père aurait été fier de te voir là aujourd’hui, dit-elle. Lorsque tu seras seule, fais attention à toi, ma fille.
Elle enleva le collier qu’elle portait autour du cou et le lui donna. Ce dernier était constitué d’une cordelette en cuir, d’une petite pierre plate bleue gravée d’un loup et d’une plume de corbeau. Aquene l’avait fabriqué après la disparition de Chesmu.
— Avec ce collier, nous serons toujours avec toi.
— Je ne vous décevrai pas ! Et ne t’inquiète pas, maman, je serai prudente.
Aquene sourit à sa fille et lui caressa la joue, pleine de fierté. Elle se tourna ensuite vers son fils adoptif.
— Hanska, je suis fière que tu aies rejoint notre famille. Fais aussi attention à toi, même si je sais que tu es bien plus prudent que ta sœur. Je n’ai rien ayant appartenu à tes parents, donc je me suis permise de fabriquer cela pour toi.
Elle sortit un objet de la sacoche accrochée à sa ceinture et le lui tendit. C’était un collier avec une pierre sur laquelle étaient gravés un raton laveur et un écureuil, les totems des parents du jeune homme.
— Merci, Aquene ! s’exclama Hanska, reconnaissant. Je ne m’y attendais pas ! C’est vraiment un beau cadeau !
— Tu es mon fils, désormais, il est donc normal de te faire un présent pour un jour si important dans ta vie !
Heureux, Hanska prit sa mère adoptive dans ses bras pour la remercier. Ayana s’approcha et demanda à Aquene :
— Cela ne va pas te faire un vide de les voir partir tous les deux en même temps ?
— Un peu, mais ça ira… Il faut bien les laisser voler de leurs propres ailes ! dit-elle, émue.
— Si tu as besoin d’un coup de main, demande-moi, je serai heureuse de t’aider.
— Merci, c’est très gentil de ta part, Ayana, répondit la chamane en souriant.
Ayana lui rendit son sourire et se retourna vers ses amis.
— Bonne chance à tous les deux ! Je vais me sentir seule sans vous. Dépêchez-vous de revenir, et pas de bêtises pendant votre quête ! dit-elle en insistant sur Nokomis.
Elle pivota vers Hanska.
— Bonne chance. Je ne m’inquiète pas trop, mais ne va pas te mesurer à un animal plus gros que toi.
Elle le prit dans ses bras pour lui dire au revoir, puis se tourna vers Nokomis.
— Et toi, fais attention, ne va pas prendre de risques pour rien…
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit son amie avec un air innocent.
Remarquant le regard insistant d’Ayana elle ajouta :
— Ne t’inquiète pas, je ferai attention.
Ayana sourit, s’approcha d’elle et, en l’attirant dans ses bras, lui murmura :
— Je suis sérieuse Noko, reviens en un seul morceau…

CHAPITRE 3

La première étape de la recherche d’un totem consistait à se rendre à la Source des Anciens. Cette dernière était alimentée par une cascade à plusieurs jours de marche du village, à faible altitude dans la montagne. Dans ses eaux, on y trouvait les gemmes des Anciens, des pierres venant directement de la Montagne Sacrée. Celles-ci permettaient au candidat de créer un lien avec son totem, mais aussi avec ses aïeuls.
Nokomis et Hanska avaient décidé de parcourir cette partie du chemin ensemble. Depuis deux jours, ils marchaient dans une forêt de résineux menant à la montagne.
Par moments, ils pouvaient apercevoir son sommet recouvert de neige éternelle. Cette pointe blanche contrastait avec la couleur sombre des conifères qui les entouraient. La légende racontait que c’était sur ce sommet que la chamane Wakanda n’avait fait qu’un avec son totem en se transformant en un magnifique corbeau blanc, il y avait de cela des décennies.
Quelques jours plus tard, le frère et la sœur entendirent un bruit d’eau entre les arbres. Lorsqu’ils arrivèrent enfin, ils furent impressionnés par la hauteur de la cascade, qui s’écrasait sur une roche sombre et polie par le temps avec un vacarme assourdissant. L’eau ruisselait ensuite vers la source. Celle-ci était plutôt profonde, mais sa transparence permettait de voir les poissons y nager tranquillement. Une petite plage de galets noirs donnait accès à l’étendue d’eau.
 — Waouh ! C’est magnifique ! s’émerveilla Hanska.
Les pierres des Anciens, blanches aux reflets bleutés, se trouvaient dans la partie la plus profonde de la source. Nokomis s’avança près du rivage et y déposa ses affaires pour enlever ses bottes.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je ne vais pas plonger toute habillée ! Et si nous voulons récupérer ces gemmes, il va bien falloir nous mouiller.
— Elle doit être gelée…
— C’est possible, répondit-elle en laissant tomber sa deuxième botte au sol.
Hanska s’approcha du bord et jeta un regard malicieux à sa sœur.
— Le premier qui remonte avec sa pierre a gagné ! s’écria-t-il après avoir retiré sa tunique.
Il s’élança vers l’eau.
— Eh, non ! Tu triches !
Nokomis eut tout juste le temps d’enlever son haut avant de courir à sa suite.
En effet, l’eau était gelée, mais la jeune femme était déterminée à rattraper son frère. Et à gagner ce défi. Après quelques mètres, elle plongea. Les profondeurs de la source étaient remplies de gemmes blanches irisées plus ou moins grosses. Les quelques poissons présents fuyaient à leur approche.
Hanska avait déjà presque atteint le fond. Nokomis piqua droit vers l’une des pierres, qu’elle rejoignit en quelques brasses seulement. Quand elle la toucha, celle-ci se mit subitement à chauffer dans sa paume. Une forte énergie remonta le long de son bras. Surprise, elle manqua de la lâcher. Puis, resserrant sa prise, elle entreprit de prendre une impulsion au sol pour regagner à la surface.
Elle fut arrêtée net dans son geste par une voix qui résonna dans les profondeurs. Une voix qui semblait l’appeler. Lointaine.
Intriguée, la jeune femme tourna son regard dans sa direction. Une forme sombre se dessina alors au loin. La masse s’approchait lentement, puis elle prit un aspect de plus en plus menaçant, devenant une ombre fantomatique.
Soudain, elle accéléra. Il ne lui faudrait que quelques mètres pour l’atteindre !
Prise de panique, et commençant à manquer d’air, Nokomis voulut nager vers la surface. Mais elle ne fut pas assez rapide. L’ombre l’attrapa par le pied et la tira brutalement à elle. Les filaments noirs qui formaient cette inquiétante créature l’enveloppèrent en un clin d’œil. Nokomis se débattit, sans succès. Une brume visqueuse recouvrit alors son cou, son visage…
Puis ce fut le noir complet.
L’instant suivant, Nokomis réalisa qu’elle pouvait respirer. Les ténèbres l’entouraient. Bien qu’elle flottât, toujours retenue par ces étranges liens fantomatiques, elle n’était plus sous l’eau. Sondant les alentours, elle aperçut au loin deux points lumineux. Ils étaient d’une couleur verdâtre, semblable à celles des feux follets.
Ceux-ci se rapprochèrent lentement d’elle, révélant un crâne de cerf éclairé par une source de lumière invisible. Les flammes vertes animaient ses orbites creuses. Sa mâchoire de loup entrouverte laissait apparaître ses dents menaçantes. Au premier abord, il semblait flotter dans le vide, mais, en regardant plus attentivement, on pouvait deviner le corps humanoïde et osseux qui le soutenait ; les mêmes filaments qui retenaient Nokomis et l’habillaient.
L’ombre lui tourna autour, tel un prédateur jaugeant sa proie, l’observant sous tous les angles. Nokomis n’osait pas bouger. Elle était comme paralysée. Que lui voulait cette créature ? Celle-ci approcha lentement une main griffue dans sa direction. Effrayée, la jeune femme eut un mouvement de recul. Ce geste énerva la bête, qui, avec un grondement sourd, l’attrapa par le menton pour la forcer à lui faire face. Elle la fixa un long moment de son regard vide. Nokomis sentit un frisson de terreur lui remonter le dos.
Soudain, une lumière éblouissante émergea de la gemme qu’elle tenait toujours dans la main. Des rais lumineux percèrent entre les doigts de la jeune femme et commencèrent à faire fondre ses liens. La créature recula instantanément en cachant ses orbites sans vie. La lumière devint alors de plus en plus forte…

***

Quand Nokomis rouvrit les yeux, Hanska était penché au-dessus d’elle. Un haut-le-cœur la força à se tourner sur le côté, la faisant recracher une bonne quantité d’eau.
— Tu m’as fait peur ! Ça va ?
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
La jeune femme sonda les alentours, encore choquée par ce qu’elle venait de vivre.
— C’est à toi de me le dire ! lui répondit son frère. Tu ne remontais pas, j’ai dû retourner te chercher.
— J’ai fait une sorte de rêve… effrayant… Quand j’ai attrapé ma gemme, j’ai entendu une voix… Une ombre est apparue avant de m’envelopper. Il y avait aussi cette créature à tête de cerf…
L’évocation de la bête fantomatique lui déclencha un frisson. Hanska la regarda, soucieux, attendant plus d’explications. Elle lui raconta alors en détail sa rencontre effrayante.
— Un wendigo ? Mais ces créatures ne sont que des légendes ! Tu as dû faire un malaise sous l’eau… Ces gemmes développent une grosse quantité d’énergie, dit Hanska, plus pour se rassurer lui-même que sa sœur.
— Peut-être, oui…
Les wendigos n’étaient effectivement que des histoires. Du moins, c’est ce que Nokomis pensait jusqu’à aujourd’hui, car elle était certaine que ce monstre était bien réel. Qu’il était une de ces créatures, autrefois humaines, qui venait se repaître de l’âme des vivants.
D’après la légende, n’importe qui pouvait en devenir un après un choc émotionnel trop fort, tel que la mort d’un proche ou d’un totem. Nokomis espérait se tromper quant à l’identité de l’être qu’elle avait rencontré.
Elle regarda un moment la source.
Soudain, elle se sentit observée. En tournant la tête vers la rive opposée, elle vit un corbeau blanc qui la fixait de son étrange regard bleu. Il resta ainsi quelques secondes, puis s’envola.

***

La nuit était tombée. Hanska et Nokomis avaient trouvé un endroit calme où dormir, assez éloigné de la cascade pour ne plus l’entendre. Ils avaient attrapé quelques poissons pour accompagner les rations sèches qu’ils avaient emportées pour le début du voyage. Nokomis repensa à ce qu’elle avait vécu sous l’eau.
— Tu ne penses pas que cette vision annoncerait un mauvais présage ? demanda-t-elle subitement à Hanska.
— Pourquoi tu dis ça ? lui répondit son frère en mordant dans une galette recouverte de chair de poisson.
— Je ne sais pas. Plus j’y repense, plus je me dis que ce n’est pas normal… Un démon ne peut pas se trouver dans un endroit sacré.
— C’est vrai… Mais qu’est-ce qui te dit que cette créature était réellement là ? Il faudra en parler avec le conseil ou notre mère en rentrant. Peut-être qu’ils auront une explication.
Il reprit une bouchée de son repas et ajouta :
— Ça peut aussi tout simplement être une hallucination. L’eau était glaciale et ces gemmes nous ont envoyé une sacrée décharge d’énergie.
— On nous avait prévenus que ce serait le cas, c’est vrai. Mais pas à ce point, dit pensivement Nokomis. Et à aucun moment quelqu’un n’a évoqué ce genre de situation.
— Si c’est déjà arrivé, le conseil ne l’a peut-être pas su.
Nokomis regarda sa brochette de poisson. Elle n’y avait pas encore touché. Toute cette histoire lui avait coupé l’appétit.
— Tu ne manges pas ?
— Hein ? Euh, non. Tiens, prends-la si tu veux.
Elle tendit sa brochette à son frère qui l’attaqua sans attendre, puis elle sortit sa gemme pour l’observer d’un peu plus près. C’était une pierre blanche parfaitement polie, légèrement plus petite que la paume de la jeune femme. Des veines bleutées et irisées parcouraient sa surface. Une faible pulsation l’animait de façon régulière.
— Et pourquoi personne ne nous a dit que les gemmes seraient comme vivantes ?
Hanska s’arrêta de manger et regarda Nokomis, interloqué.
— Comment ça, vivantes ?
— Eh bien, qu’elles seraient chaudes et qu’il y aurait comme un petit battement à l’intérieur.
Surpris, le jeune homme sortit lui aussi sa pierre et l’observa attentivement.
— Elle fait ça, la tienne ?
— Oui, pas la tienne ?
— Non. Mis à part le fait qu’elle soit légèrement plus bleutée, elle ne fait rien de particulier, regarde.
Il lui donna sa pierre et effectivement, il n’y avait aucun battement. La gemme d’Hanska ne ressemblait qu’à un simple galet blanc. Elle lui tendit la sienne pour qu’il l’examine. Lorsque la pierre toucha la paume de son frère, il poussa un juron en la lâchant immédiatement.
— Mais c’est brûlant ! Comment fais-tu pour la tenir ?
Au sol, la gemme se mit à briller par pulsations, faisant ressortir ses veinures d’une belle lueur bleue. Quand Nokomis la récupéra, elle redevint terne, bien qu’elle restât tiède dans sa main.
— Je ne sais pas ce que les Anciens veulent de toi, mais je pense qu’il va falloir te préparer à leurs épreuves…
— Tu crois vraiment que les Anciens s’intéressent à moi ?
Hanska lui répondit d’un simple haussement d’épaules, ne sachant quoi dire de plus de cette étrange situation.
Les sourcils froncés, Nokomis regarda à nouveau sa gemme en espérant que son frère se trompait. Elle voulut lui parler du corbeau blanc qu’elle avait vu à la source, mais se ravisa, n’étant pas certaine que cette vision ait été réelle.
Ils discutèrent encore un moment du sujet avant de décider de dormir. À l’aube, ils se sépareraient pour partir à la recherche de leur totem respectif.

79
Mise en avant des Auto-édités / Élina de Lola Swann
« Dernier message par Apogon le jeu. 17/03/2022 à 17:38 »
Élina de Lola Swann



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PROLOGUE


La pluie tombe en lourdes gouttes glacées qui se brisent en mille éclats au contact du trottoir, des fenêtres et des manteaux. Ploc, ploc, ploc, le chant familier, presque guilleret, caractéristique des jours où l’on se dit, à demi agacé, à demi amusé, que décidément on fait tout à l’envers. Que la veille encore, on s’était encombré d’un parapluie à tort, les petits nuages blancs étant restés fermement fixés à la parure bleue du ciel. Qu’aujourd’hui cependant, malgré les prévisions, on a préféré ne pas prendre le fameux parapluie, comme convaincu que ce seul choix suffirait à empêcher le ciel bleu de virer au gris.
Sous l’abribus, une jeune fille attend, frigorifiée. Elle porte un manteau rose tendre à gros boutons. À son cou, une longue écharpe couleur crème a été enroulée, si bien qu’elle peut difficilement tourner la tête d’un côté comme de l’autre. Obligée de se mouvoir en entier pour éviter que l’air froid ne s’engouffre par quelque infime espace laissé libre entre sa gorge et la laine qui la protège.
Chaussée de bottines noires vernies, elle tient contre son cœur un sac à main de la même teinte. Comme pour se réchauffer. Elle semble impatiente de s’en aller. Mais ce n’est pas la route qu’elle guette, mais plutôt le ciel, la fin de la pluie.
À l’instant où le bus arrive, au moment même où il s’arrête juste devant l’abri, elle se met subitement à courir dans la direction opposée. Dévalant le trottoir, sautant par-dessus les flaques d’eau, pour se diriger vers un immeuble de pierre qu’elle contourne par la droite, le long d’un petit parc bordé de platanes. À l’interphone, elle sonne trois coups au nom Roche puis, d’une voix haletante et chantante, elle s’écrie : « C’est moi, mamie ! »
Aussitôt la porte s’ouvre. La jeune fille s’engouffre dans l’immeuble, monte ruisselante les deux étages, et stoppe enfin sa course devant la porte grande ouverte de l’appartement de Rebecca Roche, qui l’attend, un sourire ensoleillé aux lèvres.
La grand-mère et sa petite-fille s’embrassent, joues chaudes contre joues froides, puis cette dernière se déchausse et se déleste de son manteau et de son écharpe glacés d’humidité. Après quoi, elle s’imprègne enfin de la douce chaleur régnant chez sa mamie et, en quelques minutes, la peau opaline de son visage se pare d’une nuance vermeille à l’endroit le plus charnu, ses joues.
La jeune fille a ce côté tendre de l’enfant éternelle, vivant dans ses songes, insouciante du monde réel. L’on devine sous l’épiderme translucide, derrière les yeux brillants et le sourire timide, une sensibilité à fleur de peau. Dans les gestes délicats et le timbre de la voix, c’est l’amour qui se révèle ; un désir d’harmonie qu’elle prend soin de propager au travers d’infimes détails lui paraissant essentiels : la nappe en coton blanc, aux contours en forme de vagues, parsemée de petites fleurs brodées de couleur rose et jaune, dont elle pare la grande table du salon ; les tasses et les sous-tasses décorées de motifs floraux bleu pastel, qu’elle dispose à chaque place, en prenant soin d’y ajouter sur le côté droit, une cuillère à café, ronde et argentée ; et sa petite touche personnelle, une serviette en papier soigneusement pliée en éventail à l’intérieur de chacune des tasses. Satisfaite, elle s’installe sur l’une des chaises – sa place habituelle à côté de sa mamie – et contemple l’air rêveur la table joliment dressée, comme un présage de la merveilleuse après-midi à venir…
Par la porte-fenêtre menant au balcon, au loin, elle observe les arbres nus et se plaît à penser qu’eux aussi font les choses à l’envers, se débarrassant de leur feuillage l’hiver quand ils auraient tant besoin d’un manteau, et se recouvrant d’une parure de verdure au printemps tandis que le soleil suffirait alors à les réchauffer. Mais les arbres n’ont pas froid, songe-t-elle à voix haute. Février n’est pas le mois qu’elle préfère. Après les fêtes de Noël, l’hiver n’a selon elle plus de raison d’être. Or c’est précisément à partir de la nouvelle année que la saison froide s’étire en longueur. Elle rêve à mai, à la fête du muguet, à la venue des fleurs et du soleil. Peut-être est-ce la raison de la table toute fleurie.
Le printemps avant l’heure. Une célébration, quelque chose comme une fête. Un appel à la joie, à la paix.
Vers quinze heures, trois coups sonnent chez Rebecca. Arrive alors Mathis, son plus jeune enfant. Sa nièce va l’embrasser puis s’en retourne à sa place, paisible et heureuse. À nouveau, trois coups : Ding ! Ding ! Ding ! Le cœur de la jeune fille fait un léger sursaut dans sa poitrine. Plus par surprise que par frayeur. Les voilà !
Sans rien montrer de son émoi, elle se lève pour les accueillir. À l’entrée de chez Rebecca, ils se pressent, retirant leur manteau et leurs chaussures, le visage glacé. La jeune fille vient pour les embrasser, ses joues chaudes contre leurs joues fraîches : Gladys, sa mère — la fille aînée de Rebecca —, Raymond son père, et ses deux plus jeunes sœurs. La petite dernière a même droit à quelques mots, prononcés d’une voix timorée, légère comme de la soie : « Ça va, mon bébé ? »
Hormis cette seule phrase, aucun son ne sort de la bouche de la jeune fille, comme si elle avait peur de parler. Comme si elle avait peur, par quelque parole maladroite, de gâcher l’atmosphère paisible qu’elle s’évertue à créer. Il faut que tout soit parfait, que tout le monde se sente bien. Que tout le monde soit heureux. Cependant son sourire est là, constant. Croissant de lune doré sous ses yeux pailletés d’étoiles, comme pour signifier que son silence ne se veut pas offensant, mais au contraire bienveillant.
Une fois la famille au complet installée autour de la grande table du salon, elle s’éclipse dans la cuisine et va préparer le thé, un breuvage réconfortant qu’elle s’empresse de servir dans chacune des tasses, tandis que sa mère coupe le gâteau préparé par Rebecca en parts délibérément inégales : la grand-mère tout comme ses plus jeunes petites-filles, ainsi que Gladys elle-même, tiennent à avoir une part des plus fines, tandis que Mathis et Raymond ne refusent pas une part de bonne taille. Quant à la jeune fille, l’aînée, c’était toujours elle qui récolte la plus grosse part ; gourmande depuis l’âge le plus tendre, l’étiquette lui est restée collée à la peau. En dépit de sa gourmandise, il y a dans son désir de choisir une belle part de gâteau, celui de ne pas décevoir sa mère, ni sa grand-mère, son désir de leur faire plaisir. Comme si son appétit était une preuve non seulement de son bonheur. Mais aussi et surtout de son amour pour elles.

À ce moment précis, elle ne le sait pas encore ; elle est en train de vivre son tout dernier instant de bonheur et d’espérance parmi sa famille...
Dans moins d’une heure, une terrible dispute va éclater. La jeune fille à l’instant si douce et sereine se transformera brusquement en furie. Pour la toute première fois, elle emploiera des mots grossiers. Des mots pour dire le mal subi dans son enfance. Le mal d’avoir été privée de son vrai papa. De pareilles disputes avaient déjà éclaté auparavant mais jamais encore, elles n’avaient pris tant d’ampleur. Jamais encore elles n’avaient causé tant de douleur dans son cœur.
Lorsque sa mère entamera la litanie intenable, les mots infâmes jetés sur le vrai papa. La jeune fille ne pourra, cette fois-là, plus le supporter. Explosion de larmes. Son chagrin n’aura de cesse de couler sous l’indifférence de sa famille. Pétrifiée de douleur, noyée dans l’océan de sa peine, elle laissera flotter son regard loin des yeux indifférents…
La porte-fenêtre du balcon lui apparaîtra soudain comme la seule solution à son désespoir.
La seule consolation à son mal.
En pensées, elle se préparera alors à sa délivrance toute proche, priant pour qu’un saut du deuxième étage suffise à la tuer…
 

PREMIÈRE PARTIE
(Vingt-trois années auparavant)


Billy

Un soir d’hiver comme tant d’autres. À première vue.
Pas un flocon de neige. Juste le froid. Vif et pénétrant. Comme chaque soir de la semaine, Billy rentre à pied du travail. Il en a pour dix minutes, quinze tout au plus. Par une journée printanière, ce serait un chemin agréable ; les minutes défileraient sans qu’il s’en aperçoive. Mais, en ce soir de février, chaque minute qui passe le fait grelotter un peu plus. Est-ce vraiment le froid ?...
Ou bien une appréhension, un mauvais pressentiment ?
Autour de lui, la nuit déjà. La ville semble peinte à l’encre noire, une encre qui déteint sur lui, son manteau, son visage, ses mains… Son cœur. Celui-ci tambourine dans sa poitrine, Billy en sent précisément chacun des battements.
Vite, il accélère le pas, atteint enfin l’immeuble, grimpe deux à deux les marches puis, tout essoufflé, tourne la clé dans la serrure...
Aucun bruit. Pas un souffle. Hormis le sien. Gladys et les enfants ne sont pas encore là. Cela arrive parfois qu’il rentre avant elles. Pourtant, ce soir, leur absence lui paraît étonnante.
Anormale.
Dans la pénombre, le jeune homme jette un œil à la pendule : elle indique précisément dix-sept heures. Puis, le seul son que l’on peut percevoir dans l’appartement dépeuplé parvient subitement à ses oreilles : le tic-tac de l’horloge. Tels des pas métalliques, un chronomètre malfaisant, le compte à rebours d’une bombe.
Quelque chose cloche. C’est trop calme, trop noir.
Malgré l’inquiétude, la prémonition, Billy lentement se déchausse. Après quoi il retire sa veste puis la dépose au ralenti sur la patère accrochée à la porte d’entrée. Comme si de prendre son temps, d’effectuer les gestes habituels avec calme, allait pouvoir changer le cours des choses ; modifier le dénouement, stopper le chronomètre, le vide, l’angoisse.
Enfin, il appuie sur l’interrupteur.
Et la lumière fut.
Le spectacle qui s’offre à lui est incompréhensible : il n’y a plus rien ! Dans le salon, à part le vieux canapé, tout a disparu ! Le jeune homme sent le sol se dérober sous ses pieds, son cœur s’emballer. Le souffle vient à lui manquer, sa gorge comme remplie de sable lui empêche toute manifestation de surprise. Tout cri. Où sont donc passés les meubles ? (Et Gladys ? Et les enfants ?) Se seraient-ils fait cambrioler ?...
Billy se met à courir dans l’appartement, allumant chacune des pièces et découvrant avec stupeur et effroi, l’une après l’autre, qu’elles sont toutes vides. Qui irait voler le micro-onde et leur télévision bas de gamme ? Qui ça intéresserait un lit d’enfant et un berceau ? Les poupées d’Élina et les peluches d’Alyzé ? Bon Dieu, qui ?!
Tremblant et haletant, il s’allume une cigarette. Oui, il avait promis d’arrêter. Pour Gladys, pour les enfants. Oui pour elle. Pour qu’elle l’aime. Qu’elle l’aime comme lui l’aimait. Mais Gladys l’aimait-elle ? L’avait-elle jamais aimé ? L’aimait-elle encore ?
Ces derniers jours reviennent brusquement en sa mémoire : des disputes, des éclats de voix et de verre, des paroles qu’on déverse comme du venin dont on serait contraint de se débarrasser sur le champ. Des paroles qu’on ne peut plus effacer. Qui restent dans les ténèbres de l’esprit.
Et des coups. Oui des coups ! Qu’a-t-il fait ?! Billy si calme et doux, si attentionné et sensible, tout à coup transformé en tornade. Les mots insupportables. Injustifiés. Insoutenables. Comme des flèches lancées en plein cœur. Du sang qui coule sous les mots. Et il rétorque avec les mains. Et elle lui crache au visage…
Puis Élina se met à pleurer, comme chaque nuit dans son sommeil. Comme si elle pouvait voir en rêve la guerre de la pièce d’à côté. Ou plutôt comme si le cauchemar de la pièce d’à côté venait de s’immiscer dans ses rêves. La petite fille pleure depuis une demi-heure déjà mais ses parents viennent seulement de l’entendre. La petite fille qu’il faut aller chercher dans son lit, rassurer. Mais qui peut réconforter l’enfant en larmes quand le cœur des parents est mortifié par la haine ? La petite fille est laissée là, dans le salon. Sur les lieux de l’altercation.
C’est comme ça que maman et papa s’aiment.
Élina entend des mots qu’elle ne comprend pas. Elle pleure des larmes qu’ils ne voient pas.
Gladys avait promis. Elle avait juré : « Je partirai. Tu ne me reverras plus jamais. Ni moi ni les enfants ! Mes enfants ! » Élina avait compris : elle appartenait à maman.
Et maman partirait avec elle.
Sans papa.
La petite fille avait voulu le prévenir, lui qui n’en croyait pas un mot. Elle l’avait observé à la dérobée. Puis, les yeux dans les yeux, du regard, elle l’avait supplié : Papa, t’en va pas… Mais Billy n’avait rien vu, rien entendu. Rien compris. Gladys et lui s’aimaient. Il allait changer. Ne plus fumer, trouver un meilleur travail, ne plus jouer à ses jeux d’argent. Gladys était sa reine. Élina et Alyzé, ses petits anges. Ses amours. Sa vie…
Le ciel lui était tombé sur la tête un soir de février. Le ciel noir d’une nuit sans lune. Gladys partie. Les enfants aussi.
Sa vie écrabouillée.

Élina

Maman et moi on est parties avec le bébé. On a laissé papa tout seul à la maison ! Il a dû faire une grosse bêtise… Maman le déteste. Elle ne veut plus entendre parler de lui.
Quand il téléphone chez mamie et papy, elle hurle qu’elle ne veut pas lui parler. Mais elle prend quand même le téléphone et crie : « Élina est malade, elle ne peut pas te parler ! »
Je ne sais plus sa voix…
Mamie, papy et tonton ne disent rien, ils sont d’accord avec maman : papa est méchant.
Maintenant, il n’y en a plus que pour Alyzé, ce gros bébé qui pleure sans arrêt. Il réclame tout le temps maman. Et maman est là.
Moi je veux papa. Et il n’est plus là…

***

« Élina, mets tes chaussures, on va chez papy et mamie ! » lance Gladys à sa fille. Tout heureuse, la petite fille se précipite dans le couloir pour enfiler ses sandalettes.
Dans l’ascenseur qui les accompagne au deuxième étage, Élina apeurée se serre contre les jambes de sa mère, laquelle tient dans ses bras un bébé, Alyzé, la petite sœur de la fillette. Une fois hors de cette prison volante, Élina resplendissante de joie, se jette dans les bras de sa grand-mère.
— Ma poupée jolie ! Ma poupée, ma poupée ! chante à tue-tête Rebecca apercevant sa petite-fille.
— Mamie !
Rebecca a cinquante ans à peine. Le temps semble avoir glissé sur sa peau sans en laisser aucune trace. Ses cheveux coupés courts, teints en blond-roux encadrent un visage rond aux yeux pétillant de malice. Son regard est empli de tendresse bien qu’on puisse y déceler quelque chose comme un chagrin profond de la couleur de ses yeux vairons. À la vue de sa petite-fille, un large sourire fait immédiatement taire cette tristesse enfouie. La jeune grand-mère prend Élina dans ses bras et l’embrasse sur la joue. Un gros bisou plein de rouge à lèvres. Un gros bisou qui sent si bon…
« Tu es si jolie ma poupée ! » s’exclame la belle dame. Élina sourit, comme assouvie de bonheur. Son grand-père répond tendrement à son sourire.
Noah, plus âgé que sa femme, a les cheveux gris-blanc et un visage poupon, comme enfantin. Un sourire constant, presque timide, égaye son regard aux yeux doux. Sage et calme dans son grand fauteuil, il parle peu et ne s’énerve jamais.
Mon papy, c’est le plus fort.
L’homme prend sa petite-fille dans les bras et pose un délicat baiser sur sa bouille d’ange...
C’est bientôt la fin de l’été, le soleil n’a eu de cesse de briller ces dernières semaines. Il fait une chaleur étouffante dans l’appartement des grands-parents, d’autant plus qu’un gâteau a été confectionné et finit de dorer dans le grand four…
« Miam, miam, ça sent bon le chocolat ! » s’exclame Élina qui se caresse le ventre en formant de tout petits ronds.
Son oncle Mathis, le frère de Gladys de quinze ans son cadet, explose de rire. « Et pourquoi on a fait un gâteau au chocolat, dis-moi ? » demande-t-il en adressant un sourire à sa nièce. La fillette lève les yeux songeuse, semblant interroger le grand lustre scintillant accroché au-dessus d’elle. Quand une lueur soudaine éclaire à nouveau son regard et refait apparaître instantanément son sourire :
« C’est aujourd’hui ? C’est mon anniversaire ?! »
Sa grand-mère hoche la tête et la petite fille crie sa joie, les yeux brillant d’excitation. Son jour à elle ! Elle a quatre ans à présent.
Je suis une grande fille maintenant !
Gladys lui remet les cheveux en ordre et repasse d’une main sa petite robe rouge à pois. C’est le moment de sourire pour les traditionnelles photos. Élina ne comprend pas bien pourquoi il est si important de sourire à cet appareil à la lumière aveuglante. Mais sa mère a l’air de prendre très à cœur ce rituel. Aussi, pour la satisfaire, l’enfant, pensant au délicieux gâteau qui l’attend, dévoile vite ses petites dents.
— C’est bien Élina. Non attends, encore une ! ordonne la jeune femme.
— D’accord. Une photo pour… papa ? questionne timidement l’enfant.
Trop tard !
Élina vient de prononcer le mot interdit. Les flashs stoppent instantanément, les sourires s’éteignent. La petite fille coupe d’instinct sa respiration. Un grand silence. Les regards des grands-parents et du jeune oncle se tournent vers la mère de l’enfant, attendant craintivement sa réaction. Un éclair de fureur passe dans les yeux de Gladys, mais son visage reste indemne. Jusqu’à ce que… « Mangeons le gâteau ! » dit-elle soudain d’une voix glaciale et réprobatrice.
Mais Élina n’a plus faim à présent. Pourtant, elle le sait : il faut manger du gâteau, sinon maman ne sera pas contente. Puis, c’est si bon. Le chocolat, ce petit goût sucré et apaisant qui l’enveloppe de douceur… La bouche barbouillée de chocolat, l’enfant se remémore alors un souvenir lui paraissant si lointain déjà. Comme un rêve qui aurait vraiment existé...
Elle est sur les genoux de son papa. Ils sont assis à la table de la cuisine, un petit cahier ouvert devant eux. Son papa dessine un cygne : « Un long cou blanc, un joli bec orangé... » dit-il. Comme il dessine bien ! Élina veut faire le même dessin, alors son papa place le crayon dans la main de sa petite fille et il lui prend la main, la guidant ainsi pour dessiner à son tour un cygne, un peu moins fascinant certes, mais tellement ressemblant ! Et son papa, tout fier qu’il est, sourit tendrement à son enfant adorée. Son papa avec ses grands yeux marron comme les siens, ses yeux qui l’aiment à l’infini…
Où est-il passé ? Pourquoi il ne faut pas en parler ?
Sa part de gâteau terminée, le souvenir envolé, Élina va retrouver Mathis, son tonton. Le jeune garçon a la même peau claire et les mêmes cheveux brun foncé que sa sœur Gladys. Des yeux marron rieurs animent son visage lorsqu’il joue aux côtés de sa nièce. Assise sur les genoux de Mathis, l’enfant commence à s’occuper de sa poupée chérie, Kaya…
De son nom d’origine, Élie, telle qu’Élina l’avait baptisée en premier lieu, le prénom de la petite poupée s’est vite transformé en Kaya. Offerte à son premier anniversaire, la petite poupée ne quitte que très rarement ses bras. La fillette y est particulièrement attachée. D’autant plus depuis que son papa s’est comme volatilisé…
Alors qu’elle était originellement une très jolie poupée, Kaya inspire aujourd’hui à toute personne étrangère et de la famille, le dégoût plutôt que l’attrait. Seule Élina semble pouvoir percevoir le charme insondable de sa poupée. À ses yeux, Kaya est d’une beauté inégalable quoi qu’en dise quiconque.
« La plus belle du monde entier. »
Le visage de la poupée, doux et d’un blanc crémeux comme de la porcelaine à l’état initial, tire à présent sur le jaune et présente de fines marques en relief. Là où il y a eu un jour ses yeux bleus mélancoliques bordés de longs cils noirs, il ne reste plus que ses paupières fragiles, vides et chancelantes. Son petit nez et sa timide bouche, un peu moins saillants qu’aux premiers jours, posés sur son visage aux pommettes rebondies, lui confèrent une mine à la fois sage et boudeuse. Deux oreilles rondes et délicates ornent les côtés de sa tête, d’où part sa chevelure brun clair, jadis soyeuse et douce, désormais épaisse et drue, figée telle une longue couronne au sommet de sa tête.
Selon les circonstances, Élina l’habille d’une robe ou d’un pyjama aux teintes pastel, recouvrant ainsi le corps souple de la poupée dont l’étoffe blanche rayée de lignes bleu ciel a été maintes fois recousue (Kaya a récemment perdu sa tête et l’une de ses jambes). Tous les matins avant d’aller à l’école, elle lui donne à la dinette son petit déjeuner. Tous les soirs, elle la prend dans ses bras pour s’endormir en suçant son pouce. Kaya est sa petite poupée précieuse, son enfant.
Et, comme tout enfant, Kaya a un papa.
Alors même qu’elle ne sait pas encore parler, Alyzé, la petite sœur d’Élina, s’est aussitôt vu attribuer le rôle du père de sa poupée…

Billy

« Papa ! »
La voix de sa petite fille. Douce, enchanteresse.
Billy s’approche, tend l’oreille, retient son souffle…
Dans un nuage rose, soudain, Élina apparaît. Petites dents du bonheur. Menottes potelées et bras de poupée grand ouverts. Les beaux yeux marron écarquillés. La petite fille émerveillée : papa est là.
Le cœur de Billy bat la chamade. Ses pupilles se dilatent sous l’effet d’un miracle impossible à croire. Le jeune homme se précipite, tend les bras vers son enfant, lui répond de sa voix bouleversée par l’émotion : « Élina ? »
Et la voix de l’enfant tout à coup s’envole. Et, aussi soudainement qu’elle est apparue, la petite fille s’efface...
Petite fille vaporeuse. Transformée en poussières d’étoiles. Souvenir d’un bonheur qui déjà se perd dans l’infini d’un ciel sombre. Dont bientôt il ne restera rien. Plus que des larmes, étoiles liquéfiées. Suspendues sur les joues du papa. Coincées dans les yeux de l’enfant.
Élina. Petite fille envolée. Petit fantôme rosâtre. Mirage d’un bonheur éteint. Avalée par le néant.
Désappointé, Billy repart vaquer à ses occupations. Au passage, il reprend deux de ces petits cachetons bienfaisants. Le corps rempli de pilules de toutes les formes et de toutes les couleurs. Le cœur à demi-anesthésié. Un cocktail détonnant. Dans l’esprit de Billy, flirtent le fantasme et la réalité.
Ce soir, peut-être bien qu’Élina reviendra…

Élina

« Distribution des doudous ! » s’exclame une jeune femme au visage parsemé de taches de rousseur.
L’institutrice fouille dans une large caisse adossée au mur de la grande salle de l’école. Une caisse remplie de peluches : oursons bleus, petits lions dorés, poupées de chiffon… Un à un, elle en sort au hasard les petits protégés des enfants, reconnaissant presque instantanément leur appartenance.
« Jérémy ! Albane ! Mona ! Clément !... »
Les doudous fusent de toutes parts, la maîtresse les lançant l’un après l’autre, de façon machinale, en direction du lit de leur propriétaire.
« Élina !... »
La petite fille lève la main. Trop tard ! Il aurait mieux valu qu’elle l’utilise pour se protéger ; Kaya n’est pas légère comme les autres doudous… La poupée voltige dans les airs et arrive droit sur l’enfant, son visage rigide lui cognant l’épaule. La fillette, comme pour vaincre son propre mal, prend Kaya dans ses bras et la serre très fort contre son cœur.
Non, ne t’inquiète pas si la maîtresse ne t’aime pas. Moi je t’aime.
Puis elles s’emmitouflent toutes deux dans les draps bleu foncé. Ses camarades, assagis par la lumière qui vient de s’éteindre, plongent à leur tour dans leur petit lit, tous les mêmes, placés côte à côte dans la grande salle.
Élina aime beaucoup ce moment-là. Simplement dans ses rêves avec Kaya dans ses bras. Et pas toute seule comme dans sa chambre noire à la maison. Là, tous les enfants dorment avec elle tout autour. Là, elle ne peut pas faire de cauchemar. C’est la nuit, mais le jour…
Dans son rêve, comme la plupart des songes que son esprit s’autorise au sein de l’école, un homme sans visage la prend dans ses bras… La petite fille frémit à ce contact imaginaire et se recroqueville un peu plus sous les draps.
Ses cheveux dorés sont éparpillés autour de son visage qui paraît soudain apaisé dans le sommeil. Ses grands yeux marron au regard profond, voilés de cils soyeux et donnant l’impression de s’étonner de tout, sont simplement clos. Dissimulés sous les douces paupières. Son sourire, qui parfois l’anime, faisant apparaître ses petites joues rondes et resplendir son visage mélancolique, est à peine perceptible. Seul son souffle délicat, par moments saccadé, trahit le trouble de son cœur. En apparence, Élina est tout à fait sereine. C’est juste une enfant que l’on pense timide. Derrière ce calme trompeur pourtant, son petit cœur, tout doucement, sans déranger quiconque, est en train d’imploser…
À la maison toutefois, l’implosion de son cœur se voit davantage. Pour qui a des yeux. Élina ne prononce plus un mot sauf pour s’adresser à sa poupée Kaya. Elle a peur pour un rien, sursaute à la voix de sa mère, à la sonnerie du téléphone, est bouleversée à la moindre erreur, au moindre faux pas…
Hier soir, la petite fille a fait tomber son bol de soupe. Cela ne lui était encore jamais arrivé. La soupe s’est renversée. Mais le bol, comme par miracle, ne s’est pas cassé. Pourtant maman s’est fâchée tout rouge. Maman n’aime pas le bruit, les imprévus. Maman n’aime pas les petites filles maladroites.  Élina s’est mise à pleurer. Pas trop fort pour ne pas déranger. Mais assez fort quand même pour que ça s’entende. Mais maman ne l’a pas consolée. Maman ne demande pas pardon pour ses cris, pour la peine qu’elle cause. Maman ne sait sûrement pas comment on fait…
Heureusement, Élina, elle, le sait. Dans sa chambre, elle va chercher Kaya, sa petite poupée, son enfant. Doucement elle la berce. Et, peu à peu, ses larmes s’éteignent. Telles les étoiles qui s’effacent lorsque le jour commence à poindre…

Billy

Sept mois aujourd’hui depuis que Gladys est partie avec les enfants. Sept mois que Billy est devenu un zombie. Au bar il sert les clients sans même voir leur visage ni ce qu’il leur donne à boire. Au début, ses collègues posaient des questions, les clients s’intéressaient :
— Qu’est-ce qu’il t’arrive, Billy ? T’en fais une tête…
— Elle m’a quittée, elle a pris les enfants, disait-il d’un ton las comme anesthésié.
Comme si ce qu’il décrivait n’était pas en train de lui arriver à lui, mais à l’un de ses lointains amis dont il n’avait plus aucune nouvelle depuis des lustres, un ami envers qui il n’éprouvait plus qu’un vague intérêt. Il parlait de lui comme d’un étranger. Il répétait ces paroles en boucle, toujours les mêmes, du même ton détaché, sourdement désespéré.
À ces mots, son attitude, ses collègues et amis savaient rarement quoi répondre. Ils lui adressaient un sourire embarrassé, censé être réconfortant. Ou bien ils lui tapotaient l’épaule en prononçant dans leur barbe : « Ça va s’arranger mon vieux, t’en fais pas ! »
On sentait qu’eux-mêmes n’y croyaient pas vraiment. Que pouvaient-ils dire d’autre ? Que pouvait-on faire quand la femme aimée vous quitte ? Quand elle embarque les enfants ? Ils ne savaient pas. Personne ne savait. Ce n’était encore jamais arrivé à quelqu’un qu’ils connaissaient.

80
Chroniques Service Presse / 30 secondes de Xavier Massé Éditions Taurnada
« Dernier message par La Plume Masquée le dim. 06/03/2022 à 17:37 »
Résumé :

30 secondes...
Les 30 dernières secondes les plus importantes de sa vie.
Les 30 dernières secondes de leur vie.
Les 30 dernières secondes dont il arrive à se souvenir.
30 secondes... c'est le laps de temps qu'il leur a fallu pour avoir cet accident.
30 secondes, c'est le temps dont dispose Billy pour retrouver la femme de sa vie... disparue...


Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman à la quatrième fort énigmatique.

Suite à un effroyable accident de voiture après une soirée arrosée, Billy, jeune joueur de foot américain à l'avenir très prometteur, se retrouve sur un lit d'hôpital. Malgré tous ses efforts, il ne se souvient quasiment de rien, sauf celui de la présence de Tina sa fiancée, au moment de l'impact.
Il cherche donc aussitôt à prendre de ses nouvelles, savoir si elle se porte bien, et désire connaître le numéro de sa chambre.
Le hic, c’est que selon les médecins, elle n’était pas avec lui dans le véhicule, et semble désormais aux abonnés absents, comme évanouie dans la nature.
Mais Billy ne veut pas en démordre ; il reste persuadé que la femme de sa vie était bien à ses côtés à ce moment là.
Afin de l’apaiser et pour l’aider à reconstituer la chronologie des événements, le Dr Borg décide donc de mettre en place des séances d'hypnose régulières pour le reconnecter à sa mémoire et à ses souvenirs perdus.
Commence alors pour Billy un travail intérieur, une plongée de tous les dangers dans les méandre de son subconscient à la recherche de la vérité…
Mais quelle vérité ? Celle-ci pourrait bien le chambouler, voire le submerger…
Ces quelques lignes posées, le ton est donné ; notre curiosité est piquée au vif ; les questions taraudent notre esprit en ébullition.
Où est Tina ?
Que s’est-il vraiment passé durant ces 30 dernières secondes ?
Billy revit un moment intense, une partie de football américain… le moment semble décisif… puis un choc violent, ces os qui se disloquent… et c’est le blackout complet.
Tout semble confus… ce récit qui recommence sans cesse  à la façon du film "Un jour sans fin" et cette batte de base-ball réapparaît, fil rouge au sein de ses souvenirs hachés et fracturés.
Il y a aussi le sport, l'envers du décor avec ses matchs peu scrupuleux…
Il y a aussi l’accident de voiture...
Le docteur Borg tente de comprendre, essaie de savoir ce qui s'est passé… un homme à côté prend des notes…
Et Tina sa compagne, où se trouve-t-elle au final ?
À l’image de Billy, nous voici plongés, happés, enferrés au cœur d’un presque huis clos terrifiant et glaçant au cœur de la psyché humaine. De rebondissements en rebondissements, l’auteur réussit à tisser une toile des plus complexes, où le lecteur n’aura de cesse de se débattre et d’être ballotté, pour ressortir étourdi et à bout de souffle à la fin du récit.
Grâce a des chapitres bien rythmés, à une écriture directe, nerveuse et sans concession,  cette histoire saura tenir ses promesses pour maintenir l’addiction et le suspense jusqu’à un final des plus inattendus.
Pourtant, malgré une intrigue palpitante et ô combien machiavélique, je dois dire que ma lecture a été quelque peu bousculée.
En effet, même si la description du match de football américain décrite en ouverture est fort bien réussie ; sans nul doute on peut affirmer que l’immersion se fait en moins de 30 secondes, j’ai eu un peu de mal dans les premiers chapitres.
Le procédé de cette journée qui se répète ou peu à peu on en apprend davantage, ces bonds spatio-temporels passé/présent, ce flou artistique assumé et nécessaire pour balader le lecteur, m’ont un peu déstabilisée tout en me laissant un sentiment mitigé.
Heureusement, plus les chapitres avançaient, plus les plongées dans l'hypnose de Billy se répétaient, plus je me suis mis a apprécier ma lecture ; enfin la lumière se faisait jour, les détails étranges prenaient sens… pour atteindre l’emboîtement parfait de chaque pièce du puzzle.
Il faut d’ailleurs saluer les recherches effectuées par l’auteur ; celles-ci favorisent grandement l’envie de connaître la fin de l’histoire, mais aussi permettre l’exploration de personnages bien campés et attachants.
Vous l’aurez compris, outre ces quelques bémols sus-cités, j’ai particulièrement aimé cette lecture originale, profonde et qui ne manque pas de piment.
Alors, si vous aimez les thrillers qui sortent de l’ordinaire, les plongées dans le subconscient qui vous secouent  et qui vous font passer par tout un panel émotionnel, ce livre est fait pour vous ; vous ne serez pas déçus :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :etoile: :etoilegrise:





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