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Mise en avant des Auto-édités / Des colts et du Beethoven de Elsa Errack
« Dernier message par Apogon le jeu. 21/07/2022 à 18:09 »
Des colts et du Beethoven de Elsa Errack



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Des Colts et du Beethoven

(Et il paraît que la musique adoucit les mœurs…)


PARTIE  I    LA TRAQUE

I

     Un fracas terrible le réveilla en sursaut. Il était déjà trop tard. Un homme venait de défoncer la porte, malgré le lit qu’il avait eu la précaution de mettre en travers la veille pour la protéger. Comment ? D’un coup de carabine ? Il n’eut pas le temps d’avoir de réponse. C’est à peine s’il put distinguer un chapeau gris crasseux avançant vers lui qu’il ressentait déjà une terrible douleur, l’autre lui vidait consciencieusement le barillet de son Colt 44 en pleine poitrine. Il lui semblait que cela durait, durait. Et pas moyen de saisir son arme, et cela le tourmentait terriblement : comment se faisait-il que lui, si rapide, si précis, n’ait rien pu faire ? Il s’en voulait à un tel point que l’idée de la mort, sa propre mort pourtant si proche, ne le hantait même pas et cela aussi l’étonnait et il était surpris également qu’il puisse réfléchir à tout cela.
     Quand il ouvrit les yeux après avoir réussi à sommeiller quelques heures entrecoupées de nombreux réveils et peuplées de cauchemars comme celui qui venait de le réveiller, une faible lueur pénétrait dans la chambre miteuse par l’unique fenêtre aux vitres sales. La main gauche déjà sur son Colt, il jeta un bref regard sur la porte : elle était heureusement intacte. Presque chaque nuit ce même cauchemar revenait depuis bientôt trois mois maintenant, Victor étant constamment sur ses gardes, de jour comme de nuit, traqué, les nerfs à vif, toujours à la merci de la balle qui mettrait fin à ses jours. Il se leva du vieux fauteuil bancal où il avait passé la nuit puis se dirigea avec précaution vers la fenêtre. Il jeta un coup d’œil prudent sur la rue poussiéreuse. Un jour glauque pointait peu à peu. La tempête qui sévissait la veille s’était calmée, il ne soufflait plus qu’un vent encore assez furieux. La rue était déserte.
     Il entreprit une toilette sommaire - ce qui le contraria car habituellement il prenait un bain quotidien quand il était en ville-  versant dans une cuvette à la propreté douteuse le peu d’eau qu’il y avait dans le broc ébréché, le tout étant posé sur une table si frêle qu’elle donnait l’impression de vouloir s’effondrer à tout moment sous ce poids pourtant ridicule. Il prit toutefois le temps de se raser parfaitement, utilisant pour cela son propre miroir et son savon à barbe, étant donné que la chambre n’offrait pas ce genre de confort. Avec son lit rempli de punaises que Victor avait dédaigné autant par dégoût que par la nécessité d’être toujours sur le qui-vive, la pièce présentait un spectacle désolant. Le plancher était noir de crasse tout comme les murs et le fauteuil où il avait passé la nuit devait dater de l’époque de Thomas Jefferson. « Et dire que Domir est mort ! » La terrible nouvelle qu’il avait apprise un mois plus tôt et qui l’avait effondré lui revint douloureusement à l’esprit. « C’était stupide de ma part mais, il me semblait que jamais cela n’arriverait. » Puis il peigna soigneusement son abondante chevelure brune, se disant machinalement qu’il ferait bien de se rendre chez le barbier pour une bonne coupe. Il s’habilla le plus élégamment possible malgré une chemise blanche des plus froissées, n’ayant pas été repassée depuis longtemps. C’est là qu’un des boutons de son gilet lui resta dans les doigts… Ce qui n’aurait dû être qu’un détail des plus futiles au vu de sa situation provoqua un trouble chez lui. Comment, lui, toujours vêtu de façon impeccable, devoir porter un gilet auquel il manquait un bouton ? Et après ? Ce seraient des manches élimées ? Une cravate qui s’effiloche ? Des chaussures trouées ? Lui apparut aussitôt l’image de ce pauvre hère, qu’il avait croisé dans la rue la veille au soir juste avant d’arriver dans cette misérable auberge des abords de Wichita, à qui il manquait la moitié des dents et qui exhibait ses haillons tout en réclamant quelques cents. Ce n’est pas qu’il ait vécu auparavant dans le luxe - la parenthèse dorée de Denver mis à part- mais il n’avait jamais manqué de rien étant enfant et ce jusqu’à l’âge de dix-sept ans et depuis peu encore, il connaissait une grande aisance. Il s’aperçut aussi que sa boite à pâte dentifrice Sheffield était quasiment vide et tout en la laissant sur la table, il se dit, sarcastique, que vu ce qui l’attendait, cela ferait toujours quelques onces de moins à transporter.
     Dans la salle de l’auberge qui offrait un décor tout à fait en accord avec la chambre et où régnait une lourde odeur de graillon, officiait un gros homme chauve à la mine réjouie. Quand Victor entra, quatre jeunes hommes, dont aucun ne devait avoir plus de dix-huit ans, des cowboys à la tenue fruste, en sortaient justement. L’aubergiste voyant le visage de Victor aux traits tirés par la fatigue, lui demanda, sur un ton ironique, s’il avait passé une bonne nuit. Celui-ci ne daigna pas répondre et s’assit devant l’une des tables branlantes et poisseuses. Bien que le vent se soit calmé depuis la veille, on avait toujours l’impression qu’il allait emporter le bâtiment de bois vacillant, l’air poussiéreux s’infiltrant à travers les planches disjointes. Victor réussit à obtenir un œuf frit et un café épouvantable. Il n’osait presque pas toucher au morceau de gâteau rassis que l’aubergiste avait apporté en assurant jovialement que sa femme l’avait fait seulement la veille. Victor fut surpris de découvrir qu’il avait cependant bon goût. Et soudain, subrepticement, lui revinrent en mémoire Denver, le Brown Palace Hotel, Octavie, douces images ressurgies d’un temps qui lui semblait déjà lointain -alors que tout cela datait seulement de quatre ans. Il fut étonné que de tels souvenirs émergent de son esprit car il ne repensait pas souvent à cette époque. Mais ce n’était vraiment pas le moment de se remémorer cela. Il s’empressa de chasser ces pensées, il lui fallait concentrer toute son attention sur ce qu’il avait à faire.
     Il alla seller son cheval, son adorée Terpsichore, une jument anglo-arabe de douze ans à la robe alezane. Il lui dit quelques mots en français -il n’y avait presque plus qu’avec ses chevaux qu’il parlait le français ces derniers mois : « Tu vas être un peu plus chargée que d’habitude mais enfin, cela ne fera pas un poids très lourd » puis il alla flatter une dernière fois l’encolure de Boniface, son ancien cheval de bât. Il était obligé de le laisser, et cela pour diverses raisons. Tout d’abord, parce que lorsqu’il était arrivé la veille au soir, il avait joué de malchance : l’aubergiste l’avait reconnu immédiatement et il avait bien fallu négocier pour ne pas être livré au shérif. Victor n’ayant plus assez d’argent, le cheval avait servi de monnaie d’échange. Boniface n’était plus de la première jeunesse mais il était encore solide et bien entretenu. Ensuite, il fallait bien avouer que Victor n’avait plus grand-chose à lui faire porter depuis cette épouvantable histoire qui lui était arrivée un mois auparavant à l’hôtel (un hôtel digne de ce nom car à l’époque il pouvait encore se le payer) de North Platte. Enfin, il devrait, encore plus que d’habitude, faire montre de rapidité, et si Terpsichore volait au-dessus du sol, ce n’était pas le cas de ce pauvre vieux Boniface qui allait le ralentir au risque de lui faire perdre la liberté et donc la vie car la corde l’attendait en cas d’arrestation.
     Il sortit dans la rue qui commençait lentement à s’animer. C’était une belle matinée de septembre, hormis le vent qui soufflait encore assez fort. Terpsichore montrait des signes de nervosité, ressentant l’inquiétude de son maître. Victor traversa la ville de Wichita, cette ancienne « cowtown » qui comptait désormais plus de dix mille habitants, au quotidien plus calme qu’à l’époque où elle était une tête de ligne pour le transport du bétail au début des années 1870. En ces temps-là des hordes de cowboys l’investissaient régulièrement lorsqu’ils conduisaient les troupeaux de vaches jusqu’à la gare. Après un rude voyage de plus de deux mois, l’arrivée en ville donnait lieu à une explosion de joie par trop bruyante et exubérante au goût des honnêtes citoyens désirant mener une vie tranquille. C’est ainsi que s’était forgée la mauvaise réputation de Wichita et encore plus celle de Delano, la ville de l’autre côté de l’Arkansas où se trouvaient quantité de saloons, tripots et maisons closes qui étaient pris d’assaut par tous les marchands de bétail, conducteurs de troupeaux et cowboys. Victor emprunta les rues les moins fréquentées, le chapeau baissé sur les yeux, prenant une allure calme et dégagée mais étant dans la crainte permanente d’être reconnu. Il arriva dans le quartier résidentiel de College Hill où vivaient les habitants les plus fortunés de la ville. Il s’avança jusqu’aux abords d’une immense villa construite sur une éminence artificielle, une réplique d’un des palais vénitiens de Palladio, la villa Foscari, dont les somptueuses colonnes ioniques de pierre blanche de Pucisca dominaient un grand bassin où évoluaient des cygnes noirs. Un magnifique jardin entourait la maison, agrémenté de statues représentant divers personnages de la mythologie grecque, il y avait même un Cerbère dans un coin, tellement criant de vérité qu’il semblait que, de ses trois gueules allaient sortir de furieux aboiements et qui, invariablement, faisait sursauter les invités qui le découvraient subitement au détour d’une allée.
     Victor s’arrêta à une centaine de yards de la villa et descendit de cheval. Il attacha Terpsichore à l’une des branches à moitié cassée, qui pendait au sol, d’un énorme chêne et se plaça en embuscade derrière l’arbre. Il vérifia ensuite à nouveau minutieusement son arme -il avait pris un de ses Schofield- puis il tenta de s’immobiliser, le revolver dans la main gauche, prêt à faire feu. Alors qu’il était toujours si sûr de lui et maître de ses nerfs, cette fois il ne parvenait pas à évacuer une forte tension qui avait envahi tout son corps. Il n’avait pas eu le temps de bien inspecter les lieux, de se préparer et il n’aimait pas ça. Il n’était jamais allé auparavant dans ce quartier de Wichita et c’est seulement la veille, avant de s’installer dans cette pauvre auberge qu’il était passé pour observer la maison, mais très rapidement et il faisait déjà nuit. C’est donc presque contre son gré qu’il finit par sortir une flasque de whisky d’un de ses sacs de selle et qu’il en but quelques gorgées bien qu’il se fût donné pour règle de ne jamais boire une goutte d’alcool avant de se mettre au « travail ». Radomir le lui avait dit cent fois : « Le whisky et le tir, ça ne fait pas bon ménage, parce que, à part troubler la vue et faire trembler la main… » Victor se disait qu’il lui fallait à tout prix réussir, réussir à éliminer le commanditaire de ces tueurs lancés les uns après les autres à ses trousses. Il avait supprimé le premier à Grand Island au Nebraska, le second sur la route de Kearney et lorsqu’il avait découvert qu’un troisième l’avait pris en chasse, il avait compris qu’il ne le laisserait jamais en paix où qu’il se trouve. Après le désastreux épisode de North Platte, il était parvenu à se débarrasser du troisième tueur, mais il savait trop bien qu’il en avait à nouveau deux autres à ses basques -il espérait d’ailleurs qu’ils ne surgiraient pas à l’instant. Pour avoir une chance de s’en sortir vivant, Victor savait qu’il devait d’abord en finir avec l’homme qui s’acharnait après lui et qui ne cesserait de lui envoyer ses mercenaires qu’une fois mort.
     « Et dire que je n’en serai pas là, que tout cela ne serait pas arrivé si je n’avais pas eu la faiblesse, la bêtise... La bêtise ? L’idiotie oui -et là Victor ne trouvait jamais de mot assez fort pour se blâmer- d’accepter ce contrat proposé par ce crétin d’Albert Cooler, ce traître, cet imbécile, cette chiffe molle, ce pleurnicheur… » Victor s’arrêta là, mais il n’avait pas pu s’empêcher, encore une fois, de se reprocher amèrement de s’être laissé embarquer dans cette stupide affaire qui avait complètement bouleversé le cours de sa vie et l’avait mis en constant péril de mort. S’invectivant, s’injuriant même, il ne cessait de se demander ce qu’il lui était passé par la tête, ce soir de mai dernier. « Et tout ça pour 545 misérables dollars ! » Lui qui ne se déplaçait jamais pour moins de cinq mille ! Il finit par se ressaisir, se répétant à nouveau qu’il ne pouvait pas savoir que cela tournerait aussi mal, puis desserra les mâchoires, ferma les yeux et expira lentement pour se forcer à retrouver le calme.
    Dix heures dix. Exactement. Dans un élégant cabriolet à quatre roues mené par un vieux cocher noir vêtu d’une livrée écarlate, Blake Hole sortait de la villa pour se rendre à sa quotidienne séance de spiritisme. Victor arma le chien de son revolver. Mais pour comprendre pourquoi Victor Brennan s’apprête à tuer Blake Hole en cette matinée de septembre 1876, il nous faut revenir quatre ans en arrière, lorsque John Cooler, modeste ingénieur de Chicago venu s’installer à Wichita travaillait d’arrache-pied afin de créer sa Cooler Refrigerator Company.

II

-   P’pa, tu viens manger, il est presque 22h… En plus Margarita nous a fait sa tarte à la rhubarbe…
-   Viens, viens voir ! ça y est, j’y suis, regarde un peu, je vais t’expliquer le fonctionnement.
     C’est bien parce qu’il aimait à ce point son père et éprouvait pour lui une grande admiration, sachant aussi combien ses recherches étaient fondamentales à ses yeux qu’Albert se pencha sur les plans qui jonchaient la table de travail plutôt que d’aller déguster une part du délicieux gâteau dont l’odeur suave agaçait encore plus son appétit. L’adolescent tenta de se concentrer afin d’essayer de comprendre les explications.
-   Tu vois, en fait c’est tout bête, mais… personne encore n’y avait pensé. Voilà : là, en haut des wagons, il y aura les caissons contenant la glace, ainsi l’air refroidi s’écoulera vers le bas. Il n’y aura plus qu’à bien emballer la viande, et … le tour est joué ! Elle pourra être transportée sans dommage pendant plusieurs jours. Et maintenant que je le tiens, mon wagon frigorifique, il va falloir monter cette affaire… Tu vas voir, dans quelques mois, des wagons de la Cooler Refrigerator Company sillonneront les Etats-Unis d’Ouest en Est ! De Wichita à Chicago et peut-être même jusqu’à New York ! Et nous gagnerons des millions !
-   Ah ! C’est formidable p’pa ! Je l’ai toujours dit, tu as des idées géniales ! Et maintenant, tu viens manger ?
     John Cooler en avait passé un temps pour le mettre au point, ce wagon frigorifique ! Cela faisait des mois et des mois qu’il y travaillait. Mais attention, c’était un wagon réfrigérant fiable, performant, pas une de ces glacières sur roues -les premières tentatives avaient eu lieu vers 1851- qu’on ne pouvait utiliser qu’en hiver et dans lesquelles la viande en contact avec la glace s’abimait, prenant un mauvais goût et se décolorant, ni ces wagons où les carcasses étaient suspendues au-dessus d’un mélange de sel et de glace que l’on avait rapidement cessé d’utiliser car ils provoquaient des déraillements tant leur charge oscillait dans les virages. La mise au point de ce wagon frigorifique n’était toutefois qu’un élément de la vaste entreprise que John Cooler se promettait de mettre en œuvre. Depuis quatre ans, John ne vivait plus que pour cela, c’était devenu une obsession : aussitôt éveillé il se mettait à y réfléchir, n’hésitant pas à retourner à sa table de travail en pleine nuit, multipliant calculs, plans, schémas, prévoyant le montant des capitaux à investir (c’était là où le bât blessait le plus) et également les bénéfices qu’il escomptait prodigieux. Son exaltation lui faisait perdre le sommeil et il en oubliait également parfois de manger. Néanmoins, jamais il ne cessa de s’occuper de son fils, Albert, pour qui il avait une tendre affection. Il l’associa à tous les stades de la réalisation de son grand projet.
     L’idée de John Cooler était simple mais elle pouvait rapporter gros si elle aboutissait : il s’agissait de contrôler toute la filière de la viande, de l’achat de bétail à son abattage et à sa transformation sur place, à l’Ouest, jusqu’au transport et à la livraison de viande au détail dans les villes de la côte Est. De la vache sur pied au steak fraîchement livré ! Car jusque-là, les vaches, les fameuses « longhorns », parcouraient un épuisant trajet, parfois de plus de mille cinq cents miles, en troupeaux de deux à trois milles têtes, des ranchs du Texas où elles étaient élevées aux cowtowns du Kansas et c’est ensuite entassées dans des wagons à bestiaux, pendant plusieurs jours (sans eau ni nourriture le plus souvent) qu’elles étaient acheminées dans les villes de l’Est où se trouvaient abattoirs et usines de transformation de la viande. Il n’était guère étonnant que dans ces conditions nombre de bêtes meurent en route et que les autres arrivent dans un état pitoyable, amaigries ou malades et qu’ainsi la viande ne soit pas de la meilleure qualité. Le système inventé par John Cooler permettrait donc un bien meilleur rendement avec la disparition de tous les intermédiaires. Tout le monde y serait gagnant, de l’éleveur qui gagnerait plus, au consommateur qui paierait moins. Mais pour que cela fonctionne, il fallait pouvoir transporter la viande sur des milliers de miles, pendant des jours sans que celle-ci s’abime, donc il était indispensable de disposer d’un wagon réfrigérant qui garantisse vraiment sa qualité et sa fraîcheur.
-   Ah si ta mère était encore avec nous, elle serait bien épatée de voir que j’ai réussi, elle qui pensait toujours que je n’arriverais à rien…
        Avec Gladys, son épouse, John n’avait pas eu de chance. Le mariage avait tourné court. Gladys avait quitté son mari pour partir avec le meilleur ami de celui-ci- c’est d’un commun certes, mais c’est toujours affreusement vexant et navrant- et était allée s’installer avec lui en Californie. Elle avait cependant attendu d’accoucher car elle ne désirait pas s’embarrasser de l’enfant qu’elle attendait et c’est bien volontiers qu’elle l’avait laissé à son mari. Elle envoyait toutefois une lettre chaque année pour les vœux. Albert n’avait donc jamais connu sa mère. Son père et lui avaient quitté Chicago pour s’installer à Wichita en 1872 au moment même où le chemin de fer arrivait. L’Atchinson Topeka and Santa Fe Railroad permit alors de relier la ville à la côte Est en faisant également d’elle une « tête de ligne » pour le bétail1.
     Si sa femme avait encore vécu avec lui, elle n’aurait pas manqué de s’écrier que son mari était fou, que tout cela les mènerait directement à la ruine et elle aurait enjoint John de retourner aussitôt à Chicago dans son petit bureau d’ingénieur où il travaillait pour Mr Baker. Mais John était plein d’allant et avait une foi inébranlable en son projet. Aussitôt le brevet de son wagon frigorifique déposé, il se lança dans l’aventure, qui promettait d’être risquée et pleine d’obstacles à surmonter, l’absence quasi-totale de fonds n’en étant pas le moindre. Il réussit à convaincre quelques personnes qui n’avaient pas froid aux yeux de s’associer à lui pour donner naissance à la Cooler Refrigerator Company et se lança corps et âme dans la réalisation de son entreprise y consacrant tout son temps et toute son énergie. Cela lui demanda un travail acharné, il se démena pour tenter de convaincre quelques éleveurs de lui vendre leurs bêtes, fit de nombreux allers-retours au Texas, mais un seul d’entre eux accepta. Il persuada ensuite son vieil ami George Walter de lui fabriquer dix wagons frigorifiques dans son usine de Chicago. Il réussit, avec ses trois associés qui étaient tout aussi désargentés que lui, à réunir les capitaux en multipliant les prêts, s’endettant jusqu’au cou. Et enfin, après avoir fait construire un abattoir à Wichita et s’être associé à un détaillant de Boston qui revendrait ses produits, il parvint à obtenir de l’Atchinson Topeka and Santa Fe Railroad de faire rouler ses wagons réfrigérés, ce qui fut des plus difficiles, la compagnie de chemin de fer craignant de perdre ses juteux bénéfices liés au transport de bétail sur pied. Pendant tous ces longs mois de lutte, le père et le fils furent inséparables. John emmenait Albert partout, dans les ranchs au Texas, à Chicago dans l’usine de George Walter, dans les nombreuses banques qu’il avait sollicitées... Albert, même s’il n’en saisissait pas tous les enjeux, s’était enthousiasmé pour cette affaire et surtout il ne pensait pas un seul instant que son père pût échouer.
     Et c’est ainsi que La Cooler Refrigerator Company vit le jour, au début de l’année 1874, le six janvier, jour de l’anniversaire d’Albert qui venait d’avoir dix-huit ans. Le premier convoi de wagons frigorifiques emplis de carcasses de viande partit de Wichita le 15 février 1874 et arriva sans encombre à Boston une semaine après. Les premiers profits furent engloutis dans
1 L’aboutissement du sentier sur lequel étaient conduites les longhorns du Texas au Kansas se déplaçant au fur et à mesure de l’avancée de la construction des chemins de fer.
les remboursements des emprunts mais tout avait l’air de se passer admirablement bien. C’était sans compter l’éternelle histoire du pot de terre contre le pot de fer.
     Et le pot de fer en l’occurrence fut le puissant Julius Hole. Celui-ci, associé à son frère Blake, était à la tête d’un véritable empire financier dont le commerce de la viande n’était qu’une affaire parmi bien d’autres. Les richissimes frères s’étaient partagé le pays, Julius œuvrait à l’Ouest, Blake régnait sur l’Est. Julius prenait part à tout ce qui concernait le développement de l’Ouest : lignes de chemins de fer, ventes de terres aux colons, exploitation de mines et donc aussi commerce du bétail. Julius, qui n’était pas marié, se plaisait à changer souvent de lieu de résidence, suivant l’avancée des lignes de chemin de fer, mais en 1871, il eut un coup de foudre pour Wichita (sans doute pas pour le site qui n’a rien de rare.) Il se fit bâtir une demeure magnifique sur le modèle d’une villa du Palladio car il était un grand admirateur de la civilisation italienne de la Renaissance. Le vieux père Hole, resté à Boston, n’avait jamais compris pourquoi Julius s’était entiché de ce coin perdu à la réputation épouvantable. Pour lui, ces régions de l’Ouest ne faisaient pas partie du monde civilisé et Wichita n’était synonyme que de violence, débauche et crimes.
     Julius Hole avait suivi avec grand intérêt le projet de John Cooler, il avait missionné une équipe qui était chargée d’espionner tous ses faits et gestes et qui les lui communiquait au fur et à mesure de l’avancée de l’opération. Pour rien au monde il n’y aurait mis un cent, car il voulait d’abord s’assurer que tout cela pourrait fonctionner et ensuite il était hors de question pour lui d’être l’associé d’un petit ingénieur de rien du tout et de participer à une entreprise d’une taille méprisable. S’il obtenait la preuve que le système était efficace, Julius Hole n’aurait plus qu’à récupérer l’idée de John Cooler.
     Ce qui ne lui fut pas très difficile, car il avait l’habitude des affaires et donc des coups retors. Il envoya ses sbires chez George Walter qui se laissa convaincre sans trop de peine de fabriquer des wagons frigorifiques pour Hole étant donné qu’on lui laissait entrevoir de substantiels bénéfices. George Walter se persuada lui-même, pour balayer ses scrupules, qu’après tout, cela ne se faisait pas contre John, que c’était le progrès, qu’il fallait vivre avec son temps et puis, malgré le brevet, tout un chacun pouvait bien, en observant un peu comment fonctionnait le système de réfrigération, fabriquer ces wagons, alors pourquoi refuser une offre aussi intéressante ? Il accepta donc et, pour son plus grand malheur, commit la grave erreur d’accepter de travailler avec les gens à la solde de Julius. Ils s’empressèrent de voler les plans et les wagons furent construits dans une des usines des Hole, à Boston. John Cooler, fort de son brevet, tenta bien une action en justice mais à part y perdre beaucoup d’argent, il n’arriva à rien, les Hole ayant à leur disposition une armée de brillants avocats ainsi que de sérieuses relations dans les milieux politiques.
     La Hole Refrigerator Line vit ainsi rapidement le jour et très vite ce furent près de cinq cents wagons réfrigérés qui circulèrent à travers le pays, non seulement sur la ligne de l’Atchinson Topeka and Santa Fe Railroad mais aussi sur d’autres lignes du pays. Des contrats furent passés avec de nombreux éleveurs et les Hole avaient déjà à leur disposition tout un réseau de grossistes et de détaillants pour revendre la viande sur la Côte Est. Ils proposèrent des prix alléchants pour tout le monde et la Hole Refrigerator Line devint ainsi incontournable sur le marché de la viande bovine de l’époque. Quant à John Cooler, un malheur n’arrivant jamais seul, l’unique éleveur qui le fournissait mourut subitement et ses fils qui avaient repris le ranch firent affaire avec Julius Hole. Bref, en quelques mois seulement, la Cooler Refrigerator Company fut coulée, John fut ruiné, tout comme ses associés, et il se trouva dans l’incapacité de payer ses très lourdes dettes et de verser la paye de ses employés. Ce fut Julius Hole qui lui racheta ses quelques wagons frigorifiques…
     Avant de mettre fin à ses jours, John Cooler avait longuement hésité, non pas à exécuter son sinistre projet, car pour cela sa décision était irrévocable, mais à laisser une lettre à son fils bien aimé. Le matin même de sa mort, quelques heures avant de se jeter sous le dix heures quarante qui partait pour Chicago et qui comportait d’ailleurs plusieurs wagons de la Hole Refrigerator Line, John s’enferma dans son bureau. Il commença par quelques phrases solennelles, puis pris d’une grande lassitude, il finit par déchirer et brûler son brouillon. Il espérait qu’Albert surmonterait ces moments pénibles et irait vivre en Californie avec sa mère. Il jeta alors quelques mots sur une feuille qu’il introduisit dans une enveloppe adressée à sa femme qui vivait à San Francisco.
     Albert fut totalement effondré par le décès de son père. Quand il l’apprit, une demi-heure seulement après le drame, il pensa ne jamais pouvoir y survivre. Pendant plus d’une semaine, plongé dans une affliction extrême, c’est à peine s’il put s’alimenter (ce qui était signe chez lui d’un profond désespoir), il ne quitta pas la chambre et beaucoup craignirent qu’il ne se laissât mourir. Puis peu à peu, malgré son immense détresse, il se remit à faire machinalement les gestes du quotidien et revint tout doucement à la vie. Dans le même temps naissait dans son esprit l’obsession qui allait le hanter pendant de longs mois: faire disparaître de cette terre Julius Hole qu’il tenait pour seul responsable de la mort de son père. Il s’en fit la promesse et c’est ce qui lui permit de trouver la force de continuer à vivre. Quant à Gladys, lorsqu’elle reçut la lettre de John avec seulement cette phrase : « Tu avais raison » elle s’interrogea longuement, se demandant de quoi il pouvait bien parler. Puis elle fut prévenue du décès de son ex-mari. Elle en éprouva du chagrin car elle avait toujours gardé une certaine affection pour John, même si très rapidement après leur mariage elle l’avait trouvé trop sérieux, trop sage, trop triste enfin bref, trop terne et qu’elle était très vite tombée amoureuse de Jim qui était tout l’inverse de John. Elle fut par contre étonnée elle-même de s’inquiéter du sort d’Albert, dont elle ne s’était pourtant jamais préoccupée pendant toutes ces années. Elle demanda à son frère et à sa belle-sœur, installés à Wichita depuis peu de veiller sur son fils, ce qu’ils firent avec bienveillance, même s’ils avaient toujours pensé que John était un fou exalté et que son fils prenait le même chemin que lui. Ils proposèrent à leur neveu de l’héberger mais celui-ci refusa, préférant rester seul dans la demeure paternelle, qu’il réussit à garder grâce à une hypothèque.

III

-   Mais Bon Dieu, ça fait deux ans que tu me répètes la même chanson ! Arrête ! Soit tu le fais vraiment soit tu cesses d’en parler ! s’écria Frank excédé. 
-   Je le ferai, je te dis, je le ferai, je le ferai ! Tiens, regarde, j’ai acheté ça hier. Et Albert souleva sa veste pour montrer un Colt 1849 Pocket glissé sous sa ceinture.
-   Tu es fou d’avoir apporté ça ici. Tu sais ce que tu risques ?
     Albert Cooler referma sa veste et haussa ostensiblement les épaules. Il avait déjà beaucoup bu mais il commanda un autre whisky. Il savait bien qu’au « White horse », le saloon où Frank et lui se trouvaient, comme dans tous les autres lieux de distraction de Delano, cette banlieue autrefois très agitée de Wichita, le port d’une arme était interdit et qu’on se devait de la laisser à l’entrée sous peine de se faire sonner les cloches par le shérif.
-   C’est pas parce que Paul Honor te connaît depuis des années et qu’il serait indulgent avec toi que ça ne te vaudrait pas une nuit en taule, un truc comme ça !
     Pour toute réponse, Albert se mit à pleurer, abondamment. Son vieil ami Frank, qui devait se rendre à sa partie de poker -il était devenu joueur professionnel- s’impatienta mais il ne voulait pas laisser Albert seul dans cet état. C’était son ami d’enfance et son seul véritable ami d’ailleurs. Il assista une fois encore à la même scène, à laquelle il assistait plusieurs fois par semaine depuis plus de deux ans, depuis ce jour de 1874 où le père d’Albert avait mis fin à ses jours : Albert se lamentait sur son sort, sur celui de son père John Cooler, ruiné par Julius Hole, puis se mettait à traiter le patron de la Hole Refrigerator Line de tous les noms, pour au final promettre de le tuer de ses propres mains. Mais ce soir, ce qui était nouveau, c’est qu’Albert était armé et cela inquiétait Frank qui se demandait quel usage il pourrait faire de cette arme car à défaut de tuer Julius Hole il était possible qu’il tente de la retourner contre lui. Soudain Albert s’effondra sur la table -Frank eut juste le temps de reculer le verre de whisky à moitié plein pour éviter qu’il ne le renverse- et c’est à peine si Frank l’entendit murmurer : « Je le ferai, je le ferai… Il va crever ce salaud de Julius. » Ses propos se faisaient de plus en plus confus. Puis après un court silence, s’étant un peu redressé, il pleurnicha, dans un soupir de désespoir et levant douloureusement les yeux sur Frank : « J’sais pas me servir de ce truc, tu te rends compte, Nom de Dieu, j’sais pas, j’y arriverai jamais ! » Et il retomba sur la table. Frank avait vraiment de la peine pour lui. Il avait bien conseillé à de nombreuses reprises à Albert de vendre la vieille maison de son père, de liquider l’abattoir qui fonctionnait au ralenti -il n’en sortait plus que quelques carcasses de viande par mois qui lui assurait un maigre revenu- de partir s’installer dans une autre ville,  pourquoi pas en Californie aller rejoindre sa mère, en tout cas de refaire sa vie, ou plutôt de la faire car il avait seulement vingt ans, mais Albert s’acharnait, voulait à tout prix venger son père, et en même temps, était incapable d’agir.
     A ce moment-là, Peter Drabek, un grand blond à l’air dégingandé, entra dans le saloon et fit signe à Frank. « Qu’est-ce que tu fiches, on t’a attendu, mais comme tu ne venais pas, je leur ai dit de trouver d’autres partenaires. Comme ce n’est pas ton habitude, j’étais inquiet, qu’est-ce qui se passe ? » Et il jeta un regard sur Albert, qu’il avait croisé une ou deux fois, il connaissait vaguement son histoire. Albert se releva un peu, avec difficulté, fit un bref signe de tête pour saluer le nouveau venu, puis aussitôt, repartit dans ses borborygmes. Frank se mit en devoir de résumer l’affaire pour Peter. Il se trouvait que Peter était du genre à s’occuper des affaires des autres et à aimer trouver une solution pour chaque problème.
-   Ah, je vois, fit Peter, je pense que j’ai ce qu’il vous faut.
-   Ce qu’il faut à Albert, pas à moi, attention, je n’ai rien à voir avec ça, moi, précisa Frank d’un ton irrité. Et puis, qu’est-ce que ça veut dire « ce qu’il faut ? »
-   Eh bien, vous ne voyez pas… Si on veut tuer quelqu’un…
-   Chut, moins fort ! lui intima Franck, les sourcils froncés par l’agacement.
-   Ouais, bon, continua Peter à voix basse, je disais que si on veut… mais qu’on est pas en mesure de le faire soi-même… Eh bien, faut trouver un gars qui le fera à votre place… C’est un type sûr, je le connais bien, quand on était gosses, on habitait le même quartier à Omaha, au Nebraska. C’est mon père qui lui donnait ses cours de piano, il est très doué d’ailleurs, un vrai virtuose.
-   Quoi ! Un pianiste ? Mais qu’est-ce que tu veux qu’on foute d’un pianiste ? C’est pas vrai, t’es encore plus bourré que ce pauvre Albert ! tempêta Frank qui commençait en à avoir assez de cette discussion sans queue ni tête.
-   Mais non, il est pas pianiste, il a changé d’instrument, si tu vois ce que je veux dire, et c’est un véritable as de la gâchette.
     Frank secoua la tête, il désapprouvait totalement la proposition, mais Albert, qui avait fini par comprendre, tiré peu à peu de sa torpeur alcoolique par les propos de Peter, s’exclama :
-   Un tueur, c’est ça, c’est un tueur ?
-   C’est ça, gueule-le encore plus fort pendant que tu y es ! En plus, avec ce que tu as sur toi, c’est vraiment le moment de te faire remarquer, gronda Frank.
-   Mais oui, Nom de Dieu, j’y avais pas pensé, c’est ça qu’il me faut, et se tournant vers Peter, trouve-le moi tout de suite, je veux que Julius soit descendu dès demain.
-   Pas si vite, je pense savoir où le trouver, mais il me faudra quelques jours. Et puis il va falloir du fric, parce que Vic, il ne fait pas dans les œuvres de bienfaisance. Par contre, tu peux être sûr que ce sera du travail bien fait.
-   Ouais, pour le fric, ça ira, j’en trouverai, va le chercher, il est où, en ville ?
-   T’as quasiment plus un cent et tu es prêt à… Frank bouillait. Tiens, je préfère partir, mais avant, comme tu es mon ami, je tiens quand même à te dire que tu te conduis comme un imbécile et encore une fois, je te conseille de tout vendre et de partir d’ici. Je sais que tu ne m’écouteras pas mais au moins j’aurais la conscience tranquille car je t’aurais prévenu.
     Frank quitta vivement la table et sortit du saloon. Peter reprit alors, en chuchotant.
-   Donne-moi trois jours, je te trouve Vic et je te le ramène. On peut se retrouver chez toi, jeudi soir, vers onze heures, c’est OK ?
-   C’est bon, je vous attendrai. Jeudi, onze heures.
-   T’habites où ?
-   Douglas Avenue, n°16.
   
     Le jour dit, à onze heures précises, Peter, accompagné d’un homme grand et mince très élégamment vêtu, jaquette et chapeau noirs, gilet vert jade à discrets motifs floraux et cravate de soie de couleur taupe, se trouvait devant le 16, Douglas Avenue. Il frappa à la porte mais personne ne venait. La maison avait l’air inhabité, il n’y avait aucune lumière aux fenêtres. Il était visible qu’elle tombait peu à peu en décrépitude. Ils attendirent un instant, puis ils aperçurent Albert surgir au coin de la maison et leur faire signe de le suivre. Les cheveux en bataille, la tenue négligée, il avait l’air encore plus désorienté que l’autre fois au saloon. Il les fit entrer par la porte de l’office dont il était le seul à faire usage désormais puisque les domestiques engagés par John Cooler autrefois avaient tous été renvoyés, même Margarita, la cuisinière mexicaine qu’Albert aimait tant, autant pour la douceur de son caractère que celle de ses gâteaux. Albert ne passait plus que par-là, ayant délaissée l’entrée principale. Il s’était replié sur deux pièces seulement: la cuisine et sa chambre, laissant le reste de la demeure vivre sa lente déchéance sans lui. Ils ne virent pas grand-chose de la cuisine car elle était plongée en grande partie dans l’obscurité, seule la lampe à pétrole posée sur la table émettait une faible lumière. Les présentations furent rapides et on en vint tout de suite aux termes du contrat. Ils s’assirent autour d’une table qui était, étonnamment dans cette demeure à l’abandon, d’une propreté irréprochable. Albert sortit fébrilement une vieille bouteille de rhum dont l’étiquette avait disparu et trois verres dont l’un était un peu ébréché. « Je suis désolé, je n’ai que ça », bredouilla-t-il. Sa nervosité était palpable. 
     Albert commença à remplir les verres. A peine le sien fut-il empli à moitié que Victor fit un geste pour arrêter la main d’Albert. Quant à Peter, il but aussitôt le sien et tout en déclarant que le rhum était fameux fit signe qu’il en accepterait bien un deuxième.
-   Je ne suis pas fortuné, comme vous pouvez le voir, dit Albert en s’adressant à Victor avec un sourire forcé, tout en faisant un geste de la main pour désigner la pièce, mais je peux vous payer… je vous propose… 545 $ et 50 cents.
     Victor resta impassible, but une gorgée de rhum, reposa son verre, et enfin d’un ton glacial annonça :
-   Ce n’est pas mon habitude de travailler pour un salaire de conducteur de troupeau.
-   N’exagères pas, Vic, je t’ai expliqué la situation, et puis, 545 $, c’est quand même pas mal, plaida Peter. C’est pas le salaire d’un conducteur de bétail, ah ça non ! Eh, ça fait plus de trois mois de salaire du shérif de Delano, ajouta-t-il en riant pour tenter de détendre l’atmosphère. Cependant la remarque n’arracha aucun sourire à Victor ni à Albert qui commençait à paniquer.
-   C’est tout ce que j’ai. C’est vraiment tout ce que j’ai pu réunir. Je peux… je peux aussi… vous donner ça, et il montra l’arme qu’il avait acquise.
-   Allez, Vic, s’il te plait, je t’ai raconté son histoire, tu comprends bien, surtout toi, avec ce que tu as vécu, ce qui est arrivé à ton père…
-   S’il vous plait, acceptez, j’en peux plus, si vous le faites pas, j’irai, tant pis, avec ça, et il montrait son revolver, je sais pas m’en servir mais tant pis, j’irai et puis, je sais pas… Il continua, les yeux dans le vague, comme se parlant à lui-même. A travers sa logorrhée, on pouvait discerner « vengeance, pourri de Julius, qu’il aille au diable, j’en mourrai et à de très nombreuses reprises « mon pauvre père », puis la voix se perdit dans un murmure inaudible. Victor et Peter attendirent calmement, sans montrer aucune impatience qu’il ait terminé.
-   Tu vois, Vic, c’est comme qui dirait pour réparer une injustice. Et puis aussi pour qu’Al ait à nouveau l’âme en paix. De toutes façons, pour toi, c’est rien, tu vas faire ça en deux temps trois mouvements, t’es un as dans ta partie, c’est bien connu, t’es un des meilleurs de tout l’Ouest. »
     Victor ne laissa paraître aucune émotion sous le flot des « compliments » adressés par Peter Drabek, mais celui-ci savait qu’il avait touché une corde sensible chez lui. En effet Victor était content de lui, fier de ce qu’il était devenu. Depuis l’âge de douze ans, suite aux effroyables instants qu’il avait vécus, il s’était promis de savoir manier une arme de façon à devenir l’un des plus redoutés tireurs de tout l’Ouest et il y était parvenu. Après un apprentissage avec un maître en la matière, il avait fait ses preuves en tant que détective de la fameuse agence Pinkerton puis… alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, il était passé du côté de ceux qu’il pourchassait. Cela était advenu un peu par hasard. L’occasion de gagner une somme considérable s’était présentée à lui à un moment où il avait vraiment besoin d’argent et il s’était fait, il est vrai de façon bien inconséquente, tueur professionnel. Pour une seule et unique fois s’était-il promis sur l’instant. Une seule et unique fois… Néanmoins c’était  maintenant depuis près de quatre ans qu’il « exerçait » cette activité. Sans que cela trouble apparemment sa conscience, du moins jusqu’à présent… tant l’homme s’accoutume à toutes les situations qui ne tardent pas alors à lui apparaître ordinaires. Au moment où il se trouvait dans la cuisine d’Albert Cooler, il n’avait eu encore aucun problème avec la justice, ayant toujours réussi à exécuter ses contrats sans que son nom soit révélé : aucune affiche ne mettait sa tête à prix, aucun shérif n’était à sa poursuite. La loi implacable selon laquelle, dans son cas, on se retrouve forcément un jour ou l’autre face à plus rapide, plus précis ou alors simplement plus malin que soi ne devait pas être inconnue de Victor, mais, soit jeunesse, soit vanité, il n’y pensait pas trop, ou peut-être, ne voulait pas trop y penser. Après un moment de silence, Victor reprit la parole de la même voix neutre :
-   Bon, j’accepte, mais il faudra me payer d’avance, car Julius Hole, c’est du gros gibier, dès qu’il sera abattu, ce sera le branle-bas de combat, il faudra que je quitte immédiatement la ville et même le Kansas.

IV

     Pour Julius Hole, l’Ouest avait été un exutoire lui permettant de fuir une famille oppressante. Il avait souffert durant son enfance et sa jeunesse, pris dans les carcans d’une éducation stricte, subissant les dures exigences d’un père calviniste et d’une mère plus austère encore que son mari. Dès l’âge de vingt et un ans il s’était installé à l’Ouest et depuis il menait la vie qu’il avait rêvée. Son père avait voulu l’envoyer à Harvard mais Julius n’y était pas resté longtemps, ce qu’il voulait, c’était suivre son frère Blake, de deux ans son aîné, qui s’était lancé avec succès dans les affaires. Les deux frères s’étaient toujours bien entendu même s’ils n’avaient pas du tout le même caractère, Julius étant exubérant et expansif, alors que Blake était plus sombre et renfermé. Ils s’associèrent et si Blake avait bien réussi dans ses premières entreprises, il fallait avouer que Julius le surpassait de beaucoup, le génie des affaires l’habitait. Tous le disaient : « Il a ça dans le sang, dès que Julius s’occupe d’une affaire, on est sûr que l’or va couler à flot ». On le surnomma rapidement le Midas de l’Ouest.
     Julius Hole était prudent, n’engageant jamais de capitaux de façon hasardeuse, par exemple, dans les années 1850 il avait spéculé sur des compagnies minières mais uniquement après avoir eu l’assurance que les filons exploités par celles-ci étaient abondants, car trop souvent ces derniers étaient superficiels et menaient à des faillites retentissantes. Il n’hésitait pas aussi à user de procédés malhonnêtes : ainsi, avant la création de la Hole Refrigerator Line, pour augmenter le poids des vaches amaigries par les longs trajets en train, il ordonnait qu’on les assoiffe pendant le voyage puis qu’on les fasse boire tant et plus le jour de la vente. Il avait aussi été à l’origine d’un bureau de publicité mensongère pour que les compagnies de chemin de fer dans lesquelles il avait investi vendent facilement les terres, que le gouvernement fédéral leur avait octroyées, à de naïfs pionniers. Pour attirer ceux-ci, il leur promettait dans de beaux prospectus que la fortune était à portée de main et n’hésitait pas à inventer de brillantes métropoles là où il n’y avait encore que trois cabanes de bois. Et bien sûr, il n’avait aucun scrupule à s’emparer des idées des autres comme il l’avait fait avec John Cooler. Flairant toujours les bons coups, il avait dernièrement jeté son dévolu sur le fil de fer barbelé, qui se vendait seulement 20 dollars les cent livres en 1874 mais 80 dollars en 1876, ayant bien compris que le prix n’allait cesser de croître, les fermiers étant résolus à protéger leurs cultures des ravages causés par les troupeaux itinérants.
     Julius Hole prétendait être accaparé par ses affaires qui ne lui laissaient pas une minute de libre selon lui, pour systématiquement éviter les réunions familiales qui se tenaient à Boston, la ville natale de son père. A cinquante-deux ans, Julius n’était toujours pas marié et il y avait bien longtemps que l’on avait cessé de lui faire des remarques là-dessus, ses parents s’étant résignés. Sa débauche n’avait fait que croître au fil des années et maintenant dans sa somptueuse maison de Wichita ses maîtresses se succédaient, chacune parvenant à se maintenir, dans le meilleur des cas, cinq à six mois. Il y organisait de titanesques orgies, arrosées des meilleurs vins français. Son vieux père serait mort d’une attaque s’il avait eu connaissance des mœurs dépravées de son fils. Quant à sa mère, elle se doutait que la vie de Julius n’était pas d’une pureté angélique mais faisait mine de ne rien soupçonner et d’ailleurs ce qu’elle imaginait ne pouvait rester que bien en-deçà de la réalité.
     En outre Julius adorait aller s’encanailler dans les quartiers mal famés de Delano, toutefois toujours accompagné de deux ou trois colosses qui étaient chargés de sa protection. Il y fréquentait tout particulièrement le Red Orchard, un lupanar réputé. La maison était tenue par Mme Gessler, une suissesse pas commode qui ne tolérait aucun désordre. Chez Mme Gessler, c’était la légion romaine, tout était d’une propreté irréprochable et tout son petit monde lui obéissait au doigt et à l’œil, mais sans heurts, c’était une autorité ferme qui s’exerçait en douceur. Les clients étaient toujours très satisfaits et nul ne s’était jamais plaint du Red Orchard. Quand Julius Hole s’y rendait, la patronne lui réservait deux ou trois très jeunes filles, connaissant bien les goûts du fortuné débauché. 
     La vie des plus rangées de son frère Blake : marié à l’âge de vingt-deux ans avec la fille aînée d’une famille de la grande bourgeoisie de Boston dont il avait eu deux enfants et pour laquelle il faisait preuve d’une fidélité irréprochable depuis trente-deux ans, formait donc un éclatant contraste avec la licencieuse existence de Julius. Et pourtant Blake, depuis sa prime jeunesse, n’était pas dénué de bizarreries. Loin de là. Mais il les cultivait en secret. Gavé de lectures ésotériques, il avait par exemple lu et relu le Zohar et les œuvres d’Aboulafia, Blake étant persuadé que les réalités du monde n’en étaient pas et que tout n’était que signes, chiffres, mystères à dévoiler. Il suivait les enseignements de plusieurs maîtres spirituels et lui-même se pensait capable de décrypter le sens caché de l’univers. Il était notamment convaincu de l’existence du royaume souterrain mythique d’Agartha, pensant que le but de l’Humanité était d’y accéder et d’y trouver le bonheur éternel. Et il était sûr que lui, Blake Hole, avait un rôle décisif à jouer dans tout cela, il attendait son moment, qui ne tarderait pas à venir selon lui. Il « savait » que cela arriverait. Il avait financé au moins deux expéditions de pseudo-savants en Inde pour retrouver ce monde idéal qui permettrait d’accéder à des connaissances et à des pouvoirs surnaturels, mais sans résultat. Il était même allé en France pour rencontrer le grand maître spirituel Jean Saint Mont-Ernier, qui avait bien voulu lui accorder une demi-journée d’entretien. Ce maître, doté, selon lui-même, de pouvoirs extraordinaires, délivrait un enseignement uniquement oral car il prétendait que les livres corrompaient la vérité. Jean Saint Mont-Ernier lui avait beaucoup révélé sur Agartha et sur l’au-delà -il assurait être revenu lui-même de chez les morts- ainsi que sur les façons de communiquer avec les âmes des disparus. Blake était d’ailleurs un fervent adepte du spiritisme. Il avait tenté à de nombreuses reprises de convaincre son frère de le suivre dans sa voie, mais toujours en vain.
     Julius ne manquait pas une occasion de se moquer de Blake, pensant que tout son charabia était à mourir de rire et il avait plus d’une fois menacé, pour s’amuser, d’en avertir leurs parents, surtout quand ils étaient jeunes car désormais il n’avait quasiment plus aucun contact avec eux et de toute façon il se fichait bien de ce qu’ils pouvaient penser de son frère et de lui. La bonne entente qui existait entre Julius et Blake quand ils étaient jeunes avait perduré mais les deux frères ne se voyaient plus : ce n’était qu’échanges de lettres et de télégrammes et de plus en plus uniquement pour les affaires, il n’y avait quasiment plus rien de personnel, seul Blake donnait très sporadiquement des nouvelles de leurs vieux parents.
     Victor Brennan, qui s’était installé dans le plus bel hôtel de Wichita, avait été mis au courant par Peter Drabek que Julius avait ses habitudes au Red Orchard et qu’il s’y rendait toujours le dernier jeudi du mois. Ce serait donc le 25 mai. Victor avait huit jours pour se préparer. Il parcourut méthodiquement le quartier où se trouvait la maison close, mais aussi le reste de la ville de Delano pour bien repérer les lieux, tout d’abord de jour, puis la nuit. Il avait pris soin de se changer et de mettre de vieux vêtements pour passer inaperçu. Il examina tout très attentivement, observant les allées et venues, mémorisant chaque détail, déterminant l’endroit où se placer pour abattre sa cible et également comment quitter la ville au plus vite sans se faire remarquer.
     Lorsqu’à deux heures dix du matin, le vendredi 26 mai, Julius Hole sortait du « Red Orchard », il n’eut pas le temps de faire dix pas qu’une balle de Winchester lui explosait la cervelle. Les deux gardes du corps qui l’accompagnaient n’avaient même pas vu d’où le coup venait.

V

     Victor quitta Delano aussitôt, sans que quiconque l’ait aperçu, s’éloignant de la ville rapidement, en parcourant déjà près quinze miles cette nuit-là, bénéficiant de la faible clarté d’un dernier croissant de lune. Il prit la direction de la ville d’Omaha au Nebraska. Il avait un peu plus de trois cents miles à parcourir mais il avait l’habitude de franchir de grandes distances en peu de temps et il comptait mettre deux semaines environ, en chevauchant six à sept heures par jour, ayant pris soin d’emporter suffisamment de vivres. Il disposait en tout de trois chevaux : deux de selle, Régulus, un hongre bai très vif qu’il avait acheté six ans auparavant et sa belle jument anglo-arabe Terpsichore ainsi que d’un cheval de bât. Il était surtout pressé de quitter le Kansas, ce qui fut fait au bout de sept jours, et par la suite, il n’eut pas envie de s’attarder dans cet espace agricole des plus monotones qu’était le Sud-Est du Nebraska. C’était toujours les mêmes plaines, les mêmes prairies dépourvues d’arbres, les mêmes champs de blé ou de maïs, les mêmes troupeaux de vaches. Il avait l’impression de revivre sans cesse la même journée. Bien qu’il préférât en règle générale dormir à l’hôtel, il choisit de bivouaquer jusqu’à ce qu’il arrivât à la ville de Lincoln au Nebraska, d’abord parce que la prudence étant de mise, il préféra éviter les villes tant qu’il était au Kansas, et ensuite, dans ce coin de campagne perdu du Nebraska où on ne pouvait rencontrer que quelques misérables bourgades, si c’était pour se trouver un lit plein de punaises sous lequel couraient rats ou souris dans une auberge minable, il préférait encore dormir à la belle étoile, d’autant que les nuits n’étaient plus trop fraîches et qu’il eut la chance de ne pas subir de vent trop violent. Il fit une halte de quatre jours à Lincoln, retrouvant avec plaisir les commodités de la ville et profitant d’une confortable chambre au Lancaster Hotel.
     Victor arriva à Omaha le matin du neuf juin, après quinze jours de voyage. Comme toujours, son premier soin fut de s’occuper de ses chevaux. Il les confia au vieux Tom en lui donnant généreusement trente dollars comme d’habitude et comme d’habitude Tom fit mine de refuser, protestant que c’était trop. Victor lui laissa aussi ses armes (sa Winchester et ses deux Colts 45 que Radomir lui avait offerts trois ans plus tôt), ayant une confiance totale en le vieil homme. Avant même que Victor l’ait demandé, Tom proposa d’envoyer le petit Joe porter ses affaires à l’adresse habituelle, Victor le remercia et confia également au garçon un billet dans lequel il annonçait sa venue pour onze heures.
     Il profita des deux heures qu’il avait devant lui pour flâner dans Omaha. A chaque fois qu’il revenait, il trouvait la ville plus peuplée et animée, et de plus en plus cosmopolite. La « porte d’entrée de l’Ouest », qui comprenait alors plus de vingt-cinq mille habitants, n’était plus la capitale du Nebraska depuis vingt-deux ans, Lincoln lui ayant ravi la place. Victor s’aperçut que les grands bâtiments de brique rouge de trois ou quatre étages s’étaient multipliés, abritant commerces, hôtels ou usines. Il évita la gare de l’Union Pacific, et son quartier d’entrepôts, d’abattoirs et d’usines de conditionnement de la viande et se rendit jusqu’au bord du Missouri, dont les berges étaient agréablement ombragées par des peupliers, des frênes et des ormes et qui lui rappelaient les bons moments qu’il y avait passés dans son enfance. Là encore c’était l’effervescence, avec les va-et-vient permanents des ferries, qui en traversant le fleuve, faisaient le lien entre l’Est et l’Ouest du pays.
     Il finit sa déambulation par la place du marché qui regorgeait de produits venus des quatre coins du monde. Il y avait foule. Il se mit en quête d’un présent, hésitant entre de l’eau de Cologne Guerlain et des mouchoirs en dentelle d’Alençon. Il acheta ces derniers, demandant à ce qu’on les lui enveloppe dans un papier de soie agrémenté d’une faveur. Il acheta pour lui un flacon d’eau de Cologne « Extra-Vieille de Roger et Gallet » -on lui assura qu’il s’agissait d’une nouvelle qualité de l’eau de Jean-Marie Farina- et une autre nouveauté de la même maison : un savon rond parfumé1. Soudain, il sentit qu’un gamin tentait de lui faire les poches, il lui saisit aussitôt fermement le poignet et pris un air terrible, sans dire un mot. Le gamin était paniqué, se voyant déjà en prison mais Victor le laissa aller non sans lui assurer, pour lui faire peur, qu’il demanderait à Mr. Walter, le shérif, de l’envoyer aux travaux forcés s’il recommençait. Il faisait déjà chaud en cette matinée du début de mois de juin et il s’arrêta pour boire une bière fraîche.
     Il était près de onze heures, il se dirigea vers Jefferson Square et frappa à la porte d’une coquette maison. Une belle femme brune aux yeux bleus vêtue d’une élégante robe en taffetas parme lui tomba dans les bras.
-   Bonjour maman.

1 L’auteur s’est permis un léger anachronisme car si l’ « Extra-vieille » existe bien depuis 1875, les savons ronds parfumés, quant à eux, ne sont apparus qu’en 1879.
-   Je t’attendais, le petit Joe a apporté tes affaires, je les lui ai fait mettre dans ta chambre. Je suis tellement heureuse de te revoir. Tu m’as manqué depuis tous ces longs mois.
Elle regarda son fils avec un large sourire, le fit entrer et reçut son cadeau     
-   avec plaisir.
-   A moi aussi, tu m’as manqué.
     Mais rapidement, le beau regard bleu de sa mère se fit scrutateur.
-   Tu aurais pu nouer ta cravate correctement… » Elle esquissa un geste pour tenter de la rajuster mais se retint, puis, regardant le chapeau que Victor tenait à la main : Eh bien ! Il est encore plus poussiéreux que le plumeau de Lida ! Et tes bottes ! Dans quel état sont-elles !
     Victor -qui pensait éviter ce genre de remarques en ayant pris soin de brosser ses vêtements le matin-même - tenta de se défendre :
-   M’man ! J’ai parcouru plus de trois cents miles en moins de …
-   Oh ! Ne me dis rien ! Je ne veux surtout pas savoir d’où tu viens. Mais enfin tu es de plus en plus négligé. Ce n’est pas étonnant aussi, avec la vie que tu mènes. Je ne vais pas revenir là-dessus, mais… Enfin… Allez, tu vas aller prendre un bain et te vêtir correctement, il y a du linge et des vêtements propres dans ta chambre. Pendant ce temps je préparerai moi-même le déjeuner -j’ai envoyé Lida faire quelques achats- je te ferais un repas digne de ce nom, car tu as dû manger n’importe quoi ces derniers mois.
     Et là tomba la question que Victor redoutait toujours : « Tu restes combien de temps ? » Et il répondit comme à l’accoutumée de façon évasive, « quelques jours » en pensant que trois, ce serait bien assez. La dernière fois qu’il était venu, c’était à Noël dernier, six mois auparavant ; l’atmosphère s’était alourdie peu à peu et la mère et le fils s’étaient quittés non pas fâchés mais soulagés de se séparer. Précisons tout de suite qu’Eugénie ignorait totalement ce qu’était devenu Victor -celui-ci n’avait heureusement pas eu le mauvais goût de lui signaler son changement de… d’« activité »- elle le croyait toujours simplement un « vulgaire détective » comme elle le disait, profession qu’elle exécrait, la trouvant indigne et avilissante et depuis près de six ans, elle ne cessait d’exhorter son fils à changer de vie. Alors, si elle avait su que désormais il était l’un de ces horribles hors-la-loi qu’il pourchassait autrefois ! Elle en aurait été épouvantée et n’aurait peut-être plus voulu le revoir (quoique, elle l’aimait tellement !) La profession de Victor mise à part, les sujets de discordes ne manquaient pas et Victor savait trop ce qu’il allait devoir entendre: « Et si ton père te voyait ! Et le piano ! Et Laura ! Et quand te marieras-tu ?… » Les reproches de sa mère l’agaçaient et même s’il l’aimait profondément, il ne pouvait pas s’empêcher parfois de répliquer durement. C’est pourquoi il pensait qu’il était préférable de ne pas rester trop longtemps.
     Eugénie Brennan, la mère de Victor, avait définitivement quitté la France en 1850, après la mort de sa mère car elle ne supportait plus la vie qu’elle menait. Son père, bien que fortuné, devenait de plus en plus avare, et surtout elle voulait oublier sa catastrophique histoire d’amour avec son cousin Hector qui lui avait promis de l’épouser mais qui finalement l’avait abandonnée pour aller faire fortune aux Indes. Elle en avait été très malheureuse, attendant en vain des nouvelles pendant plus de deux ans, puis avait appris qu’il s’était marié avec une Anglaise. Elle avait alors pris sa décision : elle partirait et se bâtirait une nouvelle vie ailleurs. Elle avait quitté sa petite ville natale de Buzançais, emportant ses économies qui étaient substantielles (et dire qu’elle avait failli les donner à son cousin qui voulait se lancer dans le négoce !) et avait pris le bateau au Havre. A peine était-elle arrivée à New-York qu’elle rencontrait un bel Irlandais, Pilib Brennan. Ce fut le coup de foudre, ils se marièrent quelques semaines après et en 1852 naissait Victor. L’accouchement s’était très mal passé et Pilib pensa perdre sa femme. Eugénie survécut mais ne put plus avoir d’autres enfants. Ils s’installèrent à Omaha en 1855, un an après la fondation de la ville. Après la mort de son mari, en 1863, Eugénie refusa de se remarier. Et pourtant ce n’était pas les demandes qui manquaient. Bien qu’approchant de la cinquantaine, elle était restée très belle et beaucoup d’hommes auraient bien voulu l’épouser, mais c’était en vain qu’ils faisaient leur demande.
     Quand, en juin 1869, elle trouva la lettre de Victor -il n’avait pas même dix-sept ans- lui expliquant qu’il était parti pour l’Ouest (sans plus de précisions) promettant de venger son père et insistant sur le fait qu’il « les retrouverait et les abattrait tous », Eugénie fut horrifiée. Foudroyée par la nouvelle, elle resta hébétée pendant un long moment face aux quelques lignes écrites par son fils. Elle tombait des nues, car elle ne se doutait vraiment de rien, ne voyant encore en Victor qu’un doux enfant calme. Et pourtant… Cela faisait un bout de temps que le doux enfant s’entraînait à manier un Colt avec le cousin de son professeur de piano, Radomir Drabek, un Tchèque fraîchement arrivé à Omaha, excellent violoniste, au passé plus que trouble toutefois. Omaha n’étant qu’une étape pour lui vers l’Ouest où il souhaitait exercer ses talents (sans doute pas seulement ceux de virtuose) il accepta bien volontiers d’accompagner Victor dans ses recherches, ce qui permettrait aussi de parfaire l’apprentissage de son élève. Pendant six mois environ Eugénie n’eut aucune nouvelle de son fils. Plongée dans le désespoir le plus profond,  elle le pensait perdu pour toujours. Mais, lorsqu’au début de l’année 1870, dans une deuxième lettre, Victor lui annonçait que finalement il venait de s’engager dans l’agence Pinkerton, passée la stupéfaction, l’indignation la gagna et sa colère enfla démesurément. Elle se mit à tourner en rond dans le salon: « Détective ? Détective chez Pinkerton ? Mais quelle idée, qu’est-ce qu’il lui a pris ? Où est-il allé chercher ça ? Quelle absurdité ! Détective… Chasseur de crapules ! Mais c’est… répugnant ! C’est abject ! Sordide ! Ah, quelle horreur ! Détective, non mais voyez-vous ça ! Ah, le sot ! Ah, petit imbécile ! » Et elle finit par utiliser un vocabulaire de plus en plus grossier, ce dont elle ne se serait jamais cru capable, et cela la fâcha encore plus contre Victor, qui, par son comportement, la forçait à dire des horreurs. Elle avait tellement honte qu’il ait fait ce choix, ce n’était pas là un métier honorable, d’ailleurs un « métier », on ne pouvait pas appeler cela un « métier », mais plutôt une vile tâche qui le ferait sans cesse vivre au contact de la pire canaille. Que cela était dégradant, pour lui comme pour elle ! Et ses amis, ses connaissances, ses voisins qui n’allaient pas tarder à être au courant ! Mais ceux-ci, par respect pour Eugénie, ne lui en parlèrent jamais, sachant à quel point elle avait été blessée et attristée. Heureusement, Victor exerçait sa méprisable besogne loin de là, hors du Nebraska, au Colorado, au Kansas ou le diable savait où ! Alors qu’elle l’avait toujours choyé, qu’il avait reçu une bonne éducation et qu’elle lui avait payé (sur ses économies personnelles toujours) des cours de piano -ayant convaincu ce professeur tchèque, leur voisin à New York, Mr Janecek Drabek, de venir s’installer à Omaha pour lui donner des cours- qu’il avait été un enfant calme, sans histoire, pas bagarreur, que lui était-il soudain arrivé ? Elle n’avait pas compris quelles étaient ses motivations et les explications qu’il avait données pour justifier son choix lui paraissaient étranges, même si, bien sûr, il y avait eu le drame de la mort de son père, tué sous ses propres yeux. Mais pour Eugénie, cela ne pouvait pas expliquer cette décision qu’elle considérait désastreuse et elle n’avait cessé de condamner sa conduite. C’est pourquoi au bonheur que ressentait Eugénie de revoir son fils se mêlaient toujours de la déception, de l’amertume et une certaine colère.
     Eugénie avait toujours imaginé Victor en grand pianiste (ne sachant pas d’où cela lui venait, personne dans sa famille ni dans celle de son mari n’était musicien et elle n’avait été influencée par aucun exemple autour d’elle.) Son mari avait accepté que Victor apprenne le piano mais il voulait qu’il fasse ensuite quelque chose de plus « sérieux ». S’il n’était pas mort prématurément, Pilib se serait sans doute opposé au rêve de sa femme, car le sien était d’envoyer son fils à l’université, à Chicago, voire à Cambridge ou Harvard.
     Une voisine irlandaise avait dit à Eugénie que le patronyme « Brennan » venait du mot chagrin et en effet le père et le fils lui avaient causé bien des chagrins, pas de la même nature toutefois. Alors que son mari, qui était la probité incarnée, s’était toujours conduit de façon si digne, si honnête, Victor… Ah, Victor ! Que lui était-il donc passé par la tête ? Même si elle essayait de chasser ses noires pensées, elle était régulièrement tourmentée par la crainte d’apprendre sa mort et quand George Walter, le shérif, passait pour venir la saluer (il avait le béguin pour elle mais n’osait pas faire sa demande, se doutant qu’elle le refuserait comme les autres) l’angoisse l’envahissait toujours car elle imaginait le pire. Elle aurait certes pu sombrer dans la folie après la mort de son mari, se jeter dans le Missouri après le départ de son fils, mais non, elle n’avait rien fait de tout cela. Elle avait prié -elle se rendait chaque semaine à la cathédrale Sainte Philomène- espérant que Dieu accueillerait l’âme de son défunt époux tant aimé au Paradis et guiderait Victor sur un chemin plus sage.
    Sur le plan matériel, Eugénie vivait dans une aisance certaine, son mari lui avait laissé suffisamment d’argent et surtout, elle avait hérité une véritable fortune de son vieux grigou de père qui était décédé l’année où Victor avait quitté le foyer familial. Si elle avait ouvert une boutique de chapeaux, c’était pour s’occuper et non pour gagner sa vie, boutique qui par ailleurs connaissait un grand succès, toutes les élégantes d’Omaha se précipitaient au « Chapeau de la Parisienne. »
     Victor retrouvait à chaque fois avec plaisir l’intérieur confortable de la maison de sa mère : tout était impeccable, astiqué, en ordre, même s’il se faisait toujours la même réflexion : «  Tout ce rose et ce parme, ç’a un peu un côté bonbonnière, mais enfin, cela convient pour une femme seule… » Après un délicieux déjeuner, Victor se mit au piano avant même que sa mère le lui demande car il savait que cela lui ferait plaisir. Victor se disait avec satisfaction que le premier jour cela commençait toujours bien : après un bon repas, quelques airs au piano. Ça se dégradait après… Eugénie avait acheté avec ses propres économies un piano droit, un Erard, lorsque Victor avait commencé à apprendre à jouer, à cinq ans et demi, et le faisait accorder chaque année, même si Victor ne passait pas plus de deux ou trois fois par an. Elle-même jouait un peu. Il joua d’abord du Mozart car il savait qu’elle aimait beaucoup ce compositeur. A peine eut-il achevé « la Marche turque » que sa mère ne put s’empêcher de s’exclamer: « Tu gâches vraiment ton talent, tu aurais pu être un grand pianiste ! D’ailleurs il n’est pas trop tard… » « Ça commence toujours bien, hum… » pensa Victor, qui préféra ne rien répondre, faisant mine d’être absorbé par l’interprétation de la sonate n° 8 de Mozart.
-    Tu devrais nous jouer la sonate de Beethoven que Mr Drabek t’avait apprise la dernière année, tu sais celle qu’on appelle l’Appassionata, et puis aussi la Rhapsodie hongroise de Liszt.
     Ce n’était pas par hasard si Eugénie lui réclamait de tels morceaux (elle demandait conseil pour cela auprès de Mr Drabek), c’était des partitions particulièrement ardues, son seul but étant de vérifier la virtuosité de son fils. Victor le savait bien, déjà à Noël dernier, elle lui avait demandé de jouer la fantaisie impromptue de Chopin et le grand galop romantique de Liszt, là encore des pièces qui nécessitaient une habileté de musicien accompli. Il ne put s’empêcher de répliquer :
-   Tu as vraiment envie d’entendre ça ou si c’est pour… et là Victor hésita sur les mots - comme il n’utilisait plus le français très souvent, il avait tendance à oublier certaines expressions- … pour me mettre à l’épreuve ?
-   Mais en plus, tu perds ton français ! Ah ! Il ne manquerait plus que ça que tu perdes ton français ! Il faut que tu l’entretiennes ! Il faudra que tu emportes quelques livres et que tu les lises à voix haute.
     Vaincu, Victor se contenta finalement de dire, très calmement, que dans ce cas, il devrait y travailler plusieurs heures. Il passa donc toute une partie de l’après-midi et de la soirée à revoir la sonate de Beethoven. Sa mère était aux anges, d’entendre ainsi le piano résonner dans toute la maison, comme « avant ». Victor soudain cessa un moment de jouer. Il se prit à penser qu’il ferait peut-être mieux de faire des fausses notes, de massacrer la partition pour qu’ainsi sa mère ne l’importune plus avec ça. Mais… Non… Il ne pouvait quand même pas faire ça à Beethoven, lui assassiner son Appassionata… Et il reposa les mains sur le clavier.
     Quand sa mère voyait ainsi son fils, si beau, si élégant, jouant du piano, elle ne pouvait pas l’imaginer en train de… enfin, en train de… Elle ne savait comment dire. D’ailleurs elle ne l’avait jamais vu tenir une arme et ne savait pas vraiment en quoi consistait son métier (enfin, son premier métier, celui de détective.) Mais malgré elle, elle l’imaginait parfois, le voyant vêtu en cowboy, avec des vêtements sales, le visage maculé, rampant par terre, dans un brulant désert, des coups de feu éclatant au loin. Elle ne savait pas pourquoi, mais à chaque fois que lui venait ce genre d’images elle l’imaginait dans le désert. Une réminiscence de Manon Lescaut de l’abbé Prevost peut-être, dont la lecture l’avait fortement impressionnée quand elle était jeune ? Néanmoins, elle ne pouvait se représenter son Vic chéri une arme à la main. Et quelquefois, aussi, surgissait une terrible vision : Victor, allongé sur le dos, immobile -toujours dans un désert- une grosse tâche de sang sur la poitrine ; quand cela lui arrivait, de jour comme de nuit, Eugénie se précipitait sur ses rubans, voiles et autres accessoires et elle se mettait à confectionner un chapeau. Elle se plongeait dans sa création, s’y absorbait et finissait par oublier.
     En fin d’après-midi, alors que Victor faisait une pause et s’était allongé sur un des canapés tendu d’un beau velours rose pêche, sa mère vint s’assoir auprès de lui. Alors qu’elle lui passait la main dans les cheveux, elle lui dit tendrement, comme à son habitude : « Tu as les cheveux de ton père. » Puis, après un court silence : « Au fait, tu sais que Laura est revenue de New York et qu’elle va se marier à la fin du mois ? » « Ah, elle attaque déjà sur le mariage ! » pensa Victor, qui toutefois ne put s’empêcher de ressentir un pincement au cœur. Il aimait Laura. Néanmoins comme celle-ci n’avait jamais fait montre d’un quelconque sentiment amoureux envers lui, il était résolu à l’oublier –ou du moins à essayer. Ils ne s’étaient même pas revus au dernier Noël.
-   Oui, tu me l’as déjà dit à plusieurs reprises à Noël dernier, que le mariage était prévu pour ce mois-ci. Et toi maman, pourquoi tu ne te remarierais pas, Mr Frog a encore fait sa demande, c’est le vieux Tom qui me l’a dit ce matin… Mais à peine avait-t-il prononcé ces quelques mots qu’il le regretta, il savait bien pourtant ce que cela allait déclencher…
     Et en effet l’habituelle litanie de réprobations se mit à cascader, et ce furent à n’en plus finir des : « Oh enfin, quelle idée ! », « Tu n’y penses pas », « Comment ! Tu voudrais que j’oublie ton père », « Moi, me remarier, jamais »…
     Pour échapper un peu à ce déluge, Victor se leva et se remit au piano, reprenant l’Allegro ma non troppo de l’Appassionata. Le flot finit par cesser et Eugénie revint à son idée première.
-   Quand je pense que vous vous entendiez si bien, Laura et toi, tu te rappelles ? Vous étiez inséparables, depuis que vous étiez tout petits.
     Eugénie avait toujours espéré qu’ils se marieraient ensemble. Laura était la fille du juge Wright, la famille était originaire de Richmond et était venue s’installer à Omaha la même année que les Brennan.
-   Et dire qu’elle va épouser cette grosse larve de Charles Pencil, c’est sûrement par dépit, car je suis sûre qu’elle aurait préféré…
-   Maman ! Tu me l’as déjà dit !
-   Et toi, quand vas-tu te marier, Tu vas avoir vingt-quatre ans en août prochain.
-   Et bien justement, il n’y a pas d’urgence.
-   Et d’ailleurs, est-ce que tu reviendras pour ton anniversaire, pour le seize août ?
-   Je ne sais pas, ça dépendra…
-   Tu n’aimerais pas avoir ton foyer, une épouse, vivre une vie normale, plutôt que de… de vagabonder ainsi !
-   Maman, tu exagères !
-   Un jour, on va te mettre en prison ou même on va t’envoyer aux travaux forcés pour vagabondage, et tu travailleras comme un esclave sur une route !
-   Maman !
     Eugénie était tellement prise par ses pensées qu’elle n’accordait plus aucune attention à la musique. Victor était en train de reprendre depuis le début, depuis l’Allegro assai, il secouait la tête, sentant monter l’agacement. Ah, cette éternelle rengaine, sa mère qui voulait le voir marié...
     Eugénie s’était tu. Cependant, une question lui brûlait les lèvres, à chaque fois la même, mais jamais elle n’oserait aborder un tel sujet avec son fils. Elle se demandait s’il, ne, … ne fréquentait pas,… quand même, ces … ces lieux -elle n’arrivait pas à formuler même en pensée le mot « maisons closes. »
    Enfin, les trois jours se passèrent plutôt bien, chacun y mettant du sien. Eugénie se résigna, tentant de réfréner ses reproches, tandis que Victor resta attentionné, se gardant de montrer de l’impatience.

VI

-   Avec un salaud pareil, ça va nous en faire des suspects, hein ? Parce que, le Julius, y avait un tas de gars qui lui en voulaient et qui auraient rêvé de lui faire la peau. Depuis tous les cocus aux dizaines de pauvres types qui ont été plumés en faisant affaire avec lui. C’est qu’il en a berné du monde. Ça risque d’être compliqué, vous croyez pas ?
     Paul Honor, le shérif de Delano, garda le silence et ne réagit pas mais il avait un air concentré et son adjoint qui le connaissait bien - ils travaillaient ensemble depuis quatre ans - savait qu’il avait été écouté.
-   Ouais, je vois que vous avez déjà une idée, c’est ça ?
-   Oh, y a pas à aller chercher bien loin, tu vois ce que je veux dire. Cette histoire de wagon frigorifique…
-   Vous pensez quand même pas à Albert Cooler ? Alors là, franchement,… Il se mit à ricaner. Y a mieux comme tueur sanguinaire ! Ce pauvre Albert, à part pleurnicher et se saouler la gueule depuis deux ans…
-   Je ne te dis pas que c’est lui qui a tué Julius Hole, mais… Il sait peut-être quelque chose. J’irai lui rendre une petite visite dès que possible.
     Paul Honor avait tout de suite été mis au courant du meurtre de Julius Hole. Et il en avait été plus que contrarié. Et pas seulement d’avoir été réveillé à trois heures du matin. Il s’était aussitôt rendu sur les lieux -même si sa femme Nellie lui avait dit que ça pouvait attendre : « Maintenant qu’il est mort, y va plus aller bien loin, tu verras ça demain »- mais le problème, c’était que personne n’avait rien vu apparemment. Bon, le shérif ne désespérait pas car il y a toujours des témoins qui mettent un peu de temps à parler. Et puis, il y avait un autre souci et ce n’était pas le moindre, le frère de Julius Hole, le richissime et puissant Blake Hole, déjà averti du drame, avait envoyé en fin de matinée un télégramme annonçant sa venue et sa ferme intention de retrouver le meurtrier de son frère au plus vite. Paul Honor redoutait la rencontre car Blake devait sans doute être tout aussi arrogant que son frère et il allait sûrement vouloir lui dicter ses exigences. Il allait l’avoir dans les pattes et il avait horreur de ça même s’il était bien décidé à ne pas se laisser faire. Mettant ces préoccupations-là de côté, Paul Honor se concentra sur son enquête. Avec son adjoint, il se rendit à nouveau sur les lieux pour les inspecter avec soin au grand jour et interroger encore les éventuels témoins mais il ne fut pas bien plus avancé. Puis, laissant à son adjoint le soin d’essayer de dresser la liste de tous les potentiels suspects, le shérif se rendit chez Albert Cooler, au 16, Douglas Avenue à Wichita. Paul Honor avait bien connu le père d’Albert et avait conçu pour lui une grande estime. Quand il avait appris la nouvelle de sa mort, il en avait été très affecté. Il le trouvait tellement courageux, avec cette affaire qu’il avait réussi à monter contre vents et marées. Il savait parfaitement que le fils de John était incapable de tuer qui que ce soit mais il voulait savoir s’il n’était tout de même pas mêlé à cette histoire. Entre deux verres de whisky, il avait peut-être trouvé le courage d’engager un tueur. Car si c’était le cas, quitte à prendre quelques libertés avec la loi (cela lui arrivait de temps à autre, oh, mais attention, jamais pour protéger de grands criminels mais plutôt pour tirer du pétrin de pauvres gars qui s’y étaient mis suite à un mauvais concours de circonstances) il chercherait comment l’aider, compte tenu de l’amitié qu’il portait à son père. Cependant si Blake Hole venait à apprendre qu’Albert était à l’origine du meurtre de son frère… Il ne donnait pas cher de la peau du jeune homme. Allez, on verra bien ! se dit Paul Honor, arrêtant là ses réflexions puisqu’il arrivait devant la maison des Cooler. Il connaissait les habitudes d’Albert et ne frappa pas à la porte principale, il contourna la maison. Cependant, elle avait l’air encore plus inhabité que d’habitude et elle l’était en effet. Le shérif interrogea alors une des voisines d’Albert, la vieille Carrie, qui jour et nuit était à sa fenêtre, épiant les faits et gestes de tous ceux qui passaient dans son champ de vision. Elle était tellement efficace dans ce domaine que Paul disait souvent à son collègue de Wichita qu’il devrait la prendre comme adjointe. Et quand elle lui dit que oui, ce matin très tôt, le petit Albert était parti sur sa vieille carne décharnée avec des fontes bien remplies, et qu’une semaine plus tôt, tard le soir, il avait reçu deux hommes, Paul se dit qu’il avait donc peut-être vu juste. Il alla aussitôt chez Frank End, le meilleur ami d’Albert, mais celui-ci lui affirma qu’Albert et lui étaient fâchés et qu’ils ne s’étaient pas vus depuis une semaine à peu près. Paul passa ensuite chez son collègue de Wichita, qui était déjà au courant de la mort de Julius Hole, et lui dit de faire rechercher Albert, mais discrètement, et de l’avertir si on le trouvait. Quand il revint à son bureau de Delano, son adjoint avait déjà noirci neuf pages de noms et entamait la dixième.
-   Alors, qu’est-ce que ça a donné ?
-   Je peux encore rien dire mais…
-   Ah, mais, quand même, quand vous dites ça c’est que vous avez appris quelque chose…
-   Eh bien, la vieille Carrie m’a dit qu’il s’était barré tout juste ce matin et qu’il a reçu deux types il y a une semaine environ, au milieu de la nuit.
-   Nom de Dieu ! Vous aviez sacrément bien vu ! Il faut le faire rechercher et l’arrêter !
-   Ne nous emballons pas. Y’a l’autre Hole qui va se pointer et je suppose que ça va pas être un marrant. On va l’avoir sur le dos, ça va pas tarder. Albert, je le connais bien, je veux pas faire n’importe quoi et je veux l’interroger moi-même.
-   Ouais, mais il faut le retrouver.
-   Hum, pas d’inquiétude, je suis sûr qu’il n’est pas loin.
-   Et s’il s’était barré chez sa mère ? En Californie, je crois ?
-   On verra dans ce cas, mais… je ne pense pas. J’ai déjà prévenu Jack, on va le chercher. Dans les environs. Mais aussi bien, il reviendra tout seul.
     L’adjoint de Paul Honor se fia au flair de son chef, il avait une grande confiance dans le shérif qui depuis des années montrait perspicacité et courage - faisant le coup de feu quand il le fallait- et qui avait déjà mis derrière les barreaux nombre de coupables.
     En fait Albert n’avait pas du tout prévu de partir. Victor Brennan lui avait demandé de le croiser « par hasard » à dix heures du matin, à la sortie du barbier de Topeka Street, le lendemain de leur première rencontre, pour lui remettre les 545 dollars -Victor avait dû insister la veille pour qu’Albert ne l’encombre pas de ses 50 cents- et tout s’était bien passé. Mais le matin suivant l’assassinat, Albert avait été pris d’une irrépressible trouille et sans réfléchir, ayant jeté quelques affaires dans des sacs de selle, avait sauté sur le vieux cheval de son père pour partir au hasard. Il avait laissé le cheval aller où il voulait et celui-ci l’avait mené à El Dorado, à trente miles de là, où Albert avait demandé l’hospitalité à de pauvres fermiers.
     Quatre jours après la mort de Julius -dont le corps avait été placé dans un des wagons réfrigérés de la Hole Refrigerator Line pour éviter sa décomposition- Blake Hole et son épouse arrivèrent à la gare de Wichita. Blake était long, sec, vêtu de noir -comme il l’était toujours -d’un abord sinistre, sa triste mine n’étant pas due à son deuil, elle lui était habituelle. La petite femme à l’air maussade, vêtue d’une stricte robe noire, tellement effacée qu’on en percevait à peine la présence, était Hélène Hole, son épouse. Le couple austère s’installa dans la clinquante demeure de Julius. Etonnamment, Blake Hole organisa des funérailles très sobres pour son frère : pas de grande cérémonie, de tombe surmontée de statues, de couronnes en quantité, de cortège interminable, d’éloges funèbres grandiloquents. Blake Hole avait une allure si terne que cela fit dire à l’adjoint de Paul Honor (qui avait assisté à l’enterrement avec son chef et le shérif de Wichita) : « Il paye vraiment pas de mine, ce type, si j’avais pas su qui il était je lui aurais donné un billet d’un dollar pour qu’il puisse aller manger à sa faim… Quant à son épouse… elle était où ? Je ne l’ai même pas vue.» Les vieux parents Hole avaient demandé à leur fils de rapatrier le corps à Boston, pour qu’il soit déposé dans le caveau familial mais Blake s’y était fermement opposé. Ses parents n’avaient pas compris pourquoi il s’obstinait ainsi, mais il avait insisté et affirmé qu’il fallait respecter les dernières volontés de Julius. Ils cédèrent sans trop de difficulté : Julius avait toujours mené la vie qu’il voulait alors qu’il en aille de même pour sa mort… Ce que Blake n’avait par contre révélé à personne, c’était que, juste après la mort de son frère, il s’était très longuement entretenu avec lui -enfin… avec son esprit- lors d’une séance de spiritisme particulièrement exaltante, Julius lui ayant fait d’extraordinaires révélations. 

-   Il « exige », rien que ça, monsieur « exige » !
-   Allez, dites-moi tout, ça vous soulagera et ça soulagera aussi Nellie, ça lui évitera de vous entendre maugréer pendant des heures ce soir.
-   Blake Hole, cette espèce d’oiseau de mauvais augure, « exige » que je lui donne régulièrement des nouvelles de l’enquête et il a ajouté :« Si vous trouvez le tueur rapidement, je vous récompenserai. » Comme si nous étions ses larbins. Il « exige », non mais, à quel titre ! Ah, il est peut-être habillé comme un quaker mais il agit en tout cas comme s’il était Dieu tout puissant. Il faut que tout et tous lui obéissent au doigt et à l’œil !
-   Bah ! Vous en avez vu d’autres…
-   Il dit également qu’il va faire venir des détectives privés de Chicago, de cette agence connue, là, tu sais, de chez Pinkerton.
     Après un silence, l’adjoint de Paul Honor, qui avait compris à quoi pensait le shérif, reprit :
-   Vous vous faites du mouron pour Albert, c’est ça ?
-   Les gars de chez Pinkerton, ils font pas dans la dentelle, et s’ils le retrouvent avant nous… Je comprends pas qu’on ait pas encore mis la main dessus, où il s’est fourré, ce con-là !
-   Et sa mère ?
-   J’ai télégraphié, non, rien de ce côté-là.
-   S’il faut ratisser tout le Kansas…
     Cela ne fut pas nécessaire. Albert Cooler revint à Wichita, comme l’avait prévu le shérif, au bout d’une quinzaine de jours. Quant aux quatre enquêteurs de chez Pinkerton que Blake avait fait venir, ils avaient jusque-là fait chou blanc eux aussi. Ils avaient eu beau interroger, fureter, tout retourner voire menacer, ils n’avaient rien trouvé et le shérif savait que nul ne leur avait parlé d’Albert Cooler. Paul Honor se rendit aussitôt au 16, Douglas Avenue, prévenant son adjoint de n’en rien dire à personne. Quand il vit le shérif à sa porte, Albert recula, effrayé, comme si la poignée l’avait brûlé. Il avait une mine épouvantable, les cheveux ébouriffés, les yeux injectés de sang. Il resta interdit et ce fut Paul Honor qui insista pour entrer.
-   Bonjour Albert, alors on a fait un petit voyage ?
-   Euh… Oui, enfin, non…
-   Si tu veux bien, on va un peu papoter tous les deux.
     Le shérif entra et s’assit à la table de la cuisine sans attendre l’invitation. Albert ressortit machinalement sa vieille bouteille de rhum.
-   Je ne sais pas si tu es au courant, mais Julius Hole est mort.
-   Ah…
-   Tu n’en as vraiment pas entendu parler ?
-   Non, pas du tout.
-   C’est étrange, tout le monde ne parle que de ça en ce moment à Wichita et à Delano.
-   Et il est mort comment ?
-   Eh bien, pas en avalant un noyau de cerise de travers, mais bien plutôt d’une balle de Winchester en plein dans la tête.
     Albert sursauta comme s’il venait d’entendre le coup de feu.
-   C’est pas moi, répliqua bêtement Albert sans réfléchir.
-   Oui, ça je m’en doutais un peu.
     Il y eut un assez long silence, Albert avait les yeux baissés, il n’osait pas regarder le shérif.
-   Moi, je le sais, que ça peut pas être toi, mais,…ça fait quand même un bon bout de temps que tu claironnes un peu partout que tu voulais sa mort, à Julius. Tu étais où la nuit du 25 au 26 mai ?
-   Je sais pas, ici sûrement. Il avait parlé avec une voix si faible que Paul dut se pencher pour entendre.
-   Tu comprends, quand je dis que je pense que c’est pas toi, c’est juste ma conviction personnelle, mais tu avoueras qu’un type qui crie sur tous les toits pendant deux ans qu’il veut en crever un autre, ça fait un sacré beau suspect. Tu te rappelles vraiment pas ce que tu faisais cette nuit-là ?
     Tout se mélangeait dans la tête d’Albert, ça bourdonnait, bourdonnait, il était incapable de réfléchir. Et encore plus incapable de se rappeler qu’il avait passé cette nuit-là seul, à faire ses maigres comptes, se demandant bien comment il allait payer les trois ouvriers qui lui restaient puisqu’il avait donné à Victor Brennan tout l’argent qui était encore en sa possession.
-   C’est que je vais quand même être obligé de t’emmener, comme suspect, pour t’interroger. Et là Paul s’arrêta, il savait que cela suffisait, Albert était suffisamment terrorisé, il dirait tout ce qu’il savait, il n’y avait pas besoin d’en faire plus.
-    Mais vous avez dit que vous saviez que ce n’était pas moi, dit Albert, toujours d’une voix blanche.
-   Oui, mais je te le répète, c’est ma conviction personnelle, je n’ai aucune preuve, tu es le principal suspect. Et puis, si c’est pas toi, t’as bien pu engager quelqu’un pour le faire…
     Albert répondit trop vite : « C’est que ça coûte cher ce genre de type, et moi j’ai pas d’argent. » 
-   Tiens, tiens.
     Albert se mordit les lèvres. Il finit par lâcher :
-   De toute façon, je connais pas son nom.
     Le shérif sentait que ça allait venir, il n’y avait plus qu’à laisser aller…
-   Ah oui, mais tu sais peut-être des choses, à quoi il ressemble, par exemple?
     Comme Albert hésitait et que le silence durait trop, Paul Honor décida d’en rajouter un peu.
-   Bon, allez, hop, puisque tu ne veux rien dire ici, suis-moi.
-   Si je vous dis ce que je sais vous me laisserez tranquille ?
-   Ah, bien, voilà qui est plus raisonnable. Bien sûr, on en restera là. Ce que je veux, c’est arrêter l’assassin. Même si tu n’es pas blanc-bleu dans l’affaire, mais bon, je veux bien passer l’éponge, en souvenir de ton père. On dira que tu as eu un moment d’égarement.
     Albert tergiversa encore.
-   Oui, mais… Lui… S’il apprend que j’ai parlé, il pourrait bien…
-   Se retourner contre toi et venir un soir avec sa Winchester pour te régler ton compte ? Le shérif le rassura tout de suite.
-   Ne t’inquiètes pas, je prends tout sur moi, je dirai que quelqu’un l’a vu à la sortie du Red Orchard.
Après une nouvelle pause, Albert chuchota :
-   Je sais quasiment rien, je sais pas son nom.
-   Ça tu l’as déjà dit. Mais à quoi il ressemble ?
-   Un grand gars, habillé en noir.
-   Tu peux pas en dire plus, couleur des cheveux, des yeux ?
-   Les cheveux, bruns ou noirs, les yeux, je sais pas, noirs je dirais, foncés en tout cas.
-   Gros, maigre ? Jeune ou vieux ?
-   Mince et jeune, dans les vingt, vingt-cinq ans.
-   Des cicatrices ?
-   Je crois pas, j’ai pas vu, non, pas de cicatrices.
-   Habillé en noir, mais comment ?
-   Oh, des vêtements luxueux, très élégant, on l’aurait cru sorti du Capitole…
     Il y eut encore un long silence, puis Albert se lança, avec une voix tremblante.
-   Un type, euh… Il s’arrêta juste à temps, il allait donner le nom de Peter Drabek… Enfin, on l’a appelé Vic devant moi et on m’a dit qu’il était originaire du Nebraska.
-   Oh, dis-donc, voilà que la mémoire te revient !
-   Et aussi…
-   Quoi ?
-   Oh, non… c’est une bêtise… un détail.
-   Dis toujours.
-   Qu’il jouait du piano.
     Là, le shérif s’esclaffa. Il se voyait envoyer des télégrammes à tous ses collègues du Nebraska leur demandant s’ils connaissaient un tueur qui jouait du Colt et du Beethoven !
-   Bon et c’est tout ?
-   Oui, je vous assure. 
-   Je vais te laisser. Reste tranquille pour l’instant, je te dirai quoi faire. Ne parle à personne d’autre.
     Le shérif se leva et était déjà en train d’ouvrir la porte, quand Albert s’écria :
-   Ah ! et aussi …
-   Quoi ? Il joue du violon également ? C’est ça ?
-   Non, il est gaucher.
     Paul Honor regagna Delano, se demandant si ces maigres informations l’amèneraient quelque part. S’il avait réussi à tranquilliser cette tête de linotte d’Albert en lui faisant croire qu’il suffisait de retrouver le tueur pour ne plus rien avoir à craindre, il n’en allait pas ainsi en vérité. Car si Hole venait à apprendre -ou quiconque- qu’Albert était le commanditaire du meurtre, il serait forcément arrêté. Mais Paul avait sa petite idée. Il lui suffirait de débusquer l’assassin, de le mettre hors d’état de nuire en lui collant quelques balles dans la peau (et par là même dans l’impossibilité de révéler qui l’avait engagé !), il invoquerait bien sûr la légitime défense, puis inventerait le motif qui avait poussé ce pauvre type à se venger, par exemple, qu’il avait été mis sur la paille par Julius ou tiens, que sa femme…. ou sa fille, oui, ça c’était pas mal, sa toute jeune fille, une petite de quinze ans, avait été déflorée par Julius. Paul Honor était content de lui, content de sa trouvaille et c’est plein d’espoir qu’il rentra chez lui. Il ne lui restait plus qu’à découvrir qui était le tueur, à le retrouver et à le supprimer. A cette pensée, sa bonne humeur se flétrit un peu.
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Un jour sur Terre : La fleur et l'automate de Angie BEGUE



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 Nouhr regarda ses mains tremblantes, couvertes de sang. Qu'est-ce qui lui arrivait ? Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il voyait cet épais liquide rouge... Encore moins sur ses propres mains. Il baissa la tête. Il était à genoux dans l'herbe. De petits cailloux lui entaillaient les genoux. C'en était douloureux. L'air avait une forte odeur métallique. Rien de surprenant. Car un corps était juste là. Contre ses jambes. Un corps cybili.
  La jeune femme se tenait la poitrine, vaine tentative d’endiguer son hémorragie. Mais ce n'était pas sa seule blessure. Quelqu'un avait voulu s'assurer de son trépas. Des cheveux roux, doucement bouclés, s'échappaient de son chignon défait et tombaient délicatement sur la peau hâlée de son cou. Ses yeux étaient remplis de larmes de douleur... Ou peut-être de tristesse. Elle caressa la joue de Nouhr de sa main libre, y laissant une trace sanglante du bout des doigts.
    — Ça ne fait rien... Ce n'est pas grave... chuchota-t-elle.
  Nouhr pleurait. Pourquoi pleurait-il ? Il ne pleurait pourtant jamais. Et puis... Qui était cette fille ? Il avait son nom sur le bout de la langue... Il était sûr qu'il le retrouverait, si cet horrible sifflement qui résonnait dans sa tête voulait bien se taire une minute. C'était…

 
Chapitre 1


    — Monsieur !
  Nouhr se réveilla en sursaut. Une personne venait de l'appeler pour la troisième fois et le tirait enfin de son cauchemar. Ses yeux se fixèrent un court instant sur un plafond qu’il ne reconnaissait pas. Il détestait ça.
    — Monsieur... !
  Le garçon se redressa vivement pour plaquer ses doigts sur les lèvres de la petite personne dont la voix aigüe lui vrillait les tympans. Son crâne lui fit payer sa précipitation d'un vertige et il en grogna de douleur.
  La petite humaine qu'il venait d'agresser, ne devait pas avoir plus de huit ans. Elle le fixait de ses yeux sombres et angoissés. Le geste brusque et le grondement du garçon avaient, sans doute, joué un rôle crucial dans la panique qu'il lisait sur son jeune visage.
    Bien joué, Nouhr. Tu n'as rien de mieux à faire que d'effrayer les enfants ? se reprocha-t-il à lui-même.
  Il grimaça et retira sa main de la bouche de la petite fille. Il remarqua par la même occasion qu'il ne portait pas ses gants. Il ne portait aucune de ses affaires, en fait. Seulement ce qu’il avait généralement au-dessous de sa cuirasse. Il détestait vraiment ça.
    — T'm'as surpris... bougonna-t-il en guise d'excuses.
  La fillette, à genoux près de lui, eut un mouvement de recul, préférant sans doute mettre un peu de distance entre elle et le cybili brutal.
    — Je savais pas si vous étiez vivant... expliqua l'enfant qui n'osait visiblement pas faire de gestes trop brusques en présence du garçon.
  Elle sentait la pomme, l'herbe tendre, la sueur et la terre. Elle venait probablement du verger qui se trouvait tout proche de la route. Sa mélodie portait les accents de l'insouciance que Nouhr enviait systématiquement à tous les enfants qu'il croisait... Toutefois, à l’heure actuelle, les notes qui la caractérisaient étaient ternies par l'inquiétude que le garçon avait instillé dans le cœur de la petite humaine. Le jeune cybili se força à détourner son attention de la fillette et de sa musique inaudible pleine d’innocence avant que la pointe d'amertume qui venait de se former dans sa poitrine ne lui fasse trop mal.
  Il se trouvait sous un vieux débarras à outils. Ça sentait l'odeur familière et rassurante du bois, mais aussi de la terre et du métal. Il percevait les craquements et les fourmillements de la nature ainsi que le chant harmonieux du vent qui dansait entre les arbres. Il trouva avec soulagement son armure et son épée posées contre un des piliers de l'habitacle à deux pas de sa position. Il ne se souvenait toutefois pas s'être désarmé, ce qui le rendit assez nerveux. Il n'aurait jamais enlevé son armure dans un endroit pareil. Il se leva pour aller la chercher et réalisa qu'il avait dormi tout ce temps sur un sac de couchage. Ce n'était pourtant pas à lui.
  Il glissa son regard sur la fillette qui s'était également relevée et ne le quittait pas des yeux. Impossible. Elle n'aurait pas pu le traîner jusque sous cet abri. Elle était si petite... Et c’était une humaine. Elle n’aurait jamais eu assez de force.
    — V-vous êtes pas là pour prendre mon p'tit frère, hein ? demanda la petite avec un air accusateur et aussi beaucoup de courage.
  Nouhr cligna des yeux avec surprise, sans comprendre.
    — Hein ?! demanda-t-il en la gardant dans son champ de vision tandis qu'il ajustait sa côte de maille sur sa tunique.
    — Ma maman dit que les cybilis de la GAMME, ben ils prennent les petits enfants comme mon frère.
  Nouhr secoua la tête avant de s'accroupir pour attacher l'une de ses genouillères.
    — J'suis pas avec la GAMME, moi.
  Vraiment pas. À vrai dire, il fuyait les Gardiens Absolus de la Morale et du Mérite comme la pire des calamités. Du moins, leur police et toutes les personnes venues de la capitale.
  Malgré cette affirmation, la jeune enfant ne semblait toujours pas rassurée.
    — Alors vous êtes là pour casser notr'maison ?
  Nouhr grimaça. Certes, il était rare de voir des cybilis hors des grandes villes qui ne soient apparentés ni à la GAMME, ni au MAGEs, mais il n’aurait pas cru qu’on puisse le confondre avec l’un ou l’autre de ces deux groupes. La Milice Armée Générale des États était un groupe de hors-la-loi qui sévissait en dehors des cités, se permettant de voler ce qu'ils voulaient aux agriculteurs ou de mettre à sac leurs villages par simple plaisir. La petite avait dû en entendre parler par des adultes, à coup sûr.
    — Bah nan... Moi j'suis juste un voyageur, hein. T'vois b'en qu'j'suis tout seul.
  Nouhr était loin d'être un grand orateur ou très extraverti. Il ne faisait pas la conversation à grand-monde. Mais il estimait devoir répondre aux questions de la fillette pour espérer qu'elle réponde aux siennes. C'était un tacite donnant-donnant et, avec les enfants, c'était beaucoup plus simple qu'avec les adultes. Eux, au moins, n’essayaient que rarement d’obtenir plus que ce qu’ils recevaient. Pas quand leur interlocuteur n’était pas un autre enfant, ou un membre de leur famille. Nouhr n’avait certes pas encore atteint vingt ans, mais il était assez âgé pour éviter d’être embêté par des prépubères.
    — R'garde, lui dit-il après avoir attaché sa ceinture à sa taille.  J'cueillais des pleurotes dans l'bois qu'est là-bas.
  Il ouvrit une de ses sacoches d'une main pour lui prouver ses dires, lui montrant ses champignons tout frais, puis indiqua du doigt un bosquet un peu plus à l'est.
    — C'pour les vendre à Nyol. T'en veux ? Tes v’eux s'ront contents qu't'en ramène, nan ?
  La fillette se pencha pour observer les trouvailles du garçon avec méfiance, puis leva finalement le regard vers lui avant de lui tendre deux petites mains sales et calleuses. Elle semblait avoir enfin laissé sa réserve derrière elle, ce qui rendit sa mélodie inaudible plus adorable encore. Nouhr lui plaça une poignée de pleurotes dans les paumes avant de reprendre.
    — Y'avait quelqu'un ici, avant qu'tu m'trouves ? demanda-t-il alors que l'enfant examinait un des trésors qu'il venait de lui confier.
  Elle secoua la tête.
    — C'pas toi qu'a viré mon armure, hein ? chercha-t-il à s'assurer avant de fixer le fourreau de son épée à sa ceinture.
    — Non... répondit la fillette en fourrant négligemment les champignons dans les poches de sa tunique rapiécée. J'ai juste voulu toucher vos cornes, mais j'ai pas osé, en fait... Je peux, dites ?
  Nouhr grogna.
    — Nan. C'pas un truc qui s'demande, en plus, réprimanda-t-il
  La petite fille lui adressa une moue déçue puis baissa le nez, mais n'ajouta rien.
    Toujours en train de décevoir quelqu'un, à ce que je vois, se blâma-t-il encore, intérieurement.
  Nouhr soupira. Bon. Il reconstituait la scène. Il avait dû s'évanouir près de la route. Un passant l'y avait trouvé et avait généreusement pris le temps de le déplacer à un endroit plus confortable, à l'abri du vent et de la pluie qui menaçait. Ce devait être un voyageur, puisqu’il avait eu la bonté de lui laisser son sac de couchage. Il n'y avait pas à chercher plus loin. Rien de dangereux ne lui était arrivé. On ne lui avait rien volé du tout et son mystérieux bienfaiteur était probablement déjà loin. Tout allait bien, même s'il détestait l'idée d'avoir été sans défense des heures durant et qu'une personne inconnue se soit permise de le toucher. Il avait eu de la chance.
    — J'vais rentrer, hein. T'f'rais m'eux d'faire pareil, parce qu'va pleuvoir.
  Le jeune cybili était doué pour prévoir le temps qu'il ferait dans la journée. Il se fiait à ses sens. L'air s'était rafraîchi et il y percevait une très légère odeur d'ozone. Les petits animaux aux alentours revenaient lentement vers leurs abris respectifs et même le chant du lieu qu'il entendait sans vraiment l'écouter se faisait plus mélancolique à chaque seconde.
    — Tiens ! lança la petite fille en lui tendant une pomme pour le remercier de ses champignons. T'as pas bonne mine. Il faut manger !
  Il voulait bien croire qu’il devait sembler épuisé malgré la sieste forcée qu’il venait de faire. Il manquait de sommeil. C'était ce qui l'avait fait s'évanouir en premier lieu. Parfois, il regrettait vraiment que le repos lui soit aussi difficile d’accès. Pas qu'il préférait tourner de l’œil sur la route, mais... Disons qu'il avait du mal à l'idée de vulnérabilité. Son besoin de contrôle sur son environnement était tel que se détendre lui était presque inaccessible.
  Il prit le fruit qu'elle lui présentait, la remercia d'un signe de tête, puis alla rouler le sac de couchage avant de l'embarquer sous son bras.
    — “Que le Chant des Déités te garde” ! récita l’enfant en portant ses mains à ses oreilles alors que son interlocuteur se préparait à la quitter.
    — À un d'ces jours, p'tiote, répondit-il, bien moins pieusement, à la fillette.
  Celle-ci le salua de la main avant de filer vers son verger.
  Nouhr, lui, prit la direction de Nyol. Après quelques minutes, il examina la pomme qu’on lui avait offerte avec un brin de suspicion. Ce n’était qu’une enfant... Elle n'allait quand-même pas l'empoisonner, si ? Il faudrait déjà qu'elle sache ce qui était susceptible de tuer un cybili et qu'elle puisse se le procurer. Assez peu probable. Il croqua dans le fruit en observant le ciel d'un mauvais œil tout en marchant. Il avait intérêt à se dépêcher ou il serait trempé avant d'être arrivé en ville. Et les Déités savaient à quel point il détestait être mouillé.
  Malgré l'urgence, il contourna prudemment un champ de ruines que la nature dévorait progressivement, puis arriva à une plaine où la terre était si meuble que l’eau d’une précédente averse y avait creusé de grandes flaques, stagnant paresseusement depuis lors.
  En passant, Nouhr jeta un œil à son reflet dans l'eau boueuse. Petit et finement musclé, les cheveux roux en bataille, son visage renfrogné au teint brun faisait ressortir un regard franc aux yeux d’une couleur proche du ciel. Sa tête était surmontée de deux cornes assorties à son regard qui luisaient fièrement et flottaient au-dessus de son crâne. Il passa machinalement son index sur la cicatrice qui lui grimpait sur le menton et lui barrait les lèvres en diagonale ce qui le rappela immédiatement son père. Il ne put s'empêcher de songer à quel point il était sacrément mieux loin, très loin de lui.
  Il se perdait dans ses souvenirs les plus glaçants et les plus douloureux quand un doux parfum de violettes adoucit l’air et apaisa son âme tourmentée. Il interrompit sa marche, puis leva le nez en fermant les yeux. Le vent venait de l'est et charriait avec lui l'odeur d'ozone et de gros cumulonimbus furieux. Mais aussi cette très délicate fragrance fleurie. Y avait-il un champ de violettes, dans le coin ? Étonnant… Il se tourna doucement contre le vent. Il aurait aimé aller vérifier, mais il craignait de se faire surprendre par la pluie qui menaçait d'éclater à tout instant. Il pourrait toujours revenir le lendemain. Il jeta un œil derrière lui. Nyol se profilait à l'horizon. À portée... Et pourtant, il restait encore de longues minutes de marche. Il nota donc mentalement l'emplacement de l'endroit où il se trouvait et reprit sa route à grandes enjambées.
  Sur la fin, il dû courir un peu car les intempéries n’avaient certainement pas attendu qu’il s’abrite. Il avait déroulé le sac de couchage et s'en était servi comme d'une protection de fortune, mais une partie de son équipement s'en était malgré tout retrouvée trempée et boueuse. Bon sang... Il allait falloir qu'il essuie soigneusement sa côte de maille et ses protections ou elles se mettraient à rouiller. Quelle corvée ! Une fois entré dans la ville, il s'abrita du mieux possible le long des gigantesques bâtiments de Nyol. Ces habitations étaient déjà impressionnantes... Mais elles faisaient pâle figure en comparaison de Piras. Il les voyait encore, ces tours immenses, faites de verre et de pierre, que les architectes de la GAMME s'échinaient à faire tenir malgré le passage du temps.
  Après avoir traversé une grande place rectangulaire, le jeune cybili finit par s'engouffrer dans un superbe bâtiment qui comportait d'impressionnantes arcades ainsi qu’un clocher qui datait du temps qui précédait l’avènement des Déités. Il s'ébroua, puis secoua le sac de couchage complètement imbibé d’eau. Près des cuisines bruyantes, il passa devant un humain trentenaire qui portait un tablier. Celui-ci lui donna familièrement une petite claque dans le dos. Paul. Nouhr n'aimait pas beaucoup être touché. Mais Paul était un inoffensif grand gaillard, alors il ne voyait pas vraiment l'intérêt d'esquiver ce qu'il interprétait comme des gestes d'amitié maladroits. Toutefois, il grogna pour communiquer son déplaisir, même si ça n'avait jamais rien changé à la façon dont le cuisinier le traitait.
    — Ça s'est fini en douche, ta balade ! le taquina le bonhomme.
  Paul était toujours comme ça avec les plus jeunes que lui. Particulièrement avec les enfants. Et, le cuisinier en était certain, Nouhr n'était pas adulte. Pas encore. Ce n'était jamais évident à définir sur le physique, avec les cybilis... Mais il en avait la conviction. Si ses employeurs l’avaient ainsi pris sous leur protection, c’était qu’il s’agissait encore d’un adolescent.
    — Mouais. ronchonna le petit rouquin, qui se serait bien passé de devoir éponger tout son équipement.
    — T'as trouvé ce que tu voulais, au moins ?
  Nouhr hocha la tête en guise de réponse.
    — Bon, ben reste pas là. Va t'sécher où tu vas prendre froid.
  Nouhr roula des yeux. Les cybilis ne pouvaient pas “prendre froid”. C’était bien une expression d’humains, ça ! Les maladies dont leur corps étaient parfois les victimes étaient très différentes de celles des êtres de chair. Leur nature magique les préservait des rhumes et autres broutilles. Toutefois, les afflictions qui leur étaient propres étaient - bien que rares - souvent mortelles.
  Puisqu’on le congédiait, le rouquin se rendit sans demander son reste à la chambre qu'il occupait depuis trois semaines, maintenant. Ça faisait un sacré bout de temps pour quelqu'un recherché par la GAMME. Surtout qu'il se planquait littéralement sous leur nez. Erod, le patriarche de la famille qui l'accueillait, était le Gouverneur de Nyol et faisait donc partie intégrante de l’État. Le garçon songeait à mettre les voiles. C'était la raison pour laquelle il faisait quelques menus travaux là où on voulait bien de lui et vendait également ses trouvailles en ville. Avec un peu plus d'argent, il pourrait acheter de quoi reprendre la route. Il avait déjà bien de la chance qu’une des familles les plus influentes de Nyol l'ait accueilli sans autre contrepartie que de dîner avec elle. Pour une raison qui lui échappait, le fait d'avoir un vagabond à leur table semblait remplir ses hôtes de joie et assouvir leur besoin d'exotisme. Nouhr, lui, était surtout inquiet à l'idée d'être découvert. Ou pire, qu'on accuse tous les occupants de la bâtisse d'être ses complices pour avoir sympathisé avec lui.
  Une fois dans sa chambre, le garçon entreprit de se dévêtir et de changer ses vêtements humides. Il sécha ensuite avec attention les pièces de sa cuirasse. Pour ses gants et ses chaussures, il faudrait attendre un peu. Heureusement, aucune des deux paires n'était trop mouillée. Il étendit également le sac de couchage au-dessus d’un meuble du mieux qu'il pouvait. Une fois qu'il fut assuré que ses affaires ne rouilleraient pas, le jeune homme s'autorisa à profiter de quelques instants de repos. Étendu sur son lit, il frotta machinalement entre ses doigts le tissus des draps propres. La fille de chambre les changeait chaque jour, ce que Nouhr trouvait être beaucoup trop. Ce devait être une autre vie que d'être né dans le luxe. Il n'était pas sûr que ça lui aurait convenu... Pourtant, son père avait un rôle plutôt important au sein de la GAMME et vivait plus que confortablement. Mais pour son fils, il avait fait d'autres choix.
  Alors que l’esprit de Nouhr vagabondait à nouveau dans ses plus mauvais souvenirs, le garçon flaira un parfum qu'il connaissait bien. Ihnee, la plus jeune fille de la famille. Elle devait avoir à peu près son âge, bien qu’il n’eut jamais demandé. Il écouta sa mélodie aiguë et sautillante comme une comptine d’été longer le couloir qui menait à la chambre du rouquin. Il se leva et ouvrit la porte avant même qu'elle n’ait frappé. Elle n'en fut pas surprise le moins du monde. Elle venait le chercher tous les jours depuis trois semaines et elle n'avait jamais eu à frapper.
    — Tu es rentré ! Le dîner sera servi dans dix minutes, le prévint-elle.
  Le garçon regarda les deux petites pointes jaune canari que formaient les cornes de la jeune femme glisser vers l'arrière de sa tête à l’instar des oreilles d’un petit chat. Comme à chaque fois qu’elle lui parlait, la peau pâle de son interlocutrice prit une délicate teinte rosée, juste sur les joues, et elle se mit à jouer nerveusement avec une mèche de ses cheveux brun aux reflets magenta. Nouhr se doutait qu'il y avait là un langage corporel qu'il était censé interpréter et comprendre... Mais l'ennui, c'était qu'il n'avait aucune idée de ce qu'elle essayait de lui dire. Personne d'autre n'avait jamais agi comme ça avec lui et, par ailleurs, il était le seul à bénéficier de ces drôles d’attentions de la part d’Ihnee... Ce qui le plongeait dans une certaine perplexité.
    — On peut patienter ensemble, si tu veux, proposa-t-elle en glissant son regard sur le torse de Nouhr qui, pour une fois, ne portait qu'une tunique et pas son habituelle côte-de-maille.
    — ... S'tu veux. J'arrive, répondit-il en lui claquant la porte au nez.
  Il revêtit sa maille protectrice car il ne se sentait un minimum en sécurité que lorsqu'il la portait. Après une courte hésitation, il passa aussi ses genouillères et ses coudières. On n'était jamais trop prudent.
  Il rouvrit ensuite la porte sur une Ihnee un brin contrariée... Elle le fut encore un peu plus lorsqu'elle posa à nouveau son regard sur lui.
    — Oh. Tu as remis ta... ferraille, constata la jeune cybilie avec déception.
  Nouhr ne vit pas l'intérêt de répondre à ce qu'il considérait comme une simple observation.
    — On y va tranquille ? proposa-t-il en commençant à arpenter le couloir.
  Ihnee lui emboîta le pas.
    — Qu'est-ce que tu as fait, aujourd'hui, alors ? demanda-t-elle, son enthousiasme déjà retrouvé.
    — J'suis allé chercher des champignons, répondit simplement Nouhr, sans entrer dans les détails, comme à son habitude.
    — Et qu'est-ce que c'était, comme champignon ? demanda Ihnee en lui saisissant la main dès qu'elle remarqua qu'il ne portait pas de gants.
  Nouhr grimaça. Il n'aimait vraiment pas être touché. Encore moins si c’était par surprise. Heureusement, Ihnee, malgré le pouvoir magique dont elle disposait avec certitude, ne devait pas être bien plus dangereuse que Paul. Sinon, elle serait dans un Camp de Formation de la police de la GAMME et ne serait sûrement pas à Nyol à attendre d’être en âge de se marier. Toutefois, le problème que Nouhr avait avec le contact physique, était indépendant de la dangerosité des gens.
    — Des pleurotes, répondit-il en prenant sur lui.
    — C'est bon, ça ? Les pleurotes ? Je ne sais pas si j'en ai déjà mangé. Il faudrait que je demande à Paul.
  Paul était chef cuisinier pour la famille d’Ihnee. Du moins, pour son père. Pour ce qui était de la jeune cybilie, elle se comportait toujours ainsi avec Nouhr. Elle posait beaucoup de questions et essayait de le faire parler le plus possible, au grand dam du garçon.
    — C'pas mauvais. Mais j'aime m’eux les Girolles.
    — C'est un champignon aussi ?
    — Ouais. C'est un champignon.
    — Tu m'en rapporteras, la prochaine fois ?
    — C'plus tell'ment la saison... Il fait d'jà trop froid.
    — C'est quand, la saison, alors ?
    — Quand il fait beau et chaud.
    — Génial ! Dans ce cas, il faut que tu restes jusqu'à cet été pour me rapporter des Girolles ! décida-t-elle.
  Nouhr grimaça encore. Ça allait être compliqué, ça. Il ne pouvait clairement pas rester aussi longtemps ou la Gamme finirait par lui mettre le grappin dessus.
    — On verra. P't'être que j'repass'rai.
    — Quoi ? Tu parles encore de t'en aller ? Mais puisqu'on te dit que tu es ici chez toi ! reprocha Ihnee avec une moue qui exprimait à merveille son insatisfaction.
  Mais Ihnee n'était pas au courant qu'il était recherché par les Gardiens Absolus de la Morale et du Mérite Égalitaire. Leur gouvernement. Ou du moins, par leur police. Pour avoir un peu trop mis à sac la capitale. Piras et Nyol n'étaient qu'à deux semaines de marche et les communications entre les villes étaient plutôt bonnes et rapides grâce à d’anciens sorts qui dataient d'avant la Malédiction... C'était pourquoi Nouhr commençait à trouver étrange d'avoir autant la paix. Certes, l'incident s'était déroulé plus d'un an auparavant, mais tout de même... Il devait rester prudent. Il n'avait que moyennement envie de finir ses jours en prison ou de faire un aller simple chez son père. Si les choses avaient été différentes... Il aurait peut-être envisagé la proposition de la famille de Ihnee.
    Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.
    — Faut qu'j'reparte. J'peux pas rester.
    — Quoi ?! Mais pourquoi ? demanda sa jeune interlocutrice, visiblement mécontente de la tournure de la conversation. Même sa mélodie se faisait plus agitée.
    — J'peux pas, c'tout, répliqua-t-il avant de lui lâcher la main et d'entrer sans attendre dans la vaste salle à manger du domaine.

 
Chapitre 2


  Les deux demi-frères d’Ihnee étaient déjà attablés et lancés dans une de leurs – trop nombreuses - conversations à propos de politique.
    — Honnêtement, cet Arveil à la tête du Conseil, je le sens pas trop, exprima le dénommé Jehd.
  Son frère haussa les épaules en roulant des yeux.
    — Tu dis ça pour chaque nouveau conseiller... Pour moi, ils sont vraiment tous les mêmes.
  Tout juste adultes, les deux cybilis ne devaient avoir que quelques mois d'écart. Leur rythme dégageait encore l'énergie de l'enfance. Bess était le plus jeune, pourtant sa maturité était plus audible à la sensibilité de Nouhr. Toutefois, il croyait parfois percevoir une dissonance dans la mélodie simple et claire de celui qui l'avait pris sous son aile. Mais, à l’instant où il entendait la musique inaudible de son protecteur se déformer, il n’y avait déjà plus rien, tant et si bien que le garçon se demandait s’il ne l’avait pas imaginée.
  Et puis… Comment un cybili aussi bienveillant que Bess aurait-il pu produire des notes aussi torturées ? Il avait trouvé Nouhr le jour où le rouquin était arrivé à Nyol alors que personne ne faisait spécialement attention à lui. Il avait rapidement déduit qu’il n’était encore qu’un enfant, qu’il était seul et que quelque chose de difficile avait dû lui arriver. Le jeune Noble avait alors pris à cœur d'introduire le vagabond auprès de son père et de plaider en sa faveur pour qu'Erod lui accorde sa protection.
    — Tu plaisantes ?! reprit Jehd. Depuis qu'il est là, les taxes ont augmenté. Il multiplie les patrouilles aux alentours des villes et les plans de reproduction ont doublé !
  Ihnee et Nouhr s'installèrent à la table sans trop se faire remarquer, mais Bess posa son regard sur son jeune protégé et esquissa un drôle de sourire.
    — Tu en penses quoi, Nouhr ?
    — ... Eh ? fit le rouquin en dévisageant les deux frères, pris au dépourvu.
    — On est assez en sécurité, à Nyol, selon toi ? précisa Bess
  Nouhr baissa la tête, prenant la question au sérieux, même s'il n'y connaissait pas grand-chose en politique.
    — Ben y'a pas tell'ment d'soucis... Alors j'dirais qu'ouais…
    — Tu vois ! C'est bien ce que je dis ! On n'a pas besoin de renforcer la police, renchérit Jehd.
  Bess conserva son regard sur Nouhr, ce qui ne manqua pas de mettre celui-ci mal à l'aise.
    — Vous avez peut-être raison. C'est vrai qu'il ne se passe rien et que tout est... exactement comme ça devrait être, admit finalement Bess en reportant son regard sur son frère aîné en souriant amicalement.
    — C'est ça ! Et en attendant, le Conseiller Arveil nous pompe tout ce qu'on a d'argent pour nous protéger d'on ne sait quoi !
    — Assez de politique à table ! Et encore moins de blasphème envers les membres du Conseil ! gronda la voix grave d'Erod, alors qu'il entrait dans la pièce.
  Nouhr l'avait senti arriver. Le son profond et solennel que le patriarche dégageait résonnait dans la poitrine du garçon et lui dressait les cheveux sur la nuque. Son odeur froide, presque métallique, lui inspirait irrémédiablement le danger. Erod lui rappelait bien trop son propre père. Ils étaient à la fois semblables et différents... Mais leurs similitudes étaient bien assez vives pour que Nouhr ne s’adresse à lui que par “Monsieur” en articulant du mieux qu'il le pouvait.
  D'après Ihnee, Erod devait son important rôle de Gouverneur à son paternel. Ce dernier avait été le détenteur d'une puissante capacité magique que son fils n'avait malheureusement pas reçue. Toutefois, il semblait qu'Erod puisse malgré tout transmettre ce don à sa descendance. La GAMME lui avait donc offert un poste et une vie confortable en échange de sa coopération pour le plan de reproduction. Ihnee, Jehd et Bess, tous trois d'une mère différente, n'avaient pas hérité du pouvoir de leur grand-père. Ils attendaient donc d’être insérés ailleurs dans la société.
  Le patriarche s'installa en bout de table et observa ses fils d'un regard sévère qui ne sembla pourtant pas intimider Jehd.
    — Comme tu préfères, Père ! lança le garçon, d'un air presque taquin. Dans ce cas, nous n’avons qu'à discuter de cette fameuse histoire qui nous est parvenue aujourd'hui !
    — Quelle histoire ? demanda Erod, méfiant, tandis qu'une domestique posait les plats devant les convives.
    — Tu n'en as pas entendu parler ? demanda Bess, d’un ton beaucoup plus grave que son frère. Il y a une rumeur... Tous les cybilis de Loutseou se seraient volatilisés. Les humains seraient incapables d'utiliser leur magie. En cherchant les disparus, ils auraient trouvé l'accès à un ancien sous-sol remplis de squelettes de cybilis...
  Finalement, ils n'étaient peut-être pas aussi en sécurité que ce Jehd avait affirmé un peu plus tôt.
    — Ça ressemble à une histoire pour faire peur, constata Erod
  Nouhr ne prêtait qu'une oreille distraite à ce qui se disait à table, en général. Il écoutait seulement au cas où il y aurait des rumeurs à son sujet ou à propos de son père. Il essayait de ne pas participer aux conversations, mais ses hôtes œuvraient justement à le faire parler de lui dès qu'ils le pouvaient. Pour le moment, grâce à l'histoire de Jehd, il avait la paix.
    — Probablement une invention pour effrayer les plus impressionnables. C'est de saison, ajouta le patriarche en plaçant sa serviette de table sur ses genoux.
  Il faisait référence à l'automne. La tradition était de se faire peur juste avant l'arrivée de l'hiver et de célébrer les morts et leur souvenir. C’étaient des coutumes qui dataient de bien avant l'avènement des Déités.
    — C'est ce que j'ai pensé, au départ, répondit Bess. Mais on est allés demander à Meric, figure-toi. Tu sais, c'est mon contact dans la police. Eh bien, il nous a dit que les communications avec Loutseou sont coupées depuis plusieurs jours. Personne ne répond. Rien. Pas un signe de vie.
    — C'est inquiétant, admit finalement Erod. Je verrai si j'ai plus d'informations sur cette histoire, demain.
 Nouhr avait commencé à manger et se faisait tout petit. Il n'aimait pas vraiment être assis là avec Ihnee et sa famille. Il avait l'impression d'être un intrus. Et tout était tellement trop luxueux... Trop confortable… Trop brillant. Il ne savait même pas quel couvert utiliser. Il y en avait tellement. Le premier jour, il avait mangé avec les doigts, ce qui lui avait valu une remarque de la part d'Erod. Il n'aimait pas ça non plus.
    — Il paraît que le Chef Fohrr va lui-même descendre de Piras pour voir de quoi il en retourne, reprit Jehd sur le ton ironique de celui qui ne croit pas du tout aux bruits de couloirs.
  Mais Nouhr en lâcha sa cuillère. Celle-ci tomba bruyamment dans son bol de porcelaine, faisant tourner tous les regards vers lui.
    — Ça va, Nouhr ? s'inquiéta Ihnee. Tu n'as pas l'air bien...
  C'était un euphémisme. Il avait pâli et ses mains s'étaient mises à trembler sans qu'il parvienne à les contrôler. Il les cacha sous la table, puis hocha la tête en s'appliquant à ne croiser le regard de personne.
    — Mh. J'suis juste un peu crevé. C'est r'en.
  Il fallait qu'il se calme. Il n'aimait pas mentir, mais il ne pouvait pas non plus clairement dire ce qui n'allait pas au risque de se retrouver en cellule dans l'heure qui suivait. Il serra les poings en espérant que ce geste dérisoire l’aiderait à trembler moins, puis il reprit sa cuillère pour poursuivre son repas.
    — Tu m'étonnes ! Tu es allé loin, aujourd'hui ? demanda Jehd, intéressé.
  C'était le plus âgé, mais il n'avait jamais quitté Nyol de sa vie. Pourtant il avait l'air d'en mourir d'envie. Les histoires de Nouhr l'intéressaient toujours beaucoup. Il avait bien essayé de l'accompagner lors de ses balades, mais son père avait refusé à chaque fois. Son fils n'irait pas s'aventurer au-delà des murs de la ville tant que le Grand Conseil ne lui aurait pas attribué une place dans la société. Et il lui importait peu qu'il soit déjà adulte.
    — À une d'mie heure du verger qu'est au sud-ouest, répondit le rouquin.
    — C'est ça. Un jour tu iras te promener et tu ne reviendras jamais en nous laissant en plan ! Tu en serais capable, hein ? accusa Ihnee en surjouant la contrariété.
  Nouhr lui adressa une moue contrite en posant sa cuillère dans son bol pour que la domestique puisse la lui enlever.
    — Qu'est-ce qu'il se passe, Ihnee ? demanda son père en fronçant les sourcils.
    — Nouhr parle encore de nous quitter ! se plaignit-elle à son père.
  Le garçon se tendit imperceptiblement. Il n'aimait pas du tout le regard plein de reproches qu'Erod posait sur lui.
    Mais tu as l'habitude des reproches.
    — Je t'ai dit que tu es ici chez toi, mon garçon. Tu es bien trop jeune pour voyager seul, qui plus est. Tu pourrais très bien te faire détrousser ou tuer par les MAGEs au détour d'un chemin.
  Nouhr grimaça en prenant une des fourchettes à sa disposition pour entamer le plat principal. Il savait qu'il avait eu de la chance qu’aucune personne malveillante ne l'ait approché pendant qu’il était assoupi, aujourd’hui. Il n'y avait pas que des dévots et des Bardes qui arpentaient les chemins des villes. Il garda toutefois ce qu’il s’était passé pour lui en songeant qu’il fallait vraiment qu'il trouve une solution à son problème de sommeil avant de quitter Nyol. Même si ça lui coûtait cher, il ne pouvait pas partir sans. Est-ce que les plantes qu'utilisaient les humains avaient une chance de faire effet sur lui ? Il n'avait jamais essayé.
    — Et Bess est déjà en train de faire le nécessaire pour que tu aies une place à Nyol, ajouta Erod en posant son regard sur son fils.
  Bess avait beau être plus jeune que Jehd, son père lui accordait plus de responsabilités. Aux yeux du patriarche, son cadet avait bien plus la tête sur les épaules que son frère aîné. Et puisque c'était Bess qui avait insisté pour prendre Nouhr sous leur protection, il lui avait délégué toutes les responsabilités qui y étaient liées. Soit, trouver d'où venait cet enfant, s'il n'était pas un déserteur de la GAMME et chercher ce qui lui était arrivé. Bess avait pour le moment assuré que les Centres de Formation n'avaient à déplorer aucun disparu. Nouhr écoutait chaque fois attentivement les compte-rendus de Bess, car selon ce que le cybili faisait, il pouvait le trahir et dépêcher en un rien de temps la police de la GAMME pour lui mettre le grappin dessus.
  Le jeune Noble avait également essayé à plusieurs reprises de discuter avec lui et de chercher à savoir d'où venait son petit aventurier, mais Nouhr s'était appliqué à ne rien révéler du tout. De toute façon, il sentait dans la mélodie de Bess que ce dernier n'y mettait pas vraiment de cœur. Il n'avait jamais vraiment insisté pour briser le mutisme du jeune cybili.
    — C'est exact, répondit Bess en souriant posément. On devrait même pouvoir te trouver une épouse.
  Nouhr aurait préféré disparaître que d'entendre ça.
  Ihnee lança un regard noir à son frère, mais reprit, légèrement enjouée.
    — Tu vois ! Personne n'a envie que tu t'en ailles !
    — C'est vrai que je commence à te considérer comme de la famille, moi ! ajouta Jehd sur un ton rieur, mais sincère.
    Ils font semblant. Ils mentent. Tu n'es rien du tout, pour eux.
  Nouhr ignorait si c'était la voix chaleureuse de Jehd ou le contenu de ses propos qui lui faisait cet effet, mais il se referma immédiatement. Il n'offrit aucune réponse et se concentra avec un peu trop d'énergie sur le contenu de son assiette. Ses hôtes s’étaient habitués à cette façon qu'il avait de se déconnecter subitement de ce qui l’entourait et à quitter la pièce, parfois. Ils en étaient toutefois toujours un peu surpris et, quelque part, assez attristés. Ils l'avaient compris dès le premier jour : Ce gamin-là avait vécu des choses qu'il n'aurait jamais dû vivre.
    — Laissons un peu d'air à Nouhr, décréta Erod de sa voix forte qui ne souffrait aucune réplique.
  Le repas se poursuivit sur des choses plus légères, badines. Le travail de chacun, la rénovation d'un bâtiment d'avant l'avènement des Déités, si on avait déjà mangé des pleurotes dans cette maison... Seul Bess jetait de temps à autres des coups d'œil inquiets à Nouhr. Ayant définitivement décidé de ne plus prendre part à une discussion de la soirée, le garçon avait déjà achevé le contenu de son assiette et fixait celle-ci sans bouger, en attendant qu'on le congédie.
  Quand chacun eut terminé de manger et de boire, que les grâce aux Déités furent rendues, le repas prit fin et chaque membre de la famille fut autorisé à prendre congé. Il n'en fallait pas plus à Nouhr pour se lever de table et filer jusqu'à sa chambre. Il entendit seulement Erod demander à sa fille de rester auprès de lui encore un moment.
  Nouhr regagna sa chambre et retira ses chaussures humides en soupirant. Il commençait à se dire que Bess et Erod ne le laisseraient pas leur fausser compagnie aussi facilement que s'il avait été un voyageur adulte. Peut-être que l'idée d'Ihnee, de s'en aller en faisant croire qu'il allait seulement faire un tour, était la bonne. C'était un peu cruel, mais il ne pouvait pas non plus s'éterniser à Nyol pour leur faire plaisir. Pas dans ces circonstances.
  Il se posa un moment près de la fenêtre pour écouter la nuit ravir le rythme de la ville et la couvrir lentement d'un voile de mystère. Il aimait être attentif à tous ces petits changements... Et il se sentait définitivement plus à sa place dans la pénombre qu'au grand jour. Ça n'avait pas toujours été le cas... Mais c'était ainsi qu'il se sentait depuis...
  Il interrompit le fil de sa pensée en percevant le parfum et la musique d'Ihnee se rapprocher de lui. Que voulait-elle, encore ?
  Le garçon alla lui ouvrir, avant qu'elle ne frappe, comme toujours, et attendit qu'elle s'exprime.
    — Nouhr... Je... Tu ne voudrais pas qu'on passe la soirée ensemble avant d'aller se coucher ? C'est que... Tu n'as pas l'air en forme et... Je me disais que ça pouvait te changer les idées.
  Il la dévisagea un court instant et, alors qu'il allait lui répondre, elle le prit de vitesse.
    — Tu sais... Je dois épouser un type de Larmesile...Je le connais à peine... Je vais devoir quitter Nyol dans trois ou quatre ans tout au plus, pour aller vivre avec mon mari.
  Elle soupira et s'approcha de Nouhr, beaucoup plus près que ce qu'il aurait préféré.
    — Mon père n'est pas vraiment d'accord, mais... j'aimerais mieux t'épouser toi ! Si on s'y met à deux, on le convaincra sûrement ! On pourrait vivre à Nyol ensemble. Ou dans la ville que tu voudras ! On serait heureux, expliqua-t-elle en tendant ses doigts vers la joue du garçon qu'elle tentait désespérément de séduire.
  Nouhr tressaillit et la repoussa d'une main, sans ménagement. Il secoua la tête, troublé par cette déclaration qu'il n'avait absolument pas vu venir et dont il ne comprenait que confusément la teneur.
    — Nan...
  Simple, direct, mais probablement le râteau le plus douloureux que Ihnee ne s'était jamais pris. Il ferma la porte sur elle sans attendre, répondant à son besoin urgent de mettre de la distance entre elle et lui. Cependant, à peine le battant fut-il clos que la jeune cybilie frappa furieusement contre le bois.
    — Si tu entres dans la vie des gens sans jamais les laisser entrer dans la tienne, tu n'iras jamais mieux ! s'écria-t-elle, à la fois furieuse et désemparée.
    Encore quelqu'un que tu déçois.
  Mais Nouhr ne saisissait pas ce qu'il avait fait pour qu'elle exprime de pareils sentiments. À vrai dire, il ne la comprenait pas. Et il ne comprenait personne. Il l'entendit repartir, ses pieds martelant le sol avec humeur et sa mélodie rageuse exprimant avec excès la frustration induite par son cuisant échec. Nouhr soupira et s'allongea sur son lit. Pour la énième fois, il pensa que celui-ci était bien trop confortable puisqu'il conservait son armure sur lui et qu’il ne dormirait probablement pas. Il passerait juste une autre très longue nuit à fixer le plafond, à écouter les sons du soir et à ressasser ses souvenirs d'enfance. Ses souvenirs d'Abir.
  Sa sœur lui manquait. Un sifflement se mettait à résonner dans sa poitrine, dans son crâne, dans son corps entier, chaque fois qu’il pensait à elle. Comme un symptôme du manque. Oui, elle lui manquait à en mourir. Mais comment envisager d'en finir quand elle avait donné sa propre vie pour qu'il soit libre ? Il n'avait pas le droit. Il ne pouvait pas gâcher son sacrifice. Pourtant, chaque fois que son souvenir revenait le hanter, il souffrait le martyr de son absence. Son affection, ses encouragements, ses rires et ses sourires... Même ses réprimandes lui manquaient. Sans parler de sa mélodie enchanteresse. Il était si en colère contre lui-même… Comment se pardonner ? Il n’avait pas pu la sauver. Il l’avait perdue. Il était si en colère contre ceux qui l'avaient assassinée. Contre le monde entier, de n’avoir rien fait. Elle n'aurait pas dû mourir. Ils auraient dû s'enfuir ensemble. Elle devait le sortir de son calvaire. Alors pourquoi se retrouvait-il seul ? Il avait beau vivre avec Ihnee et sa famille depuis trois longues semaines... Il se sentait seul. Personne ne le comprenait comme Abir. Personne ne l'aimait comme Abir. Il était seul.
    C'est de ta faute. Tu aurais dû la protéger.
  Il se passa les mains sur le visage. Ses yeux lui brûlaient, comme chaque fois que sa mémoire tournait toute seule, lui rappelant les dizaines de souvenirs qu'il avait d’elle. Il s'en voulait de ne pas avoir été heureux. Maintenant, elle n'était plus là et il n'aurait plus jamais l'occasion de l'être.
  Il se leva et quitta sa chambre, longeant les couloirs jusqu'à atteindre l'une des quatre salles de bain de la riche habitation. Quatre salles de bains. Sérieusement. Tant d'agriculteurs n'en avaient pas même une seule ! Il actionna le Courant dans le lavabo et se passa de l'eau sur le visage. Ça faisait déjà un an. Plus d'un an. Et il ne s'en remettait toujours pas. Comment les autres faisaient-ils ? Il ne pouvait tout de même pas être le seul dans ce monde à vivre les affres du deuil !
  C'était ce à quoi il songeait en retournant à sa chambre... Lorsqu’une odeur, un parfum, l'intrigua. Le parfum de violettes. Il était revenu. Beaucoup plus proche.
  Nouhr fronça les sourcils et, plutôt que de retourner s'allonger, il suivit sa curiosité. Est-ce qu'il y avait un bouquet quelque part, pas loin ? Est-ce que Paul prévoyait de faire une préparation à base de violettes ? Il suivit la fragrance au travers de la bâtisse endormie sans rien trouver. Pourtant, il crut plusieurs fois l’avoir à portée, mais c'était comme si son origine s'éloignait et se mouvait par elle-même. Étrange car il ne captait aucun autre parfum qui empruntait le même chemin que celui-là et ne percevait pas la moindre mélodie. Ce n'était, à priori, pas vivant. Frustré, il grogna et se résolut d’abandonner sa recherche. Il reprit la direction de sa chambre et, comme il s'y attendait, le parfum prit sa suite. Ça n'avait aucun sens. Il hésitait sur ce qu'il convenait de faire quand il s’immobilisa au milieu du couloir.
  Ça n'allait pas. Quelque chose n'allait pas. La violette n'était qu'une distraction. Une distraction pour qu'il ne soit pas au bon endroit. Il venait de passer devant la chambre de Bess et il n'avait entendu aucun son. Pas une respiration. Pas une seule note de musique inaudible. Il y avait un courant d'air dans le couloir et ça sentait la pluie. Quelqu'un avait ouvert une fenêtre, quelque part. Ou bien une porte. Pire, n'était-ce pas l'odeur de la poudre qu'il flairait à l'instant ?
  Merde.
  Nouhr s’élança, martelant le sol dans sa course effrénée. Il devait réveiller tout le monde et les faire sortir d'ici. Vite.
  Mais à peine eut-il percuté qu'une puissante déflagration fit trembler toute la construction. Ces salauds étaient dans les sous-sols. Le jeune cybili allait reprendre sa course quand il aperçut une silhouette au bout du couloir. Fine et encapuchonnée, deux cornes cybilies bleutées flottaient au-dessus de sa tête. Nouhr ne voyait pas son visage, néanmoins deux yeux luisaient sous l'ombre de sa capuche et le fixaient.
    — Hey ! la héla-t-il, prêt à en découdre.
  Mais alors qu’il s’approchait, une mélodie familière attira soudainement son attention dans le couloir adjacent. Une voix terrifiée appelait à l'aide. Nouhr n'hésita pas et d’un bond, s'élança vers la voix, abandonnant la silhouette au capuchon.
  Il trouva Ihnee qui se débattait contre un immense humain d'une vingtaine d'années à la peau noire. Ses cheveux, groupés en une multitude de tresses aussi sombres que la nuit, étaient noués en un chignon sur le haut du crâne de l’assaillant nocturne. Une lumière se reflétait mystérieusement sur certaines d'entre elles et les teintaient d'or. Sa mélodie était aussi calme et légère qu'une nuit de printemps et ce, malgré la situation. Vêtu de cuir foncé, il conservait à sa ceinture une dague que Nouhr repéra immédiatement. Toutefois, ce n'était pas de cette arme que l'homme menaçait Ihnee. Il tenait à la main un étrange objet cylindrique, presque aussi plat qu'un disque et gros comme le chapeau d'un agaric des forêts. Un cercle concentrique était dessiné sur le dessus et brasillait d'une faible lueur rouge dans la pénombre qui les enveloppait. De l'autre côté, une tige métallique dépassait de l'objet. L'humain plaquait Ihnee au sol et, vu son poids, elle aurait toutes les peines du monde à s'échapper. Il tentait de lui enfoncer dans une des oreilles la tige de son outil.
  Nouhr n'était pas le genre d'adversaire bienveillant et courtois qui fait des sommations et s'incline respectueusement avant d'attaquer. Surtout pas lorsqu'une personne s’avérait ouvertement offensive. C'est pourquoi il laissa instantanément déferler son pouvoir, fit naître une boule de feu cyan entre ses doigts et la projeta sans plus attendre sur leur agresseur.
  L'humain reçu cette attaque de plein fouet au niveau de l'omoplate, ce qui le força à s'écarter de Ihnee. Il se donna de grandes tapes sur le torse pour être sûr que le projectile de Nouhr n'allait pas l’enflammer, puis posa son regard sévère sur le jeune cybili.
    — Ce n'était pas prévu comme ça, lança-t-il au rouquin, sur un ton de reproche.
  Nouhr s'était avancé devant Ihnee qui n'avait pas bougé, tétanisée par la peur. La mélodie claire de la jeune fille s'était beaucoup assombrie et menaçait d'affecter son jeune protecteur. Il était en garde. Genoux fléchis, le centre de gravité plus bas. Pied droit en avant et main droite en avant, levée et ouverte. Son poing gauche était, lui, fermé près de sa hanche gauche, prêt à frapper. Les flammes bleues parcouraient le haut de son corps. Concentré. Il devait rester concentré. Il n'était plus assuré que son adversaire ne bougerait pas et hésitait donc à utiliser à nouveau sa magie. La maison n’était peut-être pas à l'épreuve des forces qu’il employait et il ne voulait pas prendre le risque de provoquer un incendie tant qu’il ignorait ce que ces gens comptaient encore faire exploser. Tant que tout le monde ne serait pas à l’abri. Sa tunique, elle, n'était plus, dévorée par ses propres flammes. Sans regret. Il ne lui restait que sa côte-de-maille et ses protections aux coudes et aux genoux. Malgré tout, il s’élança dans le combat, frappant l’inconnu du poing. Il était rapide, vif et avait été entraîné à ça toute son enfance. Honnêtement, même sans magie, peu de combattants faisaient le poids face à lui.
  Mais la magie était toutefois le facteur qui allait lui poser problème. Car s’il craignait d’utiliser la sienne, son adversaire, lui, n’avait pas l’intention de s’en priver.
    Trop hésitant.
  Un mur transparent s’érigea brusquement entre les deux adversaires. S'il avait l'aspect du verre, il n'en avait pas la constitution car le poing de Nouhr s'y heurta durement. Le garçon jaugea rapidement la situation. Le mur était en réalité un disque. Un disque si grand qu'il touchait presque les parois du couloir. Il pouvait encore passer par-dessus, cela dit. Avec suffisamment d'élan... C'était ce qu'il comptait faire, quand l'humain repoussa son disque transparent contre lui et le fit reculer de plusieurs mètres, jusqu'à ce qu'il se heurte aux jambes d'Ihnee. La jeune fille était toujours au sol, en état de choc.
    — Elle va s'éteindre de toute façon, déclara l'inconnu avec un calme surprenant, au regard de la situation.
    — C'est toi qui vas crever ! cracha Nouhr en s'écartant du disque de son adversaire, tout en cherchant comment manœuvrer pour atteindre ce dernier.
    — Nouhr ! supplia Ihnee, tremblante, les larmes aux yeux en saisissant la cheville du garçon.
  Il fallait qu'il se concentre. Qu'il écoute le rythme de son adversaire. Ihnee était une gêne. Il allait se dégager quand une seconde déflagration retentit en faisant trembler les murs.
    — Bordel, mais vous foutez quoi ?! s'écria le rouquin en décidant finalement d'abaisser ses flammes et d'aider Ihnee à se redresser pour s'écarter du disque magique.
  Ce truc ne lui disait rien qui vaille et il craignait que la bâtisse entière ne finisse par s’effondrer sur eux. Il n’avait pas le temps de se battre. Il fallait qu’il fasse sortir Ihnee d’ici. Qu’il la mette en sécurité.
    — Si tu veux des réponses... Retrouve-nous à Léteric.
    — J'vais pas vous retrouver à Léteric, bande de tarés ! gronda-t-il sans comprendre pourquoi on lui demandait ça, si soudainement.
  Il soutenait une Ihnee tremblante qu'il fit reculer avec lui car l'homme venait d'avancer vers eux en même temps que son disque magique. Encore un peu et il pourrait bifurquer et fuir avec elle pour la mettre en sûreté.
    — Nous sommes la Partition. Nous répondons au Sifflement. L'appel à un monde meilleur. Tu ne veux pas savoir pourquoi ta sœur a été tuée, Nouhr ?
  Le jeune cybili en eut le souffle coupé. Les flammes qu’il avait gardées vivantes sur un de ses bras en guise de mise-en-garde vacillèrent et il eut l'impression que tout tournait autour de lui. Tout à coup, il n'était plus sûr d’être celui qui soutenait Ihnee. Peut-être était-ce l'inverse.
  Ces enfoirés le connaissaient. Ils savaient ce qui était arrivé à Abir. La raison de son assassinat. Qu'est-ce que c'était que ces conneries ?! Comment c’était possible ? Est-ce qu'ils travaillaient avec la GAMME ? Mille questions fusaient sous son crâne en ébullition et il sentait qu'une fois le choc passé, il exploserait. De rage. Incapable de rester concentré sur sa mission de sauvetage plus longtemps, il repoussa Ihnee brutalement, agrandissant son espace afin de contre-attaquer quand une sensation douloureuse lui vrilla brusquement l’oreille.
  Il avait été si bouleversé que quelqu'un s'était approché de lui à son insu. Son père aurait été furieux, s'il avait été là pour voir ça.
  Hébété, il porta la main à son oreille endolorie et se tourna vers l’agresseur qui l’avait sournoisement pris en traître. C’était Bess. Il était dans le coup. Nouhr se sentait mal. Horriblement mal. Et ça ne faisait que commencer... car sous ses yeux médusés, Bess se mua brutalement en un squelette et s’écrasa sur le sol dans un fracas métallique insoutenable. Un autre vacarme identique retentit tout près du garçon. Il était terrifié à l'idée de regarder ce qui en était à l’origine, mais il s'y força.
  Il était arrivé la même chose à Ihnee.
  Le garçon se baissa lentement, s'agenouillant auprès du corps inerte de la petite cybilie. Son cerveau refusait de percuter. Il ne comprenait pas ce qu'il voyait, ni ce qui se passait. Rien n'avait de sens. Comment Ihnee et Bess pouvaient-ils s'éteindre si subitement et ne laisser que leur carcasse ?! C'était censé prendre plusieurs heures, voire plusieurs jours pour qu'un cybili mort ressemble à... ce tas de restes sans visage, sans douceur, sans chaleur... Sans musique, ni parfum. Nouhr passa sa main sur le globe oculaire vide de vie de la petite cybilie, complètement abasourdi.
    — Bonne nuit, petit soldat.
  Lui chantonna la voix, beaucoup trop proche, de l'humain à la peau sombre. Et ce fut le noir complet.


 
Chapitre 3


  Nouhr cligna des yeux à plusieurs reprises, retrouvant progressivement l’usage de ses sens et de son corps. Où est-ce qu'il avait encore atterri ?
  Il était assis sur le lit d'une petite chambre assez modeste qui sentait le bois ancien et la lavande. Les petits meubles qui l’habillaient avaient un adorable côté champêtre et rustique. Un panier d’osier était posé sur une commode et contenait un pot-pourri odorant composé avec goût de fleurs séchées et d’épices. Une fenêtre était ouverte tout près de Nouhr et le vent lui emmenait les odeurs de la ville. Pas les plus agréables. C'était le soir et les mélodies d’ordinaires calmes, après le coucher du soleil étaient présentement loin de l’être. C’était bruyant et agité. Il entendait des clameurs, des éclats lointains. Il percevait, au loin, comme des tambours grondants, un rythme furieux. Les Nyolais étaient en colère et désemparés. La quiétude de la pièce où il était abrité, ne reflétait pas du tout l'état réel de la cité. Le garçon jeta un œil au-dehors. Vu où se situait l'horizon, sa chambre n’était clairement pas au rez-de-chaussée. Dans un accès de paranoïa, il s'empressa de fermer la fenêtre, angoissé à l'idée qu'on puisse s’en prendre à lui, malgré la hauteur.
  Un repas entamé était posé près de lui sur une table de chevet. Nouhr émietta entre ses doigts les restes de ce qu’il identifia comme un gâteau au chocolat, en roulant des yeux. Évidemment, on lui avait enlevé son équipement. Il ne portait qu'une tunique et elle ne lui appartenait même pas, ce qui le fit grogner. Il souleva les draps. Apparemment, on avait quand-même eu la décence de ne pas toucher à son sous-vêtement. Il prit le verre d'eau intouché posé près du plat et en renifla le contenu avec méfiance. Une fois à peu près rassuré, il en bu quelques gorgées. Il allait se lever et trouver un moyen de filer d’ici, mais il se figea. Une odeur venait vers lui. Une odeur humaine. Nouhr écouta attentivement les tonalités du rythme de ce nouveau venu, puis se calma. Ce n'était que Paul.
    — Nouhr ? Tu as terminé ? demanda le cuisinier en frappant doucement à la porte. J'entre.
  Nouhr quitta le lit au moment où un Paul soucieux faisait irruption dans la pièce.
    — Tu as mangé ? C'est bien. N'aies pas peur, je vais juste récupérer le plateau.
  Le garçon grimaça. Il aurait pu lui arriver bien pire, certes, mais cette situation lui était malgré tout très inconfortable. Il n’avait pas envie d’expliquer. Il n’avait pas envie d’en parler. Il n’avait même pas envie qu’on l’évoque ou même d’y penser. Pourtant… Combien de temps avait-il été dans cet “état” ? Il craignait de ne comprendre que trop bien ce que Paul voulait dire par “n'aies pas peur” et il sentait la honte lui dévorer sournoisement les entrailles.
    — C'bon, ça va, répliqua-t-il sèchement.
  Le cuisinier se passa une main sur la nuque, surpris.
    — Oh. Bon retour parmi nous... Tu étais... différent, ces derniers temps, remarqua le trentenaire.
    — On est où, là ? demanda Nouhr en glissant à nouveau un regard vers la fenêtre qu'il mourait d'envie de barricader.
    — ... Tu ne te souviens pas ? Je t'ai récupéré, il y a deux nuits chez Erod. Tu étais complètement paniqué et tu pleur-
    — On est où, là ?! coupa Nouhr en perdant un peu patience.
  Paul se tut et observa le garçon sans dire un mot durant un court instant. Comment pouvait-on changer du tout au tout en seulement quelques minutes ? C'était à n'y rien comprendre. Ce garçon renfrogné, agacé, presque en colère et plein d'assurance n'avait rien à voir avec la petite chose terrifiée et larmoyante qu'il avait prise chez lui deux nuits auparavant. Était-il arrivé quelque chose pendant son absence ?
    — On est chez moi, Nouhr. C'est ma chambre d'ami, ici.
  Le garçon fronça les sourcils. Qu'est-ce qu'il faisait là ?
  Maintenant qu'il se posait la question, tout lui revenait douloureusement avec une précision dont il se serait bien passé. Le parfum de violettes, la maison attaquée, les explosions, l'homme aux tresses dorées, Ihnee, Bess... La mort.
  Un vertige l’ébranla et il gémit faiblement en tenant un instant l'arête de son nez, le temps que son mal de crâne daigne passer.
    — Ihnee et Bess ?! questionna finalement le cybili en relevant la tête, les traits tirés par l'angoisse.
    — Il n'y avait personne d'autre. Tu étais tout seul, lui répondit prudemment Paul qui semblait chercher ses mots.
  Le jeune cybili dû faire un gros effort pour ne pas céder à la panique. Il porta sa main à son oreille. Celle où Bess lui avait enfoncé la tige de métal de l'étrange objet cylindrique duquel il s’était armé cette nuit-là. L’engin s’y trouvait toujours. C'était vraiment arrivé.
    — J'ai remarqué ce truc, mais... tu ne voulais pas me laisser approcher, expliqua Paul. C'est quoi ?
  Nouhr n'en savait rien, mais il avait besoin de l'enlever. Tout de suite.
  Il s'approcha précipitamment du petit miroir circulaire accroché au mur opposé au lit pour examiner le corps étranger qu’il portait malgré lui. Les oreilles des cybilis étaient assez différentes de celles des humains. Elles faisaient partie intégrante de leur squelette. Il s'agissait d'une proéminence osseuse et pointue où reposait un petit plateau circulaire gravés de cercles concentriques. Certains luisaient parfois de la même couleur que leurs cornes et leurs yeux. Ces os couleur d’ivoire n'étaient pas recouverts de chair et la zone plate était percée d'un trou en son centre. L'appareil que Bess avait posé sur Nouhr y était parfaitement adapté. Impossible de visser ça sur le lobe d'un être humain. Le garçon essaya de l’agripper avec ses ongles, de l'arracher, rien à faire, ça ne voulait pas bouger et lui, commençait sérieusement à angoisser.
    — Ils sont où, les autres ? demanda-t-il, la voix beaucoup moins assurée.
    — C'est ça l'ennui... commença Paul.
  Il pinça les lèvres avec hésitation en observant Nouhr avec un drôle d’air. Un mélange de pitié et de méfiance, reconnut le garçon. Il pouvait entendre la mélodie du cuisinier se troubler et les battements de son cœur s’accélérer. Tout ça ne lui disait rien qui vaille.
    — Ils ont tous disparu. Tous. Tous les cybilis de la ville. C'est le chaos. Il n'y a plus de gouverneur, les administrations sont bloquées et une bonne partie de la police est hors-service. Tu es le seul qui est toujours là.
  Nouhr se retourna vers Paul en délaissant son reflet paniqué. La nouvelle était... mauvaise. Très mauvaise. Est-ce qu'ils étaient tous morts ? Comme Bess et Ihnee ? Mais... Pourquoi ? Pourquoi est-ce que quelqu'un ferait une chose pareille ?
    Tu les as laissés mourir. Comme Abir.
  Le jeune cybili s'appuya contre la commode qui se trouvait juste derrière lui, mais le parfum du pot-pourri était loin de suffire à l’apaiser. Il se prit la tête entre les mains. Il fallait qu'il rassemble ses idées.
    — Est-ce que ça va... ? s'inquiéta Paul.
  Mais il ne lui prêta aucune attention, entièrement concentré à relier les éléments. À trouver un sens à cette folie. D'abord, il était arrivé la même chose à Loutseou, selon la rumeur que Bess avait rapportée. Il y avait également eu cette histoire de sous-sols et de squelettes de cybilis, là-bas. S'il s'agissait également de l’œuvre de la dénommée “Partition”, alors il y avait fort à parier que, quelque part dans l'ancien bâtiment qui avait été la maison d'Erod, il y ait un accès à des sous-sols... Et qu'ils soient tous là. Qu'ils soient vraiment tous morts... Il n'arrivait pas à croire qu'une opération pareille se soit faite en une seule nuit. Ça avait dû prendre des mois de préparation et il y avait fort à parier que certains cybilis, comme Bess, soient dans le coup. Peut-être même des membres de la GAMME. Qu'est-ce qu'on pouvait bien leur promettre pour qu'ils se suicident ainsi sans y penser à deux fois ? Étaient-ils seulement au courant ? Qu'est-ce que c'était que cette “Partition” ? Quel était leur but ? Et surtout... quel rôle, lui, avait-il à y jouer ? Comment se faisait-il qu'ils le connaissent ? Qu'ils connaissent Abir ? Sa sœur avait-elle été une de ces terroristes, de son vivant ? Il n'imaginait pas du tout cette douce et patiente jeune femme participer à des crimes aussi atroces. Mais il ne l'aurait pas imaginé de la part de Bess non plus.
    — Nouhr, reprit Paul avec plus de fermeté. Qu’est-ce qu’il s’est passé?
    — J'suis pas sûr... répondit le petit cybili, le regard rivé sur le parquet.
    — Tu n'es pas sûr ou tu ne veux pas me le dire ?
    — On... On a été attaqué, bredouilla le garçon en se remémorant les faits. Il y a eu des explosions et un type, un humain hyper grand, essayait de foutre un truc comme ça sur Ihnee...
  Il indiqua l'objet vissé à son oreille qui semblait fait d'une matière plastique, un matériau que les civilisations actuelles ne savaient plus utiliser depuis longtemps.
    — Et Bess...
  Le garçon n'acheva pas sa phrase. Il n'avait pas le cœur à accuser le frère d'Ihnee à voix haute.
    — Je les ai vus mourir... d'un coup. J'capte pas c'qui s'est passé... Et j'me rappelle de r'en ensuite.
  Paul observa le garçon d'un air grave et inquiet. Il savait que Nouhr était quelqu'un de franc et il ne repéra aucun mensonge en observant son jeune visage. Même si ça aurait aidé qu'il sache quelque chose, il décida de ne pas insister.
    — Nouhr, reprit l'humain avec un peu plus de force et d'assurance. Personne ne sait que tu es ici. Mais tu es un coupable tout désigné. Maintenant que tu as l'air d'être redevenu toi-même... Je suggère que tu quittes la ville dès que tu te sentiras d'attaque.
  Paul était un homme sympathique et altruiste. Plutôt que de jeter les restes des repas de ses employeurs, il en faisait don aux plus démunis de Nyol. Il était bénévole à la soupe populaire et détestait de voir des enfants dans la misère. C'était quelqu'un qui aimait aider. Il était pieux et se sentait donc déchiré entre son affection pour le jeune garçon et son devoir envers le Grand Conseil de livrer le seul suspect en lien avec la catastrophe. Mais au fond de lui, il avait la conviction que Nouhr n'était qu'un gamin perdu à qui il était arrivé de mauvaises choses... Il avait vu les cicatrices sur son corps. Dans son dos. Il voulait croire que cet enfant avait été au mauvais endroit, au mauvais moment. Toutefois, en l'aidant, il se mettait lui et sa famille en danger. Sans compter qu'il serait de plus en plus difficile de le cacher, avec le temps. Cette décision le navrait. Il aimait beaucoup ce petit cybili, mais son départ de Nyol était la meilleure solution pour tout le monde.
  Nouhr retira ses mains de ses tempes et posa son regard sur Paul avant de hocher la tête, la mine tout aussi grave que celle du cuisinier. Il hésita un instant à lui dire, pour le sous-sol, puis se ravisa. Ça ne changerait pas grand-chose. Paul resterait sans emploi. La ville, sans autorité. Qu'ils trouvent les cadavres des disparus ou non, Nyol, comme on la connaissait, était perdue. L'heure était à la réorganisation. Ils n'avaient pas le temps de pleurer leurs pertes pour le moment. Nouhr choisit donc de garder pour lui cette précieuse, mais néanmoins inutile, information.
    — L'plus tôt, c'est l'm’eux. Si t'as mes affaires, j'peux bouger maint'nant.
  Paul fronça légèrement les sourcils.
    — Non, non. Pas en pleine nuit. C'est intenable, dehors. Si tu veux vraiment partir au plus tôt, pars demain matin. Tout le monde dormira et personne ne fera attention à toi.
  Le garçon haussa les épaules. Ça lui importait peu. Plus grand-chose ne lui importait, actuellement. Il ferait ce qui arrangerait le plus son ami.
    — Ok.
    — J'ai récupéré ce que tu avais dans ta chambre, là-bas. C'est dans l'armoire. Dis-moi si tu as tout. Je vais aller te préparer de quoi tenir quelques jours...
    — Merci, répondit le jeune cybili en ouvrant un des battants du meuble que son ami lui avait indiqué.
  Le cuisinier quitta la pièce, laissant le rouquin s'assurer que tous ses effets étaient bien là. Sa tunique avait brûlé, mais il en avait une autre. C'était un peu embêtant, mais ça aurait pu être pire. Il avait toujours une bourse pleine de pleurotes et une autre qui contenait l’argent qu'il avait amassé depuis son arrivée à Nyol. Pas des fortunes, mais c'était déjà ça.
  Toutefois, il n'avait plus le loisir d'aller acheter ce qui lui était nécessaire pour le voyage maintenant que la ville était en crise et qu'il était le suspect numéro un. Il faudrait qu'il se passe de somnifères, mais il pourrait toujours essayer des infusions à base de camomille ou de valériane s'il en trouvait sur le chemin. Il craignait toutefois leur inefficacité.
  Nouhr soupira, puis passa son pantalon avant d'aller voir si Paul avait besoin d'aide.
  Il n'eut aucun mal à trouver la cuisine dans le petit appartement de son ami. Le cuisinier malaxait avec vigueur sur son plan de travail une pâte caoutchouteuse. Nouhr en identifia les ingrédients à leur parfum agréable. Farine de blé, noisettes concassées, eau et levain. Du pain.
    — J'peux aider... ? proposa le garçon.
    — Pas pour l'instant. Mais assieds-toi, si tu veux.
  Le jeune cybili, tira donc une des chaises qui se trouvaient autour de la table à manger et retira une peluche sur l'assise. Il ignorait jusque-là que Paul avait des enfants. Il posa le petit ours en tissu sur la table en pinçant les lèvres et prit place.
    — Écoute... reprit Paul. J'ai entendu des rumeurs à propos de Nerves... Les gens là-bas accueillent les jeunes un peu perdus et les déserteurs de la GAMME. Tu pourrais aller t’y réfugier ? Je suis sûr qu'ils te protégeront.
  Le cuisinier soupira en roulant des yeux.
    — Ces gens-là vivent dans le péché et le Grand Conseil finira par les punir pour leur blasphème, mais je pense que tu devrais y être à l'abri un moment... Surtout vu ce qu'il se passe ici. Ces parias ne devraient pas être une priorité.
    — Mh. Mouais. P't'être... répondit le garçon, sans grande conviction.
  Un endroit qui échappait au contrôle de la GAMME ? Il n’y croyait qu’à moitié. À son avis, c'était pareil que partout. Il n’aurait la paix qu’après s’être fait oublier.
    — Pour y aller, il suffit de longer l'Eriol vers le nord. Ça devrait te faire quelque chose comme cinq ou six jours de marche, poursuivit Paul.
  L'Eriol était le fleuve qui coulait à l'ouest de Nyol. Le plus long fleuve de leur contrée. L'Ensao qui passait à Nyol n'était qu'une petite rivière, en comparaison. Les villes et villages qui étaient bâtis autour de son lit vivaient généralement de la pêche.
    — Ok, répondit le garçon.
  Honnêtement, il n'avait aucune idée de ce qu'il allait faire une fois qu'il aurait quitté la ville. Aller se cacher à Nerves ? Rejoindre Léteric pour avoir le fin mot de l'histoire ? Ce n'était pas la porte d'à côté, ça ferait un sacré voyage. Et Léteric était bien trop proche de Piras à son goût. Cela dit, si ce qu'avait raconté l'ami de Bess était vrai, alors son père était, de toute façon, en route pour Loutseou... Et pour Nyol. Sincèrement, le jeune cybili avait envie de savoir comment Abir était liée à toute cette histoire... Et il ne voulait pas que la Partition s'en tire à si bon compte après avoir tué tous ces gens. Mais à lui tout seul contre une rébellion si bien ordonnée... ? Il avait beau être un combattant exceptionnel, il serait complètement submergé par leur nombre. Car ces gens, il en était sûr, ne pouvaient être que nombreux. Nombreux, organisés et compétents. Il ignorait qui avait fabriqué la chose qui était toujours vissée à son crâne, ni à quoi elle servait, mais ça ne lui inspirait rien de bon. Son instinct lui intimait d'oublier toute cette histoire et de faire profil bas.
  Mais le sifflement qui venait du fond de sa poitrine lui hurlait le contraire.
  Il resta très réservé le reste de la soirée. Il essayait de démêler ce qu'il ressentait, de choisir la marche à suivre tout en aidant Paul à emballer quelques provisions pour son voyage. Il empaqueta ses affaires pour le lendemain et, une fois que tout fut prêt pour son départ, le cuisinier lui souhaita une bonne nuit.
    — Si on ne se revoit pas... Je chanterai pour toi, môme. Prends garde aux Silences.
  Nouhr hocha la tête et remercia le cuisinier, sans trop saisir ces formules qu'il avait pourtant maintes fois entendues au cours de l'année passée. Il retourna à sa chambre et, dans un accès d’angoisse, vérifia qu'il y était vraiment seul. Une fois rassuré, il se laissa tomber sur le petit lit, qui grinça doucement sous son poids. C'était déjà un peu plus proche de ce à quoi il était habitué... Mais il avait plus souvent passé la nuit sur de la paille ou à même le sol que sur un lit inconfortable. Comme chaque nuit où le sommeil le fuyait, il observa le plafond. Toutefois, il ne laissa pas ses souvenirs d’enfance avec Abir l’atteindre, non. Il cherchait, encore et toujours, à faire le lien entre tous les évènements. Le lien avec lui.
  Il bouillait de rage, furieux de s’être laissé avoir comme un bleu. Il était certain que la Partition le connaissait bien. Même très bien. Mais la seule personne qui savait des choses aussi intimes sur lui, c'était... Sa sœur. Et ça n'avait aucun sens car Abir était morte dans ses bras plus d'un an auparavant. Pourtant... Elle seule aurait pu savoir qu'il serait intrigué par le parfum des violettes. C'était sa fleur préférée, de son vivant. Et puis... L'assaillant vêtu de cuir sombre avait prononcé les mots “petit soldat”, qui étaient ses déclencheurs. Ça ne pouvait pas être une coïncidence, mais… Personne ne savait ça, à part son père. C’était l’un de ses pires cauchemars que quelqu’un apprenne ce que ces deux petits mots avaient comme emprise sur lui… Alors, comment savaient-ils ?
  L'explication la plus plausible était qu'il s'agissait d'un piège de Fohrr pour le récupérer, mais... À l'heure qu'il était, ce dernier était probablement en route vers le sud. Sauf si... Sauf si son père faisait lui aussi secrètement partie de la Partition. Ce n'était pas complètement dénué de sens.
  Le chef des polices Fohrr était un homme plein de charisme aux apparences parfaites. Calme, prévenant et juste. C'était ainsi que n'importe qui l'aurait décrit. Mais ce n'était que son masque. Nouhr le savait mieux que personne, Fohrr avait pour dessein de s'élever au-dessus de son rang social. Il voulait faire partie du Conseil. Il voulait être le Conseil à lui seul. Être adulé comme un Dieu. Avoir tous les pouvoirs. C'était ce qui l'avait poussé à concevoir Nouhr, dans le plus grand secret, et à en faire une arme docile et dangereuse. Il aurait probablement réussi si Abir n'avait pas découvert l'existence de son demi-frère et œuvré à l'exact inverse. Mais comment Fohrr aurait-il su, pour les violettes ? Il n'avait pas vraiment connu Abir. Elle n'était que l'insignifiante fille de la cybilie qu'il avait choisie pour enfanter son arme. Rien de plus que ça.
  Nouhr avait beau tourner et retourner la situation dans tous les sens, il lui manquait clairement des éléments.
  Les premières lueurs du jour pointaient déjà... Il était l'heure pour lui de s'en aller avant que les plus lève-tôt ne quittent leurs habitations. Il s'habilla, passa les pièces de son armure sur lui, puis cala le fourreau de son épée dans une glissière du grand sac que lui avait fourni Paul pour qu'elle soit accessible, puis, il hissa son bagage sur son dos. Il quitta l'habitation de son ami en faisant le moins de bruit possible. Et sans dire au revoir.
  Nyol était encore calme et vide. La mélodie de la ville endormie était apaisante et douce, surtout en comparaison de la veille. Le garçon progressa rapidement et la quitta avec un pincement au cœur. Elle l'avait abrité pendant trois longues semaines. Il lui en était reconnaissant. Ça lui avait permis de se reposer un peu. De se sentir en sécurité quelques temps. C'était révolu, à présent. On le rendait à sa vie d'incertitudes.
  Il prit la direction de l'ouest pour rejoindre l'Eriol. Ça ne coûtait rien d'aller à Nerves pour voir de quoi il en retournait. Il pourrait peut-être chercher des indices depuis là-bas ? Pas question, en tout cas, qu'il se jette dans la gueule du loup en fonçant à Léteric. Et puis, rejoindre le fleuve n'était pas une mauvaise idée car il pourrait y pêcher. Les poissons étaient moins difficiles à attraper que les lièvres, les faisans ou les canards.
  Une fois qu'il se fut assez éloigné de l'agglomération, il commença à se sentir un peu mieux. Plus apaisé. Il aimait marcher. Il aimait la nature qui l'entourait. Il aimait entendre les insectes ramper, sautiller, grincer. Il aimait le bruit des petits animaux qui s'écartaient sur son passage ou l'observaient avec curiosité, la mélopée champêtre d'un début de matinée d'automne. Il aimait l'odeur de l'herbe, des fleurs, la fragrance de la terre, le parfum corsé des arbres et des arbustes. Il aimait le vent qui chantait dans les arbres et qui lui caressait le visage en charriant l'humidité et le froid. Il se sentait bien plus dans son élément que dans une chambre à Nyol. Ici, il connaissait les règles. Il savait quelle plante éviter, quel fruit manger. Il savait quel animal suivre pour trouver un abri. Chaque odeur avait un sens. Chaque son, une valeur. Tout ce qu'il voyait définissait quelque chose. Il se sentait libre, mais clairement pas effrayé de l'être. Le monde rural, c'était son truc.
  Le ciel était maussade, mais l'odeur d'ozone ne lui arriva jamais. Pas de pluie de prévue. Il avança donc à bonne allure et décida d’une courte pause déjeuner dans des ruines envahies de végétation qu’il avait assez repérées par le passé pour les estimer sans danger. Elles étaient partout, ces vieilles bâtisses qui précédaient la Malédiction. Nouhr se posa sur un tas de gravats, près d'une maison dont le toit s'était effondré depuis des lustres. Il avala un morceau de pain et un bout de saucisson. Ça lui suffirait pour l'instant. Il reprit ensuite sa route en prenant le soin de quitter les ruines puisqu’il les connaissait moins bien, passé un certain point. On ne savait jamais avec elles. Elles pouvaient se montrer instables et cacher de mauvaises surprises. Il valait mieux les contourner, en général.
  L'après-midi, il progressa plutôt bien. Si bien qu'il atteignit le fleuve plusieurs heures avant la tombée de la nuit. Il se mit à le longer en allant vers le nord, puisque c'était ainsi qu'il était supposé rejoindre Nerves.
  Le voile de la nuit recouvrit le chemin du jeune cybili, tout doucement et Nouhr hésita à continuer. Les cybilis étaient nyctalopes. Le problème de la visibilité ne se posait pas. S’il savait déjà qu’il ne dormirait pas de la nuit... il se sentait toutefois déjà éreinté. Même s'il ne s’assoupissait pas, il trouva important d’accorder à son corps un peu de repos. Dommage qu'il n'ait trouvé sur son parcours aucune plante susceptible de lui apporter le sommeil. Il faisait peut-être déjà trop froid... Mais il gardait l’espoir de trouver de la Valériane près des collines, en chemin. D’ici là, il faudrait qu’il tienne le coup et se surmener ne ferait que le rapprocher du moment où il n’aurait plus la force de continuer sans dormir.
  Il choisit de s'établir à une certaine distance du fleuve. Les étendues d'eau, ce n'était vraiment pas sa tasse de thé. Il ne savait pas nager. Non, plutôt... Il n'arrivait pas à nager. Dès qu'il était submergé, son corps comme son cerveau refusaient de lui obéir. Il préférait, par conséquent, garder le fleuve à au moins deux dizaines de mètres de lui. Il sortit son sac de couchage et l'étala au sol avant de s'y allonger. Le ciel s'était dégagé et les étoiles étaient magnifiques. Il devait admettre que dormir à ciel ouvert lui avait manqué. Bon, c'était moins amusant quand il pleuvait... Mais ça valait le coup de subir quelques rincées, si c'était pour avoir la chance de voir la voûte céleste scintiller rien que pour lui. Il pouvait les observer des heures durant, ces points lumineux, loin au-dessus de sa tête. C'était presque sa récompense de la journée. Tout en contemplant les astres, il grignota quelques morceaux de pain et de saucisson. Une fois à peu près repu, il ferma les yeux pour se les reposer, essayant du mieux qu'il pouvait de ne pas repenser aux squelettes sans vie de Bess et Ihnee.
  C'est à ce moment qu'il refit surface.
  Le parfum des violettes.
93
Résumé :

Serons-nous l'esclave de notre assistante de vie connectée ?
 Nos traces sur le Net constitueront-elles des preuves à charge ? 
La parole et la pensée deviendront-elles pathologiques à l'heure de la communication concise et fonctionnelle ?
 Qu'arrivera-t-il si les algorithmes des moteurs de recherche effaçaient des pans entiers de notre mémoire collective ?

 Autant de questions parmi d'autres, qu'Estelle Tharreau soulève dans Digital Way of Life, ce nouvel « art » de vivre numérique qui place l'homme face au progrès et à ses dérives.

Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce recueil au résumé alléchant.
 Je connaissais l'auteure à travers ses thrillers. Pour les plus curieux, mes chroniques : La peine du bourreau Les eaux noires
 
 Je suis donc ravie de découvrir ce nouvel exercice d’écriture au travers de ce recueil de nouvelles d'anticipation à la plume incisive, ciselée et parfaitement maîtrisée.
dans un univers glaçants et terrifiant, ces textes profonds et travaillés nous plongent, nous enserrent et nous engloutissent dans un futur probable, où on assiste impuissants aux  dérives d’une humanité régie par les  nouvelles technologies et le virtuel.

Pathologique : un enfant qui a trop de vocabulaire, qui dérange, et que l’on veut rééduquer à tout prix.
Virtualité réelle : une réalité en trompe l’œil ayant pour dessein d'endormir et de canaliser les désirs, les besoins, les déviances humaines sous couvert d’un monde parfait. Mais quand tout le monde dort, quelle réalité est réellement programmée ?
Aveuglement amoureux : quand la justice numérique, pour ne pas se surcharger, fait aveuglément confiance aux algorithmes, ce, sans réflexion, sans remise en question, sans discernement aucun. Peut-on  remplacer l'humain par la machine, ce, sans dégâts ? N’a t’on pas besoin de la conscience humaine, aussi imparfaite soit-elle ?
Inhumains : le problème des humains réparés par des technologies futuristes sans prendre en compte la dimension de l'âme. Des humains qui à partir de cet instant perdent ce statut car ils engendrent la peur et la méfiance.
Automatique : un robot connecté qui gère à votre place la totalité de votre quotidien… c’est tentant, n'est-ce pas ? Toutefois, attention, ils sont loin d’être infaillibles !
Eternité : vous voulez rester éternel ? C'est ce que vous propose la technologie ; sauvegarder votre moi, vos souvenirs pour toujours. Tentés par ce paradis artificiel ? Ce sera à vos risques et périls.
Profil : Un professeur compétant et talentueux se voit rattraper par le profil FaceBook créé pendant son adolescence. Une nouvelle qui fait réfléchir sur les dégâts de la diffusion de votre vie privée à toute personne étrangère à votre cercle privé. 
Bouton rouge : Une nouvelle très courte ; que restera-t-il de notre mémoire collective dans les siècles futurs si les seuls récits sont numériques et que le livre papier a disparu? Dialogue entre deux hommes qui n’ont pas eu le même vécu le premier se souvient de ce que son père lui racontait, l'autre n'a pas accès à ce savoir, puisque les livres n'existent plus…
Harceleuse : montre ici aussi le problème de la différence ; Julien, un père attentif, refuse que sa fille, beaucoup trop jeune, rentre dans le moule, plonge dans ce monde virtuel d’apparence si parfait dans lequel évoluent déjà ses camarades de classe, où plus besoin de mot pour s'exprimer ; seules des émoticônes suffisent. Mais est-ce possible ? Ne va-t-elle pas être confrontée au jugement, à la désocialisation, à l'oubli ? Une nouvelle criante de vérité sur les dangers du numérique et de l’uniformisation.
La trappe : avec tout ce qu'il a fait subir à la terre, comment l'homme peut-il survivre, surtout s’il agit dans son coin ? Le juste retour de bâton pour ces Hommes qui ont agi sans foi, ni loi est sans concession.

Alors même si ces dix nouvelles sont des fictions sur la distorsion de notre usage numérique, elles ont le mérite de questionner, de tirer la sonnette d'alarme sur des abus en tout genre, repoussant une réalité qui pourrait survenir à tout moment si nous n’y prenons pas garde.
Ici, les sentiments, les contacts humains, la vie privée et même la mort sont piétinés, étouffés, déchiquetés. 
Ici, ces mondes sont tous vides de chaleur humaine et d'empathie envers autrui.
Ici, l’affectif semble être mis au placard…
Seule la connectique règne en Seigneur implacable, dictant ses règles, planifiant votre journée, muselant votre individualité. Des futurs possibles qui n'ont rien de réjouissant pour notre humanité, bien au contraire.
Vouloir tout lisser, tout uniformiser, tout régenter, tout réguler, est-ce ce que nous voulons pour nos enfants, nos petits-enfants ?
Une telle domination est-elle bénéfique pour l’avenir de l’Homme ?
Au final, après cette lecture qui secoue, qui aide à prendre conscience d’un possible trou noir absorbant ce qui fait de nous des humains, n’êtes vous pas nostalgiques de la vie d'avant sans les portables, la téléréalité et l'époque où les gens se parlaient en face-à-face et non cachés derrière des écrans ? :

Ma note :

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Il n'est jamais trop tard pour libérer les licornes de Mélodie Miller



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*
 
Amour et fantaisie vont de pair.
Marc Chagall

Je voudrais écrire comme je fais mes peintures, c’est-à-dire, comme la fantaisie me prend, comme la lune me dicte.
Paul Gauguin

Il est doux à tout âge de se laisser guider par la fantaisie.
Marcel Proust



1

Chère Manon, dans 20 ans
J’espère que tu vas bien et que tu es heureuse dans ta vie. J’ai 10 ans et je pense souvent à toi. As-tu toujours les cheveux longs et bouclés ? De quelle couleur est ta robe préférée ? La mienne est rose malabar. J’adore aussi les bonbons crocodile et les chamallows. Est-ce que tu dors encore avec Charlotte, la licorne ? Elle est trop gentille, elle comprend tout. Comment va ton chien ? Je suis sûre que tu as un chien parce que, moi, je ne pourrais pas vivre sans. Est-ce que tu habites en ville ou au bord de la mer ? Je rêve de pouvoir me baigner tous les jours, quand je serai grande. J’adore quand on part en vacances avec maman et Théo, faire du camping en Bretagne. Papa ne veut jamais venir, il dit qu’il n’aime pas camper. Et toi ? Où vas-tu en vacances ? Tu préfères le chaud ou le froid ? Le bleu ou le rose ? Est-ce que tu as appris à cuisiner ? Excuse-moi, c’est pas mon fort pour l’instant, mais je te promets de m’y mettre. Claire a dit qu’elle allait m’apprendre. Oh, je croise les doigts pour que tu sois toujours amie avec Claire ! Est-ce que tu es mariée ? Tu as des enfants ? Moi, je veux avoir un mari trop drôle, pas comme papa, mais autant que Pierre. Et aussi gentil et beau que lui. Je t’ai parlé de ses yeux couleur d’éléphant bleu et de son vélo tout rouillé qui nous emmène sur la lune ? Ah ! Peut-être que tu es mariée avec Pierre ? Je te le souhaite. Enfin, je nous le souhaite à toutes les deux. Ah ! Ah ! C’est trop drôle de parler avec toi ! J’aimerais qu’on ait des jumeaux. On les appellerait pareil, genre Jean et Jeanne ou Louis et Louise ou Gabriel et Gabrielle. Et on aurait un chien et puis deux lézards et deux poneys. Est-ce que tu as tout ça ? Des enfants et des animaux ? J’espère que tu as un travail qui te plait. Ça a l’air d’être trop difficile de trouver le bon. Maman n’est pas heureuse dans le sien. Elle travaille à la caisse, au Carrefour. Moi, j’aime bien jouer à la caissière avec Théo. Mais, en vrai, j’aimerais trop être exploratrice de l’espace ou marchande de bonbons dans un manège ou bien coiffeuse pour chien. Et toi, tu fais quoi ? C’est maman qui m’a proposé de t’écrire cette lettre. Elle dit qu’il faut toujours se rappeler d’être enfant. Ça a l’air d’être important pour elle.
Bon, je te laisse, Théo veut aller jouer dans le jardin. C’est notre journée des pirates. On part chercher le trésor enfoui.
Je t’embrasse.
Manon des étoiles (c’est comme ça que maman m’appelle).
P-S : si tu cherches le trésor, il est à côté de la balançoire. Mais c’est pas un vrai trésor, hein, juste une barrette dorée et des pièces en chocolat. Je te préviens pour que tu cherches pas pour rien.



2

PARIS, CHEZ MANON
4 AVRIL

Manon se frotte les yeux. Elle éteint le réveil et s’étire dans son lit. Il est 6 heures du matin, Paris s’éveille. Les klaxons des premiers livreurs troublent le silence de la nuit. Elle se lève en se massant les épaules, jette un bref coup d’œil par la fenêtre. Sous la lune dorée, la façade de l’Opéra Garnier brille de mille feux. Elle la regarde à peine. Le ciel est dégagé, ils pourront courir longtemps, c’est bien.
Elle enfile sa tenue de sport préparée la veille, pantalon et veste de running noirs, soigneusement pliés sur le dossier de sa chaise. Comme chaque matin, elle rejoint Julien, son coach, au jardin des Tuileries. Elle s’entraîne pour le marathon de Paris, en octobre. Elle n’a jamais manqué un seul entraînement. Elle se félicite mentalement. Elle se dit que son père sera fier d’elle. Il aime qu’elle soit sérieuse.     
De retour à la maison, sous la douche, elle planifie sa journée : finaliser le rapport financier, appeler l’expert-comptable, répondre aux mails et attraper le train de 20 heures pour la Normandie. Manon s’installe quinze jours chez sa grand-mère, pour les vacances. Elle pourra se reposer et continuer de travailler au calme, avec efficacité. Mamita lui préparera ses petits plats favoris. Et, le soir, elles jardineront ensemble. Tout est prévu et organisé depuis des semaines.
Tout… sauf ce texto de Susana, sa boss.
—   Manon, c’est une urgence !  Retrouve-moi à 13 heures, au Café de la Paix.

Manon se fige sur place. Elle déteste l’imprévu. Susana vient d’accoucher. Pourquoi l’invite-t-elle dans un lieu si chic ? Surtout en ce moment ? Avec la pandémie, les résultats de Stella sont catastrophiques. Une partie de l’équipe vient d’être licenciée.
Manon se laisse tomber sur son beau canapé en lin beige. Impossible de se voiler la face. C’est elle qui prépare les bilans mensuels. « Mon tour est venu », réalise-t-elle avec angoisse.
Créée par Jorge et Stella Perez, à Ibiza, dans les années 80, l’agence d’événementiel Franco-Espagnole a longtemps détrôné toutes les autres. Lancements de marques de luxe, organisation de réceptions privées, inaugurations d’hôtels d’exception, Stella conseillait tous les VIP. Mais le virus est passé par là, les clients ont coupé leurs budgets et l’agence, ses effectifs !
À 28 ans, après de brillantes études dans la meilleure école de commerce, l’avenir de Manon est tout tracé. Elle a effectué son premier stage chez Stella. Puis, rapidement, Susana lui a délégué des responsabilités stratégiques et financières.
—   Tu es la seule à manier les tableaux croisés Excel aussi vite ! Tu rassures les clients. Ils savent qu’avec toi, le budget sera respecté.
—   Merci Susana, on croit souvent que l’événementiel est un métier de créatif. Loin de là ! C’est surtout un gros travail d’organisation, de planification et de logistique.
—   Et pour ça, tu es la meilleure, ma chérie !

Manon a l’habitude. Pendant des années, après le départ de sa mère, elle a géré la maison, pour épauler son père.
« Que va-t-il se passer si Susana m’annonce aujourd’hui mon licenciement ? Et mon prêt étudiant que je n’ai pas fini de rembourser ? Et papa, sans emploi, la tête plongée dans ses collections de timbres ? »
Manon est pétrifiée. Cet appartement, en plein cœur de Paris, c’est tout ce qu’elle possède, et encore il ne lui appartient pas. Elle balaie du regard le salon aux larges fenêtres, la table basse en bois wengé chinée l’année dernière lorsque Susana l’a promue directrice financière, la collection de tableaux d’art contemporain acquise avec son premier bonus.
« Comment vais-je payer le loyer ? »
La table du petit déjeuner, dressée hier soir avant de se coucher, est prête, nappe repassée, céréales complètes, lait d’amande, jus de fruit et thé vert sencha bio.
« Je me contenterai d’un expresso, ça m’a coupé l’appétit ! »
Encore sous le choc, Manon va se brosser les dents en retournant le sablier recommandé par son dentiste. Trois minutes réglementaires matin, midi et soir.
Claire, sa meilleure amie, se moque souvent d’elle.
—   Sérieux, Manon ? Qui d’autre que toi utilise un sablier pour se brosser les dents ?
—   Tout le monde devrait ! C’est important la discipline.
—   On croirait entendre Mike Horn. Sauf que lui, il est drôle ! Manon, où est partie ta folie ?
—   Tu m’ennuies, ma Clarinette. J’ai grandi, c’est tout !

Pendant que le sable s’écoule, ses pensées défilent. Jusqu’à ce dernier dîner tous ensemble : papa, maman, Théo et elle. Manon se souvient à peine de sa vie d’avant. Avant que sa mère ne foute tout en l’air ! Elle refuse d’y songer, repose le sablier et se dirige vers le dressing. Ses vêtements y sont impeccablement rangés par fonction : tailleurs de travail, affaires de sport, le tout dans des tons beige, brun et noir.
Elle pose un masque sans rinçage sur ses cheveux bouclés, dix minutes, tous les quinze jours. La seule solution pour les garder en bonne santé. Puis elle les relève en chignon serré, les yeux perdus dans le vide.
« J’espérais tellement ce moment au calme avec Mamita. Que vais-je devenir ? »
En refermant la porte derrière elle, Manon contemple son nid douillet, les cadres disposés selon leur taille, les plantes vertes nourries d’un engrais biologique une fois par semaine, la moquette d’un blanc immaculé, les bocaux bien ordonnées dans la cuisine fonctionnelle. Sur le tableau noir dans l’entrée, le jour de son emménagement, elle a écrit en lettres blanches « Ici tout n’est qu’ordre, calme et sérénité ».
La tête encore dans ses pensées, Manon s’engouffre dans l’ascenseur et se retrouve, nez à nez, avec Martha, la gardienne.
—   Vous êtes drôlement jolie, ce matin, mam’zelle Manon. Quelle élégance, ce long manteau !

Manon s’observe dans le miroir et répond, les lèvres pincées. 
—   C’est gentil, Martha. En vrai, j’ai l’air d’un fantôme. Regardez comme je suis pâle.

Martha hausse les épaules et secoue la tête.
—   C’est forcément pâle les fantômes ! Vous êtes trop dure avec vous. J’aurais rêvé d’avoir ces longs cheveux soyeux. Et des yeux verts aussi magnifiques. Vous êtes fine, toujours bien habillée, comme cette actrice américaine. Allez, souriez, illuminez-moi ce doux visage.

« Ma gardienne, je l’adore ! Mais je vais lui racheter des lunettes ! » se dit Manon, en poussant la porte de son immeuble.


3

PARIS, CAFÉ DE LA PAIX
4 AVRIL

Manon est venue à pied depuis chez elle. Elle a ruminé tout le long du trajet, en stressant par avance. Elle sait que Susana n’a pas le choix, elle ne lui en voudra même pas. C’est la vie, c’est comme ça. Elle entend son père lui rabâcher « Si tu crois que tout est facile, ma fille. Quand j’avais ton âge, je travaillais aux champs, arrête de te plaindre ».
Avec appréhension, elle pousse la porte du Café de la Paix et passe le lourd rideau de velours rouge. Elle pénètre instantanément dans un univers feutré et luxueux, couleurs chatoyantes, fauteuils profonds et lustres de cristal. « Pourquoi Susana m’a-t-elle invitée ici ? »
—   Holà ! Manon, s’exclame Susana, depuis le fond de la salle.

Franco-espagnole, Susana dirige la filiale France de Stella depuis plus de vingt ans. C’est une grande brune aux cheveux courts, très expansive, souriante et volubile, vêtue de blanc, été comme hiver. « Rappelle-toi, Chiquita, j’ai commencé à Saint-Tropez avec les soirées blanches d’Eddy Barclay, il m’a appris la nuit ! Ah ! C’était une autre époque ! ».
Juchée sur des talons vertigineux, Susana s’est levée pour accueillir Manon. Pandémie ou pas, masque ou pas, elle l’enlace et dépose un baiser vigoureux sur ses joues.
—   Cómo estás querida , ce matin ?

Manon recule d’un pas.
—   Hum, joker, que se passe-t-il ? Pourquoi m’as-tu invitée ici ? Et pourquoi cette urgence ?

Susana l’attrape par la main et lui fait signe de s’assoir face à elle. La table est décorée d’un bouquet de roses, les couverts en argent sont disposés le long des assiettes en porcelaine. Susana a commandé ses apéritifs préférés, des gougères au fromage.
—   Parce que tu le mérites, Manon. Sans toi, l’agence ne se serait jamais autant développée et structurée. Je voulais te dire à quel point j’ai été heureuse de travailler avec toi.

« Voilà, c’est bien ce que je pensais, c’est fini ! Comment vais-je l’annoncer à papa et mamita, tous deux si fiers de ma réussite ? »

—   Tiens, ma chérie, regarde la carte, ajoute Susana, et choisis ce qui te fait plaisir. J’ai envie que nous passions un super déjeuner !

Manon soupire et lève les yeux au ciel.
—   Je n’ai pas du tout le cœur à ça ! Susana, si tu as quelque chose à m’annoncer, vas-y ! Je sais que les chiffres sont terribles. J’ai compris que tu voulais te séparer de moi, j’aimerais autant qu’on en parle maintenant, plutôt que de continuer à me tordre les boyaux.

Susana repose le menu et fixe Manon, l’air surpris.
—   C’est ce que tu penses ?
—   Bien sûr, sinon pourquoi m’inviterais-tu dans un tel endroit alors que j’étais censée partir en congés et télétravailler en Normandie. C’est moi qui prépare les rapports financiers, je sais très bien ce qu’il en est.
—   Tu veux vraiment qu’on discute avant de déjeuner ? insiste Susana.

Manon ne répond pas tout de suite, saisit ses couverts et les arrange parfaitement symétriquement autour de son assiette.
—   Oui, je préfère, finit-elle par acquiescer.

Susana l’observe du coin de l’œil en souriant :
—   C’est bon ? Tu as terminé de tout réorganiser ? Et arrête de nettoyer ce verre avec ta serviette ! Ma chérie, tu fais ça tout le temps. On est au Café de la Paix, tu vois ? C’est propre ici !

Manon bougonne, le visage fermé. 
—   Voilà, maintenant tu te moques !
—   Non, ne change pas, je t’aime comme ça. Bon, tu t’en doutes, j’ai quelque chose à t’annoncer, mais je ne sais pas comment tu vas le prendre.

Manon inspire, fait le vide dans sa tête. « Ne penser à rien. Ni à l’appartement ni à mon emprunt… à rien ! »
—   Dis toujours, je suis prête et je comprendrai !

Susana saisit sa besace, une énorme chose en toile orange délavée, qu’elle trimballe depuis des temps préhistoriques. Elle en sort son ordinateur portable, un rouge à lèvres, une boite de tampons, deux tétines, un gros trousseau de clés, des cachets de Doliprane et trois masques usagés avant d’attraper enfin une grande enveloppe.
—   Ah voilà ! Tiens, c’est pour toi.
—   Susana, je sais ce que je vais trouver dans cette enveloppe et j’ai eu le temps d’y penser, dit Manon, en répétant le discours préparé sur le chemin.

Susana se frotte le menton, d’un air grave.
—   Ah ?
—   Je voulais te remercier de ta confiance. Tu as cru en moi, tu m’as donné du travail et des responsabilités. Tu as toujours agi comme une mère. Et quoi qu’il y ait dans cette enveloppe, je me doute que tu ne le fais pas de gaieté de cœur, continue-t-elle, les yeux embués.

Susana secoue la tête.
—   Mais qu’est-ce que tu t’imagines ? Regarde, chiquita !

Manon a les mains moites, ouvre l’enveloppe et en sort…

Un billet d’avion Paris-Ibiza, pour dans trois jours ! Ainsi qu’une adresse notée au stylo plume baveux, à l’encre mauve, de l’écriture toute en boucles de Susana. Finca Stella, Calle Isodoro 8, San Rafael, Ibiza.

Manon reste bouche bée.
—   Alors là ? Je ne comprends rien !

Susana verse de l’eau dans leurs verres. Elle la regarde avec tendresse.
—   Manon, je te revois à tes débuts à l’agence : une petite stagiaire réservée, mais déterminée et efficace. Un curieux mélange de Blanche Neige aux longs cheveux bruns, souriante, organisée et de Mike Horn ! Enjouée et disciplinée !  Rapide et concentrée !
—   Oh ! Claire dit aussi que je lui ressemble.

Susana la taquine, en tapotant sa main sur la table.
—   Ton côté suisse, peut-être ? Bref, tu t’es vite intégrée dans l’équipe. Tu as compris le fonctionnement de Stella. Tu as réussi à décrypter nos chiffres et, en l’espace de quelques mois, à améliorer nos performances. C’est vrai, tu as raison, je ne vais rien te cacher, la situation actuelle de l’agence est épouvantable. Nous sommes au bord de la faillite. Jorge a fixé un dernier ultimatum ce matin. Nous avons trois semaines pour redresser la barre ou…

Manon lève les sourcils.
—   Ou quoi ?
—   Ou l’agence fermera définitivement. Il dit qu’il est vieux et qu’il n’a plus l’âge de s’ennuyer avec tout ça. S’il n’y avait pas Arturo, il aurait déjà mis la clé sous la porte.
—   Arturo, ce gros macho colérique ?

Susana s’esclaffe. Les autres clients se retournent. Elle s’en fiche et continue, sans les regarder, droit dans les yeux de Manon.
—   Oui, celui-là, qui est aussi son fils unique, rappelle-toi… Bref, Jorge exige une stratégie de relance, la dernière chance de Stella. Il aurait voulu que je me rende à Ibiza, au siège, pour travailler avec les équipes. Mais tu sais très bien qu’avec Luc et les jumeaux de trois semaines, c’est impossible.

« Oui, je m’en doute. » Susana est mariée depuis des années à Luc. Il peint, il dessine, il écrivaille, il exerce sa créativité, dit-il. Au final, c’est elle qui fait bouillir la marmite. Et, depuis l’arrivée des enfants, après des années de FIV ratées, Susana est à fond tout le temps. Luc est adorable, super sexy, mais c’est un grand enfant. À 43 ans, Susana est l’homme, la femme, la maman, la super organisatrice, la directrice générale de Stella… d’où peut-être l’imposante besace orange !

—   Manon, cariña guapa , tu es la seule à pouvoir redresser l’agence à mes côtés. Je suis désolée de t’en informer au dernier moment, je sais que tu avais prévu tes vacances auprès de ta grand-mère. Je lui enverrai des fleurs pour m’excuser de t’enlever. Ma chérie, j’espère que tu accepteras cette proposition. Bien sûr, tu seras rémunérée en conséquence et tous tes frais seront pris en charge. Tu auras besoin de quelques jours pour comprendre la situation et mettre en place la nouvelle orientation. Je t’aiderai à distance. J’ai prévu que tu t’installes à Ibiza au plus vite. D’où ce départ, dans trois jours. Et, au vu des finances de Stella, Jorge te logera à la Finca Stella plutôt qu’à l’hôtel pour éviter les dépenses.
—   La Finca Stella ?  Tu veux dire la villa où vit son fils ?

Susana acquiesce, l’air gêné.
—   Oui et…

Manon s’impatiente.
—   Et quoi ? Il y a encore une surprise ?
—   Hum… Arturo ne vit pas seul. Jorge a mis la finca en colocation. Je crois qu’il y a aussi une ou deux autres personnes.

Manon bondit sur sa chaise.
—   Tu plaisantes ?
—   Non, mais ça va aller.
—   Moi, Arturo et deux inconnus dans la villa de Jorge ? Et tout le travail qui m’attend ? 

Susana hoche la tête.
—   Sí, Manon !
—   Je vais devoir habiter avec Arturo, le gars le plus imbu de sa personne ?
—   Oui, ma chérie, et travailler avec lui ! C’est aussi le responsable marketing de la filiale espagnole et, malgré son caractère de cochon, il a quand même réussi à garder quelques clients.
—   Mais il est lourd et prétentieux ! En plus, il me déteste ! Il prend toutes les femmes pour des connes ! Bonjour le cadeau !

Susana lui adresse un sourire rassurant.
—   Ma chérie, l’ordre émane de Jorge. Il nous fait confiance. Je compte sur toi pour travailler en bonne intelligence avec Arturo. Je sais que tu y parviendras et tu sauras le faire évoluer.
—   Tu sais ou tu espères ?

Susana lui répond dans un murmure.
—   Los dos, cariña.

Manon repose sa cuillère qu’elle triturait nerveusement depuis le début.
—   Susana, j’ai besoin de prendre l’air ! Je vais sortir deux minutes !
—   Bien sûr, cariña, va !

Manon file sur le trottoir, envoie un texto à Claire.

Manon
Tu ne devineras jamais, Clarinette ! Ce matin, je pensais que Susana allait me virer et, en fait, elle m’envoie à Ibiza pour remettre l’agence sur pied. Je vais devoir habiter chez l’abominable Arturo parce que l’agence n’a plus les moyens de payer un hôtel.

Claire répond de suite. Elle est en télétravail depuis des mois et n’en peut plus. Toute distraction est la bienvenue.

Claire
Mais c’est ouf, Manon ! Comment j’aimerais trop être à ta place ! T’imagines Ibiza à cette période ? Quel pied ! Tu vas t’éclater !
Manon
Tu rigoles ou quoi ? Je dois pondre la stratégie de la boîte et trouver l’idée brillante qui va permettre de sauver les emplois. Tu t’imagines la pression que j’ai sur les épaules ?
Claire
T’inquiète ! Je sais que tu vas y arriver ! T’as toujours été la meilleure ! Tu pars quand ?
Manon
Dans trois jours !
Claire
Viens dîner ce soir, si tu veux. On en parlera. Surtout, accepte l’offre de Susana.
Manon
De toute façon, j’ai pas le choix !
Claire
19 h à la maison, je te prépare ta tarte au chocolat préférée !

Manon respire un grand coup. Et rejoint Susana à l’intérieur. Celle-ci la dévisage avec attention, inquiète de sa réponse.
—   Alors, ma chérie, tu te sens mieux ? C’est bon ?

Manon tapote sur la table. Elle hésite encore, même si, dans le fond, elle sait déjà que sa décision est prise. C’est une mission importante pour l’entreprise et sa boss lui fait confiance. Mamita comprendra. Elle ira la voir au retour. Elle répond, agacée. 
—   Franchement, Susana, je me demande si j’aurais pas préféré que tu me renvoies ! Mais je vais le faire, je vais aller à Ibiza et je vais essayer de remettre Stella sur pied, compte sur moi !
—   Hay, maravilloso, cariña   !

Sur ce, Susana se lève avec fracas et improvise une petite danse de la joie autour de Manon, consternée.

« Dans quelle galère me suis-je embarquée ? »


4

PARIS, CHEZ CLAIRE
4 AVRIL, 19 H

Ce soir, il pleut des cordes. Heureusement, Claire a tout prévu pour remonter le moral de sa meilleure amie ! Lorsque celle-ci sort du métro à Bastille, elle l’y attend déjà, abritée sous un grand parapluie jaune et rose à motifs licornes. 

—   Tadam ! Devine qui est là ? dit-elle en surgissant sous ses yeux, les doigts levés en V.

Pour l’occasion, Claire a enfilé sur son imperméable, un t-shirt I Love Ibiza, souvenir XXL d’un week-end torride avec l’un de ses date Tinder, basketteur. Ses cheveux roux ondulent dans son cou et retombent en boucles le long de son visage poupin.

Claire a le sourire expansif et généreux. Même de loin, il se devine. Et son rire de gorge enveloppant entraîne tout sur son passage. Personne ne résiste à son enthousiasme pétillant, Manon, la première ! Claire, c’est un petit bonbon d’à peine 1,55 mètre, une perle d’amie, une douceur ronde et sensuelle qui collectionne les histoires d’amour.

Si l’on devait attribuer la palme du cœur d’artichaut, c’est elle qui gagnerait haut la main. Claire aime aussi vite qu’elle désaime. Sa passion n’a d’égale que sa lassitude. Il n’est pas venu le prince charmant qui saura l’enlever. Elle s’en fiche. Claire a l’amour joyeux et léger !

Elle attrape Manon par la main, la fait virevolter autour d’elle en chantant dans la rue « Trop cool, ma copine part bosser à Ibiza » et l’embrasse sous son parapluie.

—   Arrête, Clarinette, on a l’air de quoi ?

Claire rit sous le grand parapluie.
—   De deux filles heureuses !

Manon bougonne et fait la moue.
—   Parle pour toi ! Parce que moi, la perspective de travailler trois semaines avec un dingo et vivre en groupe m’enchante moyen !
—   Chuuuut ! Tout se passera bien. On va à la maison, t’es d’accord ? Les autres sont sortis. On sera toutes les deux.

Claire vit dans une coloc bruyante, sur une péniche, à Bastille. Elle aurait rêvé que Manon s’installe avec elle, mais son amie préfère sa tranquillité. En plus, les colocs sont tous artistes, musiciens, comédiens et c’est toujours la foire ! Claire adore, elle dit que ça fait pétiller la vie !

Claire est illustratrice de livres jeunesse. Manon et elle se sont rencontrées à l’école primaire, lors d’un exposé à préparer sur le Japon. Pour l’occasion, Claire avait appris dix mots japonais, pour démarrer l’exposé dans la langue du pays, sous l’œil médusé de l’institutrice et des autres élèves. Elle avait tout de suite fait rire Manon. D’autant plus quand elle lui avait donné leur signification ! Que des gros mots ! À huit ans, ça impressionne !

À l’époque, la mère de Manon et son frère, Théo, vivaient encore à la maison et c’était un joyeux capharnaüm. Claire, ça lui avait vite plu ! Chez elle, c’était plutôt strict. Elle a toujours adoré la maman de Manon, même après…

Claire la presse, sautant, guillerette, dans les flaques avec ses bottes en caoutchouc jaunes.
—   Bon, Manon, qu’est-ce que tu fiches ? Tu marches à deux à l’heure. T’inquiète, c’est juste un peu de pluie, tes jolies chaussures ne vont pas se salir pour si peu ! Et, bientôt, tu seras sous le soleil ! La chance !
—   Hummm, on verra, râle Manon.

Elles traversent la place de la Bastille, continuent sur le boulevard Bourdon et pénètrent par une grille en fer sécurisée, sur le port de l’Arsenal, qui accueille toute l’année plus de 200 bateaux. Viva Bella, la péniche sur laquelle vit Claire, fait plus de 25 mètres de long. C’est la plus imposante du bassin, à l’extrémité gauche, côté Bastille.

C’est vrai, le cadre est agréable. « Rends-toi compte, habiter sur l’eau, dans un lieu entouré de jardins, c’est comme avoir l’impression d’être en vacances toute l’année », a dit Claire lorsqu’elle a emménagé, il y a deux ans.

Peut-être, mais quel souk à l’intérieur du bateau ! Pourtant, la péniche est spacieuse et dispose de quatre chambres individuelles, bien agencées. Mais chacun y vit à la cool, laissant traîner ses affaires n’importe où. Sur le grand canapé, les coussins bleus alternent avec des plaids usés, en laine jaune effilochée et du linge qui attend probablement d’être rangé. Partout, des mugs, des cendriers pleins. Ici, une guitare, là un livre ouvert et corné.

Sans y prêter attention, Claire s’empare des affaires de Manon, les jette sur le bar, lui propose un verre d’eau du robinet, se sèche les cheveux avec le torchon de la cuisine, saisit un paquet entamé de chips et s’installe sur le sol, dans l’un des poufs ronds en tissu bariolé.

—   Alors, raconte en détail ! commence-t-elle tout en proposant quelques apéritifs. Je veux tout savoir.

Manon lui relate le déjeuner avec Susana, l’enjeu et le timing de la mission, les objectifs fixés par Jorge et son futur cadre de vie.

—   T’as des photos de la villa ? demande Claire. Elle est folle, paraît-il. Le proprio y organisait des fêtes sublimes, non ?

Manon hoche la tête.
—   Oui, je crois. Je ne connais pas. J’ai toujours séjourné en ville pour assister aux réunions commerciales, au bureau. Susana dit qu’elle a été redécorée pendant le premier confinement, lorsqu’Arturo y a emménagé.

Claire la dévisage, curieuse. 
—   Et le Arturo ? Un bon coup ?
—   T’es folle ou quoi ? Ce type est détestable.
—   Oui, mais…

Manon se lève et attrape son verre.
—   Mais, il n’y a pas de, mais. J’y vais pour bosser, trouver l’idée de génie pour redresser la boite et je rentre. Encore va-t-il falloir la trouver, l’idée ! En ce moment, je suis à sec niveau inspiration. À force de télétravailler, je tourne en rond dans ma tête et mon inspiration aussi.
—   C’est normal ! Tu te mets trop la pression.
—   C’est parce que j’en ai !
—   Oui, mais t’es pas toujours obligée d’être parfaite. Tu peux laisser aller parfois… te donner du temps libre, rêvasser…

Manon lève les yeux au ciel.
—   Mais j’ai pas le temps de rêvasser !
—   T’en as pas ou tu le prends pas ?
—   Clarinette, on ne va pas repartir sur ce sujet, là maintenant, alors que j’ai juste besoin de réconfort !

Claire lui tapote la main.
—   Désolée, ma choute, je dis n’importe quoi. Allez, viens, je t’ai préparé la quiche à la courgette que tu aimes. Et la tarte au chocolat croustillant, comme ta mère faisait pour les anniversaires.

Manon se redresse brusquement sur le pouf. Claire a touché un point sensible. Et il n’est pas question de se laisser embarquer sur ce sujet. Elles en ont déjà parlé mille fois.
—   Stop !
—   Attends Nounette, j’ai quand même le droit de dire que la tarte de ta mère était incroyable ! Peut-être que c’est grâce à elle qu’on est devenues copines et que je passais mon temps chez toi !

Manon secoue la tête.
—   Oui, mais…
—   Oui, mais rien ! Ton père était d’un ennui mortel. Ta mère flétrissait avec lui.
—   Clarinette, arrête, je connais ton discours.

Claire se rapproche d’elle et lui tend le plat, les assiettes et des couverts. Elle sait que cela n’avance à rien de continuer la discussion. Manon est si rigide, parfois. Elle ne souhaite pas la brusquer plus avant son départ.   
—   OK, ma puce. Tiens, sers-toi. Je peux mettre un peu de musique ?

Manon répond, boudeuse.
—   Un peu plus tard, si tu veux. Ça t’ennuie si on reste au calme pour l’instant ?
—   Mais non. Allez, mange et viens me faire un gros câlin.

Sur ce, Manon dévore le dîner préparé par Claire. Trop perturbée par l’annonce de Susana, elle a à peine touché à ses plats à midi. Elle lui raconte.
—   Franchement, c’était bizarre cette discussion. J’étais persuadée qu’elle me tendait ma lettre de licenciement et, à l’intérieur, je découvre ce billet d’avion.

Claire bat des mains.
—   Canon !

Manon continue d’une toute petite voix, inquiète.
—   Clarinette, j’ai peur de ne pas y arriver. Et si ça se passe mal ? Et si je ne trouve pas de solution ? Et si la boite s’écroule à cause de moi ?

Claire se lève et tourne autour d’elle en riant. La péniche résonne de son enthousiasme. Elle encourage Manon.   
—   Oh ! Oh ! La boite s’écroule déjà ! Elle t’a pas attendu pour chuter ! Donc, toi tu mets juste ta cape de wonderwoman et tu y vas sans crainte ! Et surtout, surtout, tu laisses libre cours à tes idées. « Liberté licorne », tu te souviens ?

« Liberté licorne »… Oh, ça remonte à des siècles ! C’est une expression qu’elles utilisaient avant, quand elles étaient petites. Ça voulait dire « Lâche-toi, fais tout ce qui te passe par la tête, chante, danse, colorie, cours, saute, mets-toi au piano, ris, pleure… ».

« Liberté licorne », c’était un signal, lorsque l’une d’entre elles devenait trop sérieuse. Comme un mot de passe, un talisman magique, la clé d’une serrure rouillée de conte de fées.

« Liberté licorne », ça voulait dire « Tu peux tout faire ». Manon était très forte à ce jeu. Elle pouvait inventer une histoire en un claquement de doigts, se déguiser en n’importe quoi sans réfléchir, mimer la plus difficile des cartes au Time’s Up !

Sa maman aussi était très forte… Mais cela fait bien longtemps que Manon n’a pas libéré de licorne ! Depuis le jour où sa mère est partie avec Théo… Le dimanche d’après, elle a repeint sa chambre en beige, remisé ses jouets dans un coffre à la cave, relevé ses cheveux en chignon et jeté ses robes à fleurs. Alors les licornes ! Elle n’y croit plus ! Elle ne sait même plus où elles sont ! Et, en vrai, de toute façon, les licornes, ça n’existe pas !

Pendant qu’elle était perdue dans ses pensées, Claire n’a pas arrêté de parler. 
—   Manon, tu m’écoutes ? Je suis sérieuse maintenant. Pour y arriver, tu vas devoir cesser de tout contrôler et utiliser tes deux cerveaux. Le droit et le gauche ! Tu te rappelles, je t’ai déjà expliqué. Pour l’instant, tu es à fond sur le gauche, la raison, la logique, les chiffres. Et tu t’en sors bien. Mais là, tu vas devoir libérer le cerveau droit, la créativité, l’intuition, l’imagination. Tu vas devoir ouvrir tes chakras, ma copine…

Manon s’est renfrognée. Si Claire se figure que c’est une partie de plaisir, cette mission ! Elle l’interrompt. 
—   OK ! Ça, c’est ton truc. Moi, tout ce que je vois, c’est que je vais me retrouver enfermée avec ce gros macho d’Arturo et deux autres colocataires, en Espagne, avec des gens qui passent leur temps à faire la fiesta alors que j’avais prévu de travailler au calme chez mamita.

Claire hausse le ton et la secoue, comme elle seule peut le faire, depuis qu’elles sont petites, comme elle a continué toutes ces années après.                                 
—   Eh ! Oh ! Manon ! Tu crois pas que t’exagères ? Tu réalises combien de personnes rêveraient de s’envoler pour Ibiza ? Alors maintenant, tu rentres chez toi et tu prépares ta valise, tu sais les petites pochettes pour les culottes, les grandes pour les Tee-shirts ! Tu rajoutes quelques touches de couleurs dans tes vêtements et tu pars sans flipper !

Manon ouvre la bouche pour parler. Mais, avant même d’avoir pu dire un mot…
—   Je sais, t’as pas de couleur ! la coupe son amie.
—   C’était gratuit, ça !

Claire lève la main, pour continuer.
—   Ah oui, et trois derniers trucs parce que je peux me permettre de te les dire, comme on ne se reverra pas tout de suite.
—   Pas sûre d’avoir envie de t’écouter encore !
—   Alors, un, je t’aime ! À vie !
—   Moi aussi, Clarinette !
—   Deux, ton père est un emmerdeur fini, toujours de mauvaise humeur, toujours à râler, pas fun du tout ! Tu lui passes beaucoup trop de choses, je te l’ai déjà dit.

Manon se renfrogne, et ne trouve rien d’autre à ajouter, un peu bredouille que :
—   Oui, mais !
—   Y’a pas de, mais ! Trois, tu pars à Ibiza, Nounette, trois semaines au soleil dans une villa avec piscine. Est-ce que tu réalises bien la chance que tu as ? s’exclame Claire, tout en tourbillonnant autour de son amie.

En s’endormant, Manon a repensé à leur conversation…

Elle était anxieuse, mais excitée aussi quand même.

Trois semaines à Ibiza…
 

5

FONTAINEBLEAU
5 AVRIL

Ils sont assis tous les deux, sous le pommier, dans le jardin de la maison de Fontainebleau, celle de l’enfance de Manon. Le printemps est installé et, avec lui, les premiers bourgeons. Les jonquilles se sont rendormies, les feuilles des framboisiers sont de retour, les roses se préparent à éclore. Mais ni Manon ni son père n’y prêtent attention.

C’est sa mère qui avait la main verte, c’est elle qui s’émerveillait, au sortir de l’hiver, de la force de la nature. À l’époque, Manon la suivait partout. Maman lui avait acheté un arrosoir et un petit sécateur. Et elles passaient leurs week-ends dehors à tailler, bêcher, semer et arroser. Théo trottait derrière, en riant, tapant du pied dans son ballon, dérangeant leurs plantations. Elles le houspillaient, le poussant de la main.

« Que reste-t-il de tout ça ? » se demande Manon, pensive, observant son père du coin de l’œil. Le jardin est en friche, à l’abandon. Et lui ? Maussade, de mauvaise humeur ! Aussi gris que le ciel aujourd’hui.

Manon est arrivée par le train de 11 h 57. Il l’attendait à la gare d’Avon dans sa vieille Peugeot qu’il refuse de remplacer. « Du moment qu’elle fonctionne encore, pourquoi veux-tu que j’en change ? Qu’est-ce que tu crois ? Heureusement que j’ai la tête sur les épaules, moi ! C’est pas comme… Enfin, bon, tu vois ce que je veux dire ! ». Elle avait acquiescé, juste pour le faire taire.

Ils ont fini de déjeuner. Un plat à emporter qu’il a acheté au supermarché avant de la récupérer. Manon vient de lui annoncer son départ à Ibiza. Il a reposé sa tasse de café, la beige tout ébréchée. Elle remarque que sa main tremble un peu. Ça ne date pas d’aujourd’hui, mais il refuse d’admettre qu’il boit trop. Elle lit la surprise dans ses yeux. Il tape sur la table. Il n’a jamais su parler calmement.   
 
—   … Trois semaines à Ibiza ? C’est du grand n’importe quoi ! Et ton travail, Manon, tu y as songé ?
—   Papa, je viens de t’expliquer que j’y vais pour le travail !

Il lève les yeux au ciel, agacé comme lorsqu’elle était enfant et qu’elle lui racontait où les pirates avaient caché le trésor dans le jardin.
—   Manon, enfin, personne ne va travailler trois semaines à Ibiza !
—   Si, papa, quand la boite a son siège à Ibiza, c’est normal d’y aller.

Il avale une gorgée de café, reprend un verre de vin et réfléchit.
—   Déjà, ça, c’est louche. Il doit y avoir une combine là-dessous. Pourquoi t’as pas choisi une société plus sérieuse ? Manon, avec tes compétences, tu aurais pu faire fortune dans la banque, avoir une carrière, une vraie, en tant qu’avocate. Ou, je ne sais pas, moi, travailler dans l’économie. Quelque chose de sérieux ! Au lieu de ça, tu as choisi une boite avec un nom de poule de luxe. Stella ! Non, mais qui travaille chez Stella ?

Elle a un soupir silencieux et renverse sa tête en arrière.
—   Ta fille, papa, ta fille ! Et, au fait, merci pour tes encouragements ! Ça fait toujours plaisir.
—   Le plaisir, le plaisir, vous n’avez que ce mot à la bouche !
—   Papa, merci, je suis seule en face de toi. Alors, tu arrêtes avec le vous pluriel.

Il s’est levé, il balaie de la main une mouche sur la table. Il la regarde avec colère.
—   Non, mais, c’est vrai quoi ! À la télé, c’est « Faites-vous plaisir, offrez-vous… », dans les journaux, pareil, « La dernière folie pour se faire plaisir ». Et ta mère, évidemment, le plaisir avant tout ! Le plaisir, ça n’existe pas ! Ce qui compte, c’est le travail bien fait. Et c’est tout !
—   Oui, oui.
—   Tu m’entends, Manon ? insiste-t-il.

Elle plonge le nez dans le gâteau encore congelé. Il n’a même pas pris le temps de le sortir du frigo avant son arrivée. Claire a raison, il est pénible. Elle s’y est habituée, à force. Elle ne le craint plus. Elle le supporte. Elle fait avec. Elle attrape son assiette et commence à débarrasser la table. 
—   Oui, je t’entends. Je connais ta rengaine par cœur ! Mais tu crois que je fais quoi au bureau, papa ? Je travaille ! Et tu sais quoi ? Ma boss est fière de moi et elle me complimente et elle pense que je suis la seule à pouvoir sauver la boite.

Il la suit dans la cuisine, ouverte sur le salon encombré.
—   Attends, ma fille, je sais que tu es travailleuse, je ne dis pas le contraire. Mais, enfin, partir à Ibiza ! C’est comme…
—   C’est comme quoi ? demande-t-elle, faussement innocente.
—   Tu sais très bien ce que je veux dire ! lâche-t-il.
 
Ses yeux tempêtent ! Le gris des Flandres en hiver, la fureur de l’Écosse dans la bourrasque. Son père a le regard de ses origines. Manon se retourne et lui tient tête, du haut de son 1,70 mètre. Elle a posé ses mains sur ses hanches. En vieillissant, il s’est rabougri, presque ratatiné. « Ratatiné », c’est un mot que Théo adorait !

Son père ne lui fait plus peur. Elle le défie.
—   Non, vas-y, dit Manon en balayant la pièce d’un coup d’œil. 

Son père ne travaille plus depuis des années. De quoi vit-il ? Un petit héritage, quelques économies, il ne dépense rien de toute façon. Il collectionne les timbres et, une fois de temps en temps, il fait un bon coup en revendant celui qui a pris de la valeur. Voilà son travail !

La maison dans laquelle il vit est celle où Manon a grandi, près de la forêt. Rien n’y a changé depuis son déménagement à Paris. Tout est resté figé, mais en plus sale et poussiéreux.

« La vérité, c’est que papa est bordélique ! »

Les journaux s’entassent au pied de la cheminée, les toiles d’araignée s’effilochent le long des plinthes et les assiettes s’empilent dans l’évier, à côté des cadavres de bouteilles.

« Il a beau jeu de me faire la morale ! »

Même le cadre sur le rebord de son bureau n’a pas changé. La photo est toujours là. Celle où ils étaient quatre, avant et qu’il a rageusement coupé en deux, au départ de sa mère. Ne restent plus que lui et Manon, sur ce cliché jauni.

« Les licornes ? Où sont passées les licornes chez lui ? »

—   Alors, je t’écoute, papa, vas-y, qu’est-ce que tu allais dire ? Partir à Ibiza, c’est comme quoi ?
—   …

Elle laisse planer un court silence.
—   … Tu veux que je le dise à ta place ? Comme partir avec un trapéziste de cirque, c’est ça ?
—   Tu sais très bien ce que je voulais dire, on ne quitte pas sa famille sur un coup de tête ! s’emporte-t-il avec rage.

À l’époque, en plus des collections de timbres, son père s’était lancé dans la lépidoptérologie, mot barbare qui signifie attraper de jolis papillons dans la forêt, les faire sécher sous des feuilles de papier puis les embrocher sous verre ! Les cadres de papillons sont toujours là, il en a même rajouté.

Ses parents avaient de violentes disputes à ce sujet. Sa mère ne supportait pas de vivre au milieu d’animaux morts. Elle l’interrogeait sur ses journées, elle qui trimait huit heures par jour à la caisse du Carrefour de Villiers-en-Bière. En rentrant, elle enchaînait sur le ménage, son père laissait déjà tout trainer. Et lui ne se levait jamais pour l’aider, concentré sur ses cadavres.

« Comment peut-on vivre comme ça ? »

—   Faites ce que je dis, pas ce que je fais ! déclare Manon, en ramassant ses affaires.
—   Comment ? interroge-t-il.

Elle attrape son sac à main, vérifie qu’elle n’a rien oublié, lui lance un baiser de loin.
—   Rien, je me comprends ! Bon, je vais te laisser, je dois rentrer préparer mes maillots de bain, ma crème solaire et ma bouée licorne rose ! Ne bouge pas, je prendrai le bus jusqu’à la gare.

Dans le train qui la raccompagne à Paris, elle ferme les yeux et reprend son souffle. C’est à chaque fois la même rancœur, la même aigreur. Elle se fatigue de le voir, mais c’est son père, c’est comme ça !
Elle colle la tête contre la fenêtre, regarde les arbres défiler. À Bois-le-Roi, un couple monte et s’installe en face d’elle. Ils n’arrêtent pas de s’embrasser, c’est gênant. Elle attrape son portable, bien rangé dans la poche intérieure de son sac. Elle consulte ses messages. Elle ouvre le dernier. C’est un WhatsApp de sa mère.

Maman
Manon, merci pour le mot que tu as envoyé à Théo. Je suis sûre que ça va bien se passer. Donne des nouvelles. N’oublie jamais que je t’aime. Ta maman pour toujours.

Manon se retourne vers la vitre. Elle a la gorge serrée. Elle ferme les yeux. Dans le roulis du train qui s’éloigne, seuls les arbres devinent son chagrin,

« Si tu m’avais vraiment aimée… »
95
Mise en avant des Auto-édités / Samsara de Nadia Chakhari
« Dernier message par Apogon le jeu. 09/06/2022 à 18:11 »
Samsara de Nadia Chakhari



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Chapitre 1



Warwickshire, 1874


Tout avait commencé par l’arrivée d’une lettre au courrier du matin. Le soleil se faufilait à travers les fins rideaux de la chambre, annonçant le lever du jour, quand on frappa à la porte. Ce matin-là, une nouvelle allait changer la vie d’Umberlee à jamais.
— Miss Canning, une lettre pour vous, annonça la domestique derrière la porte.
Umberlee se réveilla en sursaut, la robe de nuit encore collante de sueur. Elle avait cauchemardé une bonne partie de la nuit. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle avait toujours fait ce rêve où un jeune homme à la peau tannée par le soleil et aux yeux vert émeraude l’embrasse passionnément, jusqu’à ce qu’un soldat surgisse dans son dos, abatte l’homme et l’agrippe par la taille. Pourquoi rêvait- elle inlassablement ce même rêve ? Qui étaient ces hommes dont elle rêvait depuis des années ? Ses rêves lui paraissaient tellement réels, qu’elle se réveillait dans tous ses états. Elle sécha ses larmes d’un revers de la main et sauta de son lit pour ouvrir la porte.
La domestique, tirée à quatre épingles, lui remit une lettre repliée sur elle- même, cachetée à la cire, puis prit congé d’elle. Après avoir fermé la porte, Umberlee alla s’asseoir sur le divan près de la fenêtre. Elle s’empressa de défaire la lettre et se mit à la lire nonchalamment. Cette lettre l’invitait au bal des célibataires au château des Percy. En relevant la tête du tant attendu sésame, elle aperçut ses grands yeux bleus pétillants d’envie dans le miroir.
Elle fit volte-face et enfila rapidement une robe de chambre rose clair, sans
 
même se coiffer. Ses cheveux bruns s’étaient échappés de sa tresse, lui donnant l’air peu présentable, mais peu importait. La nouvelle ne pouvait pas attendre. Elle devait vite informer son frère. Elle dévala les marches les unes après les autres et courut se jeter dans les bras de John Edward, qui accepta l’invitation avec plaisir. À cet instant, elle réalisa combien sa mère Isobel lui manquait. Elle aurait tant voulu avoir sa mère près d’elle pour son premier bal, mais le sort en avait décidé autrement. Elle ne l’avait jamais connue.
Les deux semaines qui suivirent furent longues pour Umberlee, mais le jour tant attendu arriva enfin.
Le bal de printemps était sans aucun doute l’événement mondain que toutes les jeunes filles de son âge attendaient avec impatience. Toutes vêtues de leur belle robe spécialement réalisée pour l’occasion, elles se pavanent, espérant rencontrer de jeunes hommes en vue d’un bon mariage. Cependant, Umberlee était loin de toutes ces préoccupations. Pour elle tout ce qui importait, c’était d’aller danser, songeait-elle en enfilant sa robe de mousseline rose clair.
— J’envisage de me marier un jour comme toutes les filles de mon âge, mais pas par intérêt. Je veux tomber amoureuse, dit-elle sur un ton convaincu.
Dans la voiture qui emmenait Umberlee et son frère régnait une ambiance tendue, presque stressante. L’émotion était à son comble. Umberlee, qui n’avait pas pour habitude de se mêler à la haute société, préférait rêvasser la tête dans ses bouquins.
La voiture traversa une belle étendue boisée, avant d’entrevoir le Guys Cliffe situé de l’autre côté de la rivière Avon. La voiture descendit la colline, traversa le pont et vint s’arrêter devant la porte. Après les avoir accueillis dans le grand hall d’entrée, le domestique les introduisit dans le grand salon où se trouvait lady Percy, en compagnie de sa fille miss Lizzy pour recevoir les invités et leur souhaiter la bienvenue.
 
Au bras de John Edward, Umberlee admirait les lieux avec émerveillement et semblait au comble du bonheur. Elle portait une robe splendide faite sur mesure pour l’occasion et des boucles brunes encadraient son visage rond. L’immense salon grouillait de monde et de bruit. Un orchestre de six musiciens jouait une douce mélodie, tandis que les invités s’extasiaient devant la beauté de la grande salle au plafond lambrissé, décorée de luxueux meubles et d’immenses lustres de cristal. Le long des murs ornés de moulures, des tables couvertes de collations et de boissons attendaient les invités.
Tout au long de la soirée, son frère ne cessa de la présenter à des jeunes hommes, mais ses efforts restèrent vains. Aucun homme ne paraissait à son goût. Umberlee n’était pas comme toutes ces filles en quête d’un bon parti, elle voulait seulement trouver l’amour.
Les landaus à cheval se succédaient devant le manoir des Percy. À un moment, l’arrivée d’un officier attira indiscutablement le regard des femmes de la soirée. Il était vêtu d’un uniforme rouge écarlate brodé, couleur or, et était accompagné d’une élégante femme.
—   Voici le général Duncan Enis, dit Lizzy à Umberlee. Je te conseille de l’éviter le plus possible !
—   L’éviter ? Pourquoi ? demanda la jeune femme.

—   On raconte qu’il est hautain et imbu de sa personne. Tout le contraire de vous, ma chère.
—   Quelqu’un l’accompagne, observa Umberlee. Qui est-ce ?

—   Mary Elisabeth Enis, la sœur cadette du général Enis.

Pendant que Miss Enis faisait connaissance avec d’autres invités, Duncan s’approcha des deux jeunes femmes. L’homme, d’une cinquantaine d’années, était grand, à l’allure austère. Son visage était carré et une moustache et une
 
grande cicatrice sur le côté droit du visage ajoutaient de la sévérité à son allure. Apercevant Umberlee, il eut le souffle coupé. Après un moment d’hésitation, il s’adressa à miss Percy et la pria de faire les présentations.
—   Général Enis, laissez-moi vous présenter cette jeune femme, miss Canning.

—   Canning ! répéta-t-il, surpris.

Il se présenta rapidement et s’inclina devant elle d’un air parfaitement impassible. Umberlee répondit par une révérence.
—   Miss Canning, dit-il en continuant de la regarder avec insistance.

« Comment est-ce possible ? se répétait-il en boucle. Un sosie peut-être ? » Les questions se bousculaient dans sa tête, rigide, qui refusait l’évidence : la femme qui se tenait face à lui était le portrait tout craché de Jane Umberlee.
Duncan n’était pas le seul à se poser ces questions, Umberlee semblait tout aussi troublée que lui. C’était la première fois qu’elle rencontrait Duncan et pourtant, elle ressentait comme une sensation de déjà-vu. Une sensation de vertige l’avait envahie. Pourquoi était-elle soudain mal à l’aise en sa présence ? Umberlee réalisa qu’elle venait de reconnaître le soldat qui était dans ses rêves. Elle ne connaissait Duncan que depuis cinq minutes, alors comment pouvait-elle rêver de lui depuis des années ?… Elle devait en parler, mais à qui ? Bien sûr, on ne la croirait pas. Et il n’est pas toujours judicieux de se confier. La dernière fois qu’elle l’avait fait, cela s’était passé mal. Elle se remémorait son internement en hôpital psychiatrique cinq ans auparavant, lorsqu’elle s’était mise à parler hindi alors qu’elle ne l’avait jamais étudié. Les médecins en avaient conclu qu’elle était atteinte de démence. Elle y serait encore si, au décès de son père, il y a un an, John Edward ne l’avait pas fait sortir. Mais Duncan cassa le silence qui s’était installé.
—   Me permettez-vous de vous présenter Elisabeth, ma sœur ?
 
Celle-ci était jeune et paraissait charmante,

—   Enchantée, fit Umberlee.

—   Moi de même, répondit la jeune femme.

Duncan, toujours troublée par cette rencontre, passa ensuite le reste du temps à se promener dans la salle, tout sirotant un verre et en n’adressant la parole à personne. John Edward, lui, accorda sa première danse à sa sœur pour montrer ses talents de danseur aux femmes de la soirée. Puis le reste de la soirée ne fut qu’une suite ennuyeuse de danses avec des partenaires différentes. Entre chaque valse, il lançait des coups d’œil au fond de la salle vers sa sœur, assise sur un fauteuil de velours et qui contemplait les tableaux de maître accrochés aux murs.
Au milieu de la soirée, Umberlee se fit enfin inviter par un charmant garçon, sans aucun doute le plus charmant de la soirée, grand de taille, tout en muscles, aux cheveux bruns coupés très courts, vêtu d’une veste de soie et d’un brocart.
—   Quelle agréable soirée, quel bal réussi ! lui dit le jeune homme. Vous ne trouvez pas, Mademoiselle ? Mais, j’ai remarqué que votre cavalier vous avait laissée seule.
Surprise, Umberlee balbutia, cherchant ses mots.

—   Oh ! Non, c’est que… ce n’est pas mon cavalier. C’est mon frère John Edward.
—   Eh bien, quel dommage qu’une si jolie fille comme vous ne danse pas ! M’accorderez-vous cette danse ? lui répondit-il, tout en posant un baiser sur sa main gantée.
Sous le charme certain du jeune homme, Umberlee dut se faire violence pour détacher son regard de ses yeux gris.
—   Lord Charles Connord, pour vous servir.
 
—   Miss Canning, répondit-elle timidement.

—   M’accorderez-vous donc cette danse ? répéta-t-il.

Umberlee hocha de la tête, le laissant l’entraîner sur la piste de danse. Il se pencha vers son oreille et lui chuchota des compliments sur sa beauté qui la firent sourire. La musique changea de tempo quand Umberlee prit rang parmi les danseuses, face à son cavalier.
Il lui prit la main droite tandis que l’autre main se glissait sur ses hanches, et les deux danseurs furent ainsi tout proches l’un de l’autre. Umberlee rougit légèrement, c’était la première fois qu’elle dansait avec un homme. Son frère avait toujours été son seul cavalier mais elle avait toujours aimé danser.
La douce compagnie d’Umberlee sembler ravir lord Connord, qui ne cessait de lui lancer des regards langoureux. Il ne la quittait plus des yeux. Une fois la danse terminée, le jeune homme conduisit Umberlee dans le petit salon pour être plus au calme.
De son côté, Duncan sentait monter en lui l’envie d’en découdre. Il supportait mal l’idée que la jeune femme ait été touchée par cet homme et soit déjà si familier avec elle. Trop occupée à discuter avec Charles, Umberlee était bien loin de soupçonner qu’elle avait attiré l’attention de Duncan qui les avait suivis. Tout à coup, incapable de se contenir plus longtemps, Duncan Enis se jeta sur lord Connord et lui décocha des coups de poing sur la figure en hurlant toute sa hargne. Leurs cris remplirent le petit salon jusqu’à ce que deux hommes accourussent pour les séparer.
Umberlee s’était levée d’un bond du fauteuil en velours sur lequel ils s’étaient assis tous les deux et alla précipitamment rejoindre son frère, effrayée par ce qui venait d’arriver.
L’incident terminé, lord Connord quitta immédiatement le bal, la figure en
 
sang,   sans   même   demander   des   explications.   Duncan,   lui,   s’approcha d’Umberlee.
—   Miss Canning…

—   Monsieur, comment osez-vous me parler après ce scandale ?

Umberlee était pleine de colère mais aussi d’incompréhension, de questions et de doutes.
—   Je vous ai protégée des honteuses intentions de ce garçon, répliqua Duncan en se dirigeant vers elle.
Elle recula d’un pas effrayé et répondit le cœur battant :

—   Nous ne faisions que discuter, je ne risquais rien ! Vous n’aviez pas le droit d’intervenir, Monsieur.
John Edward s’interposa dans la discussion et d’un ton sec exigea que Duncan s’en aille, ce que celui-ci fit sans se faire prier. Ce qu’il avait découvert ce soir l’avait fortement perturbé. Duncan quitta le salon, laissant un froid général derrière lui. Cinq minutes après, John Edward et Umberlee saluèrent leur hôte puis se dirigèrent vers la voiture qui stationnait à quelques pas de là, John Edward fit signe au cocher lui demandant de les ramener au Warwick Castle. Le trajet du retour fut très silencieux, Umberlee immobile dans un coin de la voiture, la tête enveloppée dans son châle rose, les mains crispées sur les genoux, ressassait les derniers événements. Elle ne pensait qu’à cette dernière demi-heure. Elle chercha un sens à cette rencontre. Il était donc jaloux de Charles. C’était là la seule explication plausible. Duncan Enis, l’homme de sa vie ? Aurait-elle pu le croire trois heures auparavant ! Mais alors qui est l’autre homme dans ses rêves qui l’embrasse avec passion à la faire trembler de désir.
Umberlee alla se coucher l’esprit troublé.
 
Une semaine s’écoula et Umberlee n’entendit pas reparler de cet odieux événement. Mais, un matin ce matin-là, alors qu’elle se promenait au Priory Parc, la jeune femme sentit une présence dans son dos. Elle se retourna et croisa le regard perfide de Duncan, triturant sa moustache. Elle bloqua sa respiration et remit en place une mèche de cheveux échappée de son chignon derrière l’oreille.
—   Miss Canning, ravi de vous voir, lui lança le général. Puis-je vous accompagner ?
—   Non merci, je préfère me promener seule, glissa-t-elle en continuant son chemin pour en finir.
Il s’avança de quelques pas avant de lui lancer :

—   Je vous dois des excuses, Mademoiselle.

Elle s’arrêta dans son élan et se retourna pour le fixer de son regard sombre.

—   Ce n’est pas à moi que vous devez des excuses, Monsieur.

—   Mais si, j’insiste, tenta une dernière fois Duncan.

Umberlee se crispa. L’envie de lui dire le fond de sa pensée la démangeait et elle faillit lui répondre qu’il était un homme odieux et qu’elle avait été particulièrement choquée par son attitude. Elle se retint néanmoins, fit signe de s’en aller et lui dit simplement :
—   J’ai conscience, Monsieur, que vous avez agi de la sorte pour protéger mon honneur…
—   Écoutez-moi seulement, je…

Duncan avait du mal à terminer sa phrase. Il cherchait ses mots.

—   Je ne sais pas ce qui m’a pris ce soir-là…, finit-il par dire. En fait… j’ai eu le coup de foudre pour vous à la minute même où je vous ai vue !
 
Troublée, la jeune femme baissa les yeux. Le général continua :

—   J’avoue avoir mal agi. Je m’engage à présenter mes excuses à ce cher Monsieur Connord.
La détresse qui se lisait sur son visage finit par convaincre Umberlee, qui baissa sa garde. Duncan le sentit et en profita pour lui lancer :
—   Si l’on oubliait ce malencontreux incident et si nous faisions connaissance ? Voulez-vous prendre mon bras, Mademoiselle ?
Umberlee se trouva prise au dépourvu et accepta machinalement. Elle se dit après tout que si elle rêvait sans cesse de cet homme, c’est qu’il existait forcément une raison. Peut-être était-il l’homme de sa vie ? Elle devait lui laisser une chance. Elle l’agrippa de sa main gantée et ils marchèrent tous deux très lentement. Ils gardèrent ainsi le silence un certain temps. Puis, côte à côte, ils longèrent l’allée entre les arbres et discutèrent de tout et de rien. C’est Duncan qui parlait le plus et Umberlee l’écoutait, tentant de déchiffrer l’homme à travers les paroles qu’il prononçait. Au bout d’un moment, la jeune femme pensa qu’il était temps de songer à rentrer.
—   Il est tard, il faut que je m’en aille, lui dit-elle. Mon frère va s’inquiéter.

Duncan lui attrapa délicatement le poignet et, d’une voix émue, bafouilla un instant, puis se lança. À l’évidence, ce qu’il avait à dire le mettait mal à l’aise.
—   Miss Connord, dit-il. J’éprouve des sentiments pour vous ! Elle se mordit les lèvres et lui répondit en rajustant son corsage.
—   Je suis très sensible à l’honneur que vous me faites par cette déclaration,
Monsieur, et je vous en remercie, mais… Il l’interrompit en lui serrant les mains :
—   Je quitte l’Angleterre la semaine prochaine, je retourne en Inde et je
 
souhaiterais que vous m’accompagniez.

—   C’est impossible ! s’exclama-t-elle, surprise par cette demande si soudaine, trop rapide à son goût. Elle n’osait plus respirer. Elle n’eut pas le temps de répondre qu’il poursuivit :
—   Je suis certainement plus âgé que vous, mais je vous promets mon amour inconditionnel. Fiançons-nous dès à présent et nous aurons tout le temps pour nous connaître après.
Umberlee retira ses mains et opposa un refus catégorique à la proposition du général. C’était bien trop rapide pour elle. Il fallait qu’elle réfléchisse. Elle s’excusa et lui fit comprendre que, dans l’immédiat, elle ne songeait pas au mariage. Son refus jeta entre les deux jeunes gens un froid glacial. Dépité, Duncan accompagna Umberlee jusqu’à sa calèche, lui baisa la main gantée et l’aida à monter. Elle s’installa puis le cocher fouetta ses chevaux qui se mirent à avancer. Elle le suivit des yeux, jusqu’à ce que sa silhouette devienne un point et disparaisse.


L’élégante petite pendule avait frappé treize heures, le déjeuner était à peine fini quand le bruit d’une voiture attira l’attention d’Umberlee qui se leva et jeta un coup d’œil par la fenêtre. On sonna à la porte. Le majordome Watson ouvrit la porte et conduisit l’homme dans le bureau avant d’annoncer la venue de Mr. Jenkins. Avec sa grande taille et son visage austère, l’homme venait traiter d’une affaire urgente.
John Edward se précipita dans son bureau, l’air contrarié. Il savait de quoi il s’agissait, il y était préparé. L’entrevue fut rapide et Mr. Jenkins repartit comme il était venu. John Edward revint au salon et se tint pensivement debout près du feu. Umberlee, qui se trouvait sur le sofa près de lui en train de finir une broderie, n’avait pas la moindre idée des soucis de son frère, même si elle sentait
 
son inquiétude, car John Edward avait pour l’habitude de se triturer la moustache à chaque fois que quelque chose le préoccupait.
—   Quelque chose t’inquiète ? lui demanda-t-elle.

Il décida de tout lui dire. En fait, leur père, feu George Canning, avait dilapidé toute sa fortune, autrement dit leur héritage, dans les salles de jeu, à boire et à jouer aux cartes. Les usuriers réclamaient leur argent et John Edward avait été forcé de se séparer de Warwick Castle pour régler les dettes. Ils étaient ruinés.
À l’annonce de la nouvelle, Umberlee éclata en sanglots et se jeta dans les bras de son frère. Qu’allaient-ils devenir ? John Edward passa le reste de la journée enfermé à double tour dans son bureau et avait demandé à ne pas être dérangé.
L’après-midi suivant, John Edward invita Duncan à venir prendre le thé.

À l’heure dite, la porte sonna, le majordome alla ouvrit la porte d’entrée, introduisit le général et lui fit parcourir le grand couloir jusqu’au petit salon, où John Edward l’attendait.
—   Sir Enis nous fait l’honneur de sa visite, annonça le majordome.

—   Bonjour général, lui lança John Edward. C’est un grand plaisir de vous recevoir…
Umberlee n’avait pas été invitée à participer à la réunion, mais elle pensait que la proposition de mariage était la seule raison de cette visite. Elle approcha du salon, colla son oreille sur la porte et entendit quelques bribes de la conversation.
—   Soyez en sûr, Monsieur Enis, qu’Umberlee finira par entendre raison, disait John Edward. C’est une fille intelligente qui ne connaît point encore son intérêt, mais je me charge de le lui faire comprendre.
Surprise par un raclement de chaises sur le plancher, la jeune femme courut
 
dans le grand salon. John Edward ne devait surtout pas la surprendre en train d’espionner cette conversation, quel qu’en soit le sujet.
Les deux hommes restèrent encore une dizaine de minutes dans la bibliothèque, puis Duncan prit congé et quitta Warwick Castle.
—   Tu écoutais encore aux portes ? lui lança malicieusement son frère quand il la croisa.
Mais un jour ou deux se passèrent avant que John Edward, au cours d’un dîner, eût le courage d’aborder avec Umberlee le sujet qui le préoccupait. Ils s’étaient à peine adressé la parole et lorsque le domestique se retira, il pensa qu’il était temps de discuter un peu de la demande de mariage de Duncan avec sœur.
—   Duncan Enis m’a dit qu’il t’aurait demandée en mariage. Est-ce exact ? demanda-t-il à sa sœur.
—   Oui, c’est exact. Et je lui ai donné ma réponse.

—   Tu as repoussé cette demande ?

—   Oui, cher frère.

John Edward sembla méditer un moment cette réponse. Puis, après un long moment de silence, il dit assez sèchement :
—   Ma chère sœur, je crois qu’il y a beaucoup d’égoïsme dans ta réaction. Néanmoins, je dois prendre une décision. En tant que frère, je pense qu’il est de mon devoir de penser à ton avenir. Duncan est prêt à t’épouser sans dot et, d’autre part, il me propose une place dans l’armée. Penses-y, j’ai besoin de ton aide.
—   Tu n’es pas sérieux ! lui répondit-elle vivement. Te rends-tu compte de ce que tu me demandes ? Veux-tu que je l’épouse seulement pour son argent, pour
 
sa position ?

—   Oui, je veux que tu l’épouses pour qu’il nous sauve ! Tu es notre seul espoir.
Puis, il ajouta d’une voix plus ferme :

—   Quand bien même… L’amour viendra peut-être après le mariage, fiance-toi d’abord, puis apprends à le connaître. Qui sait, tu en tomberas peut-être amoureuse sans même t’en rendre compte. En plus, tu as toujours rêvé d’aller en Inde…
Umberlee éclata de rire.

—   Ce n’est pas bien de jouer avec mes sentiments, grand frère, lui dit-elle.

Il lui semblait néanmoins qu’elle n’avait pas d’autre choix que d’épouser l’homme qui suscitait en elle de l’attirance et de la peur. Des larmes surgirent dans ses yeux et elle posa la tête doucement sur l’épaule de son frère.
Après un moment de silence, elle lui fit part de sa décision :

—   Mon frère, j’épouserai donc le général Duncan Enis.

—   Je savais bien que je finirais par te faire changer d’avis, s’exclama le jeune homme. Tu es trop raisonnable pour négliger une telle relation. Mon Dieu, que je suis content !
Deux jours plus tard, Umberlee invita à son tour Duncan pour discuter de sa demande de mariage.
—   Nous savons très peu de choses l’un de l’autre, lui dit-elle. C’est pourquoi, l’autre jour, j’ai rejeté votre proposition.
—   Que désirez-vous savoir ? lui demanda-t-il d’un ton las.

—   Je ne sais pas trop… je souhaiterais vous connaître un peu plus.
 
—   Eh bien, je suis veuf depuis vingt ans maintenant. J’ai aimé ma femme comme un fou, nous avons été heureux, jusqu’au jour où elle m’a trompé et quitté pour un autre. Il n’y a rien de plus méprisable que la trahison. Je lui faisais confiance.
Le regard de Duncan était tellement triste qu’Umberlee ne put s’empêcher d’être touchée par cette confession. Depuis toute petite, elle était habituée à secourir toutes sortes d’animaux et d’oiseaux blessés, et elle compatissait facilement au malheur des autres. Il lui semblait que la trahison de sa femme expliquait le caractère froid et amer de Duncan et que tout cela pouvait pourtant changer si quelqu’un d’autre lui redonnait espoir. En tout cas, elle l’espérait.
—   Vous rencontrer a été une chose formidable pour moi, continuait Duncan. Mon cœur saignait et vous l’avez guéri. À présent, j’aime à nouveau, ce que je croyais pourtant impossible. Et nous n’avons qu’à nous fiancer maintenant, ce qui vous permettra de mieux me connaître, et le mariage viendra plus tard, quand vous serez prête.
—   Oui, sans doute…, lui répondit-elle sans grande conviction.

Il fronça les sourcils et l’attira soudain dans ses bras pour l’embrasser sauvagement. Son baiser n’avait rien de romantique ni de tendre, tout à l’image de l’étranger de ses rêves. On était bien loin des histoires d’amour qui remplissaient les livres préférés d’Umberlee.
Elle ferma les yeux et inspira longuement, elle savait que cette décision allait changer sa vie mais elle était loin d’imaginer jusqu’à quel point.
John Edward félicita Duncan avec chaleur en lui exprimant la joie que lui causait la perspective de leur alliance prochaine et ils discutèrent des modalités des fiançailles et du mariage.
 
*


Le mois d’août tirait à sa fin, lorsque John Edward reçut le télégramme qui annonçait son affectation comme colonel en Inde. La nouvelle affecta Umberlee plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle réalisa à cet instant qu’elle ne reverrait plus jamais Warwick Castle, les lieux où elle avait grandi, où chaque coin et recoin lui rappelaient un souvenir. Tout allait être vendu. C’était une page de sa vie qui se tournait, mais elle devait aller de l’avant. Les jours suivants furent passés à réunir les dernières affaires pour les ranger dans les malles.
—   Prends ce qui te tient le plus à cœur, nous ne pourrons pas tout prendre avec nous, le reste sera vendu pour les frais du voyage, répétait John Edward.
Mais parmi tant de souvenirs amassés depuis des années, lesquels choisir ?
« J’emporterais tout si je le pouvais », se disait Umberlee. L’album de famille lui vint soudain comme une évidence. Elle le chercha désespérément dans la grande bibliothèque, puis dans la chambre de son père, mais ses recherches furent infructueuses. Il restait le grenier, sûrement la pièce qui regorgeait le plus de souvenirs. Pour elle, c’était un des endroits le plus angoissant du château et elle n’y était plus allée depuis des années.
Elle prit son courage à deux mains et monta l’une après les autres les marches grinçantes. Le grenier était plongé dans une semi-obscurité, les quelques rayons qui perçaient la seule fenêtre de la pièce venaient effleurer les nombreux tableaux poussiéreux posés à même le sol et les petits bibelots de toutes sortes. Umberlee se dirigea vers une grosse malle cloutée qui avait appartenu à son père. Celui-ci se déplaçait souvent pour affaires et la grosse malle le suivait dans chacun de ses voyages. Curieuse de savoir quel trésor elle recelait, la jeune femme souleva la lourde malle avec un pincement au cœur et découvrit une collection de tabatières, la pipe préférée de son père, sa montre de poche en or, des albums de photos et un tas de documents paraphés. Ces nombreux souvenirs
 
ramenèrent Umberlee en enfance et elle se rappela le jour où elle avait ouvert cette malle pour la première fois et qu’elle s’était fait gronder par son père.
—   Tu ne dois jamais fouiller dans mes affaires, est-ce bien compris ? lui avait- il dit sévèrement.
—   Mais, père, je voulais seulement me cacher… je faisais une partie de cache- cache avec John Edward.
Il avait froncé les sourcils et avait ajouté d’une voix grave :

—   Eh bien, à partir d’aujourd’hui, j’interdis à quiconque d’ouvrir cette malle.
Vous pourriez abîmer certains souvenirs qui me sont chers.

De quels souvenirs parlait-il ? Dans la malle, sur le côté, dans une poche intérieure, une bourse de soie attira son attention. Elle défit les liens de la bourse et jeta un coup d’œil. Deux paquets de lettres jaunies par le temps se cachaient à l’intérieur. Les lettres n’avaient jamais été ouvertes, elles étaient toutes adressées à George Canning, de la part de mademoiselle Umberlee Canning, et provenaient d’Inde. Pourquoi son père n’avait-il jamais lu ces lettres ? Elle s’assit, plaqua son dos contre la malle, ouvrit une des enveloppes et se mit à lire.


Mon cher frère


Pardonne-moi de ne pas t’avoir écrit plus tôt, j’ai été une piètre sœur. Je sais bien que les derniers événements nous ont éloignés à contrecœur. Mon époux est devenu mon cauchemar vivant et j’envisage de le quitter. Bien des rumeurs circulent à mon sujet, notamment par mon mari. C’est pourquoi aujourd’hui, je tiens à éclaircir certains points que j’ai jugés importants. Je n’ai jamais trompé mon mari, et fais honneur à son nom tout comme au nôtre en
 
toutes circonstances. Je ne regrette pas de l’avoir rencontré, car grâce à lui j’ai rencontré le véritable amour en Inde, et j’envisage de quitter mon mari malgré votre avis catégorique de le faire. Je ne veux pas vivre une vie de solitude aux côtés d’un homme brutal et méprisant. J’espère un jour retrouver votre estime et avoir un jour votre bénédiction.
Votre chère UAC


Plongée dans la lecture, Umberlee n’entendit pas les pas grinçants sur le parquet vieilli du grenier.
—   Je t’ai cherchée partout, que fais-tu ici ? lui demanda son frère. Umberlee sursauta, avant de répondre le regard rempli de curiosité.
—   Je suis venue chercher quelques souvenirs de famille que je voulais garder.

—   As-tu trouvé quelque chose ?

Elle lui tendit le paquet de lettres jaunies par le temps et tapota le parquet pour lui suggérer de s’asseoir. John Edward s’accroupit à côté d’elle, ouvrit une autre enveloppe pour lire une deuxième lettre, puis une troisième.
—   Toutes ces lettres ont été écrites par notre tante, précisa-t-il tout à coup. Papa ne parlait jamais d’elle, c’était comme si elle n’avait jamais existé. Tiens regarde, dit-il en pointant son index sur les trois lettres UAC en signature de bas de page. Ce sont ses initiales : Umberlee Alice Canning, la petite sœur de notre père. Savais-tu que père t’a prénommée Umberlee en sa mémoire ?
Il glissa d’autres lettres entre ses doigts et choisit une autre enveloppe, sans destinataire.
—   Tiens, cette lettre ne vient pas d’elle, observa-il.
 
Il l’ouvrit et comprit qu’il s’agissait d’un avis de décès.

—   Notre tante est morte il y a tout juste vingt ans. Étrange coïncidence… Elle est morte, en fait, le jour où tu es née, Umberlee. Quelle coïncidence…, répéta-t- il encore une fois en se grattant la tête.
—   Je ne crois pas aux coïncidences, commenta sa sœur.

—   Tu es peut-être une réincarnation de notre tante, dit-il en souriant.

—   Une réincarnation, moi ? N’importe quoi ! s’exclama la jeune femme en se levant.
Elle s’en alla en emportant la montre de son père et quelques photos de lui. John Edward, lui, songeur, sortit une seconde feuille plus épaisse de l’enveloppe et la retourna. C’était une photo d’une femme de type européen et d’un Indien enturbanné. La photographie était très abîmée et une partie était écaillée, effaçant une partie du visage de la femme. « Il doit s’agir de l'amant indien de ma tante », se dit John Edward en rangeant toutes les lettres dans la bourse, qu’il prit avec lui avec lui avant de se redescendre lui aussi pour continuer à trier les affaires.


Enfin, le jour du départ arriva.

—   C’est une belle journée, un ciel dégagé, pas de nuages en vue, idéal pour prendre la mer, se dit John Edward pour se remonter le moral.
On hissa les malles sur la voiture et tout fut prêt pour le départ. Le voyage ne serait pas très long. Gravsend était à deux heures de route, ils y seraient dans l’après-midi, puis embarqueraient sur le SS Victoria Castle à destination des Indes. Les domestiques avaient été congédiés la veille et leurs gages payés. Ce fut un moment très éprouvant de se séparer de certains domestiques, telle Mrs. Potter, la gouvernante, qui avait été comme une mère pour Umberlee, ou le majordome, qui était devenu un ami fidèle de John Edward.
 
Il ne restait plus qu’à remettre les clés au nouveau propriétaire. Voyant John Edward remettre les clés du château, Umberlee soupira en pensant à son père. Assurément, celui-ci aurait souffert de voir sa maison aux mains d’un autre. Et c’en était aussi trop pour John Edward. Le jeune homme de vingt-sept ans sentit ses yeux se remplir de larmes. C’était la première fois qu’Umberlee voyait son frère pleurer. Elle pressa une main gantée sur ses lèvres pour réprimer, elle aussi, une envie de sangloter. Mais une larme s’était échappée de son œil et coulait sur sa joue.
—   Non, ne pleure pas, Umberlee, une belle vie nous attend en Inde, lui dit son frère, qui sortit un mouchoir brodé de la poche intérieure de sa veste en brocart et qui lui essuya la joue. « Une belle vie peut-être si le voyage ne me tue pas », pensa-t-elle. Huit semaines dans un bateau, c’était, en effet, très long.
Ils montèrent en voiture et commencèrent à s’éloigner de la propriété. Umberlee sortit la tête de la voiture pour apercevoir une dernière fois le château et le domaine derrière elle, pour graver dans son esprit une dernière fois les lieux et les paysages de sa tendre Angleterre.
Le trajet se déroula sans encombres et, approchant du Gravesend, Umberlee sentit les vents marins qui se faufilaient à travers la vitre de la voiture. L’océan était tout proche, le port n’était plus qu’à quelques lieues.
Sur le grand paquebot qui les emmenait vers Bombay régnait une agitation toute particulière. Bercés par l’orchestre sur le quai, les passagers embarquaient, escortés d’une foule de porteurs transportant d’énormes malles cloutées. Umberlee était abasourdie par la splendeur du paquebot. Son écrasante silhouette surplombait tous les navires qui étaient accostés sur les docks. C’était plus grand et plus somptueux que tout ce qu’elle avait pu imaginer. Lorsque la sirène du navire retentit pour avertir du départ imminent, Umberlee réalisa qu’elle quittait à tout jamais sa vie de Warwick Castle, avec ses jardins et son lac. Comme figée dans le temps, elle resta immobile quelques minutes sur le pont, puis adressa
 
machinalement quelques signes aux gens qui restaient sur le quai.

Ce fut seulement quand le paquebot leva l’ancre que son regard fut attiré par un personnage haut en couleur qui allait et venait sur le pont. L’orange éclatant de sa tunique mettait en valeur son teint foncé et sa barbe grise. L’homme, âgé, avait un turban multicolore et fumait un shilom. Il s’approcha d’elle et lui adressa un sourire malicieux.
—   Memsaab, voulez-vous connaître votre avenir ? Montrez-moi votre main,
memsaab…

« Pourquoi pas ? », pensa-t-elle hypnotisée par le personnage. Elle enleva ses gants délicatement pour laisser apparaître une petite main blanche et chaude. Penché devant elle, l’homme dégageait des odeurs d’encens et de narguilé. Elle lui confia sa main. Il scruta sa paume un long moment, suivant parfois le tracé d’une ligne du bout du doigt.
—   Alors, voyez-vous quelque chose ? demanda-t-elle, impatiente. Ou bien mon destin vous semble-t-il trop ennuyeux ?
Il resta silencieux un long moment, inclinant la main vers la lumière pour l’inspecter. Puis, un léger pli se forma aux commissures de ses lèvres et il fronça les sourcils avant de lui répondre.
—   Vous êtes l’un des cas les plus extraordinaires que j’aie vus jusqu’ici,
memsaab.

—   Ah ? fit-elle, étonnée.

L’homme se jeta alors dans une tirade interminable, mêlée d’Anglais et de Sanscrit, et dont elle ne retenait que quelques mots. Elle finit par lui demander :
—   Eh bien, vais-je réellement trouvé l'amour en traversant l’océan ? L’homme écarquilla ses deux yeux ronds et esquissa un léger sourire.
 
—   Eh bien, memsaab, je vois que vous retournez en Inde pour la seconde fois. Votre destin est de retrouver votre âme sœur perdue jadis. Un homme grand et athlétique… Vous connaîtrez joie et beaucoup de peine avec de nombreux obstacles car vous êtes une samsara, le tatouage sur votre main le prouve.
—   Une samsara ?

—   Oui, une réincarnation. Vous êtes née le jour de votre mort.

La jeune femme commençait à se demander ce qu’ils avaient tous avec ces histoires de réincarnation. D’abord John Edward, puis maintenant cet homme… En plus, ça ne voulait rien dire « naître le jour de sa mort ». Mais l’homme, tout à coup, la questionna :
—   Une femme de votre famille est morte le jour de votre naissance, c’est bien ça ?
Elle retira sa main subitement, pensant à ce que lui avait dit son frère à propos de sa tante Umberlee, morte effectivement le jour de sa naissance.
—   Non ! mentit-elle. Pas du tout, vous vous trompez, Monsieur !

Elle lui lança un penny et tourna les talons, irritée et dérangée par ce qu’elle venait d’entendre.
—   Les réponses sont d’abord en vous, memsaab, lui cria le vieil homme, alors qu’elle quittait le pont.
Umberlee passa le reste de la journée dans sa cabine, perdue dans ses pensées et ne pouvant oublier les propos de l’homme enturbanné. Par ailleurs, bien que le temps soit calme, le navire tanguait fortement et elle commençait à ressentir le mal de mer. Elle sortit de la cabine en zigzaguant dans le long couloir qui menait au pont supérieur.
Elle était accoudée sur le bastingage en train de scruter l’horizon lorsque John
 
Edward s’approcha d’elle.

—   Umberlee…

La jeune femme sursauta, perdue dans ses pensées.

—   Ah ! c’est toi, tu m’as fait une de ces peurs.

—   Que fais-tu ici ?

—   Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis sortie me promener sur le pont.

—   Mais il fait un peu frais. Tu vas attraper froid.

—   Euh… quoi ? oui, il fait froid…

—   Quelque chose te tracasse, Umberlee ?

—   Non rien, pourquoi cette question ?

—   Tu n’es pas été bien bavarde aujourd’hui, ça ne te ressemble pas, et en plus tu es sortie sur le pont sans même prendre un châle. Si c’est le voyage qui te tracasse, tout se passera bien, j’en suis sûr.
—   Oui, c’est sûrement ça…

Rien qu’en la regardant s’appuyer à la rambarde pour contempler l’océan, il comprit qu’elle lui cachait quelque chose.
—   Duncan est un type bien, glissa John Edward en hochant la tête comme pour se rassurer.
Lui calant une mèche de cheveux derrière l’oreille, il ajouta :

—   Je suis sûr que tu feras une bonne épouse !

Après un profond soupir et un dernier regard vers l’horizon, Umberlee et John Edward regagnèrent leur cabine, songeant chacun de leur côté à la nouvelle vie
 
qui les attendait.



*


Six semaines plus tard, le premier jeudi du mois de novembre, le paquebot commençait à arriver à destination. Au loin, on apercevait déjà Bombay qui se dressait au bord de la mer. Les cris des mouettes qui s’agitaient au-dessus du navire annonçaient la terre ferme. Les sirènes du navire retentirent. Puis les passagers du SS Victoria Castle s’agglutinèrent sur le pont pour voir le navire amarrer.
En bas, malgré la chaleur suffocante, une foule de porteurs attendait les voyageurs et des gens venus chercher leurs proches étaient amassés sur le quai. Les premiers passagers débarquèrent et un tableau mouvant, bariolé et bruyant se dessina sous les yeux d’Umberlee. Une joie infinie la submergea. Assise sur sa malle, une ombrelle à la main, elle découvrait avec plaisir tout ce patchwork humain. Hypnotisée par la foule, la première chose qui lui sauta aux yeux fut les palettes de couleurs vives qu’arboraient les femmes enveloppées dans leurs saris. Les hommes n’étaient pas en reste, enturbannés d’énormes pagals aux teintes vives, reflétant les appartenances et les positions de chacun dans cette société. Tout est carnation, ici : les peaux claires s’entremêlent aux peaux de jais dans cette foule qui s’affaire à ses occupations. Tout ici vous aveugle, des yeux pétillants aux éclats des sourires qui vous accueillent en hochant de la tête, synonyme de bienvenue. Une fois le choc des cultures passé, une cacophonie de sons, de bruits, de dialectes et de langues ramena Umberlee dans la réalité d’un pays cosmopolite, ce fut évidemment une découverte pour elle qui n’avait jamais quitté son village.
John Edward chercha des yeux Duncan parmi la foule et les montagnes de
 
bagages. Mais celui-ci n’était pas venu les accueillir au port, il avait trop à faire et avait envoyé un porteur à sa place.
Ils se firent conduire en tonga jusqu’à la gare Victoria. La voiture s’arrêta devant un grand monument magnifiquement sculpté, alliant l’art gothique et les dômes en dentelle taillés par les artisans indiens. Le regard d’Umberlee s’accrocha sur des gargouilles grimaçantes qui se tordaient sur les murs prêtes à lui sauter dessus. Elle les sentit rugissantes dans ses oreilles et tressaillit, avant de comprendre qu’il ne s’agissait que d’une locomotive qui arrivait, crachant sa vapeur comme un bœuf enragé.
John Edward et Umberlee entrèrent lentement dans la gare et s’arrêtèrent un moment à hauteur des guichets, puis gagnèrent le quai pour rejoindre leur train. Les compartiments pour les locaux grouillaient de monde, contrairement à ceux réservés aux Européens, plus luxueux et plus spacieux. Une fois monté dans leur wagon, John Edward déambula dans le long corridor à la recherche de couchettes, puis s’arrêta devant le compartiment de son choix et fit signe à Umberlee de monter et de le rejoindre pour s’installer. Les quatre couchettes étaient libres. Le petit compartiment empestait le pétrole de l’unique lampe posé sur la table.
Assise près de la fenêtre, Umberlee attendait patiemment que le train quitte enfin la gare, quand son regard croisa un jeune Indien habillé richement, escorté d’une ribambelle de coolies portant à bout de bras d’énormes malles. Ses yeux se mirent à briller comme jamais auparavant. Sans la moindre hésitation, elle sauta du wagon, ignorant les cris de son frère et longea les rails pour le rejoindre. Elle devait en avoir le cœur net. C’était lui, lui le fantôme qui hantait ses rêves depuis l’enfance ! Ses yeux sautaient de voyageur en voyageur à la recherche de cet inconnu. À aucun moment, elle ne songeait à ce qu’elle lui dirait quand elle l’accosterait, elle était seulement occupée à courir, avec un unique but : le rattraper coûte que coûte. Mais l’homme semblait vraiment avoir disparu,
 
englouti par la foule. Essoufflée, les jambes tremblotantes, la jeune femme s’arrêta pour reprendre sa respiration et jeta un dernier regard autour d’elle avant de reprendre ses esprits, réveillée par les hurlements de la sirène qui annonçait le départ de son train.
—   Umberlee !…, cria son frère haletant en sueur qui s’était lancé à sa poursuite. Qu’est-ce qui t’as pris ?
La jeune femme ne sut que répondre.

—   Vite, dépêchons-nous, le train va partir, ajouta-t-il en lui prenant le bras pour l’emmener vivement vers le train. Ils eurent juste le temps de monter dans leur wagon avant que le convoi s’ébranle.
Durant tout le trajet, Umberlee ne put effacer de son esprit le visage du jeune homme qu’elle avait aperçu. Depuis des années, il vivait dans ses rêves et voilà que maintenant, il débarquait dans la réalité telle une avalanche effaçant toutes les certitudes. Peut-être l’avait-elle rêvé ? Il s’agissait aussi peut-être d’une vague ressemblance, comme avec Duncan. Mais elle n’arrivait pas à se résoudre à cette idée. « Non, ce n’était pas une coïncidence ! », se dit-elle en plaquant sa tête contre la banquette de cuir vert.
Le temps lui parut très long, les interminables arrêts n’en finissaient plus. La locomotive annonça enfin son arrivée à destination avec le grincement aigu de ses freins. Les voyageurs étaient enfin arrivés. La première chose qu’Umberlee aperçut en sortant du train était le mot « Delhi » écrit en grands caractères sur un panneau rectangulaire. Le quai de la gare grouillait de monde malgré la chaleur cuisante. Tandis que les coolies portaient les bagages, les visiteurs se dirigèrent vers deux voitures à deux-roues tirées par un cheval qui les attendaient devant la gare. John Edward et Umberlee montèrent dans la première et se mirent route vers la vallée, laissant leur porteur les suivre dans l’autre tonga avec leurs affaires.
 

*


Au loin, les montagnes aux cols blancs de l’Himalaya semblaient trôner en maîtres sur les collines boisées à leurs pieds, entrecoupées de plaines fleuries. Umberlee ne savait plus où regarder tant elle était éblouie par la beauté du paysage.
—   Le paysage te plaît ? lui demanda son frère.

—   Oui, beaucoup. Tout ici ne semble que poésie.

—   En effet, tu as raison, c’est bien différent de notre Angleterre. Pas le moindre brouillard en vue et, surtout, beaucoup de soleil.
Les fleurs des nombreux arbres et arbustes qui bordaient la route embaumaient l’air. Des fleurs au parfum fort et délicat qui semblent là pour vous préparer à l’amour.
Le tonga s’engouffra dans un sentier ombragé avant d’arriver dans un quartier résidentiel, avec de larges rues pavées, des églises aux couleurs pastel et de jolis pavillons dressés de chaque côté.
—   Sahib, nous sommes presque arrivés à Delhi House, annonça le conducteur dans un anglais approximatif.
Umberlee aperçut enfin un bâtiment long et rectangulaire, d’une blancheur éclatante, avec des balcons et d’interminables colonnades. Le tonga arrêta sa course devant une énorme grille que deux domestiques s’empressèrent d’ouvrir. Ils saluèrent leurs invités en joignant les mains : « Namasté. » Et les deux voyageurs se virent chacun offrir une couronne de lilas en signe de bienvenue.
John Edward s’occupa de rassembler les bagages, pendant que sa sœur
 
découvrait les lieux. Le bungalow était encerclé d’un vaste jardin avec de grands arbres et plusieurs hectares de pelouses. Une large allée bordée de fleurs conduisait jusqu’à l’entrée du pavillon. Elle gravit la première des nombreuses marches menant au bungalow quand elle aperçut Duncan qui l’attendait sur le perron, immobile, entouré des domestiques. Il salua à peine Umberlee, s’adressant directement à John Edward derrière elle. Le maître des lieux fit signe de la main au majordome de s’occuper des bagages, puis conduisit ses hôtes à l’intérieur du grand bungalow, dans une pièce spacieuse meublée avec élégance avec des tables et des chaises en teck ciré, des longs rideaux blancs de coton aux fenêtres et plusieurs ventilateurs accrochés au plafond.
—   Je me sens fatiguée, je voudrais me reposer un peu, dit-elle.

—   Oui, bien sûr, une servante va vous conduire à votre chambre, lui répondit son fiancé.
Elle jeta un coup d’œil au fond de la pièce qui donnait sur la terrasse et où une jeune servante en sari vert émeraude attendait ses ordres. La jeune fille ne devait pas être plus âgée qu’Umberlee, le visage rond, des cheveux longs tressés en natte et des petits yeux noirs pétillants. Elle s’approcha timidement et fit une courte révérence.
—   Voici Zooni votre ayah, votre femme de chambre, lui annonça Duncan.

—   Namasté ! Votre chambre est au premier, memsaab.

—   Merci Zooni, je suis ravie de te connaître.

—   Moi aussi memsaab, votre chambre est celle de droite, lui indiqua la servante en lui montrant le chemin.
Umberlee entra et jeta un regard à la chambre. Les murs étaient peints d’un rose pâle et, bien qu’un peu encombrée, la pièce semblait bien aménagée, avec un grand bureau, des étagères et un grand lit à baldaquin couvert de rideaux de
 
soie chatoyante.

Elle s’allongea sur le lit et, épuisée par le voyage, elle s’endormit aussitôt. Le voyage l’avait beaucoup fatiguée. À, un moment, elle entendit toquer à la porte et se redressa d’un bon.
—   Entrez, dit-elle.

—   Memsaab, sahib, vous prie de le rejoindre dans le grand salon pour le dîner.

—   Je descends de suite, Zooni. Dites-lui que j’arrive tout de suite.

—   Ji memsaab, il ne faut pas tarder, sahib n’aime pas être retardé.

Umberlee prit quelques minutes pour se rafraîchir et se préparer, puis sortit pour gagner le salon où étaient déjà présents Duncan et John Edward. Dès qu’il la vit, Raju, le majordome, fit signe à son maître qu’ils pouvaient passer dans la salle à manger. La table, immense, était chatoyante, pleine de verres en cristal, d’assiettes en porcelaine et de couverts d’argent. Éclairée par deux grands chandeliers, on y apercevait des plats garnis de rôtis ou de légumes, des bouteilles vins et des coupelles de fruits exotiques. Deux serviteurs, parfaitement immobiles, attendaient pour servir. Avant de s’installer, Duncan fit remarquer d’une voix sèche à la jeune femme :
—   Vous êtes en retard.

—   Veuillez m’excuser, mais je me suis assoupie un moment, vaincue par la fatigue du voyage, répondit la jeune femme.
Le majordome tira la chaise pour la laisser s’asseoir et puis fit signe aux serviteurs de servir le repas.
—   J’espère que vous aimez le gibier, ce soir nous mangeons du nigail, annonça Duncan.
—   Il s’agit d’une sorte de cerf, n’est-ce pas ? Demanda John Edward.
 
—   Oui, en effet. Vous allez voir, c’est délicieux. Les forêts indiennes regorgent de toutes sortes d’animaux. Vous allez très vite vous habituer à ce pays. Il y a tout ici pour être heureux. Ce soir, vous êtes mon invité et, demain, je vous accompagnerai à votre baraquement, vos hommes vous attendent, lieutenant.
Durant le repas, Duncan et John Edward parlèrent du voyage et de la politique. Il n’adressa pas la parole à sa fiancée et ne daigna enfin s’adresser à elle qu’au moment où il croisa son regard sur un serviteur, pour lui expliquer :
—   Nous avons six serviteurs, dirigés par le domestique en chef Raju, deux gardes à l’entrée, un valet de chambre, deux kitmugars qui servent à table et font briller l’argenterie, un cuisinier, et même un laveur de linge.
Une fois le dîner fini, Umberlee s’excusa et se retira de la table pour se rendre dans sa chambre. Elle s’allongea sur son lit et, sans même s’en rendre compte, s’endormit tout habillée. Les deux hommes, eux, continuèrent la soirée dans le petit salon à siroter un dernier verre et à discuter de choses et d’autres avant de rejoindre leur chambre.


Le lendemain matin fut l’occasion pour Umberlee de découvrir un peu plus le grand pavillon blanc. À l’intérieur comme à l’extérieur, les plantes étaient omniprésentes, partout dans la maison des pots de plantes vertes et de fleurs blanches à l’odeur sensuelle remplissaient l’air. Dans le grand salon rose, plusieurs tableaux encadrés tapissaient les murs. La plupart étaient des portraits de Duncan plus jeune dans son bel uniforme rouge écarlate. « Il avait beaucoup d’allure sans cette affreuse cicatrice », pensa-t-elle timidement. Bizarrement, aucun tableau de sa défunte femme n’était exposé. C’est comme si celle-ci n’avait jamais existé. Tous connaissaient son nom, mais aucune photo d’elle dans le bungalow. Probablement les avait-il retirées pour ne pas l’embarrasser, se disait-elle pour se convaincre.
 
—   Le petit-déjeuner est servi sur la terrasse, lui annonça Raju.

Elle balaya la terrasse du regard et aperçut Duncan qui lui tournait le dos.

—   Bonjour, dit Umberlee poliment, en esquissant un petit sourire.

Sur la table était posée une théière et des tasses en porcelaine, une sucrière et une assiette de scones. Le serviteur qui se tenait immobile derrière Duncan s’approcha de la table et tira la chaise pour qu’elle s’assoie.
—   Memsaab, que puis-je vous servir ?

—   Du thé. Et vous, ma chère, que prenez-vous ? demanda-t-il à Umberlee d’un ton brusque.
—   Euh… La même chose, répondit-elle. Avec une goutte de lait, si c’est possible.
Duncan versa une cuillerée de sucre dans sa tasse avant de se préoccuper de sa fiancée.
—   Votre chambre vous convient-elle, Umberlee ?

—   Très bien, merci.

—   Vous pouvez y changer tout ce que vous voudrez, selon vos désirs.

Duncan posa brusquement sa tasse sur sa soucoupe en porcelaine. Il s’essuya le coin des lèvres avec sa serviette et se leva.
—   Avez-vous vu John Edward, sir Duncan ? lui demanda Umberlee.

—   Pas de sir entre nous, s’il vous plaît. John Edward est sorti très tôt pour rencontrer ses hommes. De mon côté, j’ai une affaire urgente à régler, dit-il avant de tourner les talons.
Umberlee finit son petit déjeuner puis entra dans le pavillon pour inspecter les
 
autres pièces de la maison. Elle les passa toute en revue, jusqu’à la porte fermée. Alors qu’elle restait plantée là devant la porte à se demander pourquoi c’était la seule pièce fermée, un sentiment étrange lui disait qu’elle devait absolument y entrer. Elle fit demi-tour et alla au grand salon. Elle croisa le majordome et l’interpella.
—   Raju, savez-vous pourquoi la dernière pièce au fond du couloir est fermée ?

—   Memsaab, c’est la bibliothèque.

—   Pourquoi est-elle fermée ?

—   Sahib a donné l’ordre de ne jamais l’ouvrir.

La réponse résonna dans l’esprit curieux d’Umberlee qui aurait tout donné pour savoir ce qui se passait derrière cette porte close. Avait-il quelque chose à cacher ? Pourquoi garder justement toujours cette porte fermée ? Ces questions tournèrent en boucle dans la tête d’Umberlee toute la journée. Bientôt, elle sera sa femme, il fera sûrement une exception pour elle, se rassura-t-elle.
En attendant, elle devait se préparer pour aller au Delhi Club. Elle aurait préféré rester au pavillon, mais, la veille, Duncan avait insisté pour qu’elle vienne avec lui pour lui présenter l’endroit et elle n’avait pas osé refuser. Peut- être, finalement, que cela lui fera du bien de sortir, songeait-elle néanmoins. Elle saisit son chapeau et son ombrelle, et se dirigea d’un pas décidé vers le jardin où l’attendait déjà son fiancé. Ce club était un lieu où les Anglais aimaient à se retrouver entre personnes « civilisées », comme certains ses membres n’hésitaient pas à le penser. À onze heures, le chauffeur de tonga s’arrêta devant le bâtiment du club. Duncan poussa la porte du club, chercha une table libre et s’installa dans l’une des chaises en teck ciré, invitant Umberlee de s’installer dans l’autre.
Tout autour d’eux, les conversations allaient bon train. À peine étaient-ils
 
installés qu’une femme se dirigea tout droit vers leur table et fit un grand sourire à Duncan.
—   Duncan Enis ! s’exclama-t-elle.

Semblant embarrassé par cette rencontre, Duncan fit une légère grimace qui en disait long sur leur relation. Il se leva, lui fit un rapide baisemain, puis se chargea des présentations.
—   Umberlee, je te présente la baronne Smith.

—   Baronne Brixton, à présent, rectifia celle-ci.

—   Baronne, je vous présente ma fiancée, Miss Canning.

—   Ravie de vous rencontrer, mais vous pouvez m’appeler Catherine.

La baronne Brixton était une petite femme d’un certain âge déjà, aux cheveux roux qui scintillaient dans la lumière. Son visage était à la fois tendre et mesquin, sa peau état très claire, à la limite de l’incandescence, et elle avait des yeux bleus très clairs et un petit nez pointu. Elle s’installa sur un fauteuil, les yeux rivés sur le couple.
—   Général, je suis vraiment très ravie de vous revoir.

—   Et vous, vous êtes de retour en Inde ?

—   Oui, depuis un mois, mon époux est un haut fonctionnaire et il a été détaché ici à Delhi…
—   Mesdames, excusez-moi, coupa court Duncan. Je vais prendre un verre au bar. Les serveurs ici sont d’une telle lenteur.
Il se leva et se dirigea vers le bar. Accoudé au bar, il ne cessa de les observer du coin de l’œil en sirotant un whisky-soda. Visiblement, il n’avait nulle confiance dans la baronne, mais il ne pouvait rien laisser paraître. Un serviteur
 
apparut portant un plateau.

—   Général, une lettre pour vous.

Duncan cassa le sceau et lut la lettre, puis la rangea dans sa poche intérieure. Il retourna vers la table où étaient assises les deux femmes et les salua d’une courte révérence :
—   Umberlee, je dois partir, j’ai une affaire urgente à régler. Vous n’aurez qu’à rentrer en rickshaw.
Umberlee, étonnée, le suivit des yeux jusqu’à sa sortie du club, puis prêta attention aux propos de la baronne Brixton qui était en train de lui parler :
—   J’ai connu une autre Canning, il y a très longtemps, c’était une très bonne amie. Dieu ait son âme, la pauvre fille. Alors, quand je vous ai vue, j’ai cru rêver, vous avez le même visage, les mêmes cheveux, les mêmes mimiques, comment est-ce possible ? Quelle coïncidence ! Et, en plus, elle s’appelait aussi Umberlee comme vous. Umberlee Alice Canning.
—   Oui, je porte le prénom de ma tante paternelle, voilà pourquoi je m’appelle aussi Umberlee.
—   On ne vous a pas mise au courant ?

—   Au courant de quoi ?

Esquissant un sourire narquois, la baronne Brixton ajouta :

—   Votre tante Umberlee était la première femme de Duncan. Après ce qu’elle lui a fait, je trouve bizarre qu’il veuille épouser une autre femme qui lui ressemble trait pour trait. Je crois qu’il cache un terrible secret et qu’il est bien décidé à le garder.
Ce que venait d’apprendre la jeune femme la laissa sans voix. D’après les ragots de cette vieille dame, donc, Duncan voudrait uniquement l’épouser parce
 
qu’elle ressemblait à sa première femme, sa tante, décédée vingt ans plus tôt.

—   Je vois que vous êtes troublée par ce que je viens de vous dire, reprit la baronne. Je n’avais nullement l’intention de…
—   Qui me prouve que ce que vous me racontez là est vrai ? la coupa Umberlee.
—   Je suis navrée que vous le preniez si mal, mais il est très facile de la vérifier par vous-même, Mademoiselle. Dans la bibliothèque de Delhi House se trouve un tableau d’Umberlee et Duncan, peint à l’occasion de leur mariage.
La bibliothèque… celle dont la porte était toujours fermée à clé. Décidée à mettre fin à cette conversation, Umberlee prétexta tout à coup l’urgence d’un rendez-vous et se leva pour rentrer au bungalow. Les grands yeux bleus de la baronne s’ouvrirent avec effarement en apercevant la jeune femme en train de s’en aller. Elle courut derrière elle et lui serra le bras :
—   Méfiez-vous de lui, il a détruit la vie de sa première femme. Si vous avez besoin de parler, demandez-moi ici au Delhi Club.
Elle desserra sa main et laissa Umberlee quitter précipitamment le club. La jeune femme porta sa main tremblante à son front, comme pour faire taire toutes les questions qui se bousculaient dans sa tête. Pourquoi Duncan ne lui avait jamais parlé de ce petit détail ?… Et non, bien sûr, ce n’était pas un petit détail, c’était un gros problème. Il s’agissait quand même de se marier avec un homme qui avait déjà épousé sa tante. Est-ce pour cela qu’il lui avait caché l'identité de sa première épouse ? Il y avait tant de secrets autour de ce premier mariage. Il fallait qu’elle en ait le cœur net. Elle devait connaître la vérité, coûte que coûte. Mais elle n’avait pas la clé de la bibliothèque interdite. Un autre problème se posait. Comment entrer sans la demander à Duncan ?
Arrivée au pavillon, elle accourut dans le grand couloir et s’arrêta le cœur
 
battant devant la porte de la bibliothèque. À sa grande surprise, elle constata que la porte était légèrement entrouverte. Elle se faufila aussitôt dans la pièce et referma doucement la porte derrière elle. Pourquoi n’était-elle pas fermée aujourd’hui ? Était-ce un oubli ? Peu importent les raisons, elle devait se dépêcher au cas où quelqu’un reviendrait.
Une forte odeur de pipe planait dans la pièce. Malgré un faible éclairage, Umberlee distingua des murs tapissés d’étagères en teck poussiéreuses où s’étaient installées d’énormes toiles d’araignée. Elle jeta un rapide coup d’œil à la recherche du fameux tableau évoqué par la baronne. Un long bureau rectangulaire trônait au milieu de la pièce, entouré de part et d’autre d’un canapé en cuir et d’une cheminée. En face, une lourde étoffe de velours mauve était accrochée sur le mur. Dissimulait-elle le tableau ? Incapable de résister, la jeune femme tira sur le morceau de velours qui tomba par terre, laissant apparaître une toile accrochée. C’est alors qu’elle aperçut son reflet peint. Elle retint son souffle tout en observant le tableau. Rien ne l’avait préparée à un tel choc. Elle était comme paralysée et mit un certain temps à se rendre compte que cette femme élégante qui se tenait debout, aux cheveux bruns coiffés à l’anglaise qui lui arrivaient aux épaules, vêtue d’une élégante robe de mousseline couleur beige, était sa tante. Mais elle lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. C’était même beaucoup plus qu’un portrait ressemblant auquel elle faisait face, c’est comme si elle se contemplait dans un miroir. Elle plissa les yeux en s’approchant plus près, essayant de distinguer des différences entre le visage peint et le sien. Mais rien ne les différenciait. Elle semblait avoir son double devant elle, au même âge, peut-être avec un air plus triste. Duncan, lui, était représenté élégamment vêtu d’un beau manteau noir, plus jeune qu’aujourd’hui.
Umberlee tendit la main et effleura du bout des doigts le tableau. Il fallait qu’elle s’assure qu’elle ne rêvait pas. Elle le touchait bel et bien présent, ce n’était pas un mirage. Au bas du tableau, quelqu’un avait griffonné : Jaipur, 1854. UAC et DE. « Umberlee Alice Canning », murmura la jeune femme. La
 
baronne avait donc dit vrai.

—   Que faites-vous là ?

La voix fit sursauter Umberlee. Elle se retourna et vit Duncan dans l’embrasure de la porte. La gorge serrée Umberlee ne répondit pas tout de suite.
—   J’étais venue emprunter un livre des collections spéciales, répondit-elle d’une voix tremblante.
Il lui saisit les mains et essaya de l’embrasser, mais elle détourna le visage.

—   Pourquoi ne pas m’avoir dit que votre défunte épouse était ma tante Umberlee et qu’elle me ressemblait trait pour trait. Ne m’avez-vous donc demandée en mariage que pour cette stupide ressemblance ?
Elle voulait des réponses et tout de suite.

—   Umberlee, calmez-vous, je vais vous expliquer…

—   Me calmer, mais je suis calme, comment avez-vous pu me cacher une telle chose. N’était-ce pas important pour vous ? Je veux comprendre.
—   Eh bien, en fait, la première fois que je vous ai rencontrée je suis resté sans voix. Vous lui ressembliez tellement que j’ai cru perdre la raison. Ce soir-là, au bal, brusquement le souvenir de ma femme morte m’est revenu à l’esprit et je n’ai pu m’empêcher de penser que j’avais peut-être une seconde chance de trouver le bonheur et que tout cela était un signe du destin. J’ai fait une erreur, je l’avoue j’aurais dû vous en parler avant, mais je n’ai pas osé, cela semblait tellement extravagant. Vous vous ressembliez vraiment comme des sœurs jumelles…
Horrifiée par ce qu’elle venait d’entendre et de comprendre, Umberlee quitta immédiatement la pièce. Elle monta rapidement les marches qui l’emmenaient au premier étage, longea le couloir, puis poussa la porte menant à sa chambre
 
pour se jeter sur le lit et se cacher la tête sous l’oreiller. Pourquoi avait-elle ouvert cette porte ? Toutes ses certitudes s’envolaient en fumée, tout se bousculait dans sa tête, ce qu’elle avait vu… le tableau… ce que Duncan lui avait dit… Elle ne savait plus quoi penser. Ni qui elle était. Toute la scène lui revenait en boucle, gravée dans sa mémoire.
—   Memsaab, tout va bien ? lui demanda Zooni qui l’avait vue sortir précipitamment de la bibliothèque.
Elle avait senti le désarroi de sa maîtresse et l’avait suivi jusqu’à sa chambre.

—   Tout se passera bien, vous verrez, vous vous y ferez.

—   Merci Zooni, je vais bien.

La pauvre fille était loin de s’imaginer de quoi il était question. Ce qui préoccupait Umberlee, c’est cette foutue idée d’amour réciproque qu’elle s’était imaginée, qu’il voulait l’épouser par amour. Elle réalisait combien elle avait été sotte de croire à l’amour.


*


Deux semaines s’étaient écoulées depuis la dispute d’Umberlee et de Duncan. Ce dernier était toujours aussi occupé par son travail et délaissait la jeune fille, qui passait ses journées à se morfondre, assise sur un banc, la tête dans les livres. La baronne Brixton lui rendait souvent visite et les deux femmes devinrent très proche, sans que jamais Duncan soit évoqué dans leur discussion.
Duncan reçut alors une lettre du rajah du fort d’Amber, qui l’invitait pour consolider leur alliance. Nommé récemment administrateur du district de Jaipur, il se devait de rencontrer tôt ou tard le prince de la région. Duncan accepta donc l’invitation du maharadjah Vikram Singh, du clan des Kachwaha, pour la
 
semaine suivante. Plusieurs hauts fonctionnaires, accompagnés de leur femme et escortés par des cavaliers indigènes et des officiers britanniques, se mirent donc en route au jour prévu. Le voyage fut long et éprouvant jusqu’aux plaines du Rajputana. Le cortège achevait la dernière plaine du mont Aravalli quand John Edward, exténué par le voyage, demanda à Duncan :
—   Général, vous qui connaissez bien cette partie du pays, savez-vous si nous approchons-nous enfin du palais ?
—   Oui, le voilà, tout là-haut.

L’imposant et majestueux fort d’Amber, entouré de remparts crénelés, trônait sur une colline et dominait le lac Maota. À l’arrivée du cortège, de superbes éléphants parés de riches draperies multicolores et de peintures traditionnelles l’attendaient. Chaque pachyderme était accompagné par un cornac et leur dos était surmonté d’une tourelle pour le confort des visiteurs. Une fois l’appréhension des dames passée, le cortège entama lentement la pente très abrupte qui serpentait le chemin jusqu’au fort. De loin, on pouvait voir les grandes et lourdes portes en bois clouté s’ouvrir, le cortège traversa la grande porte du Soleil pour découvrir une vaste cour, entourée de bâtiments, où se trouvaient les quartiers des soldats et des officiers, les écuries et aussi les quartiers des domestiques. Tous furent reçus somptueusement. Les serviteurs leur offrirent des guirlandes de jasmin pour leur souhaiter la bienvenue et une pluie de pétales de fleurs jetés par les femmes depuis les balcons du zenana, l’appartement réservé aux femmes, rendit l’instant inoubliable et féerique, digne des contes des mille et une nuit. Le commandant en chef de l’armée s’approcha du cortège et s’adressa à Duncan en faisant une courte révérence :
—   Si vous voulez bien me suivre, général.

Pour respecter les coutumes de ce palais, les femmes furent conduites au Jai Mandir, le « palais des Miroirs », pour faire plus ample connaissance avec les
 
femmes du maharadjah et ses courtisanes qui les observaient depuis leur arrivée du haut des étages supérieurs des pavillons.
Quant aux hommes, ils furent escortés jusqu’au Diwan-I-Aam, le pavillon des audiences publiques, pour rencontrer le maharadjah. Les hommes pénétrèrent dans une vaste salle, supportée par des piliers de grès rouge dont les extrémités étaient décorées de têtes d’éléphant. Le sol marbré était recouvert par endroits de grands tapis persans, de plusieurs chandeliers et de houkas. Au plafond étaient suspendus quantité de lustres et de chandeliers en cristal qui rendaient la pièce magique. Au fond de la salle, dans une alcôve, se trouvait le rajah, assis sur un trône d’or drapé de soie et de coussins de couleur. Derrière lui, deux serviteurs agitaient un éventail rond de plumes de paon. Autour de lui étaient rassemblés une vingtaine d’hommes, des princes de la famille ou des confidents personnels.
Le prince était un homme d’une cinquantaine d’années environ, vêtu d’un très beau sherwani doré, sorte de chemise arrivant aux genoux qui se porte avec un pantalon churidar, et portait de ruisselants bijoux. Duncan se présenta devant le prince avec les officiers. Les hommes devaient s’avancer à tour de rôle pour rendre hommage au prince. Après quoi, l’invité s’éloignait à reculons, pendant que l’invité suivant saluait à son tour. Duncan allait s’incliner le premier, quand il reconnut tout à coup l’un des hommes qui se tenait derrière le prince. C’est cet homme, Roshan Singh, qui avait été l’origine de sa cicatrice. Quasiment paralysé par cette vision, Duncan restait immobile. « Ce n’est pas possible, songeait-il. Ce n’est qu’une ressemblance. J’ai tué cet homme de mes propres mains… Peut-être que la malédiction jetée par Abhati est en train de se réaliser… » Il se rappela le jour où cet homme lui avait marqué le visage. Duncan avait voulu se venger de Roshan Singh d’avoir courtisé sa femme et, se faisant passer pour Umberlee, lui avait fait parvenir un message pour lui proposer un rendez-vous près du fleuve. Roshan était tombé dans le piège et s’était retrouvé face à lui. Apprenant ce que Duncan avait fait, Umberlee avait aussi couru au lieu de rencontre. Quand elle était arrivée, les deux hommes se battaient dans l’eau. Ils sortirent de l’eau pour
 
continuer leur lutte.

—   Je ne t’ai pas trahi, s’était écriée Umberlee.

—   Tu penses que je vais te croire ? avait répondu Duncan en la menaçant.

Et, furieux, un couteau à la main, il s’était jeté de plus belle sur Roshan. Celui- ci l’avait esquivé puis avait saisi sa dague pour contrer le coup, mais en le repoussant il lui avait fendu la joue d’un coup de dague. À ce moment-là, deux officiers avaient surgi et s’étaient emparés de Roshan et l’avaient bâillonné. Umberlee s’était jetée aux pieds de Duncan :
—   Je t’en supplie, laisse-le vivre et je ferai tout ce que tu veux.

Duncan s’était approché, avait pris l’arme d’un des officiers et avait pointé le canon sur la tempe de Roshan. Umberlee, horrifiée, avait vu la balle sortir du canon et se loger dans la tête de l’amant, puis son corps s’écrouler inerte sur le sol. Umberlee avait poussé un hurlement de désespoir, s’était précipitée et était tombée à genoux à ses côtés. Son âme avait été anéantie par la perte brutale de son amour. Elle s’était alors tout à coup emparée de l’arme du second officier et s’était tiré une balle dans la tête. Les corps des deux amoureux s’étaient retrouvés côte à côte parmi les fleurs de la clairière, tel Heer et Ranjha les amants maudits.
Mais l’annonce de son nom rappela Duncan au moment présent :

—   Général Enis, approchez que je vous présente…

Le rajah lui présenta son fils Rohit Singh, le prince héritier. Le jeune homme dépassait son père d’une tête, sa stature imposante et sa force musculaire faisaient de lui un homme très admiré. Il maniait les armes avec aisance pour avoir pratiqué depuis son enfance le kalaripayatu, un art martial millénaire originaire du sud de l’Inde. Il savait aussi chasser et était un très bon cavalier. Rohit était également la fierté du royaume pour avoir été le premier garçon à être
 
allé étudier au collège Mayot et avoir appris, entre autres, l’anglais et la philosophie. Il avait tout pour plaire, de quoi rendre jaloux n’importe quel autre homme. Le rajah avait un autre fils, Devdutt, issu d’une autre lit, qui était tout l’inverse de Rohit. La seule chose qui l'intéressait, c’était de courtiser les filles et la débauche ; les études ne l’attiraient guère, et le combat encore moins. Il passait son temps à boire et à avoir des aventures.
De son côté, Umberlee, attirée par le charme de ces lieux, jetait partout des regards émerveillés. Dans les étages supérieurs, elle découvrit une enfilade de pièces ornées du sol au plafond de mosaïques de verres colorés et de bris de miroirs. On l’accompagna à la chambre qui lui était réservée, où un paon était dessiné sur la porte en bois en guise de bienvenue. La chambre était une petite pièce carrée, très colorée, avec un dôme donnant sur un balcon.
Les présentations terminées, la cour se retira et les hommes se rendirent dans le salon privé. Les musiciens firent leur apparition et vinrent s’asseoir en tailleur sur une grande estrade pour jouer du ravanhatta, tandis qu’une danseuse se produisait devant les invités ravis. Les femmes se tenaient à l’écart des hommes, dans la même pièce mais séparées par un fin rideau de soie dorée pour préserver leur intimité. Umberlee s’apprêtait à rejoindre les autres femmes, quand son cœur palpita. « Le stress du voyage, sans doute », songea-t-elle en posant la paume de sa main sur sa poitrine pour écouter les battements de son cœur. Elle traversa le couloir et s’approcha lentement du rideau pour jeter un coup d’œil de l’autre côté quand son regard se porta sur le jeune homme qui suivait le rajah juste derrière lui. Surprise, elle retint son souffle. Était-ce un rêve ? Elle avait reconnu immédiatement ce garçon. Oui, elle le connaissait, elle l’avait déjà vu… C’était exactement le même sourire, le même regard, la même expression qu’Umberlee voyait chez l’inconnu dans tous ses rêves. Il était grand et très charpenté, une peau dorée à souhait et des cheveux mi-longs. Elle sentit aussitôt ses jambes se dérober et s’évanouit. Voyant la jeune femme se trouver mal, les femmes qui l’accompagnaient se mirent à crier, alertant ainsi les hommes de
 
l’autre côté du rideau d’étoffes. Rohit souleva le rideau et accourut au chevet de la jeune femme.
—   Memsaab, ça ne va pas ? Il faut l’allonger, ordonna-t-il.

Duncan et John Edward se précipitèrent eux aussi, mais les gardes les empêchèrent d’aller au-delà du rideau.
—   Je veux la voir ! cria Duncan, furieux que Rohit, lui, ait pu aller de l’autre côté.
—   Elle va bien, ne vous inquiétez pas vous pourrez la voir tout à l’heure laissez-la se reposer, lui indiqua l’eunuque en chef.
Rohit s’assura qu’elle respirait toujours et la prit dans ses bras pour l’emmener dans le zenana. Elle ne tarda pas à recouvrer ses esprits et ouvrit enfin les yeux. Le fils du roi était assis à genoux, occupé à la contempler, ébloui par sa beauté.
—   Elle se réveille, tout va bien, dit-il.

Comme envoûtée, Umberlee resta bouche bée à le fixer dans les yeux. De beaux yeux vert émeraude comme ceux de l’homme de ses rêves. Mais peut-être était-elle d’ailleurs en train de rêver ? Non, cet homme-là semblait bien réel, juste en face d’elle.
—   Je suis désolée, j’ai eu un étourdissement, sûrement dû à la chaleur, furent ses premiers mots.
—   Ce n’est rien, Madame. En tout cas, vous allez mieux. Il me reste plus qu’à vous laisser.
Rohit la salua et quitta la chambre pour rejoindre les hommes au sérail.

—   Je vais m’occuper d’elle dit une jeune femme en s’affairant autour d’Umberlee. Memsaab, je m’appelle Sumitra, je suis à votre service. Ne vous en faites pas. Ça va aller, vous, les firenghies, vous n’êtes pas habitués à la chaleur.
 
Je vais vous rafraîchir.

—   Ça va aller, Sumitra, je peux m’occuper de moi, lui répondit Umberlee, en arrêtant la jeune fille qui lui enlevait ses gants.
—   Ô quel beau tatouage ! On dirait…

—   Non, ce n’est pas un tatouage, c’est une marque de naissance, dit la jeune femme en remettant ses gants.
Depuis les moucharabiehs de la chambre, Umberlee contemplait le superbe coucher de soleil mais son esprit était occupé par la rencontre qu’elle venait de faire. Le jeune homme l’avait troublée.
Le soir, à l’intérieur du palais, l’ambiance devint de plus en plus festive. Des feux d’artifice tirés depuis les barques sur le lac en contrebas du palais annoncèrent le début de la soirée avec l’arrivée de danseuses Kabelia et du chanteur Bhopi. Les jeunes femmes se mirent à tournoyer sur elles-mêmes, laissant leurs grelots de cheville donner le rythme. Leur buste se figeait, tandis que leurs jupes tziganes aux motifs de couleur volaient très haut, laissant découvrir leurs pyjamas. Le dîner fut servi à même le sol sur des plateaux d’argent. Les invités découvraient avec appétit les nombreux plats épicés, les caris, les chapatis, des beignets de légumes, des viandes rôties et des douceurs à s’en lécher les babines, et aussi des loukoums à tous les parfums. Les nombreux serviteurs veillaient à combler les moindres désirs des convives. Soudain, le palais s’illumina, éclairé par des étoiles de couleur dans le ciel. Tout était fait pour exciter les tous les sens des invités. Bien sûr, le vin et les alcools coulaient à volonté et des narguilés étaient partout présents. Tout le monde était ravi, sauf Duncan, trop préoccupé par la présence de Rohit, qu’il ne perdait pas de vue.
La soirée se termina tard dans la nuit. Allongée sur un sofa, le regard fixé vers le plafond de sa chambre, Umberlee n’arrivait pas à dormir, ressassant sa rencontre avec l’« homme de ses rêves ». Soudain, la mélodie d’une flûte flotta
 
dans l’air depuis la cour. Elle se leva et se dirigea vers le balcon, puis s’approcha silencieusement de la balustrade finement sculptée pour écouter de plus près cette mélodie envoûtante. De là, elle pouvait voir le magnifique jardin sans être aperçue. Elle vit le jeune homme qui l’avait secourue tout à l’heure. Il était torse- nu, allongé sur un transat en train de jouer du shehnai. Elle descendit lentement les marches de l’escalier qui la séparait du jardin et vint se cacher derrière une colonne pour entrevoir de plus près le musicien. Son cœur battait si fort qu’elle eut peur qu’il l’entende. Tout à coup, le jeune homme eut l’impression qu’on l’observait ; il se leva du transat et jeta un rapide coup œil autour de lui. Surpris, il recula d’un pas en apercevant le visage d’Umberlee éclairé par la lune. Saisi par la beauté de la jeune femme, Rohit se figea tel une statue et contempla le visage d’ange qu’il avait sous les yeux. Depuis qu’il l’avait prise dans ses bras, il ne cessait de penser à elle. Elle l’avait ensorcelé, l’empêchant de dormir, au point qu’à chaque fois qu’il fermait les paupières elle apparaissait tel un fantôme pour hanter son esprit.
—   Je suis désolée, je ne voulais pas vous interrompre, dit-elle d’une petite voix et les joues empourprées.
Elle inspira une petite bouffée d’air et descendit les quelques marches qui la séparaient encore du jardin.
—   Memsaab, c’est vous ? Ce n’est pas grave, je n’arrivais pas à dormir. En tout cas, vous semblez aller mieux, lui répondit-il en souriant.
—   Oui, merci, je vais beaucoup mieux. Mais je ne vous ai pas remercié tout à l’heure.
Elle s’approcha de lui timidement, le cœur battant à toute allure dans sa poitrine. « Mon Dieu, pensa-t-elle, pourquoi cet homme me fait-il autant d’effet ? Je le connais à peine. C’est peut-être ses lèvres charnues, son torse musclé… » Sa conscience lui indiquait qu’une une jeune femme bien élevée ne
 
devait pas dire de telles choses. Elle continua :

—   Je vous remercie donc à présent, shukriya, c’est bien comme ça comme vous dites en hindi ?
—   Oui, tout à fait, mais je vous en prie, ce n’était rien. Ils se regardèrent un instant sans trop savoir quoi dire.
—   Voulez-vous asseoir un moment, lui demanda enfin Rohit.

—   Oui, merci…

Le jeune homme, apparemment gêné, fixait au loin la ville éclairée de mille torches. Umberlee finit par le questionner :
—   Puis-je vous demander ce que vous jouiez tout à l’heure avant que je ne vous interrompe ?
—   Vous parlez de l’air de flûte ? Eh bien, c’est un air qui raconte comment Krishna, un célèbre guerrier, se rendit en forêt et se mit à jouer de la flûte. Et comment Radha en est tombée amoureuse seulement en l’écoutant jouer. Un coup de foudre. Dès le premier regard, Radha et Krishna commencèrent ensemble l’histoire d’amour la plus romantique que connaisse l’Inde. Ici, en Inde, tout respire l’amour. Il n’y a qu’à regarder autour de soi, tout parle d’amour, les étoiles dans le ciel, les fleurs, la nature… Mais l’amour vrai remplit d’obligation et de sacrifice. Quand on aime, notre âme ne nous appartient plus.
On doit être capable de sacrifier sa vie pour l’autre, sinon ce n’est pas de l’amour. C’est ce dont parle en fin de compte cette mélodie.
Pendant que Rohit parlait, Umberlee contemplait le ciel étoilé, s’imaginant dans ses bras et l’embrassant langoureusement. Mais elle chassa vite de son esprit ces douces pensées de peur de trop laisser apparaître son trouble.
—   C’est une belle histoire, dit-elle. Mais je trouve qu’ils sont quand même
 
tombés amoureux un peu rapidement.

—   Vous ne croyez pas au coup de foudre, alors ?

Il se tourna vers elle avec son regard mélancolique et lâcha un léger soupir. La jeune femme ne répondait rien et semblait rêveuse. « J’attends toujours que ça m’arrive, pensait-elle. Et ce n’est sûrement pas avec Duncan que je connaîtrai l’amour, il est si rude, si… » Aucun mot n’arrivait à sortir pas de sa bouche. La gorge nouée, ses mains étaient moites, elle se sentait paralysée par le regard de Rohit, totalement à sa merci. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était beau comme un étalon grec avec ses cheveux scintillant à la clarté de la lune. Elle se demanda tout à coup si elle ne livrait pas ses pensées en parlant tout haut. Elle l’entendit qui lui faisait une remarque :
—   Je vois que vous portez une bague de fiançailles, vous avez un bien-aimé ?

Les muscles de son ventre se nouèrent soudainement. Elle hésitait sur ce qu’elle devait répondre. Soit elle répondait positivement, et alors elle se mentait à elle-même ; soit elle répondait non, et alors il semblait qu’on la mariait de force. Finalement, elle préféra esquiver en lui posant à son tour une question :
—   Et vous, je ne vois pas de bague à votre doigt, vous attendez donc toujours le coup de foudre ?…
Il lui sourit.

—   C’est vrai, je suis toujours célibataire, mais mon cœur est déjà pris. Malheureusement, la femme qui hante mes nuits n’existe pas. Du moins, pas dans la réalité. Je rêve d’elle toutes les nuits sans jamais la rencontrer.
Surprise par ce que Rohit venait de lui confier, Umberlee frissonna de tout son corps. Était-ce une coïncidence si ce bel homme semblait rêver, tout comme elle, de la personne bien-aimée qu’ils attendaient ? Il fallait qu’elle sache.
—   Que voulez-vous dire ?…
 
Umberlee ne put terminer sa question, car Sumitra l’avait rejointe jusqu’au jardin.
—   Memsaab, vous êtes là, je me suis inquiétée, je vous cherchais partout.

—   Je suis là, Sumitra, je voulais seulement prendre l’air. Il faisait très chaud dans la chambre, répondit-elle. Je vais rentrer à présent.
—   Aurons-nous une autre occasion de nous voir, memsaab ? lui demanda Rohit.
—   Oui, je l’espère, dit-elle en détournant le visage timidement.
96
Résumé :

Hanté depuis l’enfance par la disparition de son frère, Donovan Lorrence, auteur à succès, revient sur les lieux du drame pour trouver des réponses et apaiser son âme. Aidé par une femme aux dons étranges, il tentera de ressusciter ses souvenirs. Mais déterrer le passé présente bien des dangers, car certaines blessures devraient parfois rester closes…… au risque de vous entraîner dans l’abîme, là où le remords et la honte règnent en maîtres. Où le destin semble se jouer de vous. Et cette question, qui bousculera sa quête de vérité : peut-on aller à l’encontre de ce qui est déjà écrit ?

Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman à la quatrième fort alléchante.

Neuchâtel. Suite au décès récent de son père, Donovan Lorrence, célèbre écrivain en mal d'inspiration, revient dans sa ville natale, où jadis une tragédie familiale l’a traumatisé.
Lors d’une nuit lugubre de 1973, alors que tous deux n’étaient que des adolescents, Donovan a été retrouvé dans les bois, blessé et sans aucun souvenir. Malgré les efforts déployés par la police, le corps de son jeune frère Virgil n'a jamais été localisé, et sa disparition demeure inexpliquée. Est-ce un enlèvement, une fugue ?
C’est la thèse que défend Donovan ; ce dernier aurait-il eu la brillante idée de s’enfuir pour échapper à leur père violent qui les maltraitait au quotidien ?
Peut-être, sauf que des années sont passées. L’enfant a été déclaré officiellement décédé ; sa famille ayant le désir légitime de tourner la page.
Effondré de pleurer un cercueil vide, hanté par ses souvenirs, torturé depuis presque un quart de siècle sans réussir à trouver de réponses à ses multiples questions, il décide enfin de se confronter à son passé. Il veut savoir, il veut comprendre, il veut en finir d’être ainsi rongé de l’intérieur…
Les premières pages  avalées, le ton est donné. Tout comme notre protagoniste, les questions taraudent notre esprit surchauffé.
Qu’a-t-il pu bien se passer ce fameux soir, où la brume épaisse les enserrait de son manteau obscur ?
Pourquoi son désir d’enquêter suscite autant d’hostilité à son encontre ?
Pourquoi sa maison a-t-elle été incendiée lors de son arrivée ? Que cherche-t-on à lui dissimuler ?
Pourquoi certains veulent-ils a tout prix le faire taire, alors que sa soif de vérité est légitime ?
Tout comme dans son précédent roman « Seule la haine », huis clos psychologique efficace que j’avais particulièrement apprécié ; pour les plus curieux ma chronique ici[/url], nous voici une fois de plus plongés, happés, enferrés au cœur d’un thriller sombre et inquiétant, avec comme thème les ravages de la disparition d’un être aimé, la culpabilité d’avoir survécu, et la quête incessante voire illusoire de trouver la paix.
Si notre protagoniste n’est pas un personnage qui suscite d’emblée la sympathie, son comportement imbu de lui-même, hautain, aigri et vindicatif agissant comme un repoussoir, on ne peut cependant que compatir, ressentir de l’empathie pour ce qu’il a vécu autrefois.
Sous une ambiance lourde et oppressante, nous allons partir avec lui, chercher, déterminer ce qui à pu arriver jadis.
Mais toutes les vérités sont-elles bonnes à déterrer ?
À quels dangers Donovan va-t-il être confronté ?
A-t-il vraiment conscience de ce qu’il va entreprendre et trouvera au cœur de ses racines ?
Sa rencontre avec Iris, jeune femme aussi paumée et torturée que lui, vont orienter ses recherches vers des chemins insoupçonnés. Sa présence apaisante, ses dons surnaturels vont donner à l’histoire un nouveau souffle fort attrayant.
Mais qui est-elle vraiment ? Amie ou ennemie ?
Va-t-elle réussir à l’aider, à découvrir les dernières traces concernant son frère ?
Quoi qu’il en soit, notre protagoniste ne reculera devant rien, pas avant d’avoir assouvi sa soif de vengeance, quitte à en payer le prix.
Va t’il parvenir à son but, et trouver ce qu'il recherche depuis si longtemps ?
Parvenir enfin à l’ultime vérité, pour lui, pour son petit frère Virgil ?
 Malgré une intrigue rondement menée, avec un suspense subtilement distillé jusqu’aux dernières pages, des écueils ont malheureusement perturbé ma lecture.
En effet, j’ai trouvé que l’histoire tardait un peu à se mettre en place ; la présence de quelques petites longueurs ont ralenti mon immersion. Mais dès l’entrée de cette jeune femme solaire qui va réussir à le repositionner face à lui-même et à son destin, le récit devient rapidement passionnant et addictif.
Même chose concernant certains passages qui, à mon humble avis, auraient pu être allégés pour plus de fluidité. Mais peut-être était-ce voulu par l’auteur, afin de nous faire encore plus ressentir la sensation de mal-être de Donovan ?
Chose d’autant plus dommageable que la plume de l’auteur est tantôt subtile et enivrante, tantôt abrupte et incisive.
En revanche, l’idée de l’auteur d’utiliser la première personne du singulier se révèle être un véritable atout, permettant ainsi de pouvoir faire corps avec les ressentis de notre personnage principal pour une meilleure immersion.
Ainsi, les chapitres rythmés s’enchaînent les un après les autres ; le récit monte crescendo, et les nombreux rebondissements et révélations nous font tourner les pages à toute allure. Avec le brouillard qui s’épaissit, les soupçons qui pèsent sur quasiment tous les personnages, nous voulons savoir, découvrir comment tout cela va finir…
Mais pour ça, je ne vous en dirai pas plus, il faudra découvrir par vous-même ce magnifique roman ;) 
Vous l’aurez compris, outre ces quelques bémols sus-cités, j’ai particulièrement aimé cette lecture poignante et profonde, qui ne peut laisser indifférent, vu la force des thèmes abordés.
Alors, si vous aimez les thrillers qui sortent des sentiers balisés, les immersions dans l’âme humaine qui chamboulent, secouent à la façon d’un grand huit émotionnel, ce livre est fait pour vous ; vous passerez un excellent moment de lecture :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :demietoile: :etoilegrise:




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Mise en avant des Auto-édités / Incarnation-T2-Amalia de Daryl Delight
« Dernier message par Apogon le jeu. 26/05/2022 à 18:15 »
Incarnation-T2-Amalia de Daryl Delight



Pour acheter : Amazon


Prologue

   — S’il ne veut pas écoper de deux ans de prison ferme, il ferait mieux de plaider coupable.
   Raphaël ne sait pas pourquoi il a décroché. Il est presque vingt heures, un vendredi soir, et il se trouve toujours à son bureau. Tout ce dont il a envie, c’est de prendre   une bonne douche avant de déguster un plat chinois qu’il se fera livrer.
   — Toutes les preuves sont contre lui, madame Costa, il n’y a aucun doute sur sa culpabilité. Essayer de mentir au juge ne fera qu’augmenter la peine.
   S’il n’est pas trop fatigué, il proposera à Loretta de venir passer la nuit chez lui. Il est presque sûr que ça ne se fera pas, car il est crevé et risque de s’endormir devant la télévision après son repas. Ils se verront demain, comme tous les samedis depuis presque un an, et ils feront des galipettes durant tout le week-end.
   — La victime l’a reconnu. Votre fils n’est même pas capable d’enfiler une cagoule pour braquer une épicerie. Et même si on ne distingue pas clairement son visage sur la caméra de surveillance, il ne fait aucun doute que c’est lui. Les vêtements qu’il portait ce jour-là ont été retrouvés dans son placard. La police a prélevé des empreintes sur le lieu du crime et ils les compareront assez vite avec les siennes.
   Au téléphone, Madame Costa semble sincère. Un peu naïve au vu de la situation se dit Raphaël. Le fils de  cette femme est loin d’être l’ange qu’elle prétend connaître.
   — Je passerai le voir lundi matin à la première heure. La seule solution est qu’il admette son crime. Je tenterai de lui expliquer la situation pour qu’il change d’avis. Je vous assure que c’est pour son bien.
   Mais la mère de famille continue ses supplications. Elle parle vite avec un fort accent italien.
   — Je vous rappellerai demain, il se fait tard. Ne vous en faites pas, il est jeune et il n’y a pas eu de blessé. S’il se tient à carreau, il devrait s’en sortir. Je vous laisse. Essayez de vous reposer.
   Raphaël ne laisse pas son interlocutrice rebondir et coupe la communication immédiatement. Une douche et un plat chinois, ce sont les seules choses auxquelles il pense.
   Il referme son classeur, le range sur l’étagère et éteint l’ordinateur ainsi que les deux lampes aux extrémités de son bureau. Alors qu’il quitte la pièce, la sonnerie du téléphone retentit. Cela doit être Madame Costa qui va vouloir qu’on lui rabâche ce qu’elle sait déjà. Raphaël n’y prête pas attention. Les livraisons à domicile se terminent à vingt-deux heures et il n’a pas envie de cuisiner ce soir. Madame Costa attendra lundi matin pour pleurnicher.
   Dans l’ascenseur, il se dit qu’il devrait appeler le restaurant pour passer commande. Le temps de préparer et de livrer, il sera rentré et aura pris sa douche. Puis il se souvient qu’il n’y a pas de réseau au sous-sol. Il téléphonera sur la route.
   Une secousse. Raphaël vacille et se rattrape à la rambarde. Les lumières au plafond de la cage métallique faiblissent jusqu’à mourir. La cabine est à l’arrêt, plongée dans le noir.
   — C’est pas possible ! Pas maintenant !
   Raphaël sort son portable de la poche intérieure de sa veste et l’utilise comme lampe torche. Aucun doute possible, c’est une panne de courant.
   Le bouton d’appel d’urgence est vert. Est-ce que ce truc marche même sans électricité ? Il en doute, mais s’acharne sur le bouton.
   — Allez, s’il vous plaît !
   Les néons au-dessus de lui grésillent et se rallument. Un bruit de machine qui se met en marche lui fait reprendre espoir. Puis l’ascenseur se remet à fonctionner.
   Fausse alerte. Soulagé, Raphaël soupire.
   Les portes métalliques s’ouvrent enfin. Le parking est vide. Encore une fois, il est le dernier à quitter l’immeuble. Il devrait sérieusement songer à diminuer sa charge de travail.
   Il est presque arrivé à sa voiture quand une nouvelle panne de courant survient. Le noir complet durant quelques secondes. Puis les luminaires de secours prennent le relais. De faibles lueurs rouges l’entourent.
   — Très rassurant, souffle-t-il.
   Tout d’un coup, il comprend mieux ce que ressent sa secrétaire. Après dix-huit heures, elle refuse de descendre seule de peur de se faire agresser dans ce sous-sol. Mais tout va bien. Raphaël est un homme. Il peut se défendre en cas de besoin.
   Il pointe le plip sur son véhicule et presse le bouton où figure un cadenas ouvert. Ses mains sont moites. Un « bip » retentit. Les portières se déverrouillent.
   Habituellement, Raphaël n’est pas du genre trouillard. Mais un avocat doit toujours rester sur ses gardes. Dans ce métier, il vaut mieux surveiller ses arrières.
   Il accélère le pas, mais s’arrête net lorsqu’une silhouette sort de l’ombre et se poste devant la voiture. Elle reste plantée là, immobile et menaçante comme peut l’être un étranger qui vous fixe sans raison.
   — Je peux vous aider ?
   Raphaël recule déjà en posant la question. Il n’a aucunement envie de savoir ce que le type lui veut, car il est évident qu’il n’a pas affaire à un vieil ami. Le type est plutôt baraqué, et surtout, Raphaël remarque qu’il tient une arme blanche dans sa main droite. Le manche est noir, la lame crantée. Ce n’est pas un simple couteau, mais plutôt le genre qui sert à éventrer un gibier. C’est un véritable poignard de chasse.
   Raphaël sent ses poils se hérisser. L’adrénaline monte. Son instinct lui ordonne de fuir.
   Il fait volte-face et se met à courir. Il est à mi-chemin de l’ascenseur quand il jette un coup d’œil rapide par-dessus son épaule. Le type le poursuit à une cadence effrénée. C’est là qu’il remarque son visage.
   Oui, il connaît ce visage. Il ne sait plus où il l’a vu, mais il ne lui est pas inconnu.
   Il appuie sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Merde ! Il en avait oublié la panne de courant ! Il part à droite, longe le mur de béton et ouvre la première porte.
   Il arrive dans la cage d’escalier et grimpe les premières marches. Son poursuivant a gagné du terrain, il est juste derrière lui, sa présence est palpable. Agir avant qu’il ne soit trop tard. Il est en hauteur, en position de force, attaquer est la meilleure défense.
   Il se retourne et balance un coup de pied. Le type esquive d’un geste vif et contre avec un crochet. La lame fend l’air et siffle tandis qu’elle effectue un arc de cercle. La chemise de l’avocat se déchire, une entaille se dessine sur son torse, le sang gicle.
   Raphaël tombe sur le dos. Une forte brûlure au niveau de la poitrine l’empêche de profiter pleinement de ses mouvements. Il est toujours en position de force et, après avoir lâché un grognement, en profite pour envoyer un coup de talon. Sa semelle tape en pleine face et repousse son agresseur qui fait deux pas en arrière. Bien qu’il ait parfaitement visé, son impulsion manquait de puissance. Le type reste debout et revient à la charge.
   Alors qu’il tente de gravir l’escalier, s’aidant de ses mains pour se remettre debout, la lame se plante dans son mollet et ressort ensanglantée. Raphaël hurle, d’abord de douleur, puis pour appeler de l’aide.
   Mais personne ne viendra à son secours. L’immeuble est vide.
   Il se relève tant bien que mal et monte difficilement deux marches. Un éclair lui foudroie l’omoplate. Il s’écroule.
   Son agresseur le retourne sur le dos d’un geste brutal. Il le transperce de ses yeux diaboliques.
   Ce visage ! C’est bien lui, il le reconnaît ! Même si Raphaël a du mal à y croire, il ne peut pas nier l’évidence. Ce n’est pas un rêve, la douleur est là pour le prouver.
   — S’il vous...
   Il tente de supplier, mais sa gorge se noue, obstruée par le sang. Le goût du fer emplit sa bouche et il ne peut que cracher pour ne pas s’étouffer.
   Son assaillant lève le poing, le poignard haut dans les airs, la lame vers le sol.
   Raphaël secoue la tête. Son agresseur reste impassible. L’avocat se demande si ce type a une âme car son visage reste de marbre. Mais il sait que non car il connaît cet homme, il a étudié son cas et il a été prouvé qu’il était un vrai sociopathe.
   Mais comment peut-il être là ? C’est insensé !
   Puis le coup s’abat violemment. La lame s’enfonce au niveau de son nombril. Elle y reste, se niche entre ses entrailles. Puis elle remonte lentement, se frayant un chemin jusqu’à son estomac.
   Raphaël hurle, du moins il essaie, car aucun son ne sort de sa bouche. Son assaillant en profite pour plonger ses doigts entre ses dents. Il en ressort la langue qu’il pince avec fermeté. Et il se sert de sa lame pour la charcuter comme un vulgaire morceau de viande.
   Raphaël n’a plus d’espoir. Trop fatigué pour lutter, il veut juste fermer les yeux. Voilà, c’est ça, s’endormir, ou plutôt s’évanouir, et ne plus ressentir cette insoutenable souffrance. Dormir à tout jamais.

Première partie

Séquelles

   Je me suis enfuie à travers la forêt sans savoir où aller. Bruce Nilsen me pourchassait. Le couteau que je lui avais planté dans l’épaule n’avait pas suffi à le dissuader de me poursuivre. J’ai zigzagué à travers les arbres, dans la pénombre. À un moment, j’ai cru que je l’avais semé. Puis j’ai trébuché dans une espèce de fossé.
   La police a dit qu’il avait commencé à creuser la tombe de Daniel. Parce que ce n’était pas l’endroit habituel où il enterrait ses victimes. Bruce Nilsen avait son jardin secret, un lieu qu’il affectionnait, de l’autre côté, plus éloigné du manoir. Un cimetière où il enterrait ses jolies fleurs après les avoir séquestrées et violées pendant des jours, peut-être des mois. Daniel n’en faisait bien sûr pas partie. L’obsession de Bruce Nilsen pour moi, comme l’ont prouvé les photos qu’il gardait, l’avait forcé à se débarrasser de mon époux pour me garder rien qu’à lui.
   Je me suis cachée dans la fosse où j’avais trébuché et j’ai recouvert mon corps de terre. Quand ce psychopathe est arrivé à mon niveau, j’étais terrorisée. Impossible de bouger, de respirer. La semelle de sa chaussure s’est posée sur ma main et je me suis retenue de hurler à cause de la douleur. Heureusement, il faisait sombre. Il n’a pas remarqué que j’étais là, sous ses pieds, et a continué son chemin.
   J’aurais pu attendre et tenter de fuir à nouveau, mais je savais que je n’irais pas bien loin. J’étais perdue, loin de la ville. Il me rattraperait tôt ou tard. C’était se battre ou mourir.
   Il était désormais dos à moi. Je suis sortie de ma planque sans un bruit. J’ai attrapé la pelle dont il s'était servi pour creuser le trou par le manche et j’ai frappé de toutes mes forces. Il s’est écroulé et j’ai cogné une seconde fois. J’ai cru que j’en avais fini avec lui, que j’étais sauvée. Mais j’avais tort.
   En revenant sur mes pas, je l’ai entendu se relever. Bruce Nilsen ne renoncerait jamais. C’est là que j’ai su que je devrais le tuer si je voulais survivre.

Extrait de « J’ai échappé aux Nilsen »,
écrit par Amalia Scharff


Chapitre 1

   Elle monte les escaliers deux par deux et se réfugie dans la chambre. La porte se referme violemment après son passage. Elle tourne la clé. Le cliquetis de la serrure la rassure à peine. Elle se jette sur la table de chevet et en ouvre le tiroir.
   Son revolver est toujours armé, six balles dans le barillet. Elle virevolte et le pointe droit devant.
   Elle s’attend à ce que le chambranle de la porte explose, que l’intrus se précipite à l’intérieur de la pièce et lui saute dessus.
   Rien ne se passe. Silence complet. Pour l’instant...
   Son front perle de sueur, elle s’éponge rapidement en penchant la tête vers son bras. Son t-shirt est moite et lui colle désagréablement à la peau. Des auréoles se dessinent sous ses aisselles. Elle est trempée comme si elle venait de courir un marathon.
   Ses mains tremblent, faisant tressauter le canon de son revolver. Elle baisse l’arme un court instant le temps de détendre ses épaules et reprend sa position de tir.
   Toujours rien, la porte est close et il ne tente pas de l’enfoncer, du moins pas encore.
   Elle reste à l’affût du moindre bruit. Dès qu’il entrera comme un fou furieux et se précipitera sur elle, elle appuiera sur la détente, plusieurs fois s’il le faut.
   Elle prend une grande inspiration. Il faut se positionner correctement, elle n’aura qu’une seule chance.
   Elle vise le milieu de la porte. Impossible de le louper à cette distance.
   Je suis prête !
   Elle ne l’est pas, on ne l’est jamais en cas d’agression, mais il faut bien qu’elle se donne du courage.
   Puis elle se souvient que l’homme est grand, très grand. Si elle laisse la mire à ce niveau, elle le touchera au ventre et ce n’est pas assez pour le stopper. Ce type est coriace, physiquement comme moralement, il encaisse. Elle est bien placée pour le savoir, la dernière fois, il s’était relevé à plusieurs reprises.
   Alors elle vise plus haut, au niveau de la poitrine. Avec le recul de l’arme, le projectile devrait atteindre la tête.
   Parfait.
   Elle tire le chien du revolver en arrière. Une simple pression sur la détente et le coup part.
   C’est bon, elle est prête à l’accueillir.
   Amène-toi !
   Mais toujours rien. Elle n’entend même pas l’escalier craquer sous ses pas.
   Une minute avant, elle se réveillait avec la gorge sèche. Elle avait dû s’assoupir dans le canapé devant le film. Elle s’était levée pour se servir un verre d’eau dans la cuisine. Puis, en se retournant vers le salon, elle l’avait vu.
   Il était là, devant elle, au fond de la pièce, sa silhouette dessinée dans la pénombre. Il sortait de derrière les rideaux et s’avançait vers la table à manger. Puis son visage rempli de mépris lui était apparu. Sa bouche grondait de vengeance tandis que ses yeux brûlaient d’un désir malsain.
   Sauf que c’est impossible.
   Bruce Nilsen est mort !
   Elle aime se le répéter quand les visions l’assaillent. Ce n’est pas tout le temps lui qu’elle aperçoit, parfois c’est la vieille qui revient la hanter. Mais Bruce est celui qui lui fait le plus peur.
   Tu l’as buté cet enfoiré !
   Elle jurerait pourtant que c’était réel.
   Un cauchemar ! Tu as fait un cauchemar !
   Son corps ruisselant de sueur le prouve, ce n’était qu’un rêve.
   Comme à chaque fois que cela se produit, elle s’oblige à revivre son calvaire pour s’en persuader. Elle déteste ça, mais c’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour se calmer.
   Elle ferme les yeux. Les flashs l’envahissent.
   Elle est assise sur une chaise, dans cette pièce cachée du manoir, sombre et humide, ses mains et ses pieds sont ligotés. Bruce Nilsen pose une main sur sa poitrine. Il gémit.
   Il est mort et enterré !
   Puis elle le revoit lui courir après, tenter de la rattraper dans la forêt. Elle est perdue, si elle s’arrête elle sait qu’elle mourra. Elle trébuche, la distance qui la sépare de son tortionnaire se réduit.
   Je suis vivante ! Je m’en suis tirée !
   Elle rouvre les yeux pour s’assurer qu’elle est bien en sécurité, chez elle, dans sa chambre, une arme chargée dans la main.
   Les images dans sa tête sont insoutenables. Elle ne veut que se rappeler de la fin, une fin heureuse si on peut appeler ça comme ça. Elle doit l’être puisqu’elle est vivante.
   Lui par contre, il est mort !
   Elle ferme les paupières et retente l’expérience.
   Elle se revoit dans le hall du manoir, couverte de terre. Bruce s’approche à grands pas. Elle tient fermement le couteau de cuisine sans le lui montrer. Il tente de la saisir par l’épaule. Elle se retourne et le poignarde en plein cœur.
   T’es en enfer !
   Allongé par terre, la tête ensanglantée, Bruce Nilsen ne respire plus.
   Tu as eu ce que tu méritais, salaud !
   Est-ce normal de se sentir mieux avec de telles images en tête ? Sa psychiatre dirait qu’elle a de sérieux problèmes. Et elle n’aurait pas tort.
   Ils sont morts !
   Elle rouvre les yeux. Elle est seule dans la chambre.
   Aucun bruit dans la maison. Personne ne tente d’enfoncer la porte.
   Un cauchemar. Elle a fait un cauchemar.
   Rien qu’un rêve...
   Puis, à son réveil, en allant à la cuisine encore à moitié endormie, le rêve et la réalité se sont entremêlés. Son cerveau lui a joué un tour, une fois de plus. Quand cela se produit, son instinct prend le dessus, comme si son esprit était resté bloqué au manoir des Nilsen. Il lui faut un temps d’adaptation pour redevenir lucide.
   Elle arrive à s’asseoir sur le lit bien que ses bras refusent de se baisser. Les mains crispées sur le revolver, son index collé à la détente, elle expire longuement.
   Est-ce que Bruce Nilsen est vraiment dans la maison ?
   Non ! Les fantômes n’existent pas.
   Ses doigts se délient enfin de la crosse. Ses muscles se relâchent. Elle repose l’arme.
   Elle n’a pas éteint la télévision dans le salon. Ce n’est pas grave, elle n’a pas le courage de redescendre, d’affronter de nouvelles visions. Cette nuit, elle dormira la lumière allumée et la porte de sa chambre fermée à clé. Le revolver restera sur la table de chevet, à portée de main. Elle s’allonge et se blottit sous la couette.
   Cela fait trois ans qu’Amalia vit dans la terreur.

Chapitre 2

   Kelly Fresnel court à grandes enjambées. Son visage aux joues écarlates se reflète dans la vitre. Les écouteurs dans les oreilles, la chanteuse Billie Eilish lui raconte que son petit ami est un mauvais garçon. Mais Kelly n’y prête pas attention, la musique n’est là que pour la motiver à courir sans freiner le rythme.
   L’horloge digitale murale indique qu’elle galope depuis presque une demi-heure. Trente minutes de course tous les matins, c’est l’objectif qu’elle s’est fixé. Elle s’y tient, et même si c’était dur de tenir la cadence les premiers jours, elle y prend goût. Elle a remarqué que cette dose de sport matinal la tonifiait pour la journée entière. L’endorphine que son corps produit durant ces trente minutes a un effet relaxant. Elle reste calme face aux situations de stress et sa forme physique en est améliorée. Et bon Dieu, qu’est-ce qu’elle dort bien la nuit !
   La session se termine. Elle pose le doigt sur le bouton « moins » et y reste appuyée deux secondes. Le tapis de course décélère. Kelly marche désormais. Puis la machine finit par s’arrêter. Elle inspire profondément par le nez et expire par la bouche jusqu’à ce que son pouls ralentisse tandis qu’elle éponge son cou dégoulinant de sueur avec une serviette où ses initiales sont brodées.
   Elle passe d’abord par la salle de bains pour prendre une douche, puis descend se servir un café dans la cuisine. Elle remonte ensuite et passe, comme à son habitude, dans le grand bureau qui se trouve à côté de la chambre.
   Gilles, son mari et associé, est avachi dans son fauteuil, les pieds posés sur le bureau. Il est déjà en train d’éplucher les manuscrits.
   — Vingt pages et je m’ennuie déjà, dit-il en voyant Kelly entrer.
   — Et si tu continuais un peu au lieu de juger si peu de pages ?
   — Il faut accrocher le lecteur dès le premier chapitre !
   — Si ce manuscrit est sur ton bureau, c’est qu’il a passé les premières phases de lecture.
   — On se demande bien comment une telle chose a pu arriver !
   — Donne-lui une chance.
   — Tu crois que les étudiants qu’on engage lisent vraiment les manuscrits. Non parce que ce n’est pas avec cette histoire de magie noire qu’on vendra des millions d’exemplaires. Rien que le résumé est bancal.
   — Une quatrième de couverture ne révèle pas toutes les intrigues.
   — Si je lis la quatrième de couverture dans une librairie, je le repose directement sans le feuilleter. Et on ne veut pas que les clients reposent le livre, mais qu’ils passent à la caisse !
   — Tu te souviens de ce qu’ils disaient pour Harry Potter. Tu vois le résultat. On ne peut pas connaître un succès à l’avance. En plus, un résumé se modifie assez vite.
   Gilles porte sa cigarette électronique à ses lèvres, tire une énorme bouffée puis recrache un nuage de fumée qui lui voile le visage.
   — Tu sais ce que les lecteurs attendent ?
   Bien que Kelly connaisse la réponse, elle fait mine que non en haussant les épaules.
   — Le prochain Amalia Scharff !
   Gilles a les yeux qui pétillent en prononçant le nom magique.
   — Ah oui ? Et pour raconter quoi ?
   — Sa vie, son quotidien, comment elle se reconstruit.
   — Son histoire a déjà été publiée. Elle n’est pas autrice de vocation.
   — Les gens adorent sa plume, sa personnalité. C’est une survivante. Le public se fiche qu’elle parle de ces foutus Nilsen. Ils en ont déjà assez avec tous les documentaires et reportages à la télévision. Ils veulent juste lire son prochain livre, la voir évoluer, qu’elle aille de l’avant.
   — Elle doit trouver sa voie.
   — Qu’elle écrive de la fiction si ça lui chante. De la fantaisie ou une romance. N’importe quoi !
   — Ça ne se fait pas du jour au lendemain. Laisse-lui un peu de temps.
   — Ça va bientôt faire deux ans qu’on attend. Elle raconte ce qu’elle a envie, on s’en fout ! Si elle ne veut pas se mettre au boulot, j’attrape la première bouse qui passe sur mon bureau et je colle son nom dessus.
   — Chiche ?
   Il marque une pause, lève les sourcils et affiche un petit rictus. Il abandonne très vite son air sérieux qui ne trompe pas sa femme.
   — Non, bien sûr que non. On est pas ce genre de maison d’édition.
   — Heureuse de te l’entendre dire.
   — On a une éthique à préserver. Si ce n’était pas le cas, on aurait déjà signé une star de la télé-réalité. Dis-lui de nous pondre un nouveau livre, c’est tout. Je sais que ce ne sera pas parfait, mais on est là pour l’aider à corriger ses erreurs.
   — Oui, je vais lui passer le message.
   Elle quitte le bureau de son mari pour rejoindre le sien qui se trouve à l’autre bout du palier, en face de la salle de sport, et s’installe derrière son ordinateur. Il est neuf heures, un peu tôt pour passer un coup de téléphone. Alors elle répond à ses courriels.
   Elle ne peut s’empêcher de penser à sa discussion avec Gilles. Amalia est la poule aux œufs d’or des éditions Fresnel. C’est à elle qu’ils doivent leur notoriété aujourd’hui. Et c’est grâce à son livre qu’ils vivent dans ce spacieux appartement.
   Il y a deux ans à peine, ils habitaient encore dans un logement social. La maison d’édition peinait à se faire une place et à trouver son public. Ils publiaient quelques romans sur internet, mais les librairies les snobaient. Ce fut différent lorsque « J’ai échappé aux Nilsen » fut annoncé. Les lecteurs s’étaient rués dessus et les libraires voulaient leur part du gâteau. La diffusion dans tout le pays était assurée.
   Kelly avait réussi à contacter Amalia Scharff quelques mois après les événements tragiques survenus au manoir des Nilsen. C’était son idée de publier un livre sur le récit de la survivante. Les Nilsen faisaient fureur dans les médias et Amalia était considérée comme une héroïne. Kelly avait prévu d’engager un auteur fantôme pour lui prêter sa plume. Amalia n’avait juste qu’à retranscrire les grandes lignes de son témoignage, la maison d’édition s’occuperait du reste.
   Puis, Amalia avait commencé à écrire et, contre toute attente, son style s’était avéré efficace. Il avait fallu retravailler le premier jet, mais dans l’ensemble, Amalia Scharff s’en était plutôt bien sortie. Même très bien, en réalité.
   Aujourd’hui, deux ans plus tard, les ventes ont fortement baissé. Gilles et Kelly publient de nombreux auteurs, mais aucun n’arrive à se hisser au rang de best-seller.
   Amalia est encore populaire. Kelly sait que le public adorerait retrouver Amalia Scharff dans leurs bibliothèques. Elle est convaincue qu’elle peut accoucher d’un excellent bouquin. Il faut juste la motiver un peu.
   Et c’est bien ce qu’elle compte faire.

Chapitre 3

   L’ordinateur portable est allumé sur la table basse du salon. Le traitement de texte affiche une page blanche. Le curseur clignote en attente d’instructions.
   Amalia ne sait pas par où commencer. Ses doigts glissent sur le clavier, mais impossible d’appuyer sur les touches. Qu’est-ce qu’elle peut bien raconter ?
   Aucune idée !
   Son livre n’est qu’un accident, un témoignage de ses mésaventures. Si elle n’était pas retournée dans ce satané manoir, rien de tout ça ne serait arrivé, et elle n’aurait jamais publié de livre. Elle n’a pas d’imagination et n’a jamais été douée en français. Alors pourquoi écrirait-elle à nouveau ?
   — Ils veulent savoir ce que tu deviens, lui dit souvent Kelly Fresnel.
   Ce qu’elle devient ? Une folle qui hallucine et ne peut pas passer une nuit sans rêver du croque-mitaine. Voilà ce qu’elle devient.
   OK. On essaie.
   Elle pianote sur le clavier et les mots apparaissent sur la page. Puis elle s’arrête.
   Tout le monde s’en fout ! C’est ce couple de psychopathes qui les a intéressés dans cette affaire, pas toi !
   Elle efface. La page redevient blanche. Elle n’a aucune bonne raison de raconter sa vie. Elle ferait mieux de trouver un boulot.
   Foutu syndrome de l’imposteur !
   Amalia a découvert ce phénomène sur internet. Sauf que ce n’est pas un syndrome, c’est la vérité. Amalia est une imposture. Qui est-elle pour prétendre écrire des romans ? Elle n’est personne ! Juste une victime que le voyeurisme malsain des journalistes a propulsée en tête des ventes. Pourquoi prendrait-elle la place de vrais auteurs ?
   C’est devenu une routine. S’asseoir devant l’écran blanc et gamberger sur sa notoriété. Très vite, elle réalisera qu’elle n’est pas autrice de vocation et elle abandonnera l’ordinateur.
   Le téléphone portable se met à vibrer. L’écran s’illumine. Le nom de Lucien Bolard apparaît. Amalia répond immédiatement.
   — Bonjour, Lieutenant.
   — Comment allez-vous, Mademoiselle Delassalle ?
   Delassalle est son nom de jeune fille. Le divorce avec Daniel Scharff n’ayant jamais été prononcé, Amalia est considérée comme veuve. Lorsque les médias se sont emparés de l’affaire Nilsen, Amalia était citée par son nom d’épouse. Elle est donc connue du grand public comme étant Madame Scharff. Et il était logique de le garder comme pseudonyme pour son roman. Une idée de Kelly, son éditrice.
   — Je vais bien, Lieutenant, et vous ?
   Elle ne lui laisse pas le temps de réagir et enchaîne :
   — Laissez-moi deviner... comme un flic à la retraite ?
   C’est ce que le lieutenant Bolard répond à chaque fois qu’Amalia lui pose la question.
   — Exactement ! Comme un flic à la retraite. Mais à vous écouter, je crois comprendre que mon disque est rayé.
   — Ne changez rien. C’est toujours un plaisir de vous entendre.
   Le lieutenant Bolard prend des nouvelles de la jeune femme tous les mois. Ils se sont liés d’amitié alors qu’il supervisait les recherches sur l’affaire Nilsen. Son dernier dossier avant sa retraite.
   — J’ai malheureusement une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Raphaël Cipriano est décédé.
   Le souffle d’Amalia se coupe un court instant. Est-ce qu’elle a bien entendu ?
   — Quoi ?
   — Il a été sauvagement assassiné. On l’a retrouvé les tripes à l’air en bas de son cabinet. Et ce n’est pas tout. Son assassin lui a sectionné la langue.
   — Mon Dieu !
   — Oh mince, excusez-moi pour les détails. Je me comporte encore comme un flic sur le terrain. Un ancien collègue m’a prévenu ce matin. J’ai hésité à vous en parler, mais vous l’auriez appris par la télévision de toute façon.
   — Qui a fait ça ?
   — On ne le sait pas encore. Tout porte à croire qu’il s’agit d’une vengeance. Il est devenu populaire après vous avoir représenté dans les médias. Il a défendu des gens bien, et aussi des gens mauvais. Mais il est toujours resté intègre. Un bon avocat se fait des ennemis, c’est inévitable. La police épluche les dossiers de ses clients et de ses adversaires en ce moment même. Surtout ceux qui ont fait de la prison et qui pourraient lui en vouloir.
   Amalia reste sans voix. Après un petit temps d’attente, le lieutenant Bolard l’interpelle.
   — Tout va bien ?
   — Je suis juste un peu bouleversée par ce que je viens d’apprendre.
   — J’ai été dans le même état que vous. Je vous préviendrai de l’avancement de l’enquête. Et du jour de l’enterrement si vous souhaitez y assister. Même si je sais que vous ne voulez plus revenir dans le coin. Ne vous sentez pas obligée.
   Amalia a changé de ville, pas trop loin pour rester dans la région, mais assez pour essayer de se reconstruire. Elle a déménagé après la publication de son livre. Son ancienne adresse était connue de tout le monde à cause des journalistes qui ne se privaient pas pour filmer la maison, par vengeance, peut-être, parce qu’Amalia refusait les interviews. Chaque semaine, elle recevait des lettres de fans. Certains l’admiraient et leur soutien était touchant, mais il y a aussi eu des détraqués. Les admirateurs de la famille Nilsen la menaçaient sans cesse. Comment peut-on soutenir de tels psychopathes ? Amalia n’a jamais compris. Puis, il y a eu les obsédés qui voulaient la rencontrer. Ceux-là ne prenaient pas de pincette pour évoquer leurs fantasmes. Certains  souhaitaient même reproduire ce qu’elle avait vécu, allant jusqu’à lui proposer de  la séquestrer en reprenant le rôle de Bruce Nilsen. Ces gens sont fous !
   — En tout cas, continue Bolard, si vous passez par ici, Judith et moi serions ravis de vous inviter à dîner.
   — C’est gentil, Lieutenant, mais il est préférable que je reste éloignée. Je ne veux pas raviver les mauvais souvenirs.
   — C’est compréhensible, jeune fille. Ce n’est pas moi qui vous en blâmerais. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me passer un coup de fil.
   — Je n’y manquerai pas. Pareil, si je peux vous rendre service.
   Ce n’est qu’une formule de politesse. Amalia ne voit pas en quoi elle pourrait aider le lieutenant.
   De son côté, Lucien Bolard n’ose pas demander. Son regard se tourne vers la pile de feuilles posées sur son bureau. Lui, n’a pas eu de mal à écrire son roman. Un vieux rêve qu’il a tenu à réaliser. Il a bien un ordinateur, mais le texte a entièrement été rédigé sur une vieille machine à écrire. C’est comme ça qu’il idéalise les écrivains, les vrais, ceux qui l’ont fait rêver quand il était plus jeune. Ils pianotent sur des touches qui font un boucan pas possible à chaque lettre qui s’inscrit à l’encre indélébile sur le papier. Et lorsque c’est mauvais, ils retirent la feuille, la roulent en boule et la jettent à la corbeille. Il a gaspillé pas mal de papier, mais il vient de terminer sa première phase de relecture et aimerait qu’une maison d’édition le publie. La plupart des ex-flics le font, certains deviennent célèbres. Après quarante ans de métier dans le milieu, il sait comment se déroule une enquête et n’a pas hésité à se servir de son expérience.
   Oui, Lucien Bolard aimerait que son roman policier soit sur les étagères des librairies. Mais il n’en dira rien à Amalia pour le moment.

Chapitre 4

   Quand la communication s’interrompt, Amalia reste tout d’abord paralysée. Elle n’a pas voulu laisser paraître ses émotions au lieutenant, mais le meurtre de Cipriano la renvoie à ses propres démons.
   Sa main se met à trembler. Lorsqu’elle tente de poser le téléphone sur la table, il lui glisse des mains et tombe sur le tapis persan. Elle suffoque et respire anormalement fort en cherchant à ramener de l’air dans ses poumons. Une crise de panique, cela fait longtemps que ça ne lui est pas arrivé. Elle a l’impression que sa cage thoracique se compresse, que ses côtes vont se briser et perforer ses organes.
   Respire, ma belle !
   Elle pense tout d’abord à prendre un sac en papier pour calmer son hyperventilation, mais alors qu’elle se lève, elle manque de tomber.
   Ses yeux la trahissent. La réalité se déforme. Un voile lui floute la vue.
   Elle rejoint difficilement le couloir et monte les escaliers en titubant tout en se tenant des deux mains à la rambarde. La boîte à pharmacie se trouve dans la salle de bains. C’est là où sont rangés les médicaments prescrits par la psychiatre en cas de crise de panique. Amalia n’en a ingurgité que quatre fois cette année et elle pensait en avoir terminé.
   Elle ouvre difficilement le placard au-dessus du lavabo, s’empare du flacon et fait sauter le couvercle qui rebondit sur la porcelaine. Elle renverse les cachets dans la         
paume de sa main, deux exactement, et les porte à sa bouche. Elle actionne le robinet, mets ses mains en coupe et avale les comprimés avec un peu d’eau.
   Calme-toi, ça va passer.
   Elle fait deux pas vers la serviette qui sèche sur le radiateur pour s’essuyer le visage. Ses jambes sont en coton. Des fourmis lui rongent les mollets.
   Le voile flou se dissipe légèrement. Son front collé à la fenêtre, elle respire un peu mieux.
   Dehors, les arbres sont de plus en plus nets.
   Voilà, c’est bientôt fini. Inspire par le nez. Expire par la bouche.
   Est-ce qu’elle peut discerner l’abri de jardin ?
   Concentre-toi !
   Oui, elle l’aperçoit de plus en plus clairement. Le tranquillisant agit bien.
   Son attention se porte plus à gauche. Là où il n’y a, normalement, que de la verdure, elle perçoit une forme humaine reconnaissable entre mille.
   Ton imagination ! Rien d’autre !
   Elle se frotte les yeux. C’est encore vague, mais elle distingue une vieille femme, de taille moyenne, les cheveux grisonnants.
   Non, pas elle...
   Amalia sait très bien de qui il s’agit. Oui, c’est cette vieille folle de Miss Nilsen.
   Elle n’est plus de ce monde !
   La vieille femme la fusille du regard. La dureté de son visage ne laisse aucun doute quant à ses intentions. Sa mâchoire serrée et ses sourcils froncés montrent qu’elle bouillonne de colère. Sa tête tremblote de droite à gauche comme si elle retenait un cri. Ses dents se dévoilent dans une grimace menaçante.
   Sur sa poitrine, des taches rouges apparaissent. Aux mêmes endroits où les plombs l’ont transpercée quand Amalia a tiré cette cartouche de fusil. Les taches grossissent de plus en plus et maculent le chandail blanc jusqu’à le noyer complètement.
   Elle est morte !
   Puis Miss Nilsen se met à courir en direction de la maison. Elle va vite, trop rapide pour une vieille dame.
   — Ce n’est pas réel ! grogne Amalia.
   La vieille folle a déjà parcouru la moitié du terrain. Ses mouvements sont rigides comme ceux d’un soldat.
   Tout ça se passe dans ta tête !
   Miss Nilsen se rapproche puis se fige d’un coup, droite comme un I, juste en dessous de la fenêtre. Elle ne quitte pas Amalia des yeux, la tête relevée vers le ciel. Ses lèvres se mettent à bouger pendant que ses yeux s’écarquillent jusqu’à sortir de leurs orbites.
   Amalia a les oreilles qui bourdonnent depuis un bon moment. La voix de la vieille folle arrive à s’immiscer entre les acouphènes. Amalia ne perçoit que des mots parmi ce brouhaha. Elle ne sait pas ce que raconte Miss Nilsen mais elle se bouche les oreilles pour ne pas le savoir.
   Assez ! hurle-t-elle dans sa tête.
   Pendant un instant, elle pense à se réfugier dans sa chambre avec son revolver. Mais non, elle ne doit pas se cloîtrer, au contraire il faut faire face pour ne pas subir cette terreur le restant de sa vie. Elle a déjà réussi à la combattre, elle le peut encore.
   Cette vieille folle est morte !
   Tout ça n’est qu’illusion. Ce n’est rien que son esprit qui revit un traumatisme.
   Amalia le sait, ce n’est pas réel, elle doit juste trouver le moyen d’apaiser sa conscience. La vision devrait s’estomper sous peu.
   Et pourtant, les mots deviennent de plus en plus clairs, ils résonnent sous son crâne. Miss Nilsen l’insulte de tous les noms.
   — Tu n’existes pas ! Tu es six pieds sous terre !
   Amalia se récite ces deux phrases en boucle comme une prière d’exorcisme pour repousser un démon. Elle se débat avec la voix de Miss Nilsen qui remplace la sienne dans sa tête.
   Salope.
   — Tu n’existes pas !
   T’es qu’une pute.
   — Tu es si pieds sous terre !
   Je vais te tuer.
   — Tu n’existes pas !
   Tu vas mourir pour ce que tu m’as fait !
   La voix perd de sa clarté. Amalia hausse le ton.
   — Tu es six pieds sous terre !
   C’est de ta faute sale traînée si je suis morte !
   Puis la voix de Miss Nilsen semble s’éloigner.
   De ta faute !
   — Tu n’existes pas !
   La voix finit par s’évanouir dans le lointain jusqu’à s’éteindre.
   Le bourdonnement cesse également. Durant un instant, c’est le silence complet.
   Amalia rouvre les yeux en espérant que la vieille folle ne soit plus là.
   Et fort heureusement, c’est le cas.
   Amalia s’accroche au rebord de la baignoire et prend de grandes bouffées d’oxygène. Elle reste immobile, incapable de bouger.
   Elle pensait en avoir fini avec ces cauchemars et ces foutus tranquillisants. Et voilà que les hallucinations la prennent par surprise. Mais elle doit rester positive, ce n’est qu’une rechute accidentelle liée à une mauvaise nouvelle.
   Elle va rester là un petit moment, le temps de reprendre ses esprits, et tout ira très bien.
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Mise en avant des Auto-édités / Elles : Le chemin des révélations de Marie Barrillon
« Dernier message par Apogon le jeu. 12/05/2022 à 17:53 »
Elles : Le chemin des révélations de Marie Barrillon


   


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"Les personnages et les situations de ce roman étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite."



« La douleur, c'est comme un corps étranger. On finit par fabriquer une coque, pour ne plus la sentir. »
Grégoire Delacourt
(On ne voyait que le bonheur)

« Si on ne peut atteindre la perfection, on peut aspirer à devenir meilleur, en phase avec les autres et soi-même. »
Nikos Aliagas
(Ce que j’aimerais te dire)

« Si ce que tu éprouves pour l’autre n’est pas teinté de la certitude du cœur, alors passe ton chemin et garde une distance pour te protéger. Tu as le droit de te tromper, mais essaie de ne jamais te mentir. »
Nikos Aliagas
(Ce que j’aimerais te dire)
 

 
Chapitre I


Je m'appelle Jayny. On peut se demander où mes parents ont bien pu trouver un tel prénom, si tant est que c’en soit bien un. Parce que je ne l'ai jamais vu écrit nulle part ailleurs que sur mon extrait de naissance. Aucun ouvrage sur le sujet ni aucun autre livre ne le recense ou alors écrit sous une forme différente. Mais, sous celle-ci, rien, nada ! À moins que ce soit anglais ou américain ! Et pourquoi pas sénégalais, tant qu’on y est !

Qu'est-ce que cela pouvait bien dire pour eux ? pensa-t-elle, ironique. Ça, je ne le saurai jamais, parce qu'ils ne sont plus là pour me l’expliquer. Il y a longtemps qu'ils ont déserté ma vie. Ou peut-être est-ce moi qui les ai expatriés de celle-ci. Le résultat est le même au final ! Ils m’ont oubliée à la vitesse de la lumière, grosso modo 300 000 K/S, soit en réalité 299 792 458 M/S. Vraisemblablement même plus rapidement encore, enfin si cela avait pu être possible, c’est sûrement ce qu’ils auraient fait. Née pour être oubliée par ses propres géniteurs, est-ce vraiment concevable ?

En définitive, même si la finalité est la même, ça ne répond pas à mes nombreuses interrogations. Depuis, ils ont décidé d’un commun accord de quitter cette terre sans un mot à mon intention, sans un regard vers moi. Tout au plus une pensée, mais ça non plus je ne le saurai jamais. Je ne devais pas être assez bien pour eux. En tout cas, il est vrai que je ne leur ressemblais pas, et cela dans tous les sens du terme. Pas un iota de ressemblance, il me semble. Je suis la seule enfant qu’ils aient mise au monde, là aussi je ne pourrais dire pourquoi. Ça fait beaucoup de lacunes tout ça !

Beaucoup d’ombres et de trous noirs aussi ! Ils sont décédés depuis quelques semaines et je n’ai ressenti qu’un tout petit pincement au cœur à ce moment, à défaut d’une grande peine. Une courte contraction certes, mais pas un véritable chagrin, je crois. Peut-être est-ce parce qu’ils ne m’ont jamais montré que je pouvais avoir une incontestable importance pour eux ou tout au moins que je pouvais compter un tout petit peu parmi les battements de leur cœur sur l’échelle desquels je ne parvenais pas à trouver une place. Ma place ! Mon existence n’avait pas d’espace dans leur vie, je ne les dérangeais pas non plus au demeurant, ayant appris assez tôt à prendre mes distances et à me débrouiller sans eux. En définitive, je me rends compte que je ne les connaissais pas plus que ça, ils étaient mes géniteurs et cela s’arrêtait là. Je ne connais rien de mes origines, ni rien de leur vie et de leurs habitudes. Je ne sais même pas quel genre d’existence ils pouvaient mener, ces dernières années surtout. Ce qu’ils m’ont légué me laisse dans la perplexité la plus absolue, l’étonnement le plus complet et la surprise la plus totale… un poil dubitative aussi, mais en même temps m’informe un tout petit peu sur leur niveau de vie. C’est déjà mieux que rien !

Eh puis, hein… j’ai parfaitement le droit de me demander ce que cela pouvait bien cacher. Parce qu’en faisant preuve d’un minimum de réflexion, tout ça paraît très étrange ! On sait bien que quand l’un peut faire le bien au regard de tous sans la moindre cachoterie, l’autre peut prendre un malin plaisir à faire le mal en détricotant à son insu, et à la dérobée d’autrui, ce qui a été patiemment réalisé par le premier ! Alors, quel truc tordu ont-ils jeté dans la mare – sous-entendons ma vie – en souvenir ?

Plusieurs appartements, dans différentes villes. L’un est loué tout au long de l’année, et depuis longtemps, à des gens que je ne connais pas non plus, évidemment. Deux autres, en bord de mer, sont loués de manière saisonnière en périodes de vacances, été comme hiver, à des tarifs exorbitants. Et le dernier, à Paris, dans lequel mes parents vivaient.

Le notaire a bien lu le détail de l’héritage me concernant, mais je n’ai pas écouté vraiment. En fait, je me suis arrêtée aux quatre appartements. Pour le reste, je n’ai entendu que quelques bribes et quelques chiffres, certes assez gros, mais je ne les ai pas retenus. Mon cerveau a bugué, figé parmi les mots, comme si soudainement une pause lui était nécessaire pour ne pas tout faire sauter ! Je me suis alors évadée dans mon imaginaire comme souvent lorsque je me sens dépassée ou pas vraiment intéressée. Là, dans le cas présent, je n’étais pas intéressée au début de l’entretien et très vite je me suis sentie dépassée, c’est rien de le dire !

Peut-être était-ce une façon de ne pas céder au pincement que je sentais monter en moi de manière incontrôlable. Un pincement multidirectionnel, ouvrant des persiennes du cœur restées closes trop longtemps… peut-être. Une fois encore, je ne saurais le dire. Je réalise que lorsqu’on croit, ou que l’on se persuade, que l’on ne peut plus rien ressentir pour certaines personnes, on s’aperçoit dans un tel moment que l’on n’avait fait que de se mentir. Les sentiments, les émotions et l’amour de jadis sont enfouis, là, quelque part où l’entrée est inaccessible, y compris à soi-même. Si bien qu’à l’instant où l’on ne s’y attend pas, un évènement fait tout remonter à la surface de l’être dans une royale explosion intérieure que l’on est finalement incapable de contrôler et encore moins de maîtriser.

À plusieurs reprises, le notaire m’a rappelée à l’ordre. Il avait bien remarqué de ses petits yeux acides que je n’étais pas vraiment là. Alors, je l’apaisais d’un petit sourire dans le genre un peu timide. Il avait cru bon de me dire qu’il comprenait ma douleur, mais que je devais rester concentrée et tenter de contrôler mes émotions. Bah, voyons ! Il comprenait surtout la commission qui allait gonfler son compte en banque. Vu ce qu’il se mettrait dans la poche en passant, il fallait bien qu’il justifie un tant soit peu son travail et le temps qu’il se devait de m’accorder ! Le monde est peuplé de requins d’apparence plus humaine qu’humaine ! De ces requins qui ont vite appris à bien se placer pour engranger de gros profits à moindres efforts. Je suis une vilaine médisante, parfois ! Mais, toujours avec une bonne dose de réalisme !

Jayny était ressortie de chez le notaire avec une tonne de papiers, des documents en tout genre, des documents importants avait dit le Monsieur en costume de clown, et de toutes les clés de tous ces lieux inconnus pour elle. Elle avait aussi toutes les directives à suivre concernant les locations en cours et à venir, car des réservations étaient prévues et il lui faudrait faire face à ces obligations en nouvelle propriétaire qu’elle était à présent. Elle avait également le total de l’argent qui désormais lui appartenait, de l’argent à ne savoir qu’en faire, pour l’instant. Comment allait-elle gérer et concilier tout cela en plus de son boulot ? Elle préféra pour le moment éluder cette question qui ne l’intéressait pas plus que cela, tout comme le reste, d’ailleurs. « Mais, comment s’intéresser à quelque chose qui ne vous intéresse pas plus que cela, hein ? C’est ballot quand même ça, non ? » s’interrogea-t-elle. Elle ne pourrait même pas faire semblant. Elle avait sauté à pieds joints, comme on l’avait poussée, comme on saute dans une mare, dans cet univers qui ne lui ressemblait absolument pas et dont elle se sentait tellement étrangère. Elle devrait faire face, bon gré mal gré.

Elle n’avait pas envie de se poser des questions ni de réfléchir. Elle se sentait perdue, engloutie dans cette bulle inconnue. Ensevelie dans une atmosphère qui n’était pas la sienne. Elle venait de passer un temps qui lui avait paru une éternité dans le bureau trop luxueux du notaire encombré de miroirs, vitres et dorures diverses. La luxure se reniflait à chaque centimètre carré de cette pièce beaucoup trop bling-bling pour être honnête. Peut-être que tous les notaires n’étaient pas comme celui-ci, toutefois il fallait reconnaître qu’elle était tombée sur un sacré numéro avec toute l’envergure nécessaire pour la mettre mal à l’aise. Maintenant, elle voulait respirer et penser à autre chose, à sa vie à elle. Parce que, à force de passer à côté de sa vie, on en oublie de vivre. À force de douleurs répétées, on perd l’habitude de sourire. À force de coups bas reçus, on en égare nos rires. Sa petite vie de travailleuse, comme une fourmi, allait s’en trouver fortement perturbée. Elle réalisa donc assez vite que sa vie serait désormais bien différente, en totale opposition avec celle qu’elle menait ces dernières années. La seule qu’elle connaissait. Pas vraiment évident à accepter comme changement, pas vraiment facile d’y croire également. Elle avait décidé de rentrer chez elle pour se reposer. Quand on vous annonce des chiffres faramineux alors que vous avez toujours tiré la corde pour joindre les deux bouts et tenter de remplir au minimum votre assiette au moins une fois par jour sans pour autant y parvenir à chaque fois, ça a de quoi vous secouer la panse et vous dresser les cheveux sur la tête pour un moment. Et qui plus est quand ça vient de vos parents perdus de vue depuis belle lurette, la panse retournée et le poil dressé, c’est pour l’éternité. Jayny n’avait pas dormi la nuit précédente, perturbée par ce rendez-vous. Elle était épuisée. Trop d’informations s’étaient heurtées dans son cerveau où tout s’en trouvait mélangé sans ménagement. Chamboulée comme un terrain de jeu malmené innocemment par une équipe de mômes sans foi ni loi. Un véritable terrain de manœuvre, quoi !

À son réveil, Jayny ne savait pas à quel morceau de sa vie se connecter, elle se sentait littéralement perdue. Alors, elle prit la décision de partir. Partir par le premier train. Partir au bout du monde. Partir pour trouver des dauphins plutôt que des requins. Partir pour oublier plutôt que de trop se souvenir. Partir pour dormir enfin, plutôt que de somnoler d’un œil. Enfin… partir loin, autant que possible ! Mais, loin c’est parfois tout près ou encore trop près. Partir c’est aussi penser au retour. Elle ne voulait plus penser à rien !
 
 
Chapitre II


Elle a une minute trente, pas une seconde de plus pour grimper dans le train. Jayny court aussi vite qu’elle le peut et commence à douter de ses capacités de rapidité. Elle n’a jamais été très bonne en sport, certes, mais enfin, cinquante mètres ce n’est tout de même pas la mer à boire et encore moins le bout du monde. Elle s’engouffre dans le premier wagon à la dernière seconde lorsque la sonnerie de fermeture des portes retentit. Elle est dégoulinante de sueur et pense que ce n’est pas très malin par ce froid matinal. L’hiver a décidé d’empiéter sur l’espace-temps du printemps. Il ne veut pas céder la place ni au soleil ni à la douceur, rendant ainsi les jours gris et moroses comme si la vie n’était pas assez capricieuse pour l’être toute seule sans avoir son concours. Plus rien n’est à sa place. Plus rien ne respecte sa place ! Elle parcourt le wagon à la recherche d’un siège disponible. Elle n’a pas réservé et n’a même pas de billet. Une petite voix intérieure la serine en lui rappelant continuellement que c’est franchement malhonnête. Elle le sait bien, mais elle n’était pas en avance et elle ne voulait surtout pas rater ce train-là.

Dans le second wagon, elle trouve une place dont le siège semble libre, espérant que cette place n’a pas été réservée. Elle enfonce son sac dans le support à bagages au-dessus du siège et s'installe faussement nonchalante. Elle se dit que maintenant elle peut souffler au moins cinq minutes. La tête appuyée contre la vitre, elle se met à réfléchir à ce qu’elle allait bien pouvoir inventer pour éviter l’amende lorsque le contrôleur allait lui demander son titre de transport. Dans ces trains-là, il y a toujours des contrôleurs. Elle n’avait pas envie de se creuser. Elle verrait le moment venu. Dans l’immédiat, elle regarde le paysage qui change à mesure que le train s’éloigne de la ville. Une question incongrue lui chatouille tout de même les neurones. Rien d’existentiel, mais… Combien de fessiers, discrets ou non, propres ou pas, gros ou menus, s’étaient posés sur le siège qu’elle avait choisi pour y installer son propre postérieur. Rien de très passionnant, mais…

Durant un peu plus de quatre heures trente, les paysages allaient se succéder, certains très beaux, d’autres très laids. Quatre heures trente qu’elle allait employer à réfléchir, à penser, à se demander ce qu’elle faisait dans ce train, et si ç’avait été une idée judicieuse de partir brusquement sans entamer la moindre réflexion. En se levant ce matin, un quart de seconde lui avait suffi pour plier bagage. Un quart de seconde sans se poser de questions, comme une évidence indiscutable. Un sac, quelques changes et rien de plus. Même son téléphone portable, elle avait bien failli l’oublier, ce qui n’aurait pas été un manque en soi, pense-t-elle à ce propos. Elle avait mal dormi, mal rêvé et finalement, elle s’était mal réveillée. Les évènements de la veille l’avaient remuée dans tous les sens. Plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Plus qu’elle ne l’aurait souhaité.

Ma vie ressemble à un terrain de manœuvres, pratiquement une copie conforme. Un désert de ruines. Un champ de bataille à perte d'années. Le sang de mes veines, c'est la sève de la terreur et de la rage, les globules de la haine et de l'incompréhension. Cela fait trop longtemps que je rode dans les ruines d'une vie que je ne veux pas, et que je n’ai jamais souhaitée par ailleurs. Chaque bonheur, même le plus petit, s'efface par un malheur inattendu ou par quelque malentendu imprévisible.

Je n’ai jamais compris à quoi cela rime. Je ne me sens à peu près bien que lorsque je suis seule parce que, dans ces moments-là, il n’y a personne pour m’inciser davantage. Personne pour me bousculer ou me brutaliser un peu plus. Personne pour incruster le mal dans mon cœur usé, désabusé. Même si le vide est parfois insoutenable, il est en tout cas plus supportable que tout le reste. L’important n’étant plus d’être heureuse, mais au contraire de commencer par ne plus être malheureuse. Ça, c’est déjà du boulot à temps plein !

Ma carapace s’est épaissie au fil des années à force de chercher la beauté dans les cœurs, seulement ces derniers temps, je la sens s’effriter à divers endroits. Je ne veux pas que mon intérieur profond soit envahi, abimé, sali, c’est tout ce qui me reste de bon. Et peut-être même de bien. C’est tout ce qu’il me reste pour me raccrocher. Alors, préservation vaut mieux qu’imprudence !

J’ai peur de tout. J’ai mal de tout. Je suis en souffrance de tout. Un mètre soixante-dix de souffrances. Cinquante-cinq kilos de larmes. Les veines sclérosées de douleurs multipliées. Un fardeau invisible, mais qui devient un poids intolérable. Vingt-quatre ans à garder et regarder des douleurs qu’il faut taire à défaut de parvenir à les esquiver.

Vingt-quatre ans à accumuler les brutalités en faisant de faux sourires, trop souvent pour masquer le mal et le mal-être. Faire semblant pour se cacher derrière le rideau invisible de l’espoir pour en appeler à la venue de jours meilleurs. Et la honte qui englobe tout ce fatras. La honte, c’est tellement difficile de vivre avec elle. Elle s’incruste, s’insinue, partout. Difficile d’accepter le partage d’une vie avec elle et parvenir à faire bon ménage. Parce qu’elle, elle veut tout le terrain, cette garce ! Elle s’accapare l’espace et prend ses aises en égoïste. Elle ne se contente pas d’un petit lopin. Non, non, non, elle veut tout et elle prend tout, sans même en faire la demande. Là aussi, sans même négocier. C’est une bataille de tous les instants, surtout lorsqu’elle émane d’une injustice impunie.

Depuis longtemps, je vis des envies de mourir qui reviennent périodiquement. Mais, n’est-ce pas trop facile… la fuite ? En finir pour que tout s’arrête au lieu de combattre me semble un geste tellement désespéré, tout en étant lâche et courageux à la fois. Ça s’en va, ça revient. Ça s’en va, ça revient encore. Tout le temps. Je voulais des enfants plus que tout au monde et ça, ce n’est pas compliqué à comprendre. Je me disais toujours qu’avec eux, j’aurais du bonheur. Qu’ils seraient le moteur qui teinterait les jours de couleurs d’arc-en-ciel. Qu’avec eux au moins, la noirceur ne pourrait plus exister parce qu’elle serait recouverte à chaque minute par les teintes de la gaieté absolue et infinie, de l’amour inconditionnel. Cela aurait pu être le cas, malheureusement ça ne l’est pas. C’est grâce à ce désir que je suis toujours là, à marcher sur mes décombres.

Il n’y a que ce désir de procréer qui parvient à remettre mon moteur en route et mon cœur à zéro. Il n’y a que lui qui m’empêche de fuir. C’est grâce à lui que je me lève le matin. Grâce à lui encore que j’arrive à sourire et que je ne m’éteins pas ou pas complètement. S’ils savaient ces bébés, non encore nés, combien ils sont indispensables à mon existence ! À ma survie. Combien j’ai besoin de penser à eux ! Combien j’ai besoin de leur kérosène invisible ! Je ne me sens pas responsable, mais obligée de continuer à être là pour eux. On pourrait penser que c’est idiot un tel raisonnement, pourtant pas tant que cela finalement.

Certains se raccrochent à la religion, d’autres à leurs proches… Moi, je me raccroche à ces bébés non encore nés, parce que déçue, il y a longtemps que j’ai perdu la foi. Elle ne m’a jamais vraiment aidée ni suivie. Quant aux proches… ben… y en a pas, hein ! Chacun fait comme il peut plus que comme il veut, alors aucune raison que ce soit différent pour moi. La vie n’offre pas toujours trente-six options ni même les meilleures. Pour certains, la vie est un parcours du combattant où leur place se trouve indubitablement la première… mais, en partant de la fin.
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Un Nouveau Départ-T2-Les affres du passé de Christelle Morize



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Etroitement enlacés sous la couette, Jane et Luke profitaient du silence intime qui s’était installé entre eux. Peut-être pour reprendre leur souffle. Après leur première fois devant la cheminée, ils s’étaient attardés sur la tarte qui, comme l’avait si bien précisé Jane, était tendre et succulente. Puis en rangeant la cuisine, ils avaient chahuté comme deux jeunes adolescents et le fait d’être couverts de farine des pieds à la tête ne les avait pas empêchés de faire l’amour une seconde fois. Alors que l’horloge annonçait deux heures du matin, Luke avait aidé la jeune femme à nettoyer les dégâts tout en terminant la tarte. S’était imposée alors une douche bien méritée où ils s’étaient donnés à nouveau l’un à l’autre sans aucune restriction.
L’oreille collée contre son torse, Jane écoutait les battements réguliers de son cœur. Une douce mélodie qui semblait l’apaiser. Elle se sentait enfin à sa place, là, lovée dans ses bras. Un sentiment de sécurité s’était emparé d’elle à l’instant même où Luke l’avait attirée contre lui après leur dernier corps à corps torride.
– Je n’ai jamais fait autant l’amour de toute ma vie, murmura-t-elle avec un soupir d’aise.
Elle était allongée sur lui, douce, chaude et rassasiée.
– Moi non plus.
Intriguée par sa réponse, Jane s’accouda et posa une main sur le large torse.
– Même pas avec ton ex-femme ? 
– Eh non ! Même si c’était le seul sujet sur lequel on s’entendait plutôt bien, Debbie n’était pas trop portée sexe. Elle était obsédée par ses études et, il faut bien avouer qu’avec mon travail, nos emplois du temps respectifs ne jouaient pas en notre faveur.
Jane minauda une légère grimace.
– J’aimerais trouver autant d’excuses à Brett, mais je crains qu’il ait eu assez de maîtresses pour construire son propre harem.
Alors qu’il s’évertuait à remettre les cheveux de la jeune femme en ordre, celle-ci le dévisageait sans dissimuler un air amusé.
– C’est donc une première pour chacun de nous, remarqua-t-elle, comme pour changer de sujet.
– Oui madame, et j’espère que ce ne sera pas notre dernière expérience.
– Houlà non ! J’ai bien l’intention de remettre ça dès que mon corps aura repris des forces, sourit Jane, qui pensait déjà à leur sortie au parc Yellowstone.
Elle imaginait sans conteste leurs journées remplies de découvertes au beau milieu de la faune sauvage et leurs nuits à se réchauffer en faisant l’amour jusqu’à plus soif. Le programme lui plaisait déjà. Jamais elle n’avait été autant surexcitée à l’idée de passer quelques jours en compagnie d’un homme.
– Qu’est-ce que ça représente ? Finit-elle par demander, alors que ses doigts suivaient les courbes du tatouage.
– Un totem indien.
– Vraiment ? Ce genre de sculptures en bois où on voit des animaux mythiques et des têtes humaines enchevêtrées ? S’étonna Jane en essayant de chercher le long du bras musclé une quelconque image qui lui rappellerait un animal.
– C’est très subjectif, répondit Luke, il faut beaucoup d’imagination pour apercevoir les animaux cachés derrière ce tatouage. (Il lui adressa un air presque navré.) Le résultat était plus impressionnant sur le papier.
– Oh, je le trouve magnifique.
– Mon père n’était pas de cet avis, expliqua Luke, en levant le bras à la hauteur de son regard. Pour lui, c’était une folie. Je me serais fait entraîner par les copains durant mon service militaire. Mais, quand je lui ai expliqué que j’avais besoin de trouver quelque chose qui me reliait à ma mère et ses ancêtres, il a fini par l’accepter.
Alors qu’elle était certaine d’avoir aperçu la silhouette d’un loup parmi les innombrables formes du tribal, Jane releva la tête vers son amant.
– Ta mère était amérindienne ?
– D’origine Cheyenne par sa mère, confirma Luke. Mes grands-parents formaient un couple peu ordinaire. Elle faisait partie de la tribu des Cheyennes du Nord et lui, un Afro-américain tout droit débarqué de Philadelphie. Dans les années 50, les mariages interraciaux étaient interdits. Ils se sont donc vus en cachette. Puis, après la naissance de ma mère, mon grand-père a trouvé un boulot mieux payé mais qui le forçait à s’éloigner plus souvent.
Jane comprenait maintenant d’où lui venait cette peau hâlée. En revanche, Luke ne possédait aucun trait amérindien, ce qui n’était pas le cas de Nicole. Celle-ci devait beaucoup ressembler à sa mère.
– C’est vraiment triste de ne pas vivre au grand jour un amour aussi fort que celui qu’ils devaient partager.
– Ils se sont quand même mariés, remarqua Luke, sur le tard, certes. Mais leur union a été acceptée par la communauté cheyenne. Je pense qu’ils n’avaient besoin de rien d’autre pour être heureux.
A peine sa phrase terminée que la sonnerie d’un téléphone résonna dans la chambre. Instinctivement, Jane vérifia l’heure. Cinq heures du matin, donc sept de plus à Londres. Elle se demandait ce que pouvait bien faire Charlie en ce moment. Probablement en balade avec Hope dans la capitale anglaise à faire les boutiques. La jeune femme se promit d’aller visiter le Facebook de sa fille dans la journée, ne serait-ce pour se rassurer que sa fille allait bien.
– Désolé, c’est mon réveil matin, laissa échapper Luke, en éteignant l’appareil.
– Je suis désolée que tu n’aies pas pu te reposer, minauda Jane. 
– J’ai déjà eu des nuits de garde que j’enchaînai avec une journée de boulot, lui apprit-il en s’étirant.
Jane sentit ses muscles rouler sous ses doigts. Une forme d’excitation la gagna aussitôt. Non pas qu’elle voulait encore faire l’amour ; son corps semblait assouvi comme jamais auparavant. Mais elle aimait être allongée sur ce corps musclé et puissant, sentir ses énormes mains caresser son dos, ses fesses. Il y avait là une certaine continuité de leur folle nuit d’amour.
– Est-ce bien raisonnable ? Murmura-t-elle, en se hissant à la hauteur de ses lèvres. Le shérif doit penser à se reposer.
Elle glissa les doigts dans sa barbe souple et soyeuse, caressa du pouce ses lèvres charnues.
– Le week-end arrive et les vacances aussi, déclara Luke, avec son sourire en coin. J’ai d’ailleurs beaucoup d’idées sur la façon d’employer mon temps pendant cette période.
Aucun doute possible ! Jane était incluse dans ses projets et pour que la jeune femme le comprenne davantage, Luke s’empara de ses lèvres. Ils s’embrassèrent longuement, à en perdre le souffle. Elle se redressa lentement, puis plongea son regard émeraude dans les prunelles bleues, remarquant par la même occasion que des nuances de gris ou un soupçon de vert s’insinuaient selon ses humeurs. Des nuances plus brillantes quand il souriait, plus prononcées quand il jouissait et d’un bleu plus profond comme quand, quelques minutes plus tôt, il l’avait désirée pour la troisième fois.
– Tu parles du parc Yellowstone ?
– Entre autres ! J’ai bien l’intention de pousser mon corps à l’extrême, autant dans les randonnées que dans la chambre d’hôtel. 
Le doute n’était plus permis et tous tabous n’avaient plus leur place dans leur conversation. Cette délicieuse affinité qu’ils avaient découverte durant leur rencontre prenait doucement la forme d’une relation étroite. Restait à savoir combien de temps cela allait durer. Jane refusait de se poser la question. Elle voulait profiter de l’instant présent avec Luke, de ce qu’ils avaient à s’offrir l’un pour l’autre.
– Ce programme me convient très bien, consentit-elle avec un sourire espiègle.
– Je me doutais que ça te plairait, déclara-t-il en la faisant basculer sur le dos.
La jeune femme éclata de rire, amusée par ce rapport de force que Luke aimait garder entre eux. Imposant, nettement plus lourd qu’elle, il l’aurait sûrement écrasée de tout son poids s’il ne s’était pas accoudé.
– Mais pour l’heure, j’ai encore une journée de travail, remarqua-t-il, peu enclin à se lever.
Il serait bien resté ainsi quelques minutes de plus à la dévorer des yeux, l’embrasser, la serrer nue contre lui. Une sensation qu’il avait tant désiré depuis leur première rencontre et probablement plus les jours qui avaient suivis. Cette nuit fut à la hauteur de ses attentes. Il avait aimé chacun de ses soupirs, de ses gémissements, sa façon de crier pendant la jouissance extrême. La regarder haleter sous ses caresses l’avait rendu complètement fou. Lui-même s’était laissé aller, plus qu’il ne l’avait jamais fait avec ses anciennes partenaires sexuelles.
Dieu merci, ils étaient seuls dans la maison et ce serait le cas dans leur cabine de location, qui se situait à deux minutes de l’entrée nord du parc Yellowstone et non loin de la ville Gardiner. Ils pourront ainsi remplir leurs poumons d’air frais durant leurs escapades la journée et s’adonner à leur sport favori la nuit.
– Moi aussi, j’ai beaucoup de choses à faire aujourd’hui, confia Jane, en glissant les bras autour de son cou. Je dois aller voir monsieur Benson, en espérant qu’il pourra réparer le tableau avant Noël. Je voulais quelque chose de spécial pour Susan, mais je ne peux décemment pas lui offrir dans cet état. Je pense aller faire un tour sur le marché de Noël. Il me fau absolument un sapin et une jolie couronne. Ensuite, je vais sûrement me renseigner sur le propriétaire des initiales du deuxième cœur. Peut-être que ma tante sait quelque chose à son sujet.
– Peut-être effectivement, supposa Luke, mais, si tel était le cas, elle t’en aurait parlé plus tôt.
– C’est vrai, soupira Jane, en marquant une courte pause. Je n’imagine pas que ma mère ait pu cacher quelque chose d’aussi important à Susan. Elles étaient tellement fusionnelles toutes les deux. 
– Tout le monde possède son propre jardin secret, sans que ce soit pour autant une intrigue lourde de conséquence.
– Je sais, minauda Jane, mais cette fois, ma mère a peint cette toile pour me dire quelque chose. Je suis en droit de supposer qu’elle n’en était pas fière pour ne pas avoir eu le courage de me le dire directement. Le soir de sa mort, elle m’a juste fait promettre une chose.
– Laquelle ?
– De tout faire pour réaliser mes rêves, même si pour cela, je devais quitter Bozeman. Elle savait que je voulais voyager, découvrir d’autres cultures. Je ne cessais de lui en parler. Aujourd’hui, je me sens terriblement mal parce que j’ai l’impression d’avoir tout foirer.
Luke lui déposa un baiser sur le bord des lèvres. 
– En vérité, le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout.
– Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, reconnut Jane, visiblement impressionnée. J’ignorai que tu aimais lire des auteurs français.
La jeune femme était très touchée qu’il ait utilisé une citation pour la rassurer, lui faire comprendre que sa vie pouvait lui apporter de magnifiques surprises. 
Luke étant la première depuis son retour à Bozeman.
– Tu te souviens que mon père était enseignant à l’université de Chicago, lui rappela Luke, il était professeur d’histoire et de langues anciennes. Mais il adorait lire le reste du temps. Tout comme toi, un grand fan de littérature étrangère, notamment française. Il nous a communiqué à tous les trois sa passion de la lecture, même si notre vocation se trouvait ailleurs. Tout ça pour te dire que tu peux encore réaliser tes rêves.
Une fois de plus, la sonnerie du téléphone résonna dans la pièce. Luke lâcha un soupir, déçu de devoir partir. Il se sentait si bien en compagnie de Jane, quelles que fussent leurs activités. Parler, rire, faire l’amour. Tout lui semblait évident avec elle.
– Allez shérif ! C’est l’heure de monter ton fidèle destrier et d’aller pourchasser les méchants, plaisanta la jeune femme, en glissant les doigts dans sa barbe. 
Il ne put réprimer un sourire et déposa un baiser chaste sur ses lèvres avant de sortir du lit. Jane admira son corps entièrement nu, frissonnant au souvenir de leurs étreintes torrides. La poitrine dissimulée sous le drap, elle le regarda chercher ses vêtements et les enfiler avec nonchalance.
– Que dirais-tu d’aller dîner au restaurant ce soir ? Finit-il par demander, en s’asseyant sur le bord du lit.
– Ce sera avec grand plaisir, sourit la jeune femme, avant de prendre un air embarrassé. Mais… je ne sais pas trop comment me comporter vis-à-vis de toi devant les autres. Doit-on tout leur dire à propos de nous ? A ta sœur, Susan et Betty…
Quoique Jane avait une idée de ce que ferait cette dernière dès qu’elle apprendrait que sa relation avec Luke venait de franchir une étape importante.
– Hors de question de mentir à qui que ce soit, coupa doucement Luke, et puis, je pense qu’ils le verront par eux-mêmes. D’ailleurs, Nicole doit avoir déjà de sérieux doutes puisque je ne suis pas rentré hier soir.
Rassurée de constater que Luke assumait sans conteste leur relation si soudaine, Jane imaginait déjà la réaction de Betty. Elle espérait secrètement que Susan en soit tout aussi heureuse. La jeune femme enfila son peignoir et le raccompagna jusqu’à la porte, non sans obtenir un long et délicieux baiser. La maison lui parut soudainement vide après le départ de Luke. Etrange comme Jane s’habituait à sa présence.
Elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire, raviva le feu et ouvrit la porte à Dixie et son chiot pour qu’elles aillent se dégourdir un peu les pattes. Jane remarqua qu’il avait beaucoup neigé durant la nuit. Le paysage n’en était que plus magnifique. Un blanc immaculé recouvrait son terrain et les branches des arbres semblaient peiner sous le poids de la neige.
Une fois les chiennes rentrées, la jeune femme décida de s’offrir quelques heures de sommeil, même si elle savait pertinemment qu’elle aurait du mal à s’endormir après avoir passé la majeure partie de sa nuit dans les bras de Luke. 

Concentrée sur l’écran de son ordinateur, Samantha ne remarqua pas la présence de Meredith Wingreen qui se dirigeait lentement vers son bureau. Son collègue, le remplaçant de Jane, leva un regard ébahi sur l’auteure à succès des Editions Blue Butterfly. Avoisinant les soixante ans, celle-ci en paraissait dix de moins. Ses cheveux gris soigneusement dissimulés derrière une teinte auburn, ce qui faisait ressortir le bleu de ses yeux, Meredith était une femme distinguée, portant toujours des ensembles de grands couturiers.
Elle publiait deux romans chaque année. Et chacun d’eux remportait toujours un succès incroyable auprès des lectrices et lecteurs fans de littérature sentimentale. Ses livres s’envolaient comme des petits pains partout dans le monde. 
De son bureau, Laure, la responsable d’édition, pouvait voir les personnes qui émergeaient de l’ascenseur. Certains auteurs aimaient rendre visite aux éditeurs ou assistants qui avaient contribué à l’évolution de leur roman, surtout en période de fêtes. Mais la plupart du temps, Ashley Davenport, la grande patronne, les suivait de près.
– Madame Wingreen, quel plaisir de vous avoir dans nos locaux ! S’exclama-t-elle, faisant sursauter Samantha. Si vous cherchez Ashley, c’est l’étage au-dessus.
– Je ne me suis pas trompée d’étage, la corrigea Meredith, il se trouve que je devais retrouver Jane Cadwell hier autour d’un thé, comme nous le faisons régulièrement. Elle m’avait pourtant confirmé sa présence par mail et n’a jamais manqué un seul de nos rendez-vous. Je me suis donc inquiétée.
Le visage de Laure vira soudainement au pâle.
– N’ayant pas son numéro de téléphone personnel, je ne pouvais donc pas la joindre, poursuivit Meredith, alors j’ai décidé de venir la voir directement à son bureau.
– Oh je suis désolée, madame Wingreen, mais Jane Cadwell ne travaille plus ici, lui apprit Laure avec une moue contrite.
Surprise par une telle réponse, Meredith se tourna vers le bureau qui fut celui de Jane, observa son remplaçant un court instant, puis fit de nouveau face à Laure.
– Comment ça, elle ne travaille plus chez vous ! Lâcha-t-elle, quelque peu surprise.
– A vrai dire, Jane Cadwell a été virée pour des retards insignifiants, précisa Samantha sans tenir compte du regard furibond de Laure.
Celle-ci s’apprêtait certainement à inventer une autre raison. C’était raté ! Et Samantha s’en félicita intérieurement. Elle avait donc vu juste. C’était bel et bien Laure qui prévenait Ashley de ses retards et cafardait tous les moindres faits et gestes des employés. D’ailleurs, Samantha se souvint qu’elle était au téléphone le jour où Jane avait été renvoyée. L’arrivée de la grande patronne dans les bureaux ne fit que confirmer ses soupçons.
– Meredith ! S’exclama Ashley, avec un large sourire, que nous vaut l’honneur de votre visite ? Votre nouveau manuscrit est déjà prêt ? Vous m’étonnerez toujours.
A la voir toute pimpante, accueillant les auteurs avec autant d’enthousiasme, il était difficile à croire que cette femme se comportait comme un tyran avec ses employés.
– Je suis censée vous envoyer les premiers chapitres courant mars comme prévu et le manuscrit complet en juin, répondit Meredith, avant de désigner de la main l’ancien fauteuil de Jane, mais comme vous venez de renvoyer une des rares personnes qui me poussait à rester chez vous, je ne sais pas si je vais renouveler mon contrat finalement.
– Oh Meredith ! Laissa échapper Ashley, comme si ces quelques mots la blessaient profondément. (C’était plutôt l’énorme chiffre d’affaires qu’elle risquait de perdre qui la faisait blêmir.) Nous travaillons ensemble depuis presque dix ans. Pourquoi voudriez-vous quitter les Editions Blue Butterfly ?
Meredith n’aurait pas été la première. Quelques semaines auparavant, Mark Newman avait résilié son contrat avec la maison d’éditions sans que quiconque ne sache exactement pourquoi. Six mois plus tôt, un jeune auteur s’était tourné vers un autre éditeur. Evidemment, chaque personne travaillant pour Ashley Davenport savait pertinemment que cette dernière demeurait la raison de tous ces départs. Celle-ci agita immédiatement la main, comme pour demander à Meredith de ne pas répondre tout de suite.
– Et si nous allions en parler dans mon bureau ? Proposa-t-elle, visiblement embarrassée d’avoir cette conversation devant tout le monde. 
– Je n’ai pas le temps, lâcha Meredith, d’un ton agacé, il se trouve que je déjeune avec des amis de passage à Los Angeles.
– Mais…
– Je vous ferai savoir quelle sera ma décision quant à mon renouvellement de contrat, coupa-t-elle en se dirigeant vers l’ascenseur, talonnée par une Ashley décontenancée. Je regrette fortement l’époque où votre père dirigeait sa maison d’éditions. Il recevait ses auteurs avec chaleur et convivialité. Avec vous, j’ai l’impression d’être un chèque ambulant.
Sans oublier les décorations de Noël quasiment inexistantes.
Samantha riait intérieurement devant la mine déconfite de sa patronne. Elle se retenait d’éclater de rire. Le regard furieux de Laure réprima cette envie soudaine. Nul doute que cette dernière allait mettre au courant la grande patronne. Cependant, Samantha ne regrettait pas d’avoir avoué la vérité à Meredith Wingreen. Ashley et sa responsable d’éditions n’auraient certainement pas hésité à traîner la réputation de Jane dans la boue pour justifier leurs malversations.
– Tu es contente de toi ? Persifla Laure, les bras croisés devant elle. Nous risquons de perdre une de nos meilleures auteures par ta faute.
– Ne mets pas ton incapacité à fermer ta grande gueule sur le dos des autres, trancha Samantha, en se levant d’un bond. (Elle pointa un doigt accusateur dans sa direction.) Si tu pouvais éviter d’appeler Ashley dès qu’il se passe quelque chose, chacun de nous s’en porterait mieux. Maintenant, j’aimerais finir mon travail sans être dérangée, est-ce possible ?
Tous les regards étaient tournés vers Laure et cette dernière ressentit toute la colère que certains nourrissaient à son égard. Apparemment, beaucoup avaient déjà remarqué son manège et ne l’appréciaient guère. 
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Avis : auteurs auto-édités / La dernière morsure d'Apollonie Sbragia
« Dernier message par Antalmos le jeu. 14/04/2022 à 19:24 »
Pour une fois, je ne vais pas y aller par quatre chemins : je mets d'office 5 ???? pour le premier roman d'Appollonie Sbragia : La dernière morsure. Pour un coup d'essai, c'est un coup de maître.
C'est même un énorme coup de cœur pour moi qui suis fan de polar, à plus forte raison quand c'est noir et là je dois dire que j'ai été servi, c'est bien noir et l'autrice ne fait pas dans la demie mesure, c'est noir du début à la fin jusque dans les dernières lignes. Et pour cause, l'histoire commence avec la découverte du corps, où plutôt ce qu'il en reste, d'un enfant retrouvé sauvagement assassiné et mutilé.
Paradoxalement, j'ai mis un certain temps avant d'entamer sa lecture justement parce que les meurtres concernaient des enfants. Mais la qualité d'écriture de l'autrice, efficace et maîtrisée, la qualité de l'intrigue et ses rebondissements m'ont plutôt fait regretter de ne pas l'avoir commencé plus tôt.
J'ai donc trouvé dans ce polar tout ce que j'aime trouver dans un roman de ce genre : un tueur en série, une flic torturée par son passé, une enquête bien menée par les policiers même si certains agissements m'ont parfois surpris, des descriptions des personnages et des lieux très bien décrits avec juste ce qu'il faut sans faire dans l'excès, de l'action, des personnages attachants, des rebondissements à souhaits et un suspense omniprésent après la disparition d'un autre enfant. Car c'est bien cela qui va tenir en haleine le lecteur pendant une grande partie du roman : notre équipe, composée d'un trio soudé, une jeune recrue, un policier avec des problèmes familiaux et une flic en proie à ses propres démons, arrivera-t-elle à retrouver l'enfant avant qu'il ne soit trop tard ?
Pour le savoir, il ne vous reste plus qu'à le lire.
Ce roman est un véritable page-Turner avec ses chapitres courts qui se concluent souvent par un petit rebondissement qui vous donne envie de passer au suivant.
J'avoue que l'épilogue m'avait paru arriver assez vite et je l'ai relu deux fois, craignant d'avoir loupé quelque chose, mais au final c'est un énième rebondissement de plus.
Bref, c'est un roman que je recommande fortement de lire pour qui aime le genre et pour ma part, j'achèterai les prochains livres de l'autrice les yeux fermés.
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