Auteur Sujet: Nouvelle N°8 : La reine des courges  (Lu 9801 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°8 : La reine des courges
« le: ven. 28/10/2016 à 23:35 »
 Bonsoir à tous :bonjour:
8e semaine du Trophée Anonym'us
 Vous aimez les routiers sympas comme disait Max Meynier ? ...
 et bien... Bonne lecture alors :clindoeil:   



LA REINE DES COURGES


Ça les faisait rire ces cons. Ça ne loupait jamais. Une gonzesse pouvait être vendeuse, coiffeuse, maître nageuse et même empoisonneuse, allumeuse de première, branleuse comme pas deux, pourquoi pas enculeuse de mouches, mais camionneuse, ah ça, non ! Quand c’était pas un gag, c’était un tabou.

Il y a des métiers comme ça qui tolèrent mal – mâle – le suffixe. Une fois Joséphine avait pris en stop deux tailleuses de pierre. Elles étaient pas bézef non plus les tailleuses, une toute petite corpo de courageuses. Encore un « euse » ! Elles avaient profité du casse-croûte au Béarnais sur la 117 pour débiter leurs déboires analogues. Camionneuse, comme tailleuse, allumait dans l’œil de l’abruti moyen une lueur, pour ne pas dire une flambée, égrillarde, convoquait les images du dernier porno sabbatique, avec ou sans décodeur, les dérouleuses de câble, les suceuses et, en l’occurrence, les brouteuses. À une raison sociale évocatrice, Joséphine alliait un prénom qui éveille le poète qui sommeille en chaque gros beauf… « Joséphine, celle qui rit quand on la… » Ouais… À la fin du lycée, elle en avait déjà entendu pour toute une vie, aussi, vu la corporation qu’elle rejoignait, elle minimisa les emmerdes prévisibles en se rebaptisant Josèphe. Une petite ablation de rien du tout, la touche finale à une panoplie d’androgyne bizarre. À l’origine, elle avait tout d’une pub Nivea : sylphide, blonde et diaphane. Le genre que l’on peut voir – frange savamment ébouriffée lèvre mordue œil dans le vague –, sur les abribus ou la couverture de Vogue, des mensurations à finir portemanteau chez un haut couturier. Sauf qu’elle n’avait pas lâché le DUT Carrières Sociales pour le mannequinat mais pour le permis poids lourd, qu’elle avait par la même occasion consciencieusement empâté sa silhouette, buriné son teint, coupé et coiffé sa tignasse à la clef de douze. Ca ne l’avait pas tellement aidée à passer inaperçue, mais c’est sûr, elle semblait d’un coup un peu moins L’air du temps de Nina Ricci, un peu plus Kronenbourg.

Camionneuse. Une vocation pas tant contraire que contrariante. Une provocation. Tout pour faire chier. Tout pour cracher à la gueule de sa mère, et du blaireau de sédentaire avec lequel elle s’était recasée, qu’elle allait faire le métier de son père, le vrai, et si possible le retrouver.

Qu’est-ce qu’elle avait à lui reprocher à Robert, en somme ? Rien. Tout. Un papa de rêve, un papounet d’amour, qui lui avait appris à monter à vélo, à faire les règles de trois, à planter des clous, différencier le placo du béton cellulaire, qui lui avait tenu des bassines et passé des compresses sur le front des nuits entières quand elle était malade. Tant qu’elle avait ignoré qu’il venait s’intercaler entre elle et le rêve d’un héros qui serait un jour venu la chercher, la reconnaître, l’emporter au pays des tulipes, elle l’avait idolâtré.

Atomisation du piédestal en deux temps trois mouvements.

Robert avait plus que morflé dans la chute. Faut dire qu’il était déjà pas bien flambant. Un an plus tôt ses reins avaient commencé à déconner sévère. S’étaient ensuivis des mois de calvaire : examens, endo, colo, cœlio scopies, biopsies, diagnostics pourris, hospitalisations, opérations, néphrectomie, dialyse à vie.

« Pas question ! J’te donne un rein. Vas-y, choisis ! Droit ou gauche ? », elle lui avait balancé. « Tu dis toujours que je suis une "pisse-trois-gouttes", eh ben, je pisserai moins. Gagnant-gagnant ! Tope-la papa ! »

C’est là que la couille était tombée dans le bénitier. Il n’avait pas topé. Il ne voulait pas. Bien sûr qu’il ne voulait pas…

Elle était passée outre, avait suivi le protocole, fait les analyses. Résultat : pas compatibles. Mais bon, « pas compatibles », c’était limite un détail vu la saloperie que le bilan avait remontée à la surface. « Pas compatibles », ça arrivait à des gens très bien. Ça arrivait à des gens d’une même famille, des frères et sœurs, des ascendants et des descendants… Joséphine et Robert n’avaient pas une brindille de ce putain d’arbre généalogique en commun. Rien. Des gènes qui ne s’étaient jamais croisés de près ou de loin. Les résultats étaient formels. Que sa mère ait pu tromper son père c’était dégueulasse. Enfin, ça aurait été dégueulasse si Isabelle avait trompé Robert. Mais non. La seule tricarde dans cette affaire, c’était Joséphine.

La mère s’était fait tirer les vers du nez aux forceps et au crachat. Dans le pavillon de Tourcoing, les « je t’emmerde » avaient soudain volé bas et en escadrons. Résultat : un conte de Noël bien crapoteux. Le récit d’une conception maculée au possible, entre les deux réveillons, dans la cabine d’un poids lourd qui transbahutait des courgettes. Des courgettes en décembre… Et pourquoi pas des abricots ? Huit mois et demi après s’être fait culbuter et déflorer (tant qu’à faire) quasi à l’ombre des cucurbitacées, sa mère avait mis au monde une grande courge. Une grande courge aux cheveux blonds et au regard bleu minéral. Tout était dans l’ordre des choses, ou presque, quand on sait que le camion était immatriculé aux Pays-Bas. Être typée viking, aux antipodes de Robert – brun râblé ténébreux, plus méditerranéen tu meurs –, ne l’avait jamais dérangée. Elle avait gravé dans le cœur envers et contre toute évidence qu’elle lui ressemblait. La fille à son papa. Or, Joséphine avait treize mois quand Robert avait rencontré Isabelle. Il avait pris le lot, épousé l’une reconnu l’autre. Le brave mec. Le cocu volontaire et par procuration. Et maintenant, il aurait voulu quoi à défaut d’un rein ? Une médaille ? Pour bons et loyaux services ? Comment on dit déjà ? « Faire un enfant dans le dos. » Et pourquoi pas « faire un père dans le dos » ? Sans blague ! À rebours de toute logique, elle ne lui pardonnait pas de l’avoir laissée être la fille d’un connard de passage. Il n’avait qu’à être là avant ! Elle ne lui en aurait pas voulu davantage s’il l’avait abusée ; nuance, il l’avait abusée, elle était souillée. Rien que de penser qu’il lui avait donné son bain quand elle était minotte, elle en avait la gerbe. Par une inversion cruelle, elle ne l’appela plus que « l’autre bâtard ». Un retour à l’envoyeur chauffé à blanc. Elle ne remit plus les pieds à l’hôpital. Quant à sa mère, cette conne juste bonne à se faire sauter engrosser, pas foutue d’aller avorter dans la foulée, elle ne lui trouvait pas d’excuse, pas même celle de ses presque dix-sept ans au moment des faits. Qu’une séance de pelotage puisse dégénérer en pénétration pas exactement consentie – soudain plus de patins, de gamelles, de suçotage des babines, pour cause que l’un des deux belligérants appuie sa main sur la bouche de l’autre pour l’empêcher de crier –, bref, qu’il y ait eu ce que certains appelleraient volontiers un viol, non, ça ne l’effleurait pas. Quand Josèphe s’envoyait en l’air, c’est qu’elle l’avait voulu. C’est toujours elle qui lançait les hostilités. Il y avait un bail que ses compatriotes avaient cessé d’essayer de l’attraper ; elle ne couchait qu’avec des étrangers qu’elle allait brancher de façon abrupte, pour ne pas dire péremptoire. Pas de flirt, pas de parade. La chose pure et dure, et dans sa propre cabine. Hors de question qu’elle se fade un duvet douteux ou un plan à trois avec la page centrale de Playboy. À part ça… Difficile de dire si le sordide, le franchement dégueu, l’abject la laissait de marbre ou la branchait méchamment. Quant à ce que tout étudiant en première année de psycho aurait vu comme la reproduction du schéma maternel… rien à foutre. Et la reproduction tout court, n’en parlons pas ! Elle aurait pu porter son stérilet en sautoir, ça aurait eu autant d’effet vu qu’elle n’avait plus l’ombre d’un cycle menstruel. Ce rein qu’elle n’avait pu sacrifier sur l’autel de l’amour filial lui avait coupé les trompes. Ce qui n’enlevait rien à son charme braque et hors du commun. De mémoire de routier, jamais on ne l’avait vue se prendre une veste. Jamais on n’avait vu non plus un homme rester dans sa cabine au-delà des quarante-cinq minutes. Record absolu, sauf… sauf ce Portugais plus fluet qu’elle, timide comme une pâquerette. Cette ablette… Un comble ! Qu’est-ce qu’il lui avait fait de plus que les autres ? La rumeur allait jusqu’à prétendre qu’il avait réussi à remettre le couvert deux ou trois fois. Elle n’était cependant pas plus du genre à s’abonner qu’à s’abandonner et elle avait vite coupé court à ce qui aurait pu passer pour une relation. Quand elle croisait Aurelio, elle le snobait, sans ostentation, simplement comme s’il était invisible. Invisible, mais pas indolore. Le manque, qu’elle avait rayé de son vocabulaire, s’était incrusté sous sa peau, pire qu’une portée d’aoûtats. Dès qu’elle passait à moins de trois mètres du Portugais, ses poils se dressaient, son ventre crépitait, son cœur s’emballait comme celui de n’importe quelle midinette. Elle se faisait payer ces émois de gonzesse standard en invitant instantanément le plus con de la troupe à la baiser – croyait-il, le plus con en question… Dans sa tête à elle, aucune ambiguïté : c’est elle qui le baisait. Celui qui pensait avoir pris la sortie « Mc Do de la tendresse » en était pour ses frais. Plus c’était sagouin, mieux c’était. C’était sa silice. Sa façon de gratter là où ça démange, de ravager la plaie à l’aide du clou réputé chasser l’autre. Un clou rouillé, de préférence. Un accouplement de gorets pour contrer la tendreté. Hors de question qu’elle se tape un gentil. Elle en avait eu un à domicile toute son enfance. La pire engeance. Basta.

À son insu (et il valait mieux parce que sinon elle leur aurait pété la gueule, non mais de quel droit, bande de connards ?!), à son insu, donc, les gars veillaient sur elle lorsqu’elle ramenait un mec à son camion. Après l’avoir raillée, bizutée, l’avoir emmerdée sur sa seule restriction professionnelle – elle ne transportait pas de courgettes. Jamais. Les spéculations étaient allées bon train sur l’embargo à l’encontre du légume sextoyesque –, après avoir rongé leur frein de devoir dormir sur la béquille alors que n’importe quel clampin pouvait se la faire du moment qu’il était immatriculé hors Hexagone, ses confrères avaient fini par la prendre en affection, autant qu’on pouvait affectionner ce genre de gamine urticante. Ainsi, quand elle baisait, ils ne dormaient que d’un œil, ne rongeaient leur gigot que d’une canine. Non qu’on doutât qu’elle soit apte à se défendre comme une grande si elle tombait sur un malotru, mais… c’était plus fort qu’eux, inconsciemment ils la chaperonnaient, restaient en hypervigilance et ne relâchaient la tension que lorsque le gus du jour descendait du camion. L’avantage, c’est que c’était pas long ; ça leur coûtait pas grand-chose et ça leur mettait l’imagination en train.

Aurelio…

Six mois plus tôt, elle s’était dit que ça lui passerait.

Ça ne passait pas.

Au contraire, la brûlure était toujours plus vive.

Un soir, cependant qu’Aurelio la démange plus que de coutume, elle scrute la salle : rien de neuf, rien d’extraordinaire, rien qui lui semble à la hauteur de l’outrage. Et puis, si, finalement. Déglingué juste ce qu’il faut, une gueule d’ange un brin dégueulasse, des yeux ardoise, une brosse grise, les dents un peu en vrac mais bien aiguisées… Une caricature de loup de mer. Sans blague, on le verrait mieux sur l’étiquette d’une boîte de thon ou à la barre d’un trois-mâts qu’au volant d’un 38 tonnes. Pas moche, pas crade, mais quelque chose de vénéneux, de suffisamment malsain pour que l’expédition soit punitive à coup sûr. Banco ! Il en est aux fruits au sirop lorsque Josèphe pique vers lui. Avec la désinvolture habituelle, elle lui propose la botte et le coup de l’étrier, deux en un. Les yeux des convives ne se donnent pas la peine de se braquer sur eux. Tout le monde connaît la scène par cœur. Le type gobe la dernière cerise, engloutit le jus à même le ramequin et après avoir recraché le noyau et s’être essuyé la bouche soigneusement avec sa serviette en papier, et certainement pas avec son revers de manche, il emboîte le pas de la fille.

Selon le règlement, l’effeuillage n’est pas de rigueur. Josèphe préfère que ce soit vite fait bien fait et la plupart des gars s’en accommodent, mais celui-là veut ôter son tee-shirt. Tout ça pour ça. Un truc accroche, il force. Au moment de se rhabiller, il s’aperçoit qu’il a perdu la chaîne qu’il portait au cou. Il faut allumer la lampe… Tout ce que Josèphe déteste : les prolongations en pleine lumière, le vis-à-vis postopératoire. Quand c’est fini, c’est fini. Et là, les voilà à retourner le plumard, à moitié déculottés. Lui, dépoitraillé, surtout. Il retrouve enfin sa médaille. Allez, ouste, dehors ! Mais non, il lui fait face un instant pour montrer son pendentif à l’effigie de…

En dessous de la clavicule, à quelques encablures du téton droit, en diagonale de celui de Josèphe, comme un reflet déconnant, la constellation. Elle la connaît sur le bout des doigts, elle la voit tous les jours dans le miroir et seulement dans le miroir, quand elle est à poil. Cette grappe de grains de beauté lui a longtemps pourri le décolleté... Sa mère essayait toujours de la planquer. Elles avaient fait le tour des dermatos de la région parce qu’elle voulait les lui faire extirper à coup d’azote ou de bistouri sous prétexte qu’une telle profusion ne pouvait être que cancéreuse. Peine perdue. Pas plus de mélanome malin que de beurre en branche, aucun spécialiste n’avait consenti à charcuter la gamine, à remplacer ce signe particulier, somme toute plutôt joli et original, par un tas de cicatrices. C’est l’un d’eux qui avait fait remarquer qu’à la queue en éventail près, l’alignement des points ressemblait à la constellation du scorpion. Le fait qu’elle soit née sous le signe du Verseau n’était pas un argument suffisant pour faire gommer la chose. Sa mère faisait une véritable fixette sur ce truc et voilà que soudain l’Ostrogoth en face d’elle arbore le même ensemble de points, au même endroit. Ça rappelait ce jeu dans les magazines pour enfants : « Relie les points en suivant les numéros et tu trouveras… » Il y avait pourtant longtemps qu’elle ne fait plus semblant de chercher.

Elle ne parvient pas à détacher ses yeux de la poitrine de l’homme. Il pose un doigt sur le dessin :

« Schorpioen ! Ik ben geboren Schorpioen ! Comment dire in frans… ? Scorpio… Tatoeage… tatoo… de sterren… the stars. Constellatie Schorpioen…, baragouine-t-il en pointant maintenant son doigt vers le ciel étoilé. Comprendre ? »

Non, elle ne comprend pas. Elle n’entend plus rien. En revanche, malgré la lumière poisseuse du plafonnier, elle ne doute pas de ce qu’elle voit.

La plainte enfle du gémissement au hurlement. Une sirène détraquée. Elle ne peut plus s’arrêter. Tandis qu’il essaie de la calmer, de la faire taire, elle se met à le griffer. Au visage, aux yeux, mais surtout à la poitrine, là où se pavane le monstre. Elle essaie de l’arracher. Oui, une sirène détraquée, une vierge folle, une furie. Une grande claque l’envoie valdinguer la nuque contre le tableau de bord. C’est dans le silence retrouvé que les gars débarquent, ouvrent la porte et font atterrir le Néerlandais sur le bitume. Ceux qui ne sont pas en train de le lyncher appellent les pompiers ou essaient de ranimer Josèphe.

Joséphine, elle, est déjà loin.


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Re : Nouvelle N°8 : La reine des courges
« Réponse #1 le: dim. 30/10/2016 à 14:22 »
Ah je n'y avais pas songé aux "Routiers sont sympas" et à Max Meynier ! Chapeau bas !

 


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