Auteur Sujet: Nouvelle N°16 : In memory I am  (Lu 16683 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°16 : In memory I am
« le: dim. 21/01/2018 à 16:48 »
Bonjour à tous :bonjour:
16e semaine du trophée Anonym'us ???? quand survivre nous transcende... cela vaut-il vraiment le coup ? :clindoeil:
Bonne lecture :pouceenhaut:

In memory I am

 

    — Police secours à votre écoute. Que puis-je pour vous ?

 

Ça faisait une sacrée paye que j’avais pas entendu une voix. Et un bail que j’avais pas croisé une autre tronche que celle du sale type. Vu que je regardais dans un miroir, y’avait des chances pour que l’espèce de croisement entre une méduse et une hyène déprimée qui me dévisageait, ce soit moi. Depuis qu’on m’a passé les souvenirs à l’estompeuse, je ne sais plus quelle gueule j’avais avant, mais une chose est sûre : les cernes, le crin sur la tête et les cicatrices, ça ne me va pas. J’ai aussi oublié à quoi ressemble ma mère, mais aujourd’hui j’ai l’impression d’assister aux retrouvailles entre une fille et sa mère qu’elle n’a jamais connue. Quel que soit le temps qui s’est écoulé, et dont je n’ai aucune notion, j’ai salement vieilli. Une autre certitude, c’est que je suis vivante, plus vivante que je ne l’ai été ces derniers mois. Ces dernières années ?

Sûrement ces derniers siècles.

 

    — Allo ? Police secours, parlez s’il vous plaît !

 

Les mots se bousculent au portillon, je raconte tout mais rien à la fois, ça arrive dans le désordre, j’ai joué le tiercé des non-partants. Car les muscles de ma mâchoire sont coincés dans les starting-blocks, ils refusent de prendre le départ, tout mon charabia reste bloqué dans les stalles. À l’autre bout du fil, le flic s’énerve, menace, je raccroche.

 

 

Je m’étais réveillée un jour, dans cette pièce immense, aux murs entièrement blancs et bien trop éloignés les uns des autres pour constituer un lieu de vie. Je n’avais pas de réelle conscience de l’espace, pas plus que je n’en avais de mon propre corps.

J’avais fini par réaliser qu’il m’était physiquement impossible de me relever. Pire, j’en étais venue à constater que mon cerveau était désormais incapable de m’en donner l’ordre. Plus aucune force ne me permettait de quitter cette position, et j’étais impuissante à seulement formuler à mes jambes l’ordre de se mouvoir, à mon corps celui de se mettre en branle, à mes bras la requête de me hisser. Je ne parvenais pas plus à bouger la tête, mais la quantité d’efforts que ça me demandait pour arriver à cet échec suffisait à me vider encore plus, à me clouer définitivement au sol. C’est donc au bénéfice d’une concentration de chaque instant, et au prix d’une spectaculaire contorsion des yeux que j’avais fini par apercevoir les tuyaux et les électrodes auxquels j’étais reliée, et qui semblaient m’alimenter et me garder en éveil. Du moins, au sens vital du terme, car les puissants analgésiques qu’on m’administrait m’empêchaient de commander mes membres. Un vrai légume, passé au mixer. 

J’étais perpétuellement maintenue dans un état comateux. Les électrodes implantées sur ma peau faisaient crépiter mes nerfs et tressaillir mon corps, je sentais mes muscles travailler, à la façon dont travaille le bois. On tenait manifestement à me conserver une enveloppe corporelle décente, à faire en sorte que je ne m’atrophie pas. Je ressentais mes muscles, et c’est bien la seule sensation qui me permettait de penser que je n’étais pas morte.

Sur le mur d’en face, il y avait cette énorme pendule, incongrue et bruyante. Il m’avait fallu une bonne dose de concentration pour saisir en quoi elle était si différente. Elle ne possédait qu’une aiguille, la grande, qui était invariablement pointée vers le haut, sur un "12" imaginaire, puisqu’aucun chiffre n’était représenté. Le tic-tac des secondes qui s’égrènent résonnait dans la pièce, mais l’aiguille ne se décalait jamais sur sa droite pour autant. Non, au bout de soixante secondes, c’est le cadran qui tournait sur sa gauche, d’un soixantième de tour, venant positionner une graduation en face de la grande aiguille, toujours aussi verticale. Manifestement, cette pendule n’était pas là pour donner l’heure, mais seulement pour transmettre la notion du temps qui passe, bien qu’il se soit arrêté. Car c’était là tout le paradoxe de cet appareil : par sa seule présence, il suspendait le présent, lui faisait faire du surplace, et vous condamnait à l’éternité.

 

Je me perds dans la contemplation de ce visage inconnu. « Maman ? », je demande. Dans ma tête, car ma bouche n’a pas encore réussi à faire sauter le verrou. Le miroir ne répond pas. « Mamie ? » Question et réponse restent muettes. Le téléphone sonne. Incroyable comme j’ai dû vieillir. Je n’ai plus de souvenirs, pourtant j’ai la nostalgie. Je décroche. Le flic insiste, veut savoir si j’ai des problèmes, me rappelle que le numéro s’affiche sur son terminal et que ce genre de mauvaise blague pourrait me coûter bonbon. J’ai mieux à faire, je suis en train d’apprivoiser ce visage qui me regarde. Je me répète que c’est moi, que c’est à ça que je ressemble. Le flic raccroche. Je rappelle.

Régulièrement, j’avais la visite du sale type. Vêtu d’une blouse blanche et portant des gants, une charlotte et un masque de chirurgien, un stéthoscope. Toute la panoplie du docteur Petiot. Le sale type s’occupait de ma toilette, administrait ma dose d’incapacitant, changeait les cathéters, remettait les électrodes en place. J’étais branchée de partout, des sondes étaient reliées aux voies naturelles, des tuyaux m’alimentaient et me ravitaillaient en toutes sortes de médicaments et de drogues. J’étais sous totale assistance médicale, toutes mes fonctions vitales étaient contrôlées à distance. La seule chose que je maîtrisais encore à peu près, c’était mes pensées. Ma mémoire était restée aux vestiaires, mais ma raison pouvait jouer le match, pas de souci. Mon cerveau ne souffrait presque d’aucune entrave. Chimique, du moins. Car pour le reste, tout semblait avoir été conçu pour que ma cervelle se fasse sauter elle-même… C’est le problème de la conscience, ça te fout rarement la paix. La conscience, c’est la pensée sous ecstasy : même quand la musique s’arrête, elle continue à sauter partout.

Au tout début, j’avais bombardé le sale type de questions. Qui êtes-vous ? Pourquoi moi ? Pourquoi tout ça ? Combien de temps encore ? Combien de temps déjà ? Je lui avais hurlé toutes mes interrogations, les lui avais crachées au visage, avais éructé ma haine et ma colère. Le sale type était resté sourd à tout ce vacarme, comme s’il ne l’entendait pas, comme le flic au téléphone. Et pour cause. Le son de ma voix n’était même plus un souvenir ; dans l’incapacité totale d’ouvrir la bouche, je ne parvenais qu’à expulser de l’air et à n’émettre que de vagues gargouillis à peine audibles. Le visage du sale type ne trahissait aucune émotion. De lui, j’avais seulement la perception d’un regard impassible et l’odeur d’un after-shave de vieux beau.

À l’excavatrice, j’ai passé l’éternelle minute de l’horloge à creuser ma mémoire, à rechercher une raison à tout ça, un mobile. Est-ce que j’étais le fruit expérimental d’un nazi, le jouet même pas sexuel d’un pervers, la prisonnière d’un mauvais rêve ? Je devais peut-être un peu de fric à quelqu’un, quelque part, mais qui n’en doit pas ? Et on ne réduit pas les gens à l’état végétal pour ça. On envoie deux porte-flingues pour récupérer les billets, et basta. On cogne, on viole, on tue, mais on ne fait pas ça. Un tel acharnement, tant de machiavélisme, de moyens déployés, ne pouvaient se justifier que par un massacre à grande échelle. Pourtant je peux jurer sous serment que je n’ai jamais exterminé les ours polaires (une déposition sous serment d’une amnésique, ça compte ?), et si j’ai déporté un peuple, je m’en excuse, je l’ai sûrement pas fait exprès. 

Plus cette foutue minute défilait, plus je tentais de dépoussiérer mes souvenirs, et plus ma mémoire se troublait. Au point que j’avais été prise d’un vertige le jour où j’avais constaté qu’il me fallait faire un effort pour retrouver comment je m’appelais. Effort vain, comme tous les autres.

 

Je reraccroche, il rerappelle. Depuis combien de temps est-ce que je me contemple dans ce miroir ? De toute évidence, bien trop longtemps puisque j’en suis à ne plus supporter le reflet qu’il me propose. Je chasse cette image en balançant mon poing dans la glace ; elle s’étoile et me crache en retour mon reflet kaléidoscopique. Cette image fragmentée de moi-même correspond à celle que j’avais consenti à accepter lorsque ma mémoire s’était barrée par toutes les fenêtres. Une sorte de puzzle dont je n’aurais pas le modèle.

Mes yeux se posent sur la paillasse où s’étalent des flacons, des bocaux, des boîtes, et toute la panoplie du marchand de sommeil. Des seringues, des pilules, des liquides, tout ça soigneusement étiqueté pour qu’on s’y retrouve. Des cahiers, un Vidal, des livres, des notes, des relevés de température. Du latin, du grec, du sanskrit. Et des couleurs. Pour surligner, entourer, raturer. Les étiquettes des flacons subissent la même furie chromatique : rose pour les analgésiques, vert pour les opiacés, jaune pour les stimulants, bleu pour les amnésiants. Toute la palette de l’arc-en-ciel pour rendre la vie en noir et blanc.

 

L’immense pièce était constamment éclairée, d’une lumière hésitante, flageolante, accompagnée de son inévitable grésillement. A-t-on jamais pensé à guillotiner le sadique qui a inventé le tube au néon ?

La pendule serinait invariablement le tic-tac des secondes ; les heures défilaient à tâtons, sans se préoccuper de la suivante, ne conservant que leur notion de division du temps et perdant celle d’indication. En fait, la seule chose qui avançait, c’était cette éternelle minute qui faisait du surplace. La minute se suit et se ressemble.

Une fois la notion du temps définitivement confisquée, je m’étais retrouvée à vivre à l’intérieur de moi-même. Emprisonnée dans mes propres pensées, je m’étais résolue à faire mon lit dans les circonvolutions de mon cerveau. Mon confort dépendait de l’ordre que je mettais dans mes idées.

Cette minute, dont on ne sait jamais si elle avance ou si elle recule, m’avait perdue dans les méandres de mes réflexions. L’instant n’existait plus, il m’était devenu impossible de savoir si j’envisageais le passé ou si j’avais la nostalgie du futur. J’avais traversé un désert de sensations et avais atteint, au bout de celui-ci, la plage d’un océan de perplexités. Pour continuer à progresser, je devais me jeter à l’eau et tenter de gagner l’autre rive, en supposant qu’il y en ait une.

Et j’avais senti l’eau me saisir les reins. Il m’avait fallu quelques tic-tac pour comprendre que la métaphore n’en était pas une, et que j’avais réellement le cul trempé. Dans un réflexe inutile, propre aux personnes amputées d’un membre, j’avais esquissé un geste de la main en direction de mon dos. Et miraculeusement, celle-ci avait semblé réagir. Rien de flagrant, ni même de visible. Mais une sensation perceptible de mouvement. De possibilité de mouvement. J’avais retenté l’expérience, et ce coup-ci j’avais senti mes doigts grincer, mais bouger. Puis j’avais donné l’ordre à ma tête de se tourner, et au bout d’un effort surhumain, infini, j’étais enfin parvenue à regarder le plafond.

Lors de la dernière toilette, le sale type avait dû arracher malencontreusement un cathéter, car la drogue qu’on m’administrait depuis le début me pissait le long des reins, et ne produisait apparemment plus son effet. Progressivement, j’avais retrouvé des sensations physiques. J’étais comme un gosse avec un de ces jouets d’apprentissage : on tape sur un gros bouton représentant un animal, et un panneau s’ouvre, qui montre l’animal demandé. J’appuyais sur le bouton "tourner pied droit", et mon pied droit tournait. Je me concentrais sur ma bouche, et ma mâchoire s’ouvrait. Je m’étais amusée un moment avec mon nouveau joujou, et avais éprouvé un sentiment que je n’avais plus connu depuis belle lurette. Le plaisir de lever la papatte, de se gratter derrière l’oreille, de remuer la queue.

Rapidement, j’avais repensé au sale type. Pour sûr, lui il serait un peu moins enthousiaste en découvrant tout ce bordel. En constatant que son joujou à lui n’était plus cassé, mais fonctionnait de nouveau. Alors je ne m’étais contentée que de brefs mouvements, pour ne pas me faire gauler en pleine séance de gymnastique, et pour ne pas éveiller les soupçons en me présentant dans une posture différente de celle habituelle. Puis j’avais décidé de faire ce que je faisais de mieux depuis pas mal de temps maintenant : attendre.

Le sale type est revenu pour ma toilette. En se penchant par-dessus mon corps, il est tombé sur la flaque dans laquelle je pataugeais. J’ai alors profité des interlocations aquatiques de mon tortionnaire pour m’emparer d’une seringue sur le plateau et la lui planter dans le cou. Ma dextérité étant ce qu’elle était après tant d’inactivité, l’aiguille s’est plantée dans son œil. Je me suis réjouie d’avoir ressenti la douleur jusque dans ma main, après l’impact. La douleur, douce sensation trop longtemps oubliée.

Je me suis difficilement débarrassée du corps inerte avachi sur moi. Je me suis relevée tout aussi péniblement, m’y reprenant à plusieurs fois pour lutter contre les vertiges qui me ramenaient invariablement vers le sol. Puis une fois rétablie, avec la ceinture de la blouse du sale type, je lui ai ligoté les mains dans le dos. Alors, l’ennemi maîtrisé, je me suis assise à côté de lui et ai de nouveau passé une minute infinie à attendre. Attendre que tout se remette progressivement en place.

J’ai pourtant fini par me redresser, et, après tant d’heures passées à m’emmerder, je suis allée décrocher la pendule et en ai retiré la pile. J’avais enfin tué le temps.

 

Les flics ont pu géolocaliser l’adresse et sont venus défoncer la porte du laboratoire, où ils m’ont trouvée prostrée, les mains en sang d’avoir brisé un miroir, des flacons, des seringues. Dans la pièce contiguë, toute blanche, gisait un sale type, le compas dans l’œil. Ils l’ont zippé dans un grand sac et m’ont embarquée au commissariat.

 

Non, je ne connais pas mon nom. Ma tronche, je l’ai découverte il y a quelques heures. Ce que je fais dans la vie, où j’habite, combien de temps je suis restée enfermée dans cette pièce, j’en sais rien. Mes souvenirs ont été passés au spectromètre, le sale type m’a injecté du pipi de licorne dans tout le corps, estimons-nous heureux que je ne me bave pas dessus et que je sois en mesure de rester assise sans me lever toutes les minutes pour aller me foutre la tête contre les murs.

On me balance un nom d’homme, ça ne vous dit rien non plus ? Non, ça ne me dit rien. Puis un nom de femme, toujours pas de réaction ? Non, toujours pas. Enfin toujours pas de souvenir, mais j’aurais juré ressentir une étincelle sous mon crâne. Ou une décharge électrique. Un flash ? Quelque chose de fugace, qui a disparu l’instant d’après sans qu’il n’y ait vraiment d’instant d’avant.

Puis les flics me foutent une photo sous le nez. Deux gamines, qui doivent avoir quoi, six et huit ans ? Toujours pas moyen de raccrocher les wagons de la mémoire, mais de nouveau l’étincelle, le shunt, l’éclair. Puis la brume. Je fixe la photo, ces deux fillettes. Le nuage se déchire. Ma mémoire me revient comme une pluie, puis une rivière : j’y plonge les mains pour y attraper des souvenirs, mais ceux-ci me glissent entre les doigts, retournent au torrent et se troublent, forment des ondes concentriques qui s’éloignent lentement de leur centre. J’insiste, je coupelle mes mains, le geste se fait plus efficace ; l’eau finit toujours pas trouver un interstice, une échappatoire, mais j’ai le temps de m’y voir dedans. De voir au fond du puits. C’est fugace, sombre, froid, mais j’ai vu.

J’ouvre brusquement les mains, les souvenirs clapotent et provoquent une éclaboussure, une vaguelette, un rouleau, un tsunami. Et la mémoire me submerge.

 

Le flic sent mon émoi, brave compagnon. Il demande si ça me revient.

« Oui, ça me revient… »

Puis je l’implore de m’apporter le flacon, celui avec l’étiquette bleue, et de m’en injecter le contenu jusqu’à ce que j’en oublie même de respirer.



 


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