Auteur Sujet: Nouvelle N°2 : Case management  (Lu 9013 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°2 : Case management
« le: dim. 01/10/2017 à 16:15 »
Bonjour à tous :bonjour:
2ème semaine du trophée Anonym'us ???? une tranche de vie en entreprise, ça vous dit ? :clindoeil:
Bonne lecture :pouceenhaut:


Case management

 
On s’était donné rendez-vous sur la terrasse du Grütli. Je l’ai trouvé voûté devant une bière, pâle et poché, penaud de mine, creusé de joue et l’œil vitreux. Plus aucune trace de la lueur d’espièglerie qui y flottait encore voici peu. Les traits amers et vieillis par la rancœur. Un crève-cœur. Le pantalon fatigué et la chemise fripée. Et lui flottant dedans tout amaigri. Lui si peu fait pour le travail maintenant dévasté par ces quelques mois de chômage. Après un instant d’hésitation, je lui ai tendu la joue et il m’a embrassée comme si de rien n’était.

   - Je te demande pardon, Denis. J’ai été au-dessous de tout.

   - T’y peux rien. On s’est laissé prendre dans un engrenage.

   - Je suis contente que notre amitié ait survécu.

Il m’a jeté un regard de naufragé avant de diluer son émotion dans une gorgée de bière. Sa main tremblait comme celle d’un ivrogne.

  -  C’est tout ce qui me reste.

Une grosse boule s’est formée dans ma gorge. Le serveur venait de nous apporter la carte. J’ai senti que je ne pourrais rien avaler.

  -  T’as envie de quoi ?

  -  D’un plat qui se mange froid.

On s’est longuement dévisagés. Comme deux vieux amis qui se connaissent par cœur. Qui s’entendent à demi-mot. Et d’un hochement de tête, on a scellé un pacte. Notre serment du Grütli.

 

Quelques mois plus tôt, dans la festive dissonance de carnaval, on s’empiffrait avec les autres membres du service, on trinquait à la santé d’Hubert, chacun son tour prenait la parole pour relater une anecdote représentative de la bonne entente au sein de l'équipe. On noyait dans le champagne le regret de voir partir à la retraite ce chef si populaire qui n’avait jamais eu à user de son autorité pour nous motiver à donner le meilleur de nous-mêmes. Après plus de vingt ans de collaboration et d’amitié, ce repas d’adieux avait un goût de larmes. Prises par l’émotion, les voix déraillaient autant que les guggenmusik. J’aurais dû y voir un signe.

Hubert était déjà un pilier de l’entreprise quand j’avais été embauchée. C’était mon premier emploi, mon premier chef, quand j’ignorais quelque chose, il mettait cette lacune sur le compte de ma jeunesse. Il soulignait nos compétences, occultait nos erreurs, entretenait l’esprit d’équipe en nous rassemblant chaque fois que l’un de nous fêtait son anniversaire. Il savait mieux que personne désamorcer les tensions et prêter une oreille patiente à nos doléances. Plus qu’un chef, c’était un confident. La fois où je me suis plainte du peu de productivité de Denis, Hubert a trouvé les mots pour me réconforter :

    Chacun à sa manière contribue à la bonne marche de l’entreprise. L’un par son efficacité, l’autre par son entregent. Chacun son talent. Le plus fort a besoin du plus faible pour exprimer son plein potentiel. Comme les briques ont besoin du ciment.

Depuis cette conversation, j’ai considéré Denis comme un défi spirituel. Et l’amitié que mon sympathique collègue m’avais d’emblée inspirée ne s’est plus encombrée d’aucun reproche.

 

Malgré mes a priori négatifs et la conviction que personne ne saurait être à la hauteur d’Hubert, il faut bien reconnaître que notre nouvelle cheffe est plutôt sympa. Elle a déboulé début mars avec le dynamisme de ses trente ans. L’intérêt qu’elle témoigne à ses collaborateurs et à leurs activités extra-professionnelles la rend immédiatement populaire. Très vite, nous nous retrouvons à parler littérature.

  -  Ainsi donc, j’ai le privilège de connaître une écrivaine !

Cette vision des choses me flatte venant de quelqu'un de nettement plus jeune et déjà plus haut placée que moi. Louisa adore lire, de même qu’elle partage la passion du shiatsu avec la secrétaire de notre service, discute volontiers football et échecs avec le comptable et échange des astuces de jardinage avec la chargée de communication. Elle s’intéresse même à l’étrange dada de Denis, passé maître dans l’art de manier les automates munis d'une pince au bout d’un bras articulé. Alors que la plupart des gens qui introduisent une pièce dans la machine reviennent bredouilles, mon collègue arrive systématiquement à capturer la peluche de son choix. Un exploit d'autant plus saisissant que les lots en question ne sont plus entassés dans un caisson, mais disposés sur un tapis roulant. Denis passe ses pauses de midi à faire coïncider la vitesse de chute de la pince et la vitesse de rotation des peluches. Il revient au bureau les bras chargés de doudous acquis pour un franc qu’il distribue à tous les étages de l’entreprise.

   - C’est donc votre amour des mots qui vous a conduite à la traduction ?

Je confirme mon attachement à la langue de Molière et comme il m’importe que le texte ait l’air d’avoir été pensé en français, mais aussi ma passion pour les particularités de chaque langue, la manière dont l'une éclaire l’autre.

  -  Ceux qui massacrent le français, je pourrais les tuer !

Elle sourit de ma fougue et je sens une complicité se nouer. Quel soulagement d’être si bien tombée, alors qu’on entend tant d'horreurs au sujet des relations professionnelles !

 

À mon niveau de notoriété, tout livre vendu est source de joie et chaque personne qui se rend à l’une de mes séances de dédicaces m’inspire une reconnaissance durable. Quand il s’agit en plus de ma nouvelle cheffe, qu’elle m’achète directement trois exemplaires et parle d’en placer un en évidence à la cafétéria, j’en viens à me dire que je n’ai pas perdu au change par rapport à l’ère Hubert. Tandis que j’essaie d’attirer d’autres clients, elle s’immerge dans mon univers. À la fin du temps imparti aux signatures, elle est toujours assise dans un coin de la librairie, à tourner les pages.

   - Quelle imagination ! C’est passionnant.

Je rougis, bafouille, la remercie de sa disponibilité.

   - T’as fini, je te ramène ? Oh pardon, ça ne te dérange pas qu’on se tutoie ?

J’acquiesce, débordante de contentement. Le printemps commence décidément sous les meilleurs auspices. Louisa pilote une petite Renault alpine chic et sport. Je la félicite de ce choix qui lui correspond si bien. Elle semble apprécier le compliment, me relaie à son tour de tous les éloges qu’elle a entendus au sujet du professionnalisme et de l’efficacité du tandem de traducteurs. Je me rengorge, m’abstiens de relever que Denis n’y est pas pour grand-chose.

 

J’accueille mon collègue avec un regard accusateur, suivi d’un coup d’œil appuyé sur l’horloge. Denis me salue comme si de rien n’était, allume son ordinateur d’un geste nonchalant, vient aux nouvelles :

   - T’as eu du monde à ta séance de dédicaces ?

   - On en parlera à la pause, je lui rétorque.

   - Tiens, elle est pour toi, celle-là.

Il me tend une de ces foutues peluches que je repousse avec irritation.

   - J’en ai déjà deux ; je ne vais pas les collectionner.

    Elle m’a tout de suite fait penser à toi. Le même petit air austère, un peu renfrogné. Je me suis dit : celle-là, il me la faut. Pour Stéphanie.

Je soupire. Le bruit d’un jeu vidéo exacerbe mon agacement.

   - Tu sais que ça fait presque deux heures que je bosse ?

   - Alors tu dois avoir besoin d’un café. Je t’accompagne ? Je me demande ce qu’ils ont mis comme poisson d’avril dans le journal.

Je suis sur le point de lâcher une salve de reproches quand Louisa déboule dans notre bureau.

   - Salut vous deux. Ça gaze ? Qui c’est qui s’est occupé de la version française du mailing ?

Comme d’habitude, c’est moi, je m’étonne qu’elle pose encore la question.

    Très bien dans l’ensemble, mais j’aimerais qu’on regarde deux trois détails. Il me semble que le guide du langage épicène n’est pas toujours respecté. C’est important de féminiser les noms. De nos jours, on dit une agente, une autrice, une rapporteuse.

   - Ouh, la rapporteuse, plaisante Denis.

Louisa lui adresse une moue de mépris. Malgré mon accablement à devoir défendre une fois de plus mes convictions en la matière, le dernier terme m’arrache un sourire.

    Je ne pense pas qu’on fasse progresser l’égalité en rappelant à chaque phrase que la protagoniste est une femme. On dit bien une sentinelle, une personne, une recrue et aucun homme ne s’en offusque.

    L’égalité s’écrit. À l’heure actuelle, c’est un acquis. On ne dit plus les traducteurs, mais les traductrices et les traducteurs.

    …compétentes et compétents sont allées et allés ? ironise Denis.

    Ce n’est pas avec la grammaire qu’on fera progresser les salaires, ni reculer la brutalité envers les femmes, je surenchéris.

Ma cheffe se raidit :

    Je ne suis pas venue lancer un débat idéologique. Je vous demande juste de prendre acte. Il y a aussi par endroits un vocabulaire un peu vieillot que j’aimerais qu’on adapte.

Habituée aux compliments, j’accuse le coup avec surprise, jette un coup d’œil sur les mots corrigés :

   - Mais pourquoi le terme de workshop ? On a l’équivalent français !

   - Ces formations ne sont pas à proprement parler des ateliers.

   - Pas le fundraising, tout de même !, je gémis

   - Tout le monde appelle ça comme ça, de nos jours.

   - Et le desk, le secrétariat est maintenant un desk, je m’étrangle d’indignation.

   - Bon, je te laisse prendre connaissance et tu me droppes le texte définitif asap.

   - Pardon ?

   - Tu me le forwardes.

   - Forward fast, pouffe Denis en mimant les mouvements d’un rameur.

Elle le lapide du regard et se dirige vers la porte pour nous signifier que la discussion est close. Dès que son pas disparaît dans le couloir, nous nous tournons l’un vers l’autre : « Tu me le dropes asap », répétons-nous d’une seule voix en singeant son expression. Rien de tel qu’un accablement commun pour se réconcilier.

 

Le six avril, tout le service moins Louisa se dirige comme un seul homme-et-femme vers le Grütli. Le pli de l’habitude. Il y a longtemps que nous n’avons plus besoin de la secrétaire pour nous rappeler quand l’un de nous fête son anniversaire. Notre comptable en l’occurrence. Sauf qu’à notre étonnement dépité, aucune table n’est réservée à notre nom. Pire : il n’y a pas de place pour douze personnes. Nous restons un moment plantés à l’entrée, décontenancés, gênant les allées et venues des serveurs, avant de décider de nous rabattre sur la pizzeria la plus proche. Soudain, mon ancien chef me manque férocement. Le repas paraît bien morose sans son traditionnel discours et ses pointes d’humour. Le moment de l’addition nous rappelle qu’Hubert offrait toujours le vin. Nous trinquons à sa santé plus qu’à celle du comptable.

   - Quelqu’un a pensé à avertir Louisa ? s’enquiert soudain le journaliste.

   - Elle avait un dossier pending à terminer asap, explique Denis. Pas question de le postponer.

 

Cette fois, Louisa ne fait pas irruption dans notre bureau : elle me convoque dans le sien. Je m’y rends à reculons, appréhendant les nouvelles couleuvres au menu. Réponds à son salut cordial par un bonjour un peu crispé. D'un geste, elle m’invite à m’asseoir.

   - Tu m’as habituée à de l’excellent travail, Stef, et je n’en attends pas moins d’une écrivaine.

Ce féminin m’agace plus que de coutume. Je l’ai toujours trouvé affreux.

    Mais depuis quelque temps, je te sens moins investie. Ça déteint immédiatement sur la qualité des textes que tu nous rends. Le dernier, franchement, est indigne de toi.

Elle me tend une feuille toute veinée de corrections. Je m’y penche, contrite. Encore un point de terminologie fashion que je n’ai pas respecté. Un soupir m’échappe. Plus loin, une monstrueuse faute d’accord. Je bondis :

    Mais ce n’est pas moi. Jamais je n’aurais écrit « elle s’est dite » !!! Et ce s manquant à un participe passé, ce n’est pas possible qu’il m’ait échappé.

   - Tu étais moins concentrée ces derniers jours. J’espère que ce n’est qu’une mauvaise passe.

   - Louisa, je vais tirer ça au clair. Je t’assure que je ne commets pas ce genre d’erreurs.

Elle prend le temps de me dévisager :

   - C’est grave, Stef, ce que tu insinues là. Pourrais-tu préciser le fond de ta pensée ?

La question me déstabilise. Je n’ai pas voulu porter d’accusation. Juste me défendre contre une injustice.

   - Je voulais simplement dire que les accords de participe, c’est quelque chose que je maîtrise parfaitement.

   - L’erreur est humaine, ma chère. Je propose que dorénavant, Denis et toi, vous vous relisiez vos textes avant de les renvoyer. Rien de tel qu’un regard extérieur pour minimiser le risque de coquilles.

J’aimerais objecter que Denis, en parfait bilingue, a un français parfois fédéral. Qu’il risque de détériorer mon travail plutôt que de l’améliorer. Ne voyant pas comment formuler ça sans tomber dans la délation, je me tais et encaisse la nouvelle consigne.

 

Neuf heures, neuf heures trente, neuf heures quarante et toujours personne d’autre que moi dans le bureau des traducteurs. Je fulmine. Contre ma supérieure et ses règles débiles. Contre mon collègue et son incorrigible indolence. Contre la dégradation de la langue avec ma complicité forcée. Mon texte est prêt, je suis censée le rendre pour dix heures, mais avec la bénédiction de Denis qui n’est pas fichu d’arriver. De toute façon, je sais d’avance qu’il ne va rien trouver à y redire, le lui soumettre est une pure formalité. J’hésite à court-circuiter la consigne lorsqu’enfin, la porte s’ouvre sur son pas désinvolte.

   - Putain, Denis, t’as vu l’heure ?

   - Cool, ma belle, faut pas te mettre dans des états pareils. Je t’offre un café ?

    Écoute, là ça commence à bien faire. Figure-toi qu’on doit tout se relire mutuellement désormais. Alors tu poses tes fesses et tu me contrôles fissa ce communiqué de presse, il me reste un quart d’heure chrono pour le rendre.

    Tu vas pas vivre longtemps si tu te stresses comme ça. Ils ont mis le quinze avril à dix heures parce qu’il faut bien indiquer un délai. Mais personne ne va mailler si tu l’amènes à midi.

   - Denis, j’ai toujours eu de la peine avec ton attitude, mais là, je ne supporte plus.

   - Moi, ton petit côté psychorigide, je trouve ça mignon.

Il s’exécute mollement, souligne deux ou trois passages.

   - T’as oublié de féminiser un pluriel.

   - T’as raison. Qu’est-ce qu’elles me gonflent, ces nouvelles règles !

   - Et là, pour l’accord, je ne suis pas sûr.

   - Si, si, c’est juste, aucun doute à ce sujet.

   - Mince alors, je crois qu’hier, j’ai dû t’ajouter une ou deux fautes.

   - Parce que t’avais déjà touché à l’un de mes textes ?

   - Ben, c’est ce que veux Louisa, non ?

 

Une nouvelle convocation me tombe dessus vers la mi-mai. Louisa m’accueille le regard dur, les lèvres pincées, le front scindé d’une ride de contrariété :

    Ça ne peut pas continuer ainsi, Stef, je ne te reconnais plus. On m’avait vanté ton efficacité et ta précision. Ces derniers temps, tu accumules les bévues et les retards. J’espérais que tu aurais une influence positive sur Denis et on dirait plutôt que c’est lui qui déteint.

  -  Notre tandem fonctionnait très bien avant….

Elle m’interrompt juste à temps pour ne pas m’entendre contester son « leadership ».

   - Tu ferais peut-être mieux de consacrer ton énergie à ton travail plutôt qu’à tes romans.

Je me demandais justement si elle avait terminé mon livre et s’il était encore question de l’exposer à la cafétéria. La pointe de mépris clairement décelable dans son intonation m’épargne la peine de lui poser la question.

 

Depuis deux semaines, la consigne réaménagée par mes soins est plus ou moins gérable. Je corrige la forme et le fond, tandis que Denis se contente de vérifier la bonne application des règles épicènes. Rien d'autre, promis-juré. Quelle n'est pas ma stupéfaction d'entendre, en arrivant dans le couloir, le cliquetis d’un clavier en provenance de notre bureau. Un lundi matin à huit heures ! Jamais en vingt-cinq ans, Denis n’a commencé avant moi. Je n’ose imaginer le savon que Louisa a dû lui passer pour modifier à ce point sa nature profonde. Un second choc m’attend sitôt franchi le seuil : ce n’est pas Denis qui occupe le siège en face du mien. J’en sursaute de surprise. L’intruse se lève et me tend la main :

  -  Bonjour, je suis Sylvie, votre nouvelle collègue.

Je la dévisage abasourdie. Sa blouse bien boutonnée, son pantalon sans faux pli, sa tenue convenue, la servilité de sa posture, son sourire appliqué, tout en elle respire l’employée modèle et m’inspire d’emblée une franche aversion. Je la devine studieuse, bûcheuse, flatteuse et extensivement disponible. Le genre à compenser le manque de talent par un excès de zèle. Son bureau bien rangé, sans une feuille qui dépasse, et l’alignement rigide de ses dictionnaires, contrastent violemment avec le joyeux foutoir de Denis. Je note avec désolation qu’il ne reste plus la moindre peluche.

 

Juin commence au ralenti. Rien à traduire, pas une ligne, ma nouvelle collègue engloutissant communiqués de presse et bulletins d’info avec une voracité de rapace affamé.

   - Tu veux pas qu’on partage ?

   - La cheffe estime que je dois me mettre au courant.

Je soupire devant tant de stakhanovisme. Le cliquetis de ses doigts m’agace prodigieusement. Son air concentré, son souci de bien faire, la peine qu’elle se donne pour chercher des renseignements que je pourrais lui fournir de mémoire. Comme je regrette l’oisiveté de Denis, ses attentions, ses plaisanteries, la bonne humeur qu’il faisait régner ! Je me promets de l'appeler à la pause, hésite, me repasse en boucle mes derniers entretiens avec Louisa, les indices que je lui ai fournis au sujet de l’incompétence de mon collègue, toutes ces bribes de délation qui m’ont échappées et qui ont peut-être conduit à ce désastreux remplacement.

Un coup d’œil à l’horloge m’apprend qu’il ne s’est pas écoulé plus de cinq minutes depuis la dernière fois que j’ai regardé l’heure. J’éprouve enfin tout le poids de l’inactivité. Cette intenable inertie. L’horreur des heures passées à ne rien faire. Pauvre Denis ! J’aimerais lui dire combien je le comprends. J’hésite à quémander une page à l’imposteuse, renonce par amour-propre. Déjà mon imagination s’empare de cette odieuse personne, crée un décor autour d’elle, une famille, une situation qui va me servir d’exutoire. J’ouvre un nouveau fichier et entame une histoire où Sylvie tient un rôle de premier plan.

 

Surprise en flagrant délit, je me suis vue rappelée à l’ordre. Là où Hubert se serait montré compréhensif, conscient que je sais aussi m’investir à fond en cas d’avalanche, le nouveau management à l’américaine ne plaisante pas : avertissement, menace, sanction.

    Je peux aussi bloquer ta progression salariale. Sylvie n’a de loin pas ton expérience et elle abat déjà plus de travail que toi.

Devant tant de mauvaise foi, j’ai senti un éclat de haine briller dans mon regard. Louisa en a aussitôt remis une couche :

    Tu sais Stef, à ta place, je me tiendrai à carreau. Personne n’est irremplaçable et, à bientôt cinquante ans, on ne vaut plus grand-chose sur le marché de l’emploi. À moins que tu n’espères vivre de tes droits d’auteur, elle a ajouté avec une moue moqueuse.

Depuis, mon début de roman me brûle les doigts. Je m’encombre de toutes ces idées que je n’ose déverser sur clavier. Risque tout au plus une ou deux notes manuscrites pendant que l’autre pianote. Ma tête déborde. Des pans entiers m’échappent et des tournures se perdent. Le temps s’enlise et les heures m’abrutissent. Je me laisse envahir par un immense sentiment d’inutilité, tel que Denis a dû le connaître quand je traduisais avec ferveur à ses côtés.

 

Drôle d’ambiance ce matin au travail. Les premiers arrivés passent le mot aux suivants : on est tous et toutes convoqués à la salle de conférence à neuf heures. Pour une communication du directeur. Les suppositions vont bon train. Vague de licenciements, restructuration, déménagement, délocalisation ? Moi, je suis déjà au courant. Il avait raison, Hubert, chacun a un talent utile à la bonne marche de l’entreprise.

« On va lui régler son cas », a promis Denis quand on s’est revu avant-hier au Grütli. Le plan lui redonnait un peu de poil de la bête. Je n’ai pas émis d’objection sur le fond. Juste corrigé la forme : « De nos jours, on parle de case management . » L’annonce du directeur plonge tout le service dans un abîme de perplexité. Dire que la veille au soir, notre cheffesse enchaînait encore les virages sur la route à flanc de coteau qui mène chez elle. Au volant de sa Renault Alpine. Pas plus grande qu’une peluche, vue d’en haut. Avant qu’une pierre ne lui fonde dessus. Comme une serre de métal en plein pare-brise.


 


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