Auteur Sujet: Nouvelle N°3 : No Man's Land  (Lu 16899 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°3 : No Man's Land
« le: dim. 08/10/2017 à 16:04 »
Bonjour à tous :bonjour:
3ème semaine du trophée Anonym'us ???? un petit tour dans la Grande Guerre, ça vous dit ? :clindoeil:
Bonne lecture :pouceenhaut:

NO MAN’S LAND 



 

La nuit qui venait s’annonçait glaciale et pleine de brouillard. Le pilonnage avait cessé en début de soirée, la terre ne tremblait plus ; une accalmie sépulcrale régnait sur le no man’s land qui débutait aux premières fermes de Chaudancourt. Tassés dans leur tranchée, les guetteurs avaient les pieds dans la boue et le regard tourné vers la ligne de feu adverse. Abrutis de fatigue, ils tapaient du pied pour conjurer le froid. Personne ne prêtait attention aux gaspards qui se faufilaient entre leurs jambes. Certains étaient gros comme des chats.

 

Le 2e classe Gaston Lamotte était trempé, ses vêtements pesaient une tonne et sa chemise avait la consistance d’un vieux cuir raidi par la crasse. Il piquait du nez quand brusquement, quelqu’un gueula dans son dos. C’était Louis Garrigue de la prévôté : un butor colérique au crâne luisant comme un œuf. Ses épaules portaient les insignes de sergent. Beaucoup le haïssaient, car à chaque fois que les poilus montaient à l’assaut des lignes ennemies, il s’arrangeait pour rester au chaud dans sa casemate, occupé à ouvrir les courriers des soldats. Officiellement, c’était pour des motifs de sécurité : il fallait censurer ceux qui, volontairement ou non, signalaient la position du régiment. En fait, seules les lettres d’amour l’intéressaient. Surtout celles qu’écrivaient les demoiselles, avec du joli papier parfumé à la violette. Certains affirmaient qu’il conservait les plus impudiques dans une cantine, fermée par un lourd cadenas. La clef pendouillerait à son cou, dissimulée sous un tricot.

 

Le pandore remontait la tranchée en interpellant tous les gars qu’il croisait.

Ses yeux lançaient des éclairs et sa façon de rouler le « r » donnait à ses propos un ton grand-guignolesque.

— Le commandement recherche activement cet homme, disait-il en brandissant la photo d’un visage patibulaire. 

Beaucoup de poilus le connaissaient déjà. C’était Léon Vachard, un déserteur qui avait récemment pointé les deux gendarmes qui s’apprêtaient à le renvoyer vers son unité. On annonçait une belle récompense pour qui lui mettrait la main au collet.

« Un pauvre type que les gaz ont rendu cinglé », songea Gaston.

Autour de lui, des soldats sifflaient de contentement.

Louis Garrigue ajouta :

— Si vous le descendez, c’est bien. Si vous le ramenez vivant, c’est mieux encore. De toute façon, la guillotine l’attend.

Il s’éloigna en pataugeant dans la glaise.

Gaston Lamotte avait d’autres préoccupations en tête. 

 

***

Lors du précédent engagement, le capitaine de Château Blanc était tombé devant les boches. À lire le rapport rédigé par un sous-officier, il avait reçu une balle dans le dos. Les règlements de compte à la faveur d’un assaut n’étaient pas si rares, mais généralement elles ne concernaient que les hommes du rang. Pour l’heure, personne n’avait pu identifier le tireur. Ce n’était guère surprenant, le militaire était haï par beaucoup : on lui reprochait son lamentable esprit tactique ainsi que son obstination aveugle. Il avait déjà envoyé à la boucherie un nombre incalculable de Français. Son dernier fait d’armes remontait à dix jours ; après une charge qui mobilisa deux cents hommes, les bougres reçurent de Château Blanc l’ordre de canarder une position ennemie avant de réaliser qu’il s’agissait d’une tranchée occupée par des compatriotes. Cent dix poilus y laissèrent la vie.

 

Aussi, quand le colonel exigea qu’on récupère la dépouille du capiston, allongée au beau milieu du no man’s land, les volontaires se firent attendre. On procéda alors à un tirage au sort et Gaston Lamotte fit partie des élus. Il essaya crânement d’argumenter que depuis plusieurs jours, il toussait et vomissait de la bile après avoir inhalé de l’acide cyanhydrique en raison d’un masque à gaz défectueux, mais rien n’y fit.

Gaston n’était pas vraiment surpris du résultat ; une fois encore c’était Garrigue qui avait procédé au tirage. Il soupçonnait à chaque fois le gendarme de truquer l’opération. Ce dernier l’avait pris en grippe dès le premier jour de son affectation ; il lui reprochait d’être un instituteur arrogant, juste bon à faire de belles phrases.

— T’es pas dans ton salon, lui disait-il souvent, crois pas que tes fichus bouquins te protégeront de la mitraille des Teutons. Tôt ou tard, il y en a un qui t’embrochera comme un poulet. On verra si tu prends encore tes grands airs, une baïonnette bien enfoncée dans les boyasses !

Gaston savait parfaitement à quoi s’en tenir.

Il veut ta peau et il l’aura.

Tu restes dans cette unité et tu es un homme mort !

 

***

 

Les deux brancardiers attendirent que de gros nuages occultent la lune pour se hisser en dehors de la tranchée. Des arbres déracinés et les trous creusés par les bombes ralentissaient leur progression. Gaston et son compagnon d’infortune guettaient la moindre aspérité pour se protéger des tirs rasants. 

Surtout ne pas tousser, tu risquerais d’alerter une sentinelle ennemie !

 

La nuit était pleine d’ombres et partout, l’odeur de charogne le disputait à celle de la terre.

Ils virent un amoncellement de corps près d’un chêne. Des gémissements s’en échappaient ; la dépouille du capitaine se tenait à proximité. Au moment où Gaston se redressa pour empoigner son brancard, une violente quinte de toux le plia en deux.

Presque aussitôt jaillit la clarté d’une fusée éclairante et concomitamment, une grêle de mitraille les jetèrent dans la première cavité venue. 

Lamotte se tassait sur lui-même, le temps que le marmitage cesse.

 

Quand il releva la tête, celle de son équipier avait disparu, soufflée par une volée de shrapnels. La panique le submergea et il se rua droit devant. Au même moment, l’enfer se déchaînait. Il essayait de se boucher les oreilles pour ne pas entendre le miaulement des bombes qui retombaient en tourbillonnant. Un orage de feu, la nuit illuminée par les flammes et les déflagrations. Un dépôt de munitions explosa au contact d’un projectile et il lui sembla que la terre entière se soulevait pour l’avaler.

Il s’évanouit.

Quand il reprit ses esprits, il vit qu’il se trouvait dans une ligne allemande. Un pilonnage intensif avait soufflé les casemates encore debout. De son côté, Gaston n’avait plus sa pétoire et la crosse de son révolver était fendue.

 

Des boyaux boueux partaient dans tous les sens, il ne savait où aller. Au loin, on entendait sporadiquement la batterie des canons de campagne.

 

Au détour d’un fossé, il remarqua un entassement de caisses qui formait un escalier. Il se hissa par — dessus et vit un bout de champs cratérisé. De l’autre côté, une chapelle sans toit signait l’orée d’un petit bois. Il aperçut la pancarte plantée aux abords : « Achtung minen ! ».

 

Il rampa une vingtaine de minutes pour rejoindre l’abri. À l’intérieur, il s’adossa contre un mur lézardé. Il ne tarda pas à s’assoupir.

Une toux brûlante le tira de sa torpeur. Pendant qu’il crachait ses poumons au pied d’un bénitier, il ne vit pas la silhouette qui s’était rapprochée.

Quand il releva la tête, elle se tenait devant lui.

 

La bambine se nommait Alice, c’était la fille du cantonnier de Chaudancourt. Ses cheveux roux étaient noués en grosses nattes.

On racontait au sein de la troupe que l’homme servait occasionnellement de passeur. Une dizaine de poilus avait déjà rejoint l’arrière en empruntant des chemins à travers bois que ne connaissaient ni la hiérarchie ni les boches.

 

Gaston Lamotte flaira sa chance. Puisqu’on l’envoyait au casse-pipe récupérer un salaud de macchab, qui soupçonnerait que sa disparition n’était pas liée à une roquette ennemie ? Dans le sud, où habitait sa sœur, il pourrait se cacher le temps que cesse cette foutue guerre.

 

Alice restait prudemment l’écart. Elle se contentait de l’observer, avec un mélange de curiosité et de malice. 

Gaston lui jura qu’il n’était pas un détrousseur ou un de ces pauvres gars, rendus cinglés par les gaz, qui rôdaillaient dans les tranchées abandonnées.

Des explications qui parurent convaincre la fillette. 

Ils marchèrent côte à côte une vingtaine de minutes.

La bambine empruntait des sentiers à l’écart.

 

Le marmitage avait épargné la maison du cantonnier. Gaston le vit dans son potager, occupé à ramasser des courgettes ; la guerre semblait déjà loin.

Durant la soirée, Lamotte avala une soupe épaisse et discuta du prix de son évasion. Ce n’était pas si cher ; il lui resterait de quoi prendre le train pour Decazeville et retrouver sa sœur.

Après avoir sorti les billets de dix francs de sa poche, Gaston monta se coucher à l’étage. Il était abruti de fatigue. C’était une petite chambre qu’occupait jadis l’aîné du cantonnier. Il était tombé aux chemins des Dames et depuis, l’homme vivait seul avec sa fille.

Abruti de fatigue, le soldat sombra dans un sommeil agité. Pourtant, il faisait encore noir quand une nouvelle quinte de toux le réveilla, suivie d’un violent haut-le-cœur. Quelque chose dans la soupe ne passait pas. Il mourrait de soif. Il y avait un seau d’eau dans la pièce d’à côté. À tâtons dans l’obscurité, il se dirigea vers la porte et l’ouvrit avant de constater son erreur. Ce n’était pas le bon endroit. 

Il alluma une lampe à acétylène qui traînait là et tomba sur des dizaines de bardas et tout autant de casques Adrien, entassés les uns sur les autres. Une grande caisse débordait de cartouchières et de fusils. 

En ressortant dans le couloir, il vit de la lumière qui filtrait d’en bas. Le père et la fille chuchotaient. Les paroles étaient inintelligibles, mais il lui sembla que quelque chose clochait.

Un pressentiment angoissé lui serrait la poitrine. 

Il s’habilla avec hâte avant de se laisser tomber depuis l’étage par la fenêtre de la chambre. Il se ramassa lourdement au sol et boita vers une grange. Il s’y cacha, le temps de reprendre son souffle. 

Il régnait une odeur bizarre à l’intérieur. Un rayon de lune perçait la toiture malmenée avant d’éclairer une table sur laquelle se trouvait le corps d’un homme mort. Une pelle était posée non loin. On s’apprêtait à l’enterrer.

Le soldat s’approcha. Il reconnut le visage de Léon Vachard.

Le tueur de gendarmes...

 

***

Le cadavre ne présentait aucune blessure apparente, mais une étrange substance laiteuse sourdait de sa bouche. 

On l’a empoisonné !

Gaston songea à la soupe qu’on lui avait fait boire ainsi et à tous ces poilus qui s’étaient « sauvés » grâce au passeur. Ils n’étaient pas allés bien loin...

 

Sans demander son reste, il s’enfuit à travers champs.

Au petit jour, le fantassin sentit qu’il ne ferait pas un pas de plus. 

Putain de cheville, j’ai dû me la fouler en bombant de la chambre. Et cette douleur dans mes tripes. Ils ont dû mettre du raticide dans leur saloperie de soupe !

 

Il s’assit sur le bord d’une départementale et attendit sans pouvoir se relever.

Une heure passa puis un camion vint se garer sur le bas-côté. Gaston n’eut que la force de demander après son casernement. Il se dit qu’en plaidant la bonne foi, on le croirait peut-être. Il s’était égaré, voilà tout. Il fallait surtout qu’il dorme.

Le métayer, qui était un brave homme, le déposa à la brigade de gendarmerie la plus proche. C’était là que le Louis Garrigue coordonnait les recherches après Vachard. Il était seul derrière son bureau. Quand il vit l’état sans lequel se trouvait Lamotte, il remercia le chauffeur et conduisit le soldat dans sa voiture.

 

Le 2e classe débita son histoire en prenant soin d’omettre sa mésaventure à la ferme.

Garrigue hocha la tête, la mine sombre.

Étrangement, sa voix était plus douce qu’à l’ordinaire.

— Tu es un miraculé, l’instit. La plupart de tes camarades n’ont pas survécu à la dernière offensive des boches. J’ignore comment tu t’en es sorti, mais ce soir, tu dormiras dans des draps frais à l’hôpital militaire. 

Sur ces mots, le gendarme claqua la portière.

 

Le cahotement de la bagnole berçait Louis qui sombra vite.

Quand le gendarme le secoua, il rêvait d’un bout de lard et d’un bain chaud.

En descendant de l’automobile, il ne reconnut pas son campement. C’était la cour d’une ferme à l’aspect familier. 

Non loin, Alice se tenait près de son père, armé d’un fusil.

Garrigue prit son révolver d’ordonnance et fit sortir Gaston de la voiture.

— Tu peux récupérer le corps de Vachard, lança le cantonnier à l’attention du gendarme : on l’a chopé avant-hier, il est raide comme un coup de trique.

L’autre opina du chef avant d’ajouter :

— Pour la récompense, c’est la moitié chacun, comme d’habitude.

— Et le monsieur ? demanda la fille en désignant Gaston.

Le gendarme haussa les épaules.

 

— Enterrez-le dans un trou et faites-le péter comme les autres, ça passera pour une bombe des boches.

À ces mots Alice sautilla en battant des mains.


 


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