Auteur Sujet: Nouvelle N°4 : Le 18h43  (Lu 8916 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°4 : Le 18h43
« le: dim. 15/10/2017 à 15:52 »
Bonjour à tous :bonjour:
4e semaine du trophée Anonym'us ???? attention, départ imminent :clindoeil:
Bonne lecture :pouceenhaut:

Le 18h43

 

Pour l’instant il dort. Sonné. Repu. Protégé par l’oubli.

Peut-être même qu’il rêve.

Je l’observe. Ça fait vingt minutes. Il n’a pas bougé.

Un peu de bave a séché au coin de sa bouche, rosie par ce filet de sang généreusement jailli de ses narines.

La jeunesse est si facilement impressionnable. La peur a suffi. Coagulation en alerte ! L’épistaxis était à prévoir.

D’accord, le coup de pelle l’a bien achevé, pourtant, je n’ai plus la main aussi lourde.

Les mômes d’aujourd’hui sont trop friables. À peine plus denses qu’une motte de terre sèche. Des copeaux de misère qu’un pet d’oisillon suffit à envoyer valser.

Ceux de la ville surtout.

Ils arrivent par le train de 10 h 7, le cœur asphyxié de goudron. Ils courent cent mètres, respirent une pleine goulée d’air et aussitôt ils sont soûls.

Les grands espaces leur tombent dessus comme un tsunami d’émotions. Ils s’ébattent, se croient libres, jappent, sautent, s’enhardissent et, d’un seul coup, ils flageolent.

L’air d’ici leur arrache les poumons, force leurs petits alvéoles à se décrasser et la fatigue les prend tels que, dans une respiration têtue.

Ils s’écroulent sur eux-mêmes, un peu étonnés, la tête dans le ciel et là, c’est le coup de massue. Suffit que l’herbe soit bien moelleuse, du duvet de nouveau-né, et c’est comme si le ventre de la terre d’un coup les absorbait ou les rétrécissait.  Ils plantent leurs mirettes dans le grand plafond bleu et, hop, ça finit de les emporter.

D’un côté, ils sont comme sertis au sol, de l’autre, comme aspirés par l’immensité.

Ils ont beau avoir de grands parcs, là-bas à Paris, y a bien qu’ici qu’ils connaîtront ça.

Et pas que les mômes. J’en ai vu des bonshommes, des costauds, tout aussi figés dans la béatitude qu’à leur première branlette.

Jusqu’à maintenant je les observais. Silencieux. Curieux.

Je connais par cœur leur terrain de jeux. C’était le mien, il y a longtemps. Avant que la ligne de chemin de fer ne vienne le couper en deux.

À cette époque, je ne me rendais pas compte. C’était le paradis mais je ne le savais pas.

Il m’a fallu grandir. Voir mon père perdre le peu qu’il possédait. Ma mère rapetisser. Leur couple se fendre à mesure que s’étiolaient leurs rêves.

Ils n’avaient connu que ce bout du monde. Cette plaine sans limites. Ces herbes sauvages. Ce toit bleu qui parfois grondait et dégorgeait son fiel mais qui toujours finissait par renaître.

Avant la ligne de chemin de fer. Avant que l’on rase leur maison. Qu’ils soient chassés. Acculés à rejoindre le bourg.

Avant. Il y a longtemps.

Deux générations sont passées depuis. Moi. Et mon fils.

Tout le monde est parti.

La gare est restée.

Une fois par an, chaque été, elle déverse son quota de touristes.

Beaucoup de familles et donc de gamins.

Ils viennent pour le lac. Artificiel.

La nature. Apprivoisée.

Le grand air. Poissé de leurs rires criards.

Paraît que ça leur fait du bien.

La plupart n’ont jamais vu de vache ailleurs que sur un paquet de lait ou une tablette de chocolat. Alors  y a des navettes. Qui les acheminent vers la seule ferme encore en activité. Laquelle garantit ses produits frais. 100 % bio.

Celle où travaillaient mon père, ma mère et les générations précédentes.

Mais pas moi. À l’âge où j’aurais pu et dû prendre la relève, mes parents vivaient déjà à la ville.

J’ai grandi un pied dans la bouse, l’autre dans le béton. Aujourd’hui encore, je ne sais pas lequel des deux a fait de moi ce que je suis devenu : un vieillard aigri.

Qui revient chaque été.

Qui attend.

J’ai un cabanon dans la parcelle de bois au nord du lac. Une remise qui sert au garde forestier onze mois sur douze. Ce qu’il reste de l’atelier paternel. Personne ne sait que j’y vis quinze jours par an. C’est une zone protégée. Interdit de pénétrer.

De là, je surveille la débandade estivale.

Je compte les gamins. Cette fois-ci, ils sont vingt-deux.

Comme aujourd’hui, le 22 août.

Hasard ou coïncidence ! C’est la première fois que ça arrive. Il n’y en aura pas de seconde.

Brave jeunesse qui pense tout connaître. Quand elle croit avoir tout à gagner, elle ne sait pas encore que nous, nous n’avons plus rien à perdre.

Nous, les vieux. Moi, l’ancien.

Il m’en aura fallu du temps. De longues années. Toutes de trop.

Ce fut pourtant simple.

Attendre qu’ils s’éparpillent, que l’un d’eux s’éloigne, à peine, j’arrive tout tremblotant, en sueur, je demande de l’aide, l’œil humide, d’une voix affaiblie.

Pas difficile en fait.

À croire qu’on ne leur apprend rien à ces petits gars des villes. Même pas à se méfier !

Il ne m’en fallait qu’un et je l’ai eu.

Je l’observe et j’ai un doute.

Quarante minutes à présent qu’il gît là, sur le plancher de la remise. Étendu comme il est tombé, sa face d’ange contre bois, après que je lui ai filé un coup de pelle alors qu’il allait crier en se retrouvant face à face avec Léon.

Léon, c’est une mygale. Une Aphonopelma chalcodes plus précisément. Pas des plus dangereuses, non, mais avec une faculté de bombardement assez impressionnante. 

Une seule de ses projections de soies urticantes et vous êtes bons pour vous plonger le crâne dans un gros baquet d’eau. Avec le souvenir d’une glue vivace longtemps collée à la peau.

Six mois que j’essaie de l’apprivoiser. En vain. Comme toutes ses congénères depuis 33 ans. Depuis mon fils. À chaque fois, elles se planquent, bien à l’abri dans leurs terrariums. Ce sont des solitaires, comme moi, et je sais bien ce que la solitude peut creuser dans le fond du ciboulot.

Moi aussi, j’ai des envies de bombardement, des humeurs à soulager.

Le gamin va devoir s’y faire. Parce que le plus dangereux des deux n’est pas celui qu’on croit.

Dans mon terrarium à moi, aucune vitre ne fait barrage.

Suis ici chez moi.

Et l’intrus, c’est lui. Eux. Ces gosses et leurs parents. Le train et la ligne de chemin de fer. Le trou qu’ils ont fait dans la vie de ma famille. L’absence. L’oubli.

La mort.

Qui ôte toutes les bonnes raisons de vivre et te force à admettre que tu n’as plus rien à perdre.

Ce gosse est un hasard. Je ne l’ai pas choisi. Il est venu tout seul.

Y pourront dire ce qu’ils veulent. S’il est venu, c’est qu’au fond de lui, il savait. On le sait toujours quand l’heure vient. C’est fugace, on ne sait pas comment, on le ressent et nos pas nous mènent là où nous devons être.

C’est bien ce qu’ils ont essayé de me faire gober à moi.

Il n’est pas bien gros, plutôt petit. Un poids léger qui arrange bien mon affaire.

Voilà qu’il émerge. Il est temps. Suis sûr que ça s’affole déjà à l’extérieur.

Le compte à rebours est lancé. Ils vont venir. Tout doit être prêt.

Le 18 h 43 est toujours à l’heure.

Il me regarde avec des yeux affolés. Je lui ai saturé la bouche de coton et l’ai scotchée avec du gros Chatterton trouvé sur une étagère. Heureusement d’ailleurs car, dans ce que je m’apprête à faire, rien n’a été prémédité. Sans cette aubaine, il aurait déjà couiné comme un bébé phoque en train de glisser sur sa banquise à la recherche de sa maman.

Je ne sais pas ce que le phoque fait dans mon histoire. Sûrement sa truffe noire de poussière et ses deux billes sombres qui battent des cils à la cadence d’un marteau-piqueur.

C’est fou ce que ce gamin est expressif.

Il s’en faut de peu que je lui rallonge un coup de pelle. Est-ce que je couine, moi ?

Qui peut dire qu’il m’a entendu me plaindre une seule fois ? Qui ?

Qu’est-ce qu’il croit ? Que ses trombes d’eau qui lui sortent maintenant de partout vont m’apitoyer ?

Je le répète, je n’ai plus rien à perdre.

Tout a commencé ici et doit finir ici.

J’y suis né et j’y mourrai. Une partie du gamin avec moi.

Aucune raison que ça se passe autrement. Pas aujourd’hui.

Des années que je me plante là à ronger mon frein. À les regarder s’ébattre sans vergogne sur ce que fut mon enfance. À cause de cette foutue ligne de chemin de fer qui m’a emporté ailleurs. Et, des années plus tard, ma descendance.

Mon fils. Coupé en deux lui aussi. Ici même. Un 22 août.

Il n’y a que le vélo qu’on a retrouvé intact. Le reste n’était que bouillie. Deux cents tonnes, c’est du lourd quand on a 12 ans. Il avait le même âge que moi quand l’exil nous a court-circuité l’avenir.

Tout ça pour quoi ? Qui ?

Une bande de touristes inconscients. Sacrilèges. Blasphémateurs.

Il est temps de leur passer l’envie.

Zone sinistrée. À jamais. Pour toujours. Pour tout le monde.

Le gamin sera mon témoin.

Je vais l’asseoir contre l’arbre. Celui-là même où on a retrouvé la cervelle de mon fiston après qu’il fut décapité.

Trois tours de corde afin qu’il ne bouge pas, et le train de 18 h 43 restera gravé dans sa mémoire. C’est peu cher payé, je trouve.

Je vais m’allonger pour toujours, Léon à mes côtés.

Léon, c’était aussi le nom de mon fils.

J’espère qu’ils comprendront.

Le garde forestier saura leur expliquer. Il sait lui. Il m’a connu.

Avant que j’attrape la folie et que j’aie, comme ils disent, une araignée dans le plafond.


 


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