Auteur Sujet: Nouvelle N°7 : Le chemin de croix  (Lu 17168 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°7 : Le chemin de croix
« le: dim. 05/11/2017 à 16:52 »
Bonjour à tous :bonjour:
7e semaine du trophée Anonym'us ???? un texte dont le titre parle de lui-même :clindoeil:
Bonne lecture :pouceenhaut:


Le chemin de croix

 

Ma mère est folle.

Je le sais sans l’avoir jamais vue... Juste après ma naissance, en effet, on m’a laissé sur le pas d’une porte. Sur le quai d’une gare, ou tout comme. Le perron du centre d’action sociale, en réalité. Un bâtiment délabré à l’architecture caractéristique et aux fenêtres cernées de briques rouges. Des centaines de trains, à l’heure ou à la bourre, se sont certainement arrêtés là, jadis... Moi, je n’ai jamais pris le bon wagon. Abandonné, au seuil de l’état civil : Doe, Smith, Snow, Dupont, peu importe. Aujourd’hui, je m’appelle Thomas. Enfin, je crois. D’ailleurs je crois même ce que je ne vois pas... J’ai d’abord été un genre de poids mort pour la société. Pourtant je suis bien vivant. Disons que je me suis accroché. J’ai pris les bons aiguillages. Puis de l’avance. Je suis « allé au charbon », en somme. Bachelier avant mes dix-sept ans. Polytechnique en vue. « L’X » est mon destin. L’institution séculaire existe toujours aujourd’hui, sous une nouvelle forme. On me promet un grand avenir. À moi qui n’ai aucun passé. Je suis exceptionnel. On me le répète souvent. Ça n’a pas toujours été le cas. « Précoce », « autiste », « bizarre », « asocial », « schizophrène » ? Rien de tout cela, probablement. Mais je sais à présent que je suis « à risque ». Je ne l’ai pas compris tout de suite...

Jusqu’à la première « vision ».

 

***

 

« Tu ne sauras jamais quelle bête de foire rôde non loin,
Ces personnes étranges, là, tout à côté...
Tu te diras “Comment ai-je atterri ici, assis près de lui ?”
Après tout, je t’avais prévenu.
S’il te plaît, n’oublie pas... Méfie-toi !
Tous mes amis sont des barbares, 

Vas-y en douceur.

Attends qu’ils te demandent qui sont tes proches.
Et ne fais pas de geste brusque.
Tu ne connais pas la moitié de ceux dont ils ont abusé...
Pourquoi es-tu venu ? 

Tu savais que tu devais te tenir à l’écart.
(C’est du blasphème !)
J’ai essayé de te mettre en garde.
Maintenant, les voilà dehors, prêts à exploser.
En y réfléchissant, tu pourrais bien devenir l’un des nôtres... »1 

 

Heure indifférente. Je me réveille dans un état second.

Lové dans un matelas cotonneux. Les tempes enserrées dans un étau réfrigéré. Une aura de chaleur se concentre dans mon occiput, pulsatile et douloureux. J’ai la nausée. Mes jambes ne me soutiennent pas. La conscience de mon environnement est altérée. Par miracle, mes doigts ont opéré seuls le geste salvateur : la machine à café vrombit déjà. Un modèle vintage. Heureusement, la domotique m’assiste dans mon errance entre ces quatre murs. J’ai ouvert un œil. Le flux hertzien à reconnaissance irienne s’est instantanément associé à mon humeur. Le silence est rompu. Et se diffusent alors les tempos inquiétants d’un vieux tube de l’année 2015 ou 2016. Étonnant. Je n’étais même pas né... J’en ai tout à coup la certitude : Maman adorait ce morceau. Mais comment puis-je le savoir ? Je me fais des idées. Encore. La musique et la caféine : remèdes de toujours. Nuit sans repos. Journée sans but. Je peine à me souvenir du temps qui passe en ce moment, au cœur de l’été. De ce temps oisif et « morne ». J’aime bien ce mot, coincé entre la « mort » et la « norme »... Je suis triste et inquiet. « Tous mes amis sont des barbares... » Je doute de tout et de tous. Je m’isole. Je ne sais pas quoi penser de ce qui est en train de se produire. Finalement, appelez-moi Aisling, le songeur mélomane. Ce manque de sommeil aura ma peau, un jour. Mais pas tout de suite. D’abord, je dois comprendre... J’ai rêvé d’elle, figurez-vous. Plus exactement, elle est venue me hanter. Et je ne souhaite pas à mon pire ennemi de vivre une telle expérience.

Car cette nuit, j’ai été témoin de ma propre création.

 

***

 

La chambre est crasseuse, le coup de reins acharné, le gémissement contraint.

Cette femme est ma mère. Le sera bientôt, du moins. Lui n’est qu’un salaud de passage. Une érection opportuniste. Maculée conception... Plus tôt dans la journée, elle a évité un accident en hésitant à brûler un feu rouge. Pour une raison qui m’échappe, elle le regrette amèrement. Je vois un animal au plumage chiffonné, dans une boîte en carton au sol, près du siège passager. Une colombe. Il y a un embouteillage. Des sons de klaxons. Puis les flashes se succèdent à grande vitesse, rythmés par les grincements du sommier et les sanglots de ma génitrice étendue là. Abusée, désabusée... Je vois des chaussures montantes, en cuir rose fluo, jetées sur les lattes du parquet. Je vois une tapisserie aux motifs floraux défraîchis. Je remonte à nouveau le temps. La chronologie s’embrouille. Des voitures à l’arrêt, un souffle court, une portière qui s’ouvre, un pistolet. Car jacking. Effraction. Émotion. Alcoolisation. Bar. Flirt. Hôtel. La semence s’écoule déjà...

Tout est allé si vite. Elle était consentante. Ou bien l’ivresse le fut pour elle.

Lui s’est endormi sur le champ. Cheveux en bataille. « Lourd comme un cheval mort ». Un couteau pliant dépasse de son pantalon, là, tout près. La partie métallique brille dans le rai de lune. Elle enrage. Elle a mal aux tripes. Elle le sent encore en elle. Cette femme, ma mère, saisit le manche... à plus d’un titre. L’idée, instantanée, a déjà fait son chemin. Comme le galop des harpies contre l’ignoble Maigrat : émasculation. Trophée vengeur exhibé dans tout le coron... Mais on ne se trouve pas dans un roman ; c’est « réel ». Elle aussi s’apprête à abattre la lame sur la chair rabougrie. Soudain, il grogne, se réveille, se défend. Hurle finalement. Le couteau a pénétré cependant, à plusieurs reprises. Il a lacéré plus qu’il n’a découpé. Il a violé et giclé à son tour. Puis les laissera tous deux, à leur manière, en charpie.

Draps souillés. Le mal est fait.

 

***

 

J’ai cessé de compter à la huit ou neuvième...

Les visions s’imposent désormais même en éveil. Je dois alors m’isoler, faire un arrêt sur image, tout délaisser. C’est dangereux, c’est vertigineux. Même pour un habitué de la réalité augmentée. Mais j’en veux encore. J’en saisis le sens par bribes. Parfois je ne comprends rien. C’est confus, c’est inaudible, entremêlé la plupart du temps, souvent très bref. C’est « malade » surtout. Si c’est un cerveau que je visite, dont j’aurais forcé la porte, ou bien un esprit où l’on m’aurait invité malgré moi ; alors oui, il est profondément tourmenté. Mais il parle de moi. De mes racines, piétinées, arrachées, de ces rhizomes increvables qui auraient finalement ressurgi à l’autre bout du champ. Une terre familière, malgré tout... J’ai décidé de m’appeler Gaspard aujourd’hui. Je suis celui qui voit, le curieux en chemin.

Mais la route est semée d’embûches, ravinée par les pleurs, dévoyée par la médication...

Plaies superficielles. Aucun organe vital touché. Le bougre décédera bien plus tard.

Elle, en revanche, est comme morte ce jour-là, dans cet hôtel. Tentative d’homicide, certes. Mais il ne portera plainte. Il se savait en tort. Tirant profit d’une proie fragile. Pas de procès. Par contre, une longue hospitalisation, près de six mois, dont trois à l’isolement. Décompensation. Maniaco-dépression sévère. Coup de folie. Folle à lier. Lier la sauce. Os à ronger. Ronger les sangs. Sans limites. Mythologie. Gîte et couvert. Verre de trop. Trop plein. Full !... Foulée au pied. Pied dans la porte. Porte d’accès. Désaxée. Des excès... Des jours ! Entre sidération et pensées incontrôlables. Rigolardes et angoissantes. Un flot sans fin. Un torrent d’idées, continu et tumultueux, trouble et chaotique, charriant des morceaux de constructions précaires, des pans de murs vacillants, balayés par un orage. Château de cartes mental. Édifice fragile. Baise facile... La pire des rechutes d’une bipolaire toujours sur le fil, mais qui se croyait à l’abri d’une humeur à ressaut. Régulée depuis des années par les sels de lithium. Les mêmes dont on fait les piles et les batteries. Qui garantissent l’autonomie et l’écologie aux bagnoles. Ceux-là, quotidiennement – un gramme par jour –, la protégeaient en principe de la dépendance hospitalière et de la pollution du cours de sa pensée. L’instabilité en projet de vie. De « carrière », moquaient certaines infirmières... Pourtant depuis un moment déjà, avant l’agression, certains signes ne trompaient pas. On aurait dû la mettre à l’abri. « On », le système. Qui ne pouvait pas la garder sous cloche à vie, non plus. L’insomnie sans fatigue, l’exubérance sans retenue, les projets grandioses sans fondements, les mises en danger sans crainte... 

Le frémissement puis l’ébullition.

 

***

 

J’ai quitté ma mère les yeux ouverts, ce matin.

Je ne dormais déjà plus, c’est certain. D’ailleurs mon encodeur transcrânien est formel : pas d’enregistrement. Je prends des pilules pour cela : éteindre la machine à fantasmes. Tout le monde le fait, de nos jours. Optimisation du sommeil. Réduction du temps minimal de récupération hypnique, pour une productivité accrue sur vingt-quatre heures. Bref, il ne s’agit donc pas de « rêves »... Des convictions ? Non, dans « convaincre », il y a trop de combats. Il y a vaincre. J’en suis « persuadé » plutôt. Ce savoir me traverse, me séduit, me manipule. J’ai tellement envie d’y croire... Aujourd’hui, je doute plus que jamais de moi ; de qui je suis. Je serai Farouk alors. Celui qui distingue le vrai du faux. Le clairvoyant, celui qui sait...

Ma mère, elle, s’appelle Maryline.

J’ai vécu sa réalité, vu son parcours, perçu ses douleurs. J’ai embrassé toute sa vie en un coup d’œil. En couches superposées, à la manière d’un livre illustré dont on feuillette rapidement les pages pour en saisir l’histoire générale, tout en s’arrêtant au hasard sur de l’anecdotique. Tant d’épisodes malheureux. Tant de pertes de contrôle. Délires érotomaniaques. Jeux de mots éperdus. Voici qu’elle chante la Marseillaise : « Allons enfants de la folie ! » Personnels aux aguets. Effondrements dépressifs, velléités suicidaires... La rambarde du sixième, face au cabinet du psychiatre injoignable. La rallonge électrique nouée au lustre rococo. Pied au plancher, le semi-remorque en approche, la désintégration envisagée. J’ai tout vu, tout compris. Les hospitalisations, le temps cumulé dans l’entre-deux de la déraison. Et cette infirmière attentive, au regard intense, toujours la même, présente lors de chaque internement... Il y eut de belles choses aussi. Et les stases mentales. L’émoussement. L’anesthésie des affects. La nostalgie coupable alors, de tous les moments exaltés. Parcours en dents de scie, mordante trajectoire, épingles à cheveux. Une litanie sans logique rythmant avec le temps la partition d’une pauvresse virtuose parmi tant d’autres...

Jusqu’à cette gestation involontaire.

Et le déni de grossesse dont je serai tout de même l’aboutissement, à terme. Car d’abord, son esprit – accaparé par plus urgent – me remit à plus tard. Et quand l’esprit dit, le corps obéit. Elle n’enflera de moi que tardivement. À six mois de grossesse, justement, l’hospitalisation s’achève. Sortie à domicile avec des consultations qu’elle n’honorera pas toujours. Personne n’a encore rien vu, à ce stade. Aucun suivi gynécologique, aucune échographie, poursuite des traitements lourds : j’aurais pu morfler. Il n’en a rien été... C’est seulement à partir de là que ma mère prend conscience de ce qui s’est mis à germer dans son ventre. Elle dissimulera par la suite les rondeurs sous des vêtements amples et des alibis faciles. Certes, une dizaine de kilos a alourdi sa silhouette depuis janvier, mais on en imputera la faute aux psychotropes. Elle est plus stable à cette période. Cela fait même des semaines. Éteinte. Et c’est bien là l’essentiel face aux volcans effusifs, n’est-ce pas ? Quelque chose a donc étouffé le brasier...

Les hormones ? L’instinct ? Moi ?

 

***

 

Je suis seul dans cet appartement.

Bientôt un an que je m’assume. La majorité est en effet fixée à seize ans désormais, après analyse de votre « potentiel d’aptitude génétique ». Réforme phare du nouveau gouvernement continental. Ainsi, la société sélectionne à présent ses meilleurs éléments, pousse les bien dotés, mais accable puis ne lâchera plus jamais la bride à ceux qu’elle considère comme des inaptes, des insuffisants, des lests accrochés au cul d’un monde en mouvement. « Au moins, on leur permet d’exister ! » Ils sont de plus en plus nombreux à banaliser cette hiérarchisation des citoyens. Bientôt l’eugénisme ?... Tout ça a commencé il y a longtemps. L’avènement des pragmatiques. Séducteurs fantômes dénués d’émotions militantes. La fin des clivages idéologiques en faveur de « concepts opérants et rationnels ». Une belle connerie... Je suis seul donc, perdu dans ces huit mètres carrés. Mon prénom est Solal. Je me fraie un chemin. Une pluie chaude et acide tombe du ciel. Cela se produit plusieurs fois chaque année. Pour quelques jours, parfois plus, le confinement est décrété dans les grandes villes. Les transports ne se font plus qu’en sous-sol. Et nous devenons pareils aux rats, galopant dans nos ratés... Les dents toujours plus longues, affamés de croissance. Nuisibles en vérité.

Moi, je reste cloîtré.

Je n’ai nulle part où aller, où fuir ce qui m’arrive. Et pas d’obligations. Sinon celles que je remets à plus tard. Du plus grand impératif, à la plus banale des nécessités. Je ne me suis pas rasé depuis trois semaines, par exemple. Est-ce que je perds pied ? Je ne prends plus soin de moi. Ces visions me détournent du chemin. Elles me possèdent. Scellent mon sort : « m’en-sor-cellent ». Selle de cheval. Cheval de Troie... Je reproduis un schéma. Je le fais mien. Je me trompe. Je me mets en concurrence avec les troubles de ma mère. Je m’appelle Émile. Le rival, l’imitateur... La folie n’est pas contagieuse. Ni héréditaire. C’est plus subtil que cela. Je ne peux pas l’induire non plus. Me rendre fou. Pas tout seul. Pas ici. Il existe des milieux, des circonstances et des substances pathogènes, c’est vrai. Mais ce que je vis en ce moment est spontané. Dissonance cognitive. Je peux la critiquer en partie. Prendre encore un minimum de distance. Est-ce un délire ?

D’ailleurs, la question se poserait-elle en ces termes, si tel était le cas ?

 

***

 

Trois jours sans visite, sans qu’elle vienne sonner aux portes de mon psychisme.

Je crois que ça s’est arrêté. Elle ne viendra plus. Je l’admets, cela me désespère. J’ai maigri. La rentrée approche. Je dois vraiment me reprendre. Au fond, je me sens plus « riche ». Mais le dernier flash a été éprouvant. Il m’a montré l’essentiel... La baignoire. Le sang coagulé. Les cris muets plus assourdissants encore que s’ils avaient été poussés à bout portant. Des déflagrations. J’en suis presque mort. J’ai cru mourir. Attaque de panique. Reviviscences. Je ne dors plus depuis lors. Je suis choqué, traumatisé. Ça va se tasser... Je me suis vu naître. Un carnage. Je suis vivant. « Respire. Rassure-moi !... Non ! Toi, rassure-moi ! » Je parle tout seul... Je suis né dans une boue visqueuse. Mi-viscères, mi-aqueuse. Comme à l’aube des temps. Dans une grotte carrelée de blanc. Des mains peintes partout, en motifs rupestres, à l’encre placentaire. Elle aurait pu me congeler. Me noyer. Me jeter aux poubelles. Elle aurait pu en crever aussi. Mais elle m’a donné le principal. La vie. Elle n’avait rien d’autre en stock. Elle a fait de moi un don, en fait, extrait de ses entrailles. Je le conçois.

Je ne lui en veux plus...

« À saisir en l’état. » Bébé d’occasion. Elle m’a déposé ainsi, quelques jours après le plus terrible déchirement qu’elle ne vivrait jamais. Pourtant, elle était experte en la matière : en pièces, en lambeaux, Maryline ! Increvable, ceci dit... Je sais qu’elle est encore en vie aujourd’hui. Je sais que je ne sentirai jamais son odeur, que je ne la toucherai jamais. Impossible d’approcher davantage, au-delà de cette intimité mentale qu’elle m’a offerte en pensée, ces dernières semaines. Je la connais maintenant. Et je me connais. Mon nom est Personne. Je ne crains rien ni moi-même. Je poursuis mon chemin, d’île en île, parmi les Hommes et les monstres ; je porte ma croix. C’est mon emblème. Qui pointe sur mon front un trésor. Signe pour moi mon identité.

Car sous « X », je suis né.

 

***

 

Le médecin replia lentement les feuillets.

L’écriture griffonnée, urgente, vomie parfois au fil d’associations d’idées douteuses avait néanmoins capté toute son attention. L’un face à l’autre, ils étaient silencieux depuis vingt minutes. Elle, de toute façon, ne parlait plus depuis plusieurs séances déjà. Le docteur Kaïs retira ses lunettes aux fines montures. Il soupira longuement. Sans agacement. On aurait dit qu’il retenait ses larmes plutôt. Il en avait vu d’autres, tout au long de sa carrière. Et il en fallait pour l’émouvoir. Encore plus pour qu’il fasse montre d’un quelconque trouble devant un patient... Il l’avait crue opposante, déprimée, délirante sans doute, contenant par son mutisme ce que ses lèvres auraient si volontiers lâché en pâture aux étudiants et aux thérapeutes faisant alors les mêmes yeux ronds. Cette patiente n’était plus à une énormité près. L’expression du délire, chez elle, relevait parfois de l’excrétion, notamment en phase maniaque. L’impudeur le disputait à la provocation, aux oreilles chastes des prescripteurs... Lui se pensait bienveillant. Mais il ne valait pas mieux que les autres. Il venait en tout cas de comprendre ce qu’elle craignait de formuler oralement depuis tellement de jours. Ce qui occupait toutes ses ruminations, ce qui faisait le lit de cette humeur sombre et de ce surprenant état de soulagement à la fois... Kaïs se leva pour rompre la gêne. Il hésita une seconde, pris dans un élan spontané. Il voulut faire le tour du bureau pour serrer cette femme dans ses bras, et l’assurer d’un peu de chaleur humaine. De cette compréhension profonde entre deux personnes qui appartenaient fondamentalement à la même espèce. Il souhaita lui dire : « C’est ce que j’ai lu de plus fort de toute ma vie. Je te soigne, mais désormais, en plus, je te comprends. Et au-delà de la peine, comme toi, je souhaite le meilleur à cet enfant. » Mais il se ravisa.

Fier, il reconstruisit ses défenses émotionnelles en un instant, et conclut ainsi le rendez-vous :

 

    Ça va faire un an, Maryline. On est en 2018. Octobre 2018 ! Pas dans le futur ! S’il était en vie, on le saurait... Vous vous torturez pour rien. On ne prédit pas l’avenir. On ne réécrit pas le passé... Par contre, on va monter un peu les doses, là, dans votre intérêt.

 

La porte du cabinet émit un grincement.

Sourde et aveugle, Maryline sentit son cœur s’emballer. Le courant d’air l’invitait clairement à quitter la pièce. Exclusion. Incompréhension. Rébellion. Elle leva les yeux timidement. Le psychiatre s’était refermé. Sourire de façade. Rôle à jouer. Distances à préserver. Orgueilleux docteur Kaïs... La patiente franchit le pas. Marqua un temps d’arrêt. Lui allait ouvrir la bouche, assurément, poser une question polie et de circonstance, un encouragement peut-être... À côté de la plaque. Hors de propos. Inhumain ! Il n’y avait plus rien à sauver. Rien à craindre. Tout était dit.

Elle lui sauta à la gorge.


 


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