Auteur Sujet: Nouvelle N°13 : Trois âmes pour seule arme  (Lu 10303 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°13 : Trois âmes pour seule arme
« le: dim. 06/01/2019 à 13:08 »
Bonjour à tous ????
13e nouvelle du trophée Anonym’us «Les mots sans les noms» ????
Quand, sur une île paradisiaque, les projets immobiliers ne voient jamais le jour... ????
N’hésitez pas à nous dire ce que vous en pensez en commentaires :pouceenhaut:
Bonne lecture :clindoeil:

Trois âmes pour seule arme

Marie avait d’abord eu cette intuition qu’il y avait une espèce de conjonction, d’alignement des choses (des planètes ?) permettant que cela arrive. Le passé revenait par bribes, par sensations qui lui tiraillaient le ventre, la réveillaient la nuit et la plongeaient dans un abîme de doutes et d’angoisse. Désormais, elle ne croyait plus en la fatalité. Depuis cette tête retrouvée sans corps sur la grève comme un trophée sanguinolent offert par un chat à son maître. Non, la fatalité ne pouvait plus être invoquée pour expliquer tous ces drames et elle était terrorisée à l’idée d’être mêlée de très près à ce qu’elle appelait désormais des meurtres en série.
***
D’un geste sec et précis, Michel décapsula sa troisième Lager sur le rebord du bureau. Le spectacle de la mousse brunâtre et du liquide ambré s’entremêlant dans le verre rompit un instant son ennui. En soupirant, il reporta son regard vers le ciel qui restait obstinément vide. Voilà plus d’une heure que ce maudit hélico aurait dû atterrir et lui était toujours coincé là, à brasser de l’air.
Ils envoyaient une femme cette fois, drôle d’idée. Il se demandait si on lui avait parlé des problèmes. Il ricana. « Problèmes », c’est le moins qu’on puisse dire. Il chassa une mouche qui s’intéressait d’un peu trop près à sa bière et en profita pour avaler une longue gorgée bien fraîche. Il avait tellement à faire ; la neige avait enfin fondu et le printemps explosait littéralement. Sur l’île tout était plus fort qu’ailleurs, il n’y avait pas de demi-mesure. L’hiver durait huit mois, les autres saisons se partageaient les miettes dans une violente précipitation. Sans signe avant-coureur, les orages venaient percuter le ciel tendre d’un printemps à peine éclos ; le temps d’une pluie torrentielle et les fleurs aux couleurs vives recouvraient l’île d’un patchwork bourdonnant d’insectes et pullulant de ces satanés maringouins qui vous pourrissaient la vie. Puis, au bout de cette folie venait l’été. Quelques divines semaines d’accalmie. L’île baignait alors dans une lumière surnaturelle et devenait le plus bel endroit du monde, le paradis sur terre. On se disait que, finalement, ça valait le coup de rester. Mais nous n’en étions pas là.
Depuis le redoux, Michel n’avait inspecté qu’un dixième du territoire dont il avait la responsabilité et il enrageait d’être coincé dans ce bureau. Il avait hâte de retrouver la profondeur de la forêt, le parfum sucré des jeunes pousses de pin qui embaumait l’air jusqu’à l’enivrement, les sous-bois regorgeant de baies. Il ressentait une vitalité absolue dans cet isolement total, dans cet environnement sylvestre vierge de toute présence humaine. Dans un geste d’impatience, ses deux poings s’abattirent sur la table. Il serait bien allé faire une tournée d’inspection tantôt… encore un projet auquel il allait devoir renoncer.
***
L’île lui sembla plus grande que sur les relevés topographiques qu’elle étudiait depuis quelques mois. Elle repéra immédiatement l’Œil de Caïn, un vaste trou d’eau émeraude dont la transparence laissait apparaître, comme une pupille au milieu de l'iris, de sombres masses rocheuses profondément enfouies sous la surface. Au nord, des falaises de calcaire surplombaient l’océan, partout ailleurs, une forêt d’épineux, d’érables et de bouleaux couvrait l’île d’un camaïeu de verts. L’hélicoptère décrivit une courbe à 180 degrés, et la côte sud apparut, majestueuse, ourlée de dunes et découpée de baies. Son esprit superposa instantanément, comme un calque, le plan qu’elle connaissait par cœur : là l’hôtel de luxe, là le golf 18 trous, ici la piscine extérieure chauffée et les chalets haut de gamme équipés de jacuzzis. Elle sentit l’adrénaline se répandre dans son corps. Ce projet c’était la cerise sur le gâteau, un cadeau du ciel qu’elle n’espérait plus. Des millions de dollars comme s’il en pleuvait. Transformer la matière brute, la modeler à ses idées pour en faire surgir la perfection, être l’esprit qui imagine, conçoit, réalise, le pied total. Encore quelques minutes avant d’atterrir et de fouler sa terre promise. Ce trou perdu, elle allait en faire de l’or.
***
Depuis le début de la matinée, Lili tournait en rond se sentant perdue, seule dans sa maison, comme si elle lui était devenue étrangère. C’est pourtant ici, dans la demeure du gardien de phare de l’Anse aux Baleines qu’elle était née. Elle ressentait un trouble toujours plus profond ; quel souci de ne plus savoir où trouver les objets familiers ! Dieu, ils disparaissaient tout le temps, à croire qu’une autre personne vivait avec elle et lui jouait des tours. La seule chose qui restait en place était son piano. Elle passa sa main sur l’instrument installé face à l’océan derrière la baie vitrée. Son regard clair se perdit dans le ciel limpide où, au loin, un hélicoptère se dirigeait vers l’île, sûrement la visiteuse qu’elle attendait, se dit-elle. Puis elle scruta l’océan à la recherche de la première baleine qui viendrait longer la côte pour se nourrir dans les eaux riches en krill. Même après toutes ces années, c’était un bonheur sans pareil de repérer un souffle à la surface de l’eau, de voir apparaître un dos noir et parfois le spectacle d’une queue émergeant de l’océan. Il y avait eu l’accident bien sûr, les deux géologues avaient tragiquement disparu en mer, leur kayak renversé par une baleine à bosse qu’ils avaient approchée de trop près. Elle les avait mis en garde pourtant : il fallait garder ses distances. Ces bêtes sous leurs abords pacifiques n’en étaient pas moins colossales. On était vite fasciné par le spectacle et c’est alors que l’erreur fatale survenait. Fascinantes, elles l’étaient pour sûr. Elles l’avaient toujours ensorcelée. Son cœur se serra à cette pensée ; jamais elle ne pourrait vivre ailleurs, elle aimait son île passionnément. Elle ressentit de tout son être cette ivresse familière qui la rassurait et poussa un petit cri de soulagement. Elle avait hâte de les voir arriver même si, aujourd’hui, la mer restait vide. La tension ressentie quelques minutes plus tôt était retombée. Elle s’assit sur le siège de velours pourpre, souleva le couvercle du piano. Ses doigts trouvèrent le chemin du clavier, son pied nu s’approcha de la pédale et les premières notes de l’Andantino de Khatchaturian dispersèrent le silence de la pièce.
***
— Hello, ça va bien ? cria Michel dans le vrombissement des rotors
Jude Spencer tendit une main ferme et un sourire aux dents parfaitement blanches. Ses yeux bleus plongèrent dans ceux du garde-forestier et s’y attardèrent quelques secondes.
— Oui, merci de m’accueillir.
Michel se saisit de la valise tendue par le pilote puis ils coururent ensemble en direction de la cabane qui servait de bureau tandis que l’hélico redécollait déjà.
— Vous avez fait bon voyage ?
— Parfait, le temps est superbe par ici. Il pleut des cordes à Toronto.
— À cette époque, il faut se méfier, ça ne dure jamais bien longtemps. Je vous propose un verre ?
— Non ça ira. Pouvez-vous m’appeler un taxi pour me conduire à mon logement ?
Michel sourit en secouant la tête :
— pas de taxi chez nous. Bienvenue au bout du monde ! J’ai mon auto par ici, si vous avez quelques minutes, le temps que je ferme le bureau…
— Ce sera parfait, avec plaisir.
Michel l’observa à la dérobée. C’était une belle femme brune, la quarantaine, peut-être plus- allez savoir avec les citadines -, une silhouette mince parfaitement moulée dans un tailleur pantalon gris et un chemisier blanc largement échancré. Il se racla la gorge comme pour évacuer les images qui lui montaient à la tête. Voilà ce que c’était de vivre en ermite depuis trop longtemps.
— On peut y aller, dit-il en lui montrant le chemin vers la sortie. Alors comme ça, ils ont relancé le projet ?
— On dirait bien ! Ça ne fera pas de mal un peu d’animation dans le coin…
Michel fronça les sourcils mais ne répondit rien, se contentant de jeter un œil inquisiteur sur le décolleté de sa passagère. Elle n’avait pas l’air de vouloir revenir sur le passé. Peut-être n’était-elle pas au courant. Elle n’était pas la première à avoir débarqué sur l’île, plein de beaux projets dans la sacoche. Aucun ne s’était concrétisé… et pour cause… il y avait eu tous ces accidents. Pas un de ces fringants entrepreneurs n’était reparti vivant et la vie sur l’île avait suivi son cours, immuable.
Ils continuèrent à discuter de choses et d’autres, Michel la renseignant sur l’activité insulaire et les principales commodités, elles n’étaient pas nombreuses, juste un dépanneur et un bar au centre du seul village de l’île. Pour le reste, il fallait se débrouiller. Pas de médecin, pas d’école, pas de bureau de poste, à quoi bon pour une petite centaine d’habitants ?
— Mais de quoi vivez-vous ici ?
— De la pêche, du bois, un peu d’agriculture, un peu de commerce, il y a une communauté d’artistes aussi et quelques-uns d’entre nous travaillons pour l’administration : je suis moi-même employé de la SEPAQ et un peu l’homme à tout faire de l’île. Beaucoup sont partis, les jeunes surtout. La plupart ne reviennent pas une fois leurs études terminées.
— Le projet donnera du travail à tous ! L’île va se réveiller !
— De la job très saisonnière…
— Pas tant que ça. Qui travaille en hiver ici actuellement ? Pas grand monde, je suppose.
— Ah oui l’hiver, c’est calme, enfin façon de parler, c’est sûr qu’il ne fait pas bon sortir !
— Et où fait-il bon sortir dans le coin ?
— Bien, il y a l’embarras du choix, dit-il en balayant le paysage de son bras libre.
— Je veux parler de divertissements, boire un coup, danser, s’amuser quoi !
— Oh pour ça, le bar de Jean a toujours fait l’affaire, répondit-il en hochant la tête.
— Le bar de Jean, répéta-t-elle, je vois…
Mais déjà ils arrivaient devant la maison de Lili. Ils descendirent simultanément, le temps qu’il s’empare de sa valise, elle frappait déjà à la porte. Il l’observa sans retenue, son regard s’attardant sur ses fesses, comme malgré lui. Décidément elle lui faisait de l’effet, c’était presque magnétique cette attirance, tous ses signaux étaient aux rouges, ses hormones mâles en surchauffe. Elle se retourna et surprit son regard. Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres.
— Michel, si ça vous dit de prendre un verre chez Jean ce soir, repassez vers 18 heures !
La journée prenait finalement une tournure plutôt sympathique et il lui restait même du temps pour aller faire un tour du côté de la colonie.
***
Le regard de l’enfant n’avait pas cette âme qu’elle recherchait dans sa peinture. Marie soupira en jugeant d’un œil sévère le résultat de deux jours de travail. Non décidément, rien n’allait. Elle n’arrivait plus à peindre depuis que le passé refaisait surface ou était-ce depuis qu’elle avait quitté l’île ? Elle avait toujours mieux peint là-bas, comme si la lumière unique de l’île pénétrait ses toiles pour les magnifier. Mais cette fois, ses doutes étaient trop forts, elle n’avait pas pu rester. Et à qui en parler ? Tout ceci était tellement irrationnel. N’était-elle pas moitié indienne ? Ses racines ne la portaient-elle pas à fantasmer une réalité ou à chercher des explications surnaturelles ? Elle était obnubilée par les souvenirs qui remontaient de plus en plus précisément et tournaient en boucle, toujours plus effarants. Elle avait beau se raisonner, à chaque fois, elle en arrivait aux mêmes conclusions.
***
Michel ne se rendait qu’une fois par an aux falaises abritant les fous de Bassan, une colonie de plusieurs milliers d’individus unique au monde. L’odeur de goémon y était irrespirable, le vrombissement des mouches follement excitées lui soulevait le cœur. Les fous n’étaient jamais aussi bien nommés que quand ils labouraient le ciel en tous sens de leurs vols nets, puissants, incisifs, puis piquaient vers la mer dans des plongées tranchantes qui poignardaient la surface de l’eau de centaines de blessures. Une sauvagerie sidérante pour ces oiseaux à la beauté doucereuse. Mais cette beauté ne l’émouvait plus. Il y avait cette image lancinante, cette vision cauchemardesque du cadavre qui remontait tout droit de son enfance. Ces années d’insouciance où ils disparaissaient pendant des heures avec Marie, trompant la vigilance de Lili, libres mais oh combien à la merci de cette nature sauvage. Il avait caché les yeux de son amie pour masquer la vue terrifiante de ce corps en lambeaux, là au milieu des oiseaux, dépouillé de son humanité par des centaines de becs avides. Mais il savait que derrière ses doigts enfantins, elle avait gardé ses yeux grands ouverts. Comme lui, elle avait vu les trous sombres des yeux, la gorge transpercée de toutes parts, le carmin des plaies béantes. Tous deux, ils avaient vu le sang souiller le plumage blanc. Ils n’en avaient jamais reparlé entre eux. Le silence de la sidération. Mais en ce jour de printemps, l’activité de la colonie était normale : les mâles paradaient, les femelles couvaient, les premiers oisillons gris et ébouriffés exigeaient d’être nourris sans discontinuer. Les cris gutturaux des oiseaux étaient assourdissants. Michel se contenta d’un regard circulaire puis fit demi-tour, laissant derrière lui cette vie frénétique et avide.
***
-Je me sens perdue ma chérie. Quelle heure est-il ? Quel jour sommes-nous ? Tout ceci m’échappe. Je ne retrouve plus rien dans ma propre maison. Et il y a cette femme que je ne connais pas. Elle est chez moi. Elle est venue avec Michel. Elle me fait peur. Elle n’est pas comme nous. Et les baleines, elles ne viennent pas cette année, que se passe-t-il ?
Marie resta sans voix au bout du fil. Interloquée. Mais qu’arrivait-t-il à Lili, sa vieille Lili ? Elle avait cette voix fluette de petite fille apeurée, cette voix plaintive qui ne lui appartenait pas, qui ne lui ressemblait pas. Elle aurait voulu la rassurer mais elle sentait bien que les mots- les maux, devaient sortir. Elle la laissa poursuivre. Lili hoqueta, des sanglots dans la voix :
—  Je ne suis plus bonne à rien Marie. Mes semis ont crevé dans leurs bacs, je perds tout, soupira-t-elle. Reviens, tu me manques tellement. La maison est grande. Ta chambre est prête, la rose avec les petites fleurs liberty sur les murs, tu te souviens ? Il faudra changer le papier un jour, il est un peu défraîchi. Je demanderai à Michel, c’est un gentil garçon Michel, j’aurais tellement aimé vous marier tous les deux, vous auriez vécu ici, avec moi, comme avant et je n’aurais plus jamais eu peur.
— Je vais venir Lili. Ne t’inquiète pas. Je téléphonerai à Michel ce soir. Il viendra me chercher. Dans quelques jours je serai près de toi. Tout ira bien. Les baleines sont en route. Nous irons les voir ensemble à la Pointe-Noire. Bientôt.
Marie raccrocha, le cœur meurtri. Lili n’allait pas bien, elle avait besoin d’être tranquillisée, de l’avoir auprès d’elle. Même si elle s’était promis de ne jamais revenir, son retour sur l’île semblait désormais inéluctable. Elle appréhendait déjà les conséquences. Elle le sentait, l’engrenage venait de s’enclencher, une nouvelle fois.
***
Ils étaient installés côte à côte sur la banquette du bar, à écouter distraitement cette musique country un peu démodée qui passait à la radio. C’était leur deuxième rendez-vous et ce soir il avait bien l’intention de passer aux choses sérieuses. Après une troisième bière, Jude avait pris les devants en l’embrassant et Michel laissait désormais ses doigts s’aventurer de plus en plus loin sur sa peau soyeuse. Tout son corps était électrisé et il s’en voulait de n’avoir pas l’esprit totalement disponible et serein. Le matin, il était allé chercher Marie au traversier. Marie… Son cœur se serra. Marie revenait après avoir littéralement fui l’été dernier. Elle était partie quelques jours après la mort des trois architectes qui travaillaient sur le projet repris par Jude. Bouleversée, elle s’était sentie coupable de leur avoir indiqué le plus joli coin où garer leur camping-car, comme si elle y pouvait quelque chose ! Une falaise qui s’effondre, ils se trouvaient là au mauvais moment c’est tout. Lui-même n’avait-il pas annulé un rendez-vous alors qu’ils auraient dû être ensemble, loin de la falaise à ce moment précis ? Le destin pouvait se montrer cruel parfois.
Michel se ressaisit. Il fallait que les choses soient claires dans son esprit : Marie était revenue pour Lili, pas pour lui. Il n’allait pas gâcher sa soirée, d’autant que Jude venait de constater qu’il manquait la clef de la porte d’entrée sur le trousseau que lui avait remis Lili avant de sortir. Il était trop tard pour appeler la vieille dame. Michel s’était empressé de lui proposer le gîte. Il projetait de l’emmener dans sa cabane, au bord de la rivière qui prenait sa source dans le lac de Caïn. C’était son refuge d’homme des bois, aménagé avec tout le confort nécessaire. Il plairait à Jude.
— On y va ? murmura-t-il à son oreille.
— Allons-y et voyons où la nuit nous mène, répondit-elle gaiement en lui prenant la main.
C’est Marie qui a découvert la tête de Jude le lendemain, au bord de la rivière où elle cueillait ses agates, près de la cabane de Michel. C’était tout ce que l’ours avait laissé d’elle.
***
Il y avait eu sept morts violentes sur l’île. Elle avait fait la liste. Toutes liées au projet. Toutes liées à eux trois : elle, Lili, Michel. Depuis le premier entrepreneur tué par les oiseaux dans la colonie alors qu’ils étaient encore enfants et jusqu’à Jude dernièrement. Tous les trois avaient joué un rôle, même infime, dans les sept disparitions. Tous les trois connaissaient les victimes, leur avaient parlé, les avaient plus ou moins menées à la mort par des concours de circonstances qui s’étaient enchainées. Implacablement. Dans ce petit coin du monde, la nature se rebellait, elle en avait désormais la certitude. Pas de superstition, pas de surnaturel. Juste la nature, le Grand Esprit qui se servait d’eux, comme de prêtres sur l’autel sacrificiel, comme d’une arme pour éliminer ceux qui souhaitaient la soumettre. Tous trois soudés irrémédiablement par quelque chose de plus fort qu’eux et qui les dépasse... Chacun jouant, à son insu, un rôle indispensable dans chaque tragédie. Tous les trois, liés par ce rapport intime et puissant entre eux et cette île. Elle savait qu’elle devrait fuir, mais tout désormais l’en empêchait.
***
2 ans plus tard.
Marie est allongée depuis quatre mois. Le temps a passé si lentement. Les oies bernaches sont reparties vers le sud et déjà des bouffées d’hiver tambourinent aux portes des maisons. Quelques jours encore et elle découvrira les deux petits qui pour le moment se tiennent bien au chaud à l’abri de son ventre. Une fille et un garçon. Des enfants de l’île.
Elle entend Lili chantonner dans la cuisine. Chère Lili. La maladie fait des ravages. Son esprit s’égare chaque jour davantage dans la contemplation de la mer et du ciel. Marie et Michel assistent impuissants à ce naufrage. Leur seul réconfort est d’être présents à ses côtés. Pouvait-il en être autrement ? C’est à leur tour de veiller sur elle comme Lili a toujours été là pour veiller sur eux.
Elle se fait du souci pour Michel aussi. La Sepaq n’a plus les budgets suffisants pour l’employer. Trop expérimenté, trop cher. Michel cherche des solutions et passe plusieurs jours par semaine sur le continent. Elle le sent si préoccupé. Une famille à charge et plus de travail. Marie trouve qu’il a un peu trop le goût de boire ces derniers temps.
Depuis la mort de Jude, l’île semble plongée dans un long sommeil, bercée seulement par le rythme des saisons. Il arrive à Marie de repenser aux événements et alors, l’angoisse l’étreint.
Mais tout est calme. Rien ne se passe.
Jusqu’à aujourd’hui.
Marie entend la porte s’ouvrir. Michel entre dans la chambre avec dans son manteau, un peu de l’air glacial du dehors. Il s’approche d’elle, il a l’air heureux, confiant. Il embrasse doucement ses lèvres puis dépose un baiser sur son ventre rond.
— Tu ne devineras jamais ! Le projet redémarre sur l’île et cette fois, c’est à moi qu’ils ont confié les rênes !
Marie se pétrifie puis sa main se pose sur son ventre. Leurs enfants chéris, leurs héritiers. Elle sait qu’une fois encore rien ne pourra arrêter l’engrenage.



 


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