Bonjour à tous
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15e nouvelle du trophée Anonym’us «Les mots sans les noms»
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Quand un tournage tranquille se finit mal
N’hésitez pas à nous dire ce que vous en pensez en commentaires
Bonne lecture
ContrechampPas un Grec, pas une épicerie. Rien.
Je pousserai jusqu’à Gare du Nord, pour dîner. Il y a le petit libanais qui fait l’angle avec la rue La Fayette. En marchant bien, j’y serai en dix minutes. C’est pas mal, là-bas. Le seul problème, c’est la sauce. Leurs machins rouges me fusillent le bide. Des coups à chier dans son camion, comme Rico l’an dernier, sur le tournage de la pub Merco. Quelle bande de bras cassés, cette prod. Avec eux, plus jamais. Pour se faire payer à coups de fusil, en plus. Pas question. Même si j’ai pas mes heures, je m’en fous. Je ferai autre chose. Trop longtemps que je garde des places vides pour ces trous de balle.
Ça y est, je me souviens. Des radis rouges. Voilà, c’est ça qu’ils mettent dans leurs sandwichs, les libanais. Tiens, le p’tit nouveau.
— Yo ! Gibson, c’est ça ?
— Ouais.
Le voilà qui me donne du Yo en m’appelant par mon surnom.
— T’as pas du feu, s’te plaît ?
— Ouais, tiens.
— Bien vu le Zippo, il est frais.
Encore un qu’allume sa clope comme un bédo. La coupe à la mode, cheveux longs, rasés sur les côtés, les Nike et le futal de sport qui moule les chevilles, mais pas le reste. Quelle mode à la con.
— Qui c’est qui t’a dit mon blaze, fils ?
— C’est Rico et Poêle-à-frire, ils sont dans la rue d’à côté. Vous faites golris les anciens, je te jure, avec vos blazes de ouf là. Moi, c’est Ted.
— Didier. Mais tu peux m’appeler Gibson, comme les autres.
La pogne solide. Les yeux bien droits quand il cause. Lino dirait que c’est bon signe. Pas un mytho. Et puis il a l’air content d’être là, le môme. Sincèrement. Bien sûr, il se fait enculer. Mais ça, il le sait pas encore, c’est un môme. Sauf que maintenant, c’est un môme qui bosse pour le Cinéma. Ouais, un veinard, qui démarre sur les chapeaux de roues, en plus. Un gros film avec des stars et du matos, des rues bloquées et des cascades, des projos de dix mètres gros comme des lunes qui sortent des fenêtres accrochés par des câbles, des boules chinoises, des figurants, encore des figurants, des légions de putains de figurants qui viennent bouffer du quatre quarts sur des tables régies longues comme des plages, des plages de bouffe merdique colportée par des stagiaires qui sont contents d’en être, et puis encore du matos, des camions de matos dont on n’utilise pas la moitié pour le tournage, mais on s’en fout, c’est la prod qui paye ; et ces escadrilles de techniciens-tatoués-qu’ont-connu-la-planète-entière-dans-leur-carrière, des putains de Larousse du cinéma illustrés, avec une barbe et des clopes à rouler. Bon, ils ont pas tellement évolué depuis la grande époque, à part un ou deux divorces et un pavtar » en banlieue. Mais putain, ils ont kiffé quand même. Ouais, grave. Parce qu’au final, c’est pour ça qu’on y va tous. On se dit qu’on est dedans. Pas comme ces cons qui vont à l’usine, ou dans leurs bureaux merdiques, pomper le nœud d’une huile en cravate pour un salaire minable. Non, nous, on est bien mieux. Au-dessus. Pas des artistes, mais pas loin quand même. Une équipe. Une Famille. Merde, une putain de famille ! Avec le père, le réal, le mec touché par la grâce, genre génie visionnaire, torturé, suspendu entre l’auteur et l’homme de terrain en casquette et mocassins. Et puis à ses côtés, l’équipe mise en scène : des armées d’assistants fraîchement émoulus de leur école de ciné à une plaque l’année, tous plus dévoués les uns que les autres. Une bande de minots un peu branleurs, persuadés d’être des génies en gestation. Tellement cinéphiles qu’ils peuvent se mater l’intégrale de Rohmer deux fois de suite, comme ça, pour le kiff. Tellement interchangeables qu’on leur a filé des numéros. Premier assistant, deuxième assistant, troisième, quatrième, y a pas de limite en fait. Plus le réal en a une grosse, et plus y en a pour lui lustrer. Logique. Et tout ce petit monde sait que s’il lui mijote une bonne turlute, au patron, une flûte comme il les aime, peut être que dans sa grande mansuétude, l’illustre, le sage, il les rappellera pour un prochain film. Et ça, c’est le jack-pot. L’assurance de travailler à nouveau. D’enchaîner, comme on dit. Et enchaîner, et enchaîner. Encore et encore. En-chaî-ner. Comme avec des chaînes et des boulets. Et au bout de cette autoroute de la pipe, l’espoir de passer d’assistant-fiotte à chef. Une vie à tailler des plumes pour une épithète. CHEF. Y a que ça sur un film : chef électro, chef machino, chef opérateur, chef déco, chef costumier, régie-chef, chef monteur, chef, chef, chef... Un putain de régiment d’infanterie.
Et aux pieds de la caserne, à la cave de la grande maison du cinéma : le bâtard. Le fils qu’on a eu avec la bonne, en rentrant au petit jour, un soir de bringue (« Oups ! Désolé, Papa s’est trompé de chambre »). Le mouflet pas vraiment cinéphile, même si ça lui déplaît pas. Le paumé, le technicien déchu, ou encore la canaille qu’a fait un peu de ballon pour des conneries, y a longtemps.
Nous, les ventouseurs.
La ventouse, comme une ventouse pour les chiottes. Sûrement que ça vient de là d’ailleurs, parce qu’on se tape le boulot le plus merdique de l’usine à rêves : garder les places vides dans les rues pour que les camions de tournage se garent. Douze heures par jour et par nuit. En hiver et en été. Dans la rue. A se faire chier sévère, dans nos camions. Avec des cônes de Lübeck et des rouleaux de rubalise tendus entre chaque plot, devant des places vides. Et tout ça pour une seule raison, notre mission divine : que ces connards de riverains ne se garent pas où on est. Et ils essayent. Oh, que oui ! Immanquablement. Alors, après avoir essuyé gentiment quelques insultes, on dialogue, on explique : « Non, Madame Trouduc', vous pouvez pas vous garer ici. Oui, on a des autorisations, regardez. C’est un tournage de cinéma, c’est du sérieux, avec Patrick Prunelle qui tient le premier rôle. Si si, le vrai, avec sa permanente et sa gueule d’ange figée dans le temps, comme au Grévin. En plus, c’est un grand film, réalisé par Gérard Bidule, le mec qu’a tellement de palmes d’or qu’il s’est bâti une case en Belgique avec, pour se protéger quand il pleut des impôts. Alors, Madame Trouduc', vous et votre Clio en leasing, vous n’empêcheriez tout de même pas des millions de gens de rêver, hein ? Parce que si les camions de matos peuvent pas se garer dans votre quartier de rupin à 15 000 balles du mètre carré, il y aura plus de films. Rien. Nada. Un gouffre culturel. La plèbe se noiera dans un océan de conneries hertziennes, et tout ça à cause de vous. »
Merde, voilà que le môme veut faire la causette. Comme si mon feu lui suffisait pas.
— Ça vient d’où, Gibson ? C’est à cause de l’acteur ?
— Non. C’est une marque de guitare.
— Ah ouais. Tu joues ?
Je suis tombé sur un putain de prix Nobel.
— Ouais, à l’époque j’avais plusieurs groupes sur Paname. Je faisais des remplacements, des concerts et tout.
— Pourquoi t’as arrêté ?
— La tune, fils. Ça paye plus que dalle la zique. Un jour, je me suis retrouvé dans la mouise. Grave. Les huissiers qui débarquent le matin et tout le bordel. On venait juste d’avoir ma fille, ma femme et moi. Alors comme j’avais remplacé pas mal de zicos sur des tournages, un copain régisseur m’a proposé mes premières ventouses. Ça s’est fait comme ça, par hasard. Au début, je me suis dit que c’était temporaire. Ça fera vingt piges le mois prochain.
— Ouais, je vois le délire. Moi, je suis dans la mécanique à la base. Et puis j’ai eu des galères de taf, pareil. C’est Jo, le neveu de Rico qui m’a mis sur le plan. C’est un bon soss, Jo. Il savait que je kiffe de ouf le ciné.
Jo, le fils de la frangine à Rico. Une belle famille de cinéphiles, ceux-là. Genre, Les Enfants du paradis en caravane dans la Beauce. Aux dernières nouvelles, le petit de Sylvie donnait plus dans la zipette et les BM chouraves que dans les tournages de films. Mais bon, les gens changent, paraît-il.
— Et tu le connais d’où, Jo ?
La question à dix plaques. Concentre-toi sur ses yeux : en bas, à gauche. Les pupilles qui se dilatent, et ça repart : en haut, à droite. Vas-y, gamin, sors-le-moi ton mytho.
— En fait, Jo et moi on a bossé ensemble dans un garage, à Osny, pendant deux ans et quelques. On est restés potes depuis.
Un garage à Osny. Avec des barreaux aux fenêtres, ouais. En tout cas, c’est pas pour escroquerie qu’il est tombé, le môme. Les mythos c’est définitivement pas son truc.
— Hey Gibson, je veux pas te manquer de respect et tout, mais pourquoi tu mates mes yeux comme ça ?
— C’est le Grand Lino qui m’a appris ça.
— Lino, le rappeur ? Sérieux, tu le connais ? C’est un tueur de ouf, je kiffe depuis l’époque d’Ärsenik...
— T’enflamme pas, fils. On parle pas du même. Lino Ventura, le comédien.
— A ouais, à l’ancienne. Si si, Les papys flingueurs et tout.
— Ouais, c’est ça. J’ai été son chauffeur pendant plusieurs années. On a fini par devenir potes. Tu vois, les Lino, Gabin, Blier, toute cette clique, c’étaient des Messieurs. Je veux dire, jamais un mot plus haut que l’autre, respectueux de tout le monde sur un plateau. Ça serrait la pince à l’équipe le matin, toujours un petit mot pour les ventouseurs et les techniciens : « Ça va les gars ? Pas trop dure, la nuit ? Venez prendre un café. » C’étaient des mecs qu’avaient eu une vraie vie, avant le cinéma. Pour ça qu’ils étaient bons à la face, d’ailleurs.
— Je vois ce que tu veux dire. Et c’était quoi son délire avec les yeux, à ton gars ?
— Lino avait fait carrière dans la lutte, avant de jouer la comédie. Un de ses entraîneurs lui avait appris un truc : guetter l’endroit où les yeux partent, pendant le combat. Pas facile. Mais quand tu y arrivais, ça te permettait d’anticiper une feinte ou une projection. Le truc marche aussi hors du tapis. Et Lino, avant qu’il te connaisse, te posait toujours une ou deux questions en te gaulant le regard. Avant même que tu répondes, il savait si tu mentais, si c’était un souvenir ou autre chose. Un genre de test, j’imagine. Pour voir si t’étais une trompette ou si t’étais réglo. Des années plus tard, j’ai maté un documentaire là-dessus. Ce truc-là, c’est une science, en fait. Ils appellent ça PNL...
— PNL ? Comme le groupe de rap ?
— T’arrêtes jamais avec ton rap, toi. Non, ce truc veut dire Programmation Neuro quelque chose. En gros, c’est des mecs qu’étudient la façon que t’as de bouger les yeux, les bras et le reste quand tu causes, pour voir si t’es un faisan ou pas.
— Lourd. Oh putain, regarde là-bas ! C’est Faguet, avec le réal et la petite assistante. Ils retournent sur le décor à cette heure-ci ?
— Ils vont répéter pour la scène de demain, à coup sûr.
— Elle est fraîche l’assistante, hein ? Par contre elle se la raconte grave, c’est abusé.
Pas faux. Bêcheuse comme pas deux, la gamine. Elle te dit bonjour comme elle te cracherait à la gueule. Avec la moue, mi-hautaine, mi-écœurée de la petite bourge découvrant un étron sur le tapis persan de sa grand-mère.
Mais sa tronche me dit quelque chose. J’ai déjà dû la croiser, cette môme.
Peut-être bien qu’elle ressemble à ça, ma fille, aujourd’hui. Dire qu’on s’est pas revus depuis ce foutu jour de l’an. Ça fait quoi, quatre ans ? Peut-être plus. Faudrait que je l’appelle.
— Hey, Gibson, tu crois que c’est abusé si je demande un selfie à Faguet ? Ma daronne kiffe trop cet acteur. Si je lui envoie la photo, elle va péter un câble.
— Laisse tomber, c’est un tocard. Je peux pas l’encadrer, lui et sa caravane de vingt mètres.
— Vingt mètres !
— Vise là-bas, au bout de la rue. Le gros truc impossible à garer, c’est plus une loge, c’est un Airbus, le bordel. Y a même un putain de jacuzzi à l’intérieur. Juste pour ses putes.
— T’es sérieux ? Faguet, il se tape des putes ?
— Pas plus de deux par jour, rassure-toi. Mais ça l’empêche pas d’emmerder les maquilleuses. Les pauvres gamines sont terrorisées à l’idée de rentrer dans sa turne. Une fois sur deux, il est à poil. D’ailleurs, l’an dernier il a dérapé.
— Genre ?
— C’était le film pour lequel il a eu le César. Le truc engagé, sur un chômeur. Tu parles. Ça les empêchait pas de s’en foutre plein le pif jusqu’à pas d’heure, tous les soirs. Bref. Notre bon Faguet national, engnôlé jusqu’à la moelle, a agressé une assistante-maquilleuse qu’avait le malheur d’être un peu gaulée. Mauvais timing. La môme a débarqué dans sa loge en pleine orgie. C’était pas la première fois que ce genre de connerie arrivait. Sauf que là, le lendemain, les parents de la gamine se sont pointés sur le plateau, et la prod s’est chiée dessus. Mais bon, comme toujours, notre vedette a acheté le silence de la môme et ses vieux, à grands coups de biftons.
— Quel fils de pute.
— Comme tu dis. Des histoires comme celle-là, je pourrais en remplir un bottin.
Allez, maintenant ça serait bien que tu te casses, le nouveau. J’avais pas prévu de tenir un colloque. J’ai la dalle, moi.
— Au fait, ça vient d’où le blaze, Poêle-à-frire ?
— T’es un curieux, la bleusaille. Ça date, ce truc. C’était un jour où on bossait dans un quartier chaud. Y avait Polo, Boban, Gros-Vlad et moi. Rico bossait pas sur ce film, il venait d’avoir son fils. La prod avait pas voulu raquer le caïd du coin pour qu’il nous foute la paix. Erreur de débutant. Du coup, ça a pas fait un pli, deux cailleras sont venues pour nous faire un camion de matos, pendant la nuit. Et c’est tombé sur ce bon Michel. Le con s’est pas dégonflé, il les a montés en l’air avec le seul truc qu’il avait sous la main.
— Une poêle à frire ?
— Exact. Ce mec, c’est le plus chiant que je connaisse quand il s’agit de casser la croûte. Rien n’est jamais assez kasher ni assez bon pour lui. Alors, il se prépare sa tambouille tout seul, dans son camion, sur son réchaud. Pour ça qu’il est équipé. D’ailleurs, en parlant de bouffe, je vais aller me chercher un sandwich au Libanais de gare de Nord.
— Vas-y, ça roule. Bon appétit, Gibson. On se capte plus tard.
*
La nuit, t’es seul comme un rat. Paraît que « les choses de la nuit ne s’expliquent pas à la lumière du jour ». Moi, j’ai connu que ça, la nuit. Un crépuscule interminable. Un chemin nocturne, balisé de rades anonymes, où des pèlerins sans bâtons se font taper, planter, gerber, baiser, mendient, philosophent ou se marient, tout ça sur un carré d’asphalte. Un bout de trottoir. Tous à fourrager dans les bas résille puants de Paris. La demi-mondaine. La bimbo sentimentale qui jure qu’elle est à toi, et à personne d’autre. « Juré, mon chou ! », qu’elle te fait, avec un clin d’œil aviné. Et l’instant d’après elle te jette à la gueule ce que t’auras jamais. Ce que personne n’aura jamais. La piste aux étoiles : ses rues, ses places, ses cafés et ses ports. La grande illusion.
J’aime ce spectacle. J’y suis accroc.
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Merde ! Mais qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Une détonation de fusil à pompe, derrière mon camion. Ça y ressemble. Je vois que dalle dans le rétro. Tu parles d’un réveil. Allez mon Didou, va falloir prendre ses couilles à deux mains. Mais qu’est-ce que j’ai foutu de ma batte, bordel ? Ah, la voilà. Quel con. Endormi à cause de ce putain de sky. Résultat des courses, les keufs vont débarquer et je pue la gnôle et le shit, pire qu’une cellule de garde à vue un samedi soir. Et cette putain d’alarme de bagnole qu’arrête pas de gueuler. Attends, mais c’est quoi ça ? Bah, merde alors...
Pas de César pour Faguet, cette année. À part peut-être celui de la plus grosse pizza au champagne. Je crois que je vais gerber. Ce con s’est cassé la gueule du balcon de l’appart » où ils tournent. Cinq étages. Un gros plat sur le ventre à l’arrivée. Droit sur le toit de la bagnole, juste derrière mon camion, à quatre du mat.
*
Un appart » haussmannien de 200 mètres carrés : cheminées en marbres, moulures au plafond, parquet tellement ciré qu’on a peur de marcher dessus, des projecteurs, des réflecteurs, des caisses et des câbles partout qui t’empêchent d’avancer. Un décor de cinéma.
J’imagine pas le pot belge que ce con de Faguet s’est envoyé avant de faire le grand saut. Déjà qu’en temps normal, ce type a la réputation d’un aspirateur Dyson, mais là, il a dû sacrément dépasser les prescriptions du toubib. Ses cloisons nasales en or massif auront pas tenu le coup, dommage. Mais qu’est-ce qu’il foutait encore sur le décor à cette heure ?
La voix du nouveau, Ted, sur la terrasse. Des cris, plutôt. Des larmes en bruit de fond. Merde, la petite assistante est là aussi.
— Eh, oh, gamin ! Baisse d’un ton, tu veux.
— Putain, Gibson ! C’est la merde, Faguet s’est cassé la gueule du balcon !
— J’aurais deviné tout seul. À trois mètres près, la vedette terminait son saut carpé sur mon camion. Mais toi, qu’est-ce que tu fous ici avec la demoiselle ?
— Selma. Je m’appelle Selma.
Première fois qu’elle m’adresse la parole, en un mois. Elle a l’air sacrément choqué, la gamine, à grelotter dans sa couverture, les yeux dégoulinant de maquillage. Et dire que ce soir, c’était la quille. Un tournage tranquille, qui devait finir par une nuit tranquille. Tu parles. Au lieu de ça, avec quatre piges de placard au compteur, c’est à moi qu’échoit le rôle du limier dans l’affaire de l’été. Beau casting.
— L’un de vous deux peut m’expliquer ce qui s’est passé ?
— Putain Gibson, quelle merde !
— Calme-toi, fils.
Les yeux de la bleusaille se barrent à nouveau : en haut, à gauche.
— OK. Je m’endormais dans mon camion, alors je suis venu me faire un café sur le décor, dans l’appart', pour tenir le coup. Rico voulait que je lui en ramène un, aussi. Quand je suis arrivé, j’ai entendu des hurlements, je suis allé voir sur la terrasse. Et là, j’ai vu Selma et Faguet en train de s’embrouiller. J’ai essayé de venir les séparer, ce con allait lui mettre une patate, tu vois. Il gueulait, je captais rien tellement il était raide. Et puis, il m’a mis une droite, je suis tombé, et quand je me suis relevé il basculait de la rambarde. Il était fonsedé de ouf, j’ai pas pu le rattraper.
— Tu confirmes ce qu’il vient de dire ?
Pas le temps de répondre à ma question, la voilà qui répand ses tripes sur le carrelage de la terrasse.
— Laisse tomber, Gibson. Elle est rôtie, elle arrive à peine à parler.
— Fils, va chercher un verre d’eau dans la cuisine, s’il te plaît. Poêle-à-frire a appelé les poulets, ils devraient pas tarder.
*
— Hey, Gibson, t’as raconté quoi aux flics pendant deux heures ?
— Ce que j’avais vu en arrivant là haut, Rico.
— Ouais, et pourquoi ils t’ont pas emmené, toi ? Ils ont bien embarqué Ted et l’assistante, pour les cuisiner.
— Je sais pas, Rico. Peut-être qu’ils veulent juste les entendre, une fois qu’ils seront calmés.
Les carreaux humides de Rico se font la malle. Direction : en bas, à gauche.
— Je l’aime bien, ce petit. C’est un pote de mon neveu. Je crois qu’il a pas toujours filé droit, tu vois ce que je veux dire ?
— Je vois.
— Je voudrais pas que tout ça lui attire des emmerdes.
— Ça va aller. T’inquiètes pas pour ton lascar.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— J’ai essayé de causer un peu avec l’assistante réal, entre deux vomissements. M’est avis qu’elle a de la famille dans le métier. Peut-être même une frangine. Dans le maquillage, par exemple.
— C’est que t’es un putain de Columbo, hein, Gibson ? L’autre con de Faguet est tombé parce qu’il était raide, c’est tout.
— Ça, pour être raide. Aucun doute là-dessus. Pour le reste...
— Je t’écoute.
— La tête de la petite me disait quelque chose depuis le début du tournage. J’étais pas sûr. Avant ce soir, je l’avais pas vraiment vue de près. Et puis ça a tilté, une fois sur la terrasse. La ressemblance avec la maquilleuse que Faguet avait agressée était flagrante. Sa frangine, à coup sûr. Alors, je lui ai posé quelques questions, pas grand-chose. Et je crois bien avoir eu ma réponse.
— Ses yeux, j’imagine ? Encore le truc de Ventura dont tu parles tout le temps, hein ?
— Je te demande pas de me croire, Rico.
— Et où est-ce qu’elles allaient ce coup-ci, ses billes ?
— Dans un coin, toujours le même. Un coin que j’ai déjà vu.