Auteur Sujet: Nouvelle N°16 : Marie-Martine  (Lu 19701 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°16 : Marie-Martine
« le: dim. 27/01/2019 à 16:23 »
Bonjour à tous ????
16e nouvelle du trophée Anonym’us «Les mots sans les noms» ????
Quand la morsure de l’attente permet de faire le bilan sur sa vie... ????
N’hésitez pas à nous dire ce que vous en pensez en commentaires :pouceenhaut:
Bonne lecture :clindoeil:

Marie-Martine
(de la neige en été)



Cette après-midi du mois d’août se distendait à l’infini. Encore deux heures avant l’arrivée du train de Mathieu. Marie-Martine détacha les yeux de l’écran de son MacBook. Par la fenêtre panoramique, la terrasse (ici on utilisait le terme plus glamour de roof top) était recouverte d’une épaisse couche de neige. De gros flocons tourbillonnaient dans un ciel laiteux qu’elle ne connaissait que des sports d’hiver, par temps de brume. « Tiens », se dit Marie-Martine sans s’émouvoir davantage. Dans le café art déco du co-working, la lumière avait terni. Elle augmenta la luminosité de son écran.
Bien sûr, on n’a pas tous les jours de la neige en été, se dit-elle avec malice. Et après ? Ce phénomène n’était en définitive qu’une confirmation. Cet hiver inattendu, d’une certaine manière, ne faisait que lui donner raison. Marie-Martine avait à ce sujet de solides convictions. Elle se revendiquait volontiers adepte de la décroissance, devant un verre de Chardonnay. Elle consommait responsable. Elle achetait notamment du courant « propre » et ne se déplaçait (au quotidien en tout cas) qu’en vélo à assistance électrique. Cette prise de conscience ne datait pas d’hier et la remplissait de satisfaction. Ce n’était malheureusement pas le cas de tout le monde, loin de là. Au fond, les gens se foutaient pas mal du climat. À commencer par Trump, qui s’était fendu d’un tweet débile à l’occasion d’un épisode similaire à New York.
Le déni, en général, n’allait pas aussi loin. Mais chacun, lui semblait-il, s’en remettait à la fatalité.
Pourtant l’évidence crevait les yeux. La catastrophe n’était plus à venir. Elle était bel et bien enclenchée. Lors de son vol aller, Mathieu avait dû survoler un des pires cyclones qu’ait connu la Floride. Marie-Martine avait passé la nuit à suivre son vol à la trace sur une carte du monde réactualisée en temps réel. La trajectoire du Boeing lui était apparue comme une flèche décochée droit dans l’œil de l’ouragan. Elle n’avait été capable de trouver le sommeil qu’une fois reçu le SMS de son mari. À quatre heures du matin. « Bien arrivé » l’avait-il sobrement rassurée. Évidemment, les longs courriers survolaient très haut les zones de dépression. Une fois de plus elle s’était tordu les nerfs pour rien.
Elle commença à taper une nouvelle phrase quand le grand carillon sonna l’ode à la joie. Seize heures. Marie-Martine blêmit. Elle voulut ramener son attention sur son clavier, mais le charme était rompu. Elle butait déjà sur le premier mot.
 Le temps n’y était pour rien. De la neige, des ouragans. Oui le temps était détraqué, mais ce n’était pas ce qui tracassait Marie-Martine. Le monde courait à sa perte, c’était acquis depuis longtemps. Mathieu revenait après toute une semaine d’absence et Marie-Martine se sentait ravagée par l’angoisse.
Ce qui la déstabilisait, au fond, c’était le carillon, bien qu’elle n’ait rien contre Beethoven à titre personnel. Dans son casque Bluetooth à réduction active de bruit, les mazurkas de Frédéric Chopin s’étaient tues. Le bruit blanc avait cessé et ne restait plus dans ses oreilles que la sensation de s’être perforé les tympans. Son casque devait être à court de batterie.
Elle le retira d’un geste vif, et entendit alors la conversation des deux hipsters de l’autre côté de la salle. Elle ne les avait pas vus entrer, tout absorbée qu’elle était par son travail. Elle se troubla. C’était dimanche et elle avait espéré être seule. Ils étaient tous les deux engoncés dans des grands manteaux de laine boutonnés jusqu’en haut, et avaient chacun noué autour de leur cou une douce écharpe de mohair bleue. Ils n’avaient pas l’air troublés le moins du monde par la neige au-dehors. Les personnes de ce genre, l’espèce la plus fréquente au co-working, que ce soit pour les initiatives ou pour la mode, donnaient toujours l’impression d’avoir deux coups d’avance. En les regardant plus attentivement, Marie-Martine constata que l’un des deux possédait un manteau de facture très largement inférieure à celle de son interlocuteur (ses boutons avaient le reflet du plastique). Ce dernier devait occuper le poste de Chief Executive Officer dans la start-up qu’il avait créée, évidemment dans le domaine de la mode masculine. Cette entrevue devait certainement correspondre à l’un de ces incessants entretiens d’embauche auxquels elle assistait bien malgré elle depuis qu’elle venait écrire ici. Boutons de plastique avait l’air en difficulté. L’autre avait posé une chaussure de cuir brun sur la table et s’en servait comme d’un support à sa démonstration.
— J’avoue, j’ai un faible pour la Richelieu. Vois-tu, elle a le laçage directement sur l’empeigne. La derby, elle, comporte deux pièces rapportées, cousues dessus, et ce sont ces parties qui comportent les lacets. Bien sûr, toutes deux taillent bas, mais l’esprit de la derby en fait une chaussure de confort, bien peu de style. Tu n’es pas d’accord ?
— Si, c’est trop la honte, la Derby. C’est un peu la même chose pour la Chelsea, de toute façon. Par contre, je me suis toujours demandé, comment appelles-tu un mocassin à gland ?
L’autre se releva brusquement et tritura machinalement le bout de sa barbe.
— Eh bien on dit un mocassin à gland. Enfin, à pampilles. Mais, attends, ça n’a rien à voir ! Ne mélange pas tout. Qu’est-ce que tu m’embrouilles ?
Boutons en plastique devint cramoisi et se leva de table, en tremblant légèrement. Il quitta la pièce à reculons, les yeux perdus dans le prolongement de son menton velu. L’entretien d’embauche était manifestement clos.
L’autre demeura quelques instants immobile, à sa table, fixant le percolateur derrière le comptoir en chêne. Il avait un sourire crispé, non dénué de dédain, qui dessinait un rapporteur de collège à la base de sa barbe rectangulaire. Il n’avait toujours pas trouvé son Chief Marketing Officer. Il remit sa chaussure, la laça consciencieusement, puis à son tour se leva, avant de disparaître de l’univers.

Marie-Martine soupira. Il était temps de rendre les armes. Malgré tous ses efforts et la réanimation intensive qu’elle avait exercés sur lui depuis le début de l’après-midi, sa nouvelle demeurait désespérante à tous les égards. Ses deux personnages se regardaient comme des crétins et semblaient incapables de faire avancer l’action de quelque façon que ce soit. Jason était une petite frappe, un garçon du quartier (dont elle n’avait pas une seconde envisagé un plan d’ensemble) qui s’occupait de tondre la pelouse au black, quant à Jessica, en grande partie inspirée d’elle-même, Marie-Martine ne lui trouvait pas beaucoup de circonstances atténuantes. À tous points de vue c’était une grosse frustrée. C’était l’été là-bas aussi, mais le monde n’était pas détraqué et il faisait chaud. On avait éprouvé le besoin de se dénuder. La surprise de découvrir Jessica en topless dans la cabane à outil avait coupé tous ses moyens, pourtant prodigieux, au pauvre Jason. Pourquoi avait-elle, Bon Dieu, tourné les choses ainsi ?
En quatre-vingt-dix jours, Marie-Martine n’avait pas produit grand-chose, hormis quelques débuts de nouvelles pornographiques qui ne l’excitaient pas elle-même. Impossible de se concentrer plus de trois minutes sur le moindre paragraphe. Au point qu’elle avait dû, en catastrophe, faire l’acquisition de son casque audio. L’appareil avait fait illusion quelques jours, avant qu’elle trouve une autre source à son manque de rendement.
Cependant, pour la nouvelle qui l’occupait à ce moment, la solution paraissait relativement simple. Il lui suffisait de trancher la gorge à Jason, et peut-être bien la bite aussi, si elle se sentait d’humeur, et de faire flotter le gros corps flasque de Jessica à la surface de sa piscine. Dans une demi-heure ça pouvait être plié.


Mais avant cela, Marie-Martine avait vraiment besoin d’une pause. Les deux cafetières collectives étaient vides. C’était dimanche. Personne n’avait préparé de café. Par la fenêtre, la neige n’en finissait pas de tourbillonner. Marie-Martine, imprévoyante, n’avait aux pieds que ses petites sandales rouges, celles que Mathieu trouvait tellement sexy. Qu’importe, elle n’était pas frileuse. L’occasion était trop belle. Un dimanche, elle pouvait espérer que personne ne vendrait la faire chier si elle grillait une cigarette sur le roof top. Pas de doute, le terme faisait quand même plus classe.
Ici, on n’avait pas de temps à perdre. On optimisait. On produisait du concept. De la monnaie d’échange et du service. De la blockchain en veux-tu en voilà. Des maillons robustes et fonctionnels. Voilà comment se rêvaient les co-workers. Mais bien souvent, quand elle se rendait aux toilettes en traversant les couloirs, des types zappaient leur partie de solitaire ou de Candy Crush dès qu’ils repéraient une présence dans leur champ de vision. Aussitôt, ils reprenaient la lecture de contenus web en mimant une concentration extrême. Elle ne se moquait pas d’eux. Marie-Martine n’avait pas poussé l’audace assez loin pour renseigner « écrivain » sur sa fiche d’inscription, elle avait préféré parler de rédactrice, ce qui lui épargnait de fastidieuses explications. Au moins, grâce à Mathieu, elle ne manquait pas d’argent et c’était bien ainsi.

À l’extérieur, des bourrasques de vent finlandais la firent vaciller alors qu’elle empruntait la passerelle. Dix mètres en dessous, des climatiseurs gros comme des camions rugissaient en permanence. Ils ne firent pour autant pas voleter les pans de la petite jupe orange qu’elle avait passée le matin. Mais quelle importance ? Mathieu revenait. Marie-Martine se sentit de nouveau optimiste. Mathieu était cardiologue. Mathieu avait peu de défauts. Mathieu ressemblait un peu trop à George Clooney, cependant. Et il partait un peu trop souvent en congrès à son goût.
Elle s’arrêta devant la balustrade en verre blindé. Elle s’y accouda quelques instants.
De là où elle se tenait, Marie Martine pouvait contempler le beffroi, avec ses multiples clochetons qui crevaient le ciel bas. De l’autre côté, la ville se déployait. L’enfilade des toits était saupoudrée de neige sur un kilomètre et demi. Tout ceci lui évoquait un effondrement de banquise. La fin d’un monde, en somme, sans le moindre indice du commencement d’un autre. Étrange, cette lézarde dans ce qu’elle avait pris pour de la sérénité.
Marie-Martine sortit son paquet de Marlboro Lights en pestant contre le gland de cuir de son sac à main Nat & Nin à 395 €. On devait certainement dire une pampille plutôt qu’un gland, comme elle l’avait appris quelques instants plus tôt. Marie-Martine aurait bien sûr pu faire preuve d’un minimum d’audace, ou de sens pratique, en sectionnant purement et simplement la minuscule lanière. Il lui paraissait pourtant plus logique de remédier à ce désagrément en cédant aux sirènes d’un nouvel achat compulsif. Il lui fallait un nouveau sac. Coûte que coûte. Elle ne pouvait demeurer une seconde de plus avec celui-ci.
Hélas, un dimanche, seul Amazon aurait éventuellement pu lui rendre la raison mais avec ce temps polaire, elle ne serait jamais livrée avant le lendemain. Inutile d’enjamber le parapet pour autant. Marie-Martine regardait la petite cour pavée d’un immeuble, trente mètres en contrebas. Elle balança son mégot encore incandescent par-dessus bord. Le point rougeoyant suivit une trajectoire quasi rectiligne avant de s’éteindre d’un coup au terme de sa chute. Son crâne à elle n’était pas très solide, en comparaison du pavé, même capitonné d’un centimètre de neige. Elle se mordit les lèvres, déjà bleuies par l’hiver soudain. Marie-Martine tripota son alliance sans savoir vraiment quelle portée donner à ce geste.

Elle refit le chemin en sens inverse, et lorsqu’elle poussa la porte du bar, elle se sentit enveloppée d’une chaleur bienveillante. Il n’y avait plus personne. Elle serait tranquille. Décidée à se remettre au travail, elle ne put s’empêcher de consulter les info-trafic en temps réel. Après il serait toujours temps d’émasculer ce petit con de Jason. 
Ainsi qu’elle l’avait redouté, le train de Mathieu accusait un retard de cinquante-cinq minutes. Marie-Martine ressentit une colère sourde lui tordre les entrailles. Elle ne savait même pas à qui elle était destinée au juste. À la neige ? À Trump ? À Mathieu ?
Jessica était une grosse frustrée, donc, une jalouse. Ce n’était pas une salope ni une pute. Juste une épouse malheureuse qui n’en pouvait plus de savoir son mari, neurochirurgien réputé, partir sans cesse à l’autre bout du monde. Matthew était bel homme. On pouvait difficilement imaginer meilleur mari en terme de statut social. Riche, les traits affirmés, les larges épaules et une culture générale époustouflante, Matthew nageait le cent mètres en cinquante-deux secondes. Jessica, quant à elle, suivait avec désespoir l’évolution de sa courbe de poids sur la balance. Jessica déprimait. Matthew avait des maîtresses, elle en était certaine. Elle ignorait leurs noms, elle ignorait leurs visages ou leurs âges mais ces détails n’avaient pas grande importance, aux yeux de Jessica. Il continuait à partir à l’autre bout du monde, sans même avoir le courage de jouer franc-jeu. Matthew n’avait même pas la décence de lui expliquer pourquoi il ne voulait plus la baiser. C’était, à bien y réfléchir, le seul défaut qu’elle lui trouvait.
Tout ceci, songea Marie-Martine, n’était pas très engageant. Jamais Mathieu ne pourrait lire ça sans éclater de rire ou se mettre dans une colère noire. C’était à cause de la neige. C’était la neige qui n’était pas prévue.
Des pensées malsaines assaillaient Marie-Martine. En retard. En retard pourquoi ? Et surtout pourquoi n’avait-il pas pris le temps de l’en informer ? Lui devait être au courant. Bordel, elle ne comptait vraiment pas alors. Pour lui, son emploi du temps à elle n’avait donc aucune espèce d’importance ? Avec qui il était ? Elle avait bien essayé de savoir, tous les soirs, au téléphone, quand ils se parlaient. Bien embêtée Marie Martine, avec le décalage horaire. Quand il était minuit pour elle (elle attendait plutôt une heure du matin pour repousser l’échéance) pour lui il n’était que dix-huit ou dix-neuf heures. Ce qui signifiait qu’il avait encore toute la soirée, toute la nuit aussi devant lui et elle, pendant ce temps là, elle essayait de dormir en trompant son angoisse. Elle avait pris des cachets, Marie-Martine. Des Xanax et des Stilnox, n’importe, ça se finissait toujours en X.
Elle ferma son écran. Elle ouvrit de nouveau son écran. Cette grosse vache de Jessica poussait des soupirs idiots devant la porte de la cabine de douche. Jason était tétanisé, le teint verdâtre. On l’aurait cru sur le point de défaillir.
— Qu’est-ce que tu as ? roucoula Jessica.
Bordel, c’était de la merde ! Trois mois comme une putain de chienne dans un jeu de quilles. Incapable. Elle était bien comme les autres, au fond, Marie-Martine. À la place du cœur, une machine à compter les likes. Oh Bon Dieu, elle avait tant besoin d’amour. Et Mathieu, qu’est-ce qu’il pouvait lui manquer. Plus qu’une heure, tenta-t-elle de se rassurer. Rien qu’une petite heure. C’est cette putain de neige qui n’était pas prévue. Tant pis pour ses résolutions, elle avait besoin d’une autre clope. Marie-Martine ressortit sur le roof top.
À l’extérieur, le sol n’était plus qu’un passage cotonneux. À perte de vue la neige unifiait la ville. Marie-Martine avança, prudemment, vers la balustrade. Bien qu’on soit au mois d’août aux environs de seize heures trente, elle sentait que bientôt tomberait la nuit. Elle eut soudain une image nette de Jessica. Une vision précise de ce qui se tramait dans son esprit pendant que Jason était sur le bord du malaise. Mais qu’est-ce qu’il avait, ce gamin ? Lui non plus, elle était incapable de le faire bander ? Pendant qu’elle s’escrimait à exciter ce petit crétin, Matthew, lui, il faisait quoi dans son putain de congrès à Hong Kong ? Pas difficile de le savoir. Il existait, loin d’elle. Il ne la désirait plus. Voilà pourquoi elle rabattait ses fantasmes sur ces petits cons dix ans de moins qu’elle. Matthew rentrait aujourd’hui. Son avion atterrissait à dix-huit heures à Miami. On annonçait un cyclone mais elle savait qu’il serait là. Il n’arrivait jamais rien de fâcheux à… Non, elle était folle. Il ne pouvait pas être là. Matthew ne reviendrait pas. Jessica était une cinglée. Marie-Martine inspira longuement. Il fallait garder la tête froide. C’était plus facile avec cet hiver soudain. Savoir faire la part des choses. Elle n’était pas Jessica. Mathieu n’était pas Matthew. Quant à Jason, ce n’était carrément personne.
Marie-Martine ouvrit une seconde fois son abominable sac à main. Il fallait le voir se nouer, le ventre de Marie-Martine, et sentir le feu qui lui ravageait les entrailles, depuis sept jours, sept jours et sept nuits, sans discontinuer. Au téléphone, le soir (enfin, la fin d’après-midi pour lui), elle avait Mathieu. Elle parvenait à donner le change durant les quelques minutes, pas davantage regrettait-elle, que durait leur conversation. S’il avait pu voir, seulement, comment ses ongles se plantaient dans la paume de ses petites mains, à Marie Martine, des petites mains dont la peau se creusait de petites plaies rectilignes, et qui saignaient. Il aurait dû entendre toutes ces suppliques interminables qu’elle avait pour lui. Elle termina sa deuxième cigarette. La neige ne tombait plus. Le ciel était figé. Une troisième cigarette trouva naturellement le chemin de ses lèvres. Elle l’alluma en tremblant. Comment se comporterait-elle ? Comment serait-il, lui, quand il l’apercevrait au bout du quai ? Avec qui serait-il ?
Pauvre de moi. Et s’il m’embrassait sur la joue, simplement, tout à l’heure, à la gare ? Elle expédia sa cigarette. Elle s’obligea à penser à Jessica. Cette grosse connasse de Jessica qui était tout ce qu’on voulait, mais pas une image d’elle-même. Jessica et Matthew. La veille de son départ pour Hong Kong. Lui : nu, dans leur lit à moustiquaire, incapable de bander comme cet abruti de Jason. Elle, prostrée, vaguement colérique les bras ramenés par honte devant sa poitrine un peu tombante. Et ces yeux fixes qu’elle aurait alors, car incapable de faire face à cette nouvelle réalité : elle ne faisait plus bander son mari ; il n’éprouvait pour elle qu’une tendresse infinie, insupportable. La tendresse qu’on a pour les vieux chiens. Et pendant ce temps-là, cet idiot de Jason qui paraissait sur le point de tourner de l’œil. Mais bon sang, pensait Jessica, mon corps est-il repoussant à ce point ?
Marie-Martine eut une sombre vision. 
Dans la brume. Au bout du quai. Une silhouette aux contours indistincts. C’est si bon de te revoir. Des yeux. Des yeux qu’on devine rougeoyants. Et des bras qui s’ouvrent. Un mégot qui s’éteint en s’écrasant dans la neige.
Elle savait comment se terminerait sa nouvelle. Le tabac et la neige lui avaient remis les idées en place. Elle savait ce qu’avait trouvé Jason en faisant du rangement dans la cabane à outils. Et cette tarée de Jessica ne paraissait même pas y penser alors que ça aurait dû lui crever les yeux et qu’elle aurait dû foutre le camp pour les Bahamas ou n’importe où. S’enfuir au lieu de rester plantée là.
Marie-Martine se sentit un peu mieux. Elle rentra à l’intérieur.

Quand elle revint dans le bar, l’ode à la joie sonna au carillon. Dix-sept heures. Elle n’était plus seule. Le type était assis à l’autre bout de la salle. Dos à la fenêtre. Elle reconnut le CEO prétentieux de tout à l’heure. Il avait rasé sa barbe et troqué son manteau de laine contre une chemise hawaïenne et un bermuda vert. Le regard était aussi vide.
Il paraissait avoir la fièvre. Il se tenait derrière un ordinateur à la pomme, semblable à celui de Marie-Martine sauf que lui possédait un quinze pouces, le salopard. Il tapait très vite sur son clavier, sans la regarder, sans faire mine de l’avoir remarquée.
Marie-Martine se sentit nue. Complètement nue.
Marie-Martine referma son MacBook pro 13 pouces. Elle rassembla ses affaires les fourra dans son sac. Sans saluer le type, elle se précipita dans le couloir, fonça vers l’escalier dont l’accès était barré par une porte verrouillée par une badgeuse. Marie-Martine batailla avec son putain de sac à gland et en extirpa sa carte magnétique personnelle.
La porte refusa de s’ouvrir. Il n’y avait rien qu’un objet technologique buté et une porte de verre blindé qui lui coupait la sortie. Une carte désactivée.
Bon sang, son abonnement était à jour, elle en était certaine. C’était dimanche, il n’y aurait personne à l’accueil. Marie-Martine fouilla dix fois le bordel dans son sac, en repoussant chaque fois la pampille. Son téléphone portable avait disparu.

Le carillon. La la sib do do sib la sol fa fa sol la la sol sol. Dix-huit heures. Putain de porte.
Marie-Martine se rua dans le bar. Le hipster s’escrimait sur les touches de son MacBook et elle se planta devant lui.
— Vous pouvez me prêter votre carte ?
Le hipster s’interrompit un instant, juste une seconde, et la considéra avec curiosité. Il sourit et se remit à taper. Elle se pencha à l’aplomb du coûteux écran retina.
— S’il vous plaît.
Cette fois, il ne releva même pas la tête. Le cliquetis de son clavier devenait dément. Qu’écrivait-il ? La scène où Jason était tombé sur le corps en décomposition de Matthew ?.. Non, loin de la rassurer, cette idée faillit la faire vomir. Marie-Martine trépignait. Elle n’osait même pas le toucher. Marie-Martine s’avança vers les portes extérieures en sortant son paquet de cigarettes. Et Mathieu, Mathieu qui est en train d’arriver, se lamentait-elle. La neige s’était remise à tomber de plus belle. Elle avait froid. C’était le mois d’août, un dimanche, et comme de coutume la climatisation tournait à plein régime. Par-delà le roof-top, elle distinguait encore la ville s’étendre au loin, à perte de vue, et les maisons en feu. Leurs fumées noires s’élevaient vers le ciel laiteux et l’espace d’un instant, elle songea à un poème de Paul Celan qu’elle avait oublié et elle se sentit bête. Elle voulut pousser les portes mais elles ne s’ouvrirent pas. Sur ses joues, elle sentit son maquillage couler en rivières sombres. Elle se tourna vers le CEO. Elle gémissait.
— Je peux plus sortir.
Le hipster écarta son ordinateur, tourna la tête vers elle, comme s’il allait lui dire quelque chose, mais il se ravisa. Il n’y avait plus de café. Il se leva pour en préparer.


 


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