Bonjour à tous
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20e et avant-dernière nouvelle du trophée Anonym’us «Les mots sans les noms»
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Quand une sortie scolaire vire au cauchemar...
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N’hésitez pas à nous dire ce que vous en pensez en commentaires
Bonne lecture
UN AIR DE FAMILLE— Le repas ne te plait pas ?
— Si, papa. Mais, c’est juste…
— Juste quoi ?
— Non, non. Ça va, Papa.
— C’est de ta faute, sans toi, le diner serait parfait. Alors tu manges !
Une gifle cuisante s’abat sur la joue de Raphaël, les larmes coulent au fond de son cœur. Il mâche, déglutit péniblement. Un œil sur la pendule, dans dix minutes il sera hors d’atteinte. Dans son lit. Demain, il rentre au CM1. Il est allé regarder les listes, la chance est de son côté, il reste dans la classe de Capucine. Sa maîtresse est une princesse assise en amazone sur une licorne. Lentement, elle descend de sa monture et lui dépose un baiser sur la joue. Capucine est si belle, mais pas autant que sa maman. D’ailleurs, elle ne ressemble pas à maman. Personne ne lui ressemblera jamais. Elle creuse comme elle de jolies fossettes pour éclairer ses yeux rieurs les rares fois où elle l’embrasse. Capucine dépose les baisers comme Maman. Un bisou sniffeur, le baiser qui respire, qui hume qui aime. Mais maman est maman.
Capucine est ravie. Raphaël sera son élève. Elle a fait des pieds et des mains pour le garder cette année. Ce gamin est un modèle, trop peut-être, insuffisamment remuant pour un enfant de son âge, un hyper taciturne. Il échange parfois quelques mots, ne refuse pas le dialogue, répond avec parcimonie quand on le questionne. Le minimum. Raphaël est à l’image de son père. D’ailleurs, ils n’ont pas parlé une seule fois avec Capucine l’an dernier. Une énigme.
Marc Sainte Baume dépose son fils tous les matins, le laisse sans y penser, comme un jeu de clés dans un vide-poche. Pas même une rapide caresse sur le haut du crâne, jamais une parole pour Capucine. Il n’était pas plus bavard avant la disparition de sa femme. Misogyne ou dégouté de l’école dans sa jeunesse, voire les deux. Capucine hésite.
Aujourd’hui, les enfants partent en excursion, une sortie de cohésion. Ils vont avant tout expulser le trop-plein d’énergie qu’ils ont accumulé pendant leurs vacances et qui ne peut se libérer dans une salle de classe sans risquer de fissurer le tableau. Et les tympans de Capucine. Dans le bus, les gamins entonnent les tubes de l’été Simples-basiques, Défaites de famille. Le petit cheval blanc de Brassens a fini depuis longtemps dans des plats de lasagne surgelés. Ils sont vingt-quatre, effectif réduit. Deux mamans sont venues en renfort, elles sont de toutes les excursions. Elles auraient aimé être enseignantes, alors pendant ces escapades elles braconnent un peu la vie qu’elles n’ont pas eue. Elles en profitent aussi pour tenter d’en connaître un peu plus sur tel ou tel enfant « à problèmes ». Il faut bien tuer le temps en attendant de retrouver sa progéniture à la sortie des classes.
Cette année s’annonce sous les meilleurs auspices, pas un seul n’a eu la nausée dans le bus. Leur mine ensoleillée n’a pas viré au vert. « Boury en Vexin, nous voilà ! » Pour la cinquième fois en deux heures, Capucine compte ses élèves. « Vingt-quatre, c’est bon ». Le parc d’Herouval demeure une destination prisée des écoles primaires. Le site offre une plage, où la hauteur maximale d’eau ne dépasse pas les 30 cm. Les enfants sont difficilement tenables, certains ont même commencé à se déshabiller sur le parking, impatients de rejoindre la fameuse plage.
Capucine et les deux mamans se répartissent les baigneurs, huit chacune. Tous les enfants ont rejoint leur groupe à l’exception de Raphaël. Capucine le tire vers elle par les épaules « Il restera avec moi ». Les trois bandes organisées avancent de façon désordonnée vers la plage. Les mamans plus pressées que la maîtresse ont pris la tête du peloton.
Capucine a ingurgité une quantité phénoménale de café pour anesthésier sa fatigue. Sa vessie menace de se laisser aller sans autorisation si elle ne la soulage pas rapidement.
— Arrêt pipi ! Ceux et celles qui ont envie d’aller aux toilettes viennent avec moi. Les autres s’assoient sur le banc sans bouger et attendent que je leur dise qu’on y va d’accord ?
Les enfants acquiescent à l’unisson.
— On peut leur laisser notre sac, maîtresse ?
— Oui Anna. Maintenant, Raphaël et Anna avec moi.
Elle les compte, un dans chaque main, six sur le banc. Capucine sort des toilettes en se maudissant de sa mine défaite. La nuit à écrire. Rapidement, elle extrait un fard et un pinceau de son sac à main. Deux touches de rose. « C’est mieux comme ça ! »
Sitôt dehors, elle fait le compte de ses chérubins. Sept ! Il en manque un. La hantise première de toute institutrice, égarer un enfant. Impossible, entre le pipi et le fard à joues, elle ne s’est pas absentée plus de deux minutes. Raphaël est farouche, il a dû s’isoler, ou est encore aux toilettes. Les portes s’ouvrent, accompagnées d’un « Raphaël ? », puis les portes claquent « Putain, Raphaël, réponds ! » L’angoisse laisse la place à la peur panique.
Les enfants n’ont rien vu. Raphaël a disparu. La directrice de l’école est avisée. La police débarque, sirènes hurlantes. Les bois, les environs et tous les bâtiments sont passés au peigne fin. Le fond de la marre peu profonde est ratissé. Les élèves choqués ont rejoint leurs familles. À l’exception de Raphaël.
******
Depuis plusieurs jours Capucine ne dort plus, Capucine ne travaille plus. Capucine ne vit plus. Son médecin l’a arrêtée. État de choc. Bain de culpabilité. Deux coups brefs à sa porte, un coup d’œil au judas. Marc Sainte-Baume apparaît défiguré. Le chagrin.
¬— Qu’avez-vous fait de Raphaël ?!
— Monsieur Sainte-Baume, je suis comme vous, j’ignore où est Raphaël et je serais la première heureuse de le retrouver.
— Vous mentez ! Vous n’êtes qu’une garce tordue ! Je sais comment vous gagnez votre vie avec vos bouquins de cul. Je comprends pourquoi votre mari s’est tiré. Vous avez un grain !
— Ce ne sont pas des livres pornos, mais de la romance érotique. Je les écris justement parce que mon ex-mari ne paie pas la pension alimentaire. Vous êtes très en colère contre moi, et je le comprends. Mais, je n’y suis pour rien dans la disparition de Raphaël. Si ce n’est que j’ai eu besoin d’aller aux toilettes et lui aussi. Et, les livres n’ont jamais enlevé d’enfants.
— Bobards ! Vous n’êtes qu’une menteuse ! Vous allez payer.
Il lui frappe le haut de l’épaule avec l’index. Un pic-vert. Ce n’est pas douloureux, mais intrinsèquement abaissant. Trois syllabes.
— SA-LO-PE !
— Sortez !
Fin des hostilités. Capucine est à bout. L’échafaud crie vengeance. Les coups de fil se succèdent, des insanités, des jurons et parfois les promesses d’un viol mérité. Capucine est abattue. Les parents d’élèves l’ont désignée « coupable », et la vindicte populaire se déchaine.
Elle a dû expliquer à la police « ses choix littéraires ». Elle vit seule avec ses deux enfants. Les fins de mois difficiles arrivent souvent dès le dix. En plus de l’écriture, elle dirige l’étude, pas pour mettre du beurre dans les épinards, mais simplement des pâtes dans leurs assiettes. Tard le soir, quand les enfants sont couchés, elle écrit des romans érotiques. Sous un pseudo évidemment. Il ne faudrait pas que les élèves apprennent la vérité sur leur maîtresse et ses livres dégoutants. Surtout, ils ne doivent pas savoir que ses premiers lecteurs sont leurs parents. Elle ne gagne pas une fortune, mais ses enfants n’ont pas faim et ils peuvent s’offrir quelques extras.
Sa boîte aux lettres est truffée d’insultes, de menaces. Il y en a même qui lui demandent de faire disparaître leur enfant, moyennant finances. Capucine est responsable de la disparition de Raphaël. Aucun doute. Elle se devait d’assurer sa sécurité, elle a failli. Moins forte que le malade qui l’a enlevé. Chaque sortie est une partie de roulette russe. Mais les temps ont changé, toutes les chambres ont une balle. Les fous gagnent trop souvent, les victimes jamais.
Son mobile gronde. Tous les bruits sont devenus agressifs. Un message de la directrice de l’école « On est avec toi, tiens bon. Toujours aucune nouvelle de Raphaël ». Et une photo des murs extérieurs de sa classe couverts d’affiches « Capucine dégage ! », « Enfants en danger ». La sonnerie du téléphone fixe retentit, menaçante.
— Fichez-moi la paix !
— Madame Moletin, s’il vous plait. Je n’appelle pas pour vous accabler. Vous devez savoir.
— Je vous écoute, vous avez deux minutes.
— Je m’appelle Chloé, je suis… Enfin, j’étais la belle-sœur d’Axelle. Mon frère Marc était fou de sa femme. Elle a été renversée en allant chercher Raphaël à la sortie des classes. Alors, comprenez, l’école assassine ceux qu’il aime. Pour la deuxième fois.
— Mais, je n’ai pas tué Raphaël !
— Il est brisé par la douleur, ne lui en voulez pas.
Sa famille, ses voisins, ses amis et les parents d’élèves ont la vengeance acerbe. Les tracts circulent, les pétitions s’accumulent. Un énorme casse-toi ! a été tagué sur la porte de son appartement. Capucine lit son avenir dans le fond de sa tasse de thé vert purifiant et la lance violemment contre le mur du salon. Le liquide dégouline, le mur pleure. Lentement, elle rétrécit jusqu’à former une boule anéantie sur le canapé. Le claquement de son fard à joues lui vrille les oreilles. Si elle n’avait pas pris le temps de se remaquiller ? Si elle n’avait pas eu envie d’aller aux w.c. ? Si elle avait simplement fait ce pour quoi elle est payée ?
Raphaël, elle y pense toute la journée. Mais une autre culpabilité la consume. Ses enfants. Ils ont quitté l’appartement. Tombés du nid. Son mari en a obtenu la garde exclusive, elle ne les voit plus que quelques heures par semaine, sous surveillance. Trop malmenés au Lycée. Insultés, chahutés. Et les livres de leur mère circulaient, vicieusement annotés. Sur Facebook, ils ont été lynchés, ridiculisés sur des publicités trafiquées. Trop jeunes, spirale trop cruelle. Leur père a sauté sur l’occasion. Et, il devait prendre une revanche sur Capucine. Il l’avait plaquée, morveux, avec des prétextes vaseux. Il n’allait pas manquer de justifier une décision que lui-même ne parvenait pas à expliquer.
Depuis que les enfants vivent avec lui, il ne s’en occupe pas plus qu’avant. Mais plus de pensions à payer. Il n’a pas pu s’en priver, plus que hurler avec les loups, il l’a déchiquetée. Pour le bien des enfants. Évidemment.
— Tu es complètement inconsciente, Capucine ! Tu t’imaginais quoi avec tes bouquins de cul ? Tu es instit, tu t’occupes des gosses, pas du slip de leurs parents. Mets-toi à leur place deux minutes, à la place de nos gamins et à la mienne aussi ! Rien dans le crâne. Depuis que je suis parti, tu fais n’importe quoi !
Il accompagne ses paroles de l’index. Son doigt lui pique l’épaule. Elle n’en peut plus de ces mots sensés la convaincre qu’on lui injecte à coup d’ongle dans la peau. Capucine ne répond pas. Le dégoût. Vingt ans de mariage, deux enfants heureux, un époux donnant l’impression de l’être. Un tissu d’hypocrisies ? Une accumulation de faux-semblants, la poussière des leurres assez compacte pour dissimuler la patine du passé heureux. Plus d’énergie, la niaque s’est écroulée. Plus d’enfants, plus de Raphaël, plus de mari, plus de travail, plus d’amis. Plus rien de ce qui constituait sa vie. Paralysée dans une camisole tissée de haine et de mensonges, Capucine paie le prix de la faute.
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Marc Sainte Baume est sous les spots de la Police. Sa femme, son fils, et maintenant l’Instit. Un accident, un disparu, une suicidée. Trois morts, un lien, un homme. Le déni.
Axelle, l’épouse de Marc Sainte-Baume est morte. Renversée par une voiture à proximité de l’école de Raphaël. Il y a trois ans. Elle allait chercher son petit cœur à la sortie des classes. La police est restée sur cette version. Marc adorait sa femme. Pas le courage de la vérité. La tristesse et la douleur de cet homme étaient indicibles. Tous les policiers compatissaient, tant d’amour perdu. Une souffrance inouïe, palpable. Aimer autant ? Quelle culpabilité pour tous ces agents du service public qui pour certains n’aimaient qu’à pas contenus, convenus, cadencés. Après un séjour en clinique psychiatrique, Marc a repris sa vie. Comme sur des charbons ardents. L’accablement avait revêtu des idées hideuses. Une rancœur extraordinaire. Une haine d’abord diffuse s’était installée dans le cœur de Marc. L’école. Elle l’avait privé d’Axelle, son épouse, lui laissant pour preuve du manque, la seule présence de son fils. Axelle s’était montrée morose dès l’entrée de Raphaël à l’école. Elle se sentait inutile, aspirait à retrouver un emploi. Marc ne voulait plus qu’elle travaille. L’amour valait plus que les euros. Comment faire flamber un foyer sans buche ? disait-il. Axelle était l’étincelle, le crépitement, la chaleur et la lumière de leur foyer. Par amour, par faiblesse, Axelle n’a plus travaillé. Marc y a longtemps pensé. Après sa mort. Elle aurait dû reprendre son poste de contrôleuse de gestion. Elle ne serait pas allée à l’école. Vivante. L’école tue… L’école a tué Axelle, s’ils n’avaient pas eu d’enfant. Si…
Raphaël. Quel supplice, un affront. Il affichait les mêmes traits que sa mère, cette manière unique de fermer les yeux en hochant la tête pour dire non. Ce même rire pur, tout droit sorti du cœur, ce même grain de beauté au-dessus du sourcil gauche. Marc en voulait à son fils. Sans lui, sa vie n’aurait pas ce goût acide de mort. Ce vide immense empli de la lourdeur du néant.
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La police en est convaincue, Marc a enlevé Raphaël. Le gamin avait si peur de son père qu’il lui a juste obéi. Pétrifié. Ensuite, Marc l’a endormi avec un oreiller puis jeté, loin de sa mère. Il ne méritait pas de reposer auprès d’elle. Son corps a été retrouvé au fond du lac de Jablines, un trou perdu, connu des seuls pompiers. Et des noyés. Marc Sainte Baume perdu dans sa cellule s’est enfui grâce à un stylo. Un bon coup dans la carotide. Beaucoup de sang pour une mort silencieuse. Raphaël, Axelle, Capucine. Marc. Et toujours le silence.
Depuis longtemps, il avait entrepris des recherches sur l’Instit. Capucine était rapidement apparue sur des sites d’auteurs, stylo à la main et sourire aux lèvres, en train de dédicacer ses torchons.
Il a çà et là partagé ses doutes avant la disparition de Raphaël. Aucune affirmation, juste quelques échanges à mots couverts en faisant promettre la plus totale discrétion auprès des mamans. Il avait recruté ses complices, la mise à mort s’organisait. Capucine se désintégrait.
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— Chloé, vous étiez au courant pour votre belle-sœur ?
— Oui. Axelle n’a pas été renversée en allant chercher Raphaël à l’école. Elle avait un rendez-vous.
— Vous n’avez rien dit à Marc ?
— Je ne me sentais pas le courage de lui dire qu’elle avait rendez-vous avec l’amour. Que ce n’était pas lui ? Si j’avais su…
Un tourbillon. Un grain de peau sur ses lèvres. Des mots éperdus, perdus, des souvenirs défendus. Sous ses doigts, des courbes se dessinent. Une relation inavouable. Axelle, le grand amour de Chloé. Son rendez-vous avec la mort.
Une larme glisse, suivie d’un hurlement. La violence du mensonge.