Auteur Sujet: Nouvelle N°6 : Histoire d’oreille  (Lu 22507 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°6 : Histoire d’oreille
« le: dim. 04/11/2018 à 16:11 »
Bonjour à tous ????
6e nouvelle du trophée Anonym’us «Les mots sans les noms» ????  dans la difficile reconstruction de l’après guerre, après les horreurs de la déportation, un tueur en série sévit... ????
N’hésitez pas à nous dire ce que vous en pensez en commentaires :pouceenhaut:
Bonne lecture :clindoeil:

Histoire d’oreille


— C’est vraiment horrible ce qu’il leur fait, à ces pauv’ filles ! maronna la serveuse du bar à l’intention du pianiste de l’hôtel.
— Horrible.
— Avec Marcelline, tu sais, on n’est pas tranquilles à la fin du service…

    Bien que l’idée lui traversât l’esprit, le jazzman ne proposa pas à Gerda de la raccompagner, sous la lune, dans les rues de Paris. La pause était terminée. Il laissa la jeune femme à ses peurs, et aux verres à whisky qu’elle essuyait un peu plus nerveusement depuis l’arrivée de ces clients-là. Le musicien se dirigea silencieusement, les bras le long du corps, vers le quart de queue qui attendait l’or de ses mains au fond de la salle quasi déserte. Deux mondes, deux musiques.

— Si ça s’trouve, je lui ai déjà parlé sans l’savoir, ruminait la barmaid.
 
    L’horloge du comptoir battait correctement la mesure : vingt heures tapantes ; c’était l’heure à laquelle le restaurant de l’hôtel s’emplissait de la foule mondaine. Yoav Adelstein, le premier à être descendu, la scrutait à mesure qu’elle s’installait à table et qu’elle envahissait l’espace sonore. Des dizaines de couples, apprêtés et fringants, se pressaient derrière le maître d’hôtel jusqu’à la table affectée à leur numéro de chambre. Sur leur passage, les serveurs suspendaient la course des seaux à champagne, les plateaux d’argent valsaient au-dessus des têtes, les tables s’animaient les unes après les autres d’une joie factice. Les papillons des menus se posaient dans les mains, interrompant le rire des mirliflores qui commençait à éclater, ci et là, sous l’effet des premières coupes. Deux mondes, deux danses.

   Les clients de l’hôtel étaient des médecins de toute nationalité, de tout âge, renommés dans leur spécialité. Cardiologues, orthopédistes, dermatologues : tous participaient, pendant la journée, au plus grand congrès de chirurgie organisé depuis la guerre. Mais s’ils avaient troqué le calot blanc et le sarrau chirurgical contre un trilby et un costume chic de facture française ou italienne, aucun ne semblait plus détendu qu’à l’hôpital. L’ambiance était faussement légère : on avait retrouvé, le matin même, un nouveau corps de femme mutilé non loin de l’hôtel. Le troisième en quinze jours, le troisième depuis l’arrivée des congressistes, quinze jours auparavant. En toute discrétion, le Quai des Orfèvres était déjà venu deux fois interroger le personnel de l’hôtel. Et Gerda avait entendu la rumeur en ville affirmer que seul un praticien pouvait amputer aussi proprement une gorge de ses cordes vocales, que les différentes entailles trahissaient un savoir-faire clinique. Personne ici n’évoquait le fait divers aussi ouvertement que la serveuse, mais il était présent dans tous les esprits et une méfiance naturelle rôdait entre les murs de l’hôtel qui abritait peut-être le Coupeur de mou.
Yoav Adelstein aussi était docteur : il avait terminé ses études de médecine juste après la Libération. Lui aussi avait eu un temps ce désir de réparer les vivants, mais pour des raisons bien différentes de celles qui animaient la plupart de ces hommes-là. Il avait ainsi sa place dans la congrégation sans être véritablement des leurs.
Son apparence, en premier lieu, trahissait sa singularité. Elle attirait l’attention, inquiétait même, dans ces circonstances : la simplicité — pour ne pas dire l’indigence — de sa tenue vestimentaire détonnait à tel point dans le cénacle que le personnel de l’hôtel exigeait qu’il montrât son accréditation dès lors qu’il souhaitait accéder au bar ou au salon dans son vieux complet années 30. Ce rituel était un peu contraignant, mais l’homme avait refusé d’accrocher à son vieux veston une nouvelle étoile de David, aussi honorifique fût-elle. Il préférait encore montrer patte blanche. Deux mondes, deux visages.
Vingt heures trente, l’immense salle s’emplissait encore. Les langues se mêlaient au tintement des couverts en argent ; bientôt les conversations des uns et des autres se fondirent dans l’inanité sonore que les notes lointaines de Duke Ellington peinaient à émouvoir. Seuls les éclats de voix stridents de Gerda, la barmaid, fendaient parfois la salle jusqu’aux oreilles de Yoav seul à sa table. Mais le spectacle continuait, et l’homme n’en perdait pas une miette, tout en désossant la caille rôtie de ses doigts habiles. Le pianiste pouvait entendre entre ses accords la succion régulière des petits os : un supplice de plus pour son oreille sensible.
Enfin arriva la 118, qui était l’objet de toute l’attention du médecin. Sur les indications du maître d’hôtel, le couple prit place près de la fenêtre, à quelques dizaines de centimètres de lui. Yoav n’eut aucun mal à reconnaître la femme bien qu’elle portât ce soir-là une perruque d’épais cheveux flamboyants qui dissimulait sa mutilation. Il sentit un léger courant d’air et l’excitation naître sur sa peau en la regardant s’asseoir si près de lui. Ou bien était-ce le fantôme de sa femme, Judith, qui avait pris l’habitude de le frôler quand il pensait plus intensément à elle ?
La femme à la perruque lui tournait le dos de trois quarts, mais elle n’avait jamais été si proche... S’il n’avait pas perdu l’odorat pendant la guerre, Yoav aurait pu sentir son parfum d’ambre et de jasmin mêlé au Pento des cheveux de son époux.
Tous les soirs, depuis son arrivée, il l’avait observée dîner en compagnie de ce dernier ou avec des amis, il avait découvert ses goûts d’émigrée polonaise, relevé le moindre de ses gestes en société, la moindre de ses habitudes ici. Elle regagnerait sûrement seule la chambre 118, comme après chaque souper. C’était du moins ce qu’il espérait.
Bientôt le légiste Karl Jurgen et sa maîtresse, une Berlinoise au tempérament autoritaire qui avait officié un temps pour l’administration nazie, les rejoignirent à la table. La conversation entre les hommes s’engagea rapidement dans le bloc opératoire. Yoav s’amusa d’entendre le chirurgien français et le médecin allemand rivaliser d’autorité, d’instrumentation technique et de scènes répugnantes. Deux mondes, mais un seul vainqueur ; le temps n’avait pas encore cautérisé les plaies de la guerre. Il remarqua aussi que les femmes se détournaient de la vision des chairs découpées comme si le sang risquait d’éclabousser leur nouvelle toilette. Même la Berlinoise que Yoav imaginait parfaitement insensible, avait lâché le bras de son amant à l’évocation d’une dissection artérielle, et les avait priés de l’excuser pour ce soir.
Marisa se retrouvait seule dans la ligne de mire de Yoav.
Et tandis que les hommes n’en finissaient pas de scier des membranes, d’extraire et de peser des organes, la femme du chirurgien s’était légèrement déplacée. L’épaisseur rousse des cheveux synthétiques cachait à présent le beau visage dont Yoav avait étudié chaque détail. Comme elle le faisait parfois, la femme jetait son ennui avec un peu de son pain par la fenêtre entrouverte du restaurant. Un geste que l’ancien déporté toujours hanté par la faim avait du mal à saisir, d’autant qu’il n’avait vu aucun oiseau dans la cour.
Alerté par un souffle invisible, le mari finit par laisser tomber le masque et interroger l’air songeur de sa femme : ¬
— Que se passe-t-il, mon amour ?
— Rien… Je pense seulement à toutes ces femmes égorgées.
— Ne t’en fais pas : toutes ont la moitié de ton âge, crut-il la rassurer, en glissant son pouce sous la pulpe carmin de sa lèvre. Il y déposa un léger baiser qui incisa profondément le cœur de Yoav.

Judith aurait pu être assise là, à la place de Marisa. Mais, injuste loterie de la vie, c’est cette femme polonaise qui recevait le baiser d’un autre. Yoav effleura en rêve les lèvres d’un autre temps, mais il en avait aussi perdu le goût. Alors il essuya la graisse de ses doigts sur la serviette et s’encouragea mentalement à passer à l’acte le soir même. Il le devait à Judith.
Il attendit fiévreusement la fondante au kirsch et les petits babas au rhum qu’il avala sans plaisir. Il attendit que les hommes se fussent donné rendez-vous au fumoir pour un dernier cognac. Il attendit le dernier morceau de Paul Bley qui marquait en toute discrétion la fin du service.
La femme ajusta discrètement sa perruque et les bretelles croisées de sa rockabilly marine avant de prendre congé. La serveuse aussi, épuisée par ses heures de travail décuplées en l’absence de sa collègue Marcelline, s’apprêtait à pousser la porte du restaurant : elle serra plus fort la boucle de son manteau, et salua de sa voix de crécelle le musicien à l’autre bout de la salle. Ce dernier abandonna le piano et quitta silencieusement la salle presque déserte.
*
Il attendit qu’elle fût parfaitement seule, dans sa robe décolletée au dos, que sa taille étranglée eût porté ses talons hauts dans le dédale rouge et velouté de l’hôtel. Il la suivit à pas de loup. Dans les escaliers, puis au premier étage, jusqu’à l’angle du couloir qui menait à la chambre. Lorsqu’elle fut devant la plaque de laiton de la 118, il attendit que la grosse clé se tournât avec obstination dans la serrure, que la main frêle et impatiente poussât la porte capitonnée.
*
Avec sa bicyclette, il avait devancé la serveuse dans la nuit parisienne, puis il l’avait guettée, dissimulé sous une porte-cochère, dans l’étroite rue de la Lune qu’elle empruntait chaque soir pour rentrer chez elle. Le battage des talons pressés sur les pavés du IIème arrondissement et le souffle court de la jeune femme avaient fait croître son désir de manière fulgurante.
*
Marisa avait poussé la porte de la 118. Il n’eut alors pas d’autres choix que de la bousculer pour entrer derrière elle avant de refermer la porte sur leurs deux corps. Un cri de surprise fusa de la gorge de la jeune femme qui lui faisait face, vite étouffé par les doigts virils dont elle pouvait encore sentir les effluves de volaille. Dans un mouvement de recul, la tête de Marisa heurta le mur tapissé de la chambre. La perruque de feu glissa à l’arrière de son crâne, dévoilant son infirmité ainsi que ses petits cheveux bruns, plaqués sous un filet de résille.
— N’ayez pas peur, Madame, je ne vous ferai aucun mal.
L’apostrophe la rassura plus que la promesse de ne pas lui faire de mal : appelait-on Madame celle qu’on était sur le point de violenter ? Quand il eut la certitude qu’elle ne recommencerait pas à hurler, l’homme libéra complètement son visage. Doucement, la terreur se mut en curiosité. Que pouvait lui vouloir cet individu, à l’allure dépenaillée, dont elle avait déjà remarqué le regard et la présence dans l’hôtel ?
L’index plaqué sur sa propre bouche pour enjoindre la femme à garder le silence, il chercha frénétiquement dans les poches de sa vieille redingote un petit paquet qu’il lui tendit d’une main tremblante… Pour Judith.
Le visage de Marisa chavira au souvenir de celle avec qui elle avait enduré les pires violences à Ravensbrück. Yoav recula d’un pas, comme pour laisser place à cet indicible passé entre eux. Marisa y retrouva Judith, et un album de souffrances pas si lointaines lui revint, les yeux rivés sur le petit paquet : les heures debout dans le froid glacial qui paralysait les membres, les privations, la rage de la gardienne qui les persécutait nuit et jour. La hargne qui sortait de sa gueule les jours où elle ne tolérait pas le moindre bruit à la sortie du block. Was hat sie GESAGT ? Was habe ich GEHÖRT ? Pour protéger Judith, pour lui éviter une mort certaine ce jour-là, Marisa n’avait rien répondu à la chienne enragée. Celle-ci lui avait alors empoigné l’oreille, creusant dans la chair avec ses ongles jusqu’à l’os du crâne. SAG ES MIR ! Et le geste insensé qui avait suivi, qui arrachait encore chaque nuit Marisa au sommeil. Elle pouvait encore sentir la brûlure vive de la peau et celle du cartilage déchiré dans le sang, elle libérait parfois en rêve le cri de douleur, étouffé jusque-là par la gardienne qui continuait de lui cracher sa fureur au visage. Et tout cela, sous les yeux de Judith, impuissante. Judith, sa camarade française de châlit, qui n’avait pas survécu longtemps — elle l’apprenait ce soir — à la déportation. Chacune y avait laissé sa peau. On peut mourir des mois, des années, après avoir été tué.
Ce fut au tour de Marisa de trembler. Le paquet qu’elle ouvrit délicatement contenait une reconstitution de son oreille gauche, une épithèse de pavillon que Yoav Adelstein avait spécialement conçue pour elle en élastomère de silicone. Le docteur avait dû poursuivre de nombreuses investigations sur la physionomie de la jeune femme, et il lui avait fallu près de trois ans de travail dans le sillon du Professeur Brånemark pour mettre au point une prothèse et une méthode d’implant osseux efficace. Aujourd’hui enfin, il pouvait réparer quelque chose de ce monde meurtri, à la mémoire de Judith.
La perruque rousse s’échoua au sol. Marisa tomba en larmes dans les bras du médecin juif.
*   
Rue de la Lune, Gerda avait senti trop tard la silhouette massive et silencieuse dans son dos. Elle n’eut pas le temps de crier sous la lame effilée, elle dut abandonner sa gorge à l’assassin qui avait l’habileté d’un chirurgien sans en avoir la fonction. Dans son tout dernier souffle, elle put reconnaître avec effroi le pianiste de l’hôtel.



 


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