Auteur Sujet: Nouvelle N°8 : Tout ce qui est humain  (Lu 12995 fois)

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Hors ligne La Plume Masquée

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Nouvelle N°8 : Tout ce qui est humain
« le: dim. 18/11/2018 à 13:06 »
Bonjour à tous ????
8e nouvelle du trophée Anonym’us «Les mots sans les noms» ????
Quand le passé rejoint le présent, quand la douleur devient si insupportable, qu’on est prêt à tout pour la faire sortir... ????
N’hésitez pas à nous dire ce que vous en pensez en commentaires :pouceenhaut:
Bonne lecture :clindoeil:



Tout ce qui est humain


Il fait noir entre deux lampadaires. Dans la brume les guirlandes de Noël scintillent et rappellent que c’est les fêtes. Pourtant c’est dans son cœur que ça clignote comme une menace.
Des flaques et des papiers sales pour les bas quartiers, plus loin des magasins et des cartes « Visa » qui chauffent.
À l’écart du tumulte des boutiques et des centres commerciaux, tapis dans la pénombre et le calme apparent du faubourg, il est là, il le sent…
C’est la nuit, il presse le pas. Il tressaille à un bruit et se retourne, ce n’est qu’un chat. Il scrute la pénombre un instant encore.
La mort en face il ne craint pas, c’est dans le dos qu’il la redoute.
Pourtant plus tard dans le halo d’un candélabre, c’est son ombre qui le fera frissonner.
 
 
***
 
Tout avait commencé ce jeudi après midi.
Il avait laissé son chien dans le salon. Ce dernier s’était couché résigné en soupirant. Ses yeux ronds aboyaient déjà l’inquiétude.
Il avait pris le bus. Une rincée s’annonçait, mais la porte s’est ouverte à temps sur un havre de chaleur et au sec.
Malgré l’inconfort, Il avait apprécié la banquette raide et l’étroitesse des rangées en écoutant le déluge marteler la tôle.
Un petit frisson d’aise l’a saisi en pensant qu’il était à deux doigts de rater le car et de se faire arroser. C’était un peu sa vie, une suite de petits bonheurs qu’il accueillait avec délectation, aussi futiles soient-ils. Il savait trop bien ce que l’existence réservait de mortifère, mais pas encore ce qui l’attendrait bientôt.
Radio Monte-Carlo, entre ses pubs et ses jeux imbéciles, hurlait un fait divers saignant et des embouteillages monstres sur les routes des sports d’hiver, la baisse de cinq euros des APL, la suppression de l’ISF et le scandale d’un penalty accordé à Ronaldo et…
Il mettrait quarante minutes pour rejoindre la ville, cahin-caha, et cahotant sur les rapetassages de la chaussée des bleds de banlieue, les oubliés des fastes urbanistiques de la métropole.
Il aurait tout le temps de lire les consignes de bords « Attachez votre ceinture », « interdiction de fumer », « de parler au chauffeur » et tant d’autres « défense de » aux incivilités potaches.
Tout le temps aussi d’admirer un portrait-robot placardé sur la vitre qui le séparait du conducteur. Un disparu ou peut-être un criminel qu’une balafre sur la joue en forme de S singularisait. Ça l’avait bien fait marrer cette tronche de BD sinistre au-dessus du numéro de téléphone de la préfecture.
Puis, en gare routière, les portes s’étaient ouvertes sur une immense agora cerclée d’immeubles encore en construction.
Cinéma, commerces et bureaux feraient le nouveau pôle du centre de l’agglomération. Un nid de création d’emploi pour plumer les nids voisins qui se couvriraient alors d’affiches « à vendre » ou « à louer ».
Dans le flux des voyageurs de la périphérie et dans la cohue de gens pressés, sous le déluge qu’il n’éviterait pas cette fois, il passerait sous la voûte sombre d’un des ponts ferroviaires occupés par les caddys et les cartons de quelques SDF.
Dans le ciel, des nuages percés de bleu entre deux averses cinglantes et au sol sur le goudron grené de trous, les flaques sales qu’il devait franchir sans se mouiller les pieds. D’un côté, le moteur des berlines et des bus, de l’autre, le grondement des trains et le crissement de leurs freins quand ils entraient en gare.
Après un quart d’heure de ce parcours du combattant, Sam avait enfin franchi la petite porte vitrée du vieil immeuble qui abritait le comité local du Secours Populaire. C’était ainsi tous les jeudis.
Dès l’entrée, entre les rayons de livres rangés vaille que vaille au gré du flux des dons, une petite queue de bénéficiaires en attente sentait bon le métissage des peaux et des cultures. Hidjabs, casquettes, chevelures blondes ou brunes, black ou visage pâle, ils comptaient tous ici sur une main tendue et un sourire, où ailleurs on leur flanquait grimaces et coups de menton méprisant.
Plus loin dans la friperie, quelques-uns palpaient les tissus pour le petit bonheur de se vêtir dignement pour pas cher.
Enfin se dressait le comptoir d’accueil devant une salle d’attente bondée des mêmes femmes et hommes mélangés.
Au plafond d’un blanc terne, un néon. Sur les murs délavés rampaient des gaines électriques aux parcours improbables que des affiches du Secours Populaire cachaient.
 
« Tout ce qui est humain est nôtre » disaient-elles.
 
Sur un côté quatre box. C’est dans l’un d’eux que Sam prendrait place pour accueillir individuellement les demandeurs d’un secours d’urgence ou régulier. Il évaluait là les besoins de chaque bénéficiaire ainsi que leurs difficultés. Il écoutait parfois leurs confidences et le don d’une oreille bienveillante n’était pas le moindre des secours qu’il offrait.
Six mois qu’il consacrait un peu de son temps en ce lieu. Il connaissait trop bien l’association pour en avoir bénéficié des années et enfin devenir accueillant à son tour.
Il se le rappelait chaque fois qu’un visage défait franchissait la porte de son box.
Il en verrait une dizaine aujourd’hui, de la retraitée de soixante-dix ans seule au minimum vieillesse à la jeune mère d’origine maghrébine, analphabète, emballée de tissu de la tête aux pieds que son mari venait de quitter.
Des femmes surtout des femmes…
 
***
 
L’après-midi s’était passé. Dès dix-sept heures, on avait allumé le néon. Dehors une brume dense envahissait les rues et la nuit semblait déjà prendre ses aises.
La salle d’attente s’était peu à peu vidée. Les derniers bénévoles se préparaient à partir et les locaux se plongeaient doucement dans un sinistre silence.
Sur le passage, Maryse sa collègue du box voisin a accroché Sam par le bras.
 
— Dis, j’arrête là ce soir, je n’en peux plus, je partirai quand tu en auras fini avec la suivante. Celui-là je ne le sens pas… Elle a tendu le cou vers un homme alcoolisé qui titubait au fond du couloir.
Elle était au bord des larmes. Sam l’a serré dans ses bras pour réchauffer son cœur. Peut-être avait-il un faible pour elle…
C’était une instit retraitée qui alternait ici réception ou atelier d’alphabétisation. Une chouette femme Maryse, un roc de coutume, mais ce soir-là, dans l’obscurité précoce qui tombait, la perspective de recevoir cet homme alcoolisé, peut-être violent et difficile à gérer, était au-delà ses forces.
Même si elle savait qu’il n’exprimait là qu’une misère abrupte, celle du fond du trou, celle de la rue dont on ne revenait pas toujours vivant.
Il ne restait qu’une femme dans la salle d’attente.
 
— Madame Halaoui Aïssa ?
 
Sam a lu sa fiche en diagonale.
Une femme seule encore, dont l’épaisseur du dossier témoignait de multiples passages au Secours Pop.
Elle s’est levée péniblement en tirant un chariot de course. Elle boitait et avait un étrange rictus.
Elle a tendu tous ses papiers ou pas grand-chose.
— Je vous laisse trier, vous n’y trouverez rien de nouveau depuis la dernière fois, sauf les APL qui ont baissé.
Sur sa fiche se lisait le journal de ses passages au Secours avec les mots banals de la vie de beaucoup ici :
Chômage, maladie, dette, en attente du RSA, RSA interrompu, trop-perçus à rembourser.
Deux ont attiré l’attention de Sam : violences et traumatisme crânien.
 
— Vous avez été victime de violences…
— Conjugales, oui ! C’est il y a bien longtemps…
 
Et elle a fait le récit de son premier « grand amour » à Angoulême, sa ville de naissance. Il y avait trente ans. Elle a raconté les coups durant des années, les tortures psychiques, puis un soir alors qu’elle était enceinte de 6 mois, la gifle, un aller et retour et un coup de genou dans le ventre.
Elle a mimé le geste et son regard s’est allumé un instant d’une étrange lueur sauvage.
 
— Je n’en suis pas morte ! Une hémorragie cérébrale, tout de même, et une fausse couche !
 
Un Procès et la prison pour son tortionnaire.
 
— Rodrigo qu’il s’appelait ce salopard ! Je le vois encore avec son cran d’arrêt qu’il me mettait sous la gorge pour me faire peur comme dans les films !
J’en fais toujours des cauchemars.
 
La lumière de la salle d’attente s’est éteinte soudain. Un cadre noir a occupé l’espace de la vitre du box. Sam ne s’en est pas ému, trop occupé par le discours d’Aïssa.
Elle avait raconté là une tranche de sa vie et il avait tout pris dans la gueule.
Il serait bientôt dix-huit heures et la nuit montait avec la noirceur de son récit.
Le visage hirsute du poivrot est alors apparu dans l’encadrement vitré du box comme un diable qui sortirait de sa boîte. Sam a sursauté surpris par cette apparition dans l’obscurité de la salle d’attente. Maryse avait-elle baissé les bras ?
Aïssa tournait le dos à la baie. Elle n’a rien soupçonné
Son débit s’est ralenti pour parler de Pascal, son autre grand amour.
— On était enfin heureux tous les deux, il m’a prise avec mon handicap. Il m’a prise stérile et il m’a aimé, oui, beaucoup.
De la main gauche elle a caressé sa main droite recroquevillée, séquelle parétique de son traumatisme crânien, comme son rictus qui s’effaçait quand son visage exprimait la tristesse.
 
 
— Mon Pascal, il est mort d’une leucémie foudroyante l’an dernier…
 
Sam a dégluti un trop-plein d’émotion puis il a rédigé des bons d’aide alimentaire.
Il lui proposera des activités pour rompre l’isolement et le flyer d’une place de théâtre offerte au secours pop. Le sourire étrange d’une Aïssa dubitative a accueilli ces attentions si rares ailleurs, où souvent seul l’estomac des précaires préoccupait les aidants…
Elle a récupéré ses papiers et s’est levée en le remerciant, il lui a ouvert la porte.
— Courage, Madame, et n’hésitez pas à reprendre rendez-vous au moindre problème. Je suis là tous les jeudis.
Laisser un pont et un dernier sourire pour briser la honte se disait-il. Ce soir, Aïssa mangerait bien et peut-être cogiterait-elle sur les ateliers-cuisines parmi les activités. Le théâtre, elle n’y était jamais allée, pourquoi pas ?
La salle d’attente était toujours dans le noir, le silence y régnait. Le cœur de Sam s’est emballé. Quand il a éclairé, le poivrot somnolait sur une chaise.
Maryse était déjà partie et ce n’était pas d’elle.
Le pochard a ouvert un œil pour dévisager la femme. Elle n’a posé qu’un regard furtif sur l’homme. Ce dernier a pénétré dans le box. Il portait un sac de course vide et barbouillé de tags informes.
Il s’est affalé aussitôt sur la chaise, une forte odeur de sueur a alors envahi la pièce. Quand il a ouvert la bouche, c’est un fumé de bonbon mentholé et d’haleine alcoolisé qui a saturé l’atmosphère.
— Ah ! une Maghrébine ! Toujours à pleurer de l’aide, faudrait toutes les pendre par les nichons !
Cette réflexion immonde a sidéré Sam, mais ce dernier a trouvé qu’elle allait bien avec la puanteur du personnage. En d’autres temps, l’homme aurait pris la porte. Mais il avait vieilli et c’est par lassitude qu’il ne réagît pas à ces propos racistes.
Des yeux bleus et la peau ridée par les années de rue, il ne respirait pas la santé avec son teint gris qu’une barbe sauvage masquait mal. Une gueule à faire frémir qui pourtant lui paraissait familière. Seules sa taille et ses épaules larges en imposaient, mais comme une menace…
 
— Donne-moi vite mon panier, le magasin va fermer.
— Ils ne fermeront pas, ils vous attendent, n’ayez crainte. On va faire le point sur votre situation.
L’homme a éclaté de rire en exposant une rangée de dents jaunes éparses.
— Ma situation ! Elle est bien bonne !
Son hilarité retenait une violence prête à exploser.
Et il est parti dans un discours confus que sa voix éraillée ponctuait d’un : « Saloperie ! » à chaque phrase.
Il était né à Lille mais avait travaillé à Angoulême un temps. Puis, il avait fait deux ans de prison.
— Une histoire à la noix ! Saloperie ! Ma gonzesse. Elle est allée raconter aux flics que je la frappais !
Ses yeux injectés s’allumaient d’une étrange lueur à l’évocation de ce passé trouble.
— Ce n’était pas vrai ?
— Bien sûr que non ! Saloperie ! J’en suis ressorti, sans boulot, interdit de séjour à Angoulême. Je n’avais plus que la route. Si je la retrouve, couic ! A-t-il fait en posant son pouce sur son cou.
Hier, on m’a viré d’Emmaüs. Un salopard m’a cherché, il m’a trouvé.
Il a mimé un coup de boule. Sa tête était prête à cogner encore.
— Faudrait abréger ! Mec.
L’homme s’impatientait, mais Sam était ailleurs, loin les bravades haineuses du sans-abri. Pas facile d’abandonner les codes de violence de la rue dans le petit espace d’un bureau, il savait.
En revanche, Angoulême, violence conjugale, prison… il venait d’entendre à l’instant, de la bouche d’Aïssa, le même récit.
Ce n’est pas possible ! simple coïncidence, a-t-il pensé.
— Il me faudrait votre carte d’identité pour remplir la fiche.
L’homme qui semblait pressé lui a tendu le papier en se levant brusquement pour lui tourner le dos et coller son nez sur la vitre du box comme un lion sur les barreaux de sa cage.
Le sang de Sam s’est glacé quand il a lu sur la carte :
Rodrigo, Pablo Rodrigo !
Il s’est remémoré le croisement de Pablo et d’Aïssa dans la salle d’attente quelques minutes plus tôt. Elle avait alors baissé les yeux, lui ne l’avait pas reconnue.
Son origine maghrébine ne lui avait pourtant pas échappé !
Il a rendu la carte en tremblant sans se focaliser plus sur la photo d’un Rodrigo, là imberbe…
Désormais, il devrait gagner du temps. Cette pauvre femme était en danger. En prenant son temps, il a fait un bon pour un panier d’aide alimentaire, et un autre pour les fringues et un autre pour un kit d’hygiène corporelle et un autre pour l’épicerie solidaire. Il faillira même en faire un pour des jouets !
Il aurait donné tout ce qu’il pouvait pour qu’Aïssa récupère son panier au magasin et soit loin !
Qu’ils ne se croisent surtout plus.
L’homme a enfin posé sur Sam un regard plein de haine puis a pris son sac de course tagué pour sortir et gagner le dépôt à une centaine de mètres de là. Bientôt, sa lourde silhouette s’enfoncera dans l’obscurité entre deux lampadaires.
Sam a téléphoné aussitôt au magasin pour s’assurer que Mme Halaoui n’y était plus. Il aura la surprise d’apprendre qu’elle ne s’y était pas rendue.
« Ce n’est pas plus mal, elle est donc à l’abri », a-t-il pensé.
Il avait raté son car, il prendrait le suivant dans une bonne heure.
Il s’est enfermé prudemment et a essayé en vain de faire le vide dans son esprit.
Plus tard, avant de partir, il s’est humidifié le visage devant le miroir des toilettes hommes en observant les rides qui bouffaient son portrait. Curieusement, le parfum de Maryse y régnait, il y avait aussi des flagrances moins subtiles de sueur et d’alcool, celles de Rodrigo…
Le souvenir de ses yeux d’un bleu intense qui l’avaient glacé quelques minutes plus tôt le hantait.
Il éteindra en suite les lumières, puis fermera la porte du local, dès lors avec une pointe d’inquiétude.
La nuit avait repris ses droits. Sur les arbres au fond de l’avenue, des guirlandes bleuâtres mimaient la neige, mais l’air restait doux pour la saison. Les fêtes se feraient au balcon.
Il a repris le chemin inverse avec ses trous, ses flaques et ses bosses, sous le fracas des trains et dans la puanteur du gazole.
Une réminiscence obscure le terrifiait peu à peu, comme un portrait-robot aperçu dans le bus qui prendrait des couleurs, comme du rouge sur un fait divers en noir et blanc entendu sur les ondes :
D’Angoulême au sud de la France, le parcours sanglant d’un zonard.
Par quel circuit tordu sa mémoire a glissé d’une gueule imprimée sur un papier de la préfecture aux broussailles de la barbe d’un Rodrigo ?
Une parano glaçante s’est emparée doucement de son esprit.
 
***
Oui, tout a commencé ce jeudi après-midi…
Mais ce soir quand le trafic se calme, le moindre claquement de pas dans le dos de Sam résonne comme un danger.
Il se sent suivi. Il se pense traqué jusqu’à ce qu’il se retourne pour ne discerner qu’un lointain quidam sans la dégaine du Pablo qu’il redoute désormais.
Il imagine sa présence partout, son agressivité, sa haine et son odeur aussi.
— Mais enfin, quel film te fais-tu ? pense-t-il pour se rassurer.
Pourquoi Maryse ne l’a-t-elle pas attendu ?
Une question encore pour une angoissante absence de réponse.
 
Comme à l’aller, il longe le viaduc ferroviaire où chaque arche lui paraît autant de pièges. Le cœur serré, il repasse sous l’une d’elles. Il ne reste qu’un caddy, un sans-abri dort sur un carton, le dos calé sur un sac de course plein bariolé de tags. Tout près, un col de bouteille brisée aux arêtes acérées gît sur le goudron. Le sang de Sam ne fait qu’un tour, celui du clodo coule le long de son duvet en formant à la faible clarté d’un candélabre une rigole au reflet métallique.
Faut-il fuir, appeler les flics ? Ce n’est pas son genre.
Il s’agenouille prudemment pour soulever un pan du sac de couchage qui cache le visage du « dormeur ». Aussitôt à la lueur du téléphone, les yeux bleus de Rodrigo figés par la mort accrochent ceux de Sam. Sur la joue touffue du cadavre, dans le halo blanc de la diode, se révèle une cicatrice en forme de S, sa tête inerte pivote alors en laissant bâiller la profonde plaie qui barre son cou.
Sam sursaute et détourne le regard de cette vision d’horreur.
Dans la brume que la clarté jaune d’un lampadaire déchire, il discerne à une trentaine de mètres la silhouette boiteuse aux pas pressés d’Aïssa qui fuit. Il se redresse nauséeux, mais ne fait rien pour l’arrêter.
À son tour il s’éloigne en pensant que l’homme n’a rien vu venir et que la mort vengeresse l’a frappé dans son sommeil d’ivrogne, l’estomac plein. C’est déjà ça…
Il se console aussi en pensant qu’Aïssa, un poids de moins sur son ventre meurtri, ira demain chercher son panier et que les cauchemars qui hantent ses nuits se seront dissipés à jamais dans les ténèbres de ce pont.
Peut-être échappera-t-elle à « leur » police, car il n’attend rien non plus de « leur » justice, peut-être parce qu’il n’est pas de ce monde où des souris ahuries plébiscitent des rats voraces tous les cinq ans. Peut-être parce qu’un chat noir feule dans son cœur depuis toujours.
 
— Pour le coup là, la justice est déjà rendue. pense-t-il
Même s’il ne l’approuve pas, il ne donne à personne la légitimité de juger Aïssa.

Il arrive à temps pour prendre son bus et retrouver au chaud sa banquette inconfortable.
Il appelle le domicile de Maryse pour prendre de ses nouvelles. Son mari inquiet lui répond qu’elle n’est pas rentrée…
La radio de bord clame la faible participation dans une manif parisienne contre il ne sait quel nouveau recul des droits sociaux. Elle chante aussi les vertus de la dernière Volkswagen à 15 000 euros, le match nul de Vichy contre le FC canut Lyon…
Et le tueur fou d’Angoulême qui court toujours !
« Parce qu’ils ne savent pas encore ! », pense-t-il.
Lui ne sait pas non plus que le corps de Maryse gît sans vie dans les toilettes du Secours Populaire et ne sera découvert que quelques heures plus tard.
Bientôt c’est son chien qu’il caressera. Il lui contera sa soirée et les yeux ronds et attentifs du clebs lui japperont :
 
« Tout ce qui est humain est tien, mon Sam. »


sylvie KOWALSKI

  • Invité
Re : Nouvelle N°8 : Tout ce qui est humain
« Réponse #1 le: dim. 18/11/2018 à 23:24 »
 :bravo:

 


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