Auteur Sujet: Les chroniques de Zadlande de Emmanuel Hemery  (Lu 6802 fois)

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Les chroniques de Zadlande de Emmanuel Hemery
« le: jeu. 13/01/2022 à 17:34 »
Les chroniques de Zadlande de Emmanuel Hemery : tome 1 La fondation



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Prologue

Aurel attendait l’arrivée d’Héléna dans la grande gare de la capitale. Ils ne s’étaient pas vus depuis le jour où, dans cette même gare, ils s’étaient embrassés pour la première fois, avant qu’elle ne parte pour ce séminaire d’agronomie. Il en pinçait pour elle et espérait que ces deux longues semaines ne lui avaient pas fait oublier ce baiser. Aujourd’hui, il lui réservait un accueil savoureux et projetait de l’emmener au restaurant pour une soirée en tête à tête. Malgré la délicatesse et la douceur de leurs échanges SMS quotidiens, Aurel espérait que son amour grandissant était réciproque. En faisait-il trop ou trop peu pour la séduire ? Était-il à la hauteur ? Rien n’était jamais acquis. La remise en question faisait partie de sa nature. Selon lui, le doute pourvoyait aux savoirs, les certitudes entretenaient les croyances et s’y cantonnaient créant parfois les illusions. Aussi valait-il mieux se remettre en question que se mentir à soi-même. Il pensait que toute conviction imposait une limite ou l’échéance de la quête de connaissance ; et s’agissant d’amour, la certitude mettait un terme à la séduction et à ses ravissements. Il ne lui importait donc pas d’avoir la certitude d’être aimé comme le serait tout flagorneur à chaque nouvelle conquête. Ce doute, cette propre remise en question, l’encourageait plutôt à ne jamais cesser de courtiser Héléna, à toujours la couvrir d’attentions délicates et à l’aimer chaque jour plus encore.
Aurel était né en 2017, dans la capitale. Fils de Léonard Lerousic, chercheur au centre national de recherche scientifique et de Marianne, artiste réputée et conservatrice de musée. C’était un 
jeune homme très séduisant, bien bâti ; mais qu’attendrait une jeune femme d’un beau gaillard s’il ne se contentait que de son trait ou d’une contenance particulière pour être apprécié et aimé ? S’il était beau, avec ses longs cheveux blonds, son visage parfait, son allure sportive et décontractée, Aurel ne s’en souciait guère. Car cela n’était pour lui qu’une perception subjective, sans aucune mesure avec le charme qui, tel un parfum, exhalait toutes ses subtilités comme la grâce d’une attention, une pensée tendre ou un geste délicat.
Il avait 23 ans, Héléna un de moins. Tous deux étaient encore étudiants. Ils n’avaient pas véritablement de projets d’avenir, se défiant tous les deux de ces lendemains prétendument bien jalonnés qu’offrait une société clairement ébranlée par ses extravagances et ses dénis. C’était du moins l’idée de l’avenir que se faisait cette nouvelle génération née dans les années 2020, consciente et contrainte de s’adapter à un environnement chaotique abandonné par leurs aînés. Rares étaient celles et ceux qui, comme Aurel et Héléna, envisageaient une vie en couple ou fonder une famille.
À l’instar de ce monde endiablé, la gare grouillait de gens affairés, pressés ou soucieux. Aurel avait pris de l’avance et observait les horaires d’arrivées s’assurant d’être bien prêt à recevoir sa bien-aimée. Les quais étaient comme toujours encombrés de voyageurs. Les uns courraient, d’autres allaient nonchalamment. Le bruit des roulettes des valises dominait les murmures et les conversations d’autres voyageurs stationnés devant les grands tableaux d’affichage. Mais il y avait dans cette immense gare, une voix étrange qui surpassait ce bourdonnement routinier. Elle raisonnait avec écho dans le hall. Quelques badauds s’étaient regroupés, certains ricanaient. Aurel avait du temps, il s’approcha du groupe. Un homme assez vieux, aussi barbu et blanc qu’il aurait fait un père noël d’exception, clamait d’une voix puissante et intelligible, ce qui semblait être des versets du « nouveau testament ».
— Alors je vis que l’Agneau avait ouvert un des sceaux, et j’entendis l’un des quatre animaux qui disait d’une voix de tonnerre : Viens et vois. Je regardai donc, et je vis un cheval blanc, et celui qui était monté dessus avait un arc, et on lui donna une couronne, et il partit en vainqueur, pour remporter la victoire…
Aurel comprit très vite que l’homme citait un chapitre de l’apocalypse et parlait des quatre chevaliers. Il se crut un moment dans l’un de ces clichés qui font ces films de série B ou les blockbusters au scénario catastrophe simpliste. Il sourit en voyant le vieillard s’agiter et jouer la comédie.
–… Et lorsque l’Agneau eut ouvert le second sceau, j’entendis le second animal qui disait : Viens, et vois ! continua le vieillard, brandissant parfois une main tendue vers le ciel… Et il sortit un autre cheval qui était roux ; et celui qui le montait reçut le pouvoir de bannir la paix de la terre, et de faire que les hommes se tuassent les uns les autres ; et on lui donna une grande épée. Et quand l’Agneau eut ouvert le troisième sceau, j’entendis le troisième animal, qui disait : Viens et vois ! Et je regardai, et il parut un cheval noir, et celui qui était monté dessus avait une balance à la main. Et j’entendis une voix qui venait du milieu des quatre animaux, et qui disait : La mesure de froment vaudra un denier, et les trois mesures d’orge vaudront un denier ; mais ne gâte point ni l’huile ni le vin…
L’attroupement avait dû inquiéter les services de sécurité de la gare. Ces derniers s’approchèrent calmement de l’homme dont le ton et la voix s’intensifiaient au point de faire frémir Aurel et d’autres spectateurs, eux aussi intrigués ou impressionnés par la conviction qu’exprimait ce curieux personnage. Des gens chuchotaient comme pour ne pas déranger le prédicateur insolite.
— Et quand l’Agneau eut ouvert le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième animal, qui disait : Viens, et vois !
— Jean-Claude ! intervint l’un des agents de sécurité, vous ne pouvez pas rester là, dit-il en l’invitant à se lever.
Le vieil homme ne résista pas, il se releva mais poursuivit son chapitre.
— Et je regardais, et je vis paraître un cheval de couleur pâle ; et celui qui était monté dessus se nommait la Mort, et l’Enfer le suivait ; et le pouvoir leur fut donné sur la quatrième partie de la terre, pour faire mourir les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre, acheva-t-il d’une voix forte qui résonnait comme un ultime avertissement, pendant que les officiers l’éloignaient du hall.
Aurel resta un moment figé dans la réflexion. Évidemment il ne croyait pas en aucune de ces paroles, mais il ne pouvait s’empêcher de les mettre en corrélation avec ses propres convictions concernant un monde qui selon lui, courrait à sa perte.
— Sacré JC, il nous avait habitués à mieux. Je préférai lorsqu’il nous chantait des chansons avec son petit banjo, commenta une personne visiblement habituée des lieux.
— On devrait les enfermer ces malades ! entendit Aurel au passage d’un couple suivi d’un agent de la gare qui poussait péniblement un chariot empli de leurs bagages.
— Comme si c’était le moment ! On a déjà assez d’assistés, si en plus il faut supporter ces énergumènes et oiseaux de mauvais augure ! renchérit un autre des voyageurs.
Aurel se reprit assez vite et oublia cette distraction fortuite. Il était impatient de voir sa petite amie sortir d’une des voitures du train qui venait enfin d’entrer en gare. Finalement il l’aperçut. Elle le cherchait, ce qui lui semblait être une manifestation probable de sentiments réciproques. Les deux jeunes gens se retrouvèrent sur le quai et depuis, ils ne se quittèrent jamais plus.
 
Aurel se souviendra longtemps du début de leur histoire d’amour en 2040 et de ce vieil homme que la morosité ambiante du début de ce siècle avait sûrement dû inspirer. Ce jour où il attendait dans cette gare, il n’était encore qu’un jeune homme à qui on avait promis un bel avenir puisqu’il cumulait à la fois et avec réussite, 
des études d’architecture et de génie civil. Mais son avenir à lui, c’était elle. Aurel et Héléna s’arrangèrent plus tard pour partager un appartement. Mais ils ne voyaient pas leur avenir se dessiner si simplement. Quant à imaginer dérouler sereinement leur carrière, les événements, les troubles sociaux et politiques leur semblaient ne pas être de bonnes conditions. À cette époque, le dérèglement climatique était une menace majeure, reprise dans toutes les conversations, et dans tous les discours politiques de ces dernières décennies. Aurel repensait parfois aux présages du vieil homme dans la gare, mais sans pour autant lui donner raison, il avait lui aussi un mauvais pressentiment. Héléna et lui vécurent ensemble un peu plus d’une année avant que les événements ne les poussent finalement à renoncer à la capitale et à poursuivre leur idylle à la campagne. Sur les conseils de ses parents, Aurel rejoignit les Près-Monts, une région de montagne au sud-est du pays où vivait son grand-père maternel. Là-bas, le jeune couple pourrait mettre à profit leurs savoirs et trouverait de quoi satisfaire leur envie de vivre plus simplement et bien plus humblement, privilégiant leur amour à une carrière plutôt incertaine vu les conjonctures. Aurel avait été pessimiste, mais les faits et événements qui suivirent lui auront donné raison.
On savait déjà depuis plus de vingt ans que le climat avait tendance à se réchauffer, qu’il fallait prendre des résolutions effectives et drastiques pour enrayer le phénomène avant d’atteindre un point de non-retour. Mais malgré les constats et les concordances scientifiques qui affluaient régulièrement, justifiant une source anthropique au phénomène, beaucoup de voix s’élevaient et s’affrontaient quant à l’origine de ce mal. D’aucuns s’appuyaient sur des calculs tout aussi scientifiques pour livrer une version moins pessimiste mentionnant un événement naturel dû aux cycles solaires minimisant de la sorte toute responsabilité humaine. D’autres articulaient leurs arguments en reléguant cette supposée variation climatique à un mensonge, une conspiration contre les populations afin de leur soustraire plus de taxes ou de les obliger à 
changer de mode de consommation pour une économie soi-disant plus « verte » ou plus « responsable » derrière laquelle se cachait une spéculation véhiculée par de nouveaux lobbys industriels.
Malgré les résolutions prises entre les États du monde quant à limiter leurs rejets dans l’atmosphère, peu se pliaient aux recommandations des scientifiques. Des politiques plus subtiles se servaient du prétexte de cette échéance climatique pour contraindre la population à concéder plus d’efforts et contribuer financièrement à leur supposée lutte contre le dérèglement. La duperie politique visait à culpabiliser les plus humbles sans que les véritables pollueurs ne fussent responsabilisés ou appelés à une quote-part financière. Une grogne populaire commençait alors à s’élever sur le continent. Une autre duperie politique issue d’un autre camp, populiste celui-là, s’était nourrie de la colère de la population et dénonçait sans ambiguïté une vaste cabale qui justifierait l’acceptation de migrations venues du sud, évoquant même un complot contre la suprématie de leur Nation.
Autrement dit, partout dans le monde, deux camps avaient confisqué le sujet. D’abord les « utilitaristes » qui comparaient la planète à un radeau de naufragés. Selon ceux-là, il fallait impérativement consentir à quelques sacrifices substantiels pour préserver ce dit radeau ; quitte à perdre ou rejeter certains naufragés pour sauver la majorité des autres, ne fût-ce que pour l’intérêt général , ou plus exactement, pour le maintien de la croissance économique malgré la tempête écologique. Le plus souvent ces demandes de sacrifices s’axaient sur le renoncement ou la limitation des droits sociaux, l’augmentation de la durée du travail ou une contribution plus importante. Un effort à fournir que les plus humbles citoyens n’étaient en aucune façon capables de supporter. Cette attitude des « utilitaristes » alimentait expressément le populisme dans les couches sociales plus modestes, si bien que dès le début des années quarante, il n’y avait finalement, que ces deux grands mouvements politiques à se disputer le pouvoir sur fond de tumultes sociaux et d’incohérences politiques.
En définitive, le monde plongeait dans un déni total de la situation réelle. Et quand s’abattirent les fléaux les uns après les autres durant cette même décennie, tous, responsables politiques ou simples citoyens, se retranchaient dans ce qu’ils savaient mieux faire : le chacun pour soi !
Le premier fléau fut effectivement le réchauffement climatique. Là encore quelques-uns y voyaient des opportunités économiques comme l’ouverture de nouvelles routes maritimes par le nord, l’exploitation du permafrost, ou la découverte de nouvelles nappes de pétrole. Dans les régions plus au sud, victimes de plus en plus de sécheresses, d’incendies extraordinaires et de famines brutales, les populations devaient migrer au nord, pour en réalité, fuir l’embrasement de leur pays par des guerres dévastatrices. Le nationalisme ambiant qui occupait d’ores et déjà les pouvoirs dans les zones plus tempérées de la planète, leur bloquait les frontières. Les pays riches se refermaient sur eux-mêmes. Mais personne ne sut voir venir la plus grande migration de population. Celle-ci arrivait du nord dès 2042, poussée par des bouleversements météorologiques extraordinaires et de plus en plus fréquents, comme les ouragans, phénomènes totalement inédits dans leurs pays. On avait alors trop longtemps négligé le climatiseur naturel essentiel à la planète que sont les courants maritimes. En effet, les précipitations de plus en plus fréquentes avaient augmenté le débit des fleuves qui rejetaient de plus en plus d’eau douce au nord, ajoutée à celle de la fonte des glaciers et de la banquise des pôles. Une eau douce dont la densité bien différente de celle de l’eau de mer, finit par perturber les courants marins. Et c’est de cette façon que le courant maritime principal remontant des eaux plus tièdes vers le pôle, apportant jusque-là au climat sa douceur estivale et tempérant les hivers, se mit à ralentir jusqu’à ne plus remplir son office de climatiseur. Et contrairement à ce que l’on croyait être un réchauffement climatique global, ce fut en réalité un refroidissement total des parties les plus proches des pôles. C’était donc une ère glaciaire qui s’avançait inexorablement d’année en 
année sur des terres jusque-là productives, détruisant l’économie de base, l’agriculture, et forçant les populations à rejoindre le sud.
Les glaces s’étendaient au nord, les déserts s’emparaient du sud, et le nationalisme explosait au centre.
À la fin des années quarante, le climat devenait plus virulent, allant de canicules estivales brutales à des hivers extrêmement froids, en passant par des automnes et printemps plus tumultueux et ravageurs. L’économie mondiale fut anéantie. Ainsi se déclenchait le second fléau : les guerres civiles.
Cela aurait pu être un affrontement de populations du nord contre populations du sud, mais c’était un chaos plus dantesque. Une confusion sordide nourrie par un nationalisme exacerbé à tel point qu’on ne distinguait l’ennemi que par sa couleur de peau ou simplement son langage. La banqueroute économique de 2049 aboutissait à l’annihilation de toute forme d’autorité nationale. Seules quelques villes ou métropoles pouvaient encore s’organiser, protégées par des garnisons. Les zones rurales étaient relativement épargnées, mais livrées elles aussi à la famine. Le bétail fut très vite anéanti par les incursions, souvent violentes, des urbains venus chercher les denrées introuvables en ville. Tous les stocks, les centres commerciaux furent pillés. Certains villages et notamment ceux qui se trouvaient en montagne devinrent des forteresses imprenables. Nul ne saurait dire si cette dramatique et meurtrière confusion touchait tous les pays à travers le monde, car les communications, dont le fameux réseau web, étaient coupées. Mais ce qui devinait une évidence pour chacun, c’est que la mort menaçait qui ne trouverait pas suffisamment à se nourrir ou qui croiserait certaines milices lourdement armées.
C’est à ce moment qu’intervint le plus terrible des fléaux ; à la fin de l’hiver 2051. Certains nommaient cette pandémie, la « peste blanche ». C’était en réalité le fait d’un champignon qui apparut soudainement. En moins d’une année, il éradiqua plus des deux tiers de la population encore en vie. Les agglomérations subissaient les ravages les plus importants. Les premières victimes furent 
cependant les personnels soignants et les chercheurs comme le père d’Aurel. Face à cette maladie venue de nulle part et impossible à contenir puisque toutes médecines avaient échoué, des solutions drastiques étaient employées comme la crémation des corps. L’embrasement mal maîtrisé des lieux contaminés occasionnait de terribles incendies. Des quartiers entiers, voire certaines villes dans leur totalité, s’enflammaient, parfois sans aucune résistance.
Cette maladie était due à un champignon proche du Candida. Le père d’Aurel avait d’ailleurs étudié l’un de ces dangereux minuscules champignons, le C Auris qui se développait parfois sans qu’on ne puisse le combattre. Mais le développement de la « peste blanche » et sa propagation étaient différents, semblables à un oodinium mais aérien. La victime avait dans un premier temps les bords des paupières qui blanchissaient, puis très vite le champignon s’attaquait à toutes les muqueuses du malade. Et en moins de deux ou trois jours, la personne succombait d’insuffisance respiratoire. Étonnamment, les enfants de moins de cinq ans étaient le plus souvent épargnés. Mais devenus orphelins et isolés pour la plupart, quand ils ne trouvaient pas de secours, leur sort n’en était pas moins fatal. Les nourrissons mourraient dans les bras de leur maman décédée depuis plusieurs jours. D’autres enfants périssaient par les incendies, pour s’être réfugiés sans pouvoir estimer le danger. Personne ne put comprendre ni l’origine, ni la façon dont cette pandémie se propageait puisqu’elle se déclarait spontanément partout sans véritablement de point de départ. On soupçonnait une dispersion rapide des spores du champignon et la seule réponse était d’incendier tout lieu ou personne infesté. L’année suivante, la maladie s’interrompit aussi nette qu’elle apparut, sans que personne ne sût en donner la raison exacte. Mais si elle fut terriblement meurtrière, laissant derrière elle de gigantesques charniers et des villes entièrement consumées, cette pandémie avait mis un terme aux guerres civiles.
Le dernier fléau, fut lui tout simplement grotesque. Celui d’une civilisation qui s’évertuait à se reconstruire sur le même modèle que 
la précédente. Car très rapidement un système féodal s’installa. Des hordes de pillards plus ou moins organisées, s’allouaient certains territoires et dominaient ceux-ci avec la tyrannie qu’il convient d’attribuer à la pathologie évidente de chacun de ces chefs de clans. Véritables psychopathes ou pervers narcissiques, le plus souvent anciens élus ou de formation militaire, certains de ceux-là se nommaient eux-mêmes « Président, Baron, Duc ou Général » en tant que chef et seigneur d’un fief qui leur appartenait. Les populations étaient donc contraintes d’obéir et de se soumettre à ces brigands qui, en échange de leur protection, exigeaient de substantielles compensations alimentaires. Dans le cas où les habitants refusaient, ou ne s’acquittaient pas des exigences de ces seigneurs, ils étaient soit expulsés du territoire ou le plus souvent, purement et simplement lynchés ou tués. Ces tyrans régnaient donc en imposant la peur, mais cela étant, ils étaient le plus souvent confrontés à la concurrence des territoires voisins. Certains cherchaient à étendre leur domaine. Ils combattaient leurs rivaux comme le feraient les gangs mafieux, soit par attentats et petites guérillas frontalières, soit en batailles rangées occasionnant dans les rangs de part et d’autre, de nombreuses pertes et le gaspillage des munitions d’armes à feu de plus en plus rares.
La vie d’un brigand au service de ces seigneurs autoproclamés n’était donc pas facile. Quand bien même ils avaient de quoi se nourrir sur le racket des populations ou les butins pris aux adversaires, beaucoup finissaient par déserter. Car en plus des conflits de territoires, ils devaient affronter la résistance d’une population qui semblait progressivement s’organiser et parfois qui les surprenait par des guets-apens. Ainsi certaines provinces étaient abandonnées aux maquisards et les malfrats ne s’y aventuraient que très rarement. Ces territoires épars furent appelés par les chefs de clan « zones autonomes défendues » puis « les Zadlandes ». Leurs fiefs se limitaient donc aux anciennes zones urbaines et alentour, car s’aventurer en ces contrées que la nature pourvoyait en forteresses diverses, ne leur était jamais profitable. Ainsi les régions 
montagneuses, les hauts plateaux ou les vastes forêts étaient progressivement désertés par les brigands.

Chapitre un : Le brochet

C’était une journée de début septembre 2055, sombre et lourde. Quelques petites averses s’étaient alternées au matin avant de revenir à une lumière plus souveraine malgré le passage de nuages chargés poussés par un vent capricieux. La surface de l’étang semblait se rebiffer chaque fois aux fantaisies de cette bise et dissipait les reflets d’un ciel ombrageux en myriades d’éclats lumineux comme pour s’en venger avant de reprendre le reflet parfait d’un décor somptueux qui enveloppait cette ancienne tourbière. On pouvait contempler avec ravissement, sur ce seul marécage, quantité de variétés végétales typiques des paysages lacustres. Le plan d’eau s’étendait sur quatre à cinq hectares, alimenté par une petite rivière qui débouchait sur une large bande de roseaux balisant les plus hauts fonds. C’est aussi là qu’avaient lieu les frayères. Au mois de mai, il n’était pas rare d’y voir les carpes s’adonner sans pudeur ni frayeur à des jeux sensuels telle une danse rituelle de la procréation. Cette brousse de roseaux, de joncs et d’osiers était une véritable nurserie. Amphibiens, poissons et gibiers d’eau y trouvaient un abri sûr. De là s’éloigneraient après quelques mois, les plus hardis des alevins et les plus forts têtards qui auraient échappé aux becs de râles, de cingles plongeurs ou de jeunes hérons cendrés. Puis les canes appareilleraient à leur tour traînant en file indienne leurs rejetons, gardant un œil vigilant sur les plus dissipés et scrutant parfois le ciel pour prévenir d’un éventuel piquet d’une buse ou d’un faucon. Canes, foulques et grèbes huppés gagneraient au plus vite les rebords plus encombrés 
d’arbres arrachés à la berge, de branches à demi immergées mêlées aux ramures de saules cendrés, là où leurs petits trouveraient leur nourriture et une aire de jeu bien protégée. L’étang était ainsi fortifié par toute cette diversité végétale de hauts peupliers, de quelques charmes et plus globalement d’aulnes, formant ainsi un rempart naturel aux tempêtes plus endiablées depuis ces dernières décennies.
Aurel appréciait particulièrement ces moments de paix et de solitude, bien loin des tumultes d’une civilisation en détresse après les terribles fléaux. Un climat effroyablement ravageur, des guerres civiles épouvantables et la terrible pandémie avaient bouleversé la planète. Aurel et sa famille avaient été épargnés, vivants depuis de nombreuses années en marge de ce monde qu’il considérait de plus en plus absurde. Ils avaient restauré une petite bâtisse à l’orée d’une forêt et pouvaient vivre de façon autonome. Cette maison était, elle aussi, protégée des tempêtes par une forteresse d’arbres centenaires souvent mis à rudes épreuves. Elle était isolée, adossée aux bois, quasiment invisible, entourée d’un pré et d’un potager qu’ils avaient eu grand peine à aménager au cours de ces quinze dernières années. L’étang n’était qu’à quelques kilomètres de là. Aurel s’y rendait souvent avec une 2CV que feu son grand-père lui avait léguée. Il fallait redescendre un peu plus bas dans la vallée en passant par le col. Seul un tel véhicule pouvait parvenir à franchir de nombreux obstacles comme ces routes déchirées par les crues. Un chemin de terre aux ornières boueuses débouchait sur ce territoire plein de vie. Comme si ce lieu avait été protégé par une bulle de bonheur figée là par le hasard ou une divine bénédiction. Dès qu’on le pénétrait, tous les fracas, les affres, les abominations, le souvenir de la barbarie de ce monde, s’évanouissaient. La nature venait là gagner cette bataille, ou du moins, avait-elle pris d’assaut l’esprit d’Aurel qui lui était infiniment reconnaissant de lui fournir chaque fois de quoi subsister et nourrir sa petite famille.
Autour du plan d’eau, quelques rares berges vertes, telles des plages de gazon, offraient aux chevreuils une herbe plus tendre 
qu’ils venaient brouter régulièrement la nuit. C’était sur l’une de ces aires dégagées qu’Aurel avait installé son ponton et une petite cabane de bois assez large pour lui permettre une couchette et de quoi ranger son matériel de pêche. L’ancienne tourbière, dont l’exploitation avait dû cesser depuis plus de deux siècles, avait pu garder de belles profondeurs allant jusqu’à quatre ou cinq mètres de fond. Là se trouvaient les plus belles prises. Une forêt de nénuphars y avait pris place, offrant aux plus gros carnassiers une cache idéale ou un poste d’affût. Arrivé assez tôt ce matin, Aurel s’était contenté de quelques gardons, brèmes ou rotengles, pour le plaisir. Il relâchait le plus souvent ses prises après avoir pris le soin de ne pas trop les blesser en leur retirant son hameçon. Il eut aussi le plaisir de combattre une grosse tanche qu’il avait pu suivre alors qu’elle fouinait par trois mètres de fond, faisant remonter des micro-bulles chaque fois qu’elle remuait la vase ou frôlait l’une des nombreuses plantes aquatiques qui tapissaient le fond. Pour le coup, il prit le temps d’adapter une canne, sonder la profondeur, préparer un hameçon muni d’un beau lombric qu’il déposa sur cette trajectoire qu’elle révéla malgré elle. Elle mordit au piège en très peu de temps. L’animal se débattit avec force et réjouit le pêcheur aguerri. En près de dix minutes, il put fatiguer le poisson et le déposer dans sa large épuisette. « Belle prise , beau combat » se dit-il en la remettant délicatement à l’eau. Et vint le moment qu’il attendait. En fin d’après-midi, le vent était tombé, il faisait lourd, le soleil déclinait. Les insectes qui tombaient ou s’échouaient sur la surface ouvraient ainsi le bal quotidien de gobages en tout genre. L’heure était au repas pour tous. Mais Aurel avait son idée bien précise, une cible qu’il avait déjà souvent manquée. Un brochet qui devait être énorme. Il scruta la surface et attendit. Il prépara une canne plus longue et plus solide, fit un premier jet sans appât pour tester le leste et le parcours. Puis il ramena le tout lentement. À l’aide d’un chiffon enduit de suif, il graissa le fil avant qu’il ne s’enroule sur le moulinet. Calmement il choisit un hameçon double, l’œil toujours aux aguets sur la surface de l’étang. Pour le monstre qu’il 
convoitait, il lui préféra un beau rotengle pour appât. Il enfila délicatement une fine tresse métallique à l’aide d’une longue aiguille, le long de la dorsale du vif, s’assurant de ne pas le blesser. Seules les deux hampes de l’hameçon apparaissaient telle une couronne sur la tête du poisson. La tresse métallique était discrète. Aurel avait enfilé plusieurs petits bouchons libres et en fixa un autre à une distance d’un mètre cinquante du vif.
Il déposa l’ensemble dans l’eau. Le vif était vigoureux cherchant naturellement à gagner le fond ou filer vers la première plante pour s’y abriter. « Ne le fatiguons pas tout de suite » se dit Aurel en le déposant dans un bac pour qu’il s’y repose. Maintenant, il fallait attendre, mais ce ne fut pas long. À une quarantaine de mètres de sa position, entre le bosquet d’aulnes et la masse de nénuphars, il aperçut plusieurs ablettes qui sautaient hors de l’eau comme pour échapper à un prédateur. « Une chasse , enfin ! Espérons que ce ne soit pas une perche ou un autre petit carnassier ! ». Mais le remous en surface qui suivit la panique des ablettes attesta d’un assaillant de bonne taille. Aurel sentit son cœur battre. Il fallait être lucide et bien analyser le parcours possible de la cible. Après cette attaque, s’il avait pu se repaître d’une petite ablette, le brochet devrait avoir rebroussé chemin et revenir vers les nénuphars. Aurel lança avec délicatesse son appât pile à l’endroit de l’attaque. Le fil flotta parfaitement sur la surface, prenant la forme d’un ressort étiré sur toute la distance. Graissé de la sorte, il ne pouvait couler et resterait bien visible, permettant la maîtrise de sa distance et de sa tension. Au bout de la ligne torsadée, le vif allait et venait, virulent, hésitant à se diriger vers les branches immergées de la berge droite ou la forêt de nénuphar à gauche. Il se dirigea vers les branches ce qui permit à Aurel de le ramener facilement en position. Le temps allait virer à l’orage, des nuages s’étaient regroupés en masse au lointain et formaient déjà d’énormes cumulonimbus avec une base ténébreuse et confuse qui s’étalait en assombrissant le paysage. Quelques rafales commencèrent à secouer les peupliers mais rien ne sembla troubler le repas des poissons dont les sauts et remous 
divers redoublèrent au détriment des insectes naufragés. Un vol de colverts choisit alors la bande de roseaux pour y trouver abri comme s’ils savaient que le temps allait tourner à la tempête.
Plus d’une demi-heure avait passé et le rotengle ne semblait absolument pas faiblir. Aurel le ramenait chaque fois qu’il tentait de trouver refuge quand tout à coup le bouchon principal, qui jusque-là frémissait au moindre mouvement du vif, s’immobilisa quelques secondes. Soudain il plongea et disparut sous la surface, le fil quant à lui, se tendit progressivement. D’évidence ce n’était pas le rotengle qui avait eu la force de plonger si vite et si fort. L’attaque avait eu lieu. Aurel sentit son cœur battre plus fort. C’était le moment le plus crucial. Il sembla d’emblée que le prédateur avait saisi sa proie et l’avait emmenée, mais Aurel savait qu’il ne fallait pas ferrer tout de suite, juste laisser filer la bête, alors il libéra son fil pour qu’aucune résistance ne puisse l’alerter du piège. Comme prévu, le bouchon principal remonta et s’immobilisa un instant. C’était le moment cette fois de tendre progressivement le fil en rembobinant tout doucement jusqu’à sentir, depuis le scion de la canne, les variations de tensions. Celle-ci frémit légèrement, comme si le tueur avait lâché sa prise. Mais Aurel savait qu’avec la taille de ce vif, le brochet devait l’avoir attrapé par le flanc puis s’était arrêté pour l’engamer la tête la première, avant de reprendre son chemin. Le bouchon plongea à nouveau c’était le moment de ferrer. Aurel abaissa sa canne en maintenant le fil toujours sous légère tension. Puis d’un grand geste ample, il le tira en arrière. La courbe du fil et son élasticité pouvaient amortir l’effet, il fallait être sûr que le ferrage soit net. Il n’y avait plus de doute, le carnassier réagit violemment et fila immédiatement vers les nénuphars. Aurel desserra légèrement le frein du moulinet et celui-ci se mit à geindre. Il ne fallait surtout pas qu’il aille se fourrer dans cet amoncellement de tiges, la ligne pourrait s’y empêtrer, au risque de perdre un contact direct avec sa prise. Déjà quelques jeunes pousses flottaient à la surface attestant que le fil avait ceinturé la forêt de nénuphars et cisaillé quelques tiges périphériques. Heureusement, le brochet 
rebroussa chemin et prit la direction de la berge encombrée. Soulagé, Aurel récupéra quelques mètres de fil, mais le poisson était puissant et lui reprit de la longueur. Le frein du moulinet hurla de plus bel. C’était un bruit à la fois effarent et jouissif. La canne se courbait, allait et venait, amortissant les variations de tensions. Le brochet s’approchait bientôt des branchages et là aussi, il fallait éviter qu’il aille s’emmêler aux rameaux immergés. Aurel dut ralentir sa progression et progressivement resserrer le frein au risque de casser le fil. L’animal redoubla d’effort, il devait sentir sa tentative vouée à l’échec. Soudain la canne se redressa et le fil retrouva sa forme hélicoïdale sur la surface. Aurel s’aperçut que le bouchon n’était toujours pas remonté. Un instant il pensa que tout était terminé, le fil avait peut-être été brisé en amont du bouchon. Mais la spirale bougea encore et revint vers lui, décrivant un arc de cercle. Le brochet avait choisi de revenir à rebours, en direction d’Aurel, se libérant ainsi de toute tension afin de pouvoir se dégager du piège. Immédiatement Aurel rembobina récupérant tout le fil jusqu’à retrouver le contact, et de nouveau le combat reprit. La bête tenta un retour vers les nénuphars, mais cette fois elle avait perdu beaucoup trop de distance. Aurel en était conscient, le plus gros était fait. Maintenant, il fallait fatiguer la bête et la contraindre. Il desserra légèrement le frein du moulinet pour éviter les à-coups trop brutaux, puis le resserra progressivement chaque fois qu’il sentait une plus faible résistance. Il piqua lentement la canne vers l’eau en moulinant puis la retira lentement vers lui. Petit à petit, il put ainsi attirer le poisson vers la berge. Quand le brochet redoublait d’effort, il le laissait repartir et reprendre quelques mètres, quitte à le suivre en longeant la berge, puis Aurel recommençait, plusieurs fois, mètre après mètre. Parfois il pouvait apercevoir l’animal effleurer la surface de l’eau. Des reflets jaunâtres confirmaient définitivement la présence d’un brochet. Celui-là devait être énorme. La bataille avait déjà duré presque une heure. Aurel sentait lui aussi la fatigue dans les bras et le dos. L’animal tenta encore plusieurs plongées, mais chaque fois qu’il 
revenait vers la surface, Aurel lui reprenait quelques centimètres. Cette prise devait être exceptionnelle, il fallait bientôt mettre un terme à la lutte. Le poisson allait et venait de droite à gauche et se fatiguait à chaque tentative de fuite. Aurel put revenir sur ponton. Il le voyait désormais, se débattant, secouant son énorme gueule, essayant de pincer la tresse métallique pour la briser. Il put dorénavant lui maintenir la tête hors de l’eau, pour le priver d’oxygène. Mais le monstre ne renonça pas, il se secoua encore aussi bravement qu’il lui resta de la force. Tout l’avant de son corps fouetta furieusement l’eau qui gicla tapageusement. On n’entendit plus que le bruit de cet ultime engagement entre le pécheur et le brochet, comme si autour d’eux, tout s’était arrêté en un silence pesant. Aucun piaillement d’oiseau, ni gobage intempestif, ni même le frémissement des feuilles d’un tremble, toute la nature sembla s’être figée comme le seraient des badauds, témoins pantois d’un événement hors normes. « L’épuisette ne sera pas assez grande », se dit Aurel, il lui faudrait une gaffe. Il en avait une, fabriquée en bois de houx, longue et ferme, une pointe solide qu’il suffisait de glisser derrière l’ouïe afin d’extraire l’animal de l’eau. En principe, une telle action paraissait évidente, mais maintenir d’une main le monstre encore combatif et de l’autre ajuster l’ergot de la gaffe derrière son ouïe, puis coordonner une même traction pour sortir une pièce de prêt de vingt livres et plus d’un mètre de long sur le ponton était loin d’être commode. Ce fut le dernier effort, enfin Aurel put tirer l’animal sur le gazon, déposer sa canne et admirer la bête. C’était là sa plus belle prise depuis bien longtemps.
 
Chapitre deux : Rescapé

Héléna sera fière de lui, pensait Aurel encore sous l’effet de l’adrénaline. Il enroula le brochet dans une large bande de papier, ouvrit le coffre arrière de la 2CV et le déposa à la place de la roue de secours sous la tôle. Puis il entreposa son matériel et ses cannes derrière la banquette. Le soir commençait à tomber et l’orage devait bientôt éclater. Il fallait partir assez vite avant que la tempête ne se déclenche et ainsi éviter les branches projetées sur la route. Pour démarrer, puisque la batterie de la voiture était trop vieille, il utilisa la bonne veille méthode de la manivelle. Il mit le contact, passa devant le véhicule, et introduit la manivelle à l’endroit prévu. Il fit deux ou trois tours assez lents pour pomper un peu de carburant et puis d’un coup plus fougueux, en un seul quart de tour, le moteur se mit à ronronner. Les premiers mètres du chemin furent comme souvent chaotiques, la voiture tanguait. Aurel adorait être ainsi ballotté, s’agrippant au volant pour choisir les meilleurs passages et éviter les ornières trop profondes. Il avait toute confiance en sa vieille auto malgré ses nombreux grincements et couinements qui, comme le bruit typique de son moteur, contribuaient au charme de cette voiture. Quelques grosses gouttes commençaient à exploser sur le pare-brise, mais Aurel n’utilisa l’essuie-glace qu’avec parcimonie pour ne pas trop tirer l’énergie de l’alternateur. Il finit même son parcours tous phares éteints, connaissant parfaitement les quelque six cents mètres du chemin caillouteux qui menaient à la maison. Il ne faisait pas encore nuit mais une lumière inhabituelle éclairait depuis l’arrière du dernier bosquet. Cela semblait provenir 
des phares d’une automobile. Ce ne pouvait être autrement, car la maison n’avait pas d’électricité depuis bien longtemps. Qui pouvait leur rendre visite ? Un véhicule, du genre tout terrain, était garé dans la cour et éclairait la lisière du bois. Il ne connaissait personne possédant encore un tel véhicule. L’inquiétude l’envahit. Il coupa le moteur de la 2CV et finit le trajet en roue libre pour arriver le plus discrètement. Puis il aperçut un homme sortir de la maison renversant ce qui semblait être de l’essence d’un bidon en métal. Aurel était assez grand et très athlétique, il lui faudrait peu de temps pour maîtriser ce petit blanc-bec dont l’intention évidente était de mettre le feu à la maison. Il pensa immédiatement à sa femme et à sa fille Marine. Où étaient-elles ? S’étaient-elles réfugiées dans les bois ? Dans la maison ? Blessées ou pire encore ? L’urgence était donc d’arrêter l’individu avant que le pire ne se produise. Il se saisit de sa manivelle et s’empressa d’atteindre le malfaiteur. Mais soudain il fut saisi par-derrière et tenaillé par deux énormes bras le privant de tout mouvement. L’homme qui l’avait surpris devait être d’une force et d’une taille incroyable car Aurel avait été décollé du sol. Il tentait vainement d’agiter sa manivelle, mais il ne pouvait atteindre son assaillant. L’autre le serrait si fort qu’on put entendre l’une de ses cotes craquer sous la pression. Aurel hurla.
— Mais que faites-vous là ? Laissez-nous tranquille, il n’y a rien à voler ici. Arrêtez je vous le demande… La pression était si forte qu’Aurel en perdit son souffle.
— Sinon quoi ? dit l’homme malingre en ricanant, le bidon à la main, s’approchant de lui l’air goguenard.
L’homme avait des marques sur le visage. Des griffures récentes qui devaient probablement signifier qu’Héléna ou Marine avaient dû être agressées et s’être défendues.
— On ne vous a rien fait ! Laissez-nous ! brailla Aurel en tapant avec ses talons les jambes du colosse qui ne bronchait toujours pas. Un autre homme sortit du véhicule une arme à la main. Il semblait pareil au premier tout aussi chétif.
— Retourne surveiller les pétasses Revil, lui ordonna le géant. Aurel tourna alors la tête vers le véhicule. La porte avait été ouverte, il pouvait entendre les cris de Marine qui à l’arrière, les mains contre la vitre, appelait au secours. Il vit le visage désespéré et affolé d’une gamine de treize ans réalisant la peine et l’impuissance de son père qui se débattait vainement. Puis il aperçut à côté d’elle, la chevelure d’Héléna, immobile, assise, probablement inconsciente. Marine hurlait et tentait désespérément de briser la vitre arrière avec ses petits poings. La rage, la peur, la haine envahirent Aurel et il redoubla d’effort pour se dégager, mais l’homme au bidon d’essence s’approcha, sortit un revolver en le pointant sur Aurel.
— Non ! lui ordonna le colosse. Nous avons bien du mal à trouver des munitions, on ne peut se permettre de les gâcher !
— Très bien ! On va improviser ! lui répondit l’autre avec un fort accent de l’est.
— Oui mais presse-toi, il me fatigue !
Aurel reçu un premier coup du bidon sur la tempe, d’une violence inouïe qui lui fit perdre un moment conscience. Mais il se redressa les yeux à demi ouverts. Les avant-bras du géant lui comprimaient toujours autant la poitrine. Tout ce qu’il pouvait voir de son adversaire était cette poigne énorme et un étrange tatouage en forme de roue à la base du pouce gauche.
— Alors c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Achève-moi ça ! ordonna le colosse.
L’autre s’y reprit une nouvelle fois, pivotant le bidon métallique pour frapper avec l’angle. Aurel s’effondra une fois relâché. Un bruit sourd lui saturait les tympans, il ne pouvait plus bouger. Il ressentit sa chute comme un épouvantable et long affaissement de tout son corps avant d’échouer mollement sur l’herbe mouillée. Il put sentir de la boue lui rentrer dans la bouche. L’orage commençait à gronder, les éclairs frappaient à proximité mais lui semblèrent un tonnerre lointain, il entendait à peine les voix des deux hommes.
— Il a son compte !
— Oui, j’ai entendu un joli craquement ! Il a son compte. Rentrons ! ordonna le géant.
Une lumière éclaira soudainement la cour, et malgré ses yeux mis clos, il distingua nettement l’arrière du véhicule et le visage de Marine totalement effrayée. Elle hurlait, mais il n’entendait aucun son. La lumière s’amplifia, jaune, animée et si vive qu’elle souligna plus encore l’expression de terreur sur le visage de sa fille. La vision se fixa. Aurel crut que le temps s’était soudainement arrêté, malgré la soudaine averse de grêle. Il sentait le goût de son propre sang dans la bouche, puis le ruissellement gelé de la glace fondue dans ses cheveux. L’image de Marine effarée ne le quittait pas. Elle était toujours là, le regard terrifié, les mains sur la vitre arrière du véhicule, figée telle une photographie. Puis progressivement la vision s’enfonça dans le noir et le silence.
 
Une légère lueur filtrait à travers ses paupières. Aurel croyait rêver, mais il ne semblait pas en mesure de remuer. Pourtant, il avait très froid. Il mit un temps à ouvrir les yeux. Mais un seul lui permit de voir qu’il faisait jour. La pluie ne cessait de battre le sol. Quelque chose de mou au goût ferreux encombrait son palais. Il chercha à recracher ces caillots de sang mais ne pouvait à peine ouvrir la bouche, sa mâchoire lui faisant un mal horrible. Il souffla pour évacuer cet amas visqueux mêlé à de la terre. Quand il essaya de se lever, une douleur vive dans la nuque ne lui permit aucun mouvement. Le souvenir et l’image de Marine lui revinrent instantanément à l’esprit. Il gémit en regardant le ciel, allongé sur le dos. La pluie lui rinçait le visage et se fondait à ses larmes. Il lui fallut endurer encore la douleur quand il tenta de regarder du côté de la maison. Le toit était effondré et avait emporté le premier étage. Ce n’était plus qu’un amas de bois noircis par le feu, quelques fumerolles s’échappaient encore de certaines poutres. Les pointes des pignons avaient elles aussi disparu. Les briques s’étaient mélangées à la cendre et aux restes calcinés. Tout avait été anéanti, les meubles, les souvenirs… On ne lui avait pas seulement 
enlevé ce qu’il avait de plus précieux sur ce monde, mais détruit aussi tout ce qu’il avait pu construire. Trempé depuis de longues heures, transi de froid, il avait envie de mourir, de se laisser là, comme au bord d’un abîme sans fond qu’un seul saut lui permettrait d’oublier à jamais cette souffrance insupportable. Il se sentait si faible que chaque respiration lui semblait être un effort. Il se retourna du côté de la 2CV, à quelques pas de lui. Elle aussi avait été incendiée, mais elle tenait encore sur son châssis. Les pneus n’avaient pas été touchés par les flammes, seul l’habitacle avait été détruit. Assiégé par tant de désolations, lui restait-il au moins l’envie de se battre, de survivre ? Ne serait-ce que pour se sortir de là, de tout faire pour retrouver ces ordures et libérer sa douce Héléna et sa jeune Marine. Il ne devait pas se laisser agoniser ainsi. Mais il se sentait si faible et cette douleur aux cervicales lui interdisait toujours le moindre mouvement. Il palpa son visage, put sentir un énorme œdème qui lui couvrait depuis l’arcade gauche jusqu’au menton. Il supposa qu’il avait aussi la mandibule cassée. Il pouvait sentir ses jambes, ses bras, ses mains, les bouger, mais impossible de porter sa tête sans cette horrible douleur. Pas de paralysie ! pensa-t-il presque rassuré. Il estima alors qu’il avait dû être inconscient plus de quarante-huit heures, vu les restes de la maison et le peu de fumée qui s’en échappait encore. Mais s’il ne trouvait pas rapidement le moyen de se bouger et de se mettre à l’abri, l’hypothermie pourrait l’achever. La 2CV serait le plus proche refuge, au sec sous le châssis. Encore fallait-il pouvoir bouger sans risquer le pire avec les cervicales en mauvais état. De là où il se tenait, il put attraper quelques branches au sol, qu’il brisa en plusieurs morceaux de moins de dix centimètres. Il les choisit relativement solides mais assez souples. Puis il défit sa ceinture et se la glissa sous la nuque. Un à un, il disposa les brins de bois les uns à côté des autres sur la large lanière de cuir. Il en fit un premier tour autour de son cou. Avant d’en refaire un second, il disposa à nouveau quelques-unes de ces attelles de fortune et ainsi de suite selon leur taille ou leur épaisseur. Les plus longues et les plus 
solides lui remontaient depuis le niveau des omoplates jusqu’à l’arrière de son crâne. Enfin il boucla le tout fermement mais sans trop serrer. Cette minerve de fortune sera-t-elle efficace ? Il le saurait assez vite. Il pouvait se dire qu’avec un peu d’effort, il lui suffirait de compter « un deux et trois » puis hop, se relever tranquillement. Mais ce n’était pas aussi simple. En plus des douleurs, il y avait aussi cette nausée. Chaque mouvement lui donnait l’impression de perdre à nouveau connaissance. Il lui fallait être patient, respirer lentement et profondément. La côte fêlée ne gênait pas sa respiration. Aurel souffla donc et inspira ainsi pendant plusieurs minutes.
Il y a du mieux ! se dit-il, mais se redresser était encore risqué. Alors il roula sur le côté, la minerve improvisée lui maintenait la tête comme prévu. La douleur était toujours vive mais l’effort lui sembla plus facile. Maintenant, l’idée serait d’atteindre la 2CV et de se glisser au sec, sous le châssis. Ce qu’il fit pas à pas, ou plutôt roulade après roulade, alternée de haltes sur le dos, pour souffler de nouveau. La minerve, bien que très désagréable démontra son efficacité. Avec beaucoup plus d’aisance qu’il ne le crut, il parvint enfin à s’étendre à l’abri de la pluie froide, la tête entre les deux roues arrière. Il y avait là bien assez de place, au moins de quoi lever les coudes ou s’agripper au pot d’échappement. À nouveau, il tenta de décoller sa tête du sol. C’était beaucoup mieux, mais toujours insuffisant pour espérer se redresser totalement. Le temps de souffler encore et avec de la patience, il dominerait bientôt cette douleur.
Peut-être s’était-il endormi, ou avait-il à nouveau perdu connaissance ; Car quand il se réveilla, il faisait nuit. La pluie avait cessé. Le vent avait tourné au nord, entraînant vers lui l’odeur de la suie et du charbon mouillé, ravivant ainsi brutalement la flagrance du drame. La nausée et son abattement lui imposaient encore l’immobilité et le repos. Il s’assoupit parfois quelques minutes, parfois une à deux heures. C’était à chaque réveil, un retour à la terrible réalité. Chaque fois, l’image de Marine derrière la vitre 
arrière du véhicule s’imposait à son esprit. Il se savait anéanti mais devait réagir et puiser dans ses dernières ressources, si tant est qu’il lui en restât. Le jour se leva alors qu’il gambergeait encore, ne sachant plus trop s’il songeait, rêvait ou réfléchissait, car tout s’entremêlait. Il accueillit cette lumière matinale comme un salut. L’air plus chaud et ses vêtements beaucoup moins humides lui fournirent plus d’entrain. Il s’agrippa au châssis et décolla son torse du sol. « Très bien » se dit-il, il pourrait peut-être bientôt se relever, mais encore fallait-il en trouver la force. Pour cela il devait donc se nourrir. Pas loin de là, il aperçut un bouquet d’oxalis et put en arracher une poignée. Cette plante devrait lui apporter un minimum de vitamines. Mais il ne pouvait en aucun cas les mastiquer. Il malaxa les feuilles entre les mains, en fit quelques boulettes qu’il put introduire dans sa bouche. L’acidité et le jus de la plante lui procurèrent un grand plaisir et l’envie de renaître. Mais il ne pouvait se contenter que de cela. Il observa les alentours mais rien de comestible sinon que ce « pain de coucou » qu’il prit bien le temps d’avaler. Puis il réalisa soudain, qu’il y avait près de dix kilos d’une bonne viande juste dessus de son nez. Là, derrière cette tôle, se trouvait le brochet. Avec un peu de chance, il n’avait pas dû être brûlé. Pour l’atteindre, il lui fallait se glisser d’à peine un mètre vers l’arrière de la 2CV, ce qu’il réussit aisément. Maintenant, ouvrir le coffre était facile. Il put y attraper un chiffon, celui qu’il utilise généralement pour essuyer l’humus gluant dont les brèmes ou les tanches sont couvertes. Malgré la puanteur de ce chiffon, il se l’enroula autour du cou pour renforcer sa minerve. Plonger son bras à l’intérieur du coffre et soulever la plaque du fond, devenait plus délicat. Pour cela, il devait se tenir assis et donc se redresser. En s’agrippant au pare-chocs de la voiture, il pourrait décoller son torse à la force des bras. Sa tête était suffisamment soutenue. Il respira profondément, calculant chacun des gestes qui le conduirait à la position idéale puis, après ces quelques secondes de concentration, il s’élança et se retrouva assis. La douleur aux cervicales avait été aiguë mais très brève. Il ressentait plutôt des 
douleurs aux côtes, de part et d’autre de son abdomen qui l’obligèrent à immobiliser au mieux son torse. Il put enfin ouvrir le coffre et atteindre le brochet. Les fauteuils de la voiture n’étaient plus qu’une carcasse de ferraille et de ressorts qui pendouillaient. La pluie avait sûrement dû limiter la puissance de l’incendie, sa bourriche était à peine fondue. Sous la plaque de métal, le papier qui emballait le poisson avait été séché et légèrement roussi, la chaleur avait dû être assez forte à cet endroit, mais heureusement pas suffisante pour atteindre le réservoir de carburant situé juste en dessous. Une grimace apparut sur le visage tuméfié d’Aurel, c’était tout simplement un sourire. Car en retirant les restes de papiers, le poisson avait été cuit. Il saisit le tout et le déposa sur ses cuisses et sortit un couteau de sa bourriche. Il referma le coffre, ramena ses jambes en tailleur en y maintenant son précieux repas et fit lentement une rotation en s’appuyant sur les bras. Progressivement et patiemment, il put alors s’adosser à la voiture. Comme pour l’oxalis, toujours dans l’impossibilité de mastiquer quoique ce soit, il glissa dans sa bouche entrouverte de petits morceaux de chair avec la lame du couteau. Cette fois le soleil le réchauffait ; bien maintenu et adossé, il pouvait ressentir la force le regagner. Lentement il put se rassasier et malgré les douleurs persistantes aux flancs, il se laissa glisser dans un sommeil plus serein.
Quels sorts étranges lui réservait cette vie, songea-t-il. S’il n’avait pas été accaparé par ce combat avec le brochet, il serait rentré plus tôt et peut-être aurait-il pu sauver sa femme et sa fille. Mais peut-être en aurait-il été aussi autrement. Ces hommes étaient armés, il aurait bien pu s’en défendre mais lui n’avait pas d’arme. Les marques laissées sur le visage de l’un d’eux prouvaient qu’Héléna n’avait sûrement pas dû se laisser faire. Mais que voulaient-ils alors ? S’ils avaient voulu tuer, elles seraient mortes. Il n’y avait rien à prendre de valeur dans cette maison, aucun véritable butin, rien ! Sinon qu’ils avaient enlevé Héléna et Marine. Mais pourquoi ? Cette seule question l’envahit de rage même s’il s’efforçait à classer toutes explications possibles en de simples 
conjectures pour éviter de dramatiser et ne pas imaginer le pire. Peu importe cet effort et sa lucidité, il ne pouvait contenir toutes ces horribles images qui lui traversaient l’esprit. À nouveau il se sentit totalement impuissant et démuni et les larmes inondèrent son visage sans qu’il ne sorte aucun son, aucun gémissement. Il venait pourtant de gagner une première bataille contre le mauvais sort, il avait pu manger et peut-être évité la mort. Il pensa alors à cette réussite, il lui fallait rester positif. Ses réflexes de survie ne seraient pas vains. Il récupérerait, il guérirait, et il les retrouverait toutes les deux. Il n’aurait aucun autre but que de sauver son enfant et sa femme, quoi qu’il en soit, quoi qu’il lui en coûte. Il n’abandonnera donc pas.
Marine l’avait vu tomber, elles avaient assisté à son lynchage. Quelle souffrance horrible pour une gamine, elle qui devait maintenant le croire mort. 
 
Chapitre trois : Gédéon

Une nuit de plus avait passé, cette fois sans averses ni froid. Aurel avait entrecoupé chaque phase de sommeil par une petite collation de ce fameux brochet. Il se sentait déjà mieux mais encore bien incapable de pouvoir se relever et de chercher une aide quelconque. Il savait que régulièrement son ami Gédéon passait les voir au moins une fois par semaine. C’était leur façon à eux de veiller les uns sur les autres. Miri était un village particulièrement très étendu. Il y avait bien quelques bâtiments concentrés autour de la place, comme l’ancienne école ou la mairie, mais sa population était disséminée aux alentours. Comme ils habitaient tous assez éloignés, reclus pour la plupart en forêt, hors des grands accès, les voisins se rendaient couramment visite, soit par courtoisie, soit pour échanger des provisions. C’était une forme de bienveillance collective qui se dessinait naturellement entre eux comme par instinct.
Gédéon était un vieux paysan, il vivait avec sa fille Solange dans sa ferme à trois kilomètres de là. Il était veuf depuis bien avant la crise, son épouse avait été emportée par le cancer. Solange était un peu plus âgée qu’Aurel, elle était interne de médecine avant « l’apocalypse » comme disait son père.
Aurel reconnut tout de suite le moteur pétaradant de la 4L F6 de Gédéon sur le chemin et se réjouit enfin d’un secours. Il entendit les freins couiner, le grincement du frein à main, une porte claquer et les pas du paysan qui accourrait devant les restes de la maison.
— Boudiou de boudiou ! Qué malheur ! s’écria le grand-père en se frictionnant les quelques longs cheveux blancs qu’il lui restait autour de la nuque. Il s’agitait et s’était rapproché de l’entrée de la maison. Mais il tournait le dos à Aurel qu’il n’avait pas vu assis derrière la 2CV.
— Aurel ! Héléna ! cria le vieux bonhomme désespéré.
Aurel ne sut sortir aucun son qui put lui être perceptible, sachant que Gédéon était légèrement dur de la feuille. Alors il frappa son poing contre le coffre de la voiture. Gédéon se retourna et accourut.
— Houla ! Mon pauv’ fieu ! Quelle catastrophe, mais quelle catastrophe ! Qu’est-il donc arrivé ?
— eu a arler ! tenta Aurel
— Houla boudiou ! Dans quel état on t’a mis mon ptit gars ! Héléna ? Marine ?
— enle’ées ! Attaqués… trois honnes ! soupira Aurel.
— Je ne peux pas t’aider tout seul, mon fieu, je vais chercher du monde et on t’emmène à la maison. Je reviens tout de suite !
Moins d’une demi-heure plus tard les pétards de la 4L annonçaient l’arrivée des renforts. Gédéon avait amené les frères Turpin d’une des fermes voisines. Les deux gros costauds avaient avec eux un brancard et des couvertures. Il y avait assez de place dans la 4L fourgonnette pour y allonger le blessé. L’un des frères Turpin avait glissé un tas de couverture et de chiffons sous le brancard pour amortir les vibrations et les chocs possibles de la route chaotique et resta auprès d’Aurel pour le maintenir et lui éviter de ballotter. L’autre frère était assis à l’avant et Gédéon s’efforçait de rouler le plus souplement possible, évitant les nombreux nids-de-poule et autres achoppements d’une route fortement endommagée. Aurel fut pris d’émotion, des larmes s’échappaient de son œil encore ouvert, il tenta aussi de sourire comme pour exprimer sa satisfaction.
— Ça va aller Aurel ! On va bien s’occuper de toi ! lui assura l’un des frères.
Aurel était touché, ces gens avaient accouru, lâchant probablement leurs occupations pour parer à l’urgence. L’esprit de solidarité naturelle les avait propulsés instinctivement au secours d’un des leurs. Aurel ne pouvait ignorer cette disposition humaine car rien ne les y obligeait depuis que le pays avait sombré dans le chaos. Dès la chute des gouvernements, la dispersion des forces de l’ordre, le règne du chacun pour soi avait pris le dessus. Si des hordes de pillards rançonnaient celles et ceux qui, comme Aurel, Gédéon et beaucoup d’autres, avaient trouvé les moyens de survivre de façon autonome, les attaques dans la région étaient plus rares. La menace de brigandage et les affres d’une météo souvent ravageuse avaient poussé les survivants à l’entraide. Aurel souriait en regardant le plafond de la fourgonnette, il saluait quelque part ce que la nature humaine avait de plus précieux et que longtemps on avait renié. Comme la plante qui après l’incendie jaillissait des cendres pour renaître encore, l’humain retrouvait son instinct véritable au milieu de tout ce chaos. Il y avait toujours cru ainsi que son grand-père anarchiste lui avait enseigné. « Aucune autorité ne peut obliger à ce que déjà la véritable nature humaine nourrit et impose d’elle-même », disait-il, quand il répondait au jeune Aurel pour ce que signifiait la solidarité. « L’homme, un loup pour l’homme » objectait le jeune adolescent comme on lui avait appris au collège. Mais selon son grand-père, cette maxime était un mythe, un leurre idéologique totalement faux. Et pour qui connaît le mode et le fonctionnement social des loups, c’était ajouter à l’ignorance et à l’idée reçue, une véritable injure à ce noble animal. On avait fait des hommes des concurrents, des batailleurs, des tricheurs, des peureux et des égoïstes, ce qui ne ressemble pas aux loups. Qui plus est, selon lui, les humains avaient été progressivement dénaturés et vidés de leurs sens primordiaux de survie en collectivité, pour les remplacer par ce qui s’appela le « devoir ». Après des siècles de soumissions et d’obéissances, là aussi convertis en termes de « civisme » , après avoir châtié dans un bain de sang toutes éclosions de sociétés autonomes exemptes d’autorité, le monde 
s’était finalement fait à l’idée que l’ordre devait s’imposer par la seule autorité. Son grand-père ajoutait : « Si tu trouves dans la nature un oiseau assez idiot pour s’arracher les plumes dans le but de s’interdire de voler, dis-toi que c’est ce que l’humain est devenu aujourd’hui ! ». Ainsi le réflexe naturel de solidarité avait été neutralisé par une forme d’automutilation. À cette époque, Aurel ne saisissait pas toujours les analogies de son grand-père mais pouvait comprendre pourquoi ce vieil homme s’était lui-même retranché dans une vie de plus en plus autarcique et pourquoi il se disait souvent « malade de ce monde ». Aurel y voyait plutôt une forme de réticence aux progrès en tout genre, très classique chez les personnes de son âge. Mais il respectait l’homme et savait avoir eu la chance de connaître ce qui aujourd’hui lui paraissait être de la pure sagesse, puisque tous les événements dramatiques qui suivirent confirmèrent hélas ce que son aïeul entrevoyait. Sa 2CV, une relique souvent raillée à l’époque moderne des voitures hybrides ou électriques, incarnait dès lors l’esprit de son grand-père. Elle était aujourd’hui, comme cette 4L, parmi les seuls et rares véhicules à pouvoir encore être utilisés.
Le souvenir de son grand-père, la présence et la réactivité de ses voisins lui furent comme un baume soulageant son terrible chagrin. Serein, il se laissa bercer par les vibrations de la voiture et ferma les yeux, conscient qu’il lui faudra prendre le temps de se refaire, avant d’entreprendre des recherches et secourir sa famille. Il se savait maintenant en sécurité.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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