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Avis : auteurs auto-édités / E L - Jérôme Segguns
« Dernier message par marie08 le Hier à 13:24 »
Un thriller ésotérique

C’est le premier roman que je lis de cet auteur et je n’ai vraiment pas été déçue. Bien au contraire, il m’a tenu en haleine du début à la fin.
Mais avant de vous partager mon ressenti, je tiens à saluer l’énorme travail que Jerôme Segguns a dû effectuer pour écrire ce roman où l’historique fait corps avec l’ésotérisme.

Nous sommes en Cisjordanie. Pia, une jeune archéologue, accompagnée de son frère, de quelques étudiants et des hommes de la région, fait une découverte défiant l’entendement humain :  l’incontestable chainon manquant qui relie les hominidés aux hommes.
Dès lors, bon nombre de questionnement et d’interrogations d’ordre spirituel accompagneront non seulement la protagoniste, mais également le lecteur dans une quête de la vérité riche en rebondissements et en suspense.

L’énigme est si bien menée qu’il nous est impossible de lâcher le livre avant de connaître le dénouement.

La plume de l’auteur est une très belle découverte. A tous les amateurs d’histoire, d’archéologie et de mystère, je recommande vivement ce roman.

Merci Jérôme Segguns pour cette incroyable aventure.
https://www.amazon.fr/El-J%C3%A9r%C3%B4me-Segguns/dp/2956169815/ref=tmm_pap_swatch_0?_encoding=UTF8&dib_tag=se&dib=eyJ2IjoiMSJ9.ISmAFkx0lWOPqoWX2WsA8IOTRGTKZXk7i-688hFA_vw.2Hg-TBsrcPUMbBoDD6RzFSrV1uhNOSuycMBMVsfLByo&qid=1715426566&sr=8-2






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Un beau voyage
A la suite d’une rupture amoureuse, Saskia décide de s’octroyer quelques jours de vacances sur la côte. Un jour, parcourant un marché, elle achète un panier dans lequel elle découvre un petit bout de papier avec quelques mots en anglais rédigés par la personne qui a fabriqué le sac. Intriguée, elle fait des recherches et découvre que le message vient de Bali. Signe du destin ou pas, elle décide de partir pour retrouver la personne du sac.

Dès lors, Florence Tholozian, l’autrice, avec sa belle plume, nous emmène pour de longues pérégrinations dans l’île de Bali, nous enivrant d’odeurs et de saveurs exotiques, nous plongeant dans le quotidien des balinais pour nous faire partager leur culture et leurs traditions, le tout enveloppé d’une certaine philosophie de vie qui n’est pas sans lui redonner une autre vision de son existence.

Je n’irais pas plus loin pour ne rien dévoiler de l’intrigue.
Aussi, me contenterais-je de vous recommander vivement ce roman. Vous ferez un très beau voyage.

Merci Florence Tholozian pour m’avoir fait voyager aussi loin.


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Avis : auteurs auto-édités / Sept jours chez papa – Mireille Maquoi
« Dernier message par marie08 le Hier à 13:15 »
Une histoire émouvante
J’ai découvert ce roman à la suite d’un concours et je n’ai pas été déçue de sa lecture.
Ce roman dont le thème est la garde alternée, relate une semaine de la vie d’une petite fille chez son père. Il se présente en deux parties. Une première partie avec le point de vue de Louise, sept ans, qui entame un compte à rebours dès qu’elle doit aller chez son père et sa nouvelle compagne, et une seconde partie qui relate l’avis du père.

Les mots choisis par l’auteure, Mireille Maquoi, sont criants de vérité et d’émotions. On a vraiment l’impression d’entendre une petite fille de sept ans nous confier son mal-être face à un quotidien dont elle ne veut pas. Et cependant, elle sait pertinemment qu’elle est aimée par son père tout comme Floriane, sa belle-mère, qu’elle surnomme l’Etrangère.

On est également ému face au point de vue de Richard, son père, et on se rend compte que ce n’est pas toujours facile de se parler ou de se comprendre. Mais il n’est pas indifférent au mal-être de sa fille, il est tout simplement dépassé.
C’est un roman tendre, délicat, émouvant, et d’une belle plume, que je vous recommande vivement.

Merci Mireille Maquoi pour cette magnifique histoire.

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Avis : auteurs auto-édités / Quand la vie nous donne des ailes - Perrine Marche
« Dernier message par marie08 le sam. 04/05/2024 à 11:18 »
Une magnifique leçon de vie.

Le retour que je fais concerne l’ensemble des trois romans de Perrine Marche.
En accord, avec l’autrice, j’ai préféré attendre de lire les trois tomes avant de partager mon ressenti.

Et quel ressenti !
Les premiers mots qui me viennent à l’esprit sont :  quelle belle et merveilleuse leçon de vie, nous offre l’autrice Perrine Marche.

Avec le premier tome - Et soudain la vie bascule - nous faisons connaissance avec Maeva, une adolescente de treize ans qui a intégré une section sport étude afin d’accéder au plus niveau. Le sport étant plus qu’une grande passion, c’est sa raison de vivre. Un jour, bouleversée par une conversation qu’elle surprend entre sa mère et sa grand-mère, elle s’enfuit de la maison et là, tout bascule. La suite je vous la laisse découvrir.

Le second tome - La vie, L’amour, Les emmerdes - nous plonge quelques années plus tard. Treize ans pour exact. La vie n’a pas épargné Maeva, que ce soit physiquement ou affectivement. Mais son courage est toujours là, sous-jacent qui veille et revient à la surface dès qu’elle en a besoin. Va-t-elle un jour connaître autre-chose ? Va-t-elle un jour construire ou plutôt reconstruire sa vie ? Vous le saurez en lisant cette seconde partie.

Avec le troisième et dernier volet – Quand la vie nous donne des ailes - nous partageons les joies, les peines, et les interrogations du couple Maeva et Will. Ils veulent fonder une famille, mais y arriveront-ils ? Maeva saura-t-elle être mère ? Saura-t-elle se débrouiller ?

Tout au long de ma lecture, j’ai ri, frissonné, et pleuré avec Maeva ainsi que les personnages qui gravitent autour d’elle. Perrine Marche sait si bien jouer et composer avec les émotions que nous sommes totalement immergés dans cette histoire qui se déroule sur plusieurs années. Nous vibrons avec Maeva. Nous nous énervons avec elle. Nous aimons aussi grâce à elle.

Merci infiniment, Perrine Marche, de nous avoir fait partager votre amour de la vie et votre courage de toujours vous battre pour aller de l’avant.
Aussi, je ne peux que vous conseiller de lire ces trois romans.

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Mise en avant des Auto-édités / Réapprendre à vivre de Marie Barrillon
« Dernier message par Apogon le jeu. 02/05/2024 à 17:26 »
Réapprendre à vivre de Marie Barrillon



Pour l'acheter : TheBookEdition 


Citations :


« La dureté de son regard s’atténuait parfois d’une fugitive expression de bienveillance… »
(Ruse, Éric Naulleau)

« Il faut être deux blessés pour se rencontrer […] être deux errances, deux âmes perdues. Si l'une est forte, elle écrase l'autre, elle finit par l'achever. »
(On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacour)

« Je n’ai qu’un cœur et je n’ai pas envie qu’on me l’abîme. »
(L’horizon à l’envers, Marc Levy)



« Les personnages et les situations de ce roman étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »


Réapprendre à vivre


Roman

 
Mot de l’auteur :

Dans un monde où les connexions oscillent de plus en plus entre éphémère et superficialité, il arrive que des êtres se rencontrent dont l’issue parvient à un véritable rapprochement. Toutefois, il existe des instants à effets magiques où les deux âmes qui se rencontrent se nouent d'une manière révélatrice et même profonde.
Comme si un petit ange s’était placé au-dessus de leur âme pour orchestrer cette rencontre inattendue, puis les guidait l'un vers l'autre à travers les sinuosités de la vie. Est-ce le hasard, est-ce le destin ? Peu importe la raison, ce qui compte, c'est la beauté de cette union et le bonheur qui résulteront de cette rencontre.
Cette alliance entre ces deux êtres ne se limitant pas à une simple attraction physique ou à des intérêts communs allant bien au-delà de cet aspect. C'est une corrélation permettant à deux âmes de se trouver une correspondance dans une compréhension mutuelle qui outrepasse la simple communication.
Lorsque les conditions permettent à ces deux personnes de se rapprocher ainsi, il se déploie une harmonie naturelle qui se crée entre les personnes concernées. Elles se complètent, se soutiennent et se comprennent sans qu’il y ait nécessité parfois de se parler. Leurs cœurs battent au même rythme comme synchronisé par un lien invisible, mais particulièrement puissant.
Un tel rapprochement ne s’affranchit pas des défis qui se présentent parfois trop souvent. Comme toute relation, il impose un certain travail et des efforts, de la patience et de la compréhension. Néanmoins, ce qui rend ce lien si spécial, c'est la volonté de chacun cherchant à surmonter les adversités ensemble, quelles que soient les épreuves, main dans la main. Les accidents de vie ne sont pas insurmontables.
Au fil des jours, ce rapprochement entre Laurinne et Gabriel se renforce. Leur lien se creuse dans des profondeurs insoupçonnées, créant une certaine solidité pour les amener à résister aux tourments que l’existence a placés devant leurs pas. Laurinne et Gabriel progressent ensemble, apprenant l'un de l'autre, se guidant mutuellement pour devenir une meilleure version d'eux-mêmes.
Lorsque les circonstances les séparent physiquement, leur attache reste malgré tout intacte, grandissant même avec le temps. Ce qui les unit ne tient pas compte de la distance ou du temps. C'est un lien continuel, indestructible, impérissable, qui perdurera quoiqu’il arrive.
Finalement, la concomitance entre eux est une expérience enrichissante des plus précieuses et des plus belles qu’ils ont la chance d’avoir pour réapprendre à vivre. C'est un présent précieux que la vie met rarement sur votre parcours.
Cela dit, pour ceux qui reçoivent un tel cadeau dans leur existence, c'est une source de bonheur et d'affection infiniment réconfortante.


Chapitre I


Accrochée à son chariot de course à quatre roues, Marie-Louise Genlain déambule sur le trottoir en longeant les murs. Elle se parle à elle-même régulièrement dans la rue parce qu'elle trouve que c'est mieux que de penser dans le silence et ça lui évite d’entendre le vacarme des automobiles. Automobile, un mot qui se perd. Elle se pose des questions, souvent, mais ne fait pas les réponses parce qu'elle ne les trouve pas, ça la bassine de chercher à son âge. Elle croit même parfois qu'il n'en existe pas. Si elle avait dû en trouver, ce serait fait depuis bien longtemps.

Marie-Louise Genlain est une de ces grands-mères peu communes. D’un tempérament oscillant entre farces et moqueries souvent vêtues de pulls et autres écharpes qu’elle prenait plaisir à tricoter en toute paisibilité, peut-être ses seuls moments de calme, elle ne fait pas pour autant l’impasse sur la sagesse qu’elle a acquise au fil des années.
Elle mène souvent son petit monde comme elle seule a le secret. Ce n’est pas son âge, pense-t-elle souvent, qui doit lui dicter ses aventures. Ses escapades rocambolesques sont légendaires que ce soit au marché ou à l'église et sont régulièrement le sujet de conversation favori des habitants du quartier. Elle est connue pour ajouter des légumes, des fruits ou simplement ce qui se trouve à sa portée dans les paniers de ses comparses, amusant ainsi la galerie et les vendeurs. Les farces sont son credo. Puis, elle affectionne particulièrement se moquer des uns et des autres, toujours gentiment, sur les bancs de l'église avant, pendant et après la messe du dimanche, ce qui avait le don d’agacer monsieur le curé.

Elle égrainait ses jours avec une âme libre entre frivolité et passion autant qu’avec audace, toutes situations lui étaient tout simplement inspirantes. D’ailleurs, à son âge, elle fait l’admiration des personnes qui la connaissent la percevant comme une force de la nature et avec le temps sa folie intérieure encore plus intensément que dans ses jeunes années. Ce qui définit vraiment Marie-Louise finalement, c'est son esprit indomptable tout comme irrésistible et sa joie de vivre contagieuse. Elle croit fermement qu'il n'y a pas d'âge pour s'amuser, se faire plaisir et elle est une véritable source d’inspiration pour tous ceux qui ont la chance de croiser son chemin. Malgré son âge avancé, Marie-Louise n'a aucunement l'intention de ralentir. Elle est fermement persuadée qu'on n'est jamais trop vieux pour vivre pleinement sa vie, et elle est déterminée à profiter de chaque instant jusqu'au dernier qui lui sera donné. Temps qu’elle prend comme un cadeau du ciel ou d’ailleurs.

Tranquillement, un peu chaotique, elle se dirige vers le marché où l'attendent quelques autres mamies du coin, qui ont plus de chance qu'elle, imagine-t-elle, quoi que..., ajoute-t-elle de sa petite voix affirmée. Les gens qui la croisent la regardent d'un air attendri, parfois. Mais, le plus souvent d'un air étrange, comme s'ils la prenaient pour une déjantée. Ça l'amuse, Marie-Louise, ça la fait rire et son rire s’avère souvent contagieux, vraiment, qu'on la prenne pour une folle dingue. N’est pas zinzin qui veut le faire croire. Puis, faire semblant et voir que les gens y croient dur comme fer, c’est assez jouissif, presque une madeleine de Proust ! À ces derniers, elle leur tire la langue, comme le font les enfants à l'arrière des voitures quand vous passez à côté. D'ailleurs, à ces enfants mal élevés, elle leur fait des grimaces, de celles qu’elle a continuellement en réserve, et les plus horribles qu'il lui est possible d'en faire, pour leur apprendre à ces petits garnements en manque total de bonne éducation parentale ! De son temps, ça ne se passait pas comme ça. Un écart de ce genre et c’était une tartignole assurée. Pour ceux qui ont l'air le plus méchant, elle enlève son dentier pour leur montrer ses gencives roses et toutes vides avec les lèvres rentrées. Ça fait un peu sorcière comme dans Blanche-Neige. Les marmots vont se plaindre à leur « môman ». Ça marche à tous les coups, et elle rigole à toutes gencives. Fichus marmots !

Plus que deux rues à traverser, puis elle pourra se reposer deux minutes sur le banc à proximité du marché. On est dimanche, et ce jour-là est rarement joyeux pour Marie-Louise. La loge de sa gardienne chérie est fermée. Il faut bien qu’elle se repose cette belle enfant. Alors, pas de Laurinne aujourd’hui, c’est sa tristesse de fin de semaine. Il lui faut trouver à s’occuper pour passer le temps. Direction le marché, ses comparses y seront peut-être déjà, parce qu'elle n'est pas en avance, Marie-Louise, ce matin. Elle a veillé tard dans la nuit entre un roman déprimant et des programmes télévisés tout aussi désespérants.

Y a pas idée de ne même pas penser aux gens insomniaques ! Pas seulement les vieux, parce qu'il n'y a pas que les vieux qui ne dorment pas la nuit. Il y a ceux qui n'ont rien compris à la vie, ceux qui se trouvent en souffrance parce qu'ils n'ont pas eu de chance, ceux qui veulent tout et qui n'ont rien, mais qui ne font rien pour que ça change et qui se lamentent en pleurant sur leur sort, ceux qui culpabilisent parce qu'ils n'ont pas fait ce qu'il fallait ou qu'ils n'ont pas fait ou pas su faire les bons choix. À chacun sa condition.

Et puis, il y en a d'autres, d'autres et d'autres encore. Pour Marie-Louise, ce n'est rien de tout ça, c'est juste la vieillerie. Quand on prend de l'âge, on dort moins, elle en est persuadée. Lorsqu’on est vieux, on ne compte plus le temps de la même manière. On accorde moins d’importance à certaines choses, et plus à d’autres. On finit par aimer des choses que l’on a toujours détestées et par en détester d’autres qu’on avait toujours aimées. Le sens de la vie change de priorités.

-   Parce que quand on est vieux, on sait d'instinct qu'il n'y en a plus pour longtemps. On ne compte plus en décennies, on décompte en années, et encore quand ce n'est pas en mois. Alors, on veut profiter du temps qu'il nous reste sans savoir à quel moment tout va s'arrêter, dit-elle tout haut.

Le mieux, c'est pendant le sommeil se dit-elle, mais voilà, elle ne veut pas partir, Marie-Louise, pas encore. Alors, elle fait en sorte de ne pas trop dormir, au cas où, sait-on jamais, si la faucheuse décidait subitement d'être en avance ! Si elle dort, elle ne la verra pas venir. Alors, dormir un peu, oui, mais pas trop.

-   Je n’ai pas fini de vivre, moi, dit-elle tout haut en secouant la tête tout en traversant la rue sans même regarder ni à droite ni à gauche et encore moins le feu ou si le petit bonhomme est vert ou rouge. D'ailleurs, a-t-on vraiment fini de vivre au sens propre du terme ? formula-t-elle encore en secouant la tête. 
-   Eh ! Mamie, tu veux mourir ou quoi, hurle un automobiliste qui a manqué de lui rentrer dedans.
-   Ben non, justement, p'tit nigaud, c'est justement ce que j'étais en train de me dire, l'enguirlande-t-elle en lui faisant un doigt d'honneur avec son auriculaire. Parce que le majeur, c'est vulgaire, et dans son idée, c'est pour les cas extrêmes.

Elle voit le banc au loin. Il était temps ! Plus les jours passent, plus elle constate que ses jambes ont du mal à la porter, pourtant elle n'est pas grosse ni lourde. Juste un petit peu d’embonpoint sans plus, juste un peu moins fine et légère qu'à vingt ans. Et le docteur lui-même, avec tous ces diplômes étalés sur le mur, alignés au millimètre, lui a dit, pas plus tard qu'avant-hier.

-   Vous êtes en pleine forme, Madame Genlain, en pleine forme. Si vous continuez comme ça, vous allez m'enterrer !
-   Mais j'espère bien, docteur Berrier, qu'elle prononce Beurrier, rien que pour l'enquiquiner.

Y a pas idée d'avoir un nom pareil, un nom à coucher dehors un soir de pleine lune ! pense-t-elle, tout bas dans ces cas-là, parce que... faut pas non plus faire exprès de blesser les gens, surtout ceux qui vous soignent, quoique… ! Parce qu'ils pourraient se « tromper » dans les posologies ou les médicaments et vous endormir sans même que vous vous en rendiez compte. Qui ne sait pas qu’en prenant de l’âge, les comprimés deviennent nécessaires ? Il ne faut pas faire confiance à n'importe qui ! La sournoiserie peut se cacher partout, et surtout là où vous ne l’attendez pas.

Maintes fois, le docteur Berrier l'avait reprise sur la prononciation de son nom, puis il a cessé, à force d'entendre Marie-Louise lui dire qu'il n'y avait rien à faire, quand ça ne veut pas rentrer, ça ne rentre pas ! C'est comme vouloir faire entrer un bœuf dans un trou de souris, tu peux essayer autant que tu veux, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas !

Voilà ! Plus qu'un mètre ou deux et elle se glissera entre la Mémé et la Nine.

La Mémé, c'est Aimée Circus et la Nine, c'est Antonine Labroux. Elle les a vues de loin, Marie-Louise, discutant en mettant leur main devant leur bouche comme quand on fait des messes basses. Y serait pas ravi le curé, s'il voyait ça ! Choqué, il en perdrait sûrement son latin et peut-être même son col blanc !

C'est Marie-Louise qui les a rebaptisées la Mémé et la Nine, parce que ça l'amuse de nommer les gens autrement que par leur nom ou leur prénom. Et puis faut dire que ces deux comparses, elles ont des noms pas très folichons, limite des noms à coucher dehors un soir de pleine lune, elles aussi. Si elle ne les connaissait pas depuis si longtemps, sûre qu'elle ne leur ouvrirait pas sa porte en entendant leurs noms. Mais, bon, elles sont gentilles, ça compense. Et comme elle est futée, Marie-Louise, elle arrive toujours à les embringuer dans des situations rocambolesques pour ensuite se marrer en les regardant se dépatouiller de loin après avoir pris la tangente.

Après ça, la Mémé et la Nine, elles lui font la tête. Oh, pas longtemps ou alors elles n'ont plus la notion du temps qui passe ou qui stagne. Parce que ça ne dure jamais plus de quelques heures. Quand elles reviennent sonner à sa porte, elles se rabibochent toutes les trois et elles rigolent comme des tordues sur la situation en question. C'est pas comme avec la Jaja, de son nom Janine Dutuit, elle, elle est moins conciliante, moins facile à faire tourner en bourrique. Difficile de faire tanguer sa boussole !

Par contre, Lorette Lelou dit la Lotte et Josette Lecoeur, dit la Jose, elles ne sont pas les dernières pour se mêler au groupe quand elles ont la forme. L'une comme l'autre sont les plus fragiles. Faut dire, ce sont aussi les plus vieilles des vieilles de leur vieux groupe. Parfois Marie-Louise, elle tremble un peu, parce que la Jose, elle l'aime plutôt bien. Mais depuis quelque temps, elle semble filer un mauvais coton. Elle espère qu'avec l'arrivée du printemps elle va revivre comme un rosier buisson, pas comme un rosier couvre-sol, ce serait le pompon et même la fin des haricots, la fin des fins pour la Jose.

Et pour être honnête, Marie-Louise elle n'a pas envie de faire le tour du cimetière du coin. Déjà qu’elle s’y rend régulièrement pour visiter son défunt mari, il manquerait plus qu’elle fasse un défilé de tombes ! Vous imaginez ça, un jubilé de tombes, non, mais allons ! Et puis, il fait un peu froid ces temps-ci, c'est pas un temps à enterrer un mort, il faut un peu de soleil pour réchauffer le cœur douloureux des vivants qui restent.

Quant à la Nine, alors qu'un jour pluvieux Marie-Louise palabrait avec la Jaja sur un banc de l'église, toutes deux emmitouflées dans des manteaux deux fois trop lourds pour elles, elle dit :

-   Ils avaient sûrement abusé du ratafia les parents de la Nine pour l'affubler d'un prénom pareil ! Y a pas idée, tout de même !
-   Meuh non, avait rétorqué la Jaja en pouffant pour ne pas se faire remarquer, parce que ça ne se fait pas de se moquer, surtout dans la maison du Saint-Père ! Et le père Potron, le curé, il n'apprécierait pas du tout.
-   Qu'est-ce que tu en sais, toi ? s’exclama un peu fort Marie-Louise pour contrer volontairement et sans retenue aucune la discrétion voulue de la Jaja.
-   Bah, parce qu'elle me l’a dit pourquoi elle s'appelle Antonine, pardi !
-   Et… ? T'accouches ou t'attends la pleine lune ? Allez, confesse !
-   Pff… c'est malin, tiens ! Ça ne m'étonne pas de toi ! Non, en fait ses parents étaient persuadés qu'ils allaient avoir un garçon, alors ils avaient choisi Antonin comme prénom. Et comme à l'arrivée, c'était une fille, ils n'ont pas cherché plus loin que le bout de leur nez.
-   Ben oui hein, pourquoi chercher midi à 14 heures quand il suffit d'ajouter juste une lettre pour transformer un prénom masculin en prénom féminin ! surenchérit Marie-Louise. Y a pas de quoi se fatiguer les méninges quand on peut faire aussi simple. Et puis, faut bien dire aussi qu’à cette époque, question réflexion, certains n’étaient pas vraiment bien lotis.
-   Et ils ont fait pareil avec sa sœur, continua la Jaja. De Marcel, c'est devenu Marceline ! pouffa-t-elle encore.
-   Ah, trois lettres cette fois ! Heureusement qu'ils n'ont pas eu cinq filles, parce qu'avec trois lettres de plus à chaque fois, j'ose même pas imaginer le résultat ! rirent-elles en cœur.
-   Ben si, justement, ils ont eu cinq filles ! Jean est devenu Jeannette, Michel s'est métamorphosé en Micheline et Paul s'est transformé en Paulette.
-   Eh bien, une grosse limace le père, à ce que je vois ! ne put s'empêcher d'ironiser Marie-Louise.
-   Pourquoi tu dis ça ?
-   Bah, il paraîtrait, j'ai lu ça dans un magazine chez le docteur Beurrier, que les spermatozoïdes qui font les filles sont lents, mais qu'ils vivent plus longtemps, donc plus résistants que ceux qui font les garçons selon le docteur Ericsson dans sa méthode brevetée en 1975. Ceux qui font les gars sont trop fragiles, les pauvres choux, même s'ils sont rapides, ils manquent sérieusement de résistance. Voilà le pourquoi nous les filles on va plus tranquillement, qui va piano va sano et va longtemps. Même si le rapport hommes femmes reste à peu près égal. J'invente rien ! Y feraient bien d’en prendre de la graine ces Messieurs !
-   Mouais… si tu l'dis ! Chut, v'là l'curé !
-   T'as raison la Jaja, c'est le moment de s'en payer une tranche ! s'esclaffa Marie-Louise. On ne va pas laisser passer ce moment dominical jubilatoire.

Sur ce, le père Potron étant arrivé pour commencer la messe, un silence s'installa sous le toit du Bon Dieu. Marie-Louise et ses copines n'étaient pas forcément croyantes. Non, elles venaient à l'église comme elles auraient pu aller ailleurs. C'est juste que ça leur passait le temps. Ça les occupait, et en même temps elles pouvaient voir de leurs yeux comment allaient les gens, les autres vieux qu'elles ne côtoyaient pas, en l'occurrence. Parce qu’au fond, faut pas se leurrer, pensait secrètement Marie-Louise, à l’église il y avait une grande concentration de vieux, pour ne pas dire QUE des vieux.

On se demandait bien où pouvaient être les jeunes. Et les voir tous ces vieux agglutinés, ça leur faisait des sujets de discussions, ou de moqueries, pour après. Parce que ces cinq mamies, elles en avaient sous le chapeau des âneries à faire. Elles ne manquaient pas de réserves. Et quand on leur demandait pourquoi elles cumulaient les sottises, elles répondaient avec un aplomb hors norme et un sérieux époustouflant que c'était leur manière à elles de laisser une trace sur cette terre avant leur départ qui arriverait bien trop tôt. Elles étaient même parvenues à se persuader que ça leur permettait de garder la forme, et donc de vivre encore plus longtemps. Il n’était pas question pour elles de quitter le navire maintenant, elles avaient encore du stock à écouler en bêtises. 

-   Et puis, qu'a-t-on à faire à nos âges ? Enquiquiner le monde, y a pas plus drôle occupation ! lançait Marie-Louise à la cantonade.

Arrivée au banc, Marie-Louise ne put que constater que la Jose et la Lotte manquaient à l'appel. Elle se glissa entre la Mémé et la Nine, en bousculant un peu cette dernière en des termes moqueurs :

-   T'as pris un peu de gras, la Nine. Faut veiller à manger plus de fruits et légumes, hein !
-   Mais non, je n'ai pas pris un gramme ! se défendit-elle.
-   Han han, dit Marie-Louise dubitative. Tu ne me feras pas prendre des vessies pour des lanternes ! Je t'ai vu l'autre jour au City Market, les petits gâteaux par-ci, les crèmes par-là et pas les crèmes de nuit, non, les crèmes glacées. Et puis, les flans de « La laitière » et les petites confitures « Bonne maman », ma bonne dame !
-   Mais, Marie-Louise, ce n'était même pas pour moi !
-   Ah oui, c'est vrai, c'est pour tes petits-enfants que ta chère progéniture oublie de t'amener depuis si longtemps que tu ne sais même plus quel âge ils ont !
-   Oui, c'est pour eux, en prévision.
-   Et comme tu ne les verras pas plus maintenant qu'avant, voyant qu'ils n'arrivent pas, tu mangeras tout. Et hop, un peu plus de gras ! Tu vois, je te l'ai dit que tu prenais du gras.
-   Je ne vais pas non plus attendre que ça se périme !
-   Des excuses, des excuses, pour te donner bonne conscience !
-   Mais, pas du tout… répondit la Nine prise en défaut comme on prend un gosse la main dans le sac ou dans le pot de confiture.
-   Au fait, la Nine, surenchérit Marie-Louise en faisant un clin d'œil à la Mémé, j't'avais pas vu au City Market.
-   Oh, j'y crois pas, tu prêchais le faux pour savoir le vrai, c'est ça ?
-   Tout juste, comme d'habitude ! Avec toi, ça marche toujours, tu cours comme un lapin de garenne, et encore, je suis sûre qu’il irait moins vite que toi ! ria-t-elle.
-   J'me demande toujours comment on fait pour te supporter !
-   Bah, parce que vous m'aimez bien. Avec moi, vous ne vous ennuyez jamais. Sans moi, vos vieux jours sur la pente descendante seraient tristes à mourir.
-   C'est pas totalement faux !
-   Bien sûr que ce n’est pas faux. Cesse d’avaler les mots, nom d’une pipe. Et puis, j’ai toujours raison, parce que je ne dis que des vérités. Bon, mes p'tites vieilles, on se le fait ce marché ?
-   Oui, allez, on y va, répondirent les deux copines en chœur.

Les trois mamies se levèrent comme un seul bloc et s'engagèrent dans les allées du marché côte à côte, obligeant les gens bienveillants, ou non, à se pousser pour leur céder le passage, même s’ils doivent le faire en pestant à contrecœur. C’est le respect que d’accorder la priorité aux vieux. Mais justement, le respect existe-t-il encore ? Il se perd d’année en année.

Peu importe, elles veulent passer et ne se gênent pas pour faire ce qu’il faut afin d’y parvenir. Elles ont assez de décennies dans leurs bagages pour savoir comment faire. Les emplettes peuvent commencer, et… les farces aussi ! De ces farces qu’elle avait en réserve à tout moment. Les idées farfelues s’éveillaient en même temps qu’elle au matin. Elle prouvait ainsi que l'âge n'est qu'un chiffre, que l'esprit peut rester jeune tant qu'on le nourrit de rires et de plaisanteries, de bonnes choses donc. Et ainsi, elle continuerait à semer le rire et à cultiver la joie pendant de nombreuses années encore quand son entourage, conciliant lui, mettait son comportement sur le dos de l'âge. Mais, comme elle refusait de se laisser enfermer dans les stéréotypes associés à son âge, préférant plutôt vivre sa vie avec une joie et une exubérance contagieuses, ça lui passait au-dessus du caberlot.

Ces mamies en vadrouille, tous les commerçants du marché les connaissent, ceux de l'avenue aussi. À chacun de leur passage, tous se demandent à chaque fois quelle sera la blague, la farce ou la facétie du jour. Tous savent aussi que la meneuse n'est autre que Marie-Louise. Et tour à tour, ils ne se font pas prier pour se faire complices de cette mamie pleine de vie. Rien n'était calculé, Marie-Louise agit au feeling, c'est bien plus drôle de faire les choses à l'instant T avec une spontanéité parfaitement assumée.

Aujourd'hui d'ailleurs, elle a jeté son dévolu sur la Nine. Elles allaient de bon cœur toutes les trois, et même s’il en manquait deux, la Jose et la Lotte, Marie-Louise était bien décidée à se payer une tranche de rire sur le dos d'une des deux présentes. Elle attend ces moments-là avec une intense impatience. Il lui en faut peu pour s’amuser, au détriment de ses amies, et s’il n’y a rien qui se présente, elle provoque la chose ou l’évènement qui la fera rire autant qu’une gamine devant un clown.

Boitillantes, elles voguaient du poissonnier au boucher en passant par le charcutier et le primeur. C'est chez ce dernier que la Nine fit les frais des facéties de Marie-Louise. Avançant à la queue leu leu, la Mémé devant, puis la Nine et enfin Marie-Louise fermant la marche.

La Nine portait son panier accroché à son bras, et au fur et à mesure qu'elles avançaient, Marie-Louise y glissait discrètement un poivron, une tomate, une courgette, mais aussi une pomme, une orange, une banane. Lorsque vint son tour de commander ce qu'elle souhaitait à l'étal des fruits et légumes, Marie-Louise l’interpella :

-   Joli, la Nine ! Tu vas prendre une bricole, alors que t'as déjà rempli ton panier ! Si c'est pas honteux à ton âge !
-   Oh, la chipie ! T'es une vraie gamine ! Pardonnez-lui, dit-elle en s'adressant au vendeur, horrifiée qu'on la prenne pour une voleuse et en lui rendant les fruits et légumes se trouvant dans son panier, elle n'a plus toute sa tête.
-   Mais si, j'ai toute ma tête ! Je n’ai pas encore une drôle de trogne ! Encore heureux !
-   Alors, c'est encore plus grave ! s'exclama la Nine.
-   C’est pas en m’accusant de sénilité naissante que tu vas faire croire en ton honnêteté, qui laisse à désirer, soit dit en passant !
-   Oh, mon Dieu, elle est insupportable ! dit-elle au primeur qui déjà riait de la situation.

Mais, la Nine le sait, chaque sortie avec Marie-Louise est source d’âneries. Comment faisait-elle pour avoir autant d'énergie, là était la grande question. Les cinq copines ont autour de quatre-vingt-cinq ans, et Marie-Louise est la plus jeune du lot aussi bien en âge que dans son comportement.
Mais, ce que personne ne savait, c'est qu'une fois seule chez elle, Marie-Louise rongeait son frein. À l'extérieur et en compagnie des autres, c'était une forme de combat qu'elle menait contre sa tristesse. C'était une des raisons pour lesquelles elle prenait chaque jour comme un cadeau, Marie-Louise, parce que des galères, elle en avait traversé plus qu'elle ne pourrait les compter. Elle en a essuyé plus qu'à son tour, et sa serpillière mentale n'éponge plus depuis des lustres.

Longtemps elle a mangé son pain noir, comme on dit. À présent, elle engloutit son pain blanc, et même de la brioche ! Elle l’a bien mérité ! Ces jours sont devenus doux, mais pour arriver à ce résultat, il lui a fallu en faire des deuils, et pas des plus heureux ni des plus simples. Tout va mieux depuis qu'elle a décidé, du moins depuis qu’elle avait pris le parti de tirer un trait sur les personnes qui s'évertuaient à polluer son quotidien. Et depuis qu'elle s'est résolue à tirer un trait également sur ceux qu'elle s'acharnait à retenir, mais qui ne voulaient pas, ou plus, d'elle, ceux qui l’a reniaient aussi, elle en a retenu que la vie, on ne la traverse pas toujours, et même rarement, avec les personnes que l'on souhaite ou que l'on aime. On la traverse d'abord pour soi.

Quand on vous veut du mal sans ménagement, qu'on vous fait subir la misère sans un moment de répit, il faut s’écarter, point à la ligne ! La vie, on la vit pour soi, pas pour les autres. Et si c'est sans ces autres, eh bien, qu'ils aillent au diable ou en enfer ! Elle, Marie-Louise, elle n'a pas froid au point de les rejoindre, elle préfère la blancheur du paradis. Ça aussi elle l’a bien mérité !

Et puis de toute façon, la terre ne manque pas de personnes à aimer, qui ne demandent que cela et qui vous le rendent au centuple. De ces personnes qui ne vous jugent pas parce qu’elles savent que personne n’est parfait, encore moins l’être humain qui n’a plus grand-chose d’humain. Et que le plus souvent on est amené à faire comme on le peut plutôt que comme on le veut. On a tous des actions regrettables, volontaires ou non, dans les placards de nos vies. Le tout est de savoir vivre avec sans en être pollué et d’en retenir les leçons qu’elles nous apportent, de savoir se remettre en question sans attendre les jugements des uns et des autres, souvent mal intentionnés, ni rendre responsable autrui de ce qui a pu nous arriver dans le passé.

Il n’est nul besoin d’attendre d’être jugé par les autres pour avancer, s’améliorer, se corriger au besoin. Et encore moins par ceux qui n’ont pas traversé les mêmes situations, n’ont pas eu votre vie avec ses hauts et ses bas. Nous ne sommes pas en mesure de savoir comment il nous serait donné de réagir dans une situation ou face à un évènement auquel nous n’avons pas été confrontés. Alors dans ce cas, le jugement est forcément erroné, voire biaisé, la plupart du temps, injuste même, et par la même occasion douloureux pour la personne jugée.

Après avoir fait ce constat, et l’avoir subi aussi à maintes reprises durant son existence, Marie-Louise part du principe que l’on n’a aucun droit au jugement sur ses « congénères ». À chacun sa vie, et de ce fait chacun en fait ce qu’il veut avec tous les tenants et les aboutissants ainsi que toutes les conséquences qui s’y rapportent tant que cela n’interfère pas sur celle des autres et que cela ne leur génère aucun mal ni aucun désagrément. À chacun ses peines, ses joies, son expérience et ses responsabilités.

Après les commissions au marché, le petit plaisir de ces dames est de s'arrêter prendre un café à la brasserie de la place, même si c'est mauvais pour leur cœur et leurs artères, c’est toujours bon pour leur moral. Et là encore, c'est la grande rigolade. Le patron et les serveurs les accueillent toujours avec le sourire. Ils s’enquièrent de la santé des absentes, papotent un peu avec elles. Parmi les serveurs, Marie-Louise aime bien les serveurs, l’un qu’elle appelle Cacahuète parce qu’elle ne parvient pas à retenir son prénom ni même à le retenir, toujours agréable et souriant. Et puis Maurice, qu’elle prononce Meurice. C'est un gamin pour elle, un peu moins que Cacahuète, même s’ils ne sont pas vraiment tout jeunes tous les deux. Ils ont tout de même près de quarante ans de moins qu'elle. Maurice est amusant. Sa peau est colorée, ses cheveux bruns tout bouclés lui arrivent aux épaules et il est mince comme une ficelle à rôti. Il est gentil, jamais en colère et toujours souriant.

Maurice s'approche pour prendre la commande. La Mémé fait mine de réfléchir, mais Marie-Louise intervient :

   Trois cafés allongés, comme d'habitude.

Maurice s'éclipse. La Mémé proteste :

   Dis donc, Marie-Louise, je peux choisir quand même !
   Oui, mais on sait tous que tu réfléchis dix minutes pour au final prendre comme d'habitude. Alors, j'anticipe ! dit-elle un peu ironique.

La Mémé se renfrogne, bien qu'elle sache pertinemment que son amie a raison. Pour détendre l'atmosphère, Marie-Louise leur raconte une blague, et là, c'est le pauvre Maurice qui en fait les frais. Toutes trois rigolent comme des tordues. De derrière son bar, le patron les regarde avec tendresse et un sourire tout en disant à Maurice :

   C'est beau d'avoir quinze ans à quatre-vingts balais !

Maurice revient avec les consommations sur son plateau de service. Il dépose les tasses et les verres d’eau avec délicatesse devant chacune de ces dames. Marie-Louise ne résiste pas bien longtemps.

   Mon p’tit Maurice, dit-elle. Sais-tu pourquoi tu as la peau colorée ?
   Ben, je suis né comme ça !
   Évidemment, Maurice, mais là n’est pas ma question !

Maurice fait mine de réfléchir pour entrer dans le jeu de cette mamie hors du commun, pour ne pas dire hors norme, et qu’il affectionne particulièrement. Il sent bien que la blague du jour, elle est pour lui.

   Non, je ne sais pas, finit-il par dire.

Marie-Louise est satisfaite, et même absolument ravie, car elle va pouvoir sortir sa blague. Elle a tant cherché, et trouvé à force de réflexion, pour en trouver une qui colle parfaitement à Maurice.

   Parce que tu as trop mangé de yaourt au chocolat. Tu pousses le bouchon un peu trop loin, Maurice, s’exclame-t-elle en riant.

Maurice rigole, mais en réalité Marie-Louise sait pertinemment que le pauvre garçon n’a rien compris.

Maurice retourne au comptoir, et comme effectivement il n’a pas compris la blague, il la raconte au patron. Ce dernier éclate de rire. Devant l’air ahuri du serveur, le patron lui explique la publicité télévisée du yaourt au chocolat avec le garçonnet et le poisson rouge nommé Maurice passée quelques décennies auparavant. Maurice comprend alors, et éclate de rire à son tour.

Vient ensuite le tour de Michel, un client qui ne manque jamais de les saluer avec beaucoup de respect et de gentillesse. C’est un petit Monsieur d’une soixantaine d’années que Marie-Louise prend un malin plaisir à taquiner.

   Bonjour mesdames, dit-il à nos trois comparses attablées.
   Bonjour Monsieur Michel, dirent en chœur la Mémé et la Nine.
   Bonjour petit nain, s’esclaffa Marie-Louise en s’adressant à Michel.
   Oh, dirent encore en chœur la Mémé et la Nine, outrées.

Michel ne put que faire une mimique résolue, constatant comme toujours que cette grand-mère l’avait rebaptisé de manière définitive.

   Ad vitam aeternam ? répondit Michel.
   Ad vitam aeternam ! répondit Marie-Louise avec un sourire qui se voulait enjôleur.

À quoi bon lutter ! pensa Michel. Il en avait pris son parti et n’en voulait pas à cette dame avec qui finalement il rigolait bien. Ils auraient pu être mère et fils avec les quelque vingt-cinq années qui les séparaient. Mais, en son for intérieur, Michel espérait bien être aussi en forme que Marie-Louise dans vingt-cinq ans. Toutefois, rien ne l’en assurait, ce n’était là qu’un souhait, bien que très fort, mais néanmoins qu’un souhait. De nos jours, on s’empoisonne d’un rien !

Ces petits moments partagés avec ses amies et les habitués du quartier à la terrasse de la brasserie de la place font du bien à cette octogénaire qui ne sait plus quoi échafauder pour s’occuper et qui sombre trop souvent dans ses pensées. Et pas toujours les meilleures ou les plus agréables. Pourtant des souvenirs, elle en a une tripotée, seulement se sont toujours les plus tristes ou les plus désolants qui resurgissent, comme s’ils avaient gommé les autres pour prendre leur place en mettant la pagaille dans la tête de Marie-Louise.

Le petit café avalé, la Nine décréta qu’il était bien temps de rentrer. Son épisode de sa série préférée l’attendait, et pour rien au monde elle ne voulait le rater. Qu’allait encore inventer le bel homme qui tenait le rôle principal ? Quelle entourloupe allait imaginer son ennemi ? Elle regrette l’époque de Dallas avec son indécrottable JR Ewing, la pauvre Sue Ellen et la sublime Paméla ou de Côte Ouest et Dynastie. Ces feuilletons à rebondissements étaient bien son petit plaisir. Des vies animées qui faisaient passer le temps. Rien à voir avec aujourd’hui où la télévision n’est plus qu’une boîte poubelle colorée, ultra moderne, mais sans grand intérêt
Il était donc temps de rentrer, et c’était bien le moment que Marie-Louise n’appréciait pas franchement, et même pas du tout ! Se retrouver toute seule, chez elle, lui procurait des sueurs la plupart du temps. Mais, elle ne le montrait pas, non jamais.

Elle était trop fière pour laisser entrevoir son malaise à son entourage, aussi petit qu’il puisse être. Et comme souvent, après être rentrées tranquillement bras dessus, bras dessous avec la Jose, elles se seraient séparées sur le palier, chacune rentrant dans ses pénates. Mais, la Jose avait fait l’impasse aujourd’hui. Marie-Louise rentrerait seule avec sa tristesse en écharpe.

Après avoir passé une soirée tristounette la veille, Marie-Louise avait hâte de prendre l’air, pour ne pas dire prendre le large. Elle alla toquer à la porte de la Jose. D’abord doucettement, puis plus fort, car quoi qu’elle en dise, la Jose avait parfois la feuille difficile.

   Oui, oui, voilà, voilà, j’arrive !
   Ah, quand même, s’exclama Marie-Louise quand la porte s’ouvrit enfin.
   Ah, c’est toi !
   Ben oui, pourquoi, tu attendais le Bon Dieu ?
   Hum, très drôle ! Entre ! Tu veux un jus ?
   Ben, pourquoi pas, suis pas venue pour rêver de la prochaine lune !
   Décidément, t’es vraiment intraitable !
   On ne t’a pas vue aujourd’hui pour le marché ? T’as fait la grasse matinée ou quoi ?
   Honnêtement, je n’étais pas très en forme. J’ai préféré rester tranquille. Une fois n’est pas coutume.
   D’accord, je comprends. Tu nous as quand même un peu manqué outre le fait que je me suis un peu inquiétée.
   Tant que c’est un petit peu, tout va bien !
   Bon, dis-moi, vu que je ne peux pas saluer notre petite gardienne, si on allait faire une promenade sur la plage ? propose Marie-Louise.
   On n’a plus l'âge de se baigner ! dit la Jose d'un air narquois.
   Qui t’a parlé de se baigner, m'enfin ! Et puis, j'aime pas me baigner dans la mer, comme dit Renaud les poissons niquent dedans !
   Oh ! s'exclame la Jose, t'as pas honte d’être aussi crue, Marie-Louise !
   Ben quoi, c'est une vérité !
   Le Bon Dieu ne va pas être content !
   Oh, le Bon Dieu tu sais, depuis qu'on porte des masques, il est sourd !
   N'importe quoi ! Ils sont quand même un peu utiles les masques. Et comme tu veux pas faire le vaccin...
   Oui, je te l'accorde pour les masques. Mais, leur vaccin, ils peuvent se le garder bien gentiment pour les peureux !
   Pourtant, à nos âges, ils protègent.
   De quoi ? Tu vas dans les concerts, toi ?
   Non.
   Dans les boîtes de nuit ?
   Non.
   Voir des matchs de foot ?
   Non. Ça va, tu vas pas tout énumérer !
   Non, mais, comme on sort plus de notre train train et qu'on ne voit pas foule, on risque pas grand-chose, surtout qu'on respecte bien les gestes barrières !
   Et à la maison du Bon Dieu, hein, y a du monde !
   Ah, tu vois qu'il est sourd, celui-là, et même aveugle, sinon le virus machin ne rentrerait pas dans sa maison. Il pourrait quand même mieux protéger ses ouailles, que je te dis !
   Ma pauvre Marie-Louise, c'est devenu une drôle d'époque ! Mais, t'as pas tort, le Bon Dieu nous oublie un peu ces derniers temps.
   Ces derniers temps ? J'adore ! T'es trop gentille. Moi, il a jamais trop pensé à moi, alors ce qu'il peut bien penser quand j'ai le verbe cru, ça me passe au-dessus de la timbale !
   Alors, pourquoi tu viens à la messe ?
   Pour voir du monde, papoter, et écouter les âneries qu'il fait dire à Mr le curé ! Ça vaut bien le déplacement ! Et puis, on sait jamais, des fois qu’il se rappelle que j’existe. Enfin… pas trop tout de même… il pourrait lui prendre l’idée de me rappeler, et je suis pas encore prête pour le grand saut !
   T’as encore des rêves à ton âge ?
   Des rêves, non. Mais, j’ai ma p’tite Laurinne.
   Ah, Laurinne ! C’est quelqu’un cette petite pour avoir réussi à te faire chavirer.
   J’aime cette petite. Et je me dis souvent que j’ai de la chance d’avoir une « chose » à laquelle il est si dur de dire adieu. Alors, c’est pas le moment de partir, pas encore, on a des attaches toutes les deux.
   Je sais que tu l’aimes, cette jeune fille. Y a pas plus évident, vu le temps que tu passes avec elle.
   T’es jalouse, ma parole !
   Mais, pas du tout, Marie-Louise, pas du tout. Au contraire, ça me fait plutôt plaisir de te voir nager dans le bonheur quand tu parles d’elle.
   Ah, le bonheur ! Je l’ai longtemps cherché, ce filou, et j’ai compris que plus tu le cherches, plus il se cache, et moins tu le trouves. Plus tu le souhaites, plus il inonde un horizon loin du tien, et te tourne le dos. Plus tu le désires, plus il se fait attendre. Plus tu le supplies, plus il fait la sourde oreille.
   Pourtant, avec la petite Laurinne, tu y es, non ?
   Ça a mis du temps avant que je tente de la découvrir, j’avais peur que ça ne passe pas. Tu sais bien que j’ai été longtemps condamné à souffrir autant que j’ai vécu et pour ce qu’il me reste à vivre, j’ai fini par me lancer. Et mon audace n’avait finalement que trop tardé, parce que cette enfant est une merveille de beauté, et pas que physiquement !
   Ce que je vois, c’est qu’elle sait te mettre en joie.
   Il n’y a qu’en provoquant la joie que nous pouvons faire taire les douleurs. Il n’y a qu’en laissant une chance au bonheur que les malheurs passés s’estompent et cèdent leur place. Il n’y a qu’en pensant positif que le négatif s’effacera.
   Ouh la, tu fais dans la philosophie, de mieux en mieux !
   Ha ha, ça t’en bouche un coin !
- Même pas ! Avec toi, plus rien ne me surprend !

À peine avait-elle terminé leur café que les voilà parties en direction de la plage. La loge resterait fermée, alors Marie-Louise la saluerait à son retour le lendemain. Les deux grands-mères aimaient marcher sur la plage quand elle était encore vide de tout promeneur, cette sensation que produisait le sable chatouillant la plante de leurs pieds. Ce grand espace désert, c’était leur plaisir matinal. Un peu comme si le monde leur appartenait pour l’éternité. Cette éternité qu’elles n’avaient pas, pas plus qu’à quiconque.


Chapitre II

Après une attente particulièrement longue teintée d’impatience, le soleil daignait enfin faire une franche apparition. Celle-ci était si prononcée que l’on aurait dit une véritable délivrance pour lui. Et, dans le même temps, une incontestable souffrance pour les gens, parce que trop soudaine et trop violente.
Laurinne avait ouvert un œil, puis l’avait aussitôt refermé, trop agressé par les rayons qui traversaient la vitre de la fenêtre venant inonder son lit. Maintes fois, elle s’était dit qu’il lui faudrait changer son lit de place ou alors suspendre des rideaux occultant à sa fenêtre à cause de ces matins parfois trop brûlants. Pas forcément toujours agréables au réveil. Et puis, elle oubliait de mettre cette idée à profit.

Elle avait beaucoup d’idées comme ça, Laurinne. Des idées qui apparaissaient soudainement pour s’échapper tout aussi rapidement qu’elles étaient venues. Elles émergeaient pour s’évaporer dès la minute suivante. Elle remettait à plus tard, fréquemment, et cela pouvait durer longtemps. Il lui fallait un bon coup de nerf pour déclencher sa motivation afin d’agir en conséquence suivant les situations qu’elle devait mettre en application.
Laurinne prenait la vie comme elle se présentait, au jour le jour, tout en évitant de s’attacher aux choses extérieures à son existence ou aux personnes qu’elle n’avait pas soigneusement choisies. Elle ne s’attachait pas non plus outre mesure aux évènements qui ne la touchaient pas de près ou auxquels elle n’accordait pas grande importance. Les babioles de la vie comme elle se plaisait à les nommer, surtout celles de la vie des autres, ne méritaient pas qu’on perde du temps, et ce temps pour la jeune femme était précieux. Très tôt, très jeune, elle avait compris que les jours étaient comptés dans la vie de chacun.
Nous savons quand nous arrivons, nous en fêtons même la date anniversaire chaque année, mais nous ignorons quand nous devrons repartir. Nous ne savons pas le nombre de jours, de mois, d’années qui nous ont été alloués, ce qui est le plus grand mystère de chaque vie. Elle en avait déduit qu’il fallait agir en fonction des priorités de chaque moment. Toutefois, question priorités, il y a les véritables, mais aussi celles que l’on s’impose de moindre grande importance, volontairement ou non. Au sein de ces dernières, il fallait faire le tri pour qu’elles n’engloutissent pas le temps qui nous était imparti, parce qu’il ne fait de cadeau à personne, celui-là, et ne revient jamais sur ces pas ou en arrière. Ce temps perdu est peut-être celui qui nous manquera au bout du compte, à la fin lorsque nous arriverons au bout de la ligne, qu’elle fût droite ou sinueuse tout du long.
Après ce moment de méditation matinale, qu’elle appréciait presque chaque jour, qu’elle mettait du cœur à développer, elle se retourna dans son lit pour ne plus être face à la fenêtre, afin d’éviter l’agression des rayons du soleil à l’ouverture de ses paupières. Il était à présent sept heures trente, par conséquent grand temps de se lever pour entamer cette nouvelle journée qu’elle espérait tranquille. Là aussi aucune précipitation n’accaparait ses actes, rien ne la tirait en avant.

Elle savait qu’elle devait avancer, alors elle mettait invariablement un pied devant l’autre, faisait un acte après l’autre, sans jamais se poser la moindre question. Certaines questions sont absolument inutiles, surtout lorsqu’elles sont récurrentes ou quand elles viennent assombrir une journée à peine entamée. Elles nous envahissent et grappillent des minutes qui seraient bien plus profitables si elles étaient employées à autre chose.
Comme chaque matin, à huit heures quinze elle était prête à partir. À peine dix minutes de marche pour arriver à sa loge qu’elle ouvrait invariablement à huit heures trente. Laurinne était loin d’imaginer ce qui l’attendait à son arrivée.
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Mise en avant des Auto-édités / En quête d'un héritage de valeur de Sophie Herrault
« Dernier message par Apogon le jeu. 18/04/2024 à 17:17 »
En quête d'un héritage de valeur : Et si les réponses étaient ailleurs... de Sophie Herrault




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***
La vie ne se trouve pas toujours là où on le croit.
***
 
Prologue
Le vieil homme contemplait son verre, perdu dans ses pensées. Il ne regrettait pas ses choix, bien au contraire. La vie lui avait offert tout ce qu’elle avait de plus précieux et de magnifique. Et même si les événements ne s’étaient pas toujours présentés de la façon dont il l’aurait voulu, il aurait aimé avoir, malgré tout, plus de temps pour en profiter. L’existence humaine est trop courte, se dit-il, mais c’est ce qui constitue à la fois son charme et son essence.
Quelques questions restées sans réponse le lancinaient encore. Peut-on respirer le parfum d’une rose sans se piquer les doigts ? La vie aurait-elle pu être autre, aurait-elle pu être d'autant plus merveilleuse avec des choix différents ? Ce dont il était certain, c’était qu’une lettre pouvait en changer l’issue. Le passé semblait si proche et si lointain à la fois…
 
Première partie
***
Tu iras là où ton cœur te porte…
***
 
Là où tout commence

« La vie nous laisse le choix d'en faire un accident ou une aventure. »
Anonyme

Je la regardai avec étonnement. Les phrases employées me semblaient incongrues compte tenu des circonstances. Dehors, le soleil s’affichait sur la ville, complètement indifférent à mon sort. Je cherchai à mettre un mot sur les émotions qui me submergeaient : de la tristesse, de la colère, un sentiment de trahison ? Tout cela était confus dans mon esprit. Mes yeux se posèrent de nouveau sur elle. Les questions tournaient en boucle dans ma tête. Pourquoi cela arrivait-il maintenant ? Pourquoi décider de m’apprendre la vérité aujourd’hui de cette façon ? Qu’allais-je choisir de faire ?
Dans le miroir, un homme brun d’une trentaine d’années me regardait, un pli amer au coin des lèvres. La nuit trop brève avait marqué les traits fatigués de son visage et son costume froissé.
J'abandonnai, sur la table, la lettre que je tenais dans mes mains. Les rayons du soleil s’accrochaient à la fenêtre. Chapeau et lunettes attendaient un simple geste de ma part pour sortir.
***
Comment m’étais-je retrouvé dans cette petite ville perdue au fond d’une vallée ? Je n’arrivais plus à me souvenir quand j’avais basculé et pris ma décision. Était-ce la curiosité, l’envie de comprendre ce qui s’était passé en me rendant sur les lieux, le besoin de justifier ma propre attitude ? À bien y réfléchir, cela n’avait plus d’importance maintenant que j’étais sur place.
Amazonia avait été découverte par un explorateur français en 1561. Cette terre bénéficiait d’un climat chaud et humide, propice au développement de sa forêt équatoriale. Comme de nombreux territoires disposant de ressources naturelles et minières, elle avait été colonisée grâce au massacre d'une partie de la population indigène… La convoitise des richesses d’autrui avait toujours primé sur la vie humaine. Il en était ainsi depuis la nuit des temps, et ce lieu n'avait pas fait exception.
Même si la modernité s'était fait une place au fil des ans, cette contrée avait su conserver sa culture et ses traditions. Les autochtones, de la tribu des Yalinem, occupaient en majorité la forêt et tentaient de rester fidèles à leur mode de vie, en dépit de l’occidentalisation croissante. C'était du moins ce qu'indiquait internet lorsque j’avais réalisé quelques recherches pour savoir où je mettais les pieds.
J’étais venu jusqu’ici sans trop savoir à quoi m’attendre, un peu par obligation. Je fus surpris par la douceur de l’air, le parfum et la couleur des fleurs. Était-ce un heureux présage ?
La plaque à côté de la porte indiquait que j’étais au bon endroit. Tant que je n’étais pas entré, je pouvais encore faire marche arrière et retrouver ma vie d’avant. Il y aurait bien sûr le vide laissé par le questionnement et l’incertitude. Étais-je capable d’en accepter le prix ? C’était un tournant dans mon existence. En avoir conscience apportait de la solennité à l’acte que j’étais sur le point de réaliser. Déterminé malgré tous mes doutes, sans savoir quelles seraient les conséquences de mon geste, je sonnai.
***
Tout alla très vite. Je fus de nouveau dehors avec encore plus d’interrogations qu’en arrivant. Des émotions contradictoires se disputaient la place. J’avais l’impression d’être l’objet d’un canular. Pourtant, tout était écrit noir sur blanc. J’avais même signé le document ! À ce moment-là, ma main avait semblé déconnectée de mon cerveau. C’est en voyant mon nom, en bas de la dernière page, que j’avais pris conscience de ce que cela impliquait concrètement. Dans quoi m’étais-je réellement engagé ?
 
La madone

« La foi : une croyance absurde dans l'éventualité de l'improbable. »
H. L. Mencken

Je survolai le document que le notaire m’avait remis un peu plus tôt dans l’après-midi. Ce dernier avait été très clair : si je voulais toucher l’héritage, je devais auparavant remplir toutes les conditions suspensives. Je n’étais pas sûr d’avoir bien compris ce qui m’était demandé et je voyais encore moins comment y parvenir. « Mila acceptera peut-être de vous aider », avait indiqué l’officier public, après avoir recueilli ma signature. Un peu désappointé et énervé, je n’avais pas réussi à obtenir plus de précisions de sa part.
L’après-midi touchait à sa fin et le soleil baissait sur l’horizon. La fatigue me fit bâiller. Encore bouleversé par l’enchaînement des événements qui m’avait précipité ici et les émotions qui continuaient à me peser, le courage me manquait pour me lancer à la recherche de « Mila ».
Le notaire m’avait recommandé un logement, que mon père louait lorsqu’il séjournait dans cette ville. Bien qu’extrêmement spartiate en comparaison de ma propre chambre, la pièce n’étant pourvue que d’un simple lit et d’une commode, elle était joliment décorée avec des tapis de couleur déposés sur le sol. Un tableau représentant une madone en prière était accroché au mur. Pour une raison inexpliquée, je m’y sentais bien, en paix après cette journée éprouvante. Je m’allongeai sur le matelas et fermai les yeux quelques instants.
***
Je me réveillai en entendant le chant d’un coq. Épuisé, je m’étais endormi sans manger et mon estomac se rappela à moi en gargouillant bruyamment. La lumière du soleil était encore tamisée, d’une magnifique couleur dorée. La journée s’annonçait belle. Cela me mit de bonne humeur. La maîtresse de maison m’avait préparé un succulent petit déjeuner et je me sentis ragaillardi. Bien qu’elle soit serviable, elle était peu bavarde. Ma tentative, pour en savoir plus sur Mila, fut rapidement stoppée par un haussement d’épaules signifiant son indifférence ou son désintérêt pour ce sujet. Resté seul, je regagnai ma chambre pour récupérer quelques affaires. Le visage de la vierge recueillie attira mon attention. Sans trop en connaître la raison, je lui adressai une supplique silencieuse pour que je puisse trouver Mila facilement. La sérénité que je percevais dans l’expression de son regard m’apaisa une nouvelle fois, comme si elle soutenait ma quête. Je quittai la pièce avec un regain d’énergie.
***
Dehors, la petite ville s’était animée. De chaque côté de la rue, des vendeurs proposaient des légumes et des fruits de saison, des volailles, des paniers… J'observai ces gens et leur pauvre tentative pour essayer de survivre au quotidien. Quelle vie misérable. J’étais bien heureux d’avoir échappé à cette existence…
Je les questionnai les uns après les autres au sujet de Mila. Ils me regardèrent tous comme si ma demande était extravagante ou que je les importunais. Je me faisais chasser d’un revers de la main comme une mouche indésirable et ils oubliaient tout aussitôt ma présence pour servir, en souriant, la personne suivante. Ma frustration et mon dépit grandissaient au fur et à mesure que je progressais au travers des étals. Ayant interrogé toutes les personnes présentes, fatigué par la chaleur à laquelle je n’étais pas encore habitué, je finis par m’asseoir sur un banc situé à l’ombre. J’étais exaspéré. Pourquoi personne ne me répondait ? Qu’est-ce qui n’allait pas chez eux ?
— En l’occurrence, vous ne vous posez pas la bonne question… insinua une voix féminine.
Je pris alors conscience que j’avais parlé à voix haute. Celle qui m’avait répondu portait une jupe colorée qui soulignait sa taille fine, et une blouse écrue à manches courtes laissant deviner une poitrine ferme et galbée. Brune de peau, ses longs cheveux noirs retenus par une tresse dans le dos, je découvris alors son visage et ses yeux vert d’eau, où je me perdis un instant. Bien qu’elle ne corresponde pas à mon type de femme, je lui trouvai un charme certain et la qualifiai de belle en mon for intérieur. Elle me rappelait vaguement quelqu’un, sans toutefois lui associer un souvenir en particulier.
Son regard intense semblait vouloir lire en moi et cela me mit mal à l’aise. Elle paraissait amusée par la situation, ce qui eut le don de m’énerver encore plus.
— Et selon vous, quelle est la question que j’aurai dû poser ? répliquai-je, crispé.
— Qu’est-ce qui ne va pas chez VOUS… me rétorqua-t-elle, doucement.
— Vous êtes là pour me faire la morale ? Qu’est-ce que vous voulez au juste ? dis-je, de plus en plus irrité par son attitude.
— Votre réaction est intéressante… murmura-t-elle, pensivement.
Elle se mit à rire, me tourna le dos et s’éloigna. J’étais en colère contre elle. Je n’appréciais pas vraiment l’idée que quelqu’un se moque ouvertement de moi de cette façon. Qu’est-ce qu’ils avaient tous ici à réagir comme ils le faisaient ? Qu’elle aille au diable…
La journée s’éternisa sans que j’obtienne plus d’informations. Je retournai voir la propriétaire de mon logement pour négocier une nuit supplémentaire. En pénétrant dans la chambre, le regard de la femme en prière se fit ironique. Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’il suffisait de s’adresser à un tableau pour voir ses vœux exaucés ? Non, bien sûr que non ! Je n’étais tout de même pas aussi crédule.
Mon côté cartésien et pragmatique reprit le dessus. Je décidai de retourner voir le notaire le lendemain. Après tout, il semblait être le seul à connaître Mila. Quand nous nous étions vus la première fois, j’étais sur la réserve et un peu secoué émotionnellement. J’avais eu du mal à m’exprimer. Mais demain, me dis-je, je suis sûr que j’arriverai bien à le convaincre de me donner d’autres informations.
 
Mila

« Des inconnus ne sont jamais que des proches que l’on ne connaît pas encore. »
Mitch Albom

– Les cinq personnes que j’ai rencontrées là-haut
Durant mon sommeil, la jeune femme aux yeux verts de la veille était revenue me hanter, répétant inlassablement cette même question : « Qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? » Elle repartait chaque fois en riant et, pour une raison que je ne m’expliquais pas, j’attendais impatiemment qu’elle réapparaisse. Le chant du coq suspendit mon rêve. Je me levai cependant, passablement excédé de n’avoir pas su remettre cette fille à sa place, ni dans la réalité ni dans mon rêve de la nuit.
Toujours aussi peu encline à discuter, la propriétaire m’avait juste déposé de quoi déjeuner sur la table et s’en était retournée à ses occupations. Cela m’arrangeait. Je préférais être seul plutôt que de devoir supporter de nouveau son attitude, somme toute méprisante, à mon égard. Vivement que toute cette histoire puisse être conclue rapidement…
Le notaire eut la gentillesse de bien vouloir m’accorder quelques minutes de son temps, très précieux selon ses termes. Dépité, je me retrouvai de nouveau dans la rue en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Je n’avais réussi à lui soutirer que ces frugales paroles déclarées sur un ton ironique :
— Je n’ai jamais dit que Mila vous aiderait, seulement qu’elle accepterait peut-être de le faire. D’après ce que je comprends, vous avez questionné tout le monde. Reste pour vous à espérer qu’elle se manifeste. Cependant, vous avez bien fait de repasser. J’ai oublié de vous donner ça hier, me dit-il en me tendant un appareil photo argentique et plusieurs pellicules inutilisées. Cela appartenait à votre père et bien qu’il ne le mentionne pas sur le testament, je sais qu’il aurait voulu que je vous les remette.
J’avais juste eu le temps de le passer autour de mon cou avant qu’il ne me mette dehors.
Le soleil annonçait déjà une journée étouffante. Un petit garçon s’amusait avec une pierre qu’il faisait rouler avec un bâton. Je m’approchai de lui, essayant d’être rassurant, pour éviter qu’il ne me file entre les pattes.
— Bonjour petit. Sais-tu où est Mila ? Est-ce que tu pourrais me montrer quelqu’un qui la connaît ? demandai-je, le plus doucement possible.
Mon cœur bondit dans ma poitrine lorsque je le vis tendre un doigt tremblant pour me montrer quelqu’un de dos, un peu plus loin dans la rue. Je m’élançai aussitôt vers la silhouette désignée, sans plus me préoccuper du gamin.
— Vous ! m’écriai-je en découvrant la jeune femme qui m’avait interpellé la veille.
— Vous ! fit-elle en écho d’un ton un peu hautain.
— Le petit garçon là-bas m’a laissé entendre que vous connaissiez Mila, dis-je sans tenir compte de sa réaction, prêt à tout pour obtenir l’information tant convoitée.
— C’est effectivement le cas.
— Je la cherche. J’ai besoin d’elle pour m’aider à trouver différentes choses.
Elle me regarda comme si elle attendait la suite. J’avais pourtant l’impression d’avoir été clair dans ma demande. Était-elle donc stupide à ce point ?
— J’ai besoin de son aide et a priori, elle seule pourrait le faire, insistai-je.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? interrogea-t-elle, curieuse.
— C’est Maître Esperanza lui-même qui m’en a fait part, rétorquai-je un peu méprisant, pensant que ce n’étaient pas ses affaires.
— Charlie ?! répliqua-t-elle, surprise.
— Si Charlie est Maître Esperanza, alors oui, c’est bien lui, dis-je, de plus en plus énervé par ses questions. Vous pouvez m’aider, oui ou non ?
— Changez d’attitude et j’y réfléchirai… déclara-t-elle fermement, comme si j’étais en cause.
— Que je change d’attitude avec vous ?!! Je ne comprends pas, m’écriai-je en serrant les poings. C’est vous qui…
Je ne terminai pas ma phrase. Elle venait de fermer les yeux et expirait lentement l’air de ses poumons, comme si elle cherchait à se calmer. Les traits de son visage s’adoucirent. Mais malgré les apparences, j’eus l’intuition que j’avais provoqué en elle une forme de lassitude. Sa réaction me laissa perplexe. J’avais l’impression d’être redevenu un enfant qui ne réalise pas la faute qu’il a commise et se sent démuni. Elle ouvrit les yeux, sonda le fond de mon âme, à mon grand désarroi, et prit une grande inspiration :
— C’est d’accord, je vais vous aider, dit-elle d’une voix résignée.
— Vous savez où je peux la rencontrer, dis-je en retrouvant le sourire.
— Bien sûr ! Vous suivez ce mur, droite, droite, droite, gauche, gauche et une fois passée la porte bleue, droite, droite. Je suis sûre que vous la reconnaîtrez aisément.
— Merci, du fond du cœur, répliquai-je soulagé, en répétant les consignes données, à voix haute pour mieux les mémoriser.
— C’est bien ça, me confirma-t-elle. Passez-lui le bonjour de ma part.
Elle eut à peine le temps de terminer sa phrase que je m’élançai dans la direction indiquée.
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Mise en avant des Auto-édités / Fractures familiales de Jean-Luc Rogge
« Dernier message par Apogon le jeu. 04/04/2024 à 17:25 »
Fractures familiales de Jean-Luc Rogge



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Imbroglio familial

1.   Laurent

Jeudi deux novembre 2017

Après avoir bien râlé, Laurence vient enfin de dénicher une place sur le parking contigu au bâtiment. Tout en coupant le moteur de la voiture, elle pousse un profond soupir et me lance un regard désolé. Je lui prends la main et la serre longuement. Que pourrais-je lui dire ?
Silencieux, nous sortons du véhicule et, engoncés dans nos vestes, nous nous dirigeons, transis par cette bruine froide et pénétrante qui nous accompagne depuis le matin, vers l’entrée principale de l’hôpital, vestige décrépit de la fin des années cinquante.
Tels des zombies, nous passons, presque sans la remarquer, devant la réceptionniste, une dame d’âge mûr au regard éteint et à l’air triste, perdue dans l’uniforme moche et difforme qu’elle est tenue de porter durant toute sa prestation.
Instinctivement, sans même nous concerter, nous ignorons l’ascenseur sur notre gauche et nous empruntons l’immense escalier de marbre situé au fond du hall.
Lorsque nous parvenons au premier étage, une pancarte nous indique la voie à suivre : couloir de droite. À peine quelques mètres à parcourir, et nous y sommes. Sur la gauche, une porte à double battant près de laquelle un téléphone est accroché au mur. Un écriteau est apposé près de l’appareil. Nous nous approchons et déchiffrons l’inscription : « Lors d’une première visite, veuillez signaler votre présence. »
Interloqués, nous hésitons un instant, puis Laurence, d’un geste maladroit, décroche le combiné. À peine l’a-t-elle saisi que la porte s’ouvre brusquement.
Le sourire aux lèvres, une dame âgée, aux cheveux gris bouclés, vêtue d’un tablier blanc, nous accueille.
— Monsieur Masure a été transporté ici par ambulance vers treize heures, lui dis-je, d’une voix blanche.
Elle acquiesce d’un léger hochement de tête.
— C’est tout au fond, à droite, nous dit-elle. Entrez, je vous en prie. Vous verrez, la chambre est agréable et lumineuse.
Le couloir, dans lequel elle nous entraîne, est assez large, mais long, tout au plus, d’une trentaine de mètres. Tout en la suivant, j’observe brièvement les lieux.
À l’entrée, directement sur la droite, est situé un local sans doute réservé au personnel. Derrière la vitre, assise bien droite devant l’écran d’un ordinateur, une jeune infirmière aux cheveux courts semble rêvasser. À notre passage, elle relève pourtant la tête et nous adresse un signe discret de la main. Surpris, je lui réponds d’un sourire forcé.
Nous passons ensuite devant les portes donnant accès aux premières chambres. Deux d’entre elles sont ouvertes. Dans la première, j’entrevois furtivement les jambes d’un malade alité et, dans la deuxième, je croise le regard éteint d’une personne occupée de s’alimenter. Un malaise obscur m’envahit !
Puis, au milieu du couloir, à nouveau sur la droite, une baie vitrée ouvre sur un local inattendu en cet endroit : j’y repère notamment une table de salle à manger, six chaises ainsi qu’un divan et deux fauteuils confortables. Bizarrement, un canari, enfermé dans une cage, y pépie allègrement. Je crois même aussi y remarquer un coin cuisine avec percolateur et frigo.
Tout s’entrechoque dans ma tête. Pour l’instant, mon cerveau se contente d’enregistrer, sans les analyser, les informations qui lui parviennent. De la sorte, j’estime à une dizaine, tout au plus, le nombre total de chambres du service. Nous atteignons enfin celle dans laquelle repose notre père. Et tandis que la dame en ouvre la porte et s’efface pour nous laisser y pénétrer, Laurence éclate en sanglots. Un trop-plein évident d’émotions la submerge.
— Un instant, je vous prie, dit-elle. Il faut que je me reprenne.
Habituée, à n’en point douter, à ce genre de réaction, la femme s’éclipse un instant et ressurgit aussitôt munie d’une boîte de kleenex qu’elle fourre d’office dans les mains de Laurence.
— Prenez tout votre temps, nous assure-t-elle. Je suis volontaire accompagnatrice ici et, si vous souhaitez quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’appeler. L’infirmière vous rejoindra dans quelques minutes pour les formalités.
Je la remercie et, alors qu’elle s’éloigne et que Laurence tente, tant bien que mal, de reprendre ses esprits, j’observe ce couloir de clinique, si ordinaire, si conventionnel, et pourtant tellement singulier.
Et curieusement, alors que je lève les yeux et observe le plafond, il me semble que des centaines de spectres y déambulent paisiblement tout en m’épiant.
Et à cet instant précis, je frémis car, qu’on le veuille ou non, nous avons pénétré dans le couloir de la mort… celui dont on ne ressort habituellement que les pieds devant.
Et c’est sûr, dans quelques jours ou quelques heures, à soixante-cinq ans à peine, notre père va mourir ici même dans cette unité de soins palliatifs.
Chienne de vie ! 

2.   Maxime

Mercredi vingt-sept décembre 2017

Quand les flics ont défoncé la porte d’entrée d’un coup de masse et ont déboulé, aussitôt, dans notre logis, en vociférant comme des demeurés, j’ai cru rêver.
Le soleil venait de poindre à l’horizon et, malgré la saison, une journée délicieuse s’annonçait : froide, certes, mais lumineuse. Occupé à déguster une première tasse de café dans la cuisine, j’observais, comme presque chaque matin avant d’affronter les tracas quotidiens, les nombreux moineaux qui, tout en pépiant, se régalaient avec les graines déposées dans leur mangeoire. Évidemment, leur envol soudain aurait, peut-être, pu m’alerter mais, sans réelle raison de me sentir menacé, je n’y avais pas prêté garde.
En moins de deux, avant d’avoir pu esquisser le moindre geste, je me suis retrouvé plaqué au sol et menotté, les mains dans le dos, par trois malabars casqués.
— Mais c’est quoi ce bordel ? ai-je hurlé alors.
Pour toute réponse, et tandis que ses deux complices se mettaient à fouiller partout, l’un des lascars m’a agrippé les cheveux au-dessus de la nuque, m’a soulevé violemment la tête vers l’arrière et l’a projetée brutalement vers le sol. Instantanément, au contact du carrelage, mon arcade sourcilière droite a cédé et le sang s’est mis à gicler puis, très vite, à m’aveugler. Dès cet instant, la panique m’a envahi et des soubresauts m’ont secoué le corps.
« Maxime, ces mecs vont te buter, me suis-je dit. Ils ont cru repérer une cache de jihadistes et, les connards, ils se sont gourés de planque. Pas de bol, mec, c’est tombé sur toi ! »
J’en étais là, dans mes réflexions saugrenues, quand j’ai senti deux patoches me soulever du sol et me déposer, sans ménagement, sur une chaise.
— Ta meuf, elle est où, ta meuf ? m’a crié l’un des trois sauvages.
— Vous avez un mandat de perquisition ? ai-je cru bon de répondre.
Sans hésiter, il m’a balancé son poing dans la figure. Puis il a approché son visage du mien et m’a demandé :
— Cela vous suffit comme mandat ?
D’un seul coup, et bien qu’il m’eût vouvoyé, le peu de confiance qui me restait dans les forces de l’ordre de notre bon pays, s’est évaporé. J’ai levé les yeux vers lui et, malgré la multitude d’étoiles scintillantes qui m’empêchaient de le distinguer clairement, j’ai compris, à son regard sombre, qu’il n’était pas ici pour plaisanter.
— Elle s’est barrée, il y a huit jours, lui ai-je dit.
À ce moment, l’un de ses acolytes s’est approché de nous et lui a murmuré un truc inaudible à l’oreille. Sur le coup, il a semblé contrarié, puis il s’est ressaisi, il m’a saisi le menton et il m’a susurré, au plus près :
— Tout ceci, ce n’était rien qu’une petite visite de courtoisie, tu comprends. Rien d’autre qu’une petite visite de courtoisie. Imagine-toi si cela avait été une perquisition ! Et maintenant, écoute-moi bien. Si ta compagne, un jour ou l’autre, elle refait surface, t’as tout intérêt à nous prévenir. D’accord ?
— Mais je ne vous connais même pas, ai-je répondu, alors que j’étais pris d’un haut-le-cœur imputable à son haleine fétide.
— Ne te fous pas de ma gueule. Tu en connais beaucoup des commissariats dans le quartier ? a-t-il demandé, en me secouant légèrement.
J’ai hoché la tête négativement.
— Bien, m’a-t-il dit. Tu vois que tu comprends facilement quand tu veux. Eh bien, si ta donzelle réapparaît, tu te précipites chez nous et tu demandes l’inspecteur principal Renard.
— Renard, comme un… ai-je répondu.
Il a haussé les épaules et il m’a regardé lourdement, d’un air désespéré, le genre d’air que l’on prend quand, devant soi, traîne un infâme crétin. Puis, il s’est redressé et ils ont quitté la maison, tous les trois, comme si de rien n’était.
Après leur départ, j’ai patienté un peu pour tenter de reprendre mes esprits, puis, péniblement, je me suis relevé et je suis monté, tant bien que mal, dans ma chambre, au premier étage. Latifa ne s’y trouvait plus, bien sûr ! Alors, je suis redescendu et je me suis dirigé vers la salle de bains afin d’y prendre une douche. Toute la maison était, bien sûr, sens dessus dessous.
« Heureusement que maman ne voit pas cela », me suis-je dit.
Ensuite, le reste de la matinée me fut nécessaire pour me persuader qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar et que la femme de ma vie avait, bel et bien, disparu.

3.   Laurent

Lundi 1er janvier 2018

Soixante et un jours déjà !
— Bonne année, papa.
Il lève les yeux et me foudroie du regard. Je me liquéfie sur place. L’espace d’un instant, je redeviens le fils débile qu’il aurait préféré ne jamais concevoir. Son mépris à mon égard est incommensurable. Une chape de plomb s’abat sur mes épaules. Pourquoi mon père m’a-t-il toujours détesté ?
— Arrête de me débiter des âneries, tu veux, me dit-il, passablement énervé. Tu m’as vu ? Si tu veux être un rien serviable, aide-moi plutôt à mourir, espèce de…
Il arrête brusquement de m’agresser et redevient passif, absent.
Je ne réagis pas. Nulle raison de s’inquiéter. Les médecins nous ont prévenus, Laurence et moi : notre père souffre d’une forme de catatonie consécutive à sa tumeur cérébrale.
Catatonie, à l’époque, le terme m’avait plu !
— C’est un chat qui se promène près de la fenêtre ? me demande-t-il soudain, le sourire aux lèvres.
J’ai envie de hurler.
— Oui, lui dis-je, secoué.
Et commence, entre nous, une conversation délirante qui, tôt ou tard, dérapera malheureusement lorsqu’il assènera, d’un ton péremptoire, que sa chère épouse, ma mère, doit encore être occupée, à l’heure qu’il est, de se trémousser dans les bras d’un gigolo plutôt que de se trouver au chevet de son pauvre mari malade. Pauvre maman, décédée, il y a plus de dix ans déjà, à ses côtés, lors d’un carambolage sur l’autoroute alors qu’elle devait fêter son cinquante-cinquième anniversaire pas plus tard que le lendemain.
— Bonjour Philippe, vous désirez un potage avant le dîner ?
Delphine, une jeune infirmière, un peu potelée mais au regard éclatant, vient de pénétrer dans la chambre et crée une diversion bienvenue. Comme toujours, la fille respire la bonne humeur. « Comment cela est-il possible dans un tel environnement ? » me dis-je, souvent.
Au son de sa voix, le visage de papa s’illumine. Le revoilà prêt, pour quelques minutes, à revivre. Aussitôt, il replonge avec elle dans son jeu favori, celui de la séduction. Il récupère une partie de sa jeunesse. Il oublie ce foutu crabe qui lui dévore le cerveau. Cette fille, en cet instant, il l’adore, j’en suis sûr. Cela crève les yeux. Ah ! sacré papa.
L’unité de soins palliatifs dans laquelle il se trouve dispose de sept chambres et de huit lits. Tout y est centré sur le confort des malades, déclarés incurables. Ici, plus question de soigner : accompagnement optimal, soulagement immédiat, bien-être sont les maîtres-mots du service. La durée moyenne de séjour dans une chambre est d’une petite semaine : dernières nuitées en hôtel de luxe avant le grand saut !
Mais papa est un cas. Papa a toujours été un cas. Le corps décharné de cet homme usé, rongé par la maladie et qui, dans ses rares instants de lucidité, ne désire pourtant plus qu’une chose, mourir dignement, le plus rapidement possible, se révolte et résiste.
Et le gros hic, pour lui, est que sa volonté de mort assistée, position qu’il a pourtant tant prônée, toute sa vie, pour les malades incurables qui le souhaitent, ne peut être suivie. On croit toujours que l’on a le temps. Il l’a cru aussi et sa démarche n’a donc jamais été officiellement enregistrée et, à présent, le médecin, responsable de l’unité, estime qu’il n’a plus toutes les capacités intellectuelles requises pour décider lui-même en toute conscience de son futur.
En toute conscience de son futur ! Les bras m’en tombent…
Voilà donc pourquoi, doté de cet organisme puissant qui ne veut pas lâcher prise et qui, depuis qu’il est ici et que toute thérapie a été abandonnée, a même repris des forces, mon propre père, par la volonté d’une seule personne, se voit condamné à attendre, patiemment, la délivrance finale et à endurer d’inutiles souffrances psychologiques.
— Laurent, je t’en prie, ouvre-moi cette tirette.
— Désolé, je ne peux pas, papa. Il n’y a que les infirmières qui peuvent le faire.
Il gémit.
Il gémit et je frémis !
Il vient, pour la millième fois, de m’appeler au secours et je viens, pour la millième fois, de lui refuser mon aide.
J’ai honte ! Est-il humain de maintenir un être, sous prétexte que ses facultés cognitives sont altérées, enserré à longueur de journée, dans un drap-housse de sécurité à manches ?
— Salut, papa. Bonne année.
Par bonheur, Laurence, toute guillerette, vient de pénétrer dans la chambre et nous interrompt.
Toute contrariété disparaît instantanément du visage de papa. Son regard s’illumine. Il sourit gentiment à sa petite fille de quarante-deux ans, ma jumelle, sa préférée. Après nous avoir embrassés et pris de ses nouvelles, elle s’assied à son chevet, lui prend la main, et se met à subir patiemment, durant de longues minutes, ses jérémiades habituelles.
Puis, elle m’invite à passer chez elle le soir. Elle fera un gourmet. Je ne dois pas m’inquiéter : à part Manuel, son mari, et Axel, son ado de seize ans, mon filleul, il n’y aura personne. Je me dis que cela me changera les idées. J’accepte donc de bon cœur sa proposition et j’en profite pour me lever. Je fais la bise à mon père et je lui promets de revenir le lendemain matin vers onze heures… comme chaque matin maintenant depuis soixante et un jours.
Ensuite, très vite, je m’éclipse.
De l’air, vite de l’air !

4.   Maxime

Jeudi quatre janvier 2018

Dans la vie, aucun doute là-dessus, quand les emmerdes surgissent, elles surgissent. Et en série, évidemment ! La loi du même nom, sans doute.
Décidément, depuis le départ de Rémi, tout s’enchaîne. Et pas de la meilleure façon, malheureusement. À croire qu’il nous a jeté un mauvais sort, ce crétin. De la part d’un bon catho pratiquant, ce serait tout de même étonnant.
Je n’ai jamais vraiment compris comment maman a pu s’enticher de ce type et ensuite, surtout, le supporter pendant plus de quinze ans.
Huit jours déjà que les flics ont déboulé dans la baraque et toujours pas de nouvelle de Latifa. Depuis, j’ai bien dû tenter de la contacter dix mille fois sur son mobile. Et, dix mille fois, je suis tombé sur son foutu répondeur. Merde, je n’y comprends rien. Quand je me suis levé ce fameux matin, je la croyais pourtant profondément endormie. Eh bien, non ! Pouf ! un quart d’heure plus tard tout au plus, elle s’était envolée. Volatilisée, la belle, après l’irruption des cinglés. Merde, pourquoi s’est-elle barrée ? Qu’est-ce qu’ils lui voulaient, ces débiles ?
Ah ! c’est sûr, je brosse le bahut toute la semaine. Pas le cœur à fréquenter, comme si de rien n’était, mes potes et leurs vannes pourries.
Dehors, le ciel, d’un bleu limpide, en ce début d’après-midi, égaie la nature endormie. La température doit approcher les quinze degrés. Dur d’imaginer que l’on se trouve près de Lille, quelques jours seulement après la nouvelle année. Si papy était encore là, il me sortirait, c’est sûr, qu’il n’y a plus de saisons, qu’à son époque, aux alentours de l’Épiphanie, il gelait toujours à pierre fendre.
Dans le jardinet, dix mètres sur cinq, entouré de hauts sapins qui isolent celui-ci de ceux, similaires — maisons ouvrières obligent — des voisins, quelques oiseaux, suspendus au filet vert contenant leur pitance, se disputent les dernières graines. Je me dis qu’il faudra que je pense à en racheter.
Pff, cette baraque tombe en ruines. Maman est venue s’y installer avec papy et mamie en 97 quand ils ont quitté le nord de la France pour la Belgique. Est-ce pour ne pas être dépaysés qu’ils ont choisi de s’installer dans cette rue de Mouscron, parallèle à la frontière ? Il paraît qu’à l’époque, déjà, la maison n’était plus toute fraîche. J’y suis né quelques mois plus tard. Maman m’a souvent parlé de son accouchement : à l’ancienne, à domicile, sur la table de la salle à manger, avec une sage-femme. Tout cela à l’aube du vingt et unième siècle. Je rêve !
Je consulte les comptes Facebook, Instagram et Twitter de Latifa : rien n’y a été modifié, ni ajouté depuis une semaine. Elle se terre. Pour quelle raison ?
Un bref coup de sonnette me fait sursauter. Je passe dans le couloir et je m’approche à pas feutrés de la porte d’entrée qui a été réparée de toute urgence avant-hier par le père de l’un de mes potes, un bon bricoleur, pour près de deux cents euros. À cette occasion, la carte bancaire de maman m’a été, une nouvelle fois, bien utile. Je crains toutefois, si elle ne peut reprendre assez vite le boulot, que ses réserves s’amenuisent rapidement et que ses comptes passent dans le rouge. Mais je n’avais pas le choix car, dans le quartier, quiconque souhaite passer une nuit tranquille s’enferme chez lui à double tour.
Avant d’ouvrir, je jette prudemment un coup d’œil par le judas : le facteur !
— Bonjour. Je me suis permis de sonner car votre boîte aux lettres déborde et il m’est quasi impossible d’encore y déposer du courrier, me dit-il, d’un ton neutre mais en souriant.
Joliment surpris par une telle sollicitude, je le remercie sincèrement et justifie vaguement mon oubli par l’absence prolongée de ma mère de la maison.
— Vous savez, les boîtes pleines attirent les voleurs, me dit-il encore, compréhensif, avant de me saluer et de tourner les talons.
Je vide la boîte : quelques factures, deux catalogues publicitaires et un nombre incalculable de prospectus ont suffi à attirer l’attention sur moi. Hormis les lettres, que je dépose sur le buffet, je jette immédiatement le reste à la poubelle. Quel gâchis !
Ensuite, je m’affale dans le fauteuil, allume machinalement la télé et me mets à zapper systématiquement. Puis, alors qu’une douce torpeur commence à m’envahir devant ces images qui défilent, mon GSM se met à vibrer et la photo de Latifa s’affiche sur l’écran avec la mention : vous avez un nouveau message !
Mon cœur s’emballe !

5.   Latifa

Mercredi trois janvier 2018

Cette ordure, je savais qu’elle ne me lâcherait pas si facilement !
Serait-ce mon sixième sens qui, une nouvelle fois, m’a permis de m’en sortir ou cette obligation, depuis toujours, d’être aux aguets, de devoir me méfier de tous et de tout ? Quoi qu’il en soit, dès que j’ai entendu ce léger crissement de pneus, presque imperceptible, sur le gravier de l’allée du garage, suivi aussitôt par un bruit de portières se refermant discrètement, j’ai pressenti que quelque chose clochait. On ne se gare pas de cette manière pour rendre une visite de courtoisie aux amis !
Après un rapide coup d’œil à la fenêtre, j’ai compris que mon instinct ne m’avait pas trompée et qu’il n’y avait pas une seconde à perdre puisque, chacun le sait, une voiture munie de gyrophares qui stationne devant votre domicile, présage rarement le meilleur.
En moins de deux, sans même prendre le temps d’enfiler une culotte, j’ai mis mon training, saisi mon GSM et mon portefeuille, et je me suis éclipsée, en empruntant la toiture plate de la chambre arrière, puis l’échelle de secours qui aboutit dans le jardin.
On n’est jamais trop prudent ! Surtout si l’on traîne d’énormes boulets. Cette issue, je l’avais repérée et je me l’étais assurée, il y a quatre mois déjà. Le soir même, en fait, où, Maxime et moi, nous avons couché ensemble pour la première fois.
Ah ! Maxime…
Une semaine déjà.
Bon, si je ne veux pas me retrouver avec une peau complètement gercée, il faut que je me décide à sortir de cette baignoire.
— Mathilde, tu me passes une serviette, ma belle ?
Là, je me marre car elle va râler. Ah ! ma demande va la faire bondir, la Mathilde, j’en suis sûre. Ouais, le cœur sur la main mais soupe au lait comme pas deux, cette nana.
Vu la situation pour le moins biscornue dans laquelle je suis fourrée, l’heure n’est pourtant pas vraiment aux réjouissances, j’en conviens, mais je ressens un tel besoin de décompresser, de me détendre en ce moment…
Oups ! la voilà qui surgit.
— Tu te fous de ma gueule Latifa ? Tu ne peux pas me lâcher deux minutes ? Tu ne pouvais pas prévoir que tu ressortirais obligatoirement mouillée de cette foutue baignoire et qu’il te faudrait ensuite quelque chose pour t’essuyer ? Non mais, et en plus de la serviette, tu ne veux pas, aussi, que je t’essuie le dos et, pendant que j’y suis, que je te fasse un petit massage en prime ?
— Je t’aime, ma Mathilde. Jamais, je n’oublierai tout ce que tu as pu faire pour moi, tu sais, lui dis-je, d’un ton câlin.
— Ouais, ouais. Et puis cache-toi, t’es trop belle avec ta peau ambrée et tes petits nichons en poire. Tu me donnes vraiment envie, tu sais. Ah ! vraiment, quelle idée de craquer pour ce jeunot. Tu n’en avais pas assez bavé avec les mecs ?
— Lui, c’est une autre histoire. C’est encore un gamin, tu sais. Il est tellement sensible, tellement idéaliste, tellement innocent. Et puis il a déjà assez de soucis pour le moment avec sa mère, non ?
— Ouais, bien sûr, mais si tu veux mon avis, et même si tu ne le veux pas, je te le donne quand même, t’es pas claire dans cette histoire. Que tu lui laisses imaginer qu’il est tombé, comme par magie, sur une sainte-nitouche, ce n’est pas fameux, tu sais.
— Oh ! arrête, Mathilde. Tu crois que c’est facile d’avouer, de but en blanc, à quelqu’un que tu aimes, qu’il se trompe du tout au tout sur toi. Qu’en réalité, t’es pas une réfugiée en situation irrégulière, que t’es jamais montée sur un bateau, que t’es pas arrivée ici clandestinement, mais de ton plein gré, aux bras d’un mec qui t’avait monté la tête, qui te baisait divinement trois fois par jour, qui t’avait promis monts et merveilles mais qui, finalement, t’a balancée, comme une chienne, sur le trottoir. Tu crois que c’est facile d’avouer que ta vie n’a rien d’un long fleuve tranquille. Qu’un salaud est à tes trousses. Qu’elle ne te lâchera pas si facilement, cette charogne.
— Évidemment, ma belle, je sais que ce n’est pas facile. T’en as vécu de fameuses galères, tu aspires à te poser. Mais mets-toi à la place de ce pauvre gamin qui voit débarquer les flics chez lui et qui n’y comprend que dalle. Faut qu’il sache, tout de même. Et ce branleur de Renard, tu y as songé ? Faut s’en occuper avant qu’il ne ressurgisse.
— Oui, c’est sûr, tu as raison, Mathilde. Je sais parfaitement que cette situation ne peut plus durer. Je sais qu’il faut que je crève l’abcès, très vite, même au risque que tout s’infecte, irrémédiablement. Demain, je le contacte. Promis, juré !
— Allez, sors de ce bain, ma puce. L’eau doit être glacée maintenant.
— J’y ai droit à ce massage ?

6.   Latifa

Vendredi cinq janvier 2018

— Alors tu te sers de moi depuis le début. Notre aventure, ce n’était rien que du pipeau. J’y croyais pourtant, tu sais, à notre histoire. Je t’aimais comme un fou, moi. Ah ! on peut dire que tu m’as bien entubé. Et merde, dire que depuis quatre mois, je me tape une pute.
Il tremble légèrement. Il a du mal à contenir la rage qui le submerge. Il doit me détester. Il me déteste. Comment pourrais-je lui en vouloir ?
Nous sommes installés, face à face, à une petite table circulaire, près du bar, loin des baies vitrées, dans le coin le plus retiré de la brasserie dans laquelle je lui avais fixé rendez-vous à treize heures. La salle est bondée mais personne ne nous prête attention.
Il a beaucoup de mal à contenir ses larmes. Il est naturellement beau, mais sa détresse le rend magnifique. Je voudrais m’approcher, le toucher, lui exprimer l’amour sincère que j’éprouve pour lui, mais je n’ose bouger. Comment pourrait-il encore supporter le moindre contact physique avec moi après les mensonges que je viens de lui confesser ?
— Maxime, mon amour, je te répète que jamais, je n’ai voulu me servir de toi, lui dis-je, désolée. Souviens-toi du soir où tu m’as rencontrée. J’étais assise, prostrée sur un banc, dans la salle d’attente de la gare. Toi, t’avais passé la journée à Tourcoing et tu venais de rentrer avec le dernier train. Je ne t’ai pas adressé la parole. C’est toi qui, je ne sais toujours pas pour quelle raison, t’es approché de moi et m’as demandé si j’avais besoin de quelque chose. Quand je t’ai entendu, je me suis méfiée et j’ai d’ailleurs failli, avec les dernières forces qui me restaient, t’envoyer sur les roses. Mais quand j’ai levé les yeux vers toi, j’ai vu, tout de suite, que t’étais différent de tous les salauds que j’avais pu côtoyer jusqu’alors.
— T’étais crevée d’avoir trop baisé, en fait, réplique-t-il durement.
— Ne sois pas blessant. C’est toi, finalement, qui as imaginé cette histoire de réfugiée. Et comme je ne réagissais pas trop à tes questions cette nuit-là, tu t’es chargé de fournir toi-même les réponses. T’as tout suggéré, même la traversée jusqu’en Italie et la noyade de mes parents. Je n’ai eu qu’à t’approuver en inventant, au fur et à mesure, quelques détails pour rendre le truc tout à fait crédible. Tu sais Maxime, à ce moment-là, j’ai trouvé ta version de cette séquence de ma vie tellement plus dure, mais tellement plus belle aussi, que celle que j’avais eue à affronter réellement, que je me suis laissé emporter par ton délire.
— Ouais, j’ai été con, mais je m’étais quand même dit que tu t’exprimais rudement bien pour une demandeuse d’asile originaire d’un minuscule village du Haut Atlas.
La colère l’a quitté. Son visage est redevenu serein. Il me fixe, l’air triste, de ses yeux pers, si particuliers, si envoûtants. Je sens l’hésitation le gagner. La partie n’est peut-être pas définitivement perdue. Je me glisse dans la brèche.
— Maxime, lui dis-je, je t’ai menti, d’accord, mais sache que je ne regrette rien car ce mensonge m’a permis de te connaître et de découvrir l’amour, le vrai. Si je t’avais raconté mon histoire, il y a quatre mois, ne me dis pas que tu serais resté une seconde de plus à mes côtés. Tu m’aurais lâchée et oubliée aussitôt.
Il baisse la tête.
— T’as sûrement raison, me répond-il, indécis.
— Maxime, je reprends aussitôt, avant que la faille ne se referme, il n’y a pas de hasard dans la vie. Il n’y a pas plus de quatre mois, à vingt-deux ans, j’ai rencontré, comme par magie, après avoir déjà bien galéré dans ma putain d’existence, un jeune mec de dix-neuf piges, bien sous tous rapports. Et là, lors de cette rencontre particulière, il s’est passé un truc rare : malgré tous les déboires que j’avais pu connaître précédemment avec les hommes, je flashe immédiatement sur lui. Et miracle, lui aussi, il flashe sur moi. Un vrai signe du destin, je te dis, car depuis, lui et moi, nous vivons tous deux sur un petit nuage. Alors, je t’assure qu’aujourd’hui, de mon côté, je ne suis pas prête à le lâcher. S’il veut bien oublier mes dérapages et m’accorder à nouveau sa confiance, sois certain que, jamais, il ne le regrettera.
— Je ne sais sincèrement plus où j’en suis, Latifa, me répond-il. Tu te rends compte aussi bien que moi que tout ce micmac n’est pas facile à avaler. Je t’adore, tu t’en doutes, mais il me faudra, à coup sûr, un certain temps pour digérer.
Puis, après un moment d’hésitation, il ajoute :
— Mais tu as raison, mon amour, nous sommes destinés l’un à l’autre, j’en suis persuadé, moi aussi, et, quoi qu’il ait pu se passer, nos chemins ne se sépareront jamais.
Tout en prononçant ces dernières paroles, il m’a saisi la main et il se met à la caresser tendrement.
Le romantisme de ce mec me sidère !
Et là, à ce moment précis, moi, habituellement si forte, je sens que je vais craquer.
— Bon, il faut que j’y aille, me sort-il alors. J’ai promis à maman de passer la voir.
— Comment va-t-elle ? lui dis-je, penaude.
— Ne t’inquiète pas, elle en viendra à bout de son crabe, répond-il.
Puis il se lève, s’approche de moi, abaisse son visage à hauteur du mien et, malgré le monde qui nous entoure, m’embrasse langoureusement sur la bouche.
Ensuite, il fait mine de s’éloigner mais, après quelques pas, il s’arrête brusquement, tourne les talons, revient vers moi et il me demande :
— Et finalement, qu’est-ce que les flics ont à voir avec toute cette affaire si t’es pas recherchée ?
8
Résumé :

Lorsqu'un adolescent est découvert crucifié sur une plateforme au milieu du lac de Lambecq, les villageois sont consternés. Qui a pu commettre un acte aussi odieux ?
La même nuit, la sœur de la victime disparaît.
A-t-elle été enlevée par l'assassin de son frère ?
La capitaine de police Agnès Demare est envoyée sur place afin de prêter main-forte aux gendarmes. Ses faits et gestes sont relayés sur les réseaux sociaux par Jade, une célèbre influenceuse lilloise.
Pour ces deux femmes que tout oppose, une enquête tentaculaire commence.
La soif de vérité emporte Agnès et Jade dans un tourbillon où la proie n'est pas toujours celle que l'on croit.
Méfiez-vous, la toile diabolique de Gérard Saryan va encore vous prendre au piège !


Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier les Éditions Taurnada pour leur confiance, et de m’avoir permis de découvrir ce roman au résumé aussi intriguant qu’attractif.

Pour avoir dévoré le précédent ouvrage de l’auteur, pour les plus curieux, ma chronique ici : Sur un arbre perché, il n’est pas indispensable d’avoir lu le premier pour appréhender et apprécier son petit dernier. Sauf que, comme il s’agit de la suite, vous serez en difficulté pour comprendre aisément les tenants et les aboutissants de cette histoire.

 À Lambecq dans l’Indre, Guillaume, un jeune adolescent de 19 ans est découvert crucifié sur une plateforme au milieu du lac. Comme si cela n’était pas assez, la même nuit, sa sœur Betty, a elle aussi disparu et demeure introuvable.
Que s’est-il passé dans ce village d’apparence tranquille ? Pourquoi se retrouvent t’il soudain être le théâtre d’une bien sordide affaire ?
Ces quelques lignes posées, le ton est donné ; notre curiosité est piquée au vif ; les questions taraudent notre esprit en ébullition.
Où sont-ils passés ? Que leur est-il arrivé ?
La petite a-t-elle fui suite au massacre de son frère ? En a-t-elle été témoin ?
À moins que le meurtrier s’en soit également pris à elle pour la faire taire ? Dans ce cas, pourquoi avoir tué Guillaume, laissé son corps apparent, et n’avoir pas fait de même avec Betty ?
Pourquoi deux enfants innocents sont-ils la proie de cette personne malveillante ?
Le prologue à peine avalé, nous voici plongés, happés, enferrés au cœur d’une intrigue des plus sombres, à la manière d’un puzzle diabolique retors et fascinant, dont les pièces nous échappent et refusent de s’emboîter.
Fraichement débarquée de Dijon après avoir été évincée de son commissariat suite à un cancer, nouvellement divorcée et célibataire avec ses deux enfants, c’est ce que va devoir découvrir la capitaine Agnès Demare, appuyée par les gendarmes assignés à ce dossier épineux. Choses saugrenue, mais directement téléguidé par son supérieur, elle va devoir se coltiner bien malgré elle une influenceuse qui la suivra dans ses moindres faits et gestes. Le but ? Partager le quotidien des enquêteurs sur les réseaux sociaux dans le but de promouvoir les métiers de la police et de la gendarmerie.
Commence alors une enquête des plus complexe pour la jeunes femme et les forces de l’ordre en présence.
Qui est à l’origine de ses exactions ?
Qui a pu commettre un acte aussi odieux au point de vouloir s'en prendre à des jeunes sans défense ?
Surtout qu’on ne peut s’empêcher de faire le lien avec une précédente affaire toujours non élucidée à ce jour, celle de la petite Maëva six ans, disparue elle aussi dans d'étrange circonstances au même endroit, il y a huit ans déjà.
Ces faits sont-ils reliés aux énigmes en cours ?
Très vite, une autre intrigue va interférer la première, la suite du précédent opus où, pour rappel, le serial killer transformiste « La demoiselle », avait été arrêté par Agnès et un de ses collègues il y a quelques années. Après son arrestation, ce dernier  avait tenté de se suicider, et était tombé dans le coma. Aujourd’hui, au bout de trois ans de calvaires pour les familles des victimes, il vient de se réveiller et prétend être amnésique et semble traumatisé par la révélation de ses crimes passés. Vérité, simulation ou mensonges éhontés ? Bien entendu, une telle posture n’est pas vraiment du goût de la partie adverse.
Dans une savante alternance, entre passé/présent, Paris, Orléans et Lambecq, nous allons donc suivre les deux intrigues en parallèle, le procès de ce fameux serial killer et l’enquête en cours, ce, dans un casse-tête des plus obscur.
Alors, y aurait-il un rapport avec ce dernier meurtre ?
Toutes ces affaires sont-elles liées ?
Dans ce récit addictif, protagonistes et lecteurs, tout le monde sera mis à rude épreuve. Des indices, des fausses pistes, des doutes, des retournement de cerveau de toutes natures… il sera difficile de défaire les nœuds de cette affaire sans s’arracher un maximum de cheveux.
Grâce à une écriture tantôt fluide et percutante, tantôt acérée et entraînante, les pages se tournent à toute allure ; nous voulons savoir, connaître la conclusion que nous a concoctée l’écrivain. Il nous faudra cependant rester bien attentif afin de ne pas perdre le fil devant la complexité et la densité des informations distillées. Les chapitres courts et rythmés, avec toujours un point de tension ou un rebondissement en toute fin, renforce le suspense, donnant une sensation d’immersion totale.
Les personnages, quant à eux, sont fort bien travaillés, et servent parfaitement le récit. On s'attache à certains et on en déteste d'autres. L’incursion dans leur vie privée en dehors de l’enquête donne un plus indéniable au récit déjà dense et tentaculaire. De péripéties en péripéties, de révélations en révélations, nous retenons ainsi notre souffle, jusqu’au dénouement final inattendu, en parfait accord avec l’ensemble. Cela augure-t-il d’une suite possible ?
Alors, nos protagonistes arriveront-ils à dénouer tous les fils de cette sordide affaire ?
À vous de le découvrir ;)
De mon côté, vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé ce roman, qui malgré une construction particulière, a réussi à m’embarquer dans son univers addictif.
Alors, si vous aimez les récits palpitants, à l’intrigue subtile mais retorse, les histoires qui bousculent, ébranlent vos croyances… Foncez, ce thriller est fait pour vous ! Vous passerez un excellent moment de lecture :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :etoile: :etoilegrise:



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9
Espace de discussions / Re : Les phobies
« Dernier message par Apogon le dim. 24/03/2024 à 00:15 »
La pistanthrophobie est la peur de faire confiance aux gens en raison d'expériences passées avec des relations qui ont mal tournées.
10
Mise en avant des Auto-édités / Entre-deux de Marjolaine Sloart
« Dernier message par Apogon le jeu. 21/03/2024 à 16:52 »
Entre-deux de Marjolaine Sloart



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Chapitre 1

   Depuis sa terrasse, Frida observe toutes les particules de vie. Vêtue d’une longue robe en satin noir qui met en valeur ses courbes généreuses, elle montre son dos nu. Autour de son cou, un boa de couleur bordeaux s’accorde avec délice avec son rouge à lèvres. Elle porte négligemment son fume-cigare à la bouche tandis que de son autre main, elle ouvre brusquement son éventail. Elle réfléchit à la grande fracture qui a éloigné tous les êtres humains de l’Unité pour les disperser en d’innombrables fragments. Toute songeuse, cette passionnée de peinture s’approche de son chevalet. Pour le moment, elle se consacre à des univers fantastiques. Attirée par la démesure et la folie, elle s’apprête à utiliser des pigments rouges pour exprimer la face infinie de l’existence. Mais lassée tout à coup, elle y renonce provisoirement, car ses idées ne sont pas suffisamment claires. Elle réalise que la discussion qu’elle a eue la veille avec Esteban l’a démoralisée. Il la fatigue avec son esprit cartésien. Pourtant, la soirée s’annonçait de bon augure. Il lui promettait depuis si longtemps d’aller déguster du homard à « L’horizon marin », ce nouveau restaurant qui faisait sensation. Ils s’étaient installés face à l’océan, la température était douce et tout portait à croire qu’ils passeraient un bon moment dans ce lieu branché. Mais une fois de plus, elle était déçue de constater qu’ils ne se comprenaient pas. Leurs avis divergeaient trop souvent. D’un côté, il la trouve rêveuse, la tête dans les nuages, mais de l’autre, il ne tarit pas d’éloges à son sujet. Il lui dit tout le temps qu’elle est son empêcheuse de tourner en rond.
   Ils habitent tous deux en bord de mer. Frida voue une admiration sans bornes à Salvador Dalí. C’est en venant visiter son exposition qu’elle est tombée amoureuse de la région et qu’elle a quitté sans regret sa ville natale. Elle est née à Barcelone, mais vit depuis une dizaine d’années à Llafranc, une petite ville côtière dans la province de Gérone. Esteban, quant à lui, est un enfant du pays qu’elle a rencontré lors du marché dominical où il vendait des légumes. Il a tout de suite tapé dans l’œil de Frida, son charme naturel l’a subjuguée elle ne sait trop comment. Pourtant ce soir, fâchée, elle l’a laissé sur le pas de porte de sa maison.
   Plus elle y réfléchit et plus elle doute de cette relation. Ils sont trop différents. Elle songe à rompre, elle rêve de croiser un être qui la sublimerait et non quelqu’un qui la ramène constamment à hauteur des pâquerettes. Quel sens aura sa vie si elle ne change pas de direction ? Quand elle tente de se propulser dans le futur, si elle est honnête avec elle-même, elle ne s’y voit pas avec son marchand de légumes. Frida s’imagine avec son alter ego et pourquoi pas un être arrivé d’une autre dimension, néanmoins bien ancré ici et maintenant, un homme qui la transporte et qui permet à leurs esprits de fusionner, de ne faire plus qu’un. Étendue sur son lit, elle laisse le sommeil l’emporter dans d’étranges rêves. Demain, elle y verra plus clair.
   Un rayon de soleil vient lui réchauffer le front, elle voudrait le chasser et se rendormir, mais elle doit terminer son dernier tableau qui s’ajoutera à sa collection. Puis elle partira pour quelque temps à Barcelone. Elle doit revoir un galeriste avec qui elle s’est liée alors qu’il était en vacances dans la région. Ils ont sympathisé, elle lui a montré ses toiles et il a tout de suite été convaincu. Selon lui, elle a un immense potentiel. Il a invité toute la haute société de Barcelone ce samedi pour saluer son talent. Frida est moins persuadée que lui, mais elle y va sans appréhension. Quoi qu’il arrive, elle n’a rien à perdre.
   Tandis qu’elle apporte quelques retouches à sa dernière peinture, elle songe à la soirée de la veille. Il est grand temps de quitter Esteban. Tant pis s’il ne comprend pas, elle a pris sa décision parce qu’elle aspire à autre chose. Après avoir nettoyé ses pinceaux, elle saisit son portable et l’appelle. Pas de réponse. Il est sûrement occupé, mieux vaut lui laisser un message :
   — Salut, Esteban, c’est Frida. Je sais que ce n’est pas la meilleure façon de rompre, mais voilà, j’ai fait le point et j’ai réalisé que nous étions trop différents. Je n’arrive pas à me projeter dans notre relation. Plus nous avançons, plus elle devient conflictuelle. Tu dois l’admettre. Je préfère que nous restions des amis et que chacun se donne la possibilité de rencontrer une personne qui lui convienne mieux. C’est tout ce que je désirais te dire. Bonne chance, on se recroisera certainement, tâchons de nous comporter en adulte. Bye…
   Elle raccroche soulagée et elle sourit : j’aurais dû faire cela depuis longtemps, pense-t-elle.
   Tout est empaqueté et chargé dans sa voiture. En début d’après-midi, un camion a emporté toutes les toiles qu’elle exposera à Barcelone. Frida tire la porte de chez elle. Si tout se passe bien, elle sera absente un mois. Elle profitera de son séjour pour voir sa famille et rencontrer quelques amis chers à son cœur. Elle monte dans son véhicule, embraye et démarre en douceur. Elle craint toujours d’écraser « Pépito », le chat de sa voisine qui a la fâcheuse habitude de se cacher sous le moteur. Manifestement, il n’est pas là, elle peut donc accélérer. Ces deux-là, c’est une histoire d’amour, le petit chaton s’installe dans sa maison comme s’il était chez lui et elle le laisse faire. Souvent, il passe la nuit couché sur son lit, mais elle n’en a jamais parlé à sa propriétaire de peur qu’elle ne l’enferme et l’empêche de lui rendre visite. Elle quitte Llafranc et se dirige vers l’autoroute. Son plaisir est un peu gâché par tous les textos et tentatives d’appel d’Esteban. Lui visiblement ne veut pas rompre et il essaie par tous les moyens de la convaincre. Frida reste persuadée qu’elle a pris la bonne décision. Avant de partir, elle lui a envoyé un dernier mot et par dépit, a bloqué son numéro. Elle espère qu’elle a été claire cette fois. De toute façon, il va se faire à l’idée, car il ne la verra pas pendant un moment. Cela devrait le calmer un peu, du moins c’est ce qu’elle espère.
   Après quelques heures de route, elle arrive à destination. Elle a rendez-vous chez une amie qui l’héberge le temps de l’exposition et ensuite elle rejoindra Juan, le galeriste. Il l’attend, ils doivent mettre en place ses œuvres et elle tient à être présente afin de restituer à chaque tableau son âme, car la lumière est très importante. Frida souhaite impressionner les personnes qui visiteront son vernissage vendredi. Rien ne doit être négligé et Juan adhère à sa vision des choses.
   Elle parque son véhicule non loin du magasin et s’y rend à pied, et lorsqu’elle pousse la lourde porte, une sonnerie signale son entrée. Cela ne l’empêche pas de se manifester.
   — Juan, tu es là ?
   Elle entend du bruit au fond de la galerie et s’avance en examinant l’endroit. Elle y voit très bien toutes ses créations, le lieu lui semble parfait. Ses chaussures à talon résonnent à chacun de ses pas, suffisamment pour que l’homme qui se tient dans son modeste bureau vienne à sa rencontre.
   — Frida, comment s’est passée la route, pas trop de circulation ?
   — Non, plutôt tranquille. Mes tableaux sont bien arrivés ?
   — Oui, tout est là-bas.
Il lui montre le fond du local.
   — Bien, alors on commence, je suis impatiente de voir ce que cela donne.
   — OK, en avant toute.
   La galerie est très grande et s’étend sur trois salles. Dans une, se trouve l’exposition d’un autre peintre, lui aussi déniché par Juan. Son vernissage remonte à plus de quinze jours, ces tableaux resteront encore là deux semaines. Dans la pièce attenante, une collection de sculptures est mise en évidence, essentiellement des portraits de femmes africaines, c’est une expo permanente. Dans la dernière salle, Frida présentera ses réalisations. L’endroit est spacieux et lumineux, idéal pour y pendre tous ses œuvres. Après plusieurs heures de labeur, ils sont satisfaits du résultat.
   — OK, tout est disposé, je m’occupe de la réception et je t’attends aux alentours de 16 h, vendredi.
   — D’accord, faisons ainsi. À bientôt, Juan.
   Elle a deux jours d’oisiveté devant elle. Pour commencer, elle compte aller chez ses parents qui résident à côté de Barcelone. Sa mère ne peut plus guère se mouvoir à cause d’un AVC. Elle a perdu la motricité du côté gauche, elle ne se déplace plus qu’en chaise roulante. Son père gère la maison comme il peut avec l’aide de son autre fille qui vit non loin d’eux.
   Ils sont heureux de la revoir après plusieurs mois d’éloignement. Frida est absorbée par son art, au point où elle oublie qu’elle a une famille. Peindre lui prend tout son temps. Lorsqu’elle crée, elle est habitée, elle perd la notion du temps et de l’espace, sa main devient le prolongement de son âme, elle est comme connectée à quelque chose d’invisible, elle entre en transe et en omet de se nourrir. Chaque tableau a une aura cosmique. Elle ne sait pourquoi, mais elle dessine souvent un couple. La femme est blonde avec de longs cheveux, dos à dos avec un homme qui, lui, arbore une crinière brune ainsi qu’une courte barbe. Les deux portent de grands manteaux blancs. Toutes ses œuvres ont quelque chose de mystique.
   Ses parents ont promis de se rendre au vernissage du vendredi. Ils arriveront à l’ouverture, car sa maman se fatigue très vite. Sa sœur les accompagnera avec son mari. Frida se réjouit de leur montrer son travail. Elle les quitte avec regret car c’est toujours bon d’être tous ensemble.

***

   Elle vient de rejoindre Juan, qui l’aide à mettre en place les derniers préparatifs. Deux jeunes femmes sont là pour faire le service. Elles ont réceptionné les amuse-bouche pour l’apéritif offert durant la soirée. D’ici peu, les premiers invités arriveront. Frida est tendue, elle craint que ses tableaux ne plaisent pas. Elle porte une robe rouge qui épouse son corps, sa chevelure retombe harmonieusement sur sa tenue. Elle a mis autour de son cou un collier avec des perles de bois d’olivier, c’est un cadeau qu’elle a reçu d’un ami il y a fort longtemps. Juan la trouve radieuse et la rassure.
   La soirée est bien avancée et elle obtient tant d’éloges qu’elle finit par comprendre que ce qu’elle peint plaît vraiment. Elle a déjà vendu plusieurs toiles et pas à n’importe quel prix. Juan a été intraitable sur ce sujet, il les a estimées à une valeur dont elle n’aurait jamais osé rêver. Elle est en pleine discussion avec un amateur qui lui fait du charme en la complimentant. La galerie est bondée, le bruit est assourdissant, les gens causent fort pour s’entendre. Et là, presque tout s’arrête quand elle aperçoit un individu qui entre dans l’espace telle une apparition. Il marche lentement, sûr de lui et de l’effet qu’il produit. Ses longs cheveux bruns débordent sur ses épaules, une barbe de trois jours encadre un visage d’une réelle beauté, il porte un manteau et est chaussé d’une paire de bottes.
   Elle voit Juan qui s’approche du nouveau visiteur. Ils se font l’accolade comme de vieux amis, ils conversent ensemble et ils se dirigent vers elle. Son cœur fait un soubresaut tellement elle est troublée.
   Juan lui annonce :
   — Frida, laisse-moi te présenter Raul.
Le jeune homme l’observe et lui tend la main.
   — Juan m’a beaucoup parlé de vous, heureux de faire enfin votre connaissance, Frida !
   Subjuguée, elle lui offre sa main, il la porte à sa bouche et l’effleure avec un léger baiser.
   Frida est perturbée. Pour masquer sa gêne, elle lui propose de découvrir ses peintures.
   Tandis qu’elle lui montre ses œuvres picturales, elle le contemple. Sans comprendre pourquoi, elle ressent une étrange sensation de familiarité, un lien profond qui se tisse. La perception est puissante, comme si elle avait enfin trouvé sa place, comme si sa vie s’illuminait en branchant sa prise dans la bonne fiche. Une douce vague de bien-être l’envahit, la berçant tendrement.
   — Vos tableaux sont magnifiques, il faut que je vous montre ceux que je peins. Je ne suis pas aussi doué, c’est juste pour le plaisir, mais vous allez être surprise.
   — Si vous le dites, avec plaisir !
   Raul ne la lâche pas de la soirée, elle ne se plaint pas, au contraire. Les derniers visiteurs ont quitté l’exposition. Ne restent plus que Juan, Raul, les deux extras et Frida. Ils remettent tout en ordre et Juan fait l’inventaire de tout ce qu’elle a vendu. Plus de la moitié de ses tableaux ont trouvé acquéreurs. C’est une belle réussite et en tout cas, cela va renflouer son compte en banque un peu à sec. Frida est ravie. Raul lui propose de la raccompagner. Elle n’a pas le courage de lui dire non, bien que sa voiture ne soit pas loin. Sa tête lui suggère de ralentir, mais son cœur, lui, s’emballe. Elle se laisse guider, elle croit déjà qu’elle peut lui faire entière confiance. C’est comme une évidence, ces choses que les sens savent bien avant que l’esprit ait le temps d’y apporter son analyse. Elle fonctionne ainsi, Frida, au ressenti, et elle se trompe rarement.

Chapitre 2

   L’enfance de Frida s’était déroulée en France. Son père était maçon et travaillait dur sur les chantiers, sa mère faisait des ménages. Les deux étaient arrivés à Menton dans les années 1980 et grâce à un cousin, ils avaient rapidement pris leurs marques. Frida et sa sœur suivirent leur scolarité en français tandis qu’en parallèle elles apprenaient leur langue maternelle, soit l’espagnol, dans une école hispanique. Durant les vacances d’été, elles retournaient à Barcelone où leurs parents avaient un spacieux appartement.
   Frida s’était souvent sentie différente de sa famille. Elle avait des centres d’intérêt distincts, une soif d’exploration et de fantaisie qui n’était pas beaucoup encouragée à la maison. Elle passait des heures à dessiner et à peindre, captivée par la magie de son inventivité. Ses parents étaient fiers de ses créations, mais ne comprenaient pas toujours son besoin de solitude pour les réaliser.
   Elle se souvenait d’avoir ressenti pour la première fois un sentiment de décalage pendant un voyage en Espagne alors qu’elle était enfant. Elle était émerveillée par la beauté et la chaleur de Barcelone, mais elle se sentait étrangère dans son propre clan. Elle parlait parfaitement l’espagnol et avait du mal à s’intéresser aux conversations familiales animées. Elle était heureuse de s’isoler et dès qu’elle pouvait, elle partait arpenter la ville pour explorer l’univers de Gaudí.
   À l’école, Frida était une élève brillante, mais discrète. Elle aimait apprendre de nouvelles choses, mais préférait travailler seule plutôt qu’en groupe. Elle appréciait particulièrement les leçons d’art, où elle pouvait laisser libre cours à sa créativité. Ses croquis étaient souvent remarqués par ses professeurs et ses camarades de classe, mais Frida se sentait parfois gênée par l’attention qu’on lui portait.
   Elle adorait passer du temps dans sa chambre à dessiner ou elle sortait explorer la nature près de chez elle. Elle aimait être entourée des animaux qui la rassuraient et l’inspiraient. Son esprit curieux et imaginatif lui permettait d’inventer des histoires et des personnages fantastiques.
   Frida s’entendait bien avec sa sœur aînée, même si elles étaient très différentes l’une de l’autre. Sa frangine était extravertie et sociable, tandis que Frida était réservée et timide. Elles partageaient néanmoins une passion commune, la danse classique. Toutes les deux suivaient des leçons depuis leur plus tendre enfance.
   La jeune femme était fascinée par l’histoire de l’art et par les grands artistes comme Van Gogh, Monet, Salvador Dalí et Miró. Elle passait des heures à feuilleter des livres sur ce sujet et à visiter des musées, assimilant tout ce qu’elle pouvait sur ces hommes légendaires. Elle s’intéressait particulièrement à Dalí, qui avait vécu à Figueras et y avait construit un musée.
   Malgré sa passion pour les arts, Frida se sentait constamment dépourvue de soutien au sein de son foyer. Ses proches la percevaient toujours comme étant distante, comme si elle était absente de leur monde et existait dans une autre dimension, pour reprendre les termes de sa mère.
   Frida s’efforçait d’expliquer à ses parents son amour incommensurable pour tout ce qui touchait au milieu artistique, son désir ardent de dessiner et de peindre, mais ils semblaient incapables de saisir la profondeur de ses aspirations. À leurs yeux, l’art n’était qu’une voie futile, dépourvue de sérieux professionnel, et ils nourrissaient le souhait que leur fille embrasse une carrière plus stable et conventionnelle.
   En dépit de ces obstacles, Frida refusait de se laisser abattre. Elle persistait dans sa voie, trouvant un refuge dans l’expression de sa créativité. Pour elle, c’était un moyen de s’évader de la dure réalité de sa vie, de la pression écrasante exercée par ses parents pour qu’elle s’engage dans des domaines plus conformistes.
   Pourtant, parfois, la voix de sa mère résonnait dans sa tête et elle doutait de sa passion. Elle se demandait si elle était vraiment assez douée pour réussir dans la peinture. C’était compliqué de ne pas se sentir soutenue et encouragée à la maison, mais heureusement, elle avait trouvé un cercle d’amis et de mentors dans le monde de l’art qui l’appuyaient et la guidaient.
   Sa maman, en particulier, avait beaucoup de peine à comprendre son intérêt pour des choses aussi frivoles. Elle lui rabâchait que pour pouvoir vivre de la peinture, il fallait être connue, que ce métier était un crève-la-faim, et même si elle reconnaissait qu’elle n’avait pas tout à fait tort, Frida poursuivait sa route, happée par un désir bien plus profond que toutes les théories bien huilées de sa mère.
   Malgré tout, Frida l’aimait et elle s’efforçait de chercher à lui prouver qu’elle pouvait prospérer dans sa passion artistique. Elle se souvenait encore de la fierté qu’elle avait ressentie lorsque sa mère avait vu ses dessins exposés pour la première fois et qu’elle avait réalisé que sa fille avait un vrai talent.
   Frida savait que la voie vers la réussite dans le monde des arts était difficile, mais elle était prête à travailler dur pour y arriver. Sa passion inébranlable pour la création la déterminait à poursuivre ses idéaux, malgré les doutes et les pressions de sa famille.
   La jeune femme était de nature rêveuse et la peinture lui permettait de s’évader. Lorsqu’elle peignait, elle entrait dans une forme de transe et plus rien ni personne ne l’atteignait, elle s’échappait par ce biais des tracasseries quotidiennes et que cela plaise ou non à ses parents, son chemin était tout tracé. Quand elle était fatiguée d’entendre les jérémiades de sa famille, elle s’installait dans son atelier, prenait ses pinceaux et se laissait porter par l’inspiration. Elle avait appris à ne pas céder à ses pensées, aux voix négatives qui tentaient de la décourager, elle devait croire en elle-même et poursuivre son propre sentier. Elle avait trouvé sa voie, c’était devenu une passion, et elle était prête à la suivre, où que cela la mène.

Chapitre 3

   Raul avait passé toute son enfance en Galice. Ses géniteurs, au contraire de ceux de Frida, étaient des artistes. Son père effectuait de la ferronnerie d’art, il était très connu dans sa région, mais également à l’étranger où un bon nombre de ses pièces étaient vendues à de riches propriétaires. Sa mère donnait des cours de sculpture et excellait dans ce domaine. Raul avait été élevé par ses grands-parents bien que ses parents fussent très présents dans son existence, mais comme ils œuvraient tous les deux, c’était sa grand-maman qui prenait soin de lui durant leurs absences. Encadré par l’art, très jeune, il s’était intéressé à la création de vitraux et il était parti en Italie suivre un atelier à Murano afin d’apprendre le travail du verre pour enchaîner ensuite avec une école d’art à Rome. Fort de ses diverses expériences, il était rentré chez lui et s’était mis à son compte. Depuis, il vivait de sa passion. Il aimait s’inspirer des plus grands maîtres et dès qu’il le pouvait, il sillonnait l’Espagne.
   Cela faisait un bon moment qu’il souhaitait venir à Barcelone afin de voir les vitraux de la Sagrada Familia, le manque de temps l’en avait empêché. Il désirait les observer dans la basilique, qui était un symbole de l’architecture moderne catalane et le fruit de l’imagination d’Antoni Gaudí.
   Raul fabriquait des vitraux en suivant un processus complexe qui nécessitait des compétences spécialisées. Tout d’abord, il concevait le vitrail en dessinant un croquis ou en recourant à un programme informatique. En second lieu, il choisissait les teintes et segmentait le verre coloré en formes précises avec une scie adaptée ou une machine de découpe. Les morceaux de verre étaient ensuite assemblés en utilisant du ruban de cuivre ou adhésif, puis soudés ensemble. Enfin, le vitrail était nettoyé et des éléments décoratifs pouvaient être ajoutés pour donner de la texture et de la profondeur. Bien que le processus fût long et laborieux, le résultat était une œuvre d’art magnifique et bariolée qui pouvait durer toute une existence. Il avait déjà à son actif plusieurs pièces et les commandes abondaient.
   À ses heures perdues, il peignait des aquarelles en s’inspirant de ses rêves nocturnes. Il avait l’impression de vivre deux vies, aussi intenses l’une que l’autre. Il n’osait parler à personne de ce qu’il expérimentait la nuit. Certainement qu’il passerait pour un fou s’il venait à raconter ses songes diurnes.
   Lorsque Juan lui avait proposé de visiter son exposition en lui expliquant qu’il lui présenterait sa dernière découverte artistique, il n’avait pas hésité vu qu’il était sur place et qu’il avait du temps à tuer. Raul ne s’attendait pas à se retrouver face à une apparition. Il fut troublé, mais n’en montra rien.
   Ce que Frida n’imagine pas, c’est que les nuits de Raul sont peuplées d’étranges songes et que dans ceux-ci, elle est la principale protagoniste. Alors que leur destin les amène à se croiser pour de vrai, Raul ne peut résister à l’attraction magnétique qu’il ressent envers elle. Il se demande si ce qu’il vit est réel ou simplement un rêve éveillé. Il désire tirer tout cela au clair. Peut-être qu’en ayant une franche discussion avec la jeune femme, il en saura plus. Il ne la lâche pas de peur qu’elle s’échappe, l’abandonnant dans un abyssal désarroi. Pendant qu’ils font plus ample connaissance, il la dévore des yeux. Frida en est presque gênée, pourtant elle se laisse envoûter par le charme dévastateur de Raul. Durant toute la soirée, il est son ombre, elle ne peut lui consacrer le temps qu’il mérite, car elle est souvent abordée par de potentiels acheteurs et acheteuses. Ces dernières aiment ce que dégagent ses œuvres et poussent leur mari à l’achat. Elle leur doit une fière chandelle.
   Ils sont là sur le trottoir et Raul lui propose d’aller prendre un dernier verre. La jeune femme devrait refuser, dans le fond, elle le connaît si peu, mais encore une fois, elle dit oui, sans réfléchir.
   Il lui saisit la main et l’entraîne sur une terrasse encore ouverte à cette heure tardive.
   — Que veux-tu boire ?
   — Une sangria, et toi que désires-tu ?
   — La même chose.
   Il passe commande et réclame également quelques tapas. Elle l’étudie, éprouve un grand trouble. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive.
   Assis face à face, ils s’observent. Frida finit par détourner le regard, car elle se sent rougir.
   — Frida, d’où vient ce prénom ?
   Il demande cela alors que la serveuse dépose devant eux les boissons bien fraîches et la nourriture.
   — C’est ma mère qui a insisté pour m’appeler de la sorte. Lorsqu’elle était plus jeune, elle correspondait avec une fille qui se nommait ainsi et avec laquelle elle avait une forte connivence. Elles se sont même rencontrées une fois à Paris et puis elles se sont perdues de vue et en son souvenir, elle souhaitait se remémorer son amie à travers moi. C’est bizarre, ne trouves-tu pas ? Je ne suis pas fan de mon prénom, mais ma mère dit que cela veut dire étymologiquement parlant : pouvoir de la paix.
   Frida lui fait une jolie grimace et Raul s’esclaffe.
   — Santé au pouvoir de la paix !
   — Et toi, tu connais la signification de ton prénom ?
   — J’avais cherché une fois, je crois que c’est « loup renommé ».
   — Alors, tu es un prédateur, je devrais peut-être fuir ?
   Elle lui sourit de façon désarmante. Ils le savent tous deux, cette rencontre est la fusion de leur âme. Il n’y a plus d’espace-temps, cela se déroule dans une autre dimension et ce n’est pas peu dire.
   Raul la contemple, il y a tant de choses qui passent dans ses yeux qu’elle en est mal à l’aise.
   — Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
   Elle exprime cela en baissant son visage.
   — Il faut que je te montre quelque chose.
   Il saisit son téléphone, cherche dans ses photos et il lui dévoile ses esquisses.
   — J’ai essayé de dessiner ce que je voyais en songes.
   Elle en reste bouche bée.
   — Incroyable ! Comment se fait-il ?
   Elle est empruntée et se tait.   
   — Si je savais… Je n’ai pas la moindre réponse, mis à part que je rêve de toi depuis de nombreuses années et qu’à force, j’ai voulu retenir ce qui subsistait de mes nuits au réveil. J’ai entrepris de les peindre afin d’obtenir ces aquarelles. Et il lui montre des images d’elle, de celle qui le hante depuis longtemps.
   — Il y a certainement une explication, c’est très perturbant.
   Elle sent au fond d’elle qu’elle n’a rien à craindre, cet homme est là pour une bonne raison. Laquelle ? Ni lui ni elle ne le savent, mais ils vont tenter de le découvrir. Quoi qu’il en soit, Frida a mis de côté sa sagesse, elle se laisse envoûter par Raul et dès ce moment-là, elle décide qu’elle le suivra où qu’il aille. Il y a des alliances que l’on ne peut expliquer et celle-là en fait partie.
   Ils se parlent comme s’ils se connaissaient depuis une éternité, elle lui raconte son parcours et lui fait de même. Ils ne voient pas le temps passer et c’est la serveuse qui les sort de leur bulle en réclamant qu’ils paient l’addition.
   Frida n’a aucune hésitation lorsqu’il lui prend la main et l’emmène dans sa chambre d’hôtel. Cela ressemble à un remake d’elle ne sait quoi, mais son cœur bat la chamade, c’est l’hymne à la vie qu’elle ressent dans tout son corps.
   Il y a des connexions que l’on ne vit qu’une fois dans son existence. Elles ne sont pas explicables, car elles viennent d’une dimension qui n’est certainement pas terrestre. Seuls ceux qui l’expérimentent peuvent comprendre ce que sont en train de goûter Frida et Raul. Les mots ne peuvent le relater, cela se passe bien au-delà de ce que la portée humaine à l’habitude d’éprouver. Il faut la traverser pour la saisir, c’est une sorte d’onde amoureuse d’où rien ni personne ne peut les sortir. Ils sont dans leur bulle, un univers entier qui les entoure, laissant sans surprise les gens à leur triste vie. Pourtant Frida et Raul ont l’occasion d’exister dans cette réalité, et par le biais d’un événement tragique, Raul comprendra ce qu’il est censé faire, mais pour l’instant ils ne font qu’un dans cette rencontre unique et merveilleuse.
   Aucun des deux ne songe à parler dans ce moment charnel où ils puisent une énergie hors norme, ils se donnent l’un à l’autre, avides des caresses que leur corps ne cesse de demander. Il n’est pas nécessaire d’expliquer que leur nuit n’en fut pas une, ils ne restèrent allongés que pour mieux se découvrir et c’est seulement à l’aube que leurs corps repus s’endormirent paisiblement.
Après cette soirée, Frida et Raul se sont revus à plusieurs reprises. Ils ont exploré Barcelone ensemble, visitant les musées, les galeries d’art, les clubs de musique. Ils ont bavardé de tout et de rien, de leurs rêves, de leurs peurs, de leurs passés. Les heures s’écoulent alors qu’ils se promènent dans la ville, se tenant la main. Sans un mot, ils communiquent en silence, anticipant leur besoin de manière naturelle.
Frida, chaque jour, découvre cet homme sorti de nulle part. Elle n’en revient pas de vivre une relation aussi parfaite. Elle est surprise d’entrevoir à quel point Raul est prévenant et attentionné, veillant à ce qu’elle soit à l’aise à tout moment.
Ils passent leurs nuits à parler, à rire, à s’embrasser. Frida est étonnée de la facilité avec laquelle elle s’est dévoilée, ne laissant presque aucune zone d’ombre entre eux. Elle se sent bien avec Raul, comme si elle le connaissait depuis toujours. Lorsqu’ils font l’amour, toutes sortes d’émotions les traversent, c’est une fusion inexplicable, passionnée et tendre à la fois. Frida a compris que Raul est l’homme de sa vie.
   Toutefois, le jeune homme croit qu’un bonheur excessif peut être troublant et préjudiciable, et malheureusement, cette appréciation sera renforcée lorsqu’un accident dramatique se produira.
   Cela fait presque trois semaines qu’ils se fréquentent assidument, et bientôt Frida devra rentrer à Llafranc. Raul aussi devra retourner d’où il vient, il doit régler bon nombre d’engagements pris avant sa rencontre avec Frida. Il ne peut s’y soustraire. Dans l’immédiat, le jeune homme doit mettre sa vie sentimentale en parenthèse. Frida, elle, est plus libre, elle devrait pouvoir rapidement le rejoindre. Ils sont tristes à l’idée de se quitter, mais cela ne sera que pour mieux se retrouver.
   Frida, qui pourtant s’était promis de consacrer du temps à sa famille, n’a pas tenu sa parole. Elle s’est laissé emporter par cette relation grandissante et exclusive au détriment des siens. Elle a un peu honte, songeant qu’ils comprendront lorsqu’ils réaliseront à quel point Raul est merveilleux. Ainsi pour se faire pardonner, l’avant-veille, elle a convoqué sa famille, elle s’est sentie obligée de leur présenter son amoureux. Sa mère est un brin fâchée. Dès lors, pour couper court, la jeune femme a convié ses parents, sa sœur et les siens au restaurant, car elle souhaite leur faire rencontrer Raul. Cette soirée s’est révélée tout simplement magique. Le repas exquis, les rires contagieux et même quelques pas de danse sont venus égayer la nuit. Tous sont subjugués par la présence de cet homme exceptionnel. Elle en ressent une satisfaction profonde, une fierté douce et intime.   
   Leur dernière nuit s’écoule, leurs corps enlacés tissant des souvenirs tendres. Le sommeil leur échappe, ils sont avares des ultimes heures qu’ils chérissent, conscients que le temps s’étirera avant leur prochaine rencontre. Les mots se font rares, la mélancolie effleure leur cœur, mais l’espoir de se retrouver bientôt dissipe l’ombre de cette attente.
   — Tu m’appelles dès que tu arrives chez toi ?
   — Oui, je t’enverrai un texto.
   — Ne crains rien, le chemin est court et j’ai l’habitude du trajet.
   Raul la regarde avec tristesse.
   — Je sais, mais je préférerais être là avec toi plutôt que de m’éloigner.
   Elle lui sourit tendrement.
   — Ce n’est qu’une question de temps, nous éprouverons tellement de plaisir à nous retrouver. Cela mérite bien un petit sacrifice, ne penses-tu pas ?
   — Certes !
   Il est devant elle, et il la prend dans ces bras pour un ultime baiser avant qu’elle n’entre dans sa voiture.
   Elle s’installe au volant et démarre l’auto, lui fait un signe de la main et s’engage sur la route qui la ramène chez elle.
   Avant de quitter Barcelone, Raul doit régler encore quelques affaires ; ensuite, il fera comme Frida, grimpera dans son véhicule et partira à l’opposé de son amour. Il a un pincement au cœur, même s’il se sent légèrement ridicule.
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