Messages récents

Pages: 1 ... 4 5 [6] 7 8 ... 10
51
Mise en avant des Auto-édités / Là où ronronnent les pumas de Mélodie Miller
« Dernier message par Apogon le jeu. 22/12/2022 à 17:59 »
Là où ronronnent les pumas de Mélodie Miller



Pour l'acheter : Amazon     

Les souvenirs oubliés ne sont pas perdus.
Sigmund Freud

Tous les souvenirs de nos parents, de nos ancêtres sont inclus dans nous.
Françoise Dolto

Les plus beaux souvenirs sont ceux que l’on s’invente.
Maxime Le Forestier

On n'oublie rien, on vit avec ses souvenirs et on essaye de les dominer pour qu'ils ne nous blessent plus.
Philippe Besson




1

Chère Manon, de 10 ans
J’ai relu ta lettre. Toutes ces années, maman l’avait gardée dans son portefeuille. En espérant qu’un jour, Manon des étoiles reviendrait. Il m’en a fallu du temps… pour comprendre et accepter. Pour grandir et me souvenir de toi, de ta fantaisie et de tes fous rires. Il aura fallu ce séjour à Ibiza, l’île à remonter le temps, pour te retrouver et me rapprocher, enfin, de maman et Théo. 
Ma chère petite Manon, je me sens si coupable de t’avoir oubliée et délaissée à ce point. J’aurais dû te chérir. Au lieu de cela, je t’ai détestée. Je t’ai enfermée alors que tu portais tant d’espoirs en moi. J’espère me rattraper et ne plus jamais te faire de peine, ni à toi, ni à maman, ni à Théo…
Plus jamais… Aujourd’hui, je comprends tout. La violence de papa, la détresse de maman, la colère de Théo. Je comprends la souffrance et la rancœur. Je comprends et j’accepte les reproches de ce frère tant aimé. Je prends maman dans mes bras et je la berce comme j’aurais dû la bercer, le jour de l’accident. Ce jour où je n’ai montré que du mépris. Je m’en veux et je m’en voudrai toujours. Elle m’a aimée tout du long et je ne voulais rien voir.
Mattéo m’a accompagnée. Maman l’a adoré au premier regard, Théo aussi, j’en étais sûre. Il ne s’appelle pas Pierre, mon amoureux, non. Il n’a pas de vélo rouillé, mais son piano m’emmène sur la lune et ses yeux me transportent de la même façon. Peut-être qu’un jour, je reverrai Pierre, Clarinette l’a retrouvé sur Facebook. Mais je ne suis pas sûre de vouloir. Mattéo et moi rêvons d’une petite Jeanne et d’un petit Jean, comme tu y songeais toi aussi. Un jour, peut-être. 
Claire est toujours mon amie, plus que jamais. Et j’ai agrandi ma famille. Aujourd’hui, Jeanne, Arturo, Isabella et Juan font partie de mon avenir. Dans quelques mois, nous nous envolerons ensemble pour un nouveau rêve, celui de Jeanne, devenu le nôtre. Nous nous installerons plusieurs semaines, à Buenos Aires, dans un grand appartement. C’est Arturo qui l’a trouvé, en échange de maison contre la villa d’Ibiza.
J’ai quitté l’agence Stella, embrassé Susana, laissé Jorge et Tina à leurs affaires, à leur passé douteux. Je veux imaginer le futur et je sais que je peux le faire depuis n’importe où. Je rêve d’aller explorer le désert d’Atacama, de contempler les étoiles et d’aider à construire un avenir meilleur, partout où ce sera possible. Je sais que, dans ce monde, rêver et organiser iront ensemble.
Je n’ai toujours pas de lézards ni de poneys, mais Georges le labrador part avec nous. 
Ma petite Manon, j’ai retrouvé tes licornes, je les ai libérées, je vis enfin dans un monde en couleurs, plus grand, plus haut que la coupole de l’Opéra.
Je t’embrasse.
Manon, mon étoile, c’est comme ça que Mattéo m’appelle.
P-S : J’ai cherché ton trésor dans le jardin, à Fontainebleau. Les pièces en chocolat ont disparu, mais je porte ta barrette dorée pour toujours me souvenir que tu existes au fond de moi, à jamais.
P-S2 : Un jour, je la donnerai à ma fille… ou à mon fils et je leur dirai… qu’il n’est jamais trop tard pour libérer les licornes.

2

Paris
Chez Manon

Ils sont allongés nus, après l’amour, dans le grand lit douillet de Manon, sous les toits de Paris. Moment suspendu, hors du temps. Parenthèse toute en douceur. Une bulle de bonheur, à l’abri des soucis du monde.
Les amoureux se confient et déclinent leur passion. 
—   J’aime ta peau, commence Mattéo.
—   J’aime tes yeux, dit Manon.
—   J’aime ton odeur, continue Mattéo.
—   J’aime ta voix, précise Manon.
—   J’aime tes cheveux, détaille Mattéo.
—   J’aime tes mains, ajoute Manon.

Mattéo aime Manon et Manon aime Mattéo.
Depuis leur retour d’Ibiza fin avril, il y a presque un an, c’est comme une ritournelle qu’ils se répètent à l’infini, chaque jour, émerveillés de cet amour tout neuf. Comme une sérénade sous les balcons de Vérone, comme l’arc-en-ciel après la pluie, comme la lune là-haut dans la nuit.
Cet amour, ils en sont les premiers surpris. Elle ne pensait pas tomber amoureuse de ce Casanova. Il n’aurait pas imaginé s’éprendre de cette jeune femme sérieuse.
Ils s’aiment et se le répètent à l’envie, jour après jour, nuit après nuit, dans le lit de Manon, ou dans celui de Mattéo, dans l’appartement du dessous, dans le bel immeuble face à l’Opéra de Paris. Ils s’aiment, mais ont choisi de ne pas vivre ensemble.
Enfin, Manon un peu plus que Mattéo !
Manon a craint de partager son appartement. Alors, quand sa gardienne a mentionné le déménagement du voisin, elle a saisi l’occasion. Manon a préféré laisser emménager Mattéo un étage plus bas avec son piano volumineux, ses dizaines de partitions et tout son barda.
Il n’a pas hésité une seconde à s’installer auprès d’elle. Lui qui, quelques mois auparavant, aurait levé les yeux au ciel à une telle idée.
Il était tombé amoureux, sans s’y attendre. Elle avait réveillé tant d’émotions enfouies. Il avait eu envie de vivre avec elle très vite. Il le lui avait dit.
—   On équipera une roulotte avec un piano ! Et je te suivrai partout où tu iras.

Elle l’avait repoussé.
—   Ah non ! N’importe quoi ! Pas une roulotte ! Je ne suis pas une romanichelle. Pas comme elle .

Mais ça, c’était avant, avant qu’elle ne fasse la paix avec sa mère et Théo, son frère adoré.

Et maintenant, lovés dans la douceur des draps de percale de Manon, ils roucoulent de bonheur.
—   Tu m’aimes ? commence Manon.
—   Oui, et toi ?
—   Je t’aime. Mais toi, pourquoi tu m’aimes ?
—   Parce que je t’aime, c’est tout, parce que c’est une évidence, répète chaque jour Mattéo.
—   Mais encore ? demande-t-elle, jamais lassée de l’entendre raconter.
—   Je t’ai déjà dit.
—   Oui, mais j’aime quand tu détailles.

Il se redresse sur ses coudes, relève ses boucles châtains, dégageant ses yeux bleus azur, son regard de velours qui la fait chavirer. Il prend sa main et l’embrasse avec tendresse. Tous ses gestes, tout son corps sont pour elle, désormais, pour ces yeux vert amande et cette peau de porcelaine.
—   Alors ? insiste-t-elle, en minaudant.
—   J’ai besoin de toi, tout le temps, de te voir, de savoir ce que tu fais. Lorsque tu n’es pas là, je te cherche. J’aimerais vivre à tes côtés, me réveiller près de toi et te faire l’amour tous les jours. J’aime ta peau, ton odeur, tes yeux, tes cheveux. Manon, bella, je suis fou de toi. Tu m’as ensorcelé.

Elle sourit, moqueuse.
—   En fait, tu n’en veux qu’à mon corps.
—   Beaucoup, oui, mais pas seulement.
—   Ah ? insiste-t-elle, taquine.
—   J’aime ton intelligence, ton esprit carré et fantaisiste à la fois.
—   Fantaisiste, moi ?
—   Oui, depuis notre retour d’Ibiza, tu te lâches, tu te libères. Regarde ton appartement, tes tenues. Tu as ajouté de la couleur. Tu n’as plus besoin de ce programme rigoureux. Tu laisses libre cours à ton imagination. Ça me plait. Voilà, ça te va ? Et toi ? Tu ne me dis jamais pour moi. Alors ?
—   J’aime tes yeux, j’aime ta bouche, j’aime ta peau, j’aime ton odeur.
—   Tu aimes mon corps, c’est ça ? demande-t-il, inquiet de n’être qu’un lover italien.

Elle penche la tête un moment.
Ça c’est sûr, tu l’aimes son corps, et tout ce qu’il te fait, minaude sa licorne intérieure, sa touche de fantaisie, bien libérée depuis leur retour.
Mais pas que, pense Manon.
—   J’aime tes mains sur le piano, ta musique, j’aime ta douceur, ta gentillesse, j’aime tes rires, j’aime ta cuisine, j’aime comme tu prends soin de moi.
Il la regarde avec amour, encore émerveillé de ce sentiment si fort.
Elle le regarde avec amour, encore émerveillée de ce sentiment si fort.
Ils ronronnent, les yeux dans les yeux. Et les nuages dans le ciel, les fleurs dans les prairies, les oiseaux dans les arbres n’en reviennent pas de tant d’amour. 
Chaque jour, c’est comme une première fois, ils ne s’en lassent pas. Le matin, elle descend prendre le petit déjeuner chez lui. Il a préparé tout ce qu’elle aime, thé vert, pain complet et fruits frais. Il se contente d’un café serré et d’une part de panettone en la regardant dévorer. Il aime son appétit. Elle lève les yeux, joueuse.
—   Tu n’en as pas marre de me regarder, Casanova ?
—   Jamais. Je te veux pour la vie, pourquoi on ne s’installerait pas vraiment ensemble ?

Elle marque une pause et le regarde, mi-surprise, mi-tendre.
—   On en a déjà parlé, Mattéo. J’ai besoin de mon espace, de mes temps à moi. J’aime que ce soit bien rangé et qu’il n’y ait pas de partitions qui traînent partout sur le canapé. J’ai besoin de calme pour mes consultations à distance avec les entreprises que je conseille. Et puis, ton piano prendrait toute la place.

C’est leur unique point de discorde. Il ne comprend pas, il pourrait s’enivrer d’elle, lui qui, avant, s’enivrait de toutes les filles. Il n’a plus besoin que d’elle. Il la cherche du soir au matin. Il écoute ses petits pas résonner sur le parquet au-dessus. Il sait ce qu’elle fait, il connait sa routine.
Tiens, elle fait sa gym. Et là, elle s’est installée avec son ordinateur. Ah, voilà l’heure du déjeuner, l’heure de bientôt la revoir.
—   Tu ne trouves pas ça pesant tout cet amour ? demande Claire, son amie de toujours.
—   Non, ça me va, j’ai dû manquer, petite.

Claire sourit.
—   Dis donc, tu es sacrément in love, on dirait.
—   On dirait, répond Manon.
—   Qui l’aurait cru ?
—   Tu m’étonnes, s’enchante Manon.

Ce matin, ils doivent parler de la fête qu’ils organisent avant leur départ pour Buenos Aires. Les billets sont pris depuis des semaines, les passeports vérifiés, les vaccins réglés. Tout est prêt pour cette nouvelle aventure qui les attend en Argentine. Jeanne, la fée bohème a déjà embarqué, dix jours plus tôt, sur un catamaran qui traverse l'Atlantique. Claire part avec eux depuis Paris. Arturo les rejoindra à Madrid, pour le voyage. Juan et Isabella ont commencé à travailler à Ibiza, embauchés par la mairie et ont décliné à regret. Quant à Georges, le labrador, Tina, la grand-mère d’Arturo vient de les prévenir qu’elle le garderait avec elle.
—   Chez toi ou chez moi ? demande Manon.
—   Chez toi, c’est plus grand.
—   Ah ! Tu vois que ton piano prend toute la place. Mais je n’ai pas envie de tout salir.
—   Je t’aiderai à ranger.
—   Bon, alors OK, c’est décidé, ce sera chez moi. Attends, je regarde la liste que j’avais préparée.

Elle attrape son téléphone pour consulter ses notes. Il sourit. Cette manie qu’elle a de préparer des listes à l’avance, de tout prévoir.
Mattéo saisit son téléphone aussi, il n’a pas fait de liste, mais pensé à la playlist de la soirée. Il consulte sa sélection, lorsque son téléphone vibre.
—   Attends, Mattéo, reste concentré, on a presque fini, demande Manon.

Il laisse le téléphone sonner dans le vide. Une fois, deux fois, trois fois. Il le saisit de nouveau. 
—    Ce doit être urgent, s’excuse-t-il. La production du film sûrement. Donne-moi deux minutes.

Il saisit son portable, le déverrouille et…change de tête. C’est un message d’Elena, une de ses ex, celle qu’il a quittée lorsqu’il a rencontré Manon.
Elena
Je suis à Paris, je dois te voir, c’est urgent.

Il sort du lit, s’éloigne vers la fenêtre et répond aussitôt, tapant à toute vitesse, comme le virtuose qu’il est.
—   Arrête de m’appeler, Elena, je t’ai dit que c’était fini, basta !
—   C’est urgent, punto final ! Je t’attends au café, en bas de chez toi, dans une heure. Tu as intérêt à être là, sinon je monte.
—   Mais comment ?
—   Tina m’a donné ton adresse !

Manon le regarde en biais. Il a blêmi.
—   C’est qui ? demande-t-elle.
—   Elena, répond-il, sans mentir.

Manon ferme les yeux, elle se rappelle cette scène, à son arrivée dans la finca à Ibiza…
… Elle venait de le rencontrer. Elle s’était dit qu’il ressemblait à Thor ! 1,90 mètre de beauté brute, des yeux bleus d’eau, une adorable fossette au coin droit de lèvres pulpeuses, un sourire immense encadré par des cheveux châtain clair qu’il venait de détacher, en secouant la tête comme dans les publicités.
Elle se souvient, mot pour mot, de ses pensées.
« Seigneur, retenez-moi, je pensais arriver en enfer, je viens de débarquer au paradis ! Le gars est, non seulement, beau à tomber par terre, pianiste-compositeur et, en plus, il prépare des gâteaux au chocolat. Faites qu’il m’épouse sur le champ ! »

Mais elle se rappelle aussi son téléphone qui avait vibré, presque comme aujourd’hui, et lui s’éloignant vers la cuisine pour répondre.
—   Ciao Elena, claro que je pense à toi moi aussi, et bien sûr qu’on se voit pour le lunch, ciao ciao, amore mio, avait-il dit alors.

« Oups ! L’homme de ma vie est déjà pris ! » avait-elle pensé.

« Oups ! L’homme de ma vie est encore pris ! » pense-t-elle, à l’instant même.
Ce message qui vient d’arriver va bouleverser leur vie.

2

Paris
Café de l’Opéra

Il entre dans le café et les femmes se retournent sur son passage.
Mattéo est ce genre d’hommes, celui qui fait battre les cœurs et allumer des étoiles dans les yeux. Les mamies raffolent de ses mains de pianiste et les plus jeunes de son corps. Il fut un temps où il en a abusé. Ce temps est révolu. 
Bernard, le patron lui adresse un clin d’œil et joint le geste à la parole.
—   Holà ! La belle demoiselle vient d’arriver, elle t’attend à l’étage, fait-il en désignant l’escalier du fond. Bon courage, amigo. Les consommations sont pour moi !

Depuis son retour d’Ibiza, Mattéo vient deux à trois fois par jour dans ce café. Il a besoin de cette pause, en milieu de composition, de rencontrer du monde. Bernard s’adresse toujours à lui en espagnol. Mattéo a eu beau expliquer qu’il était italien. Rien n’y fait.
Bon courage ? Pourquoi ? se demande Mattéo en grimpant les marches.
La salle de l’étage est vide. À l’exception d’Elena, assise au fond sur une banquette en cuir rouge. Elle le regarde arriver sans se lever. Ses grands yeux noisette pétillent sous sa frange brune. Ses joues rosies par le froid extérieur lui mangent le visage.
Elle a pris du poids ? Et teint ses cheveux ? pense Mattéo.
—   Ciao, Elena, lance-t-il depuis le haut de l’escalier, comme s’il ne l’avait jamais quittée.
—   Ciao, Mattéo.
—   Toujours aussi ravissante, charme-t-il.
—   Toujours aussi beau parleur !

Elle l’accueille en souriant et dépose un baiser sonore sur ses joues. Il a toujours bien aimé Elena, une bonne copine, une camarade de couette inventive et joyeuse. Rien de plus. Il n’a jamais souhaité aller plus loin et elle non plus. Elle vit à Ibiza et tient le commerce de ses parents, un bar-épicerie. C’est la petite dernière d’une famille de quatre, croit-il se rappeler. Il a connu l’une de ses sœurs également.
Il fut un temps où il a pas mal flirté. Voire plus…
—   Viens, installe-toi. Tu veux un café, ou un alcool ? Peut-être un alcool ! C’est ma tournée ! annonce-t-elle, mutine.

Il s’installe, face à elle, sur le fauteuil en rotin.
—   Que se passe-t-il, Elena ? Pourquoi cette urgence ?
—   Du calme ! Tu n’es pas content de me voir ?
—   Certo ! Bien sûr.
—   La dernière fois, c’était quand déjà ?
—   Ohhh il y a quoi, presque un an ? essaie de se rappeler Mattéo.
—   Un peu moins ! L’anniversaire de Jeanne, ça te dit quelque chose ?

L’anniversaire de Jeanne, s’il s’en souvient ? Il a perdu le contrôle au bout du huitième verre et se rappelle s’être réveillé au bord de la piscine, Elena d’un côté et sa sœur de l’autre. Aucun autre souvenir de la soirée. A moins que… non, il n’est pas sûr.
Le lendemain, Manon lui avait fait une scène. Elle avait tapé du pied par terre et juré de ne pas devenir l’une de ses conquêtes. Elle l’avait traité de gosse immature. 
—   Quelle soirée ! évoque Elena, interrompant ses pensées.

Son regard de poupée et sa bouche gourmande lui évoquent de vagues souvenirs. Il y avait deux personnes, ou trois peut-être, dans son lit.
—   On a dansé une grande partie de la nuit, puis on est allés dans ta chambre. Tu étais en grande forme, Mattéo, une forme olympique ! On a partagé une sex party torride.
—   Oh ?! fait-il gêné à l’évocation de cet ancien moi.
—   Ah oui, je ne te tenais plus, exagère-t-elle, sur un ton ironique.
—   Hum…
—   D’ailleurs, je t’ai rapporté un petit souvenir de la soirée. Dont je ne sais que faire aujourd’hui. Tu sais qu’à l’époque, je passais pas mal de castings ?
—   Si !
—   J’ai été prise !
—   Félicitations !
—   Pour un tournage d’un mois en Colombie.
—   En Colombie ? Bravo !
—   Et j’ai besoin de toi.

Il recule sur le fauteuil et fronce les sourcils, déjà inquiet.
—   Ah ! Pourquoi ?
—   Ma sœur s’en serait bien occupé, pas mes frères tu t’en doutes, mais elle étudie à Barcelone. Pas pratique. Quant à ma mère, elle est malade en ce moment. Et puis, je ne sais pas, je crois qu’elle te déteste un peu ! 
—   Me détester ? Elle m’aimait bien, non ?
—   Peut-être qu’elle t’aime un peu moins, alors !

Il se penche vers elle, attentif. Il la fixe du regard.
—   Elena, je ne te suis pas. Que veux-tu ?

Elle détourne le regard, gênée. Ces yeux couleur océan, cette fossette… Le souvenir de leurs nuits torrides lui revient en mémoire. Mattéo était un amant doux et généreux. Avec elle et avec les autres filles de l’île. Elle avait chaviré pour lui, sans oser le dire. Tout en espérant le contraire, elle savait qu’il ne se fixerait pas. Tout du moins, le croyait-elle.

Et puis, Manon était arrivée… et il avait oublié jusqu’à son numéro de téléphone.

Elena lui attrape la main, dépose un baiser à l’intérieur, comme il avait coutume de le faire. Elle le fixe dans les yeux, hésite encore un moment, pensive. Elle n’a pas d’autre solution de toute façon. Elle se baisse, ramasse quelque chose par terre et le dépose sur la table.

C’est pile à ce moment que Bernard entre dans la salle avec les consommations.
—   Félicitations, petit cachotier ! Champagne !

Devant Mattéo, sur la table en acajou, Elena a déposé un couffin en osier bordé de dentelles roses et bleus. De l’intérieur, deux petites têtes endormies émergent. Des bouilles rondes, aux joues dodues et aux boucles châtains, avec de longs cils bruns.
—   Je te présente Ruben et Marta, tes souvenirs !

3

Paris
Chez Mattéo

Sur le chemin du retour, dans l’ascenseur, la tête de Mattéo bourdonne. Il a bu le champagne pour faire plaisir à Bernard. Il n’a pas su dire non à Elena. Il se remémore leur conversation.
—   C’est juste pour un mois, pendant le tournage. Je n’ai personne d’autre pour s’en occuper.
—   Mais tu es sûre ?
—   Sûre de quoi ? Que ce sont les tiens ?
—   Oui !
—   Absolument, mon chéri ! Je ne voyais que toi à l’époque et la date coïncide exactement avec celle de l’anniversaire de Jeanne. On avait tellement bu. Tu étais si hot ! On a dû manquer de prudence, je ne me rappelle pas tout. Au réveil, on était assis au bord de la piscine, complètement défoncés, tu t’en souviens ?

Il a mis ses poings sur les yeux, terrassé par la situation.
—   De la piscine, oui. Et j’ai des bribes de nous dans ma chambre. Ohhh… Mais, pourquoi n’as-tu rien dit avant ?
—   J’ai toujours voulu des enfants. Quand tu es la dernière, tu rêves d’avoir des petits frères et sœurs, mais les parents n’en veulent plus. Et puis, je t’apprécie, Mattéo, j’étais contente que ce soit les tiens. Maman était furieuse bien sûr et je ne te parle pas de mon père qui voulait monter te casser la figure. Mais, tu sais, chez nous, famille espagnole traditionnelle, pas question d’avorter. Alors, je les ai gardés.
—   Mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu ?
—   J’étais heureuse de les avoir, je ne voulais pas que tu viennes les prendre.
—   Mais enfin, c’est n’importe quoi ! Tu aurais dû m’avertir. Tu te rends compte dans quelle galère tu me mets ?

Elle a fait la moue, levé les yeux au ciel.
—   Comment va le prendre ta copine ?
—   Mal ! Très mal ! On part en Argentine la semaine prochaine. Comment veux-tu que je fasse ?
—   Je ne sais pas, mais là c’est ton tour. Tiens, je t’ai laissé toutes les consignes dans le couffin. Et voilà un sac avec le lait, les biberons et leurs doudous. C’est super dur de les laisser, mais je n’ai pas le choix. Ce tournage, c’est la chance de ma vie ! Je suis sûre que tu te débrouilleras parfaitement. Et tu me dois bien ça, non ?
—   Mais t’es dingue ! Je saurai pas m’en occuper ! Comme ça, du jour au lendemain, c’est gonflé, non ?

Elle a frappé du poing sur la table, l’œil noir.
—   Dis-donc, quand tu m’as larguée du jour au lendemain, tu t’es posé des questions ?
—   On n’était pas vraiment ensemble, quand même !
—   Pour toi, peut-être. Pas pour moi !
—   Comment ça ?
—   Bref, c’est comme ça et c’est tout ! Ce sont tes enfants aussi. On s’appellera en visio tous les jours. On sera sur le même fuseau horaire, si tu es en Argentine. Comme ça, je pourrai les voir et leur parler. Si tu crois qu’ils ne vont pas me manquer ! C’est déjà suffisamment difficile et ça me déchire le cœur. Alors, s’il te plait, n’en rajoute pas.

Il a tendu la main vers elle dans un ultime essai.
—   Mais ?
—   Il n’y a pas de mais !

Il a finalement capitulé.
—   OK, OK ! Et comment je les reconnais ?
—   Ruben a un ruban bleu au poignet. Marta, un ruban rose. Fais attention à ne pas les perdre ! Ah ah ! Je plaisante. Tu vois, Mattéo, ton fils est un garçon, tu sais ? Avec tout ce qu’il faut, là où il faut, comme toi. Tu sauras le reconnaitre, je suis sûre. Quant à Marta, elle a ta petite fossette au coin de la lèvre. Ils adorent la musique, tous les deux. C’est la seule chose qui les calme.

Elle s’est levée, a embrassé ses bébés avant de partir, puis de revenir les câliner de nouveau et descendre enfin, le cœur lourd et des larmes plein les yeux.
—   On se connecte tous les jours, promis ? 

Dans l’ascenseur, Mattéo secoue la tête pour chasser ses pensées. Mais, dans ses bras, le couffin gigotant lui rappelle que le pire est à venir ! Quatre petits pieds s’agitent dans tous les sens. Quatre grands yeux le dévisagent avec effroi. Et deux minuscules bouches s’ouvrent sur un cri strident.

Mattéo panique. 

Comment va réagir Manon ?

L’ascenseur arrive à son étage. Mattéo décide de s’arrêter d’abord chez lui, poser les bébés avant d’affronter Manon. Mais, lorsqu’il pousse la porte, elle s’y trouve déjà, assise bien droite sur le sofa, son plaid beige posé sur les épaules.

Elle le regarde entrer et ses yeux fixent le panier. Mattéo prend les devants.
—    J’ai deux nouvelles, une bonne et une mauvaise. Par laquelle, je commence ?

Elle croise les bras sur sa poitrine, le regard glacial.
—   Laisse-moi deviner ! La mauvaise peut-être.
—   OK, la mauvaise, ce sont les bébés !
—   Les ?
—   Oui, ce sont des jumeaux !

Manon bondit du sofa, les traits sévères, la bouche pincée.
—   Quoi ? Mattéo, tu plaisantes ?
—   Non, amore, attends, ne t’énerve pas ! La bonne, c’est juste pour un mois !
—   C’est une blague ? Tu oses dire une bonne nouvelle ? Mais t’aurais pas pu faire attention ? Et puis juste pour un mois, ça veut dire quoi ? Genre, dans un mois, c’est fini, les bébés repartent dans les choux ! Et puis, on va s’en occuper comment ? Non, je rêve, Mattéo, vraiment, c’est pas possible !

Elle part en claquant la porte. Manon n’a jamais su gérer sa colère. Elle tient ça de son père. Il l’entend crier.
—   Tu les gardes chez toi ! Et tu fais un test ! Moi qui pensais que je pouvais te faire confiance !

4

Paris
Chez Claire

Manon et Claire sont installées sur les poufs en toile, dans la péniche partagée avec d’autres artistes. Mélange éclectique d’objets glanés dans des brocantes et de tissus colorés. Les cendriers débordent, la vaisselle sale s’empile dans l’évier. Tout ce que Manon déteste. Mais il fait bon, la Seine s’étire dans les hublots, elles sont seules, pour l’instant, et Claire, sa Clarinette, est son amie de toujours.
Consciente de la gravité de la situation, celle-ci a préparé le kit de survie, chocolat à volonté et liqueur d’Amaretto, l’un des seuls alcools que Manon apprécie.
—   Il n’est que 16 heures, on ne va pas boire maintenant ? lance cette dernière.
—   Et pourquoi pas ? répond Claire. Tu en as bien besoin.
—   J’ai surtout besoin d’avoir les idées claires. Cette nouvelle-là, vraiment, je ne m’y attendais pas ! J’ai toujours redouté que Mattéo reprenne ses habitudes de séducteur. Et je l’aurais quitté tout de suite !
—   Tu es sûre ?
—   Certaine !

Manon fronce les sourcils et marque un blanc. Cette situation la dépasse.
—   Quelle galère ! se plaint-elle à voix haute. On était tellement bien. Ce matin, encore, on se disait des mots d’amour. Et voilà que, maintenant, le passé de Mattéo nous rattrape ! Et que je le déteste de tout gâcher.

Elle est en colère contre lui. Elle s’en veut de lui avoir accordé sa confiance. Elle a beau avoir libéré ses licornes depuis sa colocation à la finca, elle n’en est pas encore au stade d’accueillir tous les souvenirs que la cigogne dépose sur son palier.

Surtout un binôme de bébés dans un couffin XXL !

Tu m’étonnes, qu’est-ce qu’on va faire de ces petits chouineurs ? s’émeut intérieurement sa licorne.

—   Et alors ? D’un coup, tu ne l’aimes plus ?
—   Bien sûr que non, Clarinette. Mais de là à accepter son passé, comme ça. Tu te rends compte ? Il n’y en a pas qu’un, en plus. Ils sont deux.
—   Oui, des jumeaux, quoi ! Tu m’as dit.
—   Merde, des jumeaux, oui !

Qui braillent à toute heure ! Et nos siestes coquines ? Nos nuits passionnées… Oust à la porte, les mioches. Pas les nôtres en plus, peste la licorne furieuse.

Sous ses boucles rousses et son allure fofolle, Claire l’observe, sérieuse.
—   Il avait une sœur jumelle, non ? Tu sais, dans ce cas, s’il y a des jumeaux dans la famille du père, les probabilités sont plus importantes.
—   Oui, je sais, on en parlait un peu. Un jour…

Un jour très lointain ! souffle la licorne.

—   Pas tout de suite. Mais ça aurait été les nôtres, choisis, décidés, au bon moment, explique Manon.

Dans sa tunique en pilou orange, Claire se rapproche et vient s’assoir par terre, près de son amie, les genoux relevés dans ses bras, la tête penchée sur le côté. Aux pieds, elle porte de drôles de chaussons en polaire, rouge avec des points blancs, comme des champignons d’intérieur. Elle lui tapote la main.
 
—   Oh, ma choute. Parce que tu crois qu’on peut tout contrôler dans la vie ? La vie, ça va, ça vient. Tu le sais, pourtant.

Manon boude et lâche sur un ton sec.
—   Donc toi, tu dis que, voilà, je n’ai qu’à accepter sans rien dire. Tu me fais marrer, Clarinette, tu ne supportes pas un mec plus de trois semaines. Et moi, je devrais tolérer le mec et les compléments qui vont avec, même s’ils ne sont pas de moi !
—   Oui ! Toi, tu en es raide dingue de ton Mattéo. Moi, j’ai pas trouvé le mien encore. C’est tout ! lâche Claire, vexée par la remarque de Manon sur la durée de ses amours.

Manon attrape son amie par les épaules et l’embrasse sur la joue.
—   Excuse-moi, je suis désolée, Clarinette, je ne voulais pas te blesser, c’est juste que je suis choquée par la situation. En plus, il y a l’Argentine. Et Jeanne, Arturo, qu’est-ce qu’ils vont dire ?
—   C’est sûr, c’est pas simple. Au fait, t’as une photo ? Ils sont comment ? Ils doivent être choux, non ?
—   Ben non, je n’ai pas fait de photo. Et je ne les ai pas regardés. Je suis partie en claquant la porte !
—   Oh, dommage !

Manon se tait. Elle ne sait que penser de cette situation. A-t-elle raison ? A-t-elle-tort d’en vouloir à Mattéo ? Comment réagir ? Elle se renfrogne au fond du pouf tout en mordillant ses ongles. 

Claire soupire et reprend la parole.
—   Tu te rappelles la naissance de Théo ?
—   Mon frère ?
—   Oui ! T’en connais un autre ?

Manon ferme les yeux, un court instant. Bien sûr qu’elle s’en souvient. Elle avait sept ans. Elle venait de rentrer de son cours de piano. Ses parents étaient arrivés de la maternité. Le bébé dormait dans son berceau, dans la nursery qu’elle avait aidé maman à aménager. Une chambre de dessin animé, avec des nuages souriants dessinés sur les murs bleu ciel, des girafes en carton étirées le long de la fenêtre, des commodes en forme de bulles, et cette énorme peluche de dinosaure, debout près de la porte. Maman avait laissé libre cours à son imagination et Manon aussi, malgré les railleries de son père.

Elle s’était approchée du berceau. Son frère avait ouvert les yeux, de grandes prunelles encore brumeuses. Il l’avait fixée sans la lâcher du regard. Il avait tordu la bouche, pas un sourire, non, mais une intention, quelque chose qui avait touché le cœur de Manon, direct. Un aller sans retour. Un uppercut sentimental, un plein d’amour qui l’avait submergée.

—   Alors, tu t’en souviens ? insiste Claire.
—   Oui, fait Manon, les yeux brillants, encore sous l’émotion de ce souvenir.

Oh non pitié ! Pas les tralalas, on ne se laisse pas aller, ces petits morveux vont nous gâcher la vie, bouscule la licorne.

C’est peut-être son devoir, propose le censeur interne, un Dark Vador qui a bien du mal à se positionner sur le sujet.   

—   Tu vois, je vais t’avouer quelque chose, dit Claire. Ce jour-là, quand ton frère est arrivé, je l’ai détesté.
—   Quoi ?
—   Oui, d’abord parce qu’il allait t’éloigner de moi. Et, ensuite, parce que j’étais jalouse. Mes parents ne voulaient pas d’autre enfant. Je savais que je resterai fille unique alors que j’aurais rêvé d’être grande sœur, comme toi.
—   Oh…
—   Et ensuite, je l’ai adoré !
—   Oui, je me souviens, une vraie petite mère. Tu le portais tout le temps.
—   Oui. Et tu sais quoi ?
—   Non.
—   Même si ça t’embête un peu, je rêverais de les voir, les jumeaux, ils doivent être adorables.

Manon se frotte le nez. Elle est gênée. D’aussi loin qu’elle s’en rappelle, sa Clarinette a toujours vécu entourée de poupées et de peluches. Et depuis qu’elle habite sur la péniche, elle recueille les oiseaux blessés, les chats abandonnés et même les souris en détresse. Au grand dam de ses colocataires. Claire a l’instinct maternel ouvert et généreux. Et la patience et l’enthousiasme admirables.

—   Donc, toi, tu accepterais ?
—   Oui, répond Claire. En plus, c’est juste pour un mois. Et je serai avec toi, je pourrai vous aider, Mattéo et toi.
—   Tu ferais ça ?
—   Trente petits jours, Nounette.

Et trente nuits ! Elle oublie les nuits, la copine en champignon ! siffle la licorne.

—   Les billets sont pris de toute façon, non ? Alors, un couffin de plus ! ajoute Claire.
—   Les billets ? Attends, je ne sais même pas s’ils ont un passeport à leur nom !
—   Alors, renseigne-toi et compte sur moi. Je veux bien les trimballer dans le porte-bébé toute la journée.
—   Mais, il y en deux, Clarinette ! Comment tu feras ?
—   Un devant, un derrière ! répond son amie dans un éclat de rire. Allez, santé, ma choute ! Trinquons à nos nuits blanches et à ton amour. Pas question que tu laisses filer ton Mattéo. Il me plait bien celui-là !
—   Oups, chasse gardée, fait mine de gronder Manon.
—   Et puis qui sait ? L’Argentine, le tango, les hommes aux yeux de braise… peut-être trouverai-je un co-baby-sitter là-bas ?
—   Ah Clarinette, je t’adore ! répond Manon, émue et rassurée.

Punaise, je le savais, on ne m’écoute jamais ! s’énerve la licorne.

Tais-toi, elles ont raison, il s’agit d’être adulte ici ! tance Dark Vador.
52
Mise en avant des Auto-édités / Linko-T2- D'or et de flammes de Frédéric Faurite
« Dernier message par Apogon le jeu. 08/12/2022 à 17:49 »
Linko-T2- D'or et de flammes de Frédéric Faurite



Pour l'acheter : Amazon     Librinova 

Peu d’archives ont été retrouvées au sujet de ce qu’il convient d’appeler le plus grand scandale télévisuel du XXIème siècle en matière de téléréalité. Dans un souci de clarté et d’exactitude, ce récit comporte quelques morceaux choisis qui permettront au lecteur d’en apprendre davantage sur les événements qui ont suivi l’émission « La  Villa de la Gloire ». Son interruption brutale n’a pas pour autant marqué celle de son jeu dont la violence et le principe cruel semblent désormais coller à la peau des candidats, livrés à eux-mêmes dans la nature. Traqués. Désespérés. Répandant sur leur chemin un malheur presque contagieux. De multiples caméras, parfois dissimulées, ainsi que toutes sortes d’appareils destinés à capter la voix et l’image ont permis de constituer ce dossier.

   Ces retranscriptions qui peuvent être perçues comme des « bonus télévisuels » ont été classées dans la rubrique intitulée « La Suite du Programme ». L’extrait suivant au cours duquel le principal protagoniste réalise l’étendue du caractère horrible de la situation dans laquelle il se trouve nous a semblé approprié pour ouvrir ce second volume.

LA SUITE DU PROGRAMME – PROLOGUE TÉLÉVISUEL

   Une pinède baignée de lumière, surexposée. Plan américain sur un corps affalé contre un arbre. Plus mort que vif, le jeune homme est couvert d’une crasse sanguinolente ponctuée de brûlures et de blessures. Une voix sucrée commente la mise en scène dans un murmure.
— Est-ce que l’image est bonne ? Hmm… La lumière est peut-être un peu trop vive… Tant pis, on va s’en contenter et reprendre le tournage…

   Un bon programme télévisé, si tant est qu’il en existe, s’ouvre souvent sur des paroles enthousiastes et enjôleuses. Il ne faut toutefois pas s’y fier car c’est également le cas pour beaucoup de mauvais, y compris les pires.
— Chères téléspectatrices, chers téléspectateurs, clame fièrement la voix, soyez les bienvenus dans la « Villa de la Gloire » ! Votre émission continue dès à présent !

   Rien ne vaut un commentaire joyeux pour reprendre le fil, n’est-ce pas ? Quelle surprise ! Même une émission comme la « Villa de la Gloire » que l’on croyait en fin de course trouve toujours un moyen de se relancer… Ceci étant, les téléspectateurs ont-ils vraiment envie de voir revenir un tel programme ?
— Qu’en dis-tu, cher public ? Toi qui attends la suite de l’aventure ! Toi qui es aussi impatient que moi !

   Très bonne question ! Il faut dire que le contenu de l’émission avait de quoi surprendre, même pour de la téléréalité. Alors, public ? Estimes-tu que cette téléréalité mérite une seconde chance ?
— Votre imagination s’enflamme ? Elle n’est pas la seule… Si vous êtes prêts, contemplons ensemble ce nouveau décor. Une pinède illuminée par le soleil d’été, une nature sauvage aux parfums du sud, un magnifique ciel azur et une épaisse colonne de fumée recouvrant tout peu à peu…

   Et d’ailleurs, qu’en penseraient les candidats ? Seraient-ils d’accord pour prolonger la partie après tout ce qu’ils ont pu subir ?
— Il est environ treize heures et la journée a commencé sur les chapeaux de roue. Nous avons cependant la chance d’avoir sous la main quelqu’un de disponible pour ce nouveau départ. Un candidat qui a su tirer son épingle du jeu lors de la saison précédente ! Un volontaire – ou peu s’en faut – pour un tour de piste supplémentaire !

   Le volontaire en question restait muet comme si le redémarrage de l’émission ne le concernait pas. En réalité, il n’était pas en mesure de répondre. D’ailleurs, s’il avait pu le faire, il y a fort à parier que cela n’aurait pas été en termes fleuris.

   Encore… Encore et toujours l’émission… Ça n’en finira jamais…

   Perdu dans un épais brouillard, Colin Roy se sentait flotter, le corps endolori et l’esprit à la dérive, bien loin du réel. Son début de journée n’avait pas été des plus tendres : il avait failli mourir un nombre incalculable de fois. Battu, abattu, poignardé, mordu, dévoré, pulvérisé, brûlé, asphyxié… Les possibilités ne manquaient pas. Lui-même avait dû commettre des actes qui hanteraient les plus affreux de ses cauchemars pour le restant de ses jours. Tuer à défaut d’être tué.

   Ce trop-plein de fatigue, de violence et d’émotions avait eu raison de lui. À présent qu’il commençait à retrouver un usage minimal de ses pensées, celles-ci se focalisaient sur les sons ambiants. Quelqu’un parlait, discourait à n’en plus finir. Une voix pleine de promesses incertaines, interprétant aussi mélodieusement que dans un rêve des paroles de cauchemar. 
— Pour les rares téléspectateurs qui ne le connaitraient pas, laissez-moi vous présenter, sans plus attendre, l’un de nos plus impressionnants candidats, ou plutôt ce qu’il en reste, j’ai nommé : Linko !

   Linko… C’est bien de moi qu’il s’agit. Je suis donc toujours ce pseudonyme idiot, même après tout ce qu’il s’est passé.
— Comme vous pouvez le constater, notre chanteur à la voix d’or n’est pas au meilleur de sa forme mais il sera bientôt capable de nous voir et de nous entendre, faites-moi confiance. Allons, Linko ! Une grasse matinée qui déborde sur l’après-midi, ce n’est pas raisonnable, surtout le jour de ton anniversaire. Allez, debout ! Tout le monde t’attend !

   Qui me parle ? Je connais cette voix…

   Une gifle magistrale vint frapper Colin en plein visage. Incapable d’ouvrir les yeux, il n’avait pas vu venir l’attaque. La brûlure n’en était que plus cuisante.

   Ses mains tentèrent de bouger pour élever une garde et le protéger mais elles semblaient aussi lourdes qu’impuissantes.
— Réveille-toi, Linko ! Je te préviens, je continuerai à prendre soin de ton visage jusqu’à ce que tu sortes du cirage.

   Les baffes, les claques, les gifles, les roustes et toutes ces joyeusetés que distribuent la paume et le revers de la main défilèrent contre sa figure. Cependant, ce n’était pas tant leurs impacts répétés qui faisaient souffrir Colin mais bien le son particulier de cette voix : si familière et si lointaine à la fois. Il fallait qu’il ouvre les yeux, même s’il craignait plus que tout ce qu’il allait découvrir face à lui.

   Je dois reprendre conscience… Il faut que je vérifie si… Peut-être que j’ai mal vu avant de m’évanouir ? Peut-être que j’ai rêvé ou qu’il ne s’agit que d’une ressemblance ?

   Le jeune homme s’assura qu’il pouvait remuer la mâchoire puis vint refermer lentement ses dents sur l’intérieur de sa joue droite. Il enserra sa prise et la tortura aussi longtemps que nécessaire pour que ses paupières se mettent à trembler, subtil vacillement des cils.
— Regardez ! s’exclama alors la voix et, aussitôt, la grêle de coups cessa. On dirait bien qu’il est en train de s’éveiller… Cher public, c’est un moment faste ! Celui du retour de notre chanteur et champion !

   Blancheur intense de la lumière solaire. Ébloui, Colin ne parvint à ouvrir les yeux que partiellement. Tout ce qu’il pouvait distinguer dans un rayon compris entre vingt et trente centimètres était à peu près net. Ce qui allait au-delà devenait une bouillie floue, saturée de soleil.
— Oh non… gémit-il, agacé et désespéré.

   Dans cette fameuse zone de confort visuel se trouvait un élément qui l’oppressa instantanément : un objectif noir et luisant braqué sur lui.
— Encore ces saloperies de caméra…
— Tu fais erreur, lui répondit la voix qu’il rattacha aussitôt à la main gantée qui tenait l’appareil. On se la joue plus intime à partir de maintenant, simplement avec les moyens du bord.

   À y regarder de plus près, il s’agissait d’un smartphone dernier cri et non d’une de ces caméras sophistiquées qui avaient capté chaque seconde de sa vie lors de ces derniers jours dans la « Villa de la Gloire ».
— J’utilise mon portable par défaut et parce que je ne peux pas me permettre de perdre ne serait-ce qu’une seconde de l’émission, reprit la voix. De nombreux spectateurs exigeants veulent la suite !

   Allez, Colin, ouvre les yeux ! Tu dois savoir ! Fais-toi violence et regarde ! Regarde la vérité en face et tiens-toi prêt à déguster !

   Au prix d’un effort qui lui sembla surhumain, Colin s’extirpa de sa torpeur. Ses yeux s’ouvrirent en grand, le soleil lui brûla la rétine mais il se débarrassa de ses lueurs en clignant à plusieurs reprises et en portant son regard sur cette main gantée. Ce dernier remonta le long d’un bras enveloppé dans une combinaison noire, glissa sur une armure en kevlar, escalada une nuque longue et fine avant de finir sa course contre un visage. De nouveau, ce fut le choc. La même surprise qui l’avait fait s’évanouir quelques heures auparavant, aussi agréable qu’un coup de genou dans les parties génitales.
— Alors je ne rêvais pas ? Tu es des leurs, toi aussi ! déclara-t-il froidement avec le même état d’esprit qu’un César reconnaissant Brutus parmi les rangs des conjurés qui le perçaient de coups de poignard.
— Moi surtout ! Qu’est-ce que tu penses du nouveau choix de la production pour ce qui est de l’animation ?
— Ils doivent avoir beaucoup de budget s’ils ont pu se payer la plus ravissante des garces. Pas vrai, Mouza Vorobiev ?

   La pianiste partit d’un grand rire qui résonna dans la pinède et fit danser une vague étincelante de mèches blondes, cadre doré autour de son visage.
   


1

ALINE BREMOND ET LES SOLDATS DU FEU

1

   Une colonne de véhicules de pompiers gravissait le flanc d’un coteau couvert de garrigue. Sous leur passage, le bitume épuisé par le temps et désagrégé par les intempéries achevait par endroits de se disloquer, laissant apparaître un sol de poussière semblable à du safran. Poussés au maximum par leurs chauffeurs, les fourgons chargés d’hommes, les 4x4 et les lourds camions à échelle mugissaient dans les montées et ahanaient dans les tournants. Le soleil matinal déjà haut faisait reluire chaque pièce de métal et rendait les parebrises étincelants. La chaleur étouffante distordait les formes et, de loin, l’œil humain aurait eu de quoi s’étonner devant cette ondoyante procession de briques rouges et ardentes.

   D’un peu plus près, on distinguait dans ce convoi vermeil les taches sombres des soldats du feu, scrupuleusement semblables et solidaires dans leur uniforme. Seul un binôme, installé dans le camion à échelle occupant la troisième position du cortège, sortait du lot. Ces deux pompiers-là étaient dissemblables au point de paraître incompatibles, tellement différents sur tant d’aspects que l’on aurait pu penser à un tandem comique. Des Laurel et Hardy de la lance à incendie.
— Allez, avancez un peu, là ! grogna le conducteur, un grand gaillard d’âge mur au teint hâlé et au visage buriné par la lumière du midi. C’est vrai qu’il n’y a qu’une seule route pour grimper ici et qu’elle est complétement pourrie mais quand même… On perd un temps pas possible et Dieu sait qu’on n’en a pas en réserve !

   Ses doigts pianotaient fiévreusement sur le large volant dont il retirait parfois une main pour se soulager de la brûlure solaire et chasser la sueur qui émergeait à grosses gouttes de tous les pores de son visage.
— On dirait que certains des collègues ne sont pas des gars de chez nous… s’intrigua sa coéquipière, nettement plus jeune mais tout aussi accablée par la chaleur.
— Non, tu vois bien qu’il n’y a jamais eu autant de véhicules à Carros. Je crois que les deux tout-terrains devant nous viennent de Nice ou de Vence. Tous les copains de la région ont dû se mettre en route en voyant ce carnage.

   La jeune fille se pencha alors par la fenêtre ouverte et le vent fouetta par saccades ses cheveux roux. Ces entrelacs de boucles cuivrées voilaient par instants deux yeux couleur de forêt écarquillés, des traits doux, une peau de méridionale légèrement hâlée ainsi que des lèvres incarnates à peine desserrées. Sans se préoccuper du brasier capillaire qui obstruait partiellement sa vue, l’inquiète héroïne regardait l’immense colonne de fumée qui s’élevait au-dessus des collines. Une rature sur la page bleue du ciel. Ce n’était malheureusement pas la première fois que l’un des massifs de la région s’embrasait mais jamais un départ de feu n’avait été aussi subit ni une colonne de fumée aussi dense.
— Quel truc de malade, quand même ! C’est du délire !
— Le véritable délire, c’est que nous n’ayons rien reçu à la caserne. Pas le moindre message d’alerte de la part de qui que ce soit…
— À part moi bien sûr, mais c’était du pur hasard.
— Ouais, une chance que tu aies remarqué ce début d’incendie en venant. Je te tire mon chapeau, ou plutôt mon casque, Aline ! Tu nous auras fait gagner de précieuses minutes pour contenir ce bordel.

   La rouquine le regarda avec un grand sourire. Ce n’était pas souvent que son mentor daignait la gratifier d’un compliment. Elle n’avait cependant pas fait grand-chose, simplement un mouvement de tête vers la montagne en roulant sur l’autoroute. La vision des monts et des pinèdes lui communiquait toujours une joie légère et agréable, légèrement teintée de nostalgie. Depuis son enfance, elle s’y promenait avec sa famille et gambadait dans la garrigue sans jamais éprouver la moindre lassitude. Sentir les odeurs pourtant si familières du thym, du romarin et du fenouil était chaque fois une redécouverte et la musique des cigales lui paraissait sans cesse plus belle et plus complexe, comme une mélodie qui s’enrichirait de saison en saison.

   Aline Brémond débordait de souvenirs ensoleillés qui la consolaient des quelques chagrins qu’elle avait pu rencontrer dans sa vie. Certains des membres de sa famille, ses grands-parents notamment, s’en étaient allés vers un ailleurs qu’elle imaginait comme un été sans fin. Si ses aïeux étaient partis, les montagnes demeuraient sagement à leur place et cette simple idée offrait déjà un grand réconfort. Un jour, ce serait à son tour de parcourir ces lieux en tenant la main à ses petits-enfants tout en leur racontant ce qu’elle savait du folklore : l’histoire comique de la sardine qui boucha le Vieux Port à Marseille, un ou deux contes horrifiques liés à la Tarasque ou bien la légende de la mythique cité engloutie de Tauroentum.

   Voilà à peu près à quoi songeait Aline lorsque ses yeux s’étaient écarquillés à la vue de cette colonne de fumée déjà épaisse qui barrait le paysage à la manière d’un ruban noir sur un faire-part de décès. Alors avait enflé dans son cœur une peur sourde que rien n’avait pu atténuer. Elle avait foncé jusqu’à la caserne et donné l’alerte, faisant bondir l’essentiel de leur effectif d’intervention. Seul point positif, son mentor semblait lui en être reconnaissant.
— Merci beaucoup, René !
— T’emballe pas, la bleue !
— Je te signale qu’on est tous rouges chez les pompiers, rétorqua-t-elle en tirant la langue avant de se rendre compte que son capitaine gardé les yeux fixés sur la route, l’air sérieux.
— N’importe qui aurait fini par remarquer la colonne de fumée noire et je parie que la caserne doit maintenant crouler sous les appels de tous ceux qui auront jeté un coup d’œil aux montagnes.

   Sacré René… Il est toujours aussi incapable de faire un compliment et de s’y tenir, il aura toujours une petite phrase pour contrebalancer.

   La jeune femme, pompier volontaire venant à peine de fêter ses dix-neuf printemps, ne se départit pas de son enthousiasme. En deux ans de formation, Aline s’était habituée au caractère bien trempé et à l’humeur parfois changeante du capitaine Grimaud. Certes, René ne mâchait pas ses mots, émettait souvent des remarques déplacées sur les femmes ou des opinions politiques douteuses mais elle le lui pardonnait car il était ainsi par tradition plus que par conviction. Après l’avoir officiellement et irrévocablement identifié comme un vieux con raciste et misogyne lors de ses débuts, Aline avait pourtant fini par réviser son jugement. René débitait simplement les niaiseries dont avait dû l’abreuver sa famille et qu’il révisait à l’occasion lors de ses passages au bistrot du coin au cours de son temps libre. Toutefois, il n’avait jamais émis le moindre jugement négatif sur Aline contrairement à d’autres hommes, y compris dans sa propre famille, qui ne se gênaient pas pour lui faire comprendre qu’elle serait mieux occupée à astiquer les cuivres d’une batterie de cuisine plutôt que ceux du grand camion échelle de la caserne de Carros. La palme d’or de l’indélicatesse revenait à un beauf qui, lors d’une intervention chez une vieille dame ayant glissé sur l’une des tomettes de sa cuisine, l’avait interpellée alors qu’elle chargeait le brancard dans le camion.
— J’ai une belle lance à incendie juste pour toi, poupée, lui avait soufflé une voix goguenarde et nasillarde filtrant à travers une rangée de poils graisseux.

   Aline était restée interdite, muette et gênée face à un gros type rond et moustachu qui avait probablement dû servir de modèle à Binet pour dessiner Robert Bidochon. En revanche, René n’avait fait ni une ni deux et était allé directement défier le gaillard.
— Et moi, j’ai une belle botte d’intervention juste pour calmer les ardeurs de ta lance à incendie si je t’ai encore sous les yeux dans cinq secondes !

   L’homme avait aussitôt tourné les talons sans demander son reste. Il n’y avait que très peu de personnes capables de soutenir le regard du capitaine Grimaud lorsqu’il s’énervait. Aline savait aussi qu’il ne balançait pas de paroles en l’air et que l’entrejambe du moustachu avait manqué de peu de faire connaissance avec la coque de protection en cuir de la ranger de René.
— Maintenant, tu sais quoi répondre la prochaine fois, avait-il simplement déclaré à Aline.

   Ce n’était pourtant pas cet incident isolé qui avait définitivement réhabilité René aux yeux d’Aline. En réalité, il s’agissait des multiples moments où tous deux se trouvaient en intervention. Elle avait perçu le soin et le zèle qu’il apportait à son métier auquel il se consacrait corps et âme, ne comptant pas les heures passées auprès des victimes. Elle-même avait choisi d’intégrer la brigade en tant que pompier volontaire par envie de se rendre utile et de venir en aide à tous ceux qui en avaient besoin, que ce soit un chat coincé en haut d’un arbre, un enfant tombé de la cage à singes au parc ou une personne âgée en détresse.

   Les grands airs et les mots durs de René cachaient en réalité une personnalité plus fragile qu’il n’aurait voulu l’admettre. L’armure du capitaine Grimaud peinait parfois à contenir l’éclat de l’âme lumineuse qu’elle renfermait. Aline avait bien remarqué à quel point son regard vif perdait sa lumière lorsque les victimes passaient de l’autre côté, particulièrement lorsque celles-ci étaient bien trop jeunes pour mourir. Alors, elle avait fini par se dire que son capitaine ne se rendait pas au bistrot pour râler sur les femmes ou les immigrés mais pour boire jusqu’à oublier les mauvaises journées. Un jour, elle avait même vu une unique larme rouler sur les joues rugueuses de son mentor alors qu’ils s’efforçaient en vain de sauver les derniers hectares d’une pinède en proie aux flammes.
— Tu vois… avait-il murmuré en étouffant un sanglot. Ça, c’est le pays qui part en fumée…

   La colère avait empourpré les joues de la volontaire Brémond en songeant que quelqu’un avait volontairement contribué à anéantir cette forêt. La gendarmerie les avait informés que la ou les ordures à l’origine de l’incendie s’étaient montrés particulièrement efficaces et méthodiques en utilisant un chat qu’ils avaient arrosé d’alcool ou d’essence à briquet. Ils avaient ensuite enflammé l’animal avant de le lâcher dans les bois où la bête affolée s’était précipitée partout où elle pouvait pour essayer d’échapper à la souffrance, embrasant brindilles et bosquets dans sa course désespérée. Aline ne s’était sentie mieux qu’en imaginant sa propre botte pilonner les responsables selon la méthode préconisée par son capitaine.

   Aujourd’hui, face à la fumée noire qui obscurcissait peu à peu le ciel, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de prier pour que les dégâts ne soient pas aussi importants que la dernière fois, pour que la forêt ne souffre pas trop et, surtout, pour qu’aucun de ses collègues ne soit blessé au cours de leur intervention. La conviction qu’ils fonçaient tous tête baissée vers un danger mortel ne la lâchait pas.
— Tu n’as pas trop chaud ? lui demanda René dont le front ruisselait.
— Ça va… J’ai juste l’impression d’être au sauna.
— Tiens le choc ! Je préfère ne pas mettre la climatisation, le moteur galère déjà assez comme ça.
— Sans compter les possibles émanations toxiques…
— On doit être encore un peu loin pour souffrir de quoi que ce soit mais on sortira les masques si le besoin s’en fait sentir.

   Ce qui préoccupait avant tout Aline, c’était le caractère insolite de ce départ de feu dans une zone qu’elle ne connaissait que très peu et qu’elle pensait entièrement déserte.
— Mais qu’est-ce qu’il peut bien y avoir là-haut pour qu’il y ait une telle fumée ?

   On pourrait tout imaginer : une baraque construite avec des matériaux douteux, une grange pleine de foin moisi, une cache de produits stupéfiants ou, pire, un dépôt secret militaire contenant des armes dangereuses…
— Qui sait ? répondit René. On a beau être à la lisière d’un parc naturel, il y a toujours quelques richards suffisamment friqués ou quelques mecs assez audacieux pour contourner les interdictions.
— C’est quand même étrange de vouloir aller se planquer loin de tout…

   La jeune pompière s’imagina une fraction de seconde vivant dans une maison aussi retirée. Elle frissonna en pensant à ce qu’elle pourrait éprouver au cours d’une froide nuit d’hiver ou bien lors d’un été aride, cernée par une pinède en flammes. S’efforçant de chasser de son esprit ces pensées peu réjouissantes, elle choisit de se préparer au mieux à affronter le sinistre en glanant quelques conseils auprès de son collègue.
— Comment tu le sens, cet incendie, toi ?
— On l’a vu à temps donc ça devrait aller et je pense que nous sommes assez nombreux pour le maîtriser. Cela dit, quand on voit comment le ciel se couvre… Je me demande si toute cette putain de chaleur ne va pas nous déclencher un orage. Il faudra être très vigilants : là-bas, ce sera la nuit.
— La nuit ?
— Avec toutes ces fumées et ces nuages, on aura sûrement l’impression qu’il fait noir comme dans un four.

   En effet, la luminosité diminuait peu à peu et la colonne de véhicules s’engouffrait dans un brouillard dont les fumées piquaient les yeux et la gorge. Les incisives en tenailles, Aline ne put s’empêcher de happer sa lèvre inférieure pour la mordiller nerveusement.

2

   Moins d’un quart d’heure plus tard, le brouillard s’était effectivement mué en une nuit enfumée. Les véhicules roulaient tous phares allumés dans une obscurité aussi oppressante qu’artificielle, leurs essuie-glaces déblayant de temps à autres les cendres qui se posaient sur les vitres. Alors qu’Aline se demandait s’ils ne s’étaient pas perdus, les deux véhicules qui ouvraient la route pilèrent brusquement. René freina violemment, aussitôt après avoir été alerté par les éclairs rouges de leurs feux stop. Sa coéquipière se sentit partir en avant puis fut cisaillée et renvoyée illico à sa place par la ceinture de sécurité.
— Ils auraient pu anticiper, ces idiots ! rouspéta-t-elle.
— Je doute qu’ils en aient eu le temps… Mets ton casque et attache bien tes cheveux, on descend !

   Tous deux bondirent hors du camion et s’avancèrent en direction des deux 4x4 dont les occupants étaient également sortis.
— Qu’est-ce que vous attendez ? demanda René en les voyant tous immobiles.
— La route s’arrête là. On a un portail devant et un mur d’enceinte immense.
— Merde…

   Deux pompiers qui s’étaient avancés jusqu’aux immenses battants de fer en revinrent en courant. L’agacement se lisait sur leur visage.
— C’est fermé, le portail est verrouillé ! Il n’y a pas de sonnette !
— Je ne crois pas que le propriétaire ait le temps de te répondre, ironisa le second avant de se tourner vers René. Toi qui es du coin, tu as une idée de ce qu’il y a derrière ces murs à la con ? Le repaire d’un spécialiste des remparts et fortifications ?
— Je n’en sais foutre rien mais quoi que ce soit, ça flambe sous le mistral depuis un bon moment déjà.
— En chemin, reprit le premier pompier, on a demandé un appui aérien et on a au moins deux Canadairs qui vont se relayer pour arroser la zone.
— C’est une bonne nouvelle mais ça ne suffira pas. On ne sert à rien si on reste à attendre comme des piquets devant ce portail. Je vais tenter quelque chose, quitte à me faire taper sur les doigts pour destruction de matériel.
— À quoi tu penses ?
— Vous allez parquer vos véhicules sur le côté et commencer à mettre en place les dispositifs de coupe-feu. Toi, Aline, tu vas aller prévenir les copains qui attendent derrière en leur demandant de reculer autant que possible.
— Ne me dis pas que tu comptes enfoncer le portail ! s’exclama la jeune femme, stupéfaite par le procédé et, plus encore, par le fait de voir René Grimaud mettre en péril son précieux camion.
— Tu vois une autre solution ? Il me faudra peut-être plusieurs essais mais le pare-chocs du camion devrait supporter les coups. Une fois que ce sera fait, on pourra intervenir.

   Le plan de René étant le meilleur et le seul, tout le monde s’employa à l’exécuter au mieux. Aline s’arrangea pour que le camion gagne quelques mètres de recul. Le moteur vrombit puis l’entraîna en avant. Le mastodonte rouge sembla se perdre dans la fumée, puis il y eut le choc. La jeune femme eut l’impression qu’une immense baguette venait de s’écraser contre un gong monumental. Elle courut jusqu’au portail et fut heureuse de constater que les plaques d’acier venaient de perdre un peu de leur rigidité. La collision avait ouvert un espace d’à peine un centimètre entre les battants. Ce qu’Aline distingua à travers lui apprit qu’il n’y avait pas une seconde à perdre. Un incendie qui jette de telles lueurs n’a strictement rien d’ordinaire.
— On remet ça ! hurla René en actionnant la marche-arrière.

   Lorsque la machine percuta de nouveau le portail dans une désagréable détonation accompagnée de divers crissements, le pare-chocs sembla souffrir davantage que la cible elle-même. Les barres blanches métalliques s’étaient tordues sur les extrémités.
— Bon sang ! Qu’est-ce que c’est que cette barrière ?
— Recommence, René ! s’écria Aline. Le bruit était différent cette fois et l’espace entre les battants s’est encore agrandi.

   Le capitaine fit une ultime fois machine arrière. Aline contempla le camion d’un point de vue qui aurait été celui du portail s’il avait été vivant. Elle constata à quel point le véhicule allait vite et elle s’écarta prudemment. Depuis le bord de la route, elle vit le camion heurter le portail avec fracas… puis disparaître !
— Mais ! s’exclama-t-elle, un peu bêtement, avant de comprendre que l’obstacle avait enfin cédé face à ce dernier assaut.
— Il a réussi ! s’écria un des pompiers qui patientait sur le côté. On y va !

   Aline fut la première à se précipiter à la suite du camion tandis que ses collègues regagnaient leurs véhicules. Le spectacle qui s’offrit à elle était celui d’un vaste et rougeoyant chaos. Le gigantesque parc qui s’étalait devant ses yeux flambait de toutes parts. Plusieurs foyers s’étaient déclarés qu’il s’agisse des pelouses, des massifs de fleurs ou, encore, des parcelles de pinède conservées çà et là. Elle comprit que les brigades devaient progresser avec la plus extrême précaution pour ne pas se retrouver cernées en plein milieu de ce cauchemar. La source principale de l’incendie paraissait encore lointaine mais la combattre directement était secondaire. Pour l’heure, il s’agissait avant tout de sécuriser le périmètre ainsi que le reste de la colline.

   Le camion de René, qui avait stoppé une vingtaine de mètres après le portail, reculait prudemment. Il l’arrêta au beau milieu de la zone de gravier situé à l’entrée, à proximité de ce qui semblait être un héliport où flambaient les restes d’une carcasse.
— Déployez-vous en vitesse ! hurla le capitaine en bondissant du véhicule et en courant vers la lance à incendie.
— Ça va, René ? s’enquit Aline en accourant pour lui prêter main-forte.
— J’ai rarement vu un bordel pareil, on dirait une scène de guerre ! Quelque chose a dû exploser et arroser la zone pour qu’il y ait autant de foyers d’incendie dans ce parc !
— Est-ce qu’on aura assez d’eau ?
— On a un bon stock mais on n’en aura jamais assez pour éteindre ce merdier. La seule solution serait de trouver des bornes sur le terrain pour brancher les lances.
— On va y arriver ! On n’a pas le choix !

   L’ensemble du convoi se hâta de se mettre en position puis ils s’attaquèrent à l’incendie. Les camions lourds furent déployés le long du mur de l’enceinte, profitant de l’espace entre celui-ci et les arbres du parc. Les véhicules plus légers tentèrent d’ouvrir un périmètre sûr tout en remontant l’allée principale. Chaque pompier voyait avec appréhension les réserves d’eau diminuer à vue d’œil. Enfin, après une demi-heure de lutte contre les flammes, les soldats du feu parvinrent à dénicher une arrivée d’eau destinée à l’arrosage des massifs de fleurs. Aussitôt, le tuyau d’arrosage fut exploité et permit de compenser un tant soit peu l’amenuisement des réserves. Quelques instants plus tard, une prise d’eau exclusivement destinée à lutter contre un incendie fut découverte par un groupe de pompiers qui s’empressèrent de la mettre à contribution. Malgré ces bonnes surprises et tous les efforts mis en œuvre pour lutter contre le brasier, la situation demeurait stable. Le vent attisait les flammes et projetait des flammèches au loin, y compris par-dessus le mur d’enceinte.

   Seule l’arrivée du premier avion jaune fut salutaire et permit d’apaiser la fureur du feu. Leur « pélican », plus connu sous le nom technique de Canadair CL-415, largua ses six tonnes d’eau quelques dizaines de mètres au large de leur position, leur offrant un peu de sécurité et de fraîcheur.
— On s’en sort bien finalement, murmura Aline soulagée.
— C’est loin d’être fini, pourtant ! lui lança un de ses collègues qui s’efforçait de faire barrage aux flammes qui les entouraient. Il faudra encore de nombreux passages pour que tout soit sous notre contrôle et le vent peut encore nous jouer des tours entretemps.
— Je préfère envisager le meilleur plutôt que le pire. Il faut en venir à bout, c’est tout ce qui compte.

   Un large sourire glissa sur les lèvres du capitaine Grimaud, fier de la ténacité de son élève, heureux de lui entendre prononcer des paroles qui auraient tout à fait pu être les siennes. Il songea qu’Aline avait déjà l’arme essentielle que le pompier doit opposer à un incendie : la ténacité.

   Deux heures durant, confortés par l’appui aérien, ils disputèrent à l’incendie chaque pouce de terrain. Des hélicoptères porteurs d’eau ainsi que des renforts terrestres étaient venus grossir leur nombre et ils commençaient à se rendre maître de la première moitié du parc. La villa au centre ainsi que le reste de la propriété semblaient malheureusement perdus. Une partie des nouveaux arrivants fut envoyée à l’extérieur du mur d’enceinte afin de tenter de contenir l’incendie en allumant des coupe-feux. Cette manœuvre impliquait de faire brûler préalablement des bandes de végétation afin d’épuiser l’incendie. Cela ne limitait toutefois pas les sauts de flammes mais, par chance, le vent avait fini par tomber.

   Enfin, après un travail de tous les instants, une issue heureuse sembla se dessiner. Ce fut avant que l’on ne découvre le premier blessé. Un groupe de trois pompiers passa brusquement devant eux, portant un brancard de fortune sur lequel reposait un corps hâtivement recouvert d’une couverture de secours. Aline eut le temps de voir une main couverte de cloques noires et violacées s’agiter sur le côté. Ce détail ainsi que la forme pratiquement crochue de ces doigts aux mouvements saccadés et convulsifs lui saisirent le cœur.
— Un blessé ? s’étrangla René. Dans cette fournaise ?
— Je t’assure ! s’écria le gars qui dirigeait l’autre section. C’est un type qui a des brûlures au troisième degré sur la majorité de son corps mais il bouge encore. Comme il convulse, on l’a sanglé dans le brancard.
— Après tout ce temps au cœur de l’incendie, c’est un véritable miraculé ! s’étonna Aline.
— Miraculé, il faut le dire vite... Vu ce qu’il en reste et ce que la vie lui réserve, je me demande si la mort n’aurait pas été préférable… déclara sombrement René. Comment tu comptes procéder, mon gars ?
— Mes hommes le transportent actuellement vers notre point de départ, dans le camion de l’entrée. L’un d’eux va rester avec lui pour tenter de le maintenir en vie en attendant l’arrivée d’un hélico puis ce sera direction le CHU de Nice et le service des grands brûlés.
— En espérant qu’il tienne le choc… De notre côté, on va progresser dans la même direction en ouvrant doublement l’œil maintenant qu’on sait que la propriété n’était pas déserte.

   Le groupe poursuivit son avancée parmi le parc embrasé, laissant derrière lui une traînée de cendres mouillées. Les jets d’eau leur permettaient de s’ouvrir un passage parmi les flammes mais aucun d’eux n’osait se risquer immédiatement en avant de peur d’être pris en tenaille par l’incendie. Le passage d’un second Canadair dissipa subitement l’ensemble des foyers qui se trouvaient devant eux et ils purent enfin se rapprocher de la villa, déjà partiellement effondrée.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé, ici ? gémit un pompier en contemplant la vision infernale de cet ancienne allée principale durement rachetée aux flammes.

   En-dehors des cendres, de quelques braises encore ardentes et des flaques d’eau, le chemin était parsemé d’informes rouleaux d’étoupe noirâtre disposés de façon anarchique. Il fallut quelques secondes à Aline pour comprendre qu’il s’agissait de corps humains carbonisés. Elle ne put retenir un cri d’effroi, une plainte aiguë qui semblait sortir de la bouche de chacun de ceux qui contemplaient la scène, muets de terreur.
— Bordel de merde ! s’exclama enfin un pompier. Tous ces morts…
— Ils sont complètement cramés… murmura un autre. Ils essayaient sûrement de fuir la villa en flammes…
— Tu es sûr ? demanda René en s’avançant.

   Il s’accroupit auprès de l’un des corps et l’observa un instant.
— Peut-être que ces gens fuyaient mais je trouve curieux qu’ils ne soient pas parvenus plus loin. La concentration de corps dans cette zone est plutôt surprenante, on croirait plutôt une scène de bataille ou d’exécution. D’ailleurs, regardez !

   Sa main se referma sur un objet noirâtre qu’il brandit en direction de ses coéquipiers. En dépit des dommages que lui avait causés l’incendie, on pouvait clairement reconnaître la forme d’une arme de poing dont les parties métalliques étaient restées intactes tandis que tout le plastique avait fondu.
— Un pistolet ! s’écria Aline.
— Il s’est passé quelque chose de très louche ici. Un sale truc !
— Ça doit être un règlement de comptes entre des mafieux ou des gangs rivaux, suggéra l’un des pompiers.

   René s’efforçait de garder son calme malgré le fait qu’il ne pouvait qu’approuver l’hypothèse de son collègue. De nouveau, il observa l’allée du parc et s’aperçut que d’autres armes jonchaient le sol et que certains des corps étaient enchevêtrés comme si le feu les avait figés au cours de leur lutte.
— Regarde, René ! lui lança Aline. Certains de ces cadavres avaient des casques et des tenues de combat.
— Elle a raison ! renchérit l’un des pompiers. On dirait des gilets pare-balles !
— De toute évidence, cet incendie est criminel ! trancha le capitaine Grimaud. Inutile de se perdre en réflexions, nous devons continuer le travail. La gendarmerie est sûrement déjà en route, j’aimerais que l’un de vous les contacte par radio pour les prévenir qu’on se trouve sur une scène de crime.

   Aline, brusquement suffoquée par la multitude de cadavres noirâtres aux visages de cauchemar, se porta volontaire et s’élança en direction de l’entrée du parc. Elle n’entendit donc pas l’étrange gémissement que lança un blessé alors que les pompiers venaient de reprendre leur activité. Ce son bas et curieusement rauque attira aussitôt leur attention et ils se précipitèrent vers l’un des corps, étendu entre deux buissons de chêne kermès carbonisés.
— Encore un mec vivant ? s’intrigua un pompier. Ça dépasse le miracle à ce stade !
— Il bouge !
— Incroyable !
— Aidez-moi à le sortir de là ! ordonna René. C’est sûrement son casque et son armure qui lui ont sauvé la mise.
   
   Avec d’infinies précautions, ils transportèrent le corps jusqu’à l’allée pour l’écarter et le préserver des flammes. Puis, l’un des soldats du feu releva lentement la visière du casque.

3

   Remontant à toute vitesse l’allée en direction du camion, Aline s’efforçait de chasser de son esprit le spectacle de fin du monde auquel elle venait d’assister. Cet incendie, ce parc ravagé et, surtout, tous ces corps transformés en masses d’étoupe… Elle n’était pas prête pour ce genre de vision. Aucune personne douée de sentiments n’aurait pu l’être et aucune formation n’aurait pu la préparer à contenir ses émotions. Même ses collègues ayant des années d’expérience au compteur s’étaient décomposés devant ce cauchemar.

   Toute essoufflée, la jeune fille aperçut enfin les véhicules stationnant à l’entrée et remarqua du mouvement dans l’un des fourgons médicalisés. Sûrement celui où l’on avait emmené le blessé. Elle se précipita vers son collègue qui était penché sur la civière, lui tournant le dos.
— Alors, comment est-ce qu’il s’en sort ? demanda-t-elle lorsqu’elle eut récupéré un peu d’air.

   Pas de réponse. Aline supposa que le soigneur était trop occupé pour lui faire un compte-rendu. Peut-être même ne l’avait-il pas entendue ? Sans prendre ombrage, elle se recentra sur sa mission et s’engouffra à l’avant du véhicule par la portière du côté passager.
— Je t’emprunte ta radio. Il faut que je prévienne les gendarmes que ce n’est pas un simple incendie.

   Aline s’installa et décrocha le combiné. Le message parviendrait auparavant au centre de secours où un stationnaire le ferait suivre à la gendarmerie. Toutefois, à peine fut-elle installée qu’une main se referma sur son épaule et qu’elle sentit qu’on lui tirait douloureusement les cheveux.
— Qu’est-ce qui se passe ? gémit-elle, pensant que son collègue réclamait un peu brutalement son aide.

   Lorsqu’elle tourna la tête, elle constata que ce n’était pas un pompier qui lui faisait face mais un visage noirâtre, partiellement décomposé dont les yeux semblaient encore contenir des flammes. Le supposé blessé venait de refermer ses dents sur une bonne partie des cheveux d’Aline ainsi que sur l’appui-tête de son siège, l’éventrant jusqu’à son rembourrage de mousse.
— Lâche-moi ! hurla-t-elle de façon hystérique tandis que l’étreinte sur son épaule et sur ses cheveux se resserrait.

   Folle de terreur, Aline entendait juste contre ses oreilles les grognements et les cris du monstre, écœurant mélange de gargouillements et d’aboiements.

   Qu’est-ce que c’est qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que cette chose ? Ses yeux rouges ! Lâche-moi ! Lâche-moi ! LÂCHE-MOI !

   Elle chercha des yeux une arme durant une fraction de seconde mais ne trouva rien de mieux que le combiné qu’elle serrait dans sa main droite. Avec toute la vivacité acquise dans ses entraînements réguliers, elle vint frapper à plusieurs reprises la hideuse apparition au visage avec l’objet. Coup sur le nez. Le front. La joue. Lambeaux de papyrus noirs. Puis, l’antenne vint directement se ficher dans l’un des yeux rougeâtres, lequel se perça de la même manière qu’un œuf mollet. Un liquide roux et brûlant se déversa sur la main d’Aline tandis que le monstre relâchait sa prise.

   Bondissant hors du fourgon, Aline se félicita d’avoir laissé la porte ouverte. Lorsqu’elle atterrit sur le gravier, elle contempla le véhicule tout en s’essuyant frénétiquement la main à son treillis. Son collègue pompier se trouvait toujours à l’intérieur, parfaitement immobile au niveau de la porte latérale.
— Sors de là ! lui lança-t-elle.

   L’homme sembla bouger un instant mais ce n’était que sous l’impulsion de la créature qui essayait de sortir du véhicule. Le corps du pompier bascula en arrière et vint choir lourdement à terre. Son visage et son cou étaient barbouillés de sang frais, une large morsure avait réduit sa gorge en une indescriptible bouillie.

   Aline sentit un hurlement monter en elle et exploser depuis ses cordes vocales. Un cri de terreur aigu et désespéré, réaction épidermique et animale qui la soulagea presque avant que son esprit ne reprenne le dessus.
— À l’aide ! s’écria-t-elle, désemparée en se précipitant vers son camarade prête à tout mettre en œuvre pour le secourir et conscient qu’elle ne pouvait sûrement plus rien pour lui au vu de sa blessure. On a un pompier à terre !

   Son appel sembla se perdre dans les crépitements de l’incendie. Toutes les équipes s’occupaient de contenir les flammes loin de sa position, aucune aide à espérer pour le moment. Par ailleurs, Aline n’avait guère le temps de prodiguer des soins à son collègue car son agresseur occupait toujours le fourgon, prêt à lui tomber dessus pour la saigner à son tour. Heureusement pour elle, la chose monstrueuse qui venait de tenter de la mordre se trouvait partiellement empêtrée dans sa civière, les jambes immobilisées par la couverture que maintenait une sangle. La jeune volontaire eut la tentation de s’enfuir mais elle se ravisa en songeant que, tôt ou tard, la créature parviendrait à se rendre libre de ses mouvements. Sans écouter sa peur, elle bondit jusqu’à la porte latérale qu’elle referma aussitôt. Dans la foulée, elle fit claquer la portière avant par laquelle elle s’était jetée hors du véhicule.
— Il ne peut plus sortir, tout va bien… murmura-t-elle sans toutefois retirer ses mains de la portière comme si elle craignait de la voir s’ouvrir vers elle et non plus glisser sur le côté.

   À l’intérieur, le monstre s’agitait tel un dément. Il martelait de coups désordonnés tout ce qui se trouvait à sa portée. Chocs métalliques. Pulsation chaotique dans l’incendie.
— À l’aide ! s’égosilla la malheureuse Aline. Venez m’aider, s’il vous plait !

   Seule face à cet être qui lui semblait venir tout droit de l’enfer, Aline aurait voulu pouvoir verrouiller le camion. Elle doutait que son unique passager soit en état de se servir d’une poignée de portière mais elle préférait s’assurer qu’il ne puisse pas en actionner une par hasard. Elle s’approcha donc du corps de son collègue qu’elle se mit à fouiller en prenant sur elle pour oublier qu’elle avait affaire à un mort. Quelques secondes plus tard, dans la poche du pantalon, ses doigts se refermèrent sur les clés. Elle actionna le verrouillage automatique et se détendit en entendant le véhicule réagir au doigt et à l’œil. Quel son magnifique lorsqu’il permet de sauver une vie ! Elle regarda à travers la vitre de la cabine la chose qui s’agitait à l’intérieur du camion, condamnée pour l’instant à hanter cet espace réduit.

   Ce fut seulement dans ce moment de repos où ses facultés intellectuelles n’étaient pas intégralement occupées à assurer sa survie qu’elle se permit de se poser quelques questions essentielles.

   Comment quelqu’un ayant subi de telles brûlures peut-il encore bouger à ce point ? Est-ce que ce serait une réaction désespérée pour survivre ? Pourquoi est-il aussi agressif dans ce cas ? Il a quand même tué un pompier, putain ! Et puis, il y a son regard ! Ses yeux n’étaient vraiment pas normaux !

   Il lui apparut rapidement que rien ne semblait pouvoir expliquer l’état de démence sauvage et violente dans lequel se trouvait le mystérieux blessé du camion. La seule véritable conclusion qu’elle put tirer, c’est que l’incendie n’était plus leur principale préoccupation désormais. Elle hésita à lancer un autre appel en direction de ses collègues.
— Tout le monde est trop loin… Je devrais aller les rejoindre et les prévenir…

   Cependant, elle obtint soudainement une réponse. Un bruit insolite. Un infâme gargouillement. Elle fit aussitôt volte-face et découvrit son collègue pompier en train de se relever, en dépit de sa plaie béante à la gorge.
— Il est vivant ! s’exclama-t-elle en se précipitant vers lui. Ne bouge pas ! Tu vas aggraver ta blessure. Je vais te…

   Aline s’apprêtait à lui faire une compresse et à mettre en pratique tout ce qu’elle avait pu apprendre dans ses modules de secourisme mais sa voix se cassa brusquement. Le pompier venait de tourner ses yeux vers elle et de lui lancer un regard qu’elle reconnut instantanément. Un regard rouge !
— Non… balbutia-t-elle en contemplant le blessé se relever. Non…

   Aline demeura un instant paralysée, presque envoûtée par ce qui se produisait. Son collègue titubait mais parvint à se stabiliser. Une fois sur ses jambes, il la dévisagea un instant. Ce qu’elle put lire sur son visage lui donna aussitôt la nausée et elle détourna légèrement les yeux, juste assez pour ne pas avoir à fixer les pupilles rougeâtres qui la détaillaient. Juste assez pour ne pas le perdre de vue.
— Je rêve… On dirait que la morsure l’a… l’a contaminé…

   Quelques films d’épouvante lui revinrent soudain à l’esprit ainsi qu’un mot. Simple et net. Zombie. Deux syllabes qui suffisaient à planter instantanément tout un contexte, tout un univers dont l’espoir ne faisait plus partie.
— Ce n’est pas possible… Ça n’existe pas…
   
   Chancelant, couvert de sang, le pompier se mit à avancer vers elle. Ses bras tendus auraient pu passer pour une demande d’aide, un appel au secours mais la jeune femme ne s’y trompait pas. Elle était certaine que les mains qui s’agitaient à quelques mètres d’elle ne demandaient qu’à se refermer autour de son cou. Leurs doigts crispés l’attireraient ensuite jusqu’aux mâchoires barbouillées de sang et il n’aurait plus qu’à…
— Jamais… chuchota-t-elle en sortant de sa torpeur et en se mettant à reculer.

   Sans quitter du regard ce qui avait été son collègue, elle gagna à reculons un des véhicules tout-terrain garés à proximité. Par chance, le coffre était resté grand ouvert et contenait une grande quantité d’équipement dont des bombonnes d’oxygène, quelques battes à feu, divers projecteurs et lampes-torches ainsi qu’un objet qu’elle attrapa aussitôt qu’elle l’aperçut. Une étrange forme de soulagement la gagna en même temps qu’elle refermait ses mains sur le manche d’une hache d’intervention. Elle se sentait mieux maintenant qu’elle possédait cet outil familier. Pourtant, jamais jusqu’alors elle ne l’avait envisagé comme arme d’auto-défense.
— JAMAIS ! répéta-t-elle avec fermeté et colère en serrant farouchement sa trouvaille.

   Le cadavre avançait toujours vers elle, la fixant de son regard vide et pourpre. L’énergie qui l’animait était presque écœurante tant elle traduisait une insatiable faim et soif de chair et de sang humains. L’instinct d’Aline ne lui commandait plus de fuir, il exigeait d’elle qu’elle fasse disparaître par tous les moyens nécessaires l’abomination qui se dandinait grotesquement vers elle. Son arme comportait une double-tête, hache d’un côté et pic de l’autre, qui offrait de nombreuses possibilités. Elle n’aurait qu’un geste précis et nerveux à faire pour venir à bout de la chose.
— Je ne peux pas…

   Aline ne se voyait pas balayer ainsi la vie de l’un de ses collègues. Certes, cela abrégerait peut-être ses souffrances – surtout les miennes – mais il y avait peut-être autre chose à tenter pour le sauver. Et, même si sa vie était perdue, il permettrait peut-être d’en apprendre plus sur le phénomène qui venait de le frapper.
— Je dois prévenir René et les autres sans perdre une seconde ! Ils risquent de tomber sur d’autres blessés dans le même état !

   Sa hache à la main, elle s’élança sur l’allée en direction de son équipe. Son poursuivant se mit à se traîner dans la même direction tout en continuant à pousser ses horribles gargouillements et à cracher des gerbes de sang. Il évoluait lentement mais quelque chose dans l’esprit d’Aline lui disait qu’il ne s’arrêterait pas. Qu’il ne s’arrêterait plus.

4

   Jamais Aline n’aurait pensé qu’un problème tel que l’incendie qui ravageait le parc et une partie du massif puisse passer au second plan. Elle courait sur l’allée en songeant à ce qui allait se passer si ses collègues découvraient d’autres blessés dans le même état que celui-ci. Elle priait également pour qu’aucun membre des deux équipes qui contenaient l’incendie au niveau des enceintes n’ait la mauvaise idée de revenir à leur point de départ. Comme le pompier transformé se traînait derrière elle, personne ne risquait de tomber dessus mais il y avait toujours la possibilité pour qu’un collègue tente d’ouvrir le véhicule dans lequel était enfermé le zombie à moitié carbonisé en l’entendant tambouriner contre les parois.

   J’ai l’impression que l’incendie est en train de reprendre le dessus. La fumée est de plus en plus épaisse… Le vent a l’air de se lever de nouveau ! On n’est pas sortis de l’auberge…

   Toussant et crachant, luttant contre la fumée qui emplissait ses narines et lui piquait les yeux et la gorge, elle dut ralentir l’allure pour reprendre son souffle et s’assurer qu’elle allait bien dans la bonne direction. Tout à coup, des cris effrayés puis des hurlements terrorisés lui parvinrent. Des ombres approchaient à vive allure, toute une flopée de formes indistinctes parmi les volutes de fumée.

   Tout un groupe fonce sur moi ! songea-t-elle, apeurée et en levant sa hache.

   Aline fut soulagée lorsqu’elle entrevit à travers la purée de pois des uniformes noirs de pompiers, bien reconnaissables à leur bande rouge. Elle s’attendait pour de bon à voir jaillir du néant d’horribles marcheurs carbonisés.
— Je suis là, les gars !

   Ce ne furent que des coureurs éperdus qui passèrent à côté d’elle, la bousculant pour se ruer dans la direction opposée. Ils ne l’entendaient pas et ne semblaient même pas la voir tant ils étaient terrifiés. Leurs yeux exorbités et larmoyants parlaient pour eux.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-elle, craignant déjà la réponse.

   Sa question se perdit dans le bruit de la cavalcade. Tous ses collègues de travail, qu’ils soient de Carros ou d’une des autres casernes de la région avaient pris leurs jambes à leur cou. Aline se fit alors la remarque qu’ils allaient se jeter dans les bras du zombie qui la poursuivait.
— N’allez pas par là ! C’est dangereux !

   Ce fut alors qu’elle remarqua que René ne se trouvait pas parmi les fuyards. Lâchant sa hache pour ne blesser personne, elle bondit pour intercepter un de ceux qui fermaient la course, l’attrapa à bras-le-corps et parvint de justesse à bloquer sa course. Les bras autour de ses épaules, elle constata qu’elle venait d’arrêter un gars de chez eux, elle reconnaissait parfaitement le tatouage de dragon couleur d’émeraude sur sa nuque.
— Cédric !
— Aline ? Lâche-moi, putain ! On va tous y passer !
— Qu’est-ce qui se passe ? Où est René ?
— Il s’est fait avoir ! C’est l’enfer ! On ne peut plus rien pour lui ! Viens avec moi, on dégage d’ici !

   Dans son désespoir, il déployait une telle énergie qu’Aline n’eut d’autre choix que de relâcher son étreinte. Aussitôt, Cédric disparut à toutes jambes dans la fumée sans se retourner. La jeune femme resta un instant statique, ne sachant si elle devait fuir ou partir à la recherche de son mentor.

   René s’est fait attaquer… Il est peut-être blessé ou mort. Est-ce que j’y vais ? Si jamais lui aussi se transforme en… Non ! Je ne peux pas le laisser seul là-bas ! Il y a peut-être encore un moyen de le sauver…

   Ramassant sa hache, elle s’élança dans le brouillard vers l’endroit où elle avait vu René en vie pour la dernière fois. Elle courait l’arme brandie, prête à l’abattre sur la première menace qui se présenterait. Une trentaine de mètres plus loin, des cris attirèrent son attention et elle redoubla son allure en espérant arriver à temps.

   Une bourrasque ardente leva momentanément le voile de fumée, révélant un coin de pinède bordé par l’allée. René était affalé, étendu sur le ventre partiellement hors de l’allée, gladiateur sans vie dans une arène cernée par les flammes. Un monstre fumant se trainait vers lui, masse charbonneuse et vaguement humanoïde.
— René ! hurla Aline en accourant à son secours.

   Dans le cours normal de sa petite vie ordinaire, jamais elle n’aurait voulu ni même songé à fendre un crâne d’un coup de hache pour défendre quelqu’un. La violence l’écœurait et l’exaspérait au plus haut point, qu’elle soit dans un film, dans un jeu-vidéo ou même dans un cours d’Histoire. L’homme ayant toujours déployé plus d’inventivité pour tuer ou torturer ses semblables que pour les soigner ou leur venir en aide. Pourtant, son état d’esprit non-violent semblait être parti en vacances à moins qu’il ne se fût évaporé dans le brasier. Pour l’heure, la jeune volontaire était déterminée à éliminer le monstre qui pourchassait son capitaine car la simple existence de cette chose inhumaine mais toutefois enracinée sur un humain lui était insupportable.
— Ne touche pas à René ! s’écria-t-elle en armant son coup.
— Relax, fille ! lança une voix qu’elle connaissait bien.

   Le capitaine Grimaud venait de rouler sur le côté et Aline reconnut instinctivement ce qu’il tenait entre ses mains avant qu’elles ne semblent disparaître dans une puissante gerbe blanche. Un flot puissant, jailli des mains de René, vint balayer la monstruosité qui le dominait. Incrédule, Aline la regarda voltiger plusieurs mètres en arrière et achever sa course contre le tronc d’un pin. Quelques secondes lui furent nécessaires pour comprendre que son mentor n’était pas doté de pouvoirs magiques.
— Tu… tu lui as mis un coup de jet d’eau ?
— La pression de nos lances est suffisamment importante pour mettre quelqu’un hors d’état de nuire.

   Un doute affreux s’empara d’Aline.
— René, tu n’es pas blessé ? Il n’a pas eu le temps de te... mordre ?

   Pitié ! Non ! Si jamais c’est le cas, je vais probablement devoir le neutraliser moi-même si jamais il se transforme. Merde ! Je n’en serai jamais capable, même s’il me le demande.
— Non, il ne m’a rien fait, je suis bien trop coriace pour terminer en steak. Aide-moi à me relever, tu veux ?
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda-t-elle avec soulagement et en lui prêtant aussitôt main-forte.
— Nous avons trouvé un autre blessé, dans un état affreux. Il grognait et semblait souffrir donc deux gars sont venus lui apporter des soins mais il les a repoussés avant de mordre l’un deux à la gorge.
— Putain…
— D’autres ont essayé de le neutraliser mais on avait affaire à un fou.
— Ça craint ! Il faut vite qu’on se tire d’ici, René ! Sinon on est tous morts !
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

   Avant qu’elle ait articulé le moindre mot, Aline remarqua que le zombie heurté par le jet d’eau se redressait déjà. René se frotta les yeux en observant la gigantesque poupée désarticulée et carbonisée.
— Ne discute pas et suis-moi ! Je t’expliquerai en chemin !

   Blême et incapable pour une fois de trouver ses mots, le capitaine se laissa entraîner le long de l’allée. Le monde venait de basculer dans la folie suprême mais sa jeune collègue gardait les pieds sur terre avec un aplomb déconcertant. Il ne put s’empêcher de ressentir une forme ténue d’admiration dans l’un des rares recoins de son esprit qui n’était pas occupé par la peur. De son côté, Aline ne pensait plus qu’à une chose : partir le plus vite et le plus loin possible.

   Ce n’est plus pour nous là… On n’est pas de taille… Il faut prévenir la gendarmerie ou n’importe qui avec une arme.

   En chemin, Aline regretta d’avoir abandonné la lance à incendie. À tout moment, elle s’attendait à voir une ombre carbonisée bondir sur eux depuis le décor étouffant et fantomatique. La hache ne suffirait pas s’ils tombaient nez-à-nez avec un groupe de ces choses. Tout pouvait se produire dans ce brasier qui ralentissait leur course. La fumée était telle qu’ils se seraient perdus sans la délimitation de l’allée pour les guider.

   Soudain, alors qu’ils se trouvaient à mi-chemin, ils purent entendre un son nouveau, fort et rassurant. Un véritable échantillon auditif d’espoir.
— Des hélicoptères ! s’exclama René.
— Tu crois ?
— Sûr ! Ils sont au moins trois et, vu le raffut, je pense que ce sont des appareils militaires.
— C’est génial ! La police ou les militaires ont dû repérer l’incendie. Si c’est bien eux, nous sommes tirés d’affaire !
— On ne les voit pas avec la fumée mais je crois qu’ils se dirigent vers la zone que nous avons sécurisée en arrivant.
— Dépêchons-nous ! Il n’y a plus qu’eux qui pourront nous protéger avec ce qui se prépare…

   Ragaillardis par la perspective d’être sauvés, ils pressèrent leur allure, progressant aussi rapidement que le souffle âcre de l’incendie le leur permettait. Aline rappela à son mentor de rester prudent, deux monstres les attendaient encore auprès des véhicules.

   Pourvu que les collègues se tiennent à l’écart. Pourvu qu’ils n’aient pas ouvert le camion.

5

   Le groupe des pompiers avait stoppé sa course auprès de leur base de fortune. Les soldats du feu venaient de découvrir leur camarade qui errait au milieu du chemin, grognant et gargouillant. Ils avaient tenté tant bien que mal de lui venir en aide et de l’entraîner vers les camions sans pouvoir maîtriser la fureur du dément. Déjà deux d’entre eux venaient d’être mordus et hurlaient de douleur et de terreur. Pétrifiés, les autres tentaient de contenir leur collègue, contemplant le triste spectacle de sa gorge ouverte comme une deuxième bouche sanguinolente et prête à vomir des flots d’hémoglobine. Aucun d’eux ne savait quoi faire face à une telle blessure. Bien entendu, chacun avait vu bien pire en matière de plaie et de coupure au cours de sa carrière mais, pourtant, aucun ne savait comment se comporter en pareille situation. Ce n’était pas la quantité de sang ou la profondeur de l’entaille qui les paralysait mais le fait que le blessé soit encore sur ses jambes. Leur cerveau ne parvenait pas à traiter ce problème surréel.

   Lorsqu’Aline et René émergèrent de la fumée et purent contempler le camp et les véhicules, ce fut pour découvrir que les pompiers encerclaient leur collègue transformé. Plusieurs corps gisaient à terre et Aline se doutait déjà de ce qui n’allait pas tarder à se produire. Sa hache à la main, elle s’élança vers eux, toujours suivie par René.
— C’est pile ce que je craignais, ils se sont jetés directement dans la gueule du loup !
— Ecartez-vous tous de lui ! hurla René. Il est dangereux !

   Cependant, la fin de sa phrase se perdit dans le vacarme infernal des rotors des hélicoptères qui évoluaient dans les nuées, quelque part au-dessus d’eux.

   Disposés en cercle autour de leur collègue ensanglanté, à la manière d’un groupe de badauds autour d’un cracheur de feu, les digues de leur raison sautaient les unes après les autres sous l’effet d’un monstrueux torrent de folie. Un grand costaud nommé Nicolas Goyet, surnommé le « Foyer » pour sa convivialité et son habitude de tuer les incendies dans l’œuf, se mit brusquement à sangloter d’une curieuse voix de fausset que nul ne lui connaissait. Juste à côté de lui, un vétéran du  nom de Serge Diallo mouillait sans même s’en rendre compte son pantalon ce qui n’avait pas dû lui arriver depuis une bonne quarantaine d’années. Le sapeur Karim Arfa se mit tout à coup à rire bêtement, titubant presque, avec l’air de celui qui vient d’entendre la blague la plus hilarante du monde et ne parvient pas à s’en remettre.
— Je lui avais toujours… balbutia-t-il entre deux éclats de rire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? le pressa Sandra Lin, luttant avec peine pour conserver sa santé mentale.

   C’était une jeune femme aux traits asiatiques très fins et au teint de porcelaine. Si ses cheveux n’avaient pas été taillés si court, à la tondeuse, ils auraient dévoilé une noirceur douce et éclatante. Son profil correspondait à celui qu’aurait Aline après quelques années de service au sein de la brigade : dynamique, volontaire, engagée et respectée de tous.
— Karim ! reprit-elle. Qu’est-ce que tu racontes ?
— Toujours dit qu’il avait une grande gueule et qu’il l’ouvrait trop ! s’esclaffa le pompier. Voilà qu’il lui en pousse une deuxième !

   Atterrée, Sandra ne put s’empêcher de poser ses yeux droits dans ceux de Karim et elle fut terrifiée d’y voir disparaître la petite once de raison qui y demeurait encore. Envolée comme un flocon planant au-dessus d’un feu de camp. Volatilisée comme la flamme d’une bougie par une bourrasque nocturne.
— Karim, reprends-toi ! commanda Sandra avant de tenter une dernière manœuvre. Caporal Arfa ! Caporal Arfa ! C’est votre sergent qui vous parle !
— Zarma ! s’exclama son collègue, toujours plié en deux de rire. L’autre bavard de Riton peut plus se servir de sa bouche et il lui en pousse une deuxième, comme par hasard !
— Oh merde… merde…

   Au beau milieu du cercle de pompiers anesthésiés voire possédés par la peur, ce qui restait de leur collègue Riton se dandinait et tentait d’attraper des proies qui parvenaient tout juste à reculer de quelques centimètres pour éviter de tomber entre ses griffes. Connu des registres et de l’état civil comme le médecin lieutenant des pompiers de Nice Henri Benedetto, il semblait désireux de prendre soin du prochain patient qui se présenterait à lui. Dépassée par la folie qu’elle lisait dans les yeux rouges de la créature autant que dans les regards traumatisés de ses camarades, Sandra Lin s’effondra. Si la raison ne l’avait pas quittée, sa conscience, elle, refusait d’aller plus loin. Ravie d’avoir fait ce bout de chemin avec toi Sandra ! Merci pour cette promenade champêtre et chaleureuse ! J’ai besoin d’une petite pause, tu permets ? Pipi, bol d’air, casse-croûte… La totale, quoi ! Recharger ses batteries, c’est idéal pour bien repartir. J’espère être revenue d’ici un bon quart d’heure, ça ira ? Rien n’irait plus pour Sandra désormais, sa conscience n’aurait pas l’occasion de mettre fin à sa grève imprévue. Riton le rouge fondait déjà sur elle, prêt à la dépecer.
— Arrête ! hurla Aline en décochant un fulgurant coup de pied dans le menton de son collègue mort-vivant qui se rapprochait dangereusement de Sandra.

   Le monstre recula dans une sorte de pantomime bizarre, sa tête s’agitant furieusement d’avant en arrière. Ce mouvement saccadé rappela à la jeune femme celui de ces chiens automates que l’on place à l’arrière des voitures et qui remuent la tête au gré des mouvements du véhicule. Ici, les soubresauts de cette tête s’amplifiaient à chaque passage, tandis que s’élargissait l’affreuse plaie dans la gorge du pompier.

   C’est l’enfer ! songea Aline. C’est un cauchemar à se vomir dessus depuis qu’on est arrivés ici mais, là, ça repousse les limites de l’horreur. Il faut en finir !
— Écartez-vous ! ordonna-t-elle en élevant sa hache. Je vais faire ce qu’il faut pour…

   Un coup de tonnerre retentit et le pompier se volatilisa. Aline demeura immobile, la hache levée prête à frapper, cherchant à le repérer dans son champ de vision. Ses yeux repérèrent enfin au sol tout ce qui restait de Riton : des jambes et une moitié de tronc baignant dans une flaque de sang. Elle ne put s’empêcher de penser un bref instant que le macabre et terrifiant spectacle avait provoqué une forme de colère divine avant de comprendre.

   On… On lui a tiré dessus !
— Regarde ça, Aline ! s’écria René en pointant un index tremblant vers le ciel.

   Une forme massive s’extrayait peu à peu des nuages de fumée et descendait vers eux. Un souffle extraordinaire balayait le brouillard étouffant et trois puissants faisceaux lumineux ramenaient la lumière sur l’entrée du parc. De gigantesques hélicoptères militaires qu’Aline et René avaient entendus faisaient leur apparition et leurs rotors brassaient l’air.

   L’hélicoptère le plus massif continua sa descente, s’apprêtant à atterrir, tandis que les deux autres gravitaient de part et d’autres de la zone, silhouettes fantomatiques dans le ciel couvert.
— Voilà les appareils qui faisaient tout ce bruit tout à l’heure !
— Tu réalises ce que ça veut dire, Aline ?
— Oui ! Nous sommes sauvés !

   Un sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme. Le premier depuis qu’ils combattaient cet incendie infernal où erraient ces créatures innommables, autrefois des hommes et à présent d’horribles dévoreurs de chair humaine. Une plus grande expérience aurait appris à Aline à se méfier des soulagements et des joies trop subits. Les émotions fortes qui nous tombent dessus peuvent s’éloigner avec la même rapidité, parfois en cédant la place à des sentiments contraires. La terreur peut laisser la place à l’extase avant de revenir au grand galop nous frapper en traître. La jeune femme savait pourtant que les violents incendies et les montées de chaleur qui les accompagnent déclenchent des orages dévastateurs. Ce qui vient du ciel dans un moment pareil est rarement bon pour ceux qui se trouvent en-dessous.

   Des engins militaires… L’armée a dû envoyer une équipe pour observer ce qui se passait dans la montagne. À moins qu’il ne s’agisse d’une patrouille qui passait ici par hasard…

   Le plus massif des appareils se mit à descendre en direction du dernier héliport intact situé à l’entrée du parc. Les deux autres demeurèrent immobiles quelques secondes avant de se séparer chacun de son côté, souhaitant sûrement couvrir l’ensemble de la propriété.
— Je n’avais encore jamais vu d’hélico aussi grand ! s’exclama René.
— Moi non plus. Ils doivent être un paquet là-dedans…
— Tant mieux !

   Tous deux allèrent se placer non loin de leur camion, prêts à reprendre la lutte contre l’incendie dès que les renforts auraient sécurisé le parc.

   Aussitôt après l’atterrissage de l’hélicoptère, la porte latérale s’ouvrit et une quinzaine de silhouettes sombres en jaillirent et se déployèrent en cercle tout en braquant leurs armes dans chaque direction. Aline regarda sans mot dire l’évolution de cette troupe vêtue de casques, de gilets pare-balles et armée jusqu’aux dents.

   Un autre homme sortit à son tour de l’appareil et elle comprit instantanément qu’il devait s’agir du chef. Tout d’abord, il portait une tenue similaire avec quelques différences qui indiquaient vraisemblablement un grade supérieur. D’autre part, il était tête nue et le visage qu’aperçut Aline la conforta aussitôt dans l’idée que non seulement cet homme commandait mais qu’il le faisait avec une rigueur sans faille et depuis des années déjà. L’individu avait un de ces visages sans âge qui peut aussi bien convenir à un homme de trente ans aux traits tirés et taillés à la serpe qu’à un quinquagénaire en parfaites santé et condition physique. Son crâne à peine dégarni au niveau des tempes et ses cheveux intégralement blancs et taillés en brosse lui conféraient l’allure d’un vétéran aguerri. Escorté par ses hommes, il se mit à s’avancer à grands pas et d’une démarche toute militaire vers le groupe de pompiers. Ces derniers, médusés, oscillant entre l’espoir et l’incrédulité, le regardaient approcher sans esquisser un signe. Aline crut d’abord qu’il tenait une canne, un sceptre ou une sorte de bâton de commandement avant d’identifier un fusil de précision surmonté d’une lunette tactique. C’était donc lui qui avait appuyé sur la gâchette et neutralisé son collègue Riton avant qu’elle ne le fasse d’un coup de hache. Il ne paraissait nullement ému par son geste, nul doute qu’il en avait vu d’autres. Elle constata que lui aussi portait à la ceinture une arme de poing dans un holster et qu’un fusil mitrailleur fixé par une bandoulière se trouvait dans son dos. Lorsqu’il se fut suffisamment rapproché, Aline put distinguer clairement ses traits et…

   Son regard n’est pas commun, j’ai dû mal à le soutenir. Il a un air blasé et presque fatigué mais ses yeux sont extrêmement perçants. C’est un curieux mélange, on croirait qu’il est en train de dormir mais qu’il voit tout. J’ai l’impression d’être toute petite et complètement à sa merci. On dirait qu’il a énormément d’expérience mais je ne sais pas si on peut lui faire confiance.

   Le nouveau venu et ses hommes s’arrêtèrent à deux pas du groupe de pompiers et les observèrent un moment comme s’ils cherchaient à les jauger ou à comprendre quelle peuplade étrange leur faisait face. La raison des soldats du feu avait basculé pour la plupart d’entre eux et ils n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes. Leurs yeux désespérés se braquaient sur les arrivants. Chacun de leurs regards laissait transparaître tous les efforts de leur esprit pour les informer que le monde fonctionnait de nouveau comme avant, que les morts ne se remettaient pas à marcher pour les dévorer et que la main qui allait se tendre vers eux serait celle d’amis venus à leur rescousse.
— Bonjour, mesdames et messieurs ! déclara finalement le militaire d’une voix grave et posée. Vous n’avez plus à vous en faire, nous allons prendre la situation en main.
— Merci d’être là… murmura faiblement l’un des pompiers.
— C’est notre devoir et notre mission. Dites-moi, combien de ces choses avez-vous rencontrées ?

   Toujours appuyé contre le camion, René prit la parole.
— Nous avons rencontré deux de ces créatures. La première a été prise pour une personne blessée et conduite jusqu’à un de nos véhicules où elle a attaqué un de nos hommes. La seconde se trouve toujours au bout de l’allée, nous l’avons repoussée grâce au jet d’une lance à incendie. En-dehors des pompiers touchés, il y en a certainement d’autres ailleurs dans le parc si l’incendie ne les a pas tuées.

   L’homme fixa un instant René avec un visage sans émotion. Peut-être était-il surpris par la précision de ce compte-rendu. Si tel était le cas, il n’en laissait strictement rien paraître.
— Merci, Monsieur ! finit-il par répondre avant de se tourner vers ses hommes en les balayant du regard. Vous allez neutraliser les pompiers qui ont été mordus puis vous disperser en remontant l’allée centrale et en sécurisant chaque embranchement par groupe de deux. N’oubliez pas que ces créatures sont mortes et qu’il ne doit en rester aucune. Tirez à vue !
— Il y a des collègues près des murs d’enceinte, fit remarquer René
— Combien sont-ils, Monsieur ?
— Deux groupes de quatre hommes avec chacun un camion équipé d’une citerne. Sans compter les quelques gars qui allument des coupe-feux à l’extérieur de la propriété.
— Nos deux autres hélicoptères couvrent la zone, il n’y aura pas de problème. Nous allons demander à vos équipes de stopper leur progression et d’éteindre l’incendie à proximité pendant que nous sécurisons le reste du parc.

   Le commandant se mit à suivre ses hommes mais René le retint.
— Excusez-moi, j’ai autre chose à vous dire.
— C’est bon, Monsieur, je n’ai plus de questions et je dois...
— Si vous le permettez, j’en aurais deux autres.

   Aline regarda avec stupéfaction René qui venait de s’avancer de quelques pas et toisait l’homme sans ciller.

   Qu’est-ce que tu fous, René ? Pourquoi tu t’adresses à lui ? Ce n’est pas notre rôle de poser des questions à ce gars et il doit encore s’occuper de sécuriser le reste de la propriété.

   Le militaire ne se troubla pas et, sans bouger ni ciller d’un pouce, fixa René avec un petit sourire dont nul n’aurait su dire s’il était aimable ou méprisant.
— Je vous écoute, Monsieur.
— Première question : qu’est-ce qui se passe ici avec ces morts qui se remettent à marcher ?
— Je n’ai ni les compétences ni les autorisations pour vous répondre sur ce point, Monsieur.
— Très bien… Alors, je passe à ma seconde question qui relève directement de vos compétences vu l’arme que vous tenez.
— Dites-moi…
— Avec toute cette fumée, comment est-ce que vous avez bien pu savoir sur qui ou plutôt sur quoi vous tiriez tout à l’heure ?

   Aline écarquilla les yeux dès que René eut fini de parler, réalisant ce qui aurait pu se produire. Son imagination fit le travail pour elle et substitua son propre corps à ce qu’il restait du malheureux Riton. Elle se vit, étendue dans une bouillie rouge-rousse, le buste et la tête en moins.

   J’aurais pu me prendre cette balle ? Est-ce que ce gars a vraiment tiré au hasard ? Ne me dis pas que j’avais une chance sur deux de crever !
— Rassurez-vous, Monsieur. Nos yeux ne pouvaient évidemment pas percer cette fumée mais ce n’est pas le cas de la lunette de nos fusils de précision. Elle est équipée d’une vision thermique qui capte les ondes infrarouges dégagées par les cibles. Si nous avons parfaitement identifié sur qui tirer tout à l’heure, c’est parce que les transformés marchent de façon chaotique et dégagent une signature thermique bien particulière, comme si leur cerveau tout entier bouillonnait. Nous n’avons eu qu’à tirer sur le point rouge vif correspondant à la tête. Nous ne confondons pas nos cibles et nous ne les ratons jamais.
— Vous êtes au courant de beaucoup de choses… Qui êtes…

   Sa question se noya dans une série de bips stridents qui provenaient du combiné de radio à l’allure de talkie-walkie que l’homme portait à la ceinture.
— Je vous prie de m’excuser, Monsieur, l’interrompit-t-il en décrochant.

   René se recula et revint près d’Aline. Remarquant son trouble, il lui tapota gentiment la joue en lui adressant un sourire rassurant. Elle leva vers lui des yeux humides, trouva la force de lui rendre son sourire puis remarqua à quel point le visage de son mentor était couvert de sueur. Elle mesura le courage qu’il lui avait fallu pour interpeller ainsi le leader d’une telle force armée.

   De son côté, le fusil posé sur son épaule, l’homme à la coupe en brosse conversait tout en marchant à la suite de la troupe qu’il commandait.
— Affirmatif, nous sommes sur place ! reporta-t-il à son interlocuteur. L’incendie a cramé pas mal d’hectares du parc… La baraque m’avait l’air d’être en miettes… Oui, il y a quelques contaminés dans les parages mais on va les neutraliser vite fait bien fait… L’incendie ? Il n’est pas gênant, les Canadairs le bombardent et les pompiers s’occupent du feu… Quoi ?... Oui, ils sont arrivés avant nous… Comment ? Très bien ! Si c’est ce que vous voulez… Je vous laisse et je coordonne tout ça pour régler le problème…

   L’homme mit fin à la conversation puis bascula son appareil sur une autre fréquence avant  de reprendre la parole :
— Aigle noir à Faucons 1 et 2 ! Aigle noir à Faucons 1 et 2 ! Les paramètres de la mission ont changé. On nettoie absolument tout !

   L’air serein et doux, il raccrocha calmement sa radio et se tourna vers les pompiers. Aline sentit René se crisper à ses côtés.
— Mesdames, Messieurs ! les apostropha l’homme en noir en s’avançant en direction du cercle de véhicules.

   Les quelques pompiers qui étaient encore capables de tourner la tête le regardèrent tandis que la majeure partie du groupe demeurait dans le même état d’hébétude que tantôt.
— Je suis désolé de vous déranger mais je vais encore avoir besoin de vous et de vous tous. Dès à présent, bien que j’en sois navré, vous faites partie de mes cibles !

   L’homme laissa tomber son fusil de sniper et, d’un brusque mouvement de hanches, se retrouva avec son autre arme entre les mains. Le fusil au large calibre se mit à aboyer et les pompiers à tomber comme des mouches. L’homme arrosa rapidement le groupe des pompiers situé au centre du cercle de véhicules avant de tourner son tir en direction de René et d’Aline. Celle-ci essaya de crier mais aucun son ne sortit de sa bouche. Ce fut tout juste si elle vit René s’élancer, plonger et s’abattre sur elle. Tous deux basculèrent jusqu’au sol tandis qu’il l’enlaçait. Elle sentit le corps de son mentor s’agiter de soubresauts en même temps qu’elle l’entendit pousser un cri de douleur et de rage.

   L’homme en noir, le fusil à la main, contempla un instant son œuvre : corps enchevêtrés et criblés de balles, éclaboussures de sang et impact de balles…
— Et voilà… Plus de témoins et un feu qui continue à cramer toutes les preuves. Je ne laisserai personne dire que les Chromatic Crews ont échoué dans leur mission. Maintenant que la Section Noire est là, nous allons ramener de l’ordre dans tout ce merdier.

   Il prit le temps de contempler le brasier tandis que ses hommes parcouraient le parc. Le vent apportait l’écho des tirs et des rafales. Un sourire satisfait glissa sur ses lèvres, rictus typique des êtres satisfaits devant le travail bien fait. Son regard sans émotion glissa vers le sol et il observa le minuscule ruisseau de sang qui s’était étiré jusqu’à ses bottes noires comme une ultime et muette supplication de ses victimes. Ses yeux remontrèrent jusqu’à la large flaque de sang dans laquelle reposaient la plupart des corps. Les lueurs des flammes y faisaient danser toute une palette de couleurs pourpres. Rouge carmin, écarlate ou bien cerise ; rouge garance ponceau ou vermillon… Le meurtrier se laissa absorber par le spectacle avant que la lueur d’un éclair distordu ne zèbre le ciel et n’annihile une fraction de seconde l’ensemble des nuances.
— Un orage à présent… C’est gai…
53
Résumé :

Sébastien Braqui est soldat. Sa mission : assurer les convois logistiques. Au volant de son camion, il assiste aux mutations d'un pays et de sa guerre. Homme brisé par les horreurs vécues, il devra subir le rejet de ses compatriotes lorsque sonnera l'heure de la défaite.
C'est sa descente aux enfers et celle de sa famille que décide de raconter un reporter de guerre devenu son frère d'âme après les tragédies traversées « là-bas ».
Un thriller psychologique dur et bouleversant sur les traumatismes des soldats et les sacrifices de leurs familles, les grandes oubliées de la guerre.
« Toutes les morts ne pèsent pas de la même manière sur une conscience. ».


Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance, et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman À la quatrième fort énigmatique.

Pour avoir déjà lu des ouvrages de cette auteure, pour les plus curieux mes chroniques ici : La Peine du bourreau  Les eaux noires  Digital Way of Life
J’étais curieuse de voir ce que Estelle allait nous proposer avec ce nouvel opus, et je dois dire qu’une nouvelle fois, je n’ai pas été déçue. Nouvel univers, nouveau challenge, et pas des moindres vu le contexte de ce roman.

C’est l’histoire d'un soldat racontée par son frère d'armes, reporter de guerre.
C'est une histoire bouleversante et tragique à laquelle on ne s’attend pas.
Une histoire dont on ressort secoué, ébranlé, dont on se souviendra longtemps, celle de Sébastien Braqui, militaire qui assure les convois logistiques dans un pays dévasté par la guerre.
Celle d’un homme broyé par les horreurs qu'il a vécues, celle d’un homme rejeté, bafoué, incompris, autant par la distance des êtres chers, l’absence de communication familiale , que par sa seconde famille, l'armée qui le laisse tomber, lui et ses camarades, alors qu'ils se sont sacrifiés corps et âmes pour cette cause.
Alors, comment vivre, ou plutôt survivre après avoir côtoyé d’effroyables horreurs ?
Comment digérer ce rejet, cette mise à l’écart, ce manque de reconnaissance, en étant considéré comme un paria sans pensions et reconversions ? 
Comment ne pas partir à la dérive, se reconstruire avec tant de plaies béantes à cicatriser ?
Les premières pages à peine avalées, nous voici plongés, happés, enferrés au cœur d’un récit glaçant, éprouvant, sans concessions aucunes, mené à la façon d’un documentaire qui nous emmène dans l'horreur de la guerre et ses conséquences dévastatrices pour un soldat revenu du chanp de bataille et par ricochet sur sa famille.
C’est en alternant habilement entre sa vie privée et celle passée avec ses camarades de régiment tantôt en France, tantôt sur le terrain, que nous allons découvrir sa vie, son passé, ses blessures.
De l’immense fierté d’avoir défendu son pays, ses sentiments vont peu à peu se muer en doutes, puis en regrets, colère, pour se transformer progressivement en rancœurs et envie de vengeance envers ceux qui l'ont envoyé au casse-pipe ou qui n'ont pas hésité à l’humilier.
Retranché dans un petit appartement miteux, Sébastien va se renfermer sur lui-même, laisser filer les jours, s’éloigner insidieusement de tous, sans chercher à communiquer, même avec son ex-femme et sa fille qu’il aime pourtant par-dessus tout.
Il ne dort plus, rumine et ressasse, et se réfugie auprès de sa seule alliée, la boisson, qui muselle tant bien que mal ses démons, le projetant néanmoins dans une spirale infernale des plus inquiétantes.
Grâce a une écriture toujours aussi immersive et percutante, incisive et visuelle, l’auteure réussit à nous prendre par la main, à nous faire ressentir de l’empathie pour son personnage aux prises avec ce vortex qui semble se rapprocher irrémédiablement.
Impuissants et démunis, nous prenons conscience au fil des pages de la profondeur de ses souffrances, de ce qui le gangrène peu à peu de l’intérieur, et nous assistons horrifiés, au basculement inéluctable qui est en train de s’opérer.
Que va-t-il se passer ? Sébastien va-t-il réussir à remonter la pente ?
Ses camarades militaires qui ont vécu la même ignominie, qui sont passé par cet enfer, vont-ils réussir à le soutenir ?
Sébastien va-t-il retrouver une vie normale, et finir par oublier ?
Va-t-il s’appuyer sur l'amitié et la force qui les unissent pour entrevoir le bout du tunnel, ou, est-il déjà trop tard ?
Vous le saurez en découvrant ce thriller dur et implacable qui raconte avec brio ce que nos soldats doivent affronter lorsqu'ils partent en mission, mais aussi du parcours du combattant rencontré lors de leur retour à la vie civile.
Il parle également des difficultés vécues par les conjoints, de la vie qui doit s’organiser en fonction de l'Armée, mais aussi des non-dits, de la souffrance à être exclus de ce que ressent et doit endurer l'être aimé.
Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé cet ouvrage qui sort des sentiers battus. Pourtant peu adepte des ouvrages traitant de guerre, celui-ci a fait exception, puisqu’il a su éclairer sous un angle différent le quotidien méconnu d’hommes héroïques revenus brisés après un aller retour pour l’enfer.
Alors si vous aimez les romans profonds, de ceux qui ont l’étoffe de vous emmener au cœur de la psyché humaine, qui savent vous remuer les tripes et vous laisser exsangue une fois la dernière page avalée, foncez, vous ne serez pas déçus du voyage :pouceenhaut:
Attention, âmes sensibles s’abstenir ???? scènes difficiles ^^ 

Ma note :

 :etoile: :etoile: :etoile: :etoile: :etoilegrise:



Pour vous le procurer : Éditions Taurnada     Amazon
 

Réseaux sociaux : Twitter     Facebook
54
Mise en avant des Auto-édités / La douceur du piment rouge de Laurie Heyme
« Dernier message par Apogon le jeu. 24/11/2022 à 17:29 »
La douceur du piment rouge de Laurie Heyme



Pour l'acheter : Amazon     Librinova

Prologue

Lorène
Quelque part dans le sud de l’Italie

« Je me rappellerai toute ma vie de ce coup de fil ce matin-là. C’était un jour de juillet, chaud, ensoleillé, prometteur.
Je me revois déposer ma brindille à l’école, l’année scolaire allait toucher à sa fin d’ici quelques jours. Je venais de rentrer d’un séjour de trois mois en Norvège pour ma dernière exposition et Ellyn se faisait une joie que je l’emmène.
J’entends encore le babillage de tous ces enfants franchir le portail et s’élancer dans la cour, heureux de retrouver leurs camarades. Je me souviens du va-et-vient de ces parents, venus déposer leur progéniture avant d’aller au travail. Je perçois toujours les sons, les odeurs, la chaleur du soleil sur ma peau, le chant des oiseaux et la légèreté des vêtements que je portais en cette matinée d’été.
C’est fou comme un souvenir n’est parfois pas qu’une simple image. Il peut se composer de tant d’autres choses, de tant de sensations. Des éléments qui séparément, feront leur réapparition plus tard tout au long de votre vie, et qui lorsque vous les apercevrez, vous ramèneront toujours à cet instant-là, celui où tout a basculé.
Je me remémore la sonnerie du téléphone, coincé au fond du sac à main, et ce soupçon d’étonnement en voyant ton prénom s’afficher. Nous avions pour habitude de nous écrire des lettres régulièrement, puis à l’ère moderne, des mails et beaucoup de SMS. En revanche, nous nous appelions uniquement en cas d’évènements importants. Je devais venir quelques semaines plus tard pour les vacances. Tu souhaitais sans doute évoquer le programme des réjouissances.
J’ai décroché sans m’inquiéter, sans penser une seconde à ce que tu allais m’annoncer. C’est ce genre de moment, celui qui précède l’apocalypse dans une vie. L’instant d’avant, tu es heureuse, uniquement préoccupée par des broutilles, disputant ta fille sur le chemin de l’école parce qu’elle ne marche pas assez vite. L’instant d’après, tu t’effondres, parce que la vie est une vraie salope parfois et que c’est ton amie qu’elle a choisie pour exercer son rôle le plus sadique. Entre ces deux moments, quelques millièmes de secondes, un flottement, une bulle de tranquillité sur le point d’exploser.
On ne mesure pas la chance qu’on a. On ne mesure pas que tout peut basculer soudainement et qu’on ne maîtrise rien. On croit qu’on maîtrise, ça nous rassure, même si on se leurre profondément.
Lorsqu’il nous arrive des drames, on en prend conscience quelques jours et puis vite, notre vie se remet au galop et nos vieilles habitudes reprennent le dessus, comme pour mieux guérir, enfouir, oublier.
Et maintenant que tu viens de partir, je revis cette scène dans ma tête comme si c’était hier. Pourtant, quatre années se sont écoulées.
Ma vie ne s’est pas encore remise au galop, je n’y arrive pas. Mon cheval est couché sur le flanc et refuse de se relever. Il paraît que justement, ce n’est pas bon signe un cheval allongé, c’est même inquiétant. Ces jours-ci, je dors debout la plupart du temps comme eux, je suis un zombie. C’est pour ça que j’ai prétexté cette nouvelle mission à l’autre bout du monde, parce que je ne suis pas capable de m’occuper d’Ellyn. J’ai déniché cette porte dérobée et j’ai menti, ce n’est pas la première fois de toute façon. Il faut que je trouve d’urgence un moyen de me remettre en selle, et c’est pour ça que je suis là. »
Lorène soupire et referme le carnet sur cette première page. Elle n’a pas réussi à sortir quoi que ce soit depuis son départ de Paris, il y a trois semaines. Les premiers mots sont difficiles. Comme une sauce trop épicée, ils écorchent sa gorge, ils lui picotent le nez. Comme un piment italien avalé tout rond.
Elle sait qu’elle doit se laisser du temps mais ce besoin pressant d’évacuer subsiste. Elle a surtout peur d’oublier les émotions brutes qui l’habitent et qui, retranscrites sur le papier, n’en seront que plus réelles. Elle a gardé ça enfoui bien trop longtemps, le traînant comme un gros fardeau et il faut s’en délester petit à petit. Le chagrin est trop lourd à porter.
Lorène lui a promis d’écrire son histoire. Des jours qu’elle est sur la route, qu’elle a fui tout ça. Mais ça la rattrape toujours, alors elle n’a pas le choix. Aujourd’hui, elle s’est arrêtée dans cette petite boutique de bord de mer qu’elle avait repérée. Le genre de caverne d’Ali Baba qu’elle affectionne avec des papiers de couleurs de partout, des gommettes, des stickers, des pinceaux, des feutres et des cahiers de notes.
Lorsqu’elle a poussé la porte, une clochette a accompagné son arrivée. Elle a cherché, arpenté, farfouillé et finit par trouver l’objet de sa convoitise. Elle a alors demandé, dans un italien approximatif, un renseignement à la vendeuse plongée dans ses cartons de livraison.
—   Ciao, scusami*, dit Lorène en souriant.
—   Oui bonjour ! Je peux vous aider ? répond la jeune femme avec un ton jovial.
—   Ah ! Vous parlez français, mon accent est donc si mauvais ?!
—   Non, ne vous inquiétez pas ! Mais le village est petit, mon petit doigt me dit que vous n’êtes pas d’ici !
—   Oui votre petit doigt a raison ! Auriez-vous d’autres quantités pour ce carnet ? Il m’en faudrait plusieurs identiques et je n’en vois plus qu’un en rayon.
—   Je vais vérifier en réserve, j’arrive tout de suite.
La jeune femme est revenue quelques instants plus tard, avec cinq exemplaires dans les bras. Lorène les a tous achetés, ainsi que plusieurs stylos-feutres noir, se disant que ça devrait être suffisant.
C’est avec un sac en kraft remplis de carnets dorés ornés d’un immense piment rouge, porte-bonheur chez les Italiens, qu’elle est repartie.
Elle est prête. Il faut juste rassembler les idées, les dates, les évènements, pour raconter.
Raconter l’horreur, la tristesse, le désespoir.
Raconter le courage, l’espoir, la joie. Raconter Giulia.


*Excusez-moi.


Avant


Chapitre 1

Lorène, 1997
« Le cœur humain ne peut contenir qu’une certaine quantité de désespoir. Quand l’éponge est imbibée, la mer peut passer dessus sans y faire entrer une larme de plus. » (Victor Hugo).

J’enfile une robe noire pour la première fois, l’occasion ne s’est jamais présentée auparavant. Sa matière soyeuse lui confère un bruit particulier quand je l’enfile par la tête et qu’elle se pose délicatement sur mes épaules. J’ai pris la première qui passait dans ce magasin du centre-ville. Le visage attristé de la gérante m’a tellement gênée lorsque je suis entrée, que je n’ai pas traîné. Elle avait dû voir l’article paru dans le journal local avant-hier. J’ai acheté le modèle qu’elle m’a proposé, sans même chercher à l’essayer. J’ai payé et je suis partie sans demander mon reste.
Toutes les personnes que je croise ces derniers jours affichent ce masque, celui de la compassion, teintée d’un soupçon de pitié. Des murmures accompagnent mes rares sorties avec pour seule question : que vais-je devenir ? Je me retourne face au miroir sur pied disposé près de la fenêtre de ma chambre et tente de mettre des mots sur le masque que je porte, mais je ne trouve aucun adjectif qui puisse le qualifier. Je ne vois qu’un manque cruel d’expression, des sentiments anesthésiés.
Je décide d’attacher mes longs cheveux en un chignon négligé, après les avoir longuement brossés. Mon visage n’en sera que plus dégagé, visible aux yeux de tous. Ainsi, ils pourront mieux me scruter et tenter d’analyser chaque petit mouvement de cil, chaque clignement d’œil, chaque tressaillement de bouche. J’enfile des ballerines pour accompagner cette robe austère que je ne remettrai sans doute jamais. Je souffle un grand coup, il est l’heure d’y aller. J’ai le cœur qui bat plus vite que jamais. Il va falloir se donner une contenance, quelle qu’elle soit.
À pas feutrés, je sors de ma chambre et me glisse en haut des escaliers. Mes chaussures s’enfoncent sans un bruit dans la moquette beige. C’est là que je retrouve à nouveau ces murmures qui me sont devenus si familiers ces dernières heures. Ce sont ceux des grandes sœurs de ma mère, visiblement inquiètes de mon sort. Je les devine installées dans le salon de la maison familiale et décide de m’asseoir sur la dernière marche pour mieux les écouter.
—   Je suis désolée Suzie, je ne peux pas la prendre avec moi, je vis trop loin d’ici et la déraciner serait une mauvaise idée. Il va falloir qu’elle s’appuie sur les quelques repères qu’il lui reste pour survivre après ça.
—   Je sais, Madeline, je sais… Il paraît logique que la tâche me revienne… Foutue vie de merde. Il n’y a même pas de testament, on va devoir improviser…
—   Ils avaient encore toute la vie devant eux… Personne ne pouvait prévoir ce qui allait se passer…
—   Je sais, c’est terrible… Je vais m’occuper d’elle, c’est mon devoir de le faire.
Ces bruissements, toujours les mêmes, sans cesse. Ce flot continu de questions. Cet énorme point d’interrogation qui flotte au-dessus de ma tête. Que peut devenir une jeune fille de 16 ans dont les parents viennent de mourir tragiquement dans un accident de la route ?

***

Entourée de mes tantes, je grimpe dans la voiture, mon oncle est au volant. Chacune m’entoure, m’enlace, m’enserre, espérant m’apporter un réconfort certain, réconfort dont je n’ai pas besoin. Le sentiment que mon existence commence vraiment maintenant s’impose à moi sur le chemin qui nous mène à l’église. Je vois défiler ces maisons que je connais depuis toute petite, ces chemins de campagne pour me rendre au collège, ce pont, ces drapeaux, ce ruisseau. Je me revois gambader seule en rentrant de l’école primaire, haute comme trois pommes.
Je n’étais pas prévue dans les projets de mes parents. Leur vie de bohème les amenait à être très souvent absents de la maison. Ils m’ont eue par surprise, sans véritable envie de devenir parents. Ils ont fait avec, se disant sans doute que ça ferait bien aux yeux de la société. Malgré mon arrivée, ils n’ont rien changé à leur façon de vivre. Ça a été à moi de m’adapter, de grandir un peu plus vite que prévu, d’être autonome. J’étais un bébé discret, qu’on posait dans un coin sans que je ne bronche. On ne m’entendait jamais, comme si j’avais déjà senti le message passé quand j’étais encore dans le ventre maternel. Je savais qu’il ne fallait pas trop en demander. Je ne sais pas pourquoi ma mère n’a pas avorté à l’époque. Je l’entendais souvent se plaindre quand elle était bloquée à la maison par ma faute. J’étais toujours trop peu, pas assez, la cause, la conséquence, la raison, le frein. J’étais là.
Le tracteur que nous suivons ralentit notre itinéraire. Ça me laisse encore un peu de temps pour me plonger dans mes pensées, même si je ne suis pas sûre que ressasser leur absence dans ma vie d’avant soit le moment idéal, surtout sur la route qui mène à leur « au revoir ». Mon oncle peste, fulmine, tente deux ou trois embardées pour le doubler, mais rien n’y fait. Il ne manquerait plus que nous soyons en retard pour les enterrer.
Je pose ma tête sur l’épaule de tante Suzie. Son parfum, qu’elle porte depuis bientôt trente ans, embaume mes narines. Quand j’étais petite, chaque fois que je lui faisais des câlins, j’aimais garder cette odeur imprégnée sur mon doudou et mes vêtements. Elle attrape ma main, la serre de toutes ses forces et me dit que ça va aller, que je suis forte et que je vais y arriver. Arriver à quoi ? À faire semblant d’être triste devant les gens ? À fabriquer des larmes pour manifester un brin de chagrin ? C’est tante Suzie qui aurait dû être ma mère, je me suis souvent faite cette réflexion. Elle qui n’a jamais eu la possibilité d’avoir des enfants, m’aurait choyée plus que jamais.
Mon père et ma mère, eux, ont fait le strict minimum. Bien m’éduquer, que je sois polie, que j’aie le sens de l’effort mais en terme d’amour, d’échanges et de complicité, ne rien demander. Et surtout, ne pas les empêcher de vivre leur vie. En somme, une relation dénuée de sentiments, mais un contrat aux conditions clairement définies.
On se fait à tout dans la vie, alors je m’y suis faite. J’ai construit une carapace autour de moi, dépouillée de sensibilité, d’affection, de compassion, un véritable cœur de pierre. Tout au long de ma vie scolaire, je me suis isolée des autres. Ne rien éprouver, ne pas m’attacher. Rester dans cette solitude qui était ma plus fidèle alliée. À peine une relation d’amitié commençait-elle que j’entrevoyais déjà mille raisons pour qu’elle se termine.
Ça me convenait très bien et mes camarades de classe ne cherchaient pas à creuser plus loin. Je me sentais à ma place dans les bibliothèques, au milieu des livres ou encore lors des cours d’arts plastiques. Je passais des heures à dessiner, peindre et découvrir tous ces artistes torturés et incompris. Je me sentais comme eux, mais je n’en avais que faire. Je ne cherchais pas à être comprise, j’étais bien seule. Je pouvais m’occuper de moi sans l’aide de personne, je le faisais déjà depuis longtemps.
Mon oncle finit par dépasser le tracteur et file à vive allure jusqu’au parvis de l’église. Il nous dépose juste devant en nous indiquant qu’il va chercher une place plus loin pour se garer. Il va falloir sortir de la voiture et affronter tous ces regards braqués sur moi, tels des projecteurs. C’est le moment de se grimer avec un air éploré.
—   Ça va aller ma chérie ? me demande tante Suzie, en rangeant une mèche de cheveux derrière mon oreille.
—   Ça va aller, Tatie, t’inquiète pas. J’ai hâte que cette journée soit terminée… Et toi, ça va aller ? m’enquis-je.
—   Comme toi, hâte que ce mauvais moment soit derrière nous…
Seule tante Madeline pleure déjà à chaudes larmes, se mouchant avec fracas. Je ne réussirai pas à pleurer, c’est sûr. Depuis l’annonce de leurs décès, pas une larme n’a coulé.


Chapitre 2


Giulia, 1998
« Je n’ai pas d’endroit préféré. J’ai des personnes préférées, et lorsque je suis avec elles, tout devient mon endroit préféré. » (Auteur inconnu).

J’ai proposé à Lorène de déjeuner chez nous ce midi. Mamma* a insisté pour qu’elle vienne goûter les vraies pâtes italiennes, pas ces semblants de spaghettis qu’on nous sert au self du lycée. Les vraies de vraies, avec la sauce maison et une cuisson inimitable. Les pâtes chez les Italiens, c’est sacré.
Je l’attends vers le lavoir en bas du chemin de terre menant à la maison, sa tante va venir la déposer. Elle habite à 2 kilomètres, en plein centre du village, entre le photographe et le fleuriste. Lorène y a déposé ses valises à la mort de ses parents. Quand elle est arrivée au lycée, elle ne connaissait personne. Les autres élèves savaient tous plus ou moins qu’elle était orpheline. Certains ont tenté des rapprochements, d’autres s’en sont moqués et quelques idiots ont trouvé le moyen de faire des blagues morbides. Lorène était hermétique à tout, rien ne passait, rien ne transparaissait, rien ne filtrait. Aucune parole ne semblait l’atteindre.
Elle a atterri dans ma classe au début de la seconde. Depuis, contre toute attente, nous sommes inséparables. Ce n’était pas gagné de prime abord. Je tentais d’être sympa avec elle, mais à chaque fois, elle me fermait la porte au nez. Un véritable ermite. J’avais d’autres copines, alors j’ai un peu laissé tomber. Et puis, il y a eu le devoir de sciences avec cette prof qui me terrifiait et m’avait dans le collimateur. Elle a désigné les binômes de travail et nous a mises ensemble.
Au départ, je l’ai vue d’un mauvais œil. Elle me détestait au point de me coller la nouvelle dont personne ne voulait ! Lorène et moi nous sommes données rendez-vous à la bibliothèque un samedi matin pour travailler sur le projet à rendre. De fil en aiguille, l’atmosphère, tendue les premières minutes, s’est vite allégée. Il nous a pris un fou rire incontrôlable quand elle s’est mise à imiter notre professeur et depuis, nous ne nous sommes plus quittées.
C’est ma meilleure amie, ma confidente, je lui dis tout. Elle est capable de prendre les notes du cours tout en écoutant mes péripéties amoureuses, elle est toujours là pour m’aider dans mes lacunes scolaires. Ses classeurs de cours sont remplis de petits mots doux que je lui écris à la dérobée, des « L+G pour toujours ». À chaque fois qu’elle les trouve, elle se moque de moi et de mon côté fleur bleue. Puis ses yeux s’assombrissent et elle me rappelle que malheureusement, rien n’est éternel. Elle paraît froide et insensible, mais je sais que sous la glace se cache un grand cœur. Je gratte tout doucement, jour après jour. Je réussirai à trouver le trésor qui s’y cache.
Je sais que le drame qu’elle a vécu est terrible. Même si je râle tout le temps après eux, j’ai la chance d’avoir mes parents avec moi. La famille chez nous, c’est primordial. J’ai trois grands frères, Stefano, Claudio et Gianni. Ils sont tous bien plus grands que moi et déjà partis de la maison, je suis la petite dernière. Ça ne les empêche pas de revenir au bercail très souvent, comme des bateaux qui s’amarrent au port. Je me sens souvent gênée de lui exposer ce tableau familial qu’elle ne connaîtra plus jamais. Je me souviens d’une de nos conversations au tout début de notre rencontre, en évoquant notre avenir professionnel.
—   Tu sais ce que tu as envie de faire par la suite, toi ? demandé-je. Moi, je sais pas, mes parents me stressent avec ça ! J’ai l’impression de jamais être à la hauteur…
—   Moi, dès que j’ai mon bac, je me barre d’ici !
—   Oh ! Je suis désolée… pardon… je voulais pas… putain ! C’que je peux être conne parfois ! Tu viens de les perdre, et moi j’en remets une couche !
—   Mais non arrête, t’inquiète pas, va ! Avec ou sans eux, je me serai tirée d’ici de toute façon !
—   Je peux te poser une question, Lorène ?
—   Je t’écoute…
—   C’est bizarre mais… on dirait que leur absence te fait rien. Moi, sans mes parents, je suis perdue !
—   Ce serait trop long à raconter, j’ai pas envie de rentrer dans les détails … mais disons que ma vie change pas beaucoup en fait. J’ai toujours dû me débrouiller, ils avaient jamais assez de temps pour moi… Mais bon, allez on s’en fout, parlons d’autre chose !
Après cette discussion, nous n’avions plus jamais évoqué le sujet. Elle restait fixée sur son envie de monter à Paris. Elle disait toujours qu’il n’y avait rien pour elle dans ce trou perdu de la Savoie. À part la sœur de sa mère, plus aucune attache ne la retenait ici.
Moi, j’étais tourmentée par ce futur qui approchait à grands pas. J’angoissais pour mes résultats scolaires médiocres, j’angoissais pour le choix de mon orientation, j’angoissais parce qu’il fallait réussir et que je doutais d’en avoir les capacités.

***

Les yeux dans le vague, les pieds dessinant de grands cercles sur le sol caillouteux, je n’entends même pas le moteur d’une voiture qui approche.
—   Oh ! Tu rêves, Giulia ?! me demande Lorène en m’attrapant par les épaules. À ce soir Tatie ! Merci de m’avoir déposée !
—   Bah mince alors ! Je t’ai même pas vue arriver, tu m’as fait peur !!!
—   Tu pensais à qui encore ? Au beau Léo ? demande-t-elle en riant.
—   Oh ! Ça va, je t’ai dit qu’il se passait rien ! De toute façon t’as vu ma tronche, plus calculette que moi, tu meurs !
—   Non ! mais t’arrête de te dévaloriser tout le temps ! T’es très belle, il n’a d’yeux que pour toi !
Nous remontons le chemin qui mène à la maison, tout en refaisant déjà le monde. De grands arbres bordent la route tout du long, et un petit ruisseau à l’écoulement discret, accompagne le chant des oiseaux et les cloches des vaches au loin. Ce petit village de 1500 habitants est le berceau de mon enfance. Chaque matin, je prends le car pour me rendre au lycée d’Argonay, situé à une quinzaine de kilomètres. Le soir venu, je suis contente de retrouver le calme des environs.
        Nos cœurs sont légers, nos estomacs affamés. Avec Lorène, nous savons déjà que nous allons passer un bon moment ensemble. Nous avons prévu de travailler nos cours cet après-midi. Elle veut s’arrêter au bac et pourtant elle devrait continuer, elle en a les compétences, bien plus que moi. C’est une tête en lettres et en philo, mais le monde de l’art l’appelle. Je la trouve bien téméraire de partir seule à Paris, elle va me manquer. Même si elle revient de temps en temps, je ne sais pas ce que je vais faire ici sans elle.
         Nous pénétrons dans la cuisine, les effluves de tomates fraîches, tout droit sorties du jardin, émanent doucement de la grande marmite en fonte. Ma mère et mon père sont en grande discussion, mélangeant les langues italienne et française dans une douce mélodie. En bruit de fond, le vieux transistor de ma mère crache des bribes de chansons. Quant à mon chien à moitié aveugle, il se met à aboyer dès notre arrivée, comme si une armada de cambrioleurs étaient entrés dans la maison.
—   Muzio, au panier ! Pronto Lorène, come stai* ? demande Mamma tout en remuant la sauce tomate à l’aide d’une spatule en bois.
—   Mamma, je t’ai déjà dit de lui parler en français !
—   Oh ! Arrête de râler un peu, elle comprend très bien ce que je lui dis, n’est-ce pas Lorène ?!
—   Sto bene Paola, grazie mille* ! répond Lorène en me faisant un clin d’œil et en me narguant ! Bonjour monsieur Parisi, vous allez-bien ?
—   Je t’ai déjà dit de m’appeler Alfonso ! rétorque gentiment mon père.
—   Papa, laisse-la tranquille ! intervené-je. Allez, à table !
Et c’est comme ça que j’ai l’impression de donner à mon amie un bout de famille, autour de ce repas aux couleurs vives et aux saveurs épicées. Sur fond de musique italienne, dans cette cuisine au carrelage ancien, nous partageons des moments légers, insouciants et hors du temps, loin de tout ce que la vie nous réserve par la suite.


*Maman
*Bonjour Lorène, comment vas-tu ?
*Je vais bien Paola, merci beaucoup !

55
Mise en avant des Auto-édités / Linko-T1-Es-tu mort, public ? de Frédéric Faurite
« Dernier message par Apogon le jeu. 10/11/2022 à 17:36 »
Linko-T1-Es-tu mort, public ? de Frédéric Faurite



Pour l'acheter : Amazon     Librinova


   Peu d’archives ont été retrouvées au sujet de ce qu’il convient d’appeler le plus grand scandale télévisuel du XXIème siècle en matière de téléréalité. Dans un souci de clarté et d’exactitude, ce récit comporte quelques morceaux choisis qui permettront au lecteur d’en apprendre davantage tant sur la mécanique macabre de ce jeu que sur l’état d’esprit des différents participants au fil de son évolution. Ces retranscriptions qui peuvent être perçues comme des « bonus télévisuels » ont été classées dans la rubrique intitulée « Le Petit Théâtre du Confessionnal ». L’extrait suivant dans lequel le principal protagoniste en détresse sort brusquement de son rôle pour interpeller le public nous a semblé particulièrement approprié pour débuter cette histoire.

LE PETIT THÉÂTRE DU CONFESSIONNAL – PROLOGUE TÉLÉVISUEL

   Bonjour à tous, c’est Linko ! Voici l’heure d’avouer mes fautes et… Et rien du tout ! Rien, bon sang ! Ce rituel commence à me gonfler... Qu’est-ce que je fais encore là à jouer le jeu comme un abruti ? Occupé à blablater sans même savoir si... Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Est-ce que quelqu’un me regarde, au moins ?

   Je me suis toujours senti mal dans ce Confessionnal mais ce n’est rien à côté de maintenant. Je ne sais même pas si vous pouvez m’entendre et je déteste parler dans le vide. Nous étions déjà comme des prisonniers dans cette maison et, à présent, les murs semblent avoir grandi. Ils ont l’épaisseur du monde entier et impossible de savoir ce qu’il y a derrière.

   Si quelqu’un m’entend, je supplie que l’on me réponde ou que l’on me fasse un signe. Le jeu continue en attendant car nous ignorons tout de ce qui se passe. Je ne sais vraiment pas quoi faire. C’est comme si nous étions tous morts mais que nous continuions à vivre en ayant perdu le reste du monde. Es-tu mort, public ?

1

LES CRÉATURES DE L’OMBRE

1

   Le vacarme. Ce fut comme si une fanfare infernale retentissait dans un égout au cours d’un tremblement de terre. Le tintamarre strident et haché sur fond de musique anxiogène enflait et se rapprochait inexorablement, s’insinuant partout. Ne pouvant échapper au bruit, le seul être vivant qui peuplait ce lieu obscur, ramassé sur lui-même dans une position pratiquement fœtale, n’eut d’autre choix que de reprendre conscience. 
— Bwââârgh… s’exprima-t-il à sa manière, dans un curieux compromis entre le bâillement et l’éructation.

   Épuisé, écœuré, engourdi et sale, Colin Roy s’éveilla, chacun de ses sens mis à l’épreuve par le chaos absolu qui l’entourait. Il lui fallut de longues secondes pour décrypter l’ensemble des nuisances qui venaient de l’arracher à son sommeil et l’incommodaient au plus haut point. À sa décharge, la liste était longue car un incident fâcheux s’invite rarement seul : il préfère investir la fête avec quantité de déplaisants camarades. Tout d’abord, cette cacophonie démente. Ensuite, cette pièce sombre qui tournait et s’étirait en tous sens. Puis, cette odeur pestilentielle de nourriture avariée et de gnôle bon marché. Enfin, tout cela s’ajoutait chez le jeune homme à un mal-être physique et moral qui avait survécu à ses dernières heures de sommeil.

   Le monde est dégueulasse.

   Telle fut la première pensée vaguement rationnelle qui émergea du cerveau embrumé de Colin. Puis il vomit.

   Instantanément, il se sentit plus léger et éprouva une bouffée de plaisir offerte par cette infime vague de chaleur sur son tee-shirt. Très vite cependant, le contact devint visqueux et les effluves d’alcool et de biscuits apéritifs mal digérés se répandirent dans la pièce, lançant une odorante proclamation : les chips pimentées et la vodka-pomme ne sont pas compatibles avec tous les estomacs.

   Ce n’est pas seulement le monde… Je suis dégueulasse, songea alors tristement le garçon.

   Pendant ce temps, l’insupportable tapage continuait à se faire entendre. D’abord agacé, le jeune homme choisit de prendre son mal en patience avant de réaliser qu’une telle sonnerie pouvait avoir bien des significations, la plupart du temps négatives. Celle qui l’avait arraché à ses rêveries d’ivrogne le concernait peut-être au premier chef.
— Un… un incendie… Le feu… murmura-t-il par réflexe, la langue lourde et les lèvres maladroites. Ou bien…

   C’est que l’invasion a commencé…

   Cette hypothèse folle qu’il n’avait même pas osé formuler à voix haute l’obligea à s’activer, considérant que l’état d’urgence était déclaré. Drôle de façon de raisonner que celle d’un homme ivre un lendemain de beuverie. En une fraction de seconde, cette pensée venait de passer au rang de priorité et accaparait à présent son attention, au point de lui faire oublier tout le reste. En ce moment précis, Colin Roy aurait été incapable de se souvenir de ce qu’il avait fait la veille ou, pire encore, de prononcer correctement son nom et son prénom. Néanmoins, il essaya de prendre le dessus, de chasser la torpeur et le demi-sommeil qui le maintenaient dans cet état second.

   Au prix d’un écarquillement maximal des paupières, Colin arriva à déterminer qu’il se trouvait dans son salon, affalé sur le tapis auprès du sofa. La pièce émergeait de l’obscurité par intermittence grâce à la télévision qui jetait des lueurs confuses accompagnées d’un fond sonore des plus singuliers. Il comprit alors que l’imposant cube cathodique rejouait en boucle le menu du DVD qu’il visionnait la veille avant que le sommeil ne s’abatte sur lui, d’où cette étrange mélodie qui se répétait. Cependant, la sonnerie criarde ne provenait pas de l’appareil mais d’un ailleurs indéfinissable, s’interrompant parfois pour repartir de plus belle en répandant ses décibels dans tout l’appartement.

   S’appuyant sur le canapé, Colin se redressa puis parvint enfin à se hisser sur ses jambes tremblantes alors que le bruit semblait encore s’intensifier.
— C’est certain, il se passe quelque chose ! grogna-t-il en s’étirant, dans une succession de claquements de vertèbres.

   Des images atroces lui vinrent alors à l’esprit. Une série de visions d’outre-tombe. Il voyait confusément une foule de marcheurs titubants et décharnés qui avaient jailli de ses rêves et se trainaient jusqu’à lui. Colin osa tout juste articuler sa phrase, craignant de la voir devenir réalité.
— Quelque chose de grave… Qui fait mal et qui mord…

   Puis, le vacarme suraigu s’interrompit instantanément et le cerveau ainsi que les tympans de Colin lui en furent reconnaissants. Toutefois, le son fut aussitôt remplacé par un autre, beaucoup plus inquiétant : le grincement bien reconnaissable de la porte d’entrée de son appartement. Brusquement, il fut anxieux de voir que ses suppositions alcoolisées paraissaient se concrétiser.

   On s’est introduit chez moi ! Ils sont dans l’entrée et ils arrivent…
   
   Colin fit de son mieux pour se tenir complètement droit et braqua son regard vers le petit sas d’entrée servant aussi de vestibule. Dans l’ombre noire se pressaient de hautes silhouettes qui émettaient des sons imprécis, graves et rauques. Cette vision le pétrifia et il sentit son visage se couvrir d’une froide sueur dont une goutte roula le long de sa tempe, obliqua vers son oreille avant de dévaler le long de son cou.
— Triple torsion testiculaire ! Les morts… balbutia-t-il en les regardant s’approcher de lui. Les morts viennent me chercher…

   Paniqué, Colin recula à travers le salon et vint buter contre son téléviseur qui émettait toujours la même mélopée lancinante, lugubre et parfaitement de circonstance. L’appareil pivota sur son meuble puis s’éteignit lorsque la prise s’arracha. Désormais, plus aucun son ne venait concurrencer ceux des intrus et seuls leurs glapissements résonnaient entre les murs nus de l’appartement. Tout en tentant vainement de reculer le plus loin possible, le jeune homme les regardait avec une hébétude d’alcoolique envahir l’espace sonore et physique de son appartement.
— Non ! Ne… N’approchez pas… Laissez-moi !

   Je ne comprends pas… Qu’est-ce que ces choses font ici ? Est-ce que je rêve toujours ?

   Colin se retrouva dos au mur et face à ses responsabilités. Il était seul, fatigué, presque malade et dans un état immonde. Pourtant, il lui fallait affronter ces formes floues et massives qui évoluaient lentement vers lui depuis leur monde de ténèbres. Pas l’ombre d’une chance, pas une lueur d’espoir.

   On dirait que tout ça est bien réel… Pourquoi est-ce que cette invasion se produit au pire moment imaginable ? Je suis mal en point et fait comme un rat ! Si je ne trouve pas un moyen de fuir, ils vont me réduire en charpie…

   Sa condition physique actuelle et sa seule apparence le condamnaient par avance au pire des destins mais, malgré l’évidence de la défaite à venir, il ne put s’y résoudre. Cherchant des mains un objet qui puisse lui offrir un moyen de défense, il rencontra une tige métallique. Sans même comprendre précisément qu’il s’agissait de son lampadaire, le jeune homme s’en empara et fit face aux créatures qui se rapprochaient.
— Vous ne m’aurez pas aussi facilement ! Un pas de plus et je vous tue !

   Façon de parler… Ce n’est pas la pire des menaces pour des zombies…

   À ces mots, les choses mortes eurent une étrange réaction : sans cesser de s’avancer, elles se mirent à émettre des bruits répétés et sauvages qui martelèrent le cerveau de Colin et vrillèrent atrocement ses tympans.

   Ma tête ! Qu’ils cessent leur boucan… Qu’ils me dévorent et que ça s’arrête… Je veux du silence !

   Entre deux vagues de douleur migraineuse, il crut percevoir une intonation moqueuse dans les borborygmes qui se répercutaient sur les murs tristes et nus de la pièce. Alors, la colère l’envahit.
— Ne vous foutez pas de ma gueule, saletés de zombies !

   Et, sur cette déclaration d’hostilité, il se rua tant bien que mal sur le plus proche d’entre eux, prêt à lui pulvériser le crâne avec le pied du luminaire. En cet instant, il ne se doutait pas que la menace qui planait sur lui était bien différente de ce qu’il s’imaginait. Bien différente mais infiniment plus pernicieuse.

2

   L’appartement que louait Colin n’était qu’un petit T2 obscur, perdu dans un immeuble délabré de Vélizy-Villacoublay, une commune d’Île-de-France au sud-ouest de Paris. L’électricité ne fonctionnait pas dans l’entrée et il fallait progresser avec prudence pour ne pas se prendre les pieds dans les ordures ménagères, les divers objets en bazar et les câbles de manettes de console de jeu qui envahissaient l’intégralité du sol. On retrouvait ici les grands classiques des gens négligés avec, en prime aujourd’hui, quelques flaques de vomi.

   En bon locataire, Colin s’était montré discret voire effacé depuis son récent emménagement. Toutefois, en dépit de son manque d’envie de se sociabiliser, il était capable de se comporter avec politesse et amabilité. Tous ceux à qui il avait eu affaire dans les diverses démarches administratives pour accéder à cet appartement, c’est-à-dire quelques employés d’une agence immobilière, un concierge et une voisine âgée et à moitié sourde, pouvaient en témoigner. Tous ces braves gens auraient eu bien du mal à imaginer quels visiteurs se présenteraient chez Colin et quelle réception leur réserverait ce dernier.
— Ne vous foutez pas de ma gueule, saletés de zombies !
— Je crois que cet imbécile a trop fêté hier soir, constata une voix rauque où demeuraient quelques échos de féminité.
— Qu’est-ce qu’il raconte, cet idiot ? aboya une autre voix au timbre nettement plus grave.

   Colin poussa un hurlement plein de rage tandis que l’arme de fortune filait en direction de sa cible qui l’évita avec facilité, d’un simple pas en arrière.
— On dirait qu’il est sérieux ! reprit l’homme aux intonations d’outre-tombe. Je vais lui faire une tête au carré, ça lui remettra peut-être les idées à l’endroit.
— Ce ne sera pas la peine, Igor… murmura la troisième silhouette qui n’avait encore prononcé aucun mot. Je suis venu voir Colin personnellement alors c’est la moindre des choses que je m’en occupe moi-même.
— Vous êtes sûr ? s’enquit le second mastodonte alors que Colin revenait à la charge. Nous sommes vos gardes du corps et ce type n’a pas l’air de rigoler.

   Sans prêter la moindre attention à cette remarque, celui qui semblait être le chef se rapprocha du jeune homme qui balançait son arme dans tous les sens, s’essoufflant, jurant, ne touchant personne.
— Bonjour, Colin.

   Cette aimable salutation ne trouva pas preneur chez le garçon qui n’entendait les mots qu’à travers un épais brouillard auditif. La poignée de main que lui tendit l’homme lui fit l’effet d’une déclaration de guerre.
— Tu veux y passer en premier ? demanda-t-il en bafouillant chacun des mots prononcés. Parfait !
— Voyons Colin, je ne suis pas là pour vous faire du mal… Hé là !

   La silhouette sombre esquiva de justesse le pied de lampadaire et se mit à rire avec bonne humeur. Sans mesurer que cette nouvelle démonstration d’hilarité n’était qu’un surcroit d’agacement pour Colin, l’homme s’autorisa un constat :
— Vous avez raison, il est complètement saoul ! Je crois que…

   La phrase s’interrompit à l’instant où le coude de Colin vint percuter dans un bruit mat le visage de l’individu qui lui faisait face. Celui-ci fut repoussé et recula de quelques pas sans émettre le moindre son.
— Prends ça ! triompha le garçon. Tu es trop affreux pour me défier !
— Chef ! s’écria la femme, une note d’inquiétude dans sa voix sourde.
— Enfoiré ! On va te massacrer ! s’emporta le dénommé Igor en tendant le poing vers Colin.

   Alors que la brute allait se jeter à son tour dans la bataille, un bref sifflement l’arrêta instantanément. Toujours sur ses jambes, le chef de la bande se tenait encore face au garçon, dans une position de garde cette fois-ci.
— Du calme, vous deux ! intima-t-il à son escorte. J’ai eu le temps d’amortir cette petite attaque avec mon front.

   Colin se recula pour reprendre son souffle, la barre métallique toujours entre les mains. Il fixait d’un air fou son adversaire qui s’approchait de nouveau.

   Saleté de cadavre pourri, il en redemande !
— J’avais presque oublié que notre ami avait acquis comme moi quelques notions d’auto-défense dans sa vie mouvementée, poursuivit le chef. Je vais donc devoir opter pour une méthode moins douce, à mon grand regret.
— Qu’est-ce que tu baragouines, le zombie ? hurla le jeune homme en bondissant, prêt à en finir.

   Un fulgurant coup de pied brisa aussitôt cet assaut. Colin le reçut en plein ventre, fut propulsé à travers la pièce et vint s’écraser contre le mur du salon dont le plâtre se fissura. Son dos heurta au passage l’interrupteur et l’ampoule crasseuse du plafonnier jeta sur la pièce la lumière jaunâtre de la vérité. Assommé par le choc, le garçon ne put cependant guère en profiter et ne vit donc pas les trois personnes vêtues de costumes sombres et élégants qui venaient de pénétrer dans son appartement. Le dernier son qu’il perçut fut la voix lasse et agacée de son adversaire :
— Décidément, je joue de malchance ! J’ai sali mes Berluti sur son tee-shirt…

   Le spectacle dont fut privé Colin n’était pas commun, les trois envahisseurs formaient un groupe inattendu et particulier. Les deux plus grands, un homme et une femme, étaient des armoires à glace assez similaires avec des épaules aussi carrées que leurs mâchoires. L’homme portait une coupe en brosse et un bouc poivre et sel. Une longue balafre, probablement causée par une lame, barrait sa joue droite. Son coup d’œil glaçant et déterminé aurait suffi à faire reculer n’importe quel agresseur. De son côté, la femme avait des cheveux roux taillés très courts et, en dehors d’un maquillage discret, l’ensemble de sa physionomie semblait pensée pour le combat. Son regard était bien plus clair que celui de son acolyte mais tout aussi effrayant : l’éclat qui dansait dans ses yeux verts était celui de la violence et de la férocité.
— Tout va bien, monsieur ? demanda-t-elle. Vous saignez !

   Sans s’émouvoir, le chef, un grand homme élancé aux cheveux châtains gominés et plaqués à l’arrière, sortit de sa poche un fin mouchoir brodé. Il le déploya d’un geste léger tout en accordant un sourire rassurant à sa garde du corps.
— Ce n’est rien, Olga, déclara-t-il en se tapotant le front. Ce sont les petites douleurs de ce genre qui nous rappellent que nous sommes vivants.

   Il demeura un moment silencieux, épongeant le sang de son visage banalement avantageux, le regard rêveur comme s’il méditait ses propres paroles.

   Le petit groupe prit le temps de contempler l’appartement de Colin, jetant des regards écœurés sur la multitude de détails qui faisaient du lieu un vaste et répugnant capharnaüm.
— Ce n’est quand même pas ce simple échange de coups qui a mis un désordre pareil ? s’intrigua Olga.
— Non, bien entendu. Il paraît clair que notre ami Colin n’est pas un adepte du rangement ni de la propreté. Je suis curieux d’apprendre ce qui a pu transformer quelqu’un d’aussi prometteur que lui en une épave pareille… Quel accueil en tout cas ! Il a de l’énergie à revendre, c’est très bon signe.

   Igor s’avança jusqu’à l’endroit où gisait Colin. En chemin, il posa par mégarde le pied sur un objet en plastique qui craqua sous son poids.
— Regardez ça ! signala le garde du corps en brandissant la jaquette vide d’un DVD qui trainait par terre.
— La Nuit des morts-vivants de Georges Romero, voilà un grand classique !

   Olga s’avança et parcourut rapidement la couverture, découvrant un cimetière perdu dans la nuit et illuminé par une lune blafarde. Le titre s’étalait en lettres rouge vif, seule couleur admise ici.
— J’ignorais que vous regardiez ce genre de film, boss.
— Ah bon ? Je n’ai pas une tête à aimer le cinéma d’épouvante, selon toi ?
— Non, non… bafouilla-t-elle. Ce n’est pas ça…
— Qu’est-ce qui pourrait bien m’empêcher d’en regarder ?
— Rien, bien sûr… répondit la femme avec hésitation et un léger embarras. Seulement…
— Seulement quoi ?
— J’ai toujours pensé que les films d’horreur convenaient plutôt aux personnes un peu fêlées, comme ce Colin justement. Franchement, aimer voir des monstres s’attaquer à des gens qui doivent survivre, ça ne va pas bien loin.
— Moi, j’aime bien les films d’horreur, intervint Igor avec conviction.
— C’est ce que je disais, c’est pour les tarés avant tout.
— Là, tu vas trop loin, frangine ! Retire tout de suite ce que tu viens de dire !

   Le chef n’eut qu’à claquer des doigts pour rétablir le calme entre ses deux gardes avant qu’ils n’aillent plus loin.
— Ne vous disputez pas pour si peu ! Ta vision sur le sujet des films d’épouvante est trop réductrice, Olga, mais je ne t’en tiens pas rigueur car elle repose sur un préjugé commun entretenu par ceux qui n’en ont jamais vraiment vu. Raisonner comme tu l’as fait, c’est oublier qu’une œuvre ne sert pas seulement à nous distraire en nous apportant diverses émotions. Elle contient aussi un message ou des idées qui doivent nous faire évoluer ou, tout du moins, réagir. Par exemple, le film dont nous parlons comporte une réflexion sous-jacente sur les conséquences des armes nucléaires dans un contexte de Guerre Froide ainsi qu’une critique des préjugés raciaux dans l’Amérique des années 60.
— Vraiment ? s’intrigua Igor. Je l’ai vu mais j’ai sûrement dû oublier ce passage…
— Sûrement… Tout ceci pour dire que le fond et la forme d’une œuvre sont intimement liés, ils doivent se répondre et se compléter sans que l’un ne prenne le pas sur l’autre. Preuve en est que les œuvres parfaites, que l’on qualifie communément de chefs-d’œuvre, sont celles qui ont instauré une harmonie entre leur message et les procédés techniques qui le servent. C’est lorsqu’il atteint cette cohérence que l’Artiste impose au monde sa Vérité.
— Que c’est beau ce que vous dites, chef ! s’extasia Olga.
— Merci ! En tout cas, ce cher Colin a bon goût et je comprends mieux le sens de ses paroles de tantôt. Allez, portez-le dans sa salle de bain !

3

   Flottant de nouveau à la frontière entre l’inconscience et la réalité, Colin sentit qu’on le tirait par les bras sans ménagement à travers son appartement. Sa tête et le haut de son dos écartèrent quelques objets qui jonchaient le sol, divers détritus s’accrochant dans ses cheveux blonds et aux extrémités de sa barbe irrégulière.

   Je me suis vraiment laissé aller depuis que je suis sorti et que j’ai atterri dans ce bouge. Je dois avoir l’air hirsute. C’est vrai que je ne me suis pas rasé depuis mon emménagement, il y a trois semaines, constata-t-il en soufflant faiblement pour chasser un mouton de poussière qui lui chatouillait les narines.

   La douleur qu’il éprouvait le ramenait peu à peu à la raison. Les paupières mi-closes, il observait son appartement d’un point de vue inédit et mesurait à quel point le lieu était à son image.

   Quelle honte… Vivre dans un souk pareil… Boire autant pour oublier… Ce genre d’abattement ne me ressemble pas. Tout m’échappe depuis quelque temps et ça commence à bien faire ! Il faut que je réagisse dès maintenant pour comprendre ce qu’il se passe et arrêter enfin de tout subir. Voyons voir ! Le bruit horrible de tout à l’heure devait probablement être la sonnette d’entrée mais je n’avais encore jamais reçu de visite… Et, en parlant de visite, qu’est-ce que ces trois créatures-là peuvent bien me vouloir ?

   Alors qu’il tentait d’identifier les gens qui l’entouraient et l’entrainaient, le contact glacé du carrelage de sa minuscule salle de bain acheva de lui faire retrouver ses sens. La lumière fut allumée et la porte en plastique translucide de la cabine de douche ouverte.
— Bien ! Igor, Olga, je vous laisse me le réveiller pour de bon, après quoi nous pourrons avoir notre petite conversation.

   Colin n’avait plus assez d’énergie pour se défendre ni même pour regarder autour de lui et il se laissa faire lorsqu’on le projeta tout habillé sous la douche. Frissonnant au contact des traditionnelles dix secondes d’eau polaire, il se surprit à apprécier, même au travers de ses vêtements, la chaleur du jet d’eau qui trempait tout et chassait peu à peu les cauchemars. Il regarda dégouliner le flot crasseux jusqu’à la bonde avant que cet agréable interlude ne s’interrompe subitement. On le sortit manu militari de la cabine de douche et on lui balança une serviette en pleine figure.
— Son odeur est déjà plus supportable, commenta Igor, son grand sourire tout en dents dessinant une ligne presque perpendiculaire au tracé de sa cicatrice.
— Drôles de morts-vivants… murmura Colin en observant les trois intrus.
— Encore ? s’étonna Olga qui le soutenait. La douche a un peu arrangé son apparence mais son cerveau n’est toujours pas frais…

   Une nouvelle fois, le chef éclata d’un grand rire joyeux, comme si Colin venait de débiter la meilleure plaisanterie du monde.
— Exactement comme je m’y attendais… Mais j’avais prévu que la douche ne suffirait pas pour apaiser un tel lendemain de cuite. Je vous prie de bien vouloir m’excuser pour ce qui va suivre, mon cher Colin.

   Sur ces mots, il empoigna le jeune homme à l’arrière du crâne par sa tignasse et lui plongea la tête dans le lavabo. D’abord étonné, Colin se mit à se débattre avec mollesse puis avec une rage de plus en plus désespérée mais la poigne qui le maintenait était de l’acier. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à s’extraire de l’eau pour happer ne serait-ce qu’une bouffée d’oxygène et il se sentait partir peu à peu.
— Chef ! Vous allez le noyer !
— Encore quelques secondes, Olga. Si j’ai rempli la vasque exprès pendant sa douche, c’est que je ne veux pas perdre mon temps ni parler dans le vide. Faire la proposition de sa vie à un ivrogne, c’est comme pisser dans un violon.

   L’homme finit par ramener Colin à l’air libre et le laissa s’effondrer contre le carrelage, en travers du tapis de bain.
— Espèce de taré ! s’écria le presque noyé en recrachant de l’eau par la bouche autant que par les narines.
— Allons, pas de grossièretés entre nous… Je suis navré d’avoir dû employer cette méthode mais j’ai besoin de toute votre attention. Est-ce que vous vous sentez plus lucide à présent ?
— Oh que oui ! Dès que je reprends mon souffle, je vous éclate !

   L’imposant Igor empoigna aussitôt le col du jeune homme, son immense main distordant le tee-shirt mouillé. Il plongea dans les yeux de Colin un regard noir souligné d’une barre de sourcils distordue par la colère.
— Tu sais à qui tu t’adresses, gamin ? Tu oses proférer des menaces ?
— Et toi ? Tu sais qui je suis, gros sac ?
— Ça, c’est du courage ou de l’inconscience… Pour cette insulte, je vais te casser le bras !
— Du calme, Igor ! Colin ne sait manifestement pas qui nous sommes et je suis justement là pour le lui apprendre.

   Le colosse relâcha son étreinte et Colin s’affaissa contre le mur carrelé de la salle de bain. Résigné à comprendre ce qu’on attendait de lui, il s’empara de la serviette qu’on lui avait donnée et se frictionna le visage.
— Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?

   Le garçon s’attendait à toutes les formes de réponses mais absolument pas à ce qu’on lui pose une question. Surtout aussi particulière que celle qui allait suivre.
— Colin, avez-vous envie de devenir riche et célèbre ?

4

   Une fois que les trois inconnus eurent quitté les lieux, Colin tituba jusqu’à ce qui restait de son canapé. Il demeura là, aussi perdu qu’auparavant si ce n’était plus, noyé sous la masse d’interrogations qui jaillissaient dans son esprit encore fatigué. Un cortex cérébral à l’image de l’appartement, en fin de compte : en grand désordre et nécessitant une urgente remise en état.

   Pourquoi est-ce qu’on viendrait m’apporter sur un plateau la fortune et la gloire ? Surtout à moi...

   Son interlocuteur était resté très vague sur la question, se bornant à lui intimer de se préparer et d’enfiler des vêtements propres afin de prendre le petit-déjeuner avec lui à l’extérieur. Il finit par s’exécuter, considérant que la meilleure chose à faire était de repartir sur de bonnes bases. Il rechercha dans son désordre une tenue convenable, se prépara un café et l’avala avant de retourner sous la douche, de façon plus orthodoxe cette fois-ci, avec savon, shampooing et sans vêtements. Une fois lavé et globalement séché, il s’empara d’une paire de ciseaux et sacrifia sans regret la triste barbe détrempée qui ornait son visage avant de s’enduire de mousse pour se raser correctement. L’opération achevée, il eut l’impression de redécouvrir son visage. L’homme de Cro-Magnon à l’âge indéfinissable avait cédé la place à un gaillard de vingt-sept ans résolument ancré dans l’ère moderne. Quelques coups de tondeuse venaient de lui faire parcourir en un éclair l’évolution de l’humanité.

   Pour la première fois depuis une éternité, il se peigna les cheveux. Le reflet que lui renvoya finalement son miroir lui parut acceptable, presque satisfaisant si on faisait exception de la fatigue qui alourdissait ses yeux. Désormais en état de réfléchir, il se demanda un instant s’il avait vraiment bien entendu la question qu’on lui avait posée tout à l’heure et qui résonnait encore dans son esprit de façon obsédante.

   Colin, avez-vous envie de devenir riche et célèbre ?
— La célébrité je m’en cogne, avait-il alors répondu, mais la richesse…
— Vous êtes du genre à courir après l’argent ?
— J’aimerais simplement pouvoir prendre un boxer le matin sans avoir à me demander s’il est troué ou non. J’ai aussi d’autres projets plus ambitieux qui demandent du fric…
— Parfait, parfait ! Alors, nous vous attendrons en bas.

   Ses habits les plus présentables enfilés, Colin quitta à son tour l’appartement en se promettant d’y remettre de l’ordre à la première occasion. Il verrouilla la porte avec soin, perdant de précieuses secondes à insérer la clé dans une serrure qui tremblait et se déplaçait sans cesse. Lorsqu’il y fut parvenu, il fit volte-face et, avant même de pouvoir s’élancer vers l’escalier, sursauta en constatant qu’une silhouette s’était glissée subrepticement derrière lui.
— Qui êtes-vous et que faites-vous là ? lui lança une voix chevrotante.

   Sur le moment, il crut à une nouvelle menace avant de reconnaître sa voisine de palier, la doyenne de l’immeuble, la vénérable Madame Senex. Celle-ci était vêtue d’une robe de chambre bleue à motif floral. Voûtée comme peut l’être une dame ayant largement fêté ses quatre-vingts printemps, elle s’appuyait sur une canne noire en fibre de carbone et à la poignée béquille torsadée. Ses cheveux impeccablement blancs et symétriquement bouclés ainsi que ses petites lunettes rondes lui conféraient l’apparence archétypale de la grand-mère. Sa parfaite conformité avec tous les clichés en vigueur sur le troisième âge avait quelque chose de presque effrayant. L’être humain adore les portraits stéréotypés mais son œil a souvent du mal à en supporter la vision.
— Bonjour, Madame Senex ! parvint à articuler Colin lorsque son cœur retrouva son rythme de croisière. Vous ne me reconnaissez pas ?
— C’est bien vous, monsieur Roy ?
— Tout à fait ! Vous pouvez m’appeler Colin.
— C’est justement vous que je venais voir, Colin.
— À quel sujet ? s’enquit-il innocemment, craignant le pire.

   Après tout ce boucan, elle va me refaire le portrait à coups de canne !

   La vieille dame ne répondit pas immédiatement. Elle se borna à le regarder avec insistance au point que le garçon commença à être inquiet et mal à l’aise. Être dévisagé en détail à moins de trente centimètres par un observateur quasiment inconnu, profondément muet et visiblement contrarié est toujours déstabilisant.

   Nous avons vraiment dû faire un bruit infernal pour que même ma voisine équipée d’un sonotone vienne me demander des comptes.
— Vous avez rasé votre barbe, n’est-ce pas ? finit-elle par demander.
— On ne peut rien vous cacher.
— Eh bien cela vous va mieux ! Je vous trouve beaucoup plus distingué ainsi et cela vous rajeunit de dix ans.
— Merci beaucoup.

   La vieille dame continua un moment à l’observer, manifestement heureuse d’avoir la possibilité de voir un peu plus clair sous la tignasse habituelle de Colin.

   Qu’est-ce qui est en train de se passer exactement ? se demandait l’intéressé. Elle n’est quand même pas sortie de chez elle pour venir me faire des compliments ?
— Il y a un problème ? hasarda-t-il, continuant à jouer la carte de la simplicité et de la candeur.
— Vous dites ?
— Je vous demandais si tout allait bien ! répéta-t-il plus fort et en prenant soin de bien articuler pour compenser les soucis d’audition de sa voisine.

   Une ombre soucieuse passa alors dans les grands yeux bleus et cernés de rides de la vieille dame.
— Il s’est passé quelque chose d’étrange ce matin !
— Dites-moi tout…
— Alors que je retirais mes bigoudis, l’armoire de ma chambre s’est déplacée toute seule. Je l’ai vue de mes yeux !

   Colin ne sut trop quoi répondre. Les doléances de la vieille dame étaient plus inattendues que tout ce qu’il aurait pu supposer. Instantanément lui vint en tête la réflexion que se font tous les jeunes gens sains d’esprit lorsqu’ils rencontrent une personne âgée tenant des propos qui sortent de l’ordinaire.

   Bon sang ! Je n’avais vraiment pas besoin que ma voisine soit victime de démence sénile et fasse une crise d’hallucinations, encore moins dans un moment pareil. Les autres doivent être en train de m’attendre en bas de l’immeuble… Tant pis pour la ponctualité ! Mieux vaut faire bonne figure, c’est encore heureux qu’elle n’ait pas appelé la police pour le tapage de tout à l’heure…
— Vous êtes en train de me dire que vous avez vu votre armoire bouger ? s’étonna-t-il en s’efforçant de rester sérieux malgré sa forte envie de rire.
— Bouger ! Parfaitement ! Comme je ne suis pas suffisamment forte pour la remettre à sa place, je viens vous chercher en renfort. J’aurais bien volontiers demandé à mes enfants mais ils travaillent tous à l’étranger. Je me suis rappelé que vous étiez jeune et Bertrand, mon fils aîné, m’a recommandé de ne pas hésiter à faire appel à un voisin plutôt que de me faire mal bêtement. Vous accepteriez de me donner ce petit coup de main ?

   Bien que pressé, le garçon n’oubliait pas sa bonne éducation. On lui avait appris que les personnes âgées n’étaient pas de vagues entités devenues fantomatiques par anticipation ni d’antiques pièces de musée que l’on abandonnait à la poussière et à la solitude dans leurs petits meublés. Elles avaient construit le monde actuel, avec ses bons et ses mauvais côtés, il était donc normal de leur tendre respectueusement la main lorsqu’elles en avaient besoin. Par ailleurs, il n’avait pas eu la chance de connaître ses grands-parents et n’était pas si mécontent que cela de se retrouver avec une grand-mère de substitution à dépanner. Quitte à perdre quelques minutes, il rendrait service à sa voisine.
— Bien entendu, vous pouvez compter sur moi.
— C’est très gentil à vous, jeune homme ! Suivez-moi.

   Colin obéit et se retrouva donc à marcher à très petits pas à côté de l’octogénaire qui clopinait en s’appuyant sur sa canne. En chemin, elle continua à le féliciter sur sa décision de se raser la barbe, arguant qu’il n’y avait que les beatniks ou encore les hippies pour porter des cheveux aussi longs.
— Finalement, je ne vous imaginais pas si jeune, vous pourriez être mon petit-fils.

   Le garçon sourit à cette idée tandis que son interlocutrice sortait sa clé et posait une main ridée, veineuse et constellée de taches sur la poignée de sa porte. Lorsqu’elle ouvrit, le jeune homme perçut du premier coup d’œil que l’appartement était aussi archétypal que sa propriétaire. Elle lui fit signe d’entrer et il pénétra dans tout un univers de tapis, de napperons, de meubles vernis à l’ornementation dorée et de fauteuils rembourrés qui devaient être de style Louis XIV ou Louis XV. Des vases, une petite pendule et de nombreux bibelots surmontaient la pièce maîtresse du salon : un large buffet dominé par un gigantesque miroir. Des reproductions de tableaux célèbres, parfois en plusieurs exemplaires, recouvraient les murs. On trouvait entre autres un portrait de Beethoven à l’air sévère, La Liseuse de Fragonard et une copie un peu incertaine du Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau. Un parfum de tisane à la verveine mêlé à des arômes sucrés de sirop contre la toux hantait les lieux.

   Comment est-elle arrivée à faire entrer autant de meubles et d’objets dans un si petit espace ? Le plus fort, c’est qu’elle est parvenue à rendre tout ce bric-à-brac cohérent : on a l’impression que tous ces objets ont toujours vécu ici et ensemble.
— Tiens ? s’intrigua-t-il tout à coup. J’ai cru voir bouger les coussins de votre canapé.
— Ce sont mes chats qui s’agitent sous les coussins. Princesse et Figaro sont plutôt joueurs lorsqu’ils ne sont pas occupés à dormir ou à manger.

   Sans lui laisser le temps de s’attarder davantage sur le salon, la vieille dame le contourna pour emprunter le couloir central.
— Le phénomène dont je vous parlais s’est produit dans ma chambre. Venez voir !
— Je vous suis.

   Il lui emboita le pas – ou, plus précisément et plus cyniquement, lui « boita le pas » –, longeant une petite cuisine et diverses portes entrebâillées donnant sur la salle de bain, les toilettes et un placard pour arriver à la chambre de Madame Senex.

   Ici encore, on ne pouvait s’empêcher d’admirer la continuité qu’offrait la pièce par rapport au salon : lit en bois verni et massif, table de nuit couverte de photos de famille et de boîtes de médicaments. Une marée montante de boîtes de comprimés, de cachets, de pastilles et de gélules faisait pratiquement disparaître les portraits soigneusement encadrés du mari, des enfants et des petits-enfants de la vieille dame. Dans cette pièce, l’odeur médicamenteuse avait pris racine plus solidement et plus durablement que du lierre sur un muret.
— Voilà l’armoire, lui indiqua la vieille dame en tendant sa canne vers le mur qui faisait face au lit.

   Colin observa le meuble, un mastodonte noir aux allures de cercueil géant qui semblait avoir été taillé dans une même pièce de bois.
— Eh bien ? s’intrigua-t-il. Il a l’air normal ce meuble…
— Regardez un peu les pieds !

   Colin se pencha et s’aperçut que l’immense penderie avait glissé d’une dizaine de centimètres sur le sol, laissant des traces bien nettes sur le parquet ciré.
— On dirait en effet qu’elle s’est déplacée…
— Exactement ! J’étais encore au lit lorsque j’ai vu l’armoire qui s’agitait et j’ai presque cru qu’elle allait me tomber dessus.

   Soudainement intéressé par le phénomène, Colin se déplaça sur le côté du meuble afin de regarder ce qu’il y avait derrière, entre le bois et le mur. Aussitôt qu’il constata la tension sur le papier peint ainsi que la forme délicatement courbe qu’avait prise la cloison, il comprit ce qu’il s’était passé.

   Triple torsion testiculaire ! J’ai bien failli me rendre coupable du meurtre de Madame Senex ! De l’autre côté de cette cloison se trouve mon salon. Quand je me suis ramassé le coup de pied de l’autre sadique et que je suis allé m’écraser contre le mur, le choc a fait bouger le meuble. Visiblement, elle n’a rien entendu de notre combat mais elle a quand même vu son armoire vaciller. Si jamais cette penderie lui était tombée dessus, je ne me le serais pas pardonné…
— C’est effectivement très curieux… murmura-t-il, gêné.
— Je sais exactement ce qui s’est passé ! déclara-t-elle subitement avec une force et une conviction de jeune femme qui firent sursauter Colin.

   Le garçon observa sa voisine avec inquiétude, attendant de voir quel verdict allait tomber.
— C’est sûrement une petite secousse sismique ! reprit-elle. J’en connais fort bien les effets car j’ai vécu de nombreuses années dans les Pyrénées. Ma famille est originaire d’Accous, dans le Béarn, vous connaissez ?
— Ah non, je n’y suis jamais allé…
— N’hésitez pas à y passer, alors. Vous pouvez me croire, c’est un endroit charmant.
— Je vous crois et je pense aussi que vous avez sûrement raison pour ce qui est de la secousse sismique ! déclara le jeune homme sur le ton admiratif d’un Watson commentant la progression d’une enquête de Sherlock Holmes.

   Madame Senex se rengorgea avec fierté, s’appuyant d’une main ferme sur le pommeau de sa canne, un sourire triomphal aux lèvres.
— Vous avez senti le choc vous aussi, n’est-ce pas jeune homme ?
— C’est le moins que l’on puisse dire ! Vous verriez l’état de mon appartement…
— Malgré ça, c’est tout de même la première fois que je subis un séisme en région parisienne… déclara pensivement la vieille dame.
— Vous voulez que je vous aide à repositionner l’armoire ? proposa le garçon, impatient de changer de sujet de conversation.

   La vieille dame ravie acquiesça et Colin se pencha avec précaution, pour ne pas se casser le dos, parcourut de la main l’espace entre le bas du meuble et les pieds pour trouver des prises solides puis força un bon coup. Il réussit à ramener l’armoire à sa place au prix d’un effort somme toute raisonnable, compte tenu de la taille du meuble.
— Merci beaucoup, jeune homme !
— Je vous en prie, c’est la moindre des choses.
— Vous êtes costaud, dites-moi ! Dans son jeune temps, feu mon mari n’aurait pas fait mieux et, pourtant, il était maçon.
— Ce n’était rien, je vous assure. Cette armoire est bien moins lourde que je ne le pensais.

   Madame Senex lui expliqua avec force détails que le meuble ne contenait que du linge de lit, une couette et quelques traversins dont elle détailla les couleurs, les dimensions et la provenance. Colin l’écouta patiemment, avec un sourire poli, sans oser l’interrompre comme si la meilleure manière de laver couettes et édredons – en machine ou à l’eau savonneuse dans une baignoire – était son principal sujet de préoccupation.

   Je comprends mieux comment ce meuble a pu se déplacer autant suite au choc de tout à l’heure. D’un côté, cette légèreté m’aura permis de le remettre en place facilement mais, de l’autre… Il aurait très bien pu tomber sur Madame Senex en la broyant dessous ou, pire, en la bloquant mais sans la tuer tout de suite… Horrible ! C’est bien la dernière fois que je me bats dans mon appartement…
— Voulez-vous une tasse de thé, mon garçon ?
— Cela aurait été avec plaisir, Madame, mais des amis à moi m’attendent en bas de l’immeuble.
— Dans ce cas, je ne vous retiens pas plus. Merci encore pour votre aide !
— C’est bien normal.
— J’espère que vous passerez me rendre visite de nouveau lorsque vous serez moins occupé.
— Je vous le promets et je ferai honneur à votre thé à ce moment-là.

   Sur un dernier sourire, il prit congé de la vieille dame et se retrouva sur le palier. Le contraste entre l’appartement douillettement surchargé de l’octogénaire et la froideur délabrée de la cage d’escalier et des communs lui donna l’impression d’avoir emprunté une sorte de vortex entre deux dimensions.

   Drôle de journée, quand même ! songea-t-il. Je viens de vivre plus d’événements en quelques heures qu’en trois semaines. Je ne sais pas si je dois être impatient ou anxieux de voir la suite arriver.

   Il n’était en effet réveillé que depuis une heure mais déjà il avait cru mourir, s’était découvert une grand-mère de substitution et se allait à présent se lancer avec énergie à la poursuite de la richesse et de la célébrité.

5

   La descente de l’immeuble fut légèrement vacillante mais il n’y avait déjà plus rien à voir avec le tournis ressenti un peu plus tôt. À présent, il éprouvait une sensation plus naturelle qui lui rappelait qu’il était en vie : la faim. Son estomac réclamait le petit-déjeuner promis tantôt et, bien qu’il ne l’eût jamais admis, il aurait volontiers englouti une bonne dizaine de pains au chocolat tant il avait faim.

   Devant l’immeuble, l’homme aux cheveux gominés l’attendait, flanqué de ses deux acolytes. Leurs habits élégants détonnaient dans ce quartier où les costumes ne se portent que lors des grandes occasions. De même, leur manière d’être ne correspondait à rien de ce que cette banlieue parisienne pauvre avait l’habitude de connaître. Igor faisait les cent pas sur la chaussée en levant haut les jambes à la manière d’un soldat au cours d’un défilé militaire. De son côté, Olga restait statique mais son visage pivotait en tous sens, observant chacune des façades et des fenêtres qui les entouraient comme si elle craignait d’y déceler un tireur embusqué. Seul leur patron demeurait calme et immobile, les yeux rivés sur l’immeuble de Colin, raison pour laquelle il fut le premier à voir le garçon en sortir. Immédiatement, il claqua des doigts pour avoir l’attention des deux gardes.
— Pas trop tôt… commenta Olga.
— Ce n’est pas comme si nous avions toute la matinée ! renchérit Igor.

   Colin aurait pu s’énerver et les envoyer se faire voir l’un et l’autre mais son rapide passage dans l’univers chaleureux et feutré de Madame Senex l’avait adouci. Il choisit de faire profil bas et de présenter ses excuses pour le retard.
— Désolé pour l’attente. C’est qu’il y avait beaucoup de travail pour la remise en état… Que ce soit pour moi ou mon appartement…

   Le chef, nonchalamment assis sur une barrière en fer bordant le trottoir, bondit de son perchoir et détailla Colin de la tête aux pieds. Il esquissa finalement un sourire satisfait en découvrant que la nouvelle apparence du garçon correspondait parfaitement à ses attentes.
— Vous avez bien meilleure mine sans cette glorieuse barbe de patriarche, mon cher Colin ! commenta-t-il en lui serrant chaleureusement la main. Ceci étant, on aurait difficilement pu faire pire qu’avant.
— Vous étiez sérieux lorsque vous parliez de petit-déjeuner ?
— Tout ce qu’il y a de plus sérieux. J’ai pour habitude de régler toutes mes affaires autour d’une table bien garnie.
— Alors je connais un petit bistrot pas loin d’ici.
— Ce ne sera pas utile, répondit l’homme avec un sourire amusé. Suivez-nous.
— C’est parti ! Vous savez que nous avons failli tuer une vieille dame tout à l’heure ?
— Vraiment ? Racontez-moi ça…

   La montre de luxe du patron marquait pratiquement huit heures du matin mais le soleil de ce début d’avril était déjà haut dans le ciel. Le petit groupe se mit à marcher dans la banlieue presque déserte, Colin poursuivant sa narration. Tout était silencieux et tranquille, les quelques passants vaquaient à leurs occupations sans leur accorder autre chose que des regards fatigués et impassibles. Connaissant bien le quartier, le jeune homme ne put s’empêcher de remarquer que le chemin qu’ils suivaient les éloignait des commerces. Le doute s’empara de lui.
— Où allons-nous exactement ?
— Au terrain de jeu.

   Justement, se profilait le terrain de basket accolé au petit parc boisé, seule oasis de verdure au milieu des barres bétonnées.
— C’est une plaisanterie ? Vous nous avez prévu une dînette dans le bac à sable du jardin d’enfants ?
— Vous avez de l’humour, Colin, j’aime beaucoup !
— On me le dit souvent… Expliquez-moi quand même où vous comptez manger parce qu’on ne va pas du tout dans la bonne direction.

   Pour toute réponse, l’homme sortit de sa poche une petite télécommande et pressa un bouton. Quelques instants après, un bourdonnement se mit à enfler et Colin leva les yeux.
— Ne me dites pas que c’est vous qui venez d’envoyer un signal à cet hélicoptère ? interrogea le garçon en fixant et en montrant de l’index un petit cercle argenté qui grossissait à toute allure dans l’azur.
— Et qui d’autre ? À moins, bien sûr, que l’un de vos voisins ne possède son propre héliport au sommet de son HLM.

   Un irrépressible sourire narquois naquit sur les lèvres du jeune homme et un ricanement lui échappa, grave et sourd comme le vrombissement de l’hélicoptère, avant qu’il ne reprenne son sérieux. La misère des gens du coin ne prêtait pas à rire lorsqu’on la côtoyait de près et il doutait que ce fût le cas de cet homme. Il fallait avoir un compte en banque bien garni et des goûts particuliers pour oser lancer ce genre de blagues.
— Vous ne manquez pas d’humour, vous non plus !
— De l’humour noir alors : je suis plutôt du genre cynique et sarcastique… Non, en réalité, nous repartons comme nous sommes venus et depuis le terrain d’atterrissage improvisé le plus proche.

   En effet, l’hélicoptère descendait toujours, visant manifestement le terrain de basket. Ce qui semblait au jeune homme un événement extraordinaire ne paraissait pas du tout impressionner ses trois visiteurs. Qui plus est, la machine volante n’avait rien à voir avec les hélicoptères de police qui survolaient quelquefois le secteur. L’appareil était d’une conception futuriste : la forme élancée de son fuselage ainsi que ses couleurs, du noir au sommet et du blanc sur la partie inférieure de la carlingue, lui conféraient l’allure d’un squale. 
— Eh bien, ça alors ! s’exclama le garçon lorsqu’il put le distinguer avec précision.
— C’est fini, mon cher Colin ! Les petits restaurants pas chers, les déplacements dans les transports en commun, les nuits passées à vous soûler dans votre minuscule T2… Tout ça s’arrête aujourd’hui : il était temps, non ?

   Le jeune homme demeura bouche bée tandis que le requin métallique se rapprochait majestueusement du sol. Même s’il avait voulu articuler un mot, le vrombissement des rotors aurait instantanément couvert la moindre parole. L’immense main d’Olga l’invita à se courber et à se protéger du souffle qui faisait danser les branches des arbres les plus proches ainsi que les maillons métalliques des filets de basket qui s’agitaient comme si un joueur invisible venait de marquer un panier. Enfin, le bruit diminua et il fut possible de se parler et de s’entendre malgré le mouvement continu des pales des deux hélices.
— Je vous souhaite la bienvenue à bord ! s’exclama le chef avec enthousiasme.

   Igor ouvrit la large porte latérale de l’appareil et Colin découvrit un habitacle spacieux, composé de fauteuils de cuir entourant une élégante table en bois verni. Une agréable odeur de pain grillé et de café frais s’échappait de l’intérieur de l’hélicoptère. Une stewardess blonde s’affairait dans ce qui semblait être une petite kitchenette, ouvrant et refermant des compartiments laissant apparaître un frigidaire, un petit four encastrable et même un bar. L’estomac de Colin gargouilla avec force mais, heureusement pour son égo, personne ne parut s’en rendre compte.

   Une cuisine dans un hélico ! C’est déjà un concept étonnant mais, le plus ahurissant, c’est que j’y aie accès comme si j’étais une star.
— Je vous invite à prendre votre premier petit-déjeuner dans les airs. On y prend goût très vite, vous verrez. Une fois que vous vous serez restauré, nous pourrons alors nous consacrer au projet que j’ai à vous proposer.

6

   Tous embarquèrent dans l’hélicoptère. Colin et l’homme aux cheveux gominés s’installèrent sur les places les plus proches de la table, les deux gorilles se placèrent un peu en retrait.
— Pilote ! Décollez rapidement avant que notre petit manège n’attire davantage l’attention.

   L’appareil s’éleva en douceur et, très vite, les tours et les barres d’HLM furent écrasées par l’altitude. Les quelques habitants les plus matinaux qui avaient passé le nez à la fenêtre restèrent un petit moment interdits avant de reprendre le cours de leur vie et de retourner à leurs propres petits déjeuners avant qu’ils ne refroidissent.
— Cynthia ! reprit le chef en s’adressant à la jeune femme qui commençait à sortir des assiettes et des couverts. Notre hôte a sûrement très faim, veille à ce qu’il ne manque de rien.

   Colin, incrédule, se laissait emporter dans les airs et se contentait d’observer ce qui se passait autour de lui. Il admirait l’application de l’hôtesse qui sortait tout le nécessaire pour un excellent breakfast, aérien qui plus est. C’est en voyant les quatre types de pains différents et les soucoupes dans les assiettes que le jeune homme redevint subitement méfiant.

   Qu’est-ce que je fabrique là-dedans ? Je ne sais même pas comment me comporter dans un cadre pareil. Et puis, qu’est-ce que ces gens-là peuvent bien me vouloir ? Non seulement je ne les connais pas mais en plus je n’aurais normalement aucune chance de pouvoir les rencontrer. Il suffit de voir leur air blasé pour deviner que ce que je suis en train de vivre est une routine pour eux. Nous ne sommes définitivement pas du même monde !
— Vous semblez contrarié, Colin.
— Je suis simplement surpris. Vous admettrez qu’il y a de quoi : trois personnes s’introduisent dans mon appartement, me rossent, me noient à moitié puis m’offrent mon baptême de l’air accompagné d’un petit-déjeuner cinq étoiles.
— Eh oui ! Vous pensiez être dévoré par des morts et vous voilà nourri par des vivants, les apparences sont souvent trompeuses lorsqu’on a un coup dans le nez, n’est-ce pas ?

   La jeune femme blonde se pencha vers Colin, son agréable visage illuminé par un sourire joyeux :
— Du thé ou du café, monsieur ?
— Un thé, s’il vous plaît, répondit-il, décontenancé par tant d’attention et par le fait qu’on l’avait appelé « monsieur », ce qui était bien la première fois.
— Je peux vous proposer un Darjeeling ou bien un Hojicha.

   Venant d’un monde où le thé est cette chose en sachet scellée dans des emballages papier, Colin demeura une fraction de seconde sans réponse.
— Quelle est la différence entre les deux ? demanda le garçon, pris au dépourvu et hésitant comme si sa vie dépendait de son choix.
— Le Darjeeling est un thé noir qui s’obtient par dessiccation. Le Hojicha est un thé vert issu de la torréfaction des feuilles de thé.
— Un vert, merci ! répondit-il, incertain d’avoir réellement compris.

   Ils se mirent à manger, le chef avec une parcimonie d’habitué et Colin avec la frénésie de celui qui se régale mais s’imagine déjà qu’il ne refera jamais plus un tel festin. Une gêne fugace l’effleura lorsqu’il réalisa qu’il dévorait une portion conséquente de tout ce qu’on lui proposait mais il la balaya en songeant qu’il n’avait pas forcé la main à ses hôtes pour les accompagner.

   Ils ont voulu inviter un type sans le sou et affamé, qu’ils en assument les conséquences…  et les dépenses.

   Sa faim ne lui avait cependant pas fait perdre de vue qu’il se trouvait en compagnie d’individus dont il ignorait tout et à bord d’un appareil qui fendait le ciel vers une destination inconnue. Aussi, lorsque son estomac se fut quelque peu apaisé, il posa la première des questions qui lui brûlaient les lèvres :
— J’aimerais savoir qui je dois remercier pour cet excellent petit-déjeuner. Qui êtes-vous, au juste ?
— Je me nomme Artus De Castelnéant.

   Les sonorités de ce patronyme particulier firent aussitôt réagir Colin sans qu’il puisse déterminer pourquoi.

   Tiens ? Est-ce qu’il s’agirait par hasard de quelqu’un que je pourrais connaître de près ou de loin ?
— C’est étrange… fit remarquer le garçon. Alors que je suis certain de ne vous avoir jamais vu, votre nom ne m’est pas inconnu.

   Un sourire de satisfaction apparut sur les lèvres d’Artus De Castelnéant qui semblait à la fois rassuré quant à sa renommée et fier qu’elle pût atteindre quelqu’un d’aussi marginal que Colin.
— Vous avez pu l’entendre dans bien des occasions car je suis producteur d’émissions de télévision, présentateur aussi à mes heures.
— C’est ça ! J’ai certainement déjà dû voir un de vos programmes ou bien entendre des amis parler de vous. Pouvez-vous me donner un exemple d’émission que vous animez ?
— Vous devez bien être la seule personne dans ce pays à ne pas pouvoir m’en citer au moins trois d’affilée. C’est peut-être pour cela que vous m’êtes aussi sympathique, d’ailleurs. En voici quelques-unes pour vous rafraîchir la mémoire : « Heureux parcours », « Le Compteur de la terreur » et enfin « Barillet doré », toutes diffusées sur la première chaîne du pays.

   Colin fouilla quelques instants dans sa mémoire. S’il aimait regarder des films à la télévision, il fuyait comme la peste les autres programmes, estimant qu’il avait assez à faire dans sa propre vie pour ne pas avoir à accorder ne serait-ce qu’une seconde à celle des autres. Toutefois, les titres des émissions du producteur ne lui étaient absolument pas inconnus, il les avait certainement entendus dans une autre vie, dans des phrases prononcées par des amis ou bien des détenus.
— Ces trois noms me parlent. Ce sont des émissions dans lesquelles les candidats répondent à des questions pour de l’argent, c’est ça ?
— Oui, s’il faut vraiment les résumer en trois mots, c’est le propos. Mais ce genre d’émissions, complètement passé de mode, ne m’intéresse plus désormais. Je souhaite viser plus haut, m’attaquer à du plus gros gibier et c’est là que vous pouvez m’être utile, mon cher Colin. Cependant, avant de vous en dire plus, je souhaiterais que vous nous parliez un peu plus de vous.
— Vous semblez déjà en savoir beaucoup sur moi…

   Colin braqua son regard sur son interlocuteur, droit dans les yeux comme s’il cherchait à y déceler des vérités cachées.

   C’est vrai qu’il a l’air d’en connaître long à mon sujet, le bougre. Par exemple, comment a-t-il pu avoir si vite mon adresse alors que je viens seulement d’arriver dans cet appartement ?

   Le producteur soutint son regard avec un certain amusement avant de reprendre la parole, toujours avec le même calme olympien.
— En-dehors de mes sources et de mes antennes, j’ai effectivement parcouru un vague dossier mais quelques notes couchées sur du papier ne signifient rien pour moi. Tout ce que j’ai appris de concret, c’est que vous avez eu une jeunesse assez mouvementée, que vous êtes allé en prison un an pour un cambriolage raté et que vous en êtes sorti il y a quelques semaines. J’aimerais savoir ce qui s’est passé avant et pendant cette phase d’enfermement afin de mieux vous cerner.
— Je n’ai pas vraiment envie de m’étendre sur le sujet mais je suppose que je n’ai pas le choix, pas vrai ?
— Vous avez saisi le principe. C’est la condition sine qua non pour que je vous en révèle davantage sur le but de ma visite et pour que nous fassions affaire ensemble. Allons, dites-nous un peu de quoi votre vie a été faite, je vous prie.
— J’espère que vous avez tout votre temps…
— Nous aurons au moins celui du voyage. N’ayez pas peur d’entrer dans les détails.

   Colin fut surpris qu’on lui en demande autant. Raconter une vie dont on n’est pas satisfait revenait selon lui à lancer une lourde pierre dans une mare remplie de vase puante et à voir remonter dans les clapotis des bulles de gaz toutes sortes de parasites et de sangsues. Il faillit refuser tout net mais considéra que c’était une manière comme une autre de payer ce petit-déjeuner pour ne pas avoir l’exaspérante impression de se sentir redevable. Par ailleurs, ce n’était peut-être pas totalement inutile de fouiller dans des étangs boueux, d’autant que l’on n’est jamais à l’abri de voir de l’or émerger de la fange. Alors, Colin fit l’effort de se tourner vers son passé et commença à raconter, d’abord mécaniquement puis en se laissant peu à peu entraîner par le rythme de ses souvenirs.

56
Résumé :

Lalie a 9 ans, un teint de pêche et des joues roses. Elle a aussi deux frères et des chatons, une belle-mère et deux maisons.
C'est une enfant intelligente et vive, une grande sœur attentionnée et une amie fidèle.
C'est la petite fille que chacun aimerait avoir.
D'ailleurs, tout le monde aime Lalie.
Tout le monde doit aimer Lalie.
Il le faut.
C’est une évidence.


Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance, et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman à la quatrième fort énigmatique.

Pour avoir déjà lu des ouvrages de cette auteure, (pour les plus curieux mes chroniques ici : La cave aux poupées, Les yeux d’Iris)  j’étais assez curieuse de voir ce que Magali allait nous réserver avec ce nouvel opus, et je dois dire que je n’ai pas été déçue.
Nous faisons ici la connaissance de Eulalie, surnommée Lalie, une petite fille déjà fort intelligente pour bientôt dix ans. Elle a tout pour être heureuse : une vie de princesse, des parents aimants, des amis et de bonnes notes à l'école,
Mais le jour où son père décide de quitter ce foyer tant aimé, tous se brise et ses repères volent en éclat.
Ainsi, elle doit désormais composer avec deux maisons, une belle maman et deux petits frères du même âge : Charlot, au domicile de sa mère qui a voulu piéger son mari dans le but de retrouver sa vie d’avant, et Malo, issu de son père et de sa maîtresse avec qui il est parti s’installer.
Ce changement de vie, malheureusement presque banalisée de nos jours, va engendrer chez cette enfant un vrai séisme, une profonde modification de personnalité qui conduiront à de graves conséquences… tant pour les protagonistes… que pour nous pauvres lecteurs.
Dès les premières pages, nous voici plongés, happés, enferrés au cœur d’un récit démoniaque, à l’instar du génialissime film Carry, oppressant, glauque et anxiogène.
Je fais ici le choix délibéré de ne pas trop rentrer dans les détails pour vous laisser jauger l’univers et le personnage principal de cette histoire. Ce que je peux vous dire cependant, c’est que Lalie va nous conter peu à peu sa terrifiante histoire.
Grâce à une alternance de points de vues fort bien dosés, certains passages vont nous montrer ce qui se trouve dans sa tête, alors que d’autres, plutôt omniscients, vont se concentrer sur son environnement extérieur ;  procédé judicieux et fort immersif nous permettant ainsi d’appréhender la situation dans son entièreté.
Même chose pour l’emploi du « Je » qui nous projette dans la tête de la petite fille, au plus près de ses pensées, ses ressentis, ses émotions tordues et quelque peu anormales.
C’est alors que, glacés et saisis d’effroi, nous assistons anéantis et impuissants, à la transformation inimaginable de cette enfant machiavélique, que l’on peut qualifier de dérangée psychologiquement.
Et pour nous transmettre la montée de cette « folie » grandissante, l’auteur utilise tour à tour une plume tantôt directe et incisive, tantôt fluide et percutante. Les chapitres sont bien rythmés, l’écriture demeure précise, très détaillée et rien ne nous est épargné. Nous passons par tout un panel émotionnel ; nos sentiments sont changeants et contradictoires, et nous ne savons plus que penser de Lalie…
À ce propos, si cette histoire reste bien ficelée et addictive à souhait, de multiples questions me taraudent :
Au fond qui est vraiment Lalie ? Une petite fille simplement en souffrance, ou plus inquiétant une gamine qui rentre de plain-pied dans la psychopathie ?
Comment, une petite fille encore bien jeune malgré sa grande maturité, arrive-t-elle a conserver cette apparence lisse, puis à masquer aussi parfaitement ses horribles pensées et actes futurs, ce, sans alerter personne de son entourage ?
Comment parvient-elle à berner tout son petit monde, sans qu’aucun d’entre eux ne s’inquiète pour elle, et ne prenne le temps de lui apporter une aide médico psychologique ?
Certes, les adultes n’ont pas toutes les clefs, ne peuvent/ne veulent pas voir l’impensable surtout qu’ils sont en prise avec leur propre existence à remettre en ordre… mais, j'aurais aimé un traitement un peu plus poussé sur ces questions.
Néanmoins, ce court roman permet d’ouvrir la réflexion sur ce sujet épineux et peu abordé, ce qui est une excellente chose.
Vous l’aurez compris, j’ai franchement apprécié cette lecture haute en couleur, presque insoutenable par moments compte tenu du sujet abordé ; âmes sensibles s’abstenir !
Alors si vous aimez les romans coup de poing, de ceux qui vous remuent les entrailles, vous laissant exsangue à la fin de l’histoire.... foncez, vous ne serez pas déçus :pouceenhaut: 


Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :etoile: :etoilegrise:



Pour vous le procurer : Éditions Taurnada     Amazon

Réseaux sociaux : Twitter     Facebook



 
57
Un goût de cannelle et de chocolat de Magali Chacornac-Rault



Pour l'acheter : Amazon


 
Chapitre 1

En ce 17 décembre, Andreas, prend la route. Cela fait presque un an qu’il ne s’est pas accordé de vraies vacances et il est heureux de retrouver son Alsace natale pour les fêtes de Noël, le plus beau moment de l’année. La neige a déjà recouvert son pays d’un voile blanc étincelant de paillettes qu’il est impatient de contempler.
Il quitte Paris de bon matin à bord de sa Mégane RS noire et se lance dans les bouchons. Il espère arriver assez tôt, il n’a pas envie de passer sa journée sur la route. Plus il s’éloigne de l’Île-de-France et plus la circulation devient fluide, et il peut enfin profiter des 300 chevaux qu’il a sous le capot.
Après plus de trois heures de route où des champs s’alignent à perte de vue, les premiers reliefs des Vosges se dévoilent. Il vient de mettre un pied au pays. Peu à peu, les montagnes se font plus hautes et plus denses, des silhouettes de châteaux en ruine les sur¬plombent et la neige saupoudre les sommets. Appa¬raissent ensuite ces villages aux hautes maisons colo¬rées agrémentées de colombages de bois. Il quitte alors l’autoroute pour les traverser. Ses vacances com¬mencent par un peu de tourisme, un retour aux sources et à ses racines qu’il aime tant.
Il passe aux abords de Sélestat puis se dirige vers le nord en traversant plusieurs hameaux tels que Barr et Obernai. Il s’extasie sur l’architecture et les couleurs qui lui mettent du baume au cœur, il est loin de la gri¬saille parisienne. Des cigognes sont encore là, malgré le froid mordant, comme pour parfaire la carte postale. Toutes les maisons sont décorées pour les fêtes.
Lorsque, au village suivant, en passant une impo¬sante porte médiévale, il découvre un petit marché de Noël sur la place, il décide de faire une halte. Il gare sa voiture et s’étire avec délice. Le froid le vivifie. Il avait plus que besoin de se dégourdir les jambes. Devant les chalets de bois se pressent quelques badauds, des tou¬ristes et des enfants aux yeux remplis d’étoiles. Lui aussi a les yeux qui pétillent et sa joie déborde lorsque quelques flocons de neige se mettent à virevolter. Il re¬garde ces cristaux cotonneux descendre du ciel en une danse légère pour se poser délicatement sur les toits et sur le sol.
Il s’arrête à un premier chalet pour s’acheter de quoi se remplir l’estomac avec un bretzel et un pain d’épices. Tout en dégustant sa collation typiquement alsacienne et en retrouvant les goûts de son enfance, il se balade entre les stands. Il n’a pas encore réalisé ses achats pour Noël, c’est peut-être l’occasion de trouver quelques cadeaux.
Après avoir fait un premier tour en flânant et en s’imprégnant de cette ambiance si particulière que nombre de villages en France essaient d’imiter sans jamais y parvenir, il recommence plus concentré sur les étals. Il choisit une miniature de librairie, au bâti carac¬téristique de l’Alsace, qui ravira sa mère et complétera son village de Noël ainsi que des boucles d’oreilles en céramique artisanale pour sa sœur. Comme chaque année, trouver un présent pour son père est plus diffi¬cile. Il opte finalement pour d’appétissants chocolats et choisit en priorité ceux fourrés aux liqueurs régionales. Il sait que son père est gourmand, aussi, même si un ballotin de friandises n’est pas grand-chose, il est certain de lui faire plaisir.
Satisfait et reposé, il reprend la route. Rapidement, le chemin le mène en direction des montagnes, les vi¬rages toujours plus serrés se perdent dans les forêts de résineux dont les aiguilles recouvertes de neige étince¬lante semblent se parer d’un manteau de diamant. Plus il s’approche du col et plus la route se couvre de neige mais, ici, cela ne pose pas de problème, les habitants ont appris à dompter cette poudre blanche, que ce soit sur roue, à ski ou en raquettes. La physionomie des ha¬meaux qu’il traverse change, les maisons perdent en couleurs et gagnent en bois, prenant de plus en plus l’aspect de villages de montagne, tout en gardant cette touche alsacienne si particulière.
Plus que quelques kilomètres et il sera arrivé. La neige tombe de plus en plus drue d’un ciel de plomb et le vent commence à se lever. Les épicéas et les sapins se balancent paresseusement mais tout le feuillage ondule lorsqu’un courant d’air s’engouffre entre les troncs. Il se croirait face à une mer agitée d’aiguilles vert sombre et d’écume blanche.
Son village apparaît enfin, il remonte la rue princi¬pale et s’arrête devant une maison un peu isolée, au style hybride entre le chalet de montagne et la maison alsacienne. Elle tient de la seconde sa couleur jaune paille et ses boiseries foncées, et de la première sa petite taille ainsi que l’escalier, le balcon, la terrasse et les balustrades de bois. Andreas observe avec tendresse la maison de son enfance qui n’a pas changé. La perspective de ces fêtes en famille, tous réunis comme au bon vieux temps, le rend joyeux.
Le jeune homme s’extirpe de sa voiture, sans prendre la peine de mettre son manteau, en voyant sa mère s’avancer à sa rencontre, impatiente de le serrer dans ses bras et rassurée de le voir arriver sain et sauf. En quelques enjambées, il la rejoint et l’embrasse af¬fectueusement. Ensemble, ils s’engouffrent dans la petite maison où brûle un bon feu dans la cheminée. Ces quelques secondes passées dehors l’ont frigorifié, aussi, il s’approche de l’âtre pour se réchauffer. Son père est assis à la grande table de bois en train de lire un journal. Andreas l’embrasse en passant. Debout devant le feu, s’enivrant de l’odeur de pin qui brûle, le jeune homme répond aux questions de ses parents. Il trouve toutefois son père trop silencieux, trop sombre et cela l’inquiète.
Une fois sa curiosité comblée, Lidy se dirige vers la cuisine pour préparer un goûter conséquent à son fils, qu’elle a décidé de gâter autant que possible durant son séjour. Profitant d’être seul avec son père, Andreas demande :
— Je te trouve préoccupé, que se passe-t-il, Papa ?
— Kevin ! En plus de passer les fêtes avec nous, il m’a encore demandé de l’argent, j’ai dit que je ne pou¬vais pas, il ne m’a pas cru. Il a insisté, je n’ai pas cédé parce que je ne peux vraiment pas, mais ta mère me fait la tête. Elle n’est pas au courant de la situation…
— Je sais… Tu devrais peut-être le lui dire, elle se fera du souci, mais au moins, tout sera plus clair. Et puis il faudrait parler à Elsa, ça ne peut plus durer comme ça, ni pour elle ni pour nous… Je ne suis même pas certain que ma sœur soit heureuse avec Kevin et je ne pense pas qu’elle sache que son petit copain nous demande régulièrement de l’argent, elle est trop fière, elle ne l’accepterait pas !
— Elle a déjà deux boulots pour qu’ils vivent, elle ne peut pas faire plus et, lui, il ne peut soi-disant pas travailler car il faut qu’il reste disponible pour se pré¬senter aux auditions et passer les castings… Tu sais qu’il a refusé un petit rôle de figurant dans une série parce que « si on est catalogués figurants, on le reste » et il souhaite être en tête d’affiche…
Lidy revient de la cuisine les bras chargés et gronde son mari :
— Tu es encore en train de critiquer Kevin, laisse ce pauvre garçon tranquille, Elsa a 30 ans, elle est suffi-samment grande pour faire ses choix. Elle semble heu¬reuse, alors, même si tu n’apprécies pas son copain, tu fais bonne figure. De toute façon, aucun homme ne sera jamais assez bien pour ta fille.
Andreas et son père se regardent, complices, et changent de conversation.
Andreas mange de bon cœur le succulent Stollen préparé par sa mère. Elle est ravie par ses compliments et heureuse de lui faire plaisir.
Le jeune homme prend enfin le temps de détailler la décoration, très colorée sans être surchargée, de la pièce principale. Les guirlandes scintillent à la lueur des flammes et, à la nuit tombée, les guirlandes lumi¬neuses prendront le relais. Le village d’hiver trône sur le buffet tandis que la crèche est disposée à côté de la cheminée. Le grand sapin est à l’autre bout de la pièce afin qu’il ne prenne pas chaud et qu’il garde le plus longtemps possible ses aiguilles, même si ces dernières sont complètement noyées par des sujets, boules et nœuds de toutes couleurs, pendus aux branches.
Dehors, le vent hurle et la neige redouble.

Chapitre 2

Amélia observe les éléments qui se déchaînent par la fenêtre et, même si elle est au chaud, elle ne peut réprimer un frisson. Cette nature sauvage lui avait telle¬ment manqué. Ce retour aux sources est un véritable bonheur.
Enfant, elle était en communion parfaite avec les éléments, adolescente, elle retrouvait ce lien privilégié ici quelques semaines par an, il a finalement été rompu lorsqu’elle est partie faire ses études de commerce et finance à Londres. Probablement la plus grosse erreur de sa jeune vie. Elle s’est exilée loin de tout ce qu’elle aimait et de tous ceux qui comptaient pour elle, simple¬ment pour avoir un meilleur poste et un salaire plus conséquent, mais cela sans avoir une meilleure vie, bien au contraire. Elle a cédé à son père pour qui la po¬sition sociale est le plus important et elle en paie main¬tenant le prix.
Elle s’arrache à la contemplation des flocons qui volent en tous sens dans le vent, elle pourrait les suivre des yeux des heures durant. Il est temps de goûter et elle a une folle envie d’un bon chocolat chaud qui lui rappelle les joies de son enfance. Elle se dirige vers la cuisine, met du lait à chauffer puis casse des carrés de chocolat noir dans la casserole, elle mélange ensuite lentement, jusqu’à ce que le lait prenne une belle cou¬leur marron, puis prépare deux tasses qu’elle remplit du breuvage soyeux et revient au salon.
Près de la cheminée, sa grand-mère lit en silence. Elle a l’habitude d’être seule, toutefois, Amélia lui est reconnaissante de ne pas lui poser de questions sur son retour précipité. Elles ont toujours été très proches et Iseline a un sixième sens avec les gens, elle reconnaît ceux qui ont bon cœur et ceux qui souffrent, elle sait aussi quand parler ou quand se taire pour ne pas blesser.
— J’ai préparé du chocolat chaud, Grand-mère.
— C’est une très bonne idée, ma chérie, ça fait des siècles que je n’en ai pas bu.
Elle attrape la tasse que lui tend Amélia, en la remerciant.
Elles sirotent leur collation avec du pain d’épices tout en discutant de leur dernière lecture et du prochain pull qu’Iseline tricotera pour les « nécessiteux ». Elle demande conseil à sa petite-fille sur les couleurs à choisir, elle souhaite des tons à la mode mais aussi des teintes qui remontent le moral.
Amélia aimerait tant ressembler à sa grand-mère, avoir ce cœur généreux, penser aux autres constam¬ment, passer une vie simple entourée de personnes de confiance. Toutefois, elle sait que les temps et la société sont différents, de plus, elle ne pourrait pas vivre à l’année dans ce lieu reculé, même si elle adore cette maison et la nature sauvage qui l’entoure. Elle a besoin d’exercer une activité, de côtoyer du monde… Bien qu’en ce moment, elle se cache pour essayer de se reconstruire. Des amis, elle n’en a plus, elle ne peut pas compter sur ses parents et a acquis la certitude qu’elle s’est trompée de voie, la finance, ce n’est pas fait pour elle. Elle préférerait être utile, aider les autres, devenir enseignante ou assistante sociale par exemple. Iseline est son seul soutien, son seul réconfort et elle ne l’échangerait contre aucun autre.
En voyant les cartons de décorations de Noël, Amélia soupire, elle n’a pas le courage de se lancer dans l’ornementation de la maison ni d’aller couper le sapin, seule. Elle en a pourtant repéré un parfait en se baladant, en plus, il est au pied d’un gigantesque adulte qui lui fait de l’ombre, il n’a que peu de chance de grandir, il finira par dépérir par manque d’eau et de lumière. Noël n’est une fête que si l’on est entouré. À deux, les festivités sont un peu limitées et sa grand-mère n’a plus la condition physique pour arpenter la forêt ou seulement grimper sur une chaise pour accro¬cher des guirlandes. Amélia regrette les grandes réunions de famille de son enfance, la maison pleine de vie, de bruits et de chants. Elle se souvient des bals du nouvel an, comment oublier celui de ses 16 ans ?
Elle retourne se poster à la fenêtre, perdue dans ses souvenirs de fillette et d’adolescente tout en finissant son chocolat. Elle range ensuite le goûter puis se met au piano. Elle commence par quelques airs de Noël puis sa tristesse reprend le dessus, elle interprète des mélodies mélancoliques de Bach et Debussy. Jouer du piano lui avait manqué, elle est heureuse de constater qu’elle n’a pas perdu sa dextérité et que sa mémoire ne lui fait pas défaut.
Revenir ici, se ressourcer, est la meilleure décision qu’elle ait prise et cela la rassure sur ses capacités à reprendre sa vie en main, à gérer son avenir. Toutefois, elle ne se sent pas encore assez forte pour tenir tête à son père, passer outre ses envies et ses exigences pour mener la vie qu’elle souhaite. Elle sait, cependant, qu’Iseline sera son alliée dans cette difficile épreuve. Sa grand-mère n’a jamais eu peur de tenir tête à qui¬conque, et encore moins à son fils qui, bien qu’il s’en défende, la craint encore comme un petit garçon.
Apaisée par la musique, Amélia se fait plus bavarde pour tout le bonheur de sa grand-mère qui s’inquiète de la voir si sombre, si triste, si tourmentée. Elle ne sait comment aider cette enfant qu’elle chérit tant, si ce n’est en étant disponible et à son écoute. Iseline aime¬rait qu’Amélia se confie à elle, mais la jeune fille de 24 ans ne semble pas encore prête pour cela. La dame aux cheveux blancs n’est pas pressée, elle a tout son temps, de bien longues journées, maintenant qu’elle est trop âgée pour se promener dans la neige. Elle espère juste que sa petite-fille s’ouvrira à elle, elle voudrait re¬trouver l’Amélia pleine de vitalité, de joie et de projets, qu’elle connaissait. Lia, comme elle est la seule à la surnommer, n’était pas revenue la voir depuis cinq longues années et elle a beaucoup de mal à la recon¬naître. Elle semble brisée.

Chapitre 3

En début de soirée, Elsa et Kevin rejoignent la petite habitation jaune paille, au bout du village. Andreas serre sa grande sœur dans ses bras, ils ont toujours été très unis et la retrouver dans la maison familiale est un plaisir. Il n’y a qu’une ombre au tableau : la présence de Kevin. À peine arrivé, ce dernier fait des remarques désagréables sur tout et sur rien, et cela horripile Andreas qui décide d’avoir une discussion avec sa sœur. Il l’entraîne joyeusement vers la boulangerie, mais, au milieu du trajet, il se fait plus sérieux et demande :
— Tu es vraiment heureuse avec Kevin ?
Surprise, Elsa ne répond pas et son frère enchaîne :
— Parce que, je suis désolé, j’ai beau faire des efforts, je n’y arrive pas, je ne sais pas ce que tu lui trouves, il est désagréable. J’ai toujours imaginé que ton mari deviendrait un ami pour moi, presque un frère, et que ma femme aurait une relation privilégiée avec toi… Et là, ça ne fonctionne pas et ça me peine. Tu as entendu les remarques qu’il a faites sur la décoration du salon et la choucroute que Maman nous a préparée. Elle y a passé des heures, et lui, au lieu de la remercier pour son hospitalité, il est contrarié parce qu’il n’y a pas de foie gras. Il pense vraiment que les parents ont les moyens d’acheter ce genre de produits ? Tu sais que leur situation financière est catastrophique ?
— Je sais que vous ne vous appréciez pas, si ça peut te rassurer, c’est réciproque, il ne t’aime pas non plus, il te trouve trop parfait. Il côtoie des gens importants et il essaie de faire croire qu’il évolue dans la même sphère qu’eux, et il oublie qu’avec nous il peut être naturel.
— Parce qu’il sait l’être ? Appelle-moi ce jour-là, je veux voir ça !
— Tu es limite méchant, là, Andreas.
— Pardon Elsa, je ne voulais pas… Son comporte¬ment avec les parents m’a mis hors de moi.
— Je lui dirai de faire attention, soupire la jeune femme.
Après un bref silence, Elsa reprend le fil de la conversation :
— Tu exagères quand tu dis que la situation finan¬cière des parents est catastrophique, ils s’en sortent, même s’ils ont des revenus très modestes…
— Non, Sœurette, je n’exagère pas, mais Maman n’est pas au courant alors tu ne dis rien, d’accord ?
— Promis ! Explique-moi.
Après un temps d’hésitation, Andreas s’exécute, de toute façon, il en a trop dit alors autant tout déballer :
— Quand Papa a eu son accident, qu’un arbre lui est tombé dessus et qu’il a fini en fauteuil roulant, l’entre¬prise de sylviculture ne voulait pas lui verser d’indem¬nité, son patron disait qu’il avait commis une erreur alors que c’était faux.
— Oui, je sais ! Il est même allé au tribunal, j’étais plus âgée que toi et j’ai suivi l’affaire…
— Tu sais donc que son avocat lui avait certifié qu’il ne pouvait pas perdre et qu’il aurait de belles indemnités ?
— Oui, mais finalement il s’est fait écraser par l’en¬treprise et il n’a rien eu ! C’était injuste !
— Et il a dû hypothéquer la maison pour payer les frais de justice… Maman n’a pas pu chercher du travail de suite, il était en pleine dépression, elle avait peur qu’il fasse une bêtise, il a mis du temps à accepter la situation.
— Cette période a été difficile pour nous aussi… se souvient tristement Elsa.
— Les faibles économies des parents ont été englou¬ties, l’allocation handicap de Papa ne cesse de baisser, comme si, avec le temps, il allait mieux ! Le salaire de Maman n’est pas élevé et, depuis presque deux ans, avec l’inflation, ils ne peuvent plus rembourser la banque sur l’hypothèque… C’est moi qui paie pour que la maison ne soit pas saisie. Ça ne me pose pas de problèmes, j’ai un salaire correct et aucune famille à charge… Maman ne le sait pas, mais tu te doutes ce que ça a coûté à Papa de me demander de l’aide, alors, les remarques de petit bourge de ton mec, ça a du mal à passer !
— Merde, pourquoi il ne m’a rien dit ?
— Parce qu’il ne voulait pas t’inquiéter et puis tu as déjà deux boulots pour entretenir le train de vie de Kevin… Tu ne peux pas en faire plus ! Ton jean est rapiécé alors qu’il se pavane dans des habits de marque hors de prix. On remarque tous tes traits tirés et sa mine bronzée. Tu te crèves au boulot alors qu’il parade… Ça aussi, j’ai du mal à l’accepter, c’est pour cela que j’espère qu’il te rend heureuse d’une façon ou d’une autre, Elsa.
La jeune femme reste silencieuse, perdue dans ses réflexions.
Andreas achète deux baguettes de pain et des mauri¬cettes. Sur le chemin du retour, le jeune homme se remet à taquiner tendrement sa sœur et ils franchissent la porte de la maison familiale dans un fou rire com¬plice pour tout le bonheur de leurs parents.
La neige, qui avait presque cessé de tomber durant l’après-midi, redouble.
Le repas se passe dans la bonne humeur, Kevin ne desserre pas les dents, il semble bouder. Elsa lui a fait la leçon. Il va se coucher tôt, tandis que la soirée s’éternise. Parents et enfants sont heureux de se retrou¬ver comme avant, ils ont beaucoup à partager et des souvenirs à se remémorer.
Au moment de monter se coucher, Andreas prend conscience qu’il a oublié de décharger sa voiture. Dehors, le noir est total, la lune est masquée par les nuages et le vent souffle, il s’engouffre dans le conduit de cheminée en un chant sinistre. Le jeune homme dé¬cide de se débrouiller, pour cette nuit, avec les affaires qu’il a laissées ici. Sa chambre n’a pas changé depuis qu’il a quitté la maison, elle est restée figée dans le temps avec ses posters de Bugatti Veyron et de moteurs W16 et V8 aux murs. Fasciné par les bolides, il a toujours voulu travailler dans l’industrie automobile. Il trouve dans ses tiroirs un tee-shirt et un caleçon qui feront un parfait pyjama et une brosse à dents neuve à la salle de bains, dans la réserve, au même endroit que lorsqu’il était enfant. Il se couche enfin dans son lit, ses pieds dépassent au bout, c’est un meuble ancien, non conçu pour la nouvelle génération si grande. C’est la seule chose qu’il a été ravi de quitter en partant de la maison.
Andreas se réveille tôt, l’absence de bruit trouble son repos, lui qui s’est, peu à peu, habitué au ballet incessant des voitures sous ses fenêtres. Il profite qu’une grande partie de la maisonnée soit encore endormie pour occuper l’unique salle de bain. Il prend une douche bien chaude, utilisant le gel douche et le sham¬poing de son père puis se rase comme lui. Il étale une belle couche de mousse blanche sur son visage puis passe un rasoir à main jetable, il ne l’avait plus fait depuis si longtemps qu’il est heureux de ne pas s’être coupé. Tout cela le ramène cinq ans en arrière, avant qu’il parte faire ses études d’ingénieur en région pari¬sienne après deux années difficiles de prépa. Il n’était pas encore vraiment un adulte.
Au salon, Lydi s’escrime à s’occuper de la cheminée tandis que Kevin la regarde faire en prenant son petit déjeuner sans que lui vienne l’idée de l’aider. Andreas le fusille du regard puis s’occupe de vider le tiroir de cendres et de ramener de grosses bûches. Il prépare ensuite la flambée et, lorsque le feu est bien parti, il ajoute un gros rondin de bois.
Il s’assoit finalement à table et déjeune sans adresser un mot à son beau-frère. Ce dernier rompt le silence le premier :
— Andreas, tu pourrais me dépanner de cent euros pour que je fasse un cadeau de Noël à ta sœur, s’il te plaît ?
Andreas a envie de l’envoyer balader, cependant, il garde son calme, les fêtes sont importantes, ces mo¬ments en famille trop rares pour être gâchés. Il attrape son portefeuille et en sort deux billets de vingt, et un billet de dix euros.
— C’est tout ce que j’ai, je suis désolé, dit-il en tendant l’argent à Kevin.
Ce dernier grogne des remerciements incompréhen¬sibles en faisant la moue.
Norman arrive peu de temps après et positionne son fauteuil roulant en face de son fils qui vient l’embras¬ser, tandis que Lidy apporte un bol de café bien noir à son mari.
La discussion commence par des banalités, le froid et le vent qui a encore forcit, d’autant qu’une tempête accompagnée de fortes chutes de neige est annoncée pour la fin de journée. Andreas écoute avec attention les dires de son père tandis que Kevin commence à critiquer la région et déclare qu’il ne supportera pas de passer deux semaines enfermé ici sans voir la civili¬sation. Norman ne relève pas, tandis qu’Andreas se retient de lui dire de ne pas se gêner pour partir s’il ne se sent pas bien dans cette maison.
Elsa se lève la dernière et trouve sa famille en grande conversation, sa mère donne des nouvelles de tous les voisins et de tous leurs anciens camarades de classe, elle s’intègre immédiatement dans le babillage tandis que Kevin reste en retrait. Lorsque le flot de parole se tarit enfin, Kevin accapare l’attention d’Elsa et finit par se plaindre qu’il n’est pas traité à sa juste valeur, qu’on lui fait comprendre qu’il n’est pas le bienvenu. L’ambiance dans le chalet se glace, plus personne n’ose parler. Andreas essaie de relancer une conversation et, comme le sujet en est madame Klein, une adorable dame âgée chez qui Lidy travaille et qui embauchait Andreas pour faire quelques travaux pendant les vacances lorsqu’il vivait encore chez ses parents, Kevin l’accuse de tout faire pour qu’il se sente exclu.
Le jeune homme reste sans voix face à cette incrimi¬nation. Il fulmine, se lève et commence à tourner en rond, finalement, il annonce qu’il va faire une petite balade. Dehors, le ciel est bas, presque blanc, le vent souffle fort et les gros flocons tombent drus en tour¬billonnant avant de se poser. Respirer l’air pur le calme un peu, cependant, il est hors de question de partir faire une balade en forêt comme il l’avait projeté. Une évi¬dence lui traverse alors l’esprit. Il rentre prendre ses clefs de voiture et annonce :
— Je monte chez madame Klein, s’il y a effecti¬vement une tempête ce soir, le col sera fermé pendant plusieurs jours et il est hors de question que je ne passe pas lui souhaiter de joyeuses fêtes. Ne m’attendez pas pour midi. À ce soir !
Lorsque Andreas se met au volant de sa Mégane, il a un sourire aux lèvres. Il adore Iseline Klein, il la consi¬dère comme sa grand-mère et aime les moments qu’ils passent à bavarder au coin du feu. Au moins, il n’aura plus à supporter Kevin, toutefois, il ne sait pas com¬ment il va pouvoir garder son calme durant quinze jours. Il espère que son beau-frère décidera de partir, mais redoute que sa sœur l’accompagne, ce qui gâche¬rait les fêtes.
Il roule au pas, la visibilité est presque nulle et la route se recouvre très vite d’une belle couche de pou¬dreuse. Le chasse-neige est visiblement passé peu de temps avant lui, pourtant, il faudrait presque recom¬mencer. Il a rarement vu une chute de neige aussi conséquente. Plus il monte et s’enfonce dans les bois et plus le vent se fait violent. Heureusement, il est le seul à avoir eu l’idée de prendre sa voiture dans ces conditions.
Quelques kilomètres avant le col, des employés de la voirie l’arrêtent et l’invitent à rebrousser chemin, la route n’est déjà plus praticable et cela va aller en empirant.
Andreas n’arrive cependant pas à se résigner, il décide de garer sa voiture à l’orée du bois et de faire le reste du chemin à pied, à vol d’oiseau, il n’est vraiment pas loin de son but.

58
Les enquêtes de Marie Rose Bailly - Le souffle du diable de Julie JKR




Pour l'acheter : Amazon



1

« Je sais que je suis mort, mais deux questions ne cessent de me tourmenter. La première, de quelle manière ai-je été tué ? Car il ne fait aucun doute dans mon esprit que mon décès résulte d’un meurtre. Quant à la seconde, j’aimerais découvrir qui en est à l’origine. Qui est celui ou celle qui s’est permis de m’ôter la vie ?
Je suis dans un entre-deux entouré par d’autres âmes égarées. Elles me terrifient, et je n’ai aucune idée de comment en sortir. »

Une semaine après notre retour à Londres, la voix d’un jeune homme s’est présentée à travers ma perception. Il semblait désorienté, ce que je pouvais tout à fait comprendre, mais il y avait autre chose, comme une sorte d’inquiétude grandissante. Je l’ai laissé parler, il avait l’air d’en avoir besoin, car contrairement à Lizzie Williams, lui était au fait de sa condition. Ce n’était pas toujours vrai d’après ma grand-mère, mais parfois les morts savent qu’ils le sont, et c’était le cas avec lui. En ce qui concernait les raisons de son passage de l’autre côté, il n’en avait aucun souvenir. Il était capable de me dire qui il était, ce qu’il faisait dans la vie, mais la cause de son décès restait un mystère que j’allais devoir résoudre.
Dorian a mis ses talents de recherches au service de mon nouvel hôte, et ensemble, nous nous sommes lancés dans cette deuxième enquête qui promettait d’être terrifiante à souhait.

David Guillot, vingt-trois ans, résidait à Argenteuil et étudiait l’histoire à la Sorbonne, université parisienne. Ce sont les informations que Dorian a pu confirmer en effectuant ce qu’il faisait de mieux, enquêter, chose que j’apprenais encore à faire. Pour le reste, David a été ma source. Il avait perdu ses parents à l’âge de neuf ans, sa tante s’était alors chargée de l’élever. Il n’avait pas d’autre famille, du moins c’est ce qu’il m’a dit. Il ne s’est pas étendu sur le sujet, et je n’ai pas cherché à le faire non plus.
Il venait d’entamer sa deuxième année de master, et depuis quelque temps, il avait envie d’étoffer ses connaissances sur une matière qu’il affectionnait tout particulièrement, les croyances et sciences occultes des civilisations anciennes. J’avoue que ça avait l’air passionnant comme intitulé, mais en même temps l’information provenait d’un mort qui ignorait comment il en était arrivé là. 
Est-ce que son décès résultait directement de son envie d’apprendre de nouvelles choses ? Où est-ce qu’il s’était simplement retrouvé au mauvais endroit, au mauvais moment ? Pour pouvoir répondre à mes nombreuses interrogations, j’allais devoir obtenir plus de détails, mais avant tout, je devais entrer en contact avec la tante de David pour essayer de glaner quelques indices supplémentaires.
J’aurais voulu lui annoncer la terrible nouvelle, mais le corps de David n’avait pas été localisé, et nous ne savions pas où il se trouvait. Et puis à part Dorian, personne ne connaissait mes capacités, alors comment leur expliquer que David était mort ?
En revanche, elle pourrait m’en apprendre plus sur son neveu. Aucun signalement de disparition n’avait été émis, soit sa tante ignorait tout, soit elle n’avait tout bonnement pas prévenu les autorités. Il fallait éclaircir ces deux cas de figure si je comptais avancer dans notre enquête. Nous n’aurions aucun mal à la rencontrer, nous étions dans la tranche d’âge de David, nous nous ferions passer pour des amis à lui.     
Deux jours plus tard, le vingt-huit janvier deux mille dix-huit, je recevais l’appel d’une mère inquiète, qui souhaitait nous engager pour retrouver son fils, dont elle n’avait aucun signe depuis une semaine. Notre notoriété s’était étendue à l’internationale, l’affaire des petites filles de Londres n’était pas restée dans l’enceinte du pays.
 À présent, Noah Janssens faisait également partie de la liste où le nom de David Guillot se trouvait. Deux disparitions, et deux histoires similaires. Aucune chance que ce soit une coïncidence.

2

– Marie Rose ?
David m’a réveillée sur les coups de sept heures du matin, sa voix grésillait dans ma tête.
– Je suis là David.
– Tu te souviens l’autre jour quand je t’ai dit que je ne me rappelais rien, et bien ce n’est pas tout à fait vrai. Seulement, voilà, je ne sais pas si c’est réellement arrivé.
Je comprenais très bien de quoi il parlait, ma première enquête avait été assez bizarre sur le sujet, pour que les paroles de David me troublent.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Je suis drapé dans un tissu blanc et allongé sur quelque chose de dur, comme de la pierre. Je suis transi de froid et j’ai l’impression que je baigne dans un liquide gelé.
– Est-ce que c’est toujours le cas ?
– Non, là j’ai la sensation d’errer dans un brouillard permanent. Je suis immobile, et la seule chose que je peux faire, c’est communiquer avec toi.
La mort, quel étrange phénomène. Il semble différent d’un individu à l’autre ! Vous pouvez être mort et pourtant continuer à évoluer parmi nous, ou alors être coincé à l’endroit exact où vous avez poussé votre dernier soupir. David, lui, était figé dans une sorte de néant sans fin.
– Je suis parfaitement conscient que ça ne va pas vous aider à comprendre ce qu’il m’est arrivé, mais ça défile devant mes yeux, sans que je puisse l’arrêter.
– Tu veux dire que les images passent en boucle ?
– Oui, comme si mon cerveau essayait de me montrer quelque chose, mais je ne parviens pas à mettre le doigt dessus.
Est-ce qu’il le pouvait seulement ? Pouvoir se remémorer des choses faisait partie du monde des vivants, les morts étaient-ils capables d’en faire autant ? Je n’en avais aucune idée, mais si l’enquête sur la petite Lizzie m’avait appris une chose, c’était bien que les voix pouvaient nous surprendre bien plus qu’on ne le soupçonnait.
– David est-ce que tu vois autre chose sur ces images ?
– Non, mais j’entends des sons, comme des voix que je ne connais pas, et qui parlent une langue dont je ne comprends pas le sens.
– Pourrais-tu me répéter un mot ou deux ?
– C’est un bruit de fond, trop lointain pour qu’il soit clair.
– Ça ressemble plus à une conversation, ou à un chant ?
– Aucun des deux, on dirait que les voix récitent quelque chose. De plus en plus vite, mais de plus en plus bas aussi.
Soudain, une vibration grave et lancinante a envahi ma tête, elle a même fait siffler mes appareils. Elle ne provenait pas de mon environnement immédiat, mais bien de ma perception. Voilà que ça recommençait, mais bien plus fort, et cette fois, je me suis senti mal à l’aise, puis mal tout court. Dorian est apparu la seconde d’après, l’air inquiet, une serviette humide à la main.
– Marie Rose ça va ? Que s’est-il passé ?
– Comment ça ?
– Je t’ai trouvé inconsciente sur le sol du salon.
Mais de quoi parlait-il ?
– J’ai entendu un bruit sourd, et quand je suis arrivé, tu étais allongée par terre, les yeux révulsés.
C’était quoi encore cette histoire ? Je n’avais aucun souvenir d’avoir perdu connaissance. Je parlais avec David, puis j’ai entendu ce bruit et ensuite Dorian était là, à mes côtés. Je n’avais pas eu de trou noir, je me rappelais de tout.
– Je ne comprends rien, je suis pourtant certaine que tout va bien. Il est vrai que je me suis sentie un peu mal après mon échange avec David, mais sinon rien d’autre.
– Marie Rose, tu n’as plus adressé la parole à David depuis au moins une heure.
Qu’est-ce qu’il racontait ? Je venais de discuter d’informations avec lui, il n’y avait pas deux minutes.
– Tu plaisantes ? C’est ça ?
– Tu es entrée dans le bureau et tu m’as fait part des dernières nouvelles concernant David et de ses dernières paroles. Ensuite, tu m’as dit que tu devais appeler ta mère, et il y a cinq minutes, je t’ai trouvé inanimée. Notre conversation remonte à presque une heure Marie Rose.
Une heure. Soixante minutes manquantes. Un laps de temps pendant lequel je n’avais aucune idée de ce que j’avais fait, ni même de ce qu’il s’était passé. J’ai jeté un œil sur ma montre, non pas par manque de confiance en Dorian, mais j’avais besoin de me rassurer. Lorsque j’ai vu qu’elle affichait huit heures dix, mes yeux se sont ouverts en grand, et il a compris immédiatement que je ne me souvenais de rien, et qu’il venait par la même occasion de me faire peur.
– Je ne voulais pas t’effrayer, je suis désolé Marie Rose.
Dorian n’y était pour rien, ce n’était pas sa faute si mon cerveau avait effacé un bout de ma mémoire.
 
3

L’épisode de ce matin restait toujours un mystère pour moi. Il occupait toutes mes pensées, même si je m’efforçais de l’occulter. Avec Dorian, nous avions une enquête à mener, et ce genre de contretemps ne devait pas prendre le pas sur nos recherches. Étant donné que nous avions une affaire similaire à celle de David, le temps était quelque chose de précieux, et il était hors de question de le gâcher en problème personnel. Problème dont je n’avais de toute évidence pas la solution pour le moment. 
La tante de David avait accepté de nous recevoir en fin d’après-midi, elle n’avait pas eu l’air triste ou soupçonneuse, ce qui m’a conforté dans mon idée qu’elle n’était pas au courant que son neveu manquait à l’appel. Je n’ai rien dit au téléphone qui puisse lui suggérer une quelconque information contraire, je préférais être face à elle pour lui apprendre la nouvelle.

Installé dans l’avion, Dorian n’arrêtait pas de me jeter des regards inquiets.
– Tu as envie de me dire un truc peut-être ?
– Non pas vraiment, enfin si, mais je ne sais pas…
Voilà qu’il se mettait à bégayer, ça devait être quelque chose de perturbant. Je ne l’avais jamais vu comme ça, pas même lorsque nous avions découvert les cadavres des petites filles dans le musée de l’Horreur.
– Dis-moi, tu commences à m’inquiéter.
Je l’ai vu hésiter, puis après deux grandes inspirations, il s’est lancé.
  – Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que tu continues d’écouter David.
– Ah bon ? Et pourquoi ça ?
– Eh bien, parlons de l’épisode de ce matin. Je t’ai déjà vu perdre connaissance, mais cette fois c’était différent.
– Comment ça ?
– J’ai mis au moins dix minutes à te réveiller, et quand tu as enfin ouvert les yeux, on aurait dit que tu n’étais pas vraiment là. J’ai eu la peur de ma vie.
Il était soucieux et attentionné, mais la lueur dans son regard m’indiquait autre chose que je n’arrivais pas à identifier.
– Marie Rose, l’enquête débute à peine, qui nous dit que ce genre de crise, je ne sais même pas comment appeler ça…
– Moi non plus…
– Si ça se reproduit qui nous dit que ce ne sera pas plus grave ? Tu ne te souviens de rien, alors ne me dis pas que j’ai tort de réagir ainsi.
Je le comprenais plus qu’il ne l’imaginait, mais je n’allais pas renoncer à aider David et Noah simplement à cause d’une amnésie temporaire.
– Ça va me revenir ne t’en fais pas. Tu es bien placé pour savoir que le cerveau est capricieux par moment.
– Si tu veux parler de ce qu’il m’est arrivé, je souffrais d’une commotion cérébrale, ce qui n’est pas ton cas.
Touchée.
– Oui enfin tu m’as comprise.
– Oui, mais on dirait qu’à l’inverse, toi, tu ne saisis pas ce que j’essaye de te faire comprendre.
– Écoutes Dorian, on va faire un marché, si je dois à nouveau me trouver dans la même situation que ce matin, je te promets de réfléchir à lever le pied.
J’espérais sincèrement que ça lui suffirait.
– Réfléchir à lever le pied ? Ce qui signifie dans ton langage, je continuerai jusqu’à découvrir le fin mot de l’histoire.
Il me connaissait un peu trop bien. Je lui ai pris la main et j’ai déposé ma tête sur son épaule. Il s’est légèrement détendu, et nous n’avons plus évoqué le sujet.

Sylvie Hubert vivait dans un petit appartement au dixième étage d’une tour qui en comptait quinze. Les portes de l’ascenseur étaient barrées par une chaîne où pendait une pancarte « En panne » et juste en dessous quelqu’un avait ajouté la mention « comme toujours ». La perspective de devoir gravir des dizaines de marches ne m’enchantait pas plus que Dorian, mais nous n’avions pas le choix.
La cage d’escalier en colimaçon donnait l’impression de tourner autour d’un serpent de béton. Très vite, j’en ai eu le tournis, et il nous restait encore six étages à monter. Dorian était passé le premier, et je sentais que pour lui aussi, ça commençait à faire beaucoup. Nous étions certes jeunes et en bonne santé, cela ne nous empêchait pas d’être à bout de souffle.
Arrivés sur le palier, la porte de l’appartement de madame Hubert se trouvait face à nous. Nous avons d’abord repris notre respiration, je me suis essuyée le front, et ensemble nous avons frappé.
Une femme d’une cinquantaine d’années nous a ouvert. Souriante et accueillante, ce qui a immédiatement confirmé ce que je pensais, elle n’était au courant de rien.
– Bonjour, madame Hubert, je suis Marie Rose Bailly et voici Dorian Anderson.
Ça semblait si formel, et en même temps c’était le cas, mais elle l’ignorait encore.
Elle nous a invités à entrer, nous a escortés jusqu’au petit salon sur la droite, et nous nous sommes installés pendant qu’elle nous servait un verre d’eau bien mérité.
– Vous êtes des amis de David ? Il n’est pas très bavard comme garçon.
– Oui, c’est exact.
Toutes les conversations que j’échangeais avec un membre de la famille des voix que j’entendais commençaient toutes par un mensonge. Petit, mais mensonge tout de même.
 – Je suis contente qu’il ait des amis, j’étais persuadée que c’était un solitaire.
Elle a continué à nous expliquer comment David paraissait secret, et à quel point il était renfermé sur lui-même.
 – Madame Hubert, est-ce que vous savez où est David actuellement ?
Elle a eu l’air surprise par ma question.
– Vous êtes ses amis n’est-ce pas ?
– Oui.
– Mais vous ignorez où il se trouve ?
Maintenant, elle semblait carrément méfiante.
 – Écoutez madame Hubert, on s’inquiète parce que cela fait un moment que nous n’avons pas eu de ses nouvelles, et nous nous disions que vous seriez sans doute en mesure de nous aider.
Mon plan de départ avait changé, je n’allais pas lui faire part de sa disparition de but en blanc. Sa méfiance à notre égard venait de choisir à ma place.
– Il est parti étudier à l’étranger, un échange, ou quelque chose comme ça, c’est bizarre qu’il ne vous ait rien dit.
– On a été pas mal pris avec les cours ces derniers temps.
Le deuxième mensonge. La liste allait s’étoffer, c’était une certitude.
– Votre ami ne parle pas beaucoup.
Elle lança un regard suspect à Dorian.
– Il fait également partie d’un échange entre universités, il vient d’Angleterre et son français laisse quelque peu à désirer. En revanche, il comprend très bien ce que nous disons.
Ma petite remarque sur son français médiocre a fait sourire Dorian, et la tante de David s’est légèrement détendue.
– Vous disiez qu’il est à l’étranger. Est-ce que vous savez où exactement ?
– Pas vraiment, nous n’avons pas ce genre de relation. Nous ne discutons pas beaucoup, vous savez. Il est là plus par obligation, que par plaisir.
Elle a détourné les yeux, puis elle a continué.
– David a perdu ses parents très jeunes, et je suis la seule qui s’est proposée pour l’accueillir. Sa mère était ma sœur après tout, je n’allais pas laisser ce petit garçon livré à lui-même. Il n’a jamais fait le deuil si vous voulez mon avis, et je ne l’en blâme pas, mais il n’a pas non plus réussi à développer de l’attachement pour moi.
Debout devant la fenêtre, nous l’avons vu s’essuyer le visage avec la manche de son gilet. J’ai eu de la peine.
– Alors, pour tout vous dire, nous sommes plus comme des colocataires, que comme une famille. J’ai appris à vivre avec.
Je l’ai laissé reprendre ses esprits.
– Je suis désolée si nous avons fait émerger des souvenirs douloureux, il ne nous a jamais dit tout ça.
– Ça ne m’étonne pas.
J’accumulais les mensonges, mais ils commençaient à faire leur preuve, madame Hubert semblait encline à me croire.
– Depuis combien de temps est-il parti ?
– Attendez voir que je réfléchisse… je pense que je l’ai noté sur le calendrier.
Elle s’est absentée un instant, Dorian a chuchoté.
– Tu vas devoir faire diversion.
– Pourquoi ?
– Elle ne sait rien, nous allons devoir trouver des indices tout seul.
– Oui, et qu’est-ce que tu comptes faire ?
– Tu vas lui parler, pendant que j’irai fouiller dans sa chambre.
Madame Hubert est revenue au moment où Dorian se levait, lui demandant avec son charmant accent, s’il pouvait utiliser ses toilettes.
– Il ne se débrouille pas si mal.
Quand il voulait quelque chose, il arrivait toujours à se faire comprendre.
J’ai suivi les consignes de Dorian, j’ai tenu la conversation jusqu’à ce qu’il réapparaisse, puis nous avons quitté l’appartement sans nous retourner.

 4

– Marie Rose, tu m’entends ? Mon corps flotte.
–…
– C’est glacial, mais c’est visqueux aussi.
–…
– Marie Rose ? Je ne suis pas sûr, mais je crois que le liquide… c’est du sang.
59
Mise en avant des Auto-édités / Chroniques d’une maman en détresse de Adèle Février
« Dernier message par Apogon le jeu. 29/09/2022 à 17:35 »
Chroniques d’une maman en détresse de Adèle Février



Pour l'acheter : Amazon     Fnac     

 


À papy Henri, Aux amours de ma vie
 

24 mois


24 mois. 24 mois que ma vie a basculé. 24 mois que j’ai perdu tous mes repères, ma vie chouette et sympa avec mes enfants, ma famille, mes amis, mes collègues.
Ma vie aurait pu basculer suite à un accident de voiture, un AVC, un cancer ou la perte d’un proche. Non, ma vie a basculé à cause d’un virus que l’on nomme COVID 19 ou coronavirus. Ce virus de la mort, qui nous fait peur.
Quotidiennement, on voit des cercueils passer à la télé, des gens qui n’ont pas le droit à des obsèques et des adieux en famille, des hôpitaux qui implosent, des patients que l’on doit choisir à l’accueil des urgences, suivant leur état de santé, leur âge… on ne peut plus soigner tout le monde alors on fait des choix mais comment choisir qui a le droit de vivre ou pas, quelle vie a plus de valeur qu’une autre ?
C’est une hécatombe, « nous sommes en guerre » nous dit à plusieurs reprises, notre Président alors nous le croyons tous et nous avons peur, peur pour nous, pour nos enfants, pour nos parents, pour nos grands-parents. Nous n’avons plus le droit de nous embrasser, de nous faire des câlins, de nous serrer la main. Nous devenons sans nous en rendre compte des étrangers les uns envers les autres. Être proche de ses proches n’est plus permis, nous devons les protéger et cela passe par l’absence de contact physique.
 
Avez vous vu déjà vu une étude sur des bébés élevés en pouponnière et qui ne recevaient pas suffisamment d’attention, de regards, de proximité, de toucher, de câlins ? Ces bébés se laissaient dépérir, ne voulaient plus s’alimenter et certains finissaient par mourir. Est-ce cela qui nous attend ?
J’avoue que pour moi, c’est un peu ce qui s’est passé, j’ai eu parfois l’impression de me laisser glisser vers des ténèbres, vers la folie, tellement je me sentais à certains moments, délaissée et pourtant j’ai la chance d’avoir des enfants et un mari ainsi que des proches avec qui nous avons malgré tout, gardé le contact.
Mais les contacts physiques se font rares, certains n’osent plus s’approcher, on ne fait plus la bise qu’à de très rares personnes, on ne sait pas si on a le droit, si cela va embêter la personne en face alors, on ne s’approche plus. Ces contacts me manquent. Parfois, tout me pèse et j’aimerais me laisser partir moi aussi car ce n’est plus la vie que j’ai tant aimée.
À plusieurs reprises, je me suis dit que ma vie avait bien moins de valeur que celle d’un autre. Moi, je suis en bonne santé, je n’ai pas de comorbidité et malgré les risques infimes que je puisse avoir une forme grave du COVID, on me fait porter tout le poids de la culpabilité. Car, en contractant le virus, je rendrai forcément malade mes proches les plus fragiles et même des gens que je ne connais pas que je pourrais croiser dans la rue.
Nous sommes une semaine avant le 1er confinement, en vacances dans un endroit que l’on adore mais déjà, on se rend compte que tout est différent, le paradis s’éloigne. Les vacanciers sont beaucoup plus distants et à la télé, ça passe en boucle, des gens meurent par centaines.
Je me rappelle d’ailleurs, sur une aire d’autoroute, le regard jeté aux pauvres chinois qui passaient par là et qui étaient tenus responsables de cette horreur, moi aussi, je les regardais du coin de l’œil, je l’avoue. En tous cas, eux, avaient déjà leurs masques.
Le 1er cas de COVID en France a été décelé fin janvier 2020 (on apprendra ensuite que c’était finalement en décembre 2019 mais cela ne change pas grand-chose, à part que les frontières auraient peut-être dû être fermées dès les prémices de cette pandémie, bref, je plains surtout ce pauvre premier cas car il serait « vraisemblablement » à l’origine de tout ça).
Donc, une semaine avant le début de la fin, avec ma mère, nous recevons simultanément des mails disant qu’à l’EHPAD où réside mon grand-père, les visites sont annulées, les portes vont être fermées jusqu’à nouvel ordre… Et là, l’horreur commence vraiment à faire surface en moi. Ça y est, on y est, ça arrive chez nous et on va vivre la même chose que ce qu’on voit à la télé, dans les autres pays…
Ils m’ont volé 24 mois de vie. Mais surtout 24 mois de vie à passer avec mes enfants. Ces moments, je ne les rattraperai jamais. Ils ont grandi et notre vie a changé. Fini l’insouciance, la spontanéité, la liberté, le sport.
24 mois perdus avec mes proches. Là aussi, je ne les rattraperai jamais et j’ai même perdu des amis. Non, parce qu’ils sont décédés mais parce que nous n’avons plus la même vision de la vie. Les injonctions paradoxales successives du gouvernement et des scientifiques ont entamé notre amitié et même pour certains l’ont condamnée.
Pour la famille, c’est un peu le même schéma, des liens se sont défaits et même si nous restons soudés, plus rien ne sera jamais comme avant. Les rapports seront différents dans le sens où j’éviterai de dire ce que je pense sur certains sujets, pour ne pas compliquer les choses et permettre de garder les liens qui me tiennent à cœur.
Voici le processus qui m’a fait descendre aux enfers et basculer dans une vie qui ne ressemble plus à celle que j’avais si minutieusement construite jusque-là.
 

Le début de ma descente aux enfers


Jeudi 12 mars 2020 : allocution de notre président. Nous le pressentions puisque d’autres pays avaient franchi le pas comme l’Italie. Un confinement est décrété dès le lundi. Toutes les crèches, écoles, collèges, lycées, universités vont être fermés. Les rassemblements sont interdits, nous n’avons plus droit de voir nos proches, de sortir de chez nous à part pour des courses de première nécessité.
Je m’effondre devant la télé. Je n’y croyais pas jusqu’à présent mais là, notre Président nous dit que nous sommes en guerre. Allons-nous tous mourir ? Peut-être est-ce là nos derniers moments heureux en famille. Je me sens culpabilisée, nous avons eu le droit d’aller voter mais les personnes qui ont osé sortir dans un parc ou aller au restaurant pour la dernière fois sont montrées du doigt et jugées irresponsables.
Je vais coucher mes enfants et là mon deuxième pleure. Je ne peux le consoler, je pleure aussi. « Maman, pourquoi on nous empêche d’aller à l’école ? Qu’avons-nous fait de mal ? » « Rien mon chéri, c’est ce vilain virus, il faut nous en protéger mais ne t’inquiète pas, cela ne va pas durer longtemps. Tout rentrera rapidement dans l’ordre ».
Enfin c’est que j’essaie de me dire à moi aussi pour me convaincre. Il est inconsolable, ne comprend pas ce qui lui arrive, je suis dans le même état.
 
Qu’avons-nous fait pour en arriver là ? Dans le nord, ils meurent par centaines, les soignants pleurent eux aussi. Ils ne peuvent plus soigner les patients, n’ont pas assez de matériels ni de moyens humains…
Pour prendre une telle mesure, c’est que l’heure est grave. Le danger est certain sinon, pourquoi le gouvernement aurait pris cette décision ? À ce moment-là, je n’ai aucun doute là-dessus même si je suis abasourdie par ce que je viens d’entendre. Nous sommes en danger de mort et des familles dans le nord ou l’est perdent des proches tous les jours, je ne veux pas que ça nous arrive. Donc, nous allons respecter les règles à la lettre.
Il faut l’avouer, ce premier confinement a été une parenthèse enchantée, au départ. Enfin, du temps pour nous, pour nos enfants, sans courir partout. Les deux premières semaines, la France s’est arrêtée nette de vivre. Mon mari était en congé garde d’enfants et moi, travaillant dans un établissement de soins mais dans les bureaux, je tournais avec mes deux autres collègues pour tenir une permanence le matin tous les 3 jours. Un vrai bonheur. Nous avions le temps de jouer avec nos enfants, de regarder des films. En plus, il faisait beau, c’était magique.
Puis il a fallu commencer à faire les devoirs à la maison, un peu moins magique d’un coup mais nous avons la chance d’avoir des enfants qui suivent bien donc, on ne se faisait pas trop de bile s’ils ne faisaient pas tout. C’était plutôt ludique et rigolo de faire des devoirs ainsi avec eux. Et surtout on avait le temps !
 
Mes angoisses ont commencé lorsque je me suis rendu compte que ma fille, au collège devait avoir un ordinateur constamment sous la main pour travailler. Impossible de faire autrement. Je me suis vue pleurer avec elle car son professeur de français lui donnait des textes à lire totalement incompréhensibles.
On était à bout, elle aurait eu besoin de son professeur pour lui expliquer mais au départ, rien n’avait été prévu, pas de visioconférence avec les profs, pas de possibilité d’avoir des explications en direct… en même temps, ils n’ont eu que trois jours pour s’y préparer, je ne les blâme pas.
Et puis pour les devoirs des garçons, il fallait aussi imprimer beaucoup de choses mais nos cartouches d’encre s’amenuisaient. Il a fallu donc se creuser la tête pour en trouver, faire une attestation pour aller chercher les cartouches en centre-ville…
J’ai alors pensé à tous ces gens qui n’avaient pas d’ordinateur chez eux, pas d’imprimante, pas d’argent pour racheter des cartouches…
Qui avaient plusieurs enfants d’âge différents, un vrai casse-tête pour pouvoir être disponible pour les devoirs de chacun d’eux.
Car les enfants sont extraordinaires… Autant ils peuvent rester devant la télé plusieurs heures sans bouger, autant devant leurs devoirs, on peut compter sur cinq minutes maximum d’attention si nous ne sommes pas à côté pour
 
leur rappeler ce qu’ils ont à faire. Comment donc faisaient ces personnes qui n’avaient pas tous les moyens que nous avions ?
Nous avons par ailleurs eu tout le loisir de jouer dans le jardin, la balançoire n’a jamais autant servi que pendant cette période, c’était tellement chouette ! Mais les enfants qui n’avaient pas de jardin, comment faisaient-ils ? Comment faisaient les parents pour gérer leurs débordements d’énergie ?
Car, moi, même avec un jardin, j’avoue que parfois, j’au- rais aimé être ailleurs que constamment avec mes enfants, à gérer leurs moments de folie et d’énervement où vous ne comprenez pas ce qui arrive à cet enfant qui était un ange il y a à peine cinq minutes !!!
Puis j’imaginais les enfants handicapés, avec des troubles du comportement par exemple qui, normalement sont pris en charge par des équipes pluridisciplinaires et formées, dans des centres spécialisés, comment pouvaient-ils rester enfermés ? Comment faisaient leurs parents pour calmer leurs crises, leurs angoisses, leurs colères ??
Je pensais aussi aux enfants qui mangeaient en temps normal à la cantine et pour qui c’était le seul repas conséquent de la journée. Avaient-ils assez à manger aujourd’hui ?? Des enfants dont les parents ne portaient pas autant d’attention que je porte aux miens et qui grâce à l’école avaient un espace pour souffler un peu. Comment vivaient ces enfants ?
 
Étaient-ils maltraités ? Je m’imaginais, des enfants frappés, mal nourris, insultés…
J’ai alors commencé à y penser régulièrement au cours de la journée puis cela m’a empêché de dormir. Ça tournait en boucle dans ma tête.
Car même si j’avais tout ce qu’il me fallait à la maison pour gérer au mieux ce confinement (grande maison, chambre pour chaque enfant, grand espace de vie, jardin…), j’avoue avoir craqué plus d’une fois et hurlé sur les miens car j’étais à bout, j’avais besoin d’espace, de me retrouver uniquement avec mon mari pour ne serait-ce que discuter entre adultes ou récupérer notre espace de vie. Donc comment faisaient les autres parents pour gérer ça ? C’était atroce pour moi, d’imaginer toutes ces situations où des enfants pouvaient être en danger.
Tout comme pour les femmes victimes de violence. Je les imaginais chez elles, livrées en pâture à leur bourreau sans porte de sortie.
Cela devenait invivable pour moi, je pleurais beaucoup, ne supportais plus, d’imaginer que des gens pouvaient souffrir ainsi.
Puis, je pensais à toutes les personnes vivant seules ou à plusieurs dans de tout petits appartements. Comment faisaient-elles pour supporter cet enfermement entre 4 murs puisque moi, malgré tout ce que j’avais, je commençais à sérieusement le vivre mal ?
Je pensais à mon grand-père enfermé dans sa chambre de la maison de retraite et ça me rendait malade ainsi qu’à ma mère, seule chez elle, habitant trop loin pour venir juste nous faire un petit coucou au fond du jardin.
Dans ma tête je n’arrêtais pas de me dire que ce confinement allait déclencher des dommages collatéraux irréversibles pour notre société, amener beaucoup de souffrance, des TOC (troubles obsessionnels du comportement) chez les enfants… Je commençais à sérieusement me poser des questions existentielles et cela me rendait très malheureuse. Et pourtant, j’avais tout pour être heureuse, qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ??
Notre vie était néanmoins rythmée par des moments sympas, les apéros en visioconférence, les jeux avec les enfants, « Koh-lanta », rendez-vous incontournable du vendredi qui est resté aujourd’hui, notre soirée familiale par excellence. On peut dire que cette émission de télévision a été notre antidépresseur de ce premier confinement, ça et le ménage, ma maison n’a jamais été aussi propre !!!!!
Ce qui est sûr, c’est que je n’étais plus la même mais je ne me doutais pas que plus rien ne serait jamais comme avant, j’avais encore beaucoup d’espoir.
60
Résumé :

Yan est flic à la police judiciaire de Lille. Depuis quelque temps, un "passager clandestin" s’est invité dans sa vie :  "l’Araignée", c’est le surnom qu’elle lui a donné.
Alors que Yan traque l’auteur du meurtre d’un journaliste connu pour ses reportages à sensation, elle n’a pas d’autre choix que de composer avec son "invisible ennemie" : insidieuse, omniprésente, l’Araignée tisse sa toile, cuisante morsure dans ses chairs survenant n’importe où, n’importe quand…
En parallèle, Brath, son collègue, enquête sur la mort étrange d’un homme retrouvé décapité, assis au volant de sa voiture, la tête reposant sur la banquette arrière.
En équilibre sur un fil, Yan ne baisse pas les bras, avance sur son chemin de douleurs au risque de se perdre… définitivement.


Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance, et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman À la quatrième fort énigmatique.
Bien qu’il s’agisse de son 4e roman, c’est la première fois que je lis un format long de cette auteure, même si j’avais découvert sa plume grâce a un concours de nouvelles il y a de ça quelques années.

Ici, nous découvrons Yan, une femme flic de la PJ de Lille qui doit enquêter sur le meurtre d'un journaliste retrouvé battu à mort et retrouvé noyé dans sa baignoire.
Dans le même temps, son collègue Brath est chargé d’une autre enquête bien étrange ; deux suicidés par décapitation. Comment peut-on arriver a de telles extrémités ?
Les premières pages  avalées, le ton est donné, les questions taraudent notre esprit surchauffé.
Deux enquêtes, deux scènes de crime différentes. Y aurait-il un lien possible entre ces deux affaires d’apparence distinctes ?
Lesquels, et pour quelles raisons ?
Pour l'experte en criminologie et son partenaire Mika surnommé Granulé, une vengeance serait la cause la plus plausible. Des investigations vont être menées, et la vie de l'ex grand reporter creusée avec attention.
D’ailleurs, qui aurait pu commettre un crime si brutal ? Un inconnu ou quelqu’un de l’entourage ?
Quant à  la seconde équipe composée de Barthélémy, dit Brath, et son partenaire Michel, là encore, les premières impressions ne sont pas forcément les bonnes.
Faux suicides, véritables meurtres ?
Et si la vérité était ailleurs, là où on ne l’attend pas ?
Tout comme nos personnages, nous voici plongés, enferrés, happés au cœur de ces histoires où s’entremêlent deux intrigues originales, passionnantes mais terrifiantes, avec pour toile de fond, la souffrance féminine et la dépression, le harcèlement, la manipulation mentale et ses dérives perverses.
Sans fioriture, dans des scènes parfois crues est difficiles, mais sans que le gore ne soit utilisé à des fins spectaculaires, nous voici embarqués aux côtés de nos policiers afin d’investiguer au plus près ces deux affaires. Le temps de cette lecture, nous allons avoir la chance de pouvoir rentrer dans la peau d’un flic de PJ, comprendre comment tout se déroule de l’intérieur, et je dois dire que ça a été un pur bonheur.
Effectivement, ici rien ne nous est dissimulé : les constatations, les témoignages, les autopsies avec le médecin légiste, les débriefs et les PV, sans oublier les rapports avec la hiérarchie, l'institution judiciaire et le procureur…
Et même si nous connaissons le suspect du journaliste bien avant la fin du roman, le plus savoureux a justement été d’assister au déroulé, de suivre la manière dont l’équipe va arriver à le coincer.
En parallèle des enquêtes, les personnages ne sont également pas en reste. Tous sont bien campés, ont une psychologie propre fort bien fouillée ; rien n'est laissé au hasard. Même les méchants ont leur passage d’introspection personnel, permettant ainsi de comprendre leurs pensées, leurs motivations.
Les liens au sein de l’équipe apportent également encore plus de profondeur. J’ai particulièrement apprécié le côté humain et compatissant, la compréhension et la bienveillance des uns envers les autres, ce, en restant professionnels, alors que l’atrocité habite leur quotidien.
 Mais ce qui m’a le plus touchée, c’est le secret de Yan. La jeune femme doit en effet faire face à la présence invisible et insidieuse de celle qu'elle a surnommé "l'Araignée". Une maladie fragilisante, dévorante, handicapante, trop peu décrite dans les romans.
Alors si en apparence elle parait forte, arrive à faire bonne figure tout en effectuant son travail consciencieusement, c’est sans compter d’affreuses douleurs qui la ronge peu à peu de l’intérieur. Ainsi, sans laisser transparaître la moindre faiblesse autant devant ses coéquipiers qu’à sa hiérarchie, la voilà contrainte d’ingurgiter un nombre incalculable d’anti-douleurs pour atténuer la progression de la maladie et apaiser ces horribles souffrances.
Mais pourra-t-elle cacher longtemps cette "araignée" qui la détruit inexorablement ?
Pourra-t-elle élucider le meurtre de ce grand reporter alors qu’elle devra livrer un combat sur elle-même bien plus puissant ?
Et si les pièges n’étaient pas ceux que l’on croit ?
 Grâce à une plume fluide et directe, nerveuse et percutante, les pages se tournent à toute allure. Les chapitres sont efficaces, bien rythmés ; on veut savoir, connaître le fin mot de cette histoire. Les rebondissements sont nombreux, pimentant le récit, jusqu’à une fin en apothéose.
Il faut souligner que son travail de policière et ses solides connaissances du terrain transparaissent à chaque paragraphe, rendant l’immersion plus que totale.
Les thèmes abordés sont également intéressants, forts et puissants, et donnent à réfléchir : l’horreur de la maladie sur le quotidien, le journalisme d'investigation et l’étique qui s’y rattache, la manipulation mentale, les dérives sectaires, l’hypnose et enfin l’homophobie.
Mais le plus émouvant, c’est que nous ressentons en filigrane le vécu personnel de l’auteure, donnant à ce roman une vision particulière et permettant une identification massive au personnage de Yan.
D’ailleurs, qui va gagner : la maladie ou l’enquête ?
À vous de le découvrir en ouvrant ce roman !
Vous l’aurez compris, j’ai particulièrement aimé ce roman singulier et profond. Plus qu’une envie désormais ; pouvoir lire les autres romans de cette auteure ????
Alors, si vous aimez les thrillers haletants et addictifs, la plongée au plus près des enquêtes, une réelle profondeur des personnages, mais surtout quant la maladie s’invite pour jouer l’un des rôles principaux, ce roman est fait pour vous ; vous passerez un excellent moment de lecture ????????

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :etoile: :demietoile:



Pour vous le procurer : Éditions Taurnada     Amazon


Réseaux sociaux : Twitter     Facebook     Instagram
Pages: 1 ... 4 5 [6] 7 8 ... 10

SimplePortal 2.3.7 © 2008-2024, SimplePortal