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Les Murmures d'Ys-T1-L'Ordre de la Croix d'argent de B.B. Hara




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Les Bretons ont dans l’âme une cité dolente,
Un cadavre de ville, où, vivantes encor,
À des clochers détruits tintent des cloches d’or.

Anatole Le Braz
La Chanson de la Bretagne


Prologue

Le navire glissait sous un ciel de lueurs. L’océan déroulait sa surface quiète, noire. Soudain, un mur d’eau surgit face à l’embarcation.
Le bois craqua contre la vague scélérate. La proue plongea, ressortit. Le vent déchaîna sa hargne dans la voile. Le cri d’un homme retentit.
— Nous sommes perdus ! Dahud veut notre mort !
L’effroi frappa tout l’équipage. En un éclair, le capitaine comprit la position de son bateau, sa bêtise d’avoir emprunté cette route. Les dents serrées, il s’agrippa au plat-bord.
— Maudite sorcière… Notre heure n’est pas encore venue !
Une lame déferla sur le pont. Deux malheureux lâchèrent prise. Leur corps décrivit une courbe, sombra dans le chaos. En vain, leurs compagnons hurlèrent leur nom.
— GUINEC ! FANCH !
La rumeur des éléments leur répondit. Étrangement, les vagues décrurent. Le miroir aqueux refléta l’argent de la lune. Des milliards de bouches rieuses se dessinèrent sur la surface. La mer se moquait-elle des survivants ? Se réjouissait-elle d’avoir ôté des vies ?
Un mousse cracha une insulte. Aussitôt, une ombre effilée jaillit devant lui, de plus en plus grande. Son corps gazeux, surnaturel, se tortillait comme celui d’une murène.
Le jeune homme se glaça. Des exclamations d’horreur frappèrent ses tympans. Par dizaines, des spectres s’élevaient hors des flots, montaient à l’assaut du pont. Un matelot jeta ses bras en avant pour les repousser ; indifférentes, les choses le traversèrent. La vermine s’engouffra partout, dans les coins, vers les hauteurs, vers le fond. Impuissants, les marins attendirent. Si le Ciel les favorisait, ils disparaîtraient sans laisser de trace. Si le mauvais sort s’acharnait, ils battraient bientôt pavillon des vaisseaux fantômes, condamnés à sillonner des eaux haïes pour l’éternité.
Le capitaine ferma les paupières. Il implora Dieu, les saints. Ses pensées volèrent vers son amie restée à terre.
Pardonne-moi. Je ne rentrerai plus.
Une créature fendit les eaux. Au gré de la houle, ses longs cheveux blonds ondulaient autour de ses épaules. Son cou blanc portait avec majesté une tête fine. Son visage féminin, harmonieux, dégageait une beauté sublime. Une froideur altière empreignait ses prunelles sombres. Elle étudia les mortels pétrifiés, leurs figures livides. La lassitude transparut dans sa voix.
— Assez ! Il n’y a rien pour moi ici.
Les revenants replongèrent. Avec eux, la tempête s’effaça. La barque demeura immobile, seule. Personne n’osait bouger.
Nous sommes sauvés.
Un matelot haleta. Peu à peu, l’angoisse desserra son étreinte. Certains hommes vacillèrent. D’autres relâchèrent leur souffle, se risquèrent à sourire.
Ils vivaient encore.
— J’ai cru… J’ai cru…
Le second ne termina pas sa phrase. Son supérieur déglutit.
— Rentrons vite au port avant qu’elle ne change d’avis.
Chacun chercha une rame, un objet à manœuvrer. Dahud observa le bateau s’enfuir, minuscule, pathétique. Les frémissements des corps chauds, les paroles énoncées, la joie stupide des rescapés l’irritèrent.
Si vous possédiez une once d’intelligence, vous me vénéreriez. Je pourrais écraser votre radeau vulgaire, me repaître de vos râles. Si vos cadavres ne divaguent pas dans le sel, c’est grâce à moi.
Un sentiment d’amertume la submergea. Les marins laissaient derrière eux un sillon d’écume. Ils rouvraient sans scrupules la plaie trop fraîche, l’inguérissable blessure de la baie. Dans les profondeurs abyssales, les âmes des morts pleuraient. La marie-morgane les entendait. Leur plainte avivait dans sa poitrine une flamme véhémente, un impérieux désir de vengeance.
Elle se hissa sur un récif. Sa chevelure ruisselait. À force d’avoir enduré ses morsures, elle ne frissonnait plus à la caresse du froid.
— Venez à moi, mes sujets !
Les ombres remontèrent. Les paroles de leur souveraine se muèrent en un grondement.
— Je perçois votre déception. Je conçois votre douleur, car la même tente de m’étreindre. Néanmoins, nous continuerons. Je sonderai tous les navires, toutes les barques du monde s’il le faut. Vous, vous tournerez votre colère vers la terre.
Son bras s’abaissa en direction de la côte.
— Nous constituons une légion sans vie, sans peur, sans rien à perdre. Nourrissez-vous de vos ténèbres. Transformez votre haine en source de puissance. Ni vous ni moi ne trouverons le repos tant que ce qui m’a été volé ne m’aura pas été rendu. Esprits maudits, dispersez-vous !
Les spectres s’élancèrent à l’assaut des falaises. Ils filèrent vers les habitations isolées, les hameaux, les villages. Chaque humain devint une cible potentielle.
Sur son rocher, Dahud se souvint d’une cité magnifique. Combien de voix, de rires et de musique avaient résonné entre ses murailles, depuis les demeures du port jusqu’aux salles du château royal ? Désormais, cette ville gisait au fond de l’océan. Solitaire, triste et courroucée, la princesse déchue errait parmi les ombres. Elle mêlait sa peine à la litanie de la mer, ce tombeau avide et infini.
Comme à son habitude, Dahud chanta. Les eaux fluctuantes, l’air iodé l’écoutèrent, sans daigner disperser au large ses tourments.
 
I.
Une étrange découverte

Killian s’éveilla avant la fin de la nuit. Au cœur de la chaumière, dans le foyer, les braises somnolaient. Leur lumière orange formait des taches au milieu des ténèbres.
Il écouta la respiration des siens. À sa droite sur la paillasse, ses jeunes frères de neuf ans, Gael et Lanig, dormaient à poings fermés. Dans le lit voisin, la petite Anne disparaissait sous sa couverture. Même en temps de trouble, les enfants rêvaient. Killian trouvait à leur innocence un côté apaisant.
Sans bruit, il se leva. Il changea de chemise, enfila sa cotte. Autrefois, ses vêtements étaient blancs. À présent, un voile grisâtre, indélébile les ternissait. De multiples accrocs apparais¬saient, recousus à gros points. Chaque cicatrice du tissu rappelait une déconvenue.
En laçant ses guêtres, il remarqua un trou dans ses braies, juste derrière le genou gauche. Un soupir lui échappa.
Misère… Bientôt, je devrai travailler nu.
Depuis trois longues années, les choses allaient de mal en pis. Les caprices du temps gâchaient les cultures. Le vicomte de Rohan et les religieux continuaient à prélever leurs impôts. Le cens et la taille avaient un taux fixe. La dîme et le champart, eux, variaient en fonction des récoltes. Ainsi, sur dix gerbes de blé, une partait entre les mains du seigneur, une deuxième rejoignait le grenier des prêtres. Les céréales, les fruits, toutes les denrées consommables étaient soumises au même régime. Avant la fin de l’hiver, pour remplir leur gamelle, les vilains se retrouvaient obligés d’acheter de la nourriture vendue à prix d’or en raison de sa rareté. Ils avaient beau se démener, rien n’y faisait : une spirale les entraînait vers le dénuement.
Observateur trop conscient, Killian assistait à la déchéance de sa famille. Sa mère, Soisig, s’enfonçait dans la maladie. Son père, Denwall, avait dû se séparer de sa charrue et s’accommodait d’un vieil araire. La disparition progressive de leurs chèvres, des vaches, des cochons et de leurs objets n’avait pas suffi. L’année précédente, à la fin de l’été, ils n’avaient pas pu payer l’intégralité des taxes. En plus de cultiver leurs terres, ils s’épuisaient désormais sur celles du suzerain, en guise de corvées. Le vicomte menait des campagnes de défrichement. Denwall s’était vu chargé de déboiser une parcelle à près d’une lieue , à l’ouest du village. Après avoir abattu les arbres, débité les troncs et brûlé l’herbe, il devait labourer et semer. Quand Killian pensait à la sueur versée, son cœur saignait. À la saison prochaine, des épis d’orge apparaîtraient peut-être. Ils seraient forcés de les faucher, de les battre, mais ils n’obtiendraient pas un seul grain.
Il attrapa une pomme sur la table et sortit. Comme toutes les demeures des alentours, la maison familiale se constituait d’une grande charpente posée sur des soubassements en pierre. Le toit pentu faisait office de mur. Vu de dehors, le chaume descendait jusqu’au sol. Trois ouvertures se découpaient dans la structure. L’une des portes donnait sur la route, au sud. Les deux autres desservaient la cour de la ferme, au nord. À l’intérieur, l’habitation se divisait en deux parties distinctes. La première comportait un cellier, les couchages, quelques meubles et le foyer. Derrière la cloison bordant les lits des enfants, le second espace abritait un bœuf, ultime rescapé de son troupeau.
Killian regarda le ciel. Ses étoiles, sa couleur annonçaient l’aube. Il retourna dans la chaumière, mena l’animal hors de l’étable et l’attela à l’araire. Dans la pénombre, il se mit en route. Il n’attendait jamais les cris du coq pour prendre le départ.

Au village, comme partout ailleurs, les gens considéraient la pauvreté comme une épreuve divine. Ces difficultés étaient censées permettre aux âmes de se laver du péché originel. Les paysans offraient aux riches l’occasion de faire preuve de charité. Dans ce système, en théorie, tout le monde trouvait son compte. Dans la pratique, les indigents se ruaient à l’église pour implorer la clémence du Ciel. Ils se racontaient aussi de belles histoires de coffres remplis de merveilles. Tous attendaient l’intervention d’une force supérieure en leur faveur, qu’elle fût d’ordre angélique, démoniaque ou féerique. Peu importait l’origine du miracle, du moment qu’il rapportât de l’or. Killian ne partageait guère ces espérances.

« Il n’y a ni trésor ni magie. À part nous-mêmes, personne ne nous aidera. »

Dans les contes populaires, la nuit appartenait aux individus douteux. Les gens convenables, eux, ne quittaient pas la protection de leurs murs avant la fin de l’ombre. Pourtant, seule la personne traversant le noir apercevait l’aurore dans toutes ses variations. Ces instants uniques, le jeune garçon les aimait plus que tout. Une blancheur souveraine surgissait, absorbait le paysage. La lumière pure faisait apparaître du bleu dans le ciel, du gris, des nuages. Peu à peu, la couleur des choses se redessinait.
Chaque matin promettait de l’inédit. Le crépuscule venait rappeler le mensonge de ces serments. À l’heure du bilan, nulle nouveauté, nulle surprise. Le disque rouge s’abattait avec la fatigue. De la tristesse émanait des lueurs du jour mourant.
Killian inspira. Sans se bercer d’illusions, il apprécia l’air frais. Un souffle s’engouffra dans ses cheveux bruns pour les hérisser en épis. Il n’avait que treize ans, une taille moyenne. Sa silhouette mince cachait un corps musclé, endurci par le labeur quotidien. Le teint hâlé, le visage avenant, il se montrait souvent souriant devant sa famille. La couleur marron de ses iris donnait de la profondeur à son regard. La plupart du temps, celui-ci semblait empreint d’assurance. D’autres fois, il exprimait une gravité peu commune chez un enfant de son âge. Dans les rares intervalles où le soleil les atteignait, ses prunelles s’illuminaient de reflets dorés.
Il quitta la route, se plaça dans le coin nord-ouest de la parcelle. La forêt mère s’étendait à l’arrière. Avec leur feu, leurs haches, les hommes tentaient de repousser ses limites. Les arbres, les ronces et les fougères observaient la surface dénudée en attendant l’heure de la reconquête.
— Hue !
Le bœuf entama une première ligne. Son maître pesa de tout son poids sur l’araire, en le penchant sur un côté. Grâce à cette technique, il parvenait à retourner la terre. Le sillon restait cependant superficiel par rapport à celui d’une charrue.

« Tout est plus difficile quand on est pauvre. »

Des cailloux émergèrent. La journée s’annonçait épuisante. Killian résolut de ramasser le gros des pierres dans sa besace. Ainsi, s’il devait labourer le même terrain l’automne suivant, il s’éviterait une peine supplémentaire.
— Pourvu que je n’abîme pas mon soc…
Il progressa avec lenteur. Arrivé à l’extrémité du champ, il fit tourner sa bête, commença une nouvelle ligne.
La nature autour sortait de sa torpeur. Les oiseaux s’agitaient dans les cimes. Unique travailleur aux alentours, Killian allait à son rythme. Il aimait la compagnie, mais il mesurait les avantages de la solitude. Ici, il se sentait libre. Si quelque chose lui plaisait, il s’exclamait. Au contraire, si la contrariété l’emportait, il pouvait s’énerver et crier. Personne ne venait le juger.
Il vida son sac de cailloux dans la clairière, acheva le troisième sillon, repartit dans le sens inverse. Il n’osait lever le regard sur la surface restante. Il en avait pour trois jours au minimum.
KLONG ! Le soc buta sur un obstacle.
— Ho !
Le bœuf s’arrêta.
— C’est bien ma chance…
Ennuyé, il dégagea l’araire de la tranchée. Il se plia, vérifia l’état de la pointe. Elle paraissait intacte.
Il plongea la main dans le trou. Au lieu de roche, ses doigts rencontrèrent une surface lisse. La surprise l’envahit. Quel objet effleurait-il là ? Le choc avait produit un son métallique. Intrigué, il posa les deux genoux au sol et creusa.
Ça alors…
Son cœur battit plus vite. Dans ce champ inculte, devant lui, une forme rectangulaire apparaissait. Un liseré d’entrelacs décorait ses bords. La matière ressemblait à du bronze. Il respira pour se calmer.
Ne nous emballons pas.
Les arêtes d’un coffret se révélèrent. Il l’extirpa de son tombeau. L’objet pesait lourd. En longueur, il mesurait un peu plus d’un empan , sur deux paumes de large. La hauteur équivalait à une paume et un pouce. Les figures sculptées, énigmatiques, rappelaient celles des pierres anciennes. Leurs lignes s’agençaient en spirales, en nœuds complexes.
Killian posa sa trouvaille devant lui. La finesse des ornements le stupéfia. La Providence se jouait-elle de lui ? Dieu, les fées, les entités qu’il rejetait lui envoyaient-elles un signe ? Si, par une chance impensable, l’écrin dissimulait de l’or, lui et les siens ne souffriraient plus.
Des jappements retentirent.
— Commence par le seigle !
Il tressaillit. Quatre hommes venaient dans sa direction. Tresmor marchait à leur tête. Adepte des manigances, opportuniste, cet individu se plaisait à attiser les conflits entre villageois pour en tirer profit. Peu de gens voyaient clair dans son jeu, mais Killian n’était pas dupe. Il percevait la fausseté, le serpent en lui.
Par sa matière, ses sculptures magnifiques, le coffre avait de la valeur, sans évoquer son éventuel contenu. Si des adultes l’apercevaient entre ses mains, ils le lui arracheraient. Seul contre cinq, la force physique lui manquait. Sa parole ne comptait pas. Pire, ce trésor dormait dans la parcelle du vicomte, et lui appartenait donc de droit. Si l’un de ses prévôts le surprenait avec un tel butin, il le condamnerait pour vol !
Fébrile, Killian retourna à son trou. Il fit jaillir la terre, approfondit la cavité. Un chien vint gambader tout près.
Du nerf ! Plus vite !
D’un geste brusque, il saisit le coffret, le jeta au fond, reboucha. Les pieds de Tresmor apparurent dans son champ de vision.
— Qu’est-ce que tu fais, toi ? Tu lambines ?
L’homme le toisa. La suspicion accentuait les rides entre ses yeux. Ses sourcils arqués durcissaient son visage osseux.
Killian se redressa.
— Ce sol est gorgé de pierres. J’ai failli abîmer mon soc.
Il se fabriqua un sourire idiot. Pour appuyer son propos, il montra le contenu de son sac. L’autre l’examina d’un air incrédule. S’était-il échiné à tout ramasser ? Comprenait-il que ce terrain n’était pas le sien ? Son zèle témoignait d’une belle bravoure, ou d’une stupidité incroyable. L’hiver prochain, à l’heure où la faim le frapperait, il pourrait bien sucer ses cailloux.
— Tes parents n’ont pas de chance. J’espère ne jamais avoir un fils aussi sot que toi.
Tresmor tourna les talons. Malgré son soulagement, Killian se sentit offensé. Si ce type ne voulait pas de lui comme enfant, lui-même se réjouissait de ne pas l’avoir pour père. Il n’aurait jamais supporté son éducation ni l’idée détestable de lui ressembler !
Il ébaucha un sillon à la main par-dessus le coffret. Ensuite, il replaça l’araire et continua sa ligne. Son regard balaya les environs, mémorisa les contours du bois proche.
La silhouette de Denwall grandissait au bout du champ. Du haut de ses cinq ans, la petite Anne courait devant.
— Killian ! s’écria-t-elle en se jetant dans ses jambes.
— Bonjour, Annette !
Il la serra contre lui en souriant. La fillette releva ses yeux noisette. De longs cheveux châtain clair barraient son front.
— Allons, allons, fit-il en lui dégageant le visage, tu n’as pas tes deux jolies tresses, ce matin ?
— Maman était trop fatiguée et je n’arrivais pas à les faire. Mais je me suis démêlée avec les doigts, bien comme il faut !
L’aîné tenta de masquer son désappointement. La santé mauvaise de sa mère l’attristait. Son père le salua d’un signe de tête.
— Est-ce que tout va bien ?
Il acquiesça. De nature secrète, Denwall n’exprimait jamais ses inquiétudes quant à l’avenir ou à l’état de sa femme. Sa taille haute, sa droiture donnaient l’image d’un homme solide, indéra¬cinable. Son fils admirait sa robustesse mentale et physique. Comme lui, il voulait devenir un pilier, une personne fiable digne de confiance.
— Je prends le relais. Va rejoindre ton oncle, s’il te plaît. Il a besoin de toi.

Killian travailla toute la journée. D’ordinaire, il ne rechignait pas. Cette fois, la moindre tâche se révélait pénible. La banalité l’assommait. Une pensée unique l’occupait : il voulait retrouver son coffret. Pourquoi ne l’avait-il pas ouvert, au lieu de l’admirer ? Des hypothèses germaient dans son esprit. Sa poitrine s’enflammait, tandis que sa raison soufflait le froid. La nouveauté réveillait un sentiment perfide : il se prenait à espérer.
Ses frères se disputèrent pour une histoire de grain. Il les laissa s’écharper. Il scruta le soleil sans arrêt, en lui intimant l’ordre de tourner.
Enfin, le soir tomba.

La bonne humeur régnait autour de la table. Comme à leur habitude, Gael et Lanig se taquinaient. Ils avaient des cheveux châtains, des yeux marron identiques. Par un caprice de la nature, ils étaient venus au monde en même temps. Comment deux enfants au physique semblable pouvaient-ils avoir un caractère si différent ? Le premier parlait vite, noyait ses discours sous une foule d’anecdotes. À sa droite, le deuxième excellait dans les phrases courtes. Ses moues blasées, son humour pince-sans-rire le rendaient drôle aussi, à sa façon.
Killian étudia les traits de sa mère. Des cernes profonds soulignaient ses yeux verts. Le brun de ses cheveux contrastait avec ses joues blêmes. Elle avait préparé la soupe de son mieux, en essayant de masquer son inconsistance par des herbes aromatiques. La petite Anne avait finalement obtenu ses tresses.
— J’ai hâte d’entendre les contes de la veuve Brigitte, s’enthou¬siasma Gael. J’attends ce moment depuis sept jours !
Tiré de ses réflexions, son grand frère sursauta.
— Tu peux répéter ?
— Il me tarde d’assister à la veillée !
Killian se décomposa. Il projetait d’aller se coucher tôt et d’inciter les autres à l’imiter. Comment avait-il pu oublier la date ? Chaque semaine, la coutume voulait que l’on se réunisse chez cette dame avec quelques voisins. Brigitte approchait du grand âge et n’avait jamais eu d’enfant. Les habitants du village la considéraient tous comme une tante. Les marmots adoraient ses histoires. Les adultes les appréciaient autant.
Ces soirées longues passées à s’empiffrer de sornettes, Killian les détestait. Chacun y allait de sa fable. Les gens se montaient la tête et rentraient chez eux avec toutes sortes d’idées saugrenues. Quand se rendraient-ils compte que leurs fantaisies leur ôtaient tout discernement ? Ils se forçaient à accomplir certains gestes, s’interdisaient d’en effectuer d’autres… Par exemple, les anaons, les âmes des défunts, sortaient soi-disant la nuit et se trouvaient partout, y compris dans la poussière. Ainsi, passer le balai après le coucher du soleil représentait une faute grave : on chassait les ancêtres de la maison !
Killian jugeait cette histoire ridicule. Ceux qui la colportaient avaient-ils déjà vu, devant eux, l’esprit de l’un de leurs aïeux ? Au sein même de leur théorie, à quelle saleté attachaient-ils les morts ? À la boue ? Aux brindilles ? À la cendre ? Des tas d’immondices traînaient sur le sol. Alors, lesquelles devait-on exclure, lesquelles fallait-il conserver ?
Le garçon ironisait. Passer le balai la nuit était mal, à n’en pas douter. En n’y voyant rien, on faisait un travail épouvantable.

« Les croyances sont pratiques à manipuler, car elles sont invérifiables. Elles jouent sur l’espoir et la peur pour nous dicter notre conduite. »

Le feu crépitait. Disposés près de l’âtre, des bancs accueillaient une douzaine de convives. Gael frétillait. Les yeux d’Anne et de Lanig brillaient aussi. Killian réprima un bâillement.
Il contempla les flammes en attendant. Nudec, un voisin à grosse moustache, évoquait la prétendue expérience surnaturelle de sa grand-tante. Son discours vide de sens bourdonnait à ses oreilles. Soudain, sa sœur lui serra le bras.
— Pour sûr, elle me l’a dit dans ces mots ! insistait l’homme. Elle a entendu la charrette en pleine nuit, juste sous sa fenêtre. Elle se demandait qui pouvait bien passer à cette heure ! Le crissement des roues continuait, encore, encore… C’était un bruit à vous rendre fou ! Mais cette femme était brave. Elle s’est levée, a ouvert les volets et… rien. Il n’y avait personne dehors. Le vacarme s’était éteint. Le jour suivant, son mari a attrapé un mal de poitrine et a trépassé. Cette charrette fantôme, aucun doute : c’était l’Ankou !
Les visages pâlirent. Brigitte hocha la tête.
— Mon père avait aussi reçu un signe. Il revenait d’une foire et s’était arrêté pour boire dans une auberge. Tout à coup, le chien du tenancier s’est approché et lui a dit : « Hâte-toi vers ta maison, ou tu ne verras pas ta femme rendre son dernier souffle ! » Il a terminé son verre sans tarder. Grand bien lui en a pris, car il est arrivé juste à temps !
Les plus jeunes frissonnèrent d’horreur.
— J’ai peur ! gémit Anne.
Killian fronça les sourcils.
— Ne t’inquiète pas, chuchota-t-il. Tout ceci n’est qu’une montagne d’âneries.
Assis à sa gauche, Lanig l’entendit.
— Tu mets sa parole en doute ? glissa-t-il à voix basse.
— Les animaux ne parlent pas. Son père avait un sérieux coup dans le nez.
— Donc selon toi, les signes n’existent pas ? murmura Gael. L’Ankou ne vient pas chercher les morts pour les envoyer dans l’Autre Monde ?
Killian ricana.
— L’Ankou ? Comment est-il, déjà ? Vêtu d’une robe noire, coiffé d’un chapeau ? Il se promène avec une faux ? Certains le prétendent sans outil, traînant une simple charrette. Alors, quelle est la bonne version ? Et s’il existait vraiment, crois-tu qu’avec toute la misère du monde et les défunts à ramasser, il perdrait son temps à jouer à cache-cache sous des fenêtres ? S’il n’a pas mieux à faire, qu’il vienne me voir. Je lui trouverai un travail plus utile !
— Tu ne devrais pas parler ainsi. Tu risques d’attirer son œil…
— Parfait ! Qu’il me regarde. Et qu’il me permette de le contempler à mon tour ! Les gens se plaisent à raconter ses activités, les mœurs des anaons et je ne sais quoi d’autre… Mais as-tu déjà croisé la moindre de ces choses ? Moi, jamais. N’est-ce pas étrange, puisqu’elles sont si courantes ? Pourquoi ne se montrent-elles pas, alors que je les appelle ? La vérité, c’est que personne ici n’est un témoin direct, et personne ne peut rien prouver. Il n’y a que du vent, des racontars. C’est normal : toutes ces fantaisies ne vivent que dans l’imagination.
— Tu oublies le bébé de la mère Yves, objecta Lanig. Elle l’avait laissé dans son berceau, et il s’est volatilisé… Sans compter le vieux Meriadec, qu’on n’a jamais revu. Ces disparitions sont concrètes.
— Les korrigans ont certainement fait le coup ! renchérit son jumeau. Ils ont emporté l’enfant parce qu’il était trop beau. Quant au malheureux Meriadec, il a peut-être cherché à les voler… Ils l’ont châtié en l’obligeant à danser jusqu’à la mort dans un cercle de pierres !
Killian haussa un sourcil dédaigneux.
— Les korrigans ne sont-ils pas censés être des lutins ? Que feraient des créatures si petites d’un gros bébé humain ? As-tu déjà aperçu ne serait-ce que leurs traces auprès d’un menhir ? Il est tellement facile de s’en remettre au magique. Cela évite d’avoir à se creuser la cervelle pour étudier, comprendre les causes réelles, rechercher et désigner des coupables. La vraie vie est dure, minable, décevante. Personne n’a le courage de regarder les choses en face. J’en ai soupé.
Il saisit la main de sa sœur et fit un signe à ses parents.
— Pardon, nous sommes fatigués. Nous souhaiterions aller nous coucher.
Son père hocha la tête. La fillette à sa suite, il salua et se dirigea vers la porte. Dans son dos, il entendit Brigitte se lamenter.
— Pourquoi quitte-t-il toujours les veillées avant la fin ? Les enfants sont pourtant ravis de m’écouter !
Il ferma le battant. Tous ces mensonges, il ne les supportait plus. Il aurait aimé croire, mais c’était impossible.
L’air vif calma sa colère. À ses côtés, Anne sautillait d’un pas léger. La compagnie de son frère la rassurait. La lune froide éclairait le ciel sur le chemin de la maison.
— Le noir ne te fait pas peur, Annette ?
— Non !
Il esquissa un demi-sourire.
— C’est bien. Tu as raison.

Quand les autres rentrèrent, il fit semblant de dormir. Il patienta jusqu’à ce que tous plongent dans l’inconscience. Enfin, il put se relever.
Killian prit un châle, se faufila dehors. Ni la nuit ni ses supposées ombres ne l’empêcheraient de déterrer son coffret. Il défia l’Ankou, toutes les anaons du monde.
Avec l’énergie des désespérés, il courut pour changer, peut-être, sa propre histoire.

 II.
La bête aux yeux rouges

Killian progressa sans flamme dans la nuit. Il voulait surtout rester discret. Les hommes rendaient des sentences réelles pour châtier les prétendus sorciers. De toutes les créatures du monde, ils constituaient bien la pire menace.
Aux abords des habitations, il redoubla de vigilance. Il craignait les aboiements d’un chien, un obstacle imprévu. Pressant l’allure, il marcha au milieu de la voie.
Après la sortie du village, sa tension s’apaisa. L’astre nocturne illuminait la piste. De part et d’autre, les prés s’habillaient d’un voile lactescent.
Le couvert d’une haie le força à ralentir. Il avança à pas prudents dans cette zone noire, puis dans les suivantes. Il n’avait pas envie de se blesser une cheville dans une ornière.
Enfin, après une marche longue, il reconnut la parcelle du vicomte.
Je touche au but !
La forêt projetait son ombre sur les sillons. Il se dirigea droit vers le fond pour compter quatre traits.
Soudain, ses yeux perçurent un mouvement. Il s’immobilisa. La chose bougea encore ; d’instinct, Killian se baissa. Il chercha un buisson, une cachette. Le champ dénudé ne lui offrit aucune retraite. Son esprit bouillonna :
Bon sang ! Quelqu’un m’a devancé !
Plaqué à terre, il réfléchit. Personne ne labourait à proximité lors de sa découverte. Qui donc avait pu le voir ? Comment ? À moins que Tresmor n’ait deviné son mensonge ?
Un bruit de grattement lui parvint. L’individu creusait vite, à un rythme saccadé. De toute évidence, il déterrait l’écrin de bronze. Killian se mordit les lèvres.
Pourquoi n’ai-je pas pris mon couteau ?
Sans arme, il se retrouvait en position d’infériorité. Unique point positif : le brigand semblait ne pas l’avoir remarqué.
Il releva la tête. Le pillard travaillait-il à quatre pattes ? Sa manière de creuser l’intriguait. En rampant, il s’avança. Si le voleur ignorait sa présence, il pouvait jouer sur l’effet de surprise. Il devrait fondre sur son dos au moment propice, s’emparer de la boîte et détaler.
L’attrait du gain renforça sa détermination.
Peu importe si j’échoue. Je ne laisse pas filer ma chance.
Il s’approcha encore. Sa vue s’habituait aux ténèbres. Les contours de son ennemi lui apparurent. Les oreilles en pointe, la queue touffue, un animal fouillait le sillon. Killian bondit sur ses pieds.
— Un renard ! Un simple renard !
Soulagé, il ramassa une poignée de terre, la lança sur son dos.
— Allez, mon gros ! Va jouer ailleurs !
La bête grogna. Elle marqua un temps d’arrêt… Sans se retourner, elle reprit son activité.
Il haussa le ton :
— Je t’ai dit de déguerpir !
Le goupil l’ignora. Ses griffes heurtaient la boîte avec des raclements métalliques. Avait-il flairé de la nourriture ? Pourquoi ne s’enfuyait-il pas ?
Le garçon frappa dans ses mains. Une chouette s’échappa d’un arbre. Indifférent, l’animal continua. Son trou s’ouvrait sur plus d’une coudée de diamètre . Intelligent, sûr de lui, il paraissait agir à dessein. Pire : il méprisait son adversaire.
Killian sentit un frisson descendre dans son dos. Les mots de Brigitte s’invitèrent dans son esprit.

« La nuit appartient aux anaons et aux korrigans. Malheur à tous les impudents ! »

Ses dents grincèrent. Il courut à la clairière, brisa une branche basse à coups de pied. Prêt à frapper, il revint, le bâton levé au-dessus de sa tête.
— Recule ! Ce trésor est à moi !
L’autre ne broncha pas ; il abattit sa canne. L’animal roula, retourna à sa tâche. Son comportement absurde sonnait comme un défi. Killian trembla de fureur.
— Qui t’a dressé ? Tu es censé être quoi ? Une créature de la nuit ? Ton maître t’envoie pour effrayer les simplets ?
Les mains serrées sur son gourdin, il scruta la forêt.
— Montrez-vous ! Êtes-vous lâche au point de me craindre ? À moins que vous ne soyez un enfant vous-même, ou un vieillard sans force ? Votre chose ne m’empêchera pas de prendre ce que j’ai trouvé le premier !
À nouveau, le bâton fendit l’air. Le renard esquiva, fit volte-face. Ses yeux flamboyèrent dans le noir. La pupille verticale barrait un iris rouge sang. Ses babines se retroussèrent sur des crocs luisants. Entre ses mâchoires, des mots rauques, effroyables se formèrent.
— Arrête. Si tu me frappes encore, tu le paieras au centuple.
Killian se pétrifia. Sa canne lui échappa. Choqué, il considéra la bête.
C’est impossible. Ce n’est pas vrai !
Abasourdi, il observa la créature reprendre son œuvre. Comment avait-il pu rire des superstitions des villageois ? Se moquer de leur peur de la nuit ? Une chose inexplicable subtilisait sa trouvaille. Lui, l’humain indésirable, pouvait seulement contempler et se taire.
Cette impuissance, cette ignorance, il refusa de les admettre.
Le goupil fouissait sans méfiance. Un objet droit glissa contre son ventre. Il réalisa le danger, trop tard ; d’un coup, le bâton le repoussa. Killian rafla le coffret. L’animal fit claquer ses mâchoires dans le vide.
— Reviens ! Ce trésor est à moi !
Le paysan s’enfuit. D’autres appels résonnèrent ; il les ignora. Il devait regagner son village. Là-bas, entre les hommes et les chiens, la bête n’oserait pas le poursuivre.
— Reviens, je te dis !
Exaspérée, la créature s’élança. Killian accéléra. Malgré ses efforts, il sentit la chose le rattraper. D’un bond prodigieux, elle lui barra la route.
— Par Ana  ! Tu comprends quand on te parle ?
— Je n’écoute pas les illusions.
— Une illusion ? Il me semble pourtant que je suis bien présente. Les renards ne t’inspirent pas ? Tu préfères peut-être traiter avec une bête plus épaisse, plus ventrue ?
Des spasmes soulevèrent sa toison. Son corps grandit, doubla, quadrupla de volume. La tête s’arrondit, dessina un museau long et de petites oreilles. Des griffes menaçantes poussèrent au bout de ses pattes énormes.
Le souffle coupé, Killian recula.
— Un ours !
— Exact. Maintenant, donne-moi ce que tu tiens là.
Il se crispa. Contre lui, le coffret lui rappelait le but de sa sortie. La fatigue troublait-elle ses sens ? L’un de ses frères avait-il versé dans la gamelle des champignons des bouses ? Puisqu’il fallait dialoguer avec un mirage, il choisit de gagner du temps.
— Qu’y a-t-il dedans ? De l’or ? Des bijoux ?
L’ours éclata de rire.
— Tu risques ta vie sans le savoir ? Cet objet est la propriété de mon peuple. Toi, l’humain aux mains crasseuses, tu n’es pas digne de le toucher.
— Sale bête…
— Dis donc !
L’animal disparut. À sa place, pas plus haute qu’un avant-bras, une minuscule jeune fille brandit un poing rageur.
— On ne t’a jamais appris à parler poliment aux dames ?
Stupéfait, Killian la dévisagea. Il cligna des yeux : elle se tenait toujours là. Ses prunelles rouges brillaient au milieu d’un petit visage brunâtre. Ses cheveux tombaient jusqu’à ses genoux. De longues oreilles pointues émergeaient de leur masse. Elle portait une robe courte, une ceinture à la taille. Dans la lumière de la lune, Killian ne distinguait pas les couleurs. Néanmoins, il comprit aussitôt à qui il était censé avoir affaire.
— Tu es… une korrigane ?
— Sans rire ? Tu vis dans une grotte ou quoi ?
— Les korrigans sont des personnages fictifs.
— J’aime ta façon de me respecter. Suis-je la première de mon espèce que tu croises ? Tu n’as jamais aperçu le moindre poulpiquet auparavant, alors tu es vexé ? Tu boudes ?
Les traits du garçon se contractèrent.
— Si mon peuple fuit les grands bipèdes comme toi, poursuivit-elle, dis-toi bien qu’il y a une raison. Les humains sont sots, malintentionnés, arrogants. De toute évidence, tu ne fais pas exception à cette règle. Abrégeons cette conversation et chacun repartira chez lui content.
Son doigt miniature réclama le coffret. Killian refusa de céder.
— Pourquoi tiens-tu tant à le récupérer ? Les korrigans possèdent soi-disant mille richesses ! Que peut bien avoir cette boîte de si particulier ?
— Une valeur immatérielle. L’Ancienne de mon village l’a entrevue cette nuit en rêve. Selon ses dires, elle renferme un moyen de retrouver ma sœur, enlevée par de terribles spectres ! Enora est ma seule famille, vois-tu. C’est pourquoi, même si je dois t’affronter, je t’arracherai cette malle coûte que coûte.
Elle se remit en position de combat. Killian songea à l’ours redoutable. Face à une telle montagne de muscles, de crocs et de griffes, il n’avait aucune chance de gagner. Les mots graves de son adversaire sonnaient vrai.
— Ouvrons-la ensemble, proposa-t-il. Si elle contient ce que tu cherches, tu l’emporteras. S’il s’agit d’or, je la garderai.
— Les humains mentent à tout bout de champ. Quelle garantie m’offres-tu ?
— Tu peux me déchirer d’un coup de patte. Tu me surpasses aussi à la course. Dans ces conditions, je me vois mal jouer au plus malin.
Il lui tendit une main. Après réflexion, elle lui secoua l’index.
— J’accepte parce que j’ai confiance en ma force. Je serais folle de croire en la nature humaine ! À présent, dépêche-toi de déver¬rouiller cette caisse.
Il posa l’écrin sur le sol, tira le loqueteau. Sous son impulsion, le couvercle se souleva. Le moment s’empreignit de solennité. La korrigane retint son souffle.
Un rayon de lune frappa l’intérieur. Couché sur un coussin sombre, un objet à la forme familière se découpait. Killian l’amena à la lumière du ciel.
— Une clé ?
Des ornements fins agrémentaient son anneau. Au centre du cercle évidé, un motif aux lignes souples évoquait un arbre avec ses branches, son tronc, ses racines. Les côtés droit et gauche respectaient une symétrie parfaite. À si petite échelle, la précision du travail s’avérait stupéfiante. Ses reflets brillants suggéraient un alliage précieux.
La korrigane la lui arracha des mains.
— C’est tout ? Tu te fiches de moi ?! Dis-moi qu’il y a autre chose au fond de ce coffre !
Il retira le coussin. La boîte ne contenait rien de plus. La créature trépigna.
— Je pensais tenir une piste sérieuse, la première depuis six lunes… Et voilà que j’obtiens une clé stupide dont j’ignore l’utilité ! Je traque de faux indices pendant que ma sœur se meurt. Je ne supporte plus de perdre mon temps !
Rageuse, elle la jeta au loin. Killian protesta.
— Hé !
— Tu peux la prendre. Elle est en or. C’est ce que tu voulais, non ? Tout est fini pour moi.
Elle se cacha le visage. Killian courut ramasser l’objet. Il contempla sa forme pure, son art magnifique. Derrière lui, la korrigane sanglotait. Devait-il partir, ou rester ? Sa détresse le déconcertait.
Je ne peux pas la laisser.
Elle avisa son indécision.
— Rentre chez toi. J’aimerais pleurer en paix, si cela ne te dérange pas.
— Justement, ça m’embarrasse. Je n’ai pas l’habitude de voir des korrigans, et encore moins des korrigans en larmes. Le problème, c’est que je ne sais pas comment t’aider.
Elle s’essuya les joues.
— Seul un devin ou un grand sage pourrait me conseiller. Tu ne ressembles à rien de cela.
Il réfléchit. Ses propres lacunes ne l’empêchaient pas de connaître des gens. L’image de Brigitte lui vint à l’esprit. La veuve racontait des histoires, mais elle n’élevait pas ses contes au rang de science… Il chercha une personne encore plus fantasque, un pseudo-érudit réputé auprès de son voisinage.
— J’ai trouvé : l’ermite de la forêt ! Ce vieillard prétend vivre au contact des forces occultes. Je l’ai toujours pris pour un illuminé, mais qui sait ? Si l’on inverse l’échelle de la raison, il fait figure de savant. J’essaierai de me libérer demain. Nous irons lui rendre visite ensemble, si tu veux.
Surprise, la créature le considéra. Sa proposition la touchait. Sa sympathie subite lui inspirait aussi de la gêne.
— Nous nous sommes battus tout à l’heure. Pourquoi m’aiderais-tu ?
— Ça a l’air amusant. Comment tu t’appelles ? Moi, c’est Killian.
— Et moi, Yuna.
— Enchanté, Yuna. Je suis ravi de te connaître.

Le lendemain, il se réveilla les yeux cernés. Ses frères dormaient à sa droite. Les poutres de la chaumière se dressaient à leur place habituelle. Dans son esprit nébuleux, les péripéties de la veille paraissaient irréelles. Il glissa une main dans sa poche. Le contact froid de la clé lui rappela l’incroyable vérité. Décrassé à la hâte, le coffret en bronze reposait sous le caisson du lit. Comment réagiraient ses parents, ses cadets et sa sœur lorsqu’il leur montrerait ses trouvailles ?
Il attela le bœuf. Mille questions se pressaient dans sa tête. Il pensait avoir cerné l’ordre, la marche des choses. Il s’était forgé une idée précise du fonctionnement du monde et s’efforçait même d’accepter son injustice, afin de continuer à vivre. S’était-il trompé en rejetant la possibilité d’une version alternative ?
Il existe une réalité cachée. Cependant, la korrigane et moi n’étions pas destinés à nous rencontrer. Nos univers cohabitent sur deux lignes séparées.
Le mystère de la clé le préoccupait. Qu’ouvrait-elle ? Qui l’avait forgée ? Qu’était-il advenu de son propriétaire ?
Son corps accusait la fatigue. Quand son père, Gael et Lanig le rejoignirent, il bâillait sur son araire.
— Tu fais grise mine, s’inquiéta Denwall. Tu as mal dormi ?
— La veillée d’hier l’a impressionné, répondit Gael à sa place. Toute la nuit, il a frissonné en marmonnant : « L’Ankou ! L’Ankou ! Noooooon ! »
L’enfant éclata de rire. Un caillou heurta sa nuque. Avec un petit cri, il se retourna. Son jumeau dirigeait sa fronde droit sur lui.
— Désolé. Je visais une pie.

Toute la matinée, Denwall et son fils aîné se relayèrent au labour. Gael semait et refermait la terre derrière. Quand il ne jetait pas des pierres à son frère, Lanig chassait les oiseaux.
Killian remarqua une présence à l’orée du bois. Il songea d’abord à des moineaux. En observant mieux, il distingua des oreilles rousses à travers un buisson. Un renard guettait ses gestes avec un intérêt manifeste.
C’est elle.
Le regard rouge l’oppressait. Il se tourna vers son père.
— Dis… Je peux te poser une question ?
— Je t’écoute.
— Sais-tu où vit exactement l’ermite de la forêt ? Je souhaiterais lui parler.
Ébahi, Denwall sonda son visage. Depuis quand s’intéressait-il au moine solitaire ?
— Je croyais que tu le traitais de vieux fou ?
— C’est vrai, mais je l’ai peut-être jugé trop vite. J’aimerais devenir un adulte sage en me forgeant des opinions réfléchies. Rencontrer cet homme en personne pourrait m’y aider.
— Moi aussi, je veux y aller ! s’exclama Gael. Il me parlera de l’Ankou et des anaons. Je tiendrai Killian par la main pour qu’il ne soit pas trop terrifié !
Denwall soupira. L’aîné travaillait dur. Ses arguments le laissaient sceptique, mais sa fatigue justifiait une pause.
— Gael et Lanig, vous resterez avec moi. Killian, tu iras après le dîner . L’ermitage se trouve au cœur du bois de l’ouest, au bord de la piste principale. Ne t’aventure pas sur les sentiers secondaires : cette forêt abrite une église en ruine et un cimetière dont il vaut mieux ne pas s’approcher.
— Pourquoi ?
— Ces lieux sont réputés hantés.

Killian s’éclipsa après le repas. Il regagna son hameau, puis coupa à travers champs. Un épagneul roux vint trottiner à ses côtés.
— Yuna ? C’est toi ?
Voilà que je m’adresse à un chien, pensa-t-il. Surtout, j’attends qu’il me réponde.
— Évidemment ! Qui veux-tu que ce soit ?
Je deviens fou.
Elle arborait une jolie tête, de petites oreilles tombantes. De longs poils couvraient son poitrail, sa queue et son ventre. Rien ne la distinguait d’un épagneul ordinaire.
Killian l’étudia d’un œil curieux.
— Tous les gens de ton peuple savent-ils se transformer ?
— Oui, mais je suis une experte dans ce domaine. En général, les miens aiment mieux changer les métaux.
Il tressaillit.
— Peuvent-ils fabriquer de l’or ?
— Bien sûr !
— Et toi ? Tu sais le faire ?
— Non.
Dépité, il reporta son attention sur la route. Yuna se sentit piquée.
— L’or ne sert pas à grand-chose. Regarde ! Je fais des choses formidables ! Personne n’est aussi doué pour les transformations physiques.
Elle tira la langue en remuant la queue.
— Mouais…
— Les autres n’atteignent pas le tiers de ma précision ! Sauf Ogar, mais c’est un cas à part. La plupart des korrigans se changent juste en humains très âgés !
— Ah oui ? Pourquoi ça ?
— Les vieillards sont plus mystérieux. Ils font meilleure figure dans les histoires ! Et puis, cela demande moins d’efforts d’imiter un croulant ridé qu’une fille élancée au teint de neige !
Elle ricana. Devant eux, la forêt barrait l’horizon. Entre les troncs, la végétation s’enchevêtrait. Le manque de visibilité, le terrain accidenté rendaient l’endroit dangereux. Des loups pouvaient surgir à tout moment.
Killian avait entendu nombre d’anecdotes sur ces régions d’ombre. Selon son jugement, elles reflétaient l’angoisse des hommes face à une nature trop puissante. À la différence des prés horizontaux, les arbres sauvages définissaient ici l’espace sur un plan vertical. Ce changement de perspective contribuait à créer une sensation d’étouffement.

« Ces lieux sont réputés hantés. »

Une parole de Yuna lui revint en mémoire.
— Ta sœur a été enlevée par des spectres, c’est ça ?
— Oui.
— Des spectres d’humains ?
— Bien sûr. À ma connaissance, il n’y a que vos esprits détraqués pour produire des fantômes si malfaisants.
L’information le troubla. Où commençait, où finissait le monde occulte ? D’une façon ou d’une autre, son espèce en faisait-elle partie ? Plus grave encore : subsistait-il quelque chose des vivants après leur mort ?
Une tentation terrible l’étreignit.

« Ne t’aventure pas sur les sentiers secondaires. »

Yuna évoquait les revenants avec aversion et crainte. Ses mots l’incitaient à suivre le conseil de son père. Devait-il obéir à la croyance ? Éviter les chemins tortueux sous un prétexte surnaturel ? Même si cette recommandation visait à le préserver, il ne souhaitait pas se conformer à l’usage sans éclaircir son origine. Des spectres peuplaient-ils vraiment ce bois ? À quoi ressemblaient-ils ? Représentaient-ils un risque réel, et lequel ?
Depuis l’âge de raison, Killian niait l’existence des fantômes. S’il s’était trompé à propos des korrigans, il avait peut-être aussi commis une erreur concernant les anaons.
Quand la route se divisa, il s’arrêta. Yuna l’interrogea du regard. Il ne pouvait pas lui faire courir un danger pour une motivation égoïste. Il indiqua la direction correcte en s’engageant sur l’autre piste.
— Continue tout droit. Je te rejoindrai plus tard.
— Hein ? Où vas-tu ?
— Explorer des ruines. J’espère y trouver ma réponse.
— Quelle réponse ?
Il garda le silence. La créature pesta derrière lui. Peu importait sa colère ou les discours qu’elle aurait pu tenir. Il devait voir pour croire.
Killian s’enfonça sur le sentier à peine tracé, sans noter les silhouettes tordues des arbres et le décor de plus en plus sombre.
 
III.
L’Ankou

Le chemin s’abîma lentement. Les chênes, les hêtres et les bouleaux cédèrent la place à des sapins. Les hauts conifères masquaient le ciel. Derrière lui, Killian perçut une série de craquements, le son d’une course. L’épagneul se détacha dans la pénombre.
— Yuna ? Pourquoi m’as-tu suivi ?
— Je ne te laisserai pas me mettre à l’écart. Et puis, tu as emporté la clé !
Ils progressèrent en silence. Les branches entremêlées formaient un filet noir au-dessus de leur tête. Une impression de piège oppressa la korrigane.
Elle s’immobilisa.
— Tu entends ?
— Quoi ?
— Rien. Il n’y a plus aucun bruit.
Killian remarqua l’absence d’oiseaux. Il chercha le bourdonne¬ment d’une abeille, le vol d’une mouche. Les insectes demeuraient invisibles. Les plantes basses elles-mêmes se raréfiaient. Quelques fougères malades dépérissaient sur leur tige. Sur le sol, les aiguilles mortes exhalaient une odeur de moisi.
Un souffle froid s’engouffra entre les troncs. Les marcheurs frissonnèrent.
— Je n’aime pas ça, s’alarma Yuna. Retournons en arrière !
— Vas-y, toi. Quelques sapins et du vent ne me font pas peur.
Killian pressa l’allure. Sous sa fermeté apparente, le malaise l’envahissait. Pourquoi les animaux fuyaient-ils cette forêt ? Fallait-il y voir un signe ? Yuna le suivit en grimaçant.
Au détour du sentier, une chapelle grise se profila. Surmontée d’un clocher carré, la bâtisse agonisait au centre d’une clairière. Un trou perçait sa toiture. Le ruissellement pluvial attaquait les pierres, disloquait les flancs. Les herbes folles grouillaient dans ses entrailles ouvertes. À ses côtés, des tombes hérissaient la terre. Du lichen jaune, glauque, rongeait les stèles aux inscriptions étranges. La rouille encroûtait les croix métalliques. Le lierre dévorait le corps, la face des statues muettes.
Un son de cloche retentit. Épouvantée, Yuna reprit sans le vouloir son apparence originelle.
— Fichons le camp !
Killian tâcha de réfléchir. Qui donc actionnait la corde ? L’ermite ? À qui s’adressait-il dans cet endroit désert ?
Yuna agrippa sa jambe.
— Vite ! J’ai un mauvais pressentiment !
Il fit quelques pas en avant. Tout à coup, un nuage noir jaillit entre les tombeaux. La brume monta, fine, vaporeuse. Elle modela une forme humaine. Au milieu de la tête sombre, un visage livide apparut. Figés, inexpressifs, ses traits évoquaient un masque mortuaire. Deux cavités se creusaient à la place des yeux. Une lueur glaciale s’alluma au fond.
Yuna hurla.
— AAAAAAAAAAAAAH !
La figure cireuse la considéra. Paniquée, la korrigane s’accrocha aux braies de son comparse. Elle se hissa jusqu’à son épaule et le gifla.
— Hé ! Réagis !
La mâchoire ouverte, il resta pétrifié. Elle le secoua.
— Je t’en prie ! Par Ana !
L’horreur le paralysait.
Les anaons… les anaons existent.
Elles émergeaient en nombre. Certaines ressemblaient à des hommes, d’autres à des femmes. De petits minois lisses, d’une joliesse affreuse, soulevaient le cœur. Des enfants de tous âges flottaient parmi ces revenants…
Yuna se changea en choucas. Elle s’enfuit, cria à Killian d’en faire autant. Ses mots passèrent sans l’atteindre. Terrifié, envoûté, il observa les choses l’approcher. Les vérités niées avec énergie éclataient à la lumière. Son amertume, son rejet farouche des théories obscures, tout prenait fin ici et maintenant.
Un spectre tendit vers sa joue une main décharnée. Incapable de s’y soustraire, il plongea son regard dans les orbites au feu froid.
— Dégage ! Ne reste pas là !
Un coup dans les côtes le jeta à terre. Il cligna des yeux, aperçut deux pieds chaussés de bottes sombres. Interdit, il redressa la tête.
Il vit un garçon plus petit en taille, la silhouette fluette. Ses cheveux brillaient d’un blond pur. Il portait des ceintures de cuir à poches multiples. Une robe noire l’enveloppait jusqu’aux genoux. Sans hésiter, il se plaça devant lui, face aux ombres. Killian haleta.
Va-t’en ! Tu es fou !
L’inconnu ouvrit la bouche. Ses mots cinglèrent l’air, scandés en rythme. Heurtés par une force invisible, les revenants proches se rejetèrent en arrière. Des cris stridents résonnèrent. Indifférent, le nouveau venu ferma les paupières. Sa voix continua, monocorde. Une lumière monta du sol. Sous ses pieds, un cercle bleuté apparut. Des lignes intérieures se recoupèrent, formèrent des symboles. Le périmètre s’étendit jusqu’à Killian pour l’englober.
Un souffle ascendant s’éleva dans le sceau. À l’extérieur, les spectres s’agitèrent en vagues menaçantes.
Soudain, une ombre se jeta en avant. L’éclair fila droit vers le garçon blond, à hauteur de son visage. Ce dernier ne fléchit pas ; face à lui, à trois coudées seulement, la masse noire heurta un mur imperceptible. Le revenant hurla. La figure cireuse exprima une douleur, une haine indicibles. Le sang de Killian se glaça.
D’un même mouvement, les autres anaons s’élancèrent. Les corps sombres, les faciès s’écrasèrent contre les lignes du cercle. À l’intérieur, l’énergie tourbillonnait. Les spectres multiplièrent leurs assauts en fréquence, en violence.
L’inconnu rouvrit les yeux.
— Mortis via !
Le sceau explosa. Une onde inouïe se propagea à travers le cimetière, l’église, la forêt. Prises dans le souffle, les entités se désagrégèrent.
Le temps se suspendit. Peu à peu, la clarté bleue s’évanouit. Enfin, le garçon se retourna. Un ciel d’orage se reflétait dans ses iris magnifiques.
— Rien de cassé ?
Killian resta bouche bée. Son sauveur avait son âge, un peu moins peut-être. Des mèches épaisses, souples, encadraient son visage fin et pâle. Ses prunelles bleu-gris brillaient d’un éclat vif. Il l’observait. Autour, le paysage reprenait sa sérénité. Les stèles courbées n’inspiraient plus d’angoisse. Les ruines dégageaient de la beauté.
— Ça va ? répéta-t-il.
— Ou… oui.
Le cœur de Killian battait vite. Des tremblements le parcouraient.
— Tu peux te lever ?
D’un geste machinal, il s’exécuta. L’autre l’aida : il chancelait.
— Tu… tu les as tuées ?
— Quoi donc ?
— Ces choses… Tu les as tuées ?
— Ne dis pas de bêtises. On ne peut pas tuer des êtres déjà morts. Je les ai juste envoyés dans l’Autre Monde.
La réponse l’acheva. Il remarqua une grosse croix d’argent à son cou. Soudain, il comprit. Il ne le croyait pas si jeune ni doté d’un si beau visage. Néanmoins, habillé de noir, il conduisait bel et bien les âmes vers le repos éternel.
— L’Ankou…
— Quoi encore ?
— Je sais qui tu es. Tu es l’Ankou.
Interloqué, l’inconnu se figea. Ses lèvres esquissèrent un sourire.
— Quelle imagination !
— Pardon ? Tu portes un costume sombre et tu guides les morts. N’as-tu pas de chapeau ? Une faux ou une charrette ?
— N’importe quoi ! L’Ankou n’existe pas. C’est un conte destiné aux individus crédules comme toi.
— Crédules ?
Le blond haussa les épaules.
— Écoute, célébrer des offices funèbres brise un peu l’ambiance de fête entre Noël et le Nouvel An. Ce n’est pas un hasard si l’Ankou est censé être le dernier défunt de l’année. Quelle brave personne voudrait hériter de cette malédiction ? Récolter des anaons pendant les douze mois suivants ? Les prêtres diffusent cette histoire pour avoir la paix. Ils espèrent ainsi dissuader les gens de trépasser à cette période.
— Tu prétends qu’ils ont inventé ça par pure paresse ? Pour éviter de dire des messes ?!
— Exactement. Mais cela marche plus ou moins bien.
Certains moribonds ne respectent rien, songea Killian avec ironie.
Il se sentit plus stupide que jamais. Quelle mouche imbécile l’avait piqué ? En silence, il conspua les mythes, il se maudit très fort. Il ne savait plus quoi penser. Où se trouvaient le faux, le vrai ?
Un choucas se posa à ses pieds. L’instant d’après, l’oiseau se changea en une korrigane contrite.
— Killian ! Ça va ? Excuse-moi d’être partie… Tu ne voulais plus bouger !
Il contempla sa jolie chevelure rousse, sa peau brune, ses oreilles en pointe et son gros nez. Elle portait de charmantes sandales de paille tressée. Vêtue d’une robe verte, elle se confondait avec les herbes. L’apercevoir entière, dans toutes ses couleurs, lui insuffla de la joie. Une autre part de lui se révoltait. Il eut envie de tourner les talons, d’abandonner au loin tout ce fatras extraordi-naire. La voix claire de son sauveur l’interrompit dans ses réflexions.
— D’où tu sors, toi ?
L’embarras de Yuna se volatilisa.
— Et toi ? Tu es qui ?
— Frère Ewyn, exorciste de l’Ordre de la Croix d’argent. J’ai reçu la mission de débarrasser ce site de tous les indésirables.
Son regard s’attacha à la créature. Elle répliqua avec un air de défi :
— Ah oui ? Tu as mal fait ton travail. Mon ami et moi avons failli être tués à cause de ta négligence !
— Ton ami ? Je n’ai vu personne d’autre quand je l’ai poussé. Les amis s’enfuient-ils toujours au premier danger ?
Elle perdit son assurance.
— J’ai fait ce que je pouvais. Je n’avais pas le choix… Je dois survivre pour retrouver ma sœur !
Killian comprenait son geste. Sa fuite l’attristait, mais il ne la blâmait pas.
— C’est bon. Je ne t’en veux pas.
Ewyn la jaugea avec méfiance. Pour lui, les korrigans constituaient une source de problèmes. Leurs facéties n’amusaient qu’eux. Ils promettaient des richesses aux pauvres hères, puis ils les dupaient avec des marchés douteux.
— Que fais-tu avec un humain ? Tu te paies sa tête avant de le torturer ?
— Qu’est-ce que tu me chantes là ?
— Les korrigans trompent les hommes et les forcent à danser jusqu’à l’épuisement. Certaines âmes tournent en rond pour l’éternité en attendant qu’on les délivre !
— Nous châtions seulement les scélérats venus nous voler. Vous, les humains, cherchez toujours à vous enrichir par n’importe quel moyen. Est-ce notre faute si vous êtes débiles ? Si vos seigneurs engraissent pendant que leurs sujets crient famine ? Laissez-nous en dehors de vos histoires, et il ne vous arrivera rien. Va bien répéter ça à tes copains curés !
Ils se foudroyèrent du regard. Le paysan dévia la conversation par un petit rire.
— Ne vous disputez pas. Même les korrigans n’aimeraient pas me voir danser ! Je m’appelle Killian, ajouta-t-il à l’adresse d’Ewyn. Elle, c’est Yuna. Je te remercie de m’avoir secouru.
Une expression ravie l’illumina. Gêné, le moine se détourna. Il ne voulait pas de sourire ni de reconnaissance. S’il avait agi ainsi, c’était par devoir.
— Tu as eu de la chance que j’aie été là, conclut-il d’un ton grave.
Il s’éloigna vers l’église. Il pensait en avoir fini, mais le brun lui emboîta le pas.
— Alors, comme ça, ces choses noires étaient… des revenants ? J’étais persuadé que cela n’existait pas. Ont-ils tous la même apparence ? Et que faisaient-ils ici ?
Ewyn soupira.
— N’est-ce pas évident ? Les morts fréquentent les cimetières.
— Tu veux dire, tous les cimetières ? Je n’en avais jamais vu avant. Pourtant, je suis déjà passé par celui de mon village, de jour comme de nuit !
Sans répondre, l’exorciste s’introduisit dans la bâtisse en ruine. La lumière pénétrait par le toit défoncé. L’herbe poussait entre les dalles. Le silence régnait sur un décor immobile. Il murmura quelques mots ; rien ne se produisit.
Quelques affaires gisaient dans un coin. Il les ramassa, dispersa du pied les cendres d’un feu. Sur le seuil, Killian l’attendait. Ses gestes le fascinaient.
— Tu étais là depuis longtemps ? questionna-t-il lorsqu’il ressortit. Ne me dis pas que… tu as passé la nuit dans cette chapelle sinistre ?
Imperturbable, Ewyn le dépassa.
— J’ai manqué l’heure, hier. Je n’allais pas gaspiller mes efforts en invoquant ces spectres de force. J’ai donc étudié les lieux, jusqu’à maintenant.
— Oh… Et qu’as-tu découvert ?
— Pas grand-chose.
— Pourtant, cet endroit n’est pas normal. Les tombes portent des signes bizarres.
Surpris, Ewyn se retourna.
— Tu l’as remarqué ? Nous sommes sur un site très ancien. Un village s’élevait à la place de cette forêt voilà plus de deux cents ans.
À son tour, Killian haussa les sourcils.
— Vraiment ? Je n’en avais jamais entendu parler.
— Cette affaire remonte à une époque sombre. La foi en notre Seigneur Jésus-Christ s’imposait presque partout, mais certaines populations demeuraient attachées à la tradition des druides. Elles s’obstinaient à vénérer les dieux païens, les fées et d’autres créatures.
Assise sur une stèle, Yuna l’observait d’un œil hostile. Les anciens de son peuple se souvenaient de ce temps où ils cohabitaient avec les hommes et les femmes dans le respect. La nouvelle religion avait rompu cet équilibre en déclarant diabolique tout ce qui ne lui était pas lié. Dès lors, ils avaient été condamnés à rejoindre des landes ingrates, des montagnes désertes, des forêts profondes. Persuadés d’avoir obtenu la grâce du Ciel, les humains chassaient tout ce qui menaçait leur suprématie. Désormais, tels les reliquats d’un âge obscur, les korrigans appartenaient aux légendes et au passé.
— Ce village fit semblant de se convertir, continuait Ewyn. Les habitants bâtirent une église afin qu’on les laisse en paix.
Son index pointa un monument mortuaire. Une vieille croix le surmontait, ornée d’un rond en son centre.
— Cette chose reflète cette période troublée. Même si le crucifix paraît chrétien, il porte un symbole païen. Le fidèle agenouillé peut prétendre aimer Jésus ; en vérité, il adore le soleil figuré par le cercle. Le seigneur de ces terres ne supportait plus cette supercherie. Il décida donc d’y mettre fin de manière brutale, d’en faire un exemple pour asseoir son autorité.
— Comment s’y est-il pris ?
Killian redoutait déjà la réponse.
— Il demanda à ses hommes de cerner le village et de regrouper les habitants ici, dans le cimetière. Puis, quand la cloche sonna none , il donna le signal de les exterminer.
Choquée, Yuna sauta au bas de sa stèle.
— Quoi ? Il les a tous tués ?!
— Oui. Les corps furent brûlés sans cérémonie. Ensuite, les soldats détruisirent les maisons. Seule l’église réchappa à ce jour terrible : le suzerain avait trop peur du courroux de Dieu s’il mettait à bas un édifice sacré. La forêt repoussa et tout le pays préféra oublier cette histoire.
Horrifié, Killian balaya les tombes des yeux. Les malheureux avaient-ils péri à l’endroit exact où leur silhouette avait surgi ? Avaient-ils tenté de se cacher, de fuir, pendant que des mercenaires les massacraient ? La plante de ses pieds le brûla. Il s’imagina mar¬cher dans le sang, puis sur des chairs carbonisées. Sa gorge se serra.
— Votre espèce est immonde, assena Yuna. Aucun korrigan ne concevrait l’idée d’infliger ça à ses semblables. Même les animaux les plus vils sont incapables d’une telle cruauté.
— L’humanité a aussi ses lumières, répliqua Ewyn. Les spectres, eux, ne sont que rage et rancœur.
Les traits crispés, il tourna les talons. Yuna crut déceler de la haine dans sa voix.
— Hé ! Où vas-tu ?
— Rendre mon rapport à l’ermite.
Killian se ressaisit.
— Tu le connais ?
— Il voulait que mon ordre nettoie ce lieu. Chaque jour, le même phénomène se produisait : la cloche sonnait none toute seule et les morts ressurgissaient. Ils empoisonnaient la forêt et représentaient un danger pour les gens malavisés comme vous.
— Nous cherchions cet homme, justement, déclara Yuna. Tu vas nous conduire à lui.
Ewyn la toisa avec mépris.
— Je ne guide pas les créatures de ta trempe.
— C’est dommage, rétorqua-t-elle avec un rictus. Je compte bien te suivre.

L’exorciste marcha devant. La présence de ses nouveaux compagnons l’indisposait. Ses prunelles bleu-gris lançaient des éclairs à Yuna dès qu’elle s’approchait trop près. Entre dédain et moquerie, celle-ci reculait d’une dizaine de pas, puis revenait lui coller aux bottes.
Peu à peu, leur duel silencieux atténua l’atmosphère morbide. Killian contempla le sourire bravache de la rousse minuscule, la mine agacée du garçon en noir. Ses cheveux aux teintes douces ondulaient légèrement. Deux épis se redressaient à l’arrière, de chaque côté de la tête. En apparence, il semblait fragile et délicat. Pourtant, il s’était battu avec un sang-froid, une puissance extraordinaires.
Ewyn sentit son regard fixé sur lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien. C’est juste que… je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un comme toi.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, j’étais convaincu que la magie n’existait pas, et voilà que tu me sauves avec des mots bizarres et des cercles lumineux… Même ton allure est étrange. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi blond. On dirait un être fantastique.
Son visage reflétait une admiration naïve. Ewyn se surprit à sourire.
— Je suis pourtant bien humain. Lorsque j’étais enfant, j’avais les cheveux dorés comme le soleil d’août.
Les coins de sa bouche retombèrent. Son attention revint au sentier. Curieux, Killian et Yuna échangèrent un coup d’œil, sans oser l’interroger davantage.
Ils regagnèrent la piste principale. Fatiguée de trotter, la korrigane se changea en chien. La forme animale lui permettait de faire de plus longues enjambées.
— Quelle est cette sorcellerie que tu utilises ? demanda-t-elle au religieux.
Il la considéra d’un air hautain.
— Cela t’intéresse ?
— Non. Mais ça l’intrigue, lui.
Avec mauvaise foi, elle désigna Killian à l’arrière. Ce dernier s’empressa d’acquiescer.
— Je suppose que je peux vous le dire… Mon ordre pratique la magie des sigils, des sceaux déployés à l’aide d’incantations spécifiques. Chacun présente différents symboles et couleurs, en fonction du pouvoir invoqué. Leur force varie selon l’entraînement de la personne qui les utilise.
— Vraiment ? s’exclama Killian. Tu dois être très doué ! Les esprits de tout à l’heure ont été pulvérisés !
Ewyn pouffa de rire.
— Mortis via est l’un des premiers sigils appris par les débutants. Je n’ai aucun mérite ! Les spectres de ce cimetière étaient d’un niveau pathétique.
Il reprit un visage sérieux. Les autres se remémorèrent leur terreur face aux ombres. Ewyn parlait d’elles avec arrogance, alors qu’ils avaient failli y laisser leur peau. Yuna se sentit vexée.
— Frimeur, grommela-t-elle en grimaçant.

Une musique cristalline leur parvint. Ils débouchèrent sur une clairière. Le soleil baignait la trouée d’arbres. Le sol se couvrait d’une herbe émeraude parsemée de colchiques. Un ruisselet ondoyait entre des roches et des racines. De grands châtaigniers étendaient leur feuillage sur une cabane aux dimensions modestes. Le toit pentu, les murs gouttereaux rappelaient le style des maisons paysannes. À côté, un potager déroulait des sillons soignés. Deux chèvres broutaient dans un enclos.
Assis sur une pierre plate, un vieil homme pinçait les cordes d’une harpe. Ses sourcils épais frémissaient au fil de la mélodie. Une barbe longue, négligée, grisonnait sur sa poitrine. Son instrument jouait avec les silences. Le temps complice se joignait à l’enchantement.
Une impression de beauté saisit Killian. Sans l’aide de mots ou de peinture, sa pensée esquissa des montagnes, des contrées infinies et sauvages comme il n’en avait jamais vu. Les chanteurs de foire racontaient parfois qu’au-delà des terres, le soleil se changeait en argent et dansait sur des étendues d’eau bleue. De grands bateaux flottaient, des marins intrépides à leur bord. Des oiseaux immaculés criaient dans le ciel en les accompagnant. Quelque part, de l’autre côté de cette immensité nommée « océan », vivait un homme bon et noble, le roi Arthur. Dans son pays, les gens avaient des joues rebondies. Ils ne manquaient jamais de rien et respiraient le bonheur. Des chevaliers courtois, courageux, les protégeaient de l’injustice. Killian ignorait si ces poésies transcrivaient une vérité, une fantaisie ou un idéal à atteindre. Le contraste avec sa vie réelle lui serrait le cœur.
Yuna reprit sa forme originelle. La musique réveillait sa nostalgie. Elle se revit enfant, auprès de sa grande sœur. Pour la faire rire, Enora se changeait en hermine et la chatouillait avec ses pattes douces. Ses prunelles rouge sombre reflétaient de la tendresse. Une aura mystérieuse l’entourait. Elle aimait s’asseoir longtemps au sommet des arbres. Elle affirmait qu’ainsi, face à l’espace ouvert, elle se sentait exister.
Yuna essuya une larme. Elle aperçut l’émotion de Killian auprès d’elle. Plus loin, Ewyn patientait, neutre. Aucune vision ne paraissait l’atteindre.
Comment peut-il se montrer à ce point insensible ? s’interrogea-t-elle.
La harpe s’apaisa. Le vent emporta les impressions, les images. L’ermite se tourna enfin.
— Soyez les bienvenus. Vous avez sans doute des questions à me poser.

 IV.
La chute d’Ys

D’un geste de la main, le vieillard invita ses visiteurs à s’asseoir. Son attitude déconcerta Yuna. Avait-il rencontré d’autres korrigans avant elle ? Pourquoi ne manifestait-il pas de surprise ? En dépit de sa robe de bure, de son statut de moine, il ne la traitait pas en ennemie. Elle rejoignit Killian dans l’herbe et s’agenouilla.
Debout en retrait, Ewyn prit la parole d’un ton monocorde :
— Bénissez-moi, mon père. Comme convenu, la Croix d’argent vous a envoyé un exorciste afin de purifier les ruines de la forêt. Vous serez heureux d’apprendre que j’ai mené cette tâche à bien. Sur ce, je rentre à l’abbaye. Que la paix de Dieu soit avec vous.
Sur un bref salut, il fit volte-face. Stupéfait, Killian voulut le rappeler. L’ermite le devança :
— Ne t’enfuis pas si vite. Ce garçon et cette créature ont des choses à t’enseigner.
Ewyn se retourna. Il jeta aux autres un œil blasé.
— Ça m’étonnerait. Que pourraient-ils bien m’apprendre ?
— Assieds-toi, te dis-je. « L’obéissance est le premier échelon de l’humilité . »
Il daigna s’exécuter. Son attitude transpirait l’agacement, le scepticisme. Killian se sentit froissé.
— Humains et petit peuple se côtoient rarement, poursuivit l’ermite. J’en conclus qu’un problème grave vous pousse aujourd’hui à venir me voir. Exposez-le-moi. J’essaierai de vous répondre de mon mieux.
Ils se consultèrent du regard ; Yuna acquiesça d’un signe de tête. Killian tira la clé d’or de sa poche.
— Nous avons trouvé ceci. Elle reposait dans un coffret beau, très ancien. Nous aimerions savoir à quoi elle sert.
Le vieil homme saisit l’objet, examina son anneau central. Soudain, ses yeux s’écarquillèrent. Son souffle se suspendit.
— Quoi ? s’alarma Yuna. Qu’y a-t-il ?
Il hoqueta.
— Je… je n’aurais jamais cru voir cela un jour, dans ma modeste vie.
— Par Ana ! Expliquez-vous !
— Ceci est l’une des clés légendaires de la cité d’Ys !
La stupeur frappa Yuna. Furieux, Ewyn bondit sur ses pieds.
— Vous voulez rire ? La Croix d’argent cherche ces clés depuis des siècles. Comment l’une d’elles pourrait-elle surgir de la poche d’un simple gueux ?!
— Dis donc, toi…
Offensé, Killian se redressa. La main de l’ermite jaillit, s’agrippa à son poignet. D’un regard, il lui commanda de se contenir. Serrant les dents, l’intéressé obtempéra.
— Ton ordre se distingue par son arrogance, assena le vieux moine. Cette attitude vous maintient dans l’échec. Or ton supérieur n’en retire aucune leçon.
— Je vous interdis de critiquer l’abbé Fearghal !
— Calme-toi, mon fils. Observe le silence, comme tu devrais le faire.
À son tour, Ewyn se rassit. Son teint s’embrasait de colère. Yuna tira sur la robe de l’anachorète d’un geste empressé.
— Selon l’Ancienne de mon village, cette clé me permettra de retrouver ma sœur. Pouvez-vous m’en dire plus ?
— Ta sœur a-t-elle été emportée par les esprits d’Ys ?
— Oui. En quoi cette chose me sera-t-elle utile ?
Le regard de Killian glissa de l’un à l’autre.
— Attendez ! C’est quoi, « Ys » ?
— Voyons, s’étonna l’ermite, tu ne connais pas la légende ? Elle est pourtant fort répandue !
L’air dépité, Killian se gratta la tête.
— Que voulez-vous… J’ai manqué quelques veillées.
— J’ignore aussi nombre de détails, déclara Yuna. Mon peuple n’a pas conservé beaucoup de traces écrites, hormis quelques études sur le fonctionnement des portes.
Le vieillard hocha le menton.
— Je vois. Laissez-moi donc vous rapporter cette histoire, dans sa version à ma connaissance la plus complète.
« Voilà plusieurs siècles, une ville se dressait au large des côtes de Cornouaille. Ses rues formaient un labyrinthe remontant vers une butte. En haut, un palais magnifique élançait ses tours vers la demeure de Dieu.
« Les maisons riches avaient des toits d’ardoises, des murs blancs. Des pavés garnissaient les artères larges et les passages étroits. De grands jardins offraient des promenades agréables. Les montreurs d’animaux, les marchands se pressaient sur les places. Des négociants de tous horizons faisaient des affaires sur le port. Les navires affluaient depuis la Bretagne, la Gaule, les îles du Nord. Tous les rois ambitieux des alentours désiraient bâtir des cités à son image. Les Francs nommèrent même leur capitale Par-is, ce qui signifie “pareille à Ys”.
« Le premier souverain avait fait construire sa ville sur une petite île, non loin du continent. Cette position stratégique lui permettait de filtrer les entrées. La mer formait une barrière naturelle contre d’éventuels envahisseurs. Ys constituait donc un lieu très sûr, protégé à la fois par sa garnison de soldats et par sa géographie.
« Cependant, un événement inattendu se produisit. Le niveau de l’eau monta d’année en année. Au début, le phénomène paraissait anecdotique ; il se révéla de plus en plus inquiétant. Les inondations se multiplièrent. En quelques siècles, l’océan s’éleva au point de menacer les rues d’engloutissement.
« Face à ce péril, le septième roi entreprit de doubler les digues existantes avec de véritables murailles. Il demanda au peuple de la terre, les korrigans, et au peuple de la mer, les morgans, de conjuguer leurs connaissances afin de concevoir une porte monumentale. Dès lors, derrière son enceinte épaisse, Ys ne craignit plus les calamités. Avant chaque marée, les gardes condamnaient l’accès. Lorsque l’océan se retirait, ils rouvraient les vantaux et permettaient à nouveau aux bateaux d’entrer et de sortir.
« L’océan continua de gonfler. La cité passa sous le niveau de l’eau à marée haute. Les bourgeois n’éprouvaient pas de peur, l’envie de s’installer ailleurs. Sûrs de leur protection, ils oublièrent totalement la notion du danger. En hiver, la tempête pouvait se déchaîner, les vents mugir. Les vagues battaient les murailles, mais rien, rien ne surpassait l’orgueilleuse place défiant les lois de la nature.
« Deux clés fermaient les postes de commande de la grande porte. Le souverain en personne les gardait autour du cou, sans jamais les quitter. Elles symbolisaient des centaines de vies, des siècles d’histoire. De toutes les merveilles d’Ys, ces objets, si petits qu’ils soient, étaient les plus précieux.
« Comme dans toutes les capitales, une part d’ombre se développa. Certains voyageurs décrivaient la cupidité, la fourberie des habitants. Des cargaisons, des gens disparaissaient parfois.
« Sous le règne de Gradlon, la débauche s’invita jusqu’au palais. La princesse Dahud organisait de nombreuses fêtes. Des notables de tous les pays accouraient pour manger à foison, boire, trouver des femmes. Le roi n’approuvait pas ces débordements, mais il vivait dans le souvenir de sa défunte épouse. Il laissait son enfant unique, sa fille chérie, faire tout ce qu’elle voulait.
« Le caractère de Dahud se gâta. De capricieuse, elle devint méchante. Bientôt, elle ne respecta même plus la vie. Chaque soir, après ses réceptions, elle invitait discrètement un homme à rester en sa compagnie. Au matin, elle le tuait et le jetait à la mer.
« Un jour, un noble inconnu débarqua au port. Tout le monde admira sa beauté, ses bonnes manières. Il savait jouer de son charme et de son verbe. La princesse ne manqua pas de le remarquer. Elle lui demanda de la rejoindre dans ses appartements une fois le bal fini.
« L’heure venue, l’homme obéit. Il lui parla de sa grâce, de son intelligence. Selon lui, les pleins pouvoirs lui revenaient, à elle seule. Par son audace, Dahud faisait le prestige de son royaume. Elle devait donc tenir les clés et décider de la vie, de la mort de chacun de ses sujets.
« Confortée dans son orgueil, cette femme s’introduisit dans la chambre de son père. Elle profita de son sommeil, coupa le cordon et s’empara des objets d’or. Lorsqu’elle revint vers son amant, celui-ci les lui arracha. Il la frappa fort. Elle tomba évanouie.
« À son réveil, Dahud ne retrouva pas sa trace. Son bateau n’était plus amarré au port. En revanche, les portes ouvertes laissaient entrer des lames immenses.
« Les postes de commande furent les premiers submergés. Les gardes essayèrent d’actionner le mécanisme, en vain : l’inconnu et ses complices avaient tout saboté.
« L’océan terrible se déversa dans les rues. En un battement de cils, les vagues engloutirent les maisons. La mer noya les gens entre leurs murs, rattrapa ceux qui fuyaient. Des torrents de débris destructeurs se répandirent.
« Gradlon s’éveilla sur une vision d’horreur. L’eau léchait les pieds du palais. Les bêtes s’affolaient dans les écuries. Les domestiques grimpaient dans les arbres, se hissaient sur les toitures. Il courut chercher son cheval, Morvarc’h, cadeau de sa défunte femme, Malgven. Cet animal-fée pouvait galoper si vite qu’il volait par-dessus les flots.
« En chemin, le souverain rencontra sa fille, en sanglots. Saint Gwénolé, son conseiller fidèle, arriva sur sa propre monture en criant de fuir. Des survivants affolés tambourinaient contre les portes du château. Le roi ramassa Dahud, ordonna d’ouvrir le passage. Les malheureux se précipitèrent à l’intérieur. Les cavaliers prirent la direction inverse et se jetèrent dans la mer.
« Gradlon et saint Gwénolé poussèrent les bêtes à contre-courant. L’homme de foi montrait la voie. Derrière, le destrier royal luttait pour avancer. Le chaos régnait. Les sabots de Morvarc’h s’enfonçaient de plus en plus.
« L’animal râla. Il se débattait avec force, mais il sombrait davantage à chaque foulée. De l’eau jusqu’aux genoux, son maître blêmissait.
« — C’est votre fille ! hurla saint Gwénolé. La faute de ce désastre lui incombe ! Le poids de ses péchés abat votre cheval. Si vous ne la laissez pas, vous mourrez tous les deux !
« Gradlon s’obstina. Morvarc’h cria. Les flots entrèrent dans ses naseaux. Il rejaillit en battant des jambes.
« — Est-ce vrai ? M’as-tu volé les clés ? demanda le roi.
« Dahud confirma en pleurant. Une nouvelle lame engloutit la monture. Gradlon prit peur. D’un geste, il poussa sa fille dans l’océan.
« Des supplications retentirent. Le souverain ferma ses oreilles, continua droit devant. Morvarc’h trouva juste la force d’atteindre le rivage.
« Au matin, Gradlon et saint Gwénolé comprirent l’effroyable : ils étaient les seuls survivants. La mer rejetait des cadavres. À la place d’Ys flottait un tas de déchets informe. En une seule nuit, son peuple, son prestige avaient été anéantis.
La voix de l’ermite s’éteignit. Ébranlée, Yuna resta muette. Killian visualisait l’horreur, la scène apocalyptique. Comment les deux rescapés avaient-ils pu vivre, avec cette vision gravée dans leur mémoire ?
— Qu’a fait le roi par la suite ? demanda-t-il.
— Comme tu t’en doutes, il ne voulut plus jamais revoir l’océan. Il fit établir sa nouvelle capitale à l’écart de la côte. Les manuscrits la désignent sous le nom de Corisopitum, aujourd’hui devenue Kemper .
— Cette version des faits est incomplète, décréta Ewyn sombrement. Elle dépeint les habitants d’Ys comme des victimes, alors que dans leur majorité, ils se composaient d’individus déviants, cruels et avides. Certains s’adonnaient à la magie noire pour accroître leur richesse. Ils rassemblaient des objets de pouvoir, jouaient avec le feu en mêlant la suffisance à la bêtise. Leur représentante suprême, la princesse censée incarner leurs valeurs, commettait des crimes atroces. Cette ville pourrissante a reçu le châtiment ultime, comme Sodome, car « elle avait de l’orgueil, elle vivait dans l’abondance et dans une insouciante sécurité, et ne soutenait pas la main du malheureux et de l’indigent  ».
— Leur destruction n’est pas comparable, trancha l’ermite, et tu le sais.
— Certes, mais le bel inconnu n’a pas surgi par hasard. Il devait avoir subi un préjudice affreux, à la hauteur de son désir de vengeance. Ys a fabriqué son bourreau et a péri par sa main.
— Les seigneurs voisins trouvaient aussi un intérêt à sa chute. Des enjeux d’influence, des raisons mercantiles motivaient peut-être ce fameux prince. Quoi qu’il en soit, son acte a engendré un fléau à ce jour inégalé.
Ewyn se crispa.
— Ys est une plaie. Cette sorcière de Dahud torture des marins pour s’amuser. Ses revenants fous furieux ne savent même plus pourquoi ils errent ! Ils tuent des innocents par plaisir et brisent la vie des survivants. Dans nos rangs, ils causent de nombreuses pertes. Chaque fois que nous affrontons des spectres puissants, violents, ils proviennent immanquablement du même repaire.
— Hélas, la ville brillante d’hier est devenue maudite et noire. Ton ordre mène une lutte admirable, mais est-il vraiment capable de la purifier ? Face à des ombres si anciennes, cent exorcistes aguerris ne font peut-être pas le poids.
Les dents d’Ewyn grincèrent.
— Nous remonterons à la source du mal. Nous combattrons ses résidus un par un s’il le faut. Nous les enverrons dans l’Autre Monde par la force, puisqu’ils ne saisissent que ce langage.
Le regard du vieil homme tomba sur la clé d’or.
— La Croix d’argent a-t-elle déjà envisagé une autre méthode ? A-t-elle cherché à comprendre la volonté de ses ennemis ? Sans les clés volées à Dahud, Ys demeure incomplète. Ces esprits ne souhaitent-ils pas les récupérer ? Maintenant que vous en possédez une, vous pourriez l’utiliser pour négocier une trêve. J’ignore cependant si, dans leur colère, ces âmes seraient prêtes à vous écouter. Une tentative de dialogue pourrait se solder par des morts supplémentaires.
Les yeux de Yuna se brouillèrent. Sa sœur gisait sûrement quelque part, seule. Si par une chance inouïe elle vivait encore, elle devait souffrir le martyre, cernée de fantômes emplis de haine.
L’ermite avisa sa douleur.
— Je suis désolé. Nous ne devrions pas parler ainsi. Tant qu’elles n’ont pas refait surface, nous ignorons ce qu’il advient des personnes enlevées. Il subsiste donc un espoir, même s’il est faible.
Yuna savait qu’il jugeait sa situation avec objectivité. La réalité probable faisait d’autant plus mal qu’elle sortait de la bouche d’un sage.
Dans son village, la plupart des gens considéraient déjà Enora comme décédée. Yuna tenait tête aux sceptiques. Elle avait fait de son combat sa raison d’être. Pourquoi sa sœur avait-elle été prise ? Les revenants l’avaient-ils tuée ? Si oui, avait-elle souffert ? Où reposait-elle ? L’incertitude l’accablait. Si Enora vivait toujours, elle avait besoin d’aide.
Je me fiche de la colère de ces spectres. Je ne rentrerai pas sans savoir.
Elle s’essuya les yeux. Son regard croisa celui d’Ewyn. Cet humain prétentieux lui déplaisait. Malgré tout, il disposait d’une magie utile. Elle se plaça devant lui d’un air autoritaire.
— Toi ! Tu vas me suivre. Nous partons pour Ys !
Il lui renvoya une moue blasée.
— Je n’obéis pas aux korrigans.
Elle grimaça. Sa fierté lui interdisait de supplier. Elle haussa le ton.
— Ton ordre convoite cette clé, tu l’as dit toi-même ! N’est-ce pas ton devoir de protéger tes semblables ? Ne veux-tu pas exorciser cette ville maudite ?
— J’ignore où elle se trouve.
— Tes supérieurs doivent avoir des pistes ! Depuis combien de temps la cherchent-ils ? Si tu ne sais rien, eux détiennent forcément des informations !
Ewyn frissonna. Il connaissait la position de l’abbé sur cette question. Il l’avait déjà interrogé plusieurs fois, et avait toujours obtenu la même réponse :

« Ys représente une menace trop importante pour un enfant de ton âge. Mets tout ton cœur à étudier tes sigils et, un jour, nous vaincrons ensemble ces créatures maléfiques. »

— Le père Fearghal ne te dira rien. J’ai déjà évoqué ce sujet avec lui. Il est resté muet comme une tombe.
— Quelqu’un d’autre alors ?
— Non. Seuls les livres pourraient nous renseigner. Je connais la bibliothèque de l’Ordre par cœur : aucun manuscrit n’aborde ce thème. Si des ouvrages existent, ils se trouvent dans les sections défendues à mon niveau.
— Tu n’es pas libre d’aller où bon te semble ? s’étonna Killian.
— Cette règle sert à nous protéger. Nous recevons nos missions en fonction de nos capacités. De la même façon, l’accès au savoir se fait de manière progressive. Certains manuscrits renferment des formules trop dangereuses pour des exorcistes inexpérimentés.
Ce disant, Ewyn paraissait frustré. Yuna s’enhardit.
— Je suis certaine que nous parviendrons à contourner l’interdiction ! Par rapport aux humains, je possède des talents extraordinaires. Emmène-nous au monastère et nous mettrons au point un plan d’action !
L’un de ses mots frappa Killian.
— Nous ?
— Nous avions fait un pacte. Tu devais garder les objets d’or, et moi, le moyen de retrouver Enora. En conséquence, cette clé nous appartient à tous les deux ! Dès que j’en aurai fini, tu pourras la prendre. Tu nous accompagnes, n’est-ce pas ?
Cette éventualité le laissa sans voix.
— Ce n’est pas une bonne idée, intervint Ewyn. Si des esprits d’Ys vous voient en possession de cette chose, ils vous massacreront. Donnez-la-moi. Je la rapporterai au père Fearghal, et lui saura quoi faire.
— Hors de question ! Les gens de votre espèce sont des voleurs, toi compris. Soit nous partons tous ensemble, soit tu rentres chez toi seul, les mains vides.
Ewyn se tut. Il détailla la clé aux lignes fines. La confirmation de l’ermite balayait ses doutes : elle provenait bel et bien de la cité noire. En la rapportant, il susciterait la fierté de l’abbé. D’un autre côté, la proposition de Yuna l’intéressait au plus haut point. Malgré ses efforts pour apprendre vite, il demeurait jeune. Il brûlait de s’introduire dans les sections interdites, tout en sachant que de longues années l’attendaient avant de voir sa soif assouvie.
Je peux traîner cette korrigane à l’abbaye. Si elle tente de me tromper, je la trahirai. Les autres frères lui arracheront la clé et me féliciteront. Dans tous les cas, je suis gagnant.
La perspective de cheminer à ses côtés ne le réjouissait guère. Quant à Killian, viendrait-il aussi ? Son visage, sa personne ne lui inspiraient pas de répulsion. Sur un plan raisonnable, sans arme et sans talent particulier, il paraissait vulnérable et inutile.
Tu n’es pas fait pour le monde sombre. Reste à l’abri, dans ta chaumière. Je n’ai pas besoin de toi sur mes talons.
82
Résumé :

Aujourd'hui, Sophie a tout pour être heureuse : un mari aimant, une famille attentionnée, une amie fidèle, un travail qu'elle adore et une belle maison sur les rives du lac d'Annecy.
 Pourtant, à la veille de sa première exposition photo, plusieurs faits troublants vont faire ressurgir des événements tragiques de son passé…
Un flic détruit par sa première affaire, une bande de copines inséparables, un amour toxique…
Et si le cauchemar recommençait ?
 Un thriller glaçant inspiré de faits réels.

Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman à la quatrième bien mystérieuse.
Pour son cinquième roman, l'auteur nous propose un thriller psychologique particulier puisqu’il est tiré de faits réels, ce qui après avoir lu le livre, donne un éclairage, une saveur, encore plus forte à cet écrit. Une lecture bien différente des précédentes qui est loin de déplaire.

À ce propos, si vous ne connaissez pas sa plume, pour les plus curieux, une de mes chroniques ici : une arrête dans la gorge

Dans ce nouvel opus, nous faisons donc la connaissance de Sophie Vannier, jeune photographe talentueuse, mariée à Jean-Philippe, Filou pour les intimes. Sa vie semble en apparence tranquille, un mari aimant, une belle propriété sur les bords du lac d'Annecy, un travail qui l’épanouit, surtout qu’elle est épaulée par Carole, son assistante et meilleure amie, qu’elle connaît depuis ses années lycée.
Seule ombre au tableau, un passé douloureux ; des relations familiales compliquées, entre son frère Franck peu commode, devenu tétraplégique suite à un accident de moto, et ses parents qui cachent de lourds secrets.
Malgré cela, aidée de son amie d’enfance, elle doit  préparer sa première exposition photos. Entre stress et excitation, les deux jeunes femmes se donnent corps et âmes pour que ce projet cher à leur cœur soit une franche réussite
Mais Sophie ressens des choses étranges ; quelqu’un semble l’observer, sans compter ses chats qui ne répondent plus quand elle les appelle pour le repas…
Est-ce la fatigue qui la fait délirer, ou tout autre chose ?
La veille du vernissage, alors que Carole est à la galerie pour terminer les dernier préparatifs, elle se fait agresser par un inconnu qui l'enferme dans un placard avant de mettre le feu au bâtiment.
Même si son amie est  épargnée de justesse et simplement intoxiquée par cet acte malveillant, Sophie voit là le retour d'un passé qu'elle pensait oublié ; un événement traumatisant, suite à une relation toxique, dont elles ont eu toutes les peines du monde à s’extirper.
Qui en veut à Sophie et pourquoi ?
Et si ce n’était pas un rôdeur, mais bien une personne connue et mal intentionnée ?
Et si tout ce cauchemar recommençait ?
Tout comme nos personnages, nous voici plongés, enferrés, happés au cœur d’une intrigue des plus terrifiantes et glaçantes au cœur de la psyché humaine, avec pour toile de fond, l’amitié et ses dérives malsaines.
En effet, voici dix ans en arrière, Carole, Sophie et Béatrice formaient un trio amical des plus soudés, au point de se surnommer les « drôles de dames ». Une amitié profonde, sincère, que rien ne pouvait séparer.
Mais l’arrivée d’une quatrième jeune fille à la personnalité troublée, va alors chambouler leur vie à jamais…
Que s’est-il passé au moment de ces années lycée ?
Comment une relation d’apparence bienveillante peut-elle se transformer en déchainement de haine ?
Pour tenter d’arrêter cette folie, Julien Mercier va se charger de l’enquête, une enquête qui va raviver chez lui un ancien dossier, vieux de 10 ans. Cet échec cuisant, qui l’avait marqué à vie, sera le booster pour tenter de se rattraper, en se gardant bien de reproduire les mêmes erreurs.
Pour en apprendre plus sur les personnages et comprendre la racine du mal, nous allons remonter là où tout a commencé, par le biais d’un découpage en quatre parties. La première qui raconte le présent, la seconde qui retourne dans le passé pour nous permettre de mieux appréhender, la troisième de retour de nos jours, et enfin la quatrième, qui nous amènera à comprendre le pourquoi du comment.
Même si j’ai trouvé le début un peu long, la première partie un peu moins dynamique, j’ai trouvé cette architecture du roman tout à fait intéressante car elle permet de bien cerner la profondeur des personnages auxquels on ne peut que s’attacher.
Grâce à une plume tantôt fluide et percutante, tantôt acérée et brutale, les pages se tournent à toute allure. Les chapitres sont courts, bien rythmés. Alors que nous assistons impuissants et horrifiés à ce déferlement malsain et destructif fait de délire hallucinant, où la folie n’est jamais loin, nous voulons savoir, comprendre le pourquoi de ce tourbillon infernal.
 De surprises en rebondissements, l’auteur réussit à nous mener là où il le souhaite, à nous ballotter sur les chemins de son histoire addictive et palpitante, où l’on ne ressortira qu’éreintés et à bout de souffle à la fin d’un récit en apothéose.
Vous l’aurez compris, j’ai particulièrement aimé cette lecture singulière au cœur du cerveau humain, où quand le harcèlement et l’emprise, les désordres psychiques sous-jacents, font basculer les individus vers l’impensable.
Alors, si vous aimez les thrillers inattendus, les plongées dans le subconscient qui fascinent autant qu'ils épouvantent, les grands huit émotionnels qui remuent profondément, ce livre est fait pour vous ; vous ne serez pas déçus :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :etoile: :demietoile: 




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Avis : auteurs auto-édités / Le Rebound Guy de Sophie Lim
« Dernier message par marie08 le ven. 01/04/2022 à 13:30 »
« Le Rebound Guy » est le second roman que je lis de l’autrice Sophie Lim et une fois de plus, je n’ai pas été déçue.

Nous entrons dans une histoire originale dont le thème est une agence d’hommes pansements à louer, géré par l’oncle de Victoria. Cette dernière se rend donc en Suisse pour lui prêter main forte.
Dès lors, nous rencontrons une jeune femme qui paraît être naïve et totalement désemparée face à un homme, mais qui en réalité possède un fort caractère. Face à elle, il y a Alban, Le Rebound Guy, avec son côté beau garçon, égocentrique, arrogant et hautain, qu’on ne peut que détester. Cependant, au fil des pages, on devine qu’il s’agit en fait d’une carapace derrière laquelle il abrite un être sensible et attachant.
La première rencontre de Victoria et d’Alban est on ne peut plus drôle. Mais l’humour de Sophie Lim ne s’arrête pas là, et l’on suit avec délice, tout au long du roman, les nombreux rebondissements comiques et parsemés d'érotisme des deux protagonistes.
Je n’en dirai pas plus.


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Le clan du corbeau blanc-T1- La malédiction du wendigo de Elfydil



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Prologue



« La vieille femme marchait dans la neige, au milieu d’une tempête. Elle semblait perdue et avançait péniblement. Des bourrasques l’obligeaient à s’arrêter régulièrement. Après une ascension qui lui parut durer des heures, elle commençait à perdre espoir. C’est alors qu’elle aperçut au loin une légère lueur bleutée. En se rapprochant d’elle, les contours de la flamme se firent de plus en plus nets. Au même instant, le vent faiblit. Stoppés dans leur course, les flocons semblaient flotter, tomber au ralenti. Le feu follet, lui, voletait. À l’approche de Wakanda, il fuit puis revint vers elle comme pour lui montrer le chemin menant au sommet… »
La petite Nokomis était suspendue aux lèvres du conteur, qui, aidé de figurines en os, racontait la légende de Wakanda, fondatrice du clan du corbeau blanc, mais aussi ancêtre de la fillette. Cette histoire, qui s’était déroulée des décennies auparavant, était toujours narrée aux enfants du village.
Comme souvent, tout le clan était réuni dans la grande hutte pour écouter l’ancien. Nokomis connaissait cette légende par cœur, mais ne s’en lassait pas. Elle s’imaginait son aïeule braver la tempête dans le but de libérer l’esprit de son totem Gaagi, tué lors d’une querelle de clan qui eut lieu bien avant la fondation du leur.
La petite avait hâte de pouvoir partir en quête son propre totem, lors du rite de passage à l’âge adulte. Durant cette épreuve, les jeunes du village partaient seuls à la recherche d’une gemme, qui leur permettait de trouver et de créer un lien avec l’animal que les Anciens avaient choisi pour eux. Celui-ci les protégerait et les guiderait tout au long de leur vie. C’était donc un moment très attendu et important dans l’existence d’une personne.
Le vieillard continuait de conter son histoire, quand tout à coup, un éclair illumina la grande hutte, faisant sursauter l’assistance. À l’extérieur, l’orage grondait. Aucune tempête n’avait été aussi violente depuis de nombreuses années. Même les plus anciens ne se souvenaient pas d’un tel déchaînement des éléments. Heureusement, la majorité des villageois avaient pu se mettre à l’abri. Seuls manquaient à l’appel Chesmu, le père de Nokomis, et Cheveyo, celui de son meilleur ami, Hanska. Tous deux étaient partis chasser. Sans doute surpris par l’arrivée brutale de la tempête, ils n’avaient pu rentrer à temps et avaient dû trouver un abri pour la nuit.
Nokomis regarda sa mère. Celle-ci lui sourit, comme pour la rassurer. Aquene se doutait que sa fille s’inquiétait pour son père. Ce n’était pas la première fois que celui-ci ne rentrait pas un soir de mauvais temps. Mais cette fois-ci, la tempête était différente. Elle était bien plus violente et menaçante que de coutume.
Aquene sentait que quelque chose de mauvais se préparait. En tant que chamane du village, elle savait que les esprits pouvaient être particulièrement puissants les nuits comme celle-ci. Son totem, le corbeau Tekoa, se blottit contre elle pour la rassurer.

***

Au fond de la forêt, abrités par une avancée dans la falaise, Chesmu et son ami Cheveyo tentaient tant bien que mal de se protéger de la pluie. L’orage résonnait entre les arbres, que les bourrasques faisaient dangereusement osciller. Ils n’avaient pas réussi à trouver de lieu plus sûr, surpris par l’arrivée brutale de la tempête.
Serrés les uns contre les autres, ils espéraient une accalmie, car leur abri était à peine assez grand pour les protéger eux et leurs totems, un loup et un raton laveur. Les gemmes des Anciens qui animaient ces derniers brillaient d’une douce lueur bleutée au cœur de la nuit.
Tout à coup apparut entre les arbres la lumière d’une autre gemme, d’une couleur légèrement plus verte. Celle-ci était suivie d’une ombre humaine. Apparemment, ils n’étaient pas les seuls à avoir été surpris par cette étrange tempête. Chesmu indiqua le point lumineux à son ami :
— Cette personne a peut-être besoin d’aide. Reste ici, je vais y aller.
Il commença à se lever. Cheveyo lui attrapa le bras pour l’arrêter.
— Tu es fou ! C’est trop dangereux ! Elle va certainement voir la lumière de nos totems et se diriger vers nous.
— Et si elle est blessée ? On ne peut pas la laisser déambuler seule au milieu de la forêt, encore moins par ce temps et en pleine nuit !
Cheveyo hésita.
— Ta bonté te perdra Chesmu… Je viens avec toi. Kohana, reste ici, tu nous indiqueras où se trouve l’abri.
Le raton laveur regarda son maître de ses yeux bleus. Il ne paraissait pas d’accord avec lui, mais acquiesça finalement d’un petit couinement.
— Ne t’inquiète pas pour moi. Avec Chesmu et Lonato, je ne crains rien. Nous n’en aurons pas pour très longtemps.
L’homme gratta son totem entre les oreilles, puis il se leva et partit à la suite de son ami et de son loup au cœur de la tempête.
Partie I

CHAPITRE 1

La forêt était illuminée du soleil matinal de la fin d’hiver. La neige finissait de fondre et les bourgeons de fleurs commençaient lentement à s’ouvrir. Les oiseaux chantaient, heureux de retrouver des températures clémentes. Des années avaient passé depuis la tempête durant laquelle son père avait disparu.
À maintenant dix-sept ans, Nokomis attendait de pied ferme le jour où il serait temps pour elle de partir à la recherche de son totem. Pour patienter, elle avait décidé d’accompagner son amie Ayana, l’apprentie de Papina, la guérisseuse du village. Cette dernière lui avait demandé de refaire la réserve d’herbes médicinales, dont le stock avait fortement diminué pendant l’hiver.
Âgée de trois ans de plus que Nokomis, Ayana venait d’un autre clan. Elle était arrivée quelques années auparavant dans le but de devenir guérisseuse.
Son totem était une renarde du nom de Ciqala. Un masque ornemental constitué d’écorce blanche couvrait sa face. Il était finement gravé de feuilles, qui entouraient ses yeux et descendaient vers son museau. Une douce lumière bleutée émanait de ces gravures. Cette couleur brillait aussi faiblement à travers les branches qui englobaient sa cage thoracique.
Ciqala était un totem très sociable et affectueux, il correspondait parfaitement à sa maîtresse, qui se souciait constamment du bien-être des gens, d’où son choix de devenir guérisseuse.
Ayana était une jeune femme élancée, au visage fin et aux yeux légèrement en amande. Ses longs cheveux noirs, coiffés en tresse, étaient décorés de perles en os et de plumes. Plusieurs colliers en cuir entouraient son cou. Elle portait divers tatouages, dont une ligne ocre coupant ses lèvres et deux triangles sur les pommettes. Mais les plus importants étaient ceux de ses avant-bras, un loup et un corbeau, qui symbolisaient ses deux clans. On pouvait aussi en apercevoir un troisième au niveau de son cœur : une tête de renard, représentant son totem.
Soudain, elle releva la tête. Trop affairée à récolter ses herbes, elle n’avait pas remarqué qu’elle avait perdu son amie de vue.
— Ciqala, tu n’aurais pas vu Nokomis ?
Son renard lui indiqua que non. Elle regarda de nouveau autour d’elle et l’appela.   
— Ce n’est pas possible, où est-elle encore partie ?
Elle marcha entre les arbres à la recherche de son amie, quand elle entendit Ciqala japper au pied de l’un d’eux.
— Évidemment, encore en train de monter aux arbres, se dit-elle en souriant.
En arrivant au pied de l’arbre en question, elle regarda attentivement entre les feuilles et finit par l’apercevoir.
— Noko ! Qu’est-ce que tu fais là-haut ?
Nokomis se situait à environ trois mètres du sol, assise sur une branche. Elle avait une allure bien plus athlétique qu’Ayana. Sa peau était également légèrement plus mate que celle de son amie. Ses yeux aussi étaient en amande. Une partie de ses cheveux noirs étaient rasés sur le côté gauche. Elle arborait différents tatouages ocre. Le premier, sur son épaule droite, représentait deux cercles imbriqués l’un dans l’autre. Le second était une fine ligne lui traversant le visage, juste sous les yeux. N’ayant pas encore effectué le rituel de passage à l’âge adulte, elle ne pouvait pas porter de tatouage représentant son clan ou son totem.
En entendant son amie l’appeler, Nokomis se retourna et perdit l’équilibre, basculant dans le vide. Elle parvint à se rattraper de justesse sur une branche en contrebas, qui, après quelques secondes, céda sous son poids. La jeune femme tomba lourdement au sol. Ayana accourut immédiatement à ses côtés, suivie de Ciqala.
— Ça va, rien de cassé ?
Allongée sur le dos, Nokomis se redressa en grimaçant. La renarde lui sauta dessus en jappant, heureuse de la voir se relever.
— Oui, ça va, ne t’inquiète pas. J’ai connu pire chute.
Elle regarda son avant-bras droit, complètement éraflé, ainsi que son arc brisé. Elle souleva le morceau de bois et sa corde, dépitée.
— Je vais encore devoir m’en fabriquer un…
— Un jour, tu vas vraiment finir par te tuer, lui dit Ayana.
Elle attrapa le bras de son amie pour l’inspecter.
— C’est juste une égratignure, protesta Nokomis.
Du sang commençait lentement à couler. La plaie était bien nette. Ayana lui lança un regard entendu. Elle ouvrit la sacoche qu’elle portait à la taille, en sortit quelques feuilles, un petit récipient en bois et une pierre. Elle écrasa les herbes médicinales dans le bol tout en ajoutant quelques gouttes d’eau de sa gourde.
Ciqala approcha son museau pour sentir la bouillie et recula en éternuant, surprise par l’odeur âcre qui s’en dégageait.
Quand l’apprentie guérisseuse obtint une pâte verdâtre, elle étala la mixture sur la plaie, puis elle détacha la protection en cuir que Nokomis portait à l’autre bras et l’utilisa pour maintenir une feuille sur l’onguent. Son amie la laissa faire, un léger sourire aux lèvres. Ayana avait toujours été très consciencieuse dans son travail.
— Et voilà, c’est fini ! Au fait qu’est-ce que tu faisais là-haut ? la questionna son amie en rangeant ses affaires.
Nokomis vérifia si elle n’était pas gênée dans ses mouvements.
— Rien de particulier, je regardais la vallée. C’est une des plus belles vues. Je t’aiderai à monter un jour, si tu veux.
Ayana lui sourit, elle aimait le côté insouciant de son amie.
— Quand tu reviendras avec ton totem, tu me montreras ça, répondit-elle. Pour le moment, il nous reste pas mal de travail avant de pouvoir rentrer.

CHAPITRE 2

Le clan du corbeau blanc était un petit village situé en lisière de forêt. Il était constitué de plusieurs huttes éparpillées dans une clairière. L’absence de fortification indiquait un endroit tranquille où les clans vivaient en paix les uns avec les autres. Le village était en ébullition. Le jour du rite de passage à l’âge adulte arrivait enfin et la cérémonie allait bientôt commencer. Il fallait que tout soit prêt pour le départ des jeunes.
Nokomis était en âge de partir. Elle allait enfin pouvoir rechercher son totem et prouver qu’elle était capable de participer aux décisions du village.
Mais il y avait une autre raison à son impatience. D’après les Anciens, les totems permettaient aux hommes de communiquer avec les défunts de leur famille. Elle espérait trouver un moyen de le faire pour pouvoir comprendre ce qui était arrivé à son père.
Hanska, son meilleur ami, avait lui aussi perdu son père ce jour-là. Sa mère étant morte en couches, il était devenu orphelin. Aquene, la mère de Nokomis, avait décidé d’adopter le garçon. Lui aussi était sur le point de partir à la recherche de son totem.
Ils étaient inséparables depuis leur enfance, ce qui les menait souvent à chasser ensemble, comme leurs pères avant eux, mais également à faire les quatre cents coups quand ils étaient plus jeunes, au grand dam de leur mère. En grandissant, Hanska s’était quelque peu assagi et avait décidé de suivre les pas de son père en devenant guerrier. Il était imposant comme un ours et faisait au moins une tête de plus que la majorité des hommes du village. Il possédait quelques tatouages sur le torse et les bras, et portait une coupe iroquoise avec une petite tresse décorée de perles en os.
 Nokomis, quant à elle, avait préféré se spécialiser dans la chasse, bien que sa mère lui enseignât le chamanisme, en espérant qu’elle prenne un jour sa relève en tant que descendante directe de Wakanda.
En effet, lors de la création du clan, l’aïeule de la jeune femme n’avait pas désiré devenir cheffe ni diriger le village seule. Elle avait donc désigné un homme d’une autre famille pour ce rôle. Depuis, ces deux familles étaient liées, prenant ensemble certaines décisions du clan.
Mais tout cela n’intéressait pas Nokomis. Cependant, en tant que dernière descendante de Wakanda, elle devrait certainement s’y plier un jour. Sa mère n’avait pu devenir la chamane des corbeaux blancs qu’après avoir épousé Chesmu, lui-même descendant de la fondatrice de leur clan.
Avant le départ de leur hutte, la jeune femme et son frère avaient pris soin de rassembler leurs affaires et leurs armes. Un tomahawk et un poignard pour Hanska, et un arc avec deux poignards pour Nokomis. Le choix de ces armes était primordial, car ils ne pourraient pas en changer pendant la recherche de leurs totems.
En se rendant sur la place du village pour écouter les derniers conseils du chef et participer au rituel précédant leur départ, ils croisèrent Ayana, leur meilleure amie.
— Alors, prêts pour le grand départ ? leur lança-t-elle. Ciqala n’aura plus besoin de te surveiller pendant nos excursions ! Hein, Nokomis ?
— Quand je serai absente, tu regretteras que je ne t’accompagne pas pour t’indiquer le chemin à suivre pour rentrer au village, lui répliqua-t-elle en riant.
— Peut-être, mais ce n’est pas moi qui ai manqué de me tuer il y a quelques jours.
Hanska regarda ses amies, interloqué.
— De quoi vous parlez ? Vous partez à la cueillette sans moi maintenant ?
— J’ai seulement aidé Ayana à récolter des herbes médicinales, répondit innocemment Nokomis.
— Je dirais plutôt que tu es venue m’aider, puis tu as disparu pour admirer la vue de la vallée, avant de faire une chute monumentale, s’esclaffa Ayana.
— Alors, on sait plus descendre d’un arbre ? la taquina Hanska.
Sa sœur le regarda, un sourire en coin.
— C’est ça, moque-toi ! Le jour où tu remonteras dans un arbre, tu me feras signe.
— Allez, Noko, tu sais bien que tu es notre casse-cou préférée !
Il lui asséna une grande tape dans le dos, manquant de la faire tomber. Il oubliait souvent que maintenant, il avait beaucoup plus de force que sa sœur, chose qu’elle lui rappela en se massant l’épaule.
Les trois amis arrivèrent sur la place principale. Les villageois s’étaient réunis autour de l’estrade qui avait été montée pour l’occasion. C’est à ce moment que le fils du chef, Paytah, également prétendant d’Ayana, s’avança vers eux. Il avait le même âge qu’Ayana et était plutôt bien bâti, quoique plus petit que Hanska. Il possédait déjà son totem, un puma, comme son père, nommé Sicheï.
Paytah et Nokomis ne s’appréciaient pas particulièrement, bien qu’ils sachent depuis l’enfance qu’ils finiraient par devoir diriger le clan ensemble. La jeune femme le trouvait bien trop arrogant pour son futur rôle de chef et, contrairement aux autres villageois, elle s’opposait régulièrement à lui, ce qui le mettait systématiquement en rogne.
— Eh, Ayana ! Ça te dirait que je vienne avec toi lors de tes sorties en forêt quand tes amis seront absents ? Tu auras certainement besoin d’une escorte ou d’un coup de main.
— Oh ! Salut, Paytah ! Je ne sais pas, Papina voulait me montrer de nouvelles plantes. Elle m’accompagnera sans doute pendant un moment. Mais merci de proposer ton aide.
— N’hésite pas à me demander si besoin ! Il y a toujours des animaux un peu téméraires qui pourraient vous déranger pendant votre récolte.
Il s’éloigna en jetant un regard froid à Nokomis, puis rejoignit ses amis pour écouter le discours de son père.
— Il est toujours aussi agréable avec toi à ce que je vois, Noko, dit Hanska en le regardant partir.
Elle lui indiqua qu’elle avait l’habitude et qu’il n’avait pas à s’en faire. Son frère se tourna alors vers Ayana.
— J’ai le pressentiment que tu vas l’avoir pas mal sur le dos pendant notre absence…
— Ça fait quelque temps qu’il vient me parler dès que je passe dans son champ de vision, répondit la jeune guérisseuse, exaspérée. Il est gentil, mais un peu trop envahissant. Venez, on va se rapprocher de l’estrade.
Le chef du village, Akecheta, arriva avec son totem, Chaska, un puma dont le masque ornemental en os reprenait un crâne de félin finement gravé. Plus ces gravures étaient profondes, plus la lueur bleutée qui en sortait était intense. Deux longues canines dépassaient de chaque côté du masque. Le fauve avait également un squelette externe qui lui donnait un air féroce. Akecheta commença à parler d’une voix forte :
— Mes enfants, aujourd’hui est un grand jour ! Celui de votre départ ! Celui du début de votre voyage vers l’âge adulte ! Je sais que vous attendiez ce jour avec impatience et que votre formation aux rituels a été longue et difficile. Cette quête vous permettra d’entrer en communion avec vos ancêtres, mais elle sera aussi extrêmement éprouvante et dangereuse. Il est possible que certains d’entre vous ne rentrent pas vivants. Peut-être même que certains se retrouveront sans totem. Dans n’importe quelle situation, le village vous soutiendra, vous ou votre famille ! Pour réussir, vous devrez ne faire qu’un avec la nature et écouter les esprits qui vous entourent pour trouver votre voie et surtout, votre totem ! J’espère que vous êtes prêts pour les deux prochaines lunes. Jeunes gens, veuillez monter à mes côtés !
Nokomis, Hanska et les six autres candidats montèrent sur l’estrade. Chacun posa ses armes et équipements à ses pieds et attendit.
Aquene arriva, son corbeau Tekoa sur l’épaule. C’était une femme mince. Elle portait une large cape de plumes blanches et de multiples ornements. Elle monta à son tour sur l’estrade, un petit plateau en bois entre les mains sur lequel étaient disposés huit bracelets rouges, un par candidat. Ceux-ci avaient été tressés par une personne qui tenait aux jeunes partant en quête pour les protéger et les aider dans leur voyage. La coutume voulait que l’identité de cette personne reste inconnue du candidat, sans doute par superstition.
Aquene posa le plateau au sol et commença à le recouvrir de fumée grâce à un bol rempli d’herbes enflammées. Le tout dégageait une forte odeur. En faisant cela, elle entama une incantation accompagnée par un percussionniste. Elle se dirigea ensuite vers les candidats pour effectuer une nouvelle incantation, les enveloppant de la fumée grise et odorante.
Quand elle eut fini son rituel, elle demanda aux jeunes gens de s’approcher un à un pour leur remettre leur bracelet et les entourer une dernière fois de fumée. Les candidats s’alignèrent de nouveau et le chef reprit la parole :
— Au nom de nos ancêtres, je vous souhaite bonne chance ! Ancêtres qui, ne l’oubliez pas, seront toujours à vos côtés lors de vos moments de doute !
Les villageois ovationnèrent les candidats. Nokomis se tourna vers Hanska qui lui passa un bras par-dessus les épaules et l’attira à lui en riant, puis elle parcourut du regard les visages heureux de la foule et croisa celui d’Ayana, qui lui sourit en les applaudissant tous les deux.

***

Lorsqu’ils descendirent de l’estrade, Aquene s’approcha de sa fille et la prit dans ses bras.
— Ton père aurait été fier de te voir là aujourd’hui, dit-elle. Lorsque tu seras seule, fais attention à toi, ma fille.
Elle enleva le collier qu’elle portait autour du cou et le lui donna. Ce dernier était constitué d’une cordelette en cuir, d’une petite pierre plate bleue gravée d’un loup et d’une plume de corbeau. Aquene l’avait fabriqué après la disparition de Chesmu.
— Avec ce collier, nous serons toujours avec toi.
— Je ne vous décevrai pas ! Et ne t’inquiète pas, maman, je serai prudente.
Aquene sourit à sa fille et lui caressa la joue, pleine de fierté. Elle se tourna ensuite vers son fils adoptif.
— Hanska, je suis fière que tu aies rejoint notre famille. Fais aussi attention à toi, même si je sais que tu es bien plus prudent que ta sœur. Je n’ai rien ayant appartenu à tes parents, donc je me suis permise de fabriquer cela pour toi.
Elle sortit un objet de la sacoche accrochée à sa ceinture et le lui tendit. C’était un collier avec une pierre sur laquelle étaient gravés un raton laveur et un écureuil, les totems des parents du jeune homme.
— Merci, Aquene ! s’exclama Hanska, reconnaissant. Je ne m’y attendais pas ! C’est vraiment un beau cadeau !
— Tu es mon fils, désormais, il est donc normal de te faire un présent pour un jour si important dans ta vie !
Heureux, Hanska prit sa mère adoptive dans ses bras pour la remercier. Ayana s’approcha et demanda à Aquene :
— Cela ne va pas te faire un vide de les voir partir tous les deux en même temps ?
— Un peu, mais ça ira… Il faut bien les laisser voler de leurs propres ailes ! dit-elle, émue.
— Si tu as besoin d’un coup de main, demande-moi, je serai heureuse de t’aider.
— Merci, c’est très gentil de ta part, Ayana, répondit la chamane en souriant.
Ayana lui rendit son sourire et se retourna vers ses amis.
— Bonne chance à tous les deux ! Je vais me sentir seule sans vous. Dépêchez-vous de revenir, et pas de bêtises pendant votre quête ! dit-elle en insistant sur Nokomis.
Elle pivota vers Hanska.
— Bonne chance. Je ne m’inquiète pas trop, mais ne va pas te mesurer à un animal plus gros que toi.
Elle le prit dans ses bras pour lui dire au revoir, puis se tourna vers Nokomis.
— Et toi, fais attention, ne va pas prendre de risques pour rien…
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit son amie avec un air innocent.
Remarquant le regard insistant d’Ayana elle ajouta :
— Ne t’inquiète pas, je ferai attention.
Ayana sourit, s’approcha d’elle et, en l’attirant dans ses bras, lui murmura :
— Je suis sérieuse Noko, reviens en un seul morceau…

CHAPITRE 3

La première étape de la recherche d’un totem consistait à se rendre à la Source des Anciens. Cette dernière était alimentée par une cascade à plusieurs jours de marche du village, à faible altitude dans la montagne. Dans ses eaux, on y trouvait les gemmes des Anciens, des pierres venant directement de la Montagne Sacrée. Celles-ci permettaient au candidat de créer un lien avec son totem, mais aussi avec ses aïeuls.
Nokomis et Hanska avaient décidé de parcourir cette partie du chemin ensemble. Depuis deux jours, ils marchaient dans une forêt de résineux menant à la montagne.
Par moments, ils pouvaient apercevoir son sommet recouvert de neige éternelle. Cette pointe blanche contrastait avec la couleur sombre des conifères qui les entouraient. La légende racontait que c’était sur ce sommet que la chamane Wakanda n’avait fait qu’un avec son totem en se transformant en un magnifique corbeau blanc, il y avait de cela des décennies.
Quelques jours plus tard, le frère et la sœur entendirent un bruit d’eau entre les arbres. Lorsqu’ils arrivèrent enfin, ils furent impressionnés par la hauteur de la cascade, qui s’écrasait sur une roche sombre et polie par le temps avec un vacarme assourdissant. L’eau ruisselait ensuite vers la source. Celle-ci était plutôt profonde, mais sa transparence permettait de voir les poissons y nager tranquillement. Une petite plage de galets noirs donnait accès à l’étendue d’eau.
 — Waouh ! C’est magnifique ! s’émerveilla Hanska.
Les pierres des Anciens, blanches aux reflets bleutés, se trouvaient dans la partie la plus profonde de la source. Nokomis s’avança près du rivage et y déposa ses affaires pour enlever ses bottes.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je ne vais pas plonger toute habillée ! Et si nous voulons récupérer ces gemmes, il va bien falloir nous mouiller.
— Elle doit être gelée…
— C’est possible, répondit-elle en laissant tomber sa deuxième botte au sol.
Hanska s’approcha du bord et jeta un regard malicieux à sa sœur.
— Le premier qui remonte avec sa pierre a gagné ! s’écria-t-il après avoir retiré sa tunique.
Il s’élança vers l’eau.
— Eh, non ! Tu triches !
Nokomis eut tout juste le temps d’enlever son haut avant de courir à sa suite.
En effet, l’eau était gelée, mais la jeune femme était déterminée à rattraper son frère. Et à gagner ce défi. Après quelques mètres, elle plongea. Les profondeurs de la source étaient remplies de gemmes blanches irisées plus ou moins grosses. Les quelques poissons présents fuyaient à leur approche.
Hanska avait déjà presque atteint le fond. Nokomis piqua droit vers l’une des pierres, qu’elle rejoignit en quelques brasses seulement. Quand elle la toucha, celle-ci se mit subitement à chauffer dans sa paume. Une forte énergie remonta le long de son bras. Surprise, elle manqua de la lâcher. Puis, resserrant sa prise, elle entreprit de prendre une impulsion au sol pour regagner à la surface.
Elle fut arrêtée net dans son geste par une voix qui résonna dans les profondeurs. Une voix qui semblait l’appeler. Lointaine.
Intriguée, la jeune femme tourna son regard dans sa direction. Une forme sombre se dessina alors au loin. La masse s’approchait lentement, puis elle prit un aspect de plus en plus menaçant, devenant une ombre fantomatique.
Soudain, elle accéléra. Il ne lui faudrait que quelques mètres pour l’atteindre !
Prise de panique, et commençant à manquer d’air, Nokomis voulut nager vers la surface. Mais elle ne fut pas assez rapide. L’ombre l’attrapa par le pied et la tira brutalement à elle. Les filaments noirs qui formaient cette inquiétante créature l’enveloppèrent en un clin d’œil. Nokomis se débattit, sans succès. Une brume visqueuse recouvrit alors son cou, son visage…
Puis ce fut le noir complet.
L’instant suivant, Nokomis réalisa qu’elle pouvait respirer. Les ténèbres l’entouraient. Bien qu’elle flottât, toujours retenue par ces étranges liens fantomatiques, elle n’était plus sous l’eau. Sondant les alentours, elle aperçut au loin deux points lumineux. Ils étaient d’une couleur verdâtre, semblable à celles des feux follets.
Ceux-ci se rapprochèrent lentement d’elle, révélant un crâne de cerf éclairé par une source de lumière invisible. Les flammes vertes animaient ses orbites creuses. Sa mâchoire de loup entrouverte laissait apparaître ses dents menaçantes. Au premier abord, il semblait flotter dans le vide, mais, en regardant plus attentivement, on pouvait deviner le corps humanoïde et osseux qui le soutenait ; les mêmes filaments qui retenaient Nokomis et l’habillaient.
L’ombre lui tourna autour, tel un prédateur jaugeant sa proie, l’observant sous tous les angles. Nokomis n’osait pas bouger. Elle était comme paralysée. Que lui voulait cette créature ? Celle-ci approcha lentement une main griffue dans sa direction. Effrayée, la jeune femme eut un mouvement de recul. Ce geste énerva la bête, qui, avec un grondement sourd, l’attrapa par le menton pour la forcer à lui faire face. Elle la fixa un long moment de son regard vide. Nokomis sentit un frisson de terreur lui remonter le dos.
Soudain, une lumière éblouissante émergea de la gemme qu’elle tenait toujours dans la main. Des rais lumineux percèrent entre les doigts de la jeune femme et commencèrent à faire fondre ses liens. La créature recula instantanément en cachant ses orbites sans vie. La lumière devint alors de plus en plus forte…

***

Quand Nokomis rouvrit les yeux, Hanska était penché au-dessus d’elle. Un haut-le-cœur la força à se tourner sur le côté, la faisant recracher une bonne quantité d’eau.
— Tu m’as fait peur ! Ça va ?
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
La jeune femme sonda les alentours, encore choquée par ce qu’elle venait de vivre.
— C’est à toi de me le dire ! lui répondit son frère. Tu ne remontais pas, j’ai dû retourner te chercher.
— J’ai fait une sorte de rêve… effrayant… Quand j’ai attrapé ma gemme, j’ai entendu une voix… Une ombre est apparue avant de m’envelopper. Il y avait aussi cette créature à tête de cerf…
L’évocation de la bête fantomatique lui déclencha un frisson. Hanska la regarda, soucieux, attendant plus d’explications. Elle lui raconta alors en détail sa rencontre effrayante.
— Un wendigo ? Mais ces créatures ne sont que des légendes ! Tu as dû faire un malaise sous l’eau… Ces gemmes développent une grosse quantité d’énergie, dit Hanska, plus pour se rassurer lui-même que sa sœur.
— Peut-être, oui…
Les wendigos n’étaient effectivement que des histoires. Du moins, c’est ce que Nokomis pensait jusqu’à aujourd’hui, car elle était certaine que ce monstre était bien réel. Qu’il était une de ces créatures, autrefois humaines, qui venait se repaître de l’âme des vivants.
D’après la légende, n’importe qui pouvait en devenir un après un choc émotionnel trop fort, tel que la mort d’un proche ou d’un totem. Nokomis espérait se tromper quant à l’identité de l’être qu’elle avait rencontré.
Elle regarda un moment la source.
Soudain, elle se sentit observée. En tournant la tête vers la rive opposée, elle vit un corbeau blanc qui la fixait de son étrange regard bleu. Il resta ainsi quelques secondes, puis s’envola.

***

La nuit était tombée. Hanska et Nokomis avaient trouvé un endroit calme où dormir, assez éloigné de la cascade pour ne plus l’entendre. Ils avaient attrapé quelques poissons pour accompagner les rations sèches qu’ils avaient emportées pour le début du voyage. Nokomis repensa à ce qu’elle avait vécu sous l’eau.
— Tu ne penses pas que cette vision annoncerait un mauvais présage ? demanda-t-elle subitement à Hanska.
— Pourquoi tu dis ça ? lui répondit son frère en mordant dans une galette recouverte de chair de poisson.
— Je ne sais pas. Plus j’y repense, plus je me dis que ce n’est pas normal… Un démon ne peut pas se trouver dans un endroit sacré.
— C’est vrai… Mais qu’est-ce qui te dit que cette créature était réellement là ? Il faudra en parler avec le conseil ou notre mère en rentrant. Peut-être qu’ils auront une explication.
Il reprit une bouchée de son repas et ajouta :
— Ça peut aussi tout simplement être une hallucination. L’eau était glaciale et ces gemmes nous ont envoyé une sacrée décharge d’énergie.
— On nous avait prévenus que ce serait le cas, c’est vrai. Mais pas à ce point, dit pensivement Nokomis. Et à aucun moment quelqu’un n’a évoqué ce genre de situation.
— Si c’est déjà arrivé, le conseil ne l’a peut-être pas su.
Nokomis regarda sa brochette de poisson. Elle n’y avait pas encore touché. Toute cette histoire lui avait coupé l’appétit.
— Tu ne manges pas ?
— Hein ? Euh, non. Tiens, prends-la si tu veux.
Elle tendit sa brochette à son frère qui l’attaqua sans attendre, puis elle sortit sa gemme pour l’observer d’un peu plus près. C’était une pierre blanche parfaitement polie, légèrement plus petite que la paume de la jeune femme. Des veines bleutées et irisées parcouraient sa surface. Une faible pulsation l’animait de façon régulière.
— Et pourquoi personne ne nous a dit que les gemmes seraient comme vivantes ?
Hanska s’arrêta de manger et regarda Nokomis, interloqué.
— Comment ça, vivantes ?
— Eh bien, qu’elles seraient chaudes et qu’il y aurait comme un petit battement à l’intérieur.
Surpris, le jeune homme sortit lui aussi sa pierre et l’observa attentivement.
— Elle fait ça, la tienne ?
— Oui, pas la tienne ?
— Non. Mis à part le fait qu’elle soit légèrement plus bleutée, elle ne fait rien de particulier, regarde.
Il lui donna sa pierre et effectivement, il n’y avait aucun battement. La gemme d’Hanska ne ressemblait qu’à un simple galet blanc. Elle lui tendit la sienne pour qu’il l’examine. Lorsque la pierre toucha la paume de son frère, il poussa un juron en la lâchant immédiatement.
— Mais c’est brûlant ! Comment fais-tu pour la tenir ?
Au sol, la gemme se mit à briller par pulsations, faisant ressortir ses veinures d’une belle lueur bleue. Quand Nokomis la récupéra, elle redevint terne, bien qu’elle restât tiède dans sa main.
— Je ne sais pas ce que les Anciens veulent de toi, mais je pense qu’il va falloir te préparer à leurs épreuves…
— Tu crois vraiment que les Anciens s’intéressent à moi ?
Hanska lui répondit d’un simple haussement d’épaules, ne sachant quoi dire de plus de cette étrange situation.
Les sourcils froncés, Nokomis regarda à nouveau sa gemme en espérant que son frère se trompait. Elle voulut lui parler du corbeau blanc qu’elle avait vu à la source, mais se ravisa, n’étant pas certaine que cette vision ait été réelle.
Ils discutèrent encore un moment du sujet avant de décider de dormir. À l’aube, ils se sépareraient pour partir à la recherche de leur totem respectif.

85
Mise en avant des Auto-édités / Élina de Lola Swann
« Dernier message par Apogon le jeu. 17/03/2022 à 17:38 »
Élina de Lola Swann



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PROLOGUE


La pluie tombe en lourdes gouttes glacées qui se brisent en mille éclats au contact du trottoir, des fenêtres et des manteaux. Ploc, ploc, ploc, le chant familier, presque guilleret, caractéristique des jours où l’on se dit, à demi agacé, à demi amusé, que décidément on fait tout à l’envers. Que la veille encore, on s’était encombré d’un parapluie à tort, les petits nuages blancs étant restés fermement fixés à la parure bleue du ciel. Qu’aujourd’hui cependant, malgré les prévisions, on a préféré ne pas prendre le fameux parapluie, comme convaincu que ce seul choix suffirait à empêcher le ciel bleu de virer au gris.
Sous l’abribus, une jeune fille attend, frigorifiée. Elle porte un manteau rose tendre à gros boutons. À son cou, une longue écharpe couleur crème a été enroulée, si bien qu’elle peut difficilement tourner la tête d’un côté comme de l’autre. Obligée de se mouvoir en entier pour éviter que l’air froid ne s’engouffre par quelque infime espace laissé libre entre sa gorge et la laine qui la protège.
Chaussée de bottines noires vernies, elle tient contre son cœur un sac à main de la même teinte. Comme pour se réchauffer. Elle semble impatiente de s’en aller. Mais ce n’est pas la route qu’elle guette, mais plutôt le ciel, la fin de la pluie.
À l’instant où le bus arrive, au moment même où il s’arrête juste devant l’abri, elle se met subitement à courir dans la direction opposée. Dévalant le trottoir, sautant par-dessus les flaques d’eau, pour se diriger vers un immeuble de pierre qu’elle contourne par la droite, le long d’un petit parc bordé de platanes. À l’interphone, elle sonne trois coups au nom Roche puis, d’une voix haletante et chantante, elle s’écrie : « C’est moi, mamie ! »
Aussitôt la porte s’ouvre. La jeune fille s’engouffre dans l’immeuble, monte ruisselante les deux étages, et stoppe enfin sa course devant la porte grande ouverte de l’appartement de Rebecca Roche, qui l’attend, un sourire ensoleillé aux lèvres.
La grand-mère et sa petite-fille s’embrassent, joues chaudes contre joues froides, puis cette dernière se déchausse et se déleste de son manteau et de son écharpe glacés d’humidité. Après quoi, elle s’imprègne enfin de la douce chaleur régnant chez sa mamie et, en quelques minutes, la peau opaline de son visage se pare d’une nuance vermeille à l’endroit le plus charnu, ses joues.
La jeune fille a ce côté tendre de l’enfant éternelle, vivant dans ses songes, insouciante du monde réel. L’on devine sous l’épiderme translucide, derrière les yeux brillants et le sourire timide, une sensibilité à fleur de peau. Dans les gestes délicats et le timbre de la voix, c’est l’amour qui se révèle ; un désir d’harmonie qu’elle prend soin de propager au travers d’infimes détails lui paraissant essentiels : la nappe en coton blanc, aux contours en forme de vagues, parsemée de petites fleurs brodées de couleur rose et jaune, dont elle pare la grande table du salon ; les tasses et les sous-tasses décorées de motifs floraux bleu pastel, qu’elle dispose à chaque place, en prenant soin d’y ajouter sur le côté droit, une cuillère à café, ronde et argentée ; et sa petite touche personnelle, une serviette en papier soigneusement pliée en éventail à l’intérieur de chacune des tasses. Satisfaite, elle s’installe sur l’une des chaises – sa place habituelle à côté de sa mamie – et contemple l’air rêveur la table joliment dressée, comme un présage de la merveilleuse après-midi à venir…
Par la porte-fenêtre menant au balcon, au loin, elle observe les arbres nus et se plaît à penser qu’eux aussi font les choses à l’envers, se débarrassant de leur feuillage l’hiver quand ils auraient tant besoin d’un manteau, et se recouvrant d’une parure de verdure au printemps tandis que le soleil suffirait alors à les réchauffer. Mais les arbres n’ont pas froid, songe-t-elle à voix haute. Février n’est pas le mois qu’elle préfère. Après les fêtes de Noël, l’hiver n’a selon elle plus de raison d’être. Or c’est précisément à partir de la nouvelle année que la saison froide s’étire en longueur. Elle rêve à mai, à la fête du muguet, à la venue des fleurs et du soleil. Peut-être est-ce la raison de la table toute fleurie.
Le printemps avant l’heure. Une célébration, quelque chose comme une fête. Un appel à la joie, à la paix.
Vers quinze heures, trois coups sonnent chez Rebecca. Arrive alors Mathis, son plus jeune enfant. Sa nièce va l’embrasser puis s’en retourne à sa place, paisible et heureuse. À nouveau, trois coups : Ding ! Ding ! Ding ! Le cœur de la jeune fille fait un léger sursaut dans sa poitrine. Plus par surprise que par frayeur. Les voilà !
Sans rien montrer de son émoi, elle se lève pour les accueillir. À l’entrée de chez Rebecca, ils se pressent, retirant leur manteau et leurs chaussures, le visage glacé. La jeune fille vient pour les embrasser, ses joues chaudes contre leurs joues fraîches : Gladys, sa mère — la fille aînée de Rebecca —, Raymond son père, et ses deux plus jeunes sœurs. La petite dernière a même droit à quelques mots, prononcés d’une voix timorée, légère comme de la soie : « Ça va, mon bébé ? »
Hormis cette seule phrase, aucun son ne sort de la bouche de la jeune fille, comme si elle avait peur de parler. Comme si elle avait peur, par quelque parole maladroite, de gâcher l’atmosphère paisible qu’elle s’évertue à créer. Il faut que tout soit parfait, que tout le monde se sente bien. Que tout le monde soit heureux. Cependant son sourire est là, constant. Croissant de lune doré sous ses yeux pailletés d’étoiles, comme pour signifier que son silence ne se veut pas offensant, mais au contraire bienveillant.
Une fois la famille au complet installée autour de la grande table du salon, elle s’éclipse dans la cuisine et va préparer le thé, un breuvage réconfortant qu’elle s’empresse de servir dans chacune des tasses, tandis que sa mère coupe le gâteau préparé par Rebecca en parts délibérément inégales : la grand-mère tout comme ses plus jeunes petites-filles, ainsi que Gladys elle-même, tiennent à avoir une part des plus fines, tandis que Mathis et Raymond ne refusent pas une part de bonne taille. Quant à la jeune fille, l’aînée, c’était toujours elle qui récolte la plus grosse part ; gourmande depuis l’âge le plus tendre, l’étiquette lui est restée collée à la peau. En dépit de sa gourmandise, il y a dans son désir de choisir une belle part de gâteau, celui de ne pas décevoir sa mère, ni sa grand-mère, son désir de leur faire plaisir. Comme si son appétit était une preuve non seulement de son bonheur. Mais aussi et surtout de son amour pour elles.

À ce moment précis, elle ne le sait pas encore ; elle est en train de vivre son tout dernier instant de bonheur et d’espérance parmi sa famille...
Dans moins d’une heure, une terrible dispute va éclater. La jeune fille à l’instant si douce et sereine se transformera brusquement en furie. Pour la toute première fois, elle emploiera des mots grossiers. Des mots pour dire le mal subi dans son enfance. Le mal d’avoir été privée de son vrai papa. De pareilles disputes avaient déjà éclaté auparavant mais jamais encore, elles n’avaient pris tant d’ampleur. Jamais encore elles n’avaient causé tant de douleur dans son cœur.
Lorsque sa mère entamera la litanie intenable, les mots infâmes jetés sur le vrai papa. La jeune fille ne pourra, cette fois-là, plus le supporter. Explosion de larmes. Son chagrin n’aura de cesse de couler sous l’indifférence de sa famille. Pétrifiée de douleur, noyée dans l’océan de sa peine, elle laissera flotter son regard loin des yeux indifférents…
La porte-fenêtre du balcon lui apparaîtra soudain comme la seule solution à son désespoir.
La seule consolation à son mal.
En pensées, elle se préparera alors à sa délivrance toute proche, priant pour qu’un saut du deuxième étage suffise à la tuer…
 

PREMIÈRE PARTIE
(Vingt-trois années auparavant)


Billy

Un soir d’hiver comme tant d’autres. À première vue.
Pas un flocon de neige. Juste le froid. Vif et pénétrant. Comme chaque soir de la semaine, Billy rentre à pied du travail. Il en a pour dix minutes, quinze tout au plus. Par une journée printanière, ce serait un chemin agréable ; les minutes défileraient sans qu’il s’en aperçoive. Mais, en ce soir de février, chaque minute qui passe le fait grelotter un peu plus. Est-ce vraiment le froid ?...
Ou bien une appréhension, un mauvais pressentiment ?
Autour de lui, la nuit déjà. La ville semble peinte à l’encre noire, une encre qui déteint sur lui, son manteau, son visage, ses mains… Son cœur. Celui-ci tambourine dans sa poitrine, Billy en sent précisément chacun des battements.
Vite, il accélère le pas, atteint enfin l’immeuble, grimpe deux à deux les marches puis, tout essoufflé, tourne la clé dans la serrure...
Aucun bruit. Pas un souffle. Hormis le sien. Gladys et les enfants ne sont pas encore là. Cela arrive parfois qu’il rentre avant elles. Pourtant, ce soir, leur absence lui paraît étonnante.
Anormale.
Dans la pénombre, le jeune homme jette un œil à la pendule : elle indique précisément dix-sept heures. Puis, le seul son que l’on peut percevoir dans l’appartement dépeuplé parvient subitement à ses oreilles : le tic-tac de l’horloge. Tels des pas métalliques, un chronomètre malfaisant, le compte à rebours d’une bombe.
Quelque chose cloche. C’est trop calme, trop noir.
Malgré l’inquiétude, la prémonition, Billy lentement se déchausse. Après quoi il retire sa veste puis la dépose au ralenti sur la patère accrochée à la porte d’entrée. Comme si de prendre son temps, d’effectuer les gestes habituels avec calme, allait pouvoir changer le cours des choses ; modifier le dénouement, stopper le chronomètre, le vide, l’angoisse.
Enfin, il appuie sur l’interrupteur.
Et la lumière fut.
Le spectacle qui s’offre à lui est incompréhensible : il n’y a plus rien ! Dans le salon, à part le vieux canapé, tout a disparu ! Le jeune homme sent le sol se dérober sous ses pieds, son cœur s’emballer. Le souffle vient à lui manquer, sa gorge comme remplie de sable lui empêche toute manifestation de surprise. Tout cri. Où sont donc passés les meubles ? (Et Gladys ? Et les enfants ?) Se seraient-ils fait cambrioler ?...
Billy se met à courir dans l’appartement, allumant chacune des pièces et découvrant avec stupeur et effroi, l’une après l’autre, qu’elles sont toutes vides. Qui irait voler le micro-onde et leur télévision bas de gamme ? Qui ça intéresserait un lit d’enfant et un berceau ? Les poupées d’Élina et les peluches d’Alyzé ? Bon Dieu, qui ?!
Tremblant et haletant, il s’allume une cigarette. Oui, il avait promis d’arrêter. Pour Gladys, pour les enfants. Oui pour elle. Pour qu’elle l’aime. Qu’elle l’aime comme lui l’aimait. Mais Gladys l’aimait-elle ? L’avait-elle jamais aimé ? L’aimait-elle encore ?
Ces derniers jours reviennent brusquement en sa mémoire : des disputes, des éclats de voix et de verre, des paroles qu’on déverse comme du venin dont on serait contraint de se débarrasser sur le champ. Des paroles qu’on ne peut plus effacer. Qui restent dans les ténèbres de l’esprit.
Et des coups. Oui des coups ! Qu’a-t-il fait ?! Billy si calme et doux, si attentionné et sensible, tout à coup transformé en tornade. Les mots insupportables. Injustifiés. Insoutenables. Comme des flèches lancées en plein cœur. Du sang qui coule sous les mots. Et il rétorque avec les mains. Et elle lui crache au visage…
Puis Élina se met à pleurer, comme chaque nuit dans son sommeil. Comme si elle pouvait voir en rêve la guerre de la pièce d’à côté. Ou plutôt comme si le cauchemar de la pièce d’à côté venait de s’immiscer dans ses rêves. La petite fille pleure depuis une demi-heure déjà mais ses parents viennent seulement de l’entendre. La petite fille qu’il faut aller chercher dans son lit, rassurer. Mais qui peut réconforter l’enfant en larmes quand le cœur des parents est mortifié par la haine ? La petite fille est laissée là, dans le salon. Sur les lieux de l’altercation.
C’est comme ça que maman et papa s’aiment.
Élina entend des mots qu’elle ne comprend pas. Elle pleure des larmes qu’ils ne voient pas.
Gladys avait promis. Elle avait juré : « Je partirai. Tu ne me reverras plus jamais. Ni moi ni les enfants ! Mes enfants ! » Élina avait compris : elle appartenait à maman.
Et maman partirait avec elle.
Sans papa.
La petite fille avait voulu le prévenir, lui qui n’en croyait pas un mot. Elle l’avait observé à la dérobée. Puis, les yeux dans les yeux, du regard, elle l’avait supplié : Papa, t’en va pas… Mais Billy n’avait rien vu, rien entendu. Rien compris. Gladys et lui s’aimaient. Il allait changer. Ne plus fumer, trouver un meilleur travail, ne plus jouer à ses jeux d’argent. Gladys était sa reine. Élina et Alyzé, ses petits anges. Ses amours. Sa vie…
Le ciel lui était tombé sur la tête un soir de février. Le ciel noir d’une nuit sans lune. Gladys partie. Les enfants aussi.
Sa vie écrabouillée.

Élina

Maman et moi on est parties avec le bébé. On a laissé papa tout seul à la maison ! Il a dû faire une grosse bêtise… Maman le déteste. Elle ne veut plus entendre parler de lui.
Quand il téléphone chez mamie et papy, elle hurle qu’elle ne veut pas lui parler. Mais elle prend quand même le téléphone et crie : « Élina est malade, elle ne peut pas te parler ! »
Je ne sais plus sa voix…
Mamie, papy et tonton ne disent rien, ils sont d’accord avec maman : papa est méchant.
Maintenant, il n’y en a plus que pour Alyzé, ce gros bébé qui pleure sans arrêt. Il réclame tout le temps maman. Et maman est là.
Moi je veux papa. Et il n’est plus là…

***

« Élina, mets tes chaussures, on va chez papy et mamie ! » lance Gladys à sa fille. Tout heureuse, la petite fille se précipite dans le couloir pour enfiler ses sandalettes.
Dans l’ascenseur qui les accompagne au deuxième étage, Élina apeurée se serre contre les jambes de sa mère, laquelle tient dans ses bras un bébé, Alyzé, la petite sœur de la fillette. Une fois hors de cette prison volante, Élina resplendissante de joie, se jette dans les bras de sa grand-mère.
— Ma poupée jolie ! Ma poupée, ma poupée ! chante à tue-tête Rebecca apercevant sa petite-fille.
— Mamie !
Rebecca a cinquante ans à peine. Le temps semble avoir glissé sur sa peau sans en laisser aucune trace. Ses cheveux coupés courts, teints en blond-roux encadrent un visage rond aux yeux pétillant de malice. Son regard est empli de tendresse bien qu’on puisse y déceler quelque chose comme un chagrin profond de la couleur de ses yeux vairons. À la vue de sa petite-fille, un large sourire fait immédiatement taire cette tristesse enfouie. La jeune grand-mère prend Élina dans ses bras et l’embrasse sur la joue. Un gros bisou plein de rouge à lèvres. Un gros bisou qui sent si bon…
« Tu es si jolie ma poupée ! » s’exclame la belle dame. Élina sourit, comme assouvie de bonheur. Son grand-père répond tendrement à son sourire.
Noah, plus âgé que sa femme, a les cheveux gris-blanc et un visage poupon, comme enfantin. Un sourire constant, presque timide, égaye son regard aux yeux doux. Sage et calme dans son grand fauteuil, il parle peu et ne s’énerve jamais.
Mon papy, c’est le plus fort.
L’homme prend sa petite-fille dans les bras et pose un délicat baiser sur sa bouille d’ange...
C’est bientôt la fin de l’été, le soleil n’a eu de cesse de briller ces dernières semaines. Il fait une chaleur étouffante dans l’appartement des grands-parents, d’autant plus qu’un gâteau a été confectionné et finit de dorer dans le grand four…
« Miam, miam, ça sent bon le chocolat ! » s’exclame Élina qui se caresse le ventre en formant de tout petits ronds.
Son oncle Mathis, le frère de Gladys de quinze ans son cadet, explose de rire. « Et pourquoi on a fait un gâteau au chocolat, dis-moi ? » demande-t-il en adressant un sourire à sa nièce. La fillette lève les yeux songeuse, semblant interroger le grand lustre scintillant accroché au-dessus d’elle. Quand une lueur soudaine éclaire à nouveau son regard et refait apparaître instantanément son sourire :
« C’est aujourd’hui ? C’est mon anniversaire ?! »
Sa grand-mère hoche la tête et la petite fille crie sa joie, les yeux brillant d’excitation. Son jour à elle ! Elle a quatre ans à présent.
Je suis une grande fille maintenant !
Gladys lui remet les cheveux en ordre et repasse d’une main sa petite robe rouge à pois. C’est le moment de sourire pour les traditionnelles photos. Élina ne comprend pas bien pourquoi il est si important de sourire à cet appareil à la lumière aveuglante. Mais sa mère a l’air de prendre très à cœur ce rituel. Aussi, pour la satisfaire, l’enfant, pensant au délicieux gâteau qui l’attend, dévoile vite ses petites dents.
— C’est bien Élina. Non attends, encore une ! ordonne la jeune femme.
— D’accord. Une photo pour… papa ? questionne timidement l’enfant.
Trop tard !
Élina vient de prononcer le mot interdit. Les flashs stoppent instantanément, les sourires s’éteignent. La petite fille coupe d’instinct sa respiration. Un grand silence. Les regards des grands-parents et du jeune oncle se tournent vers la mère de l’enfant, attendant craintivement sa réaction. Un éclair de fureur passe dans les yeux de Gladys, mais son visage reste indemne. Jusqu’à ce que… « Mangeons le gâteau ! » dit-elle soudain d’une voix glaciale et réprobatrice.
Mais Élina n’a plus faim à présent. Pourtant, elle le sait : il faut manger du gâteau, sinon maman ne sera pas contente. Puis, c’est si bon. Le chocolat, ce petit goût sucré et apaisant qui l’enveloppe de douceur… La bouche barbouillée de chocolat, l’enfant se remémore alors un souvenir lui paraissant si lointain déjà. Comme un rêve qui aurait vraiment existé...
Elle est sur les genoux de son papa. Ils sont assis à la table de la cuisine, un petit cahier ouvert devant eux. Son papa dessine un cygne : « Un long cou blanc, un joli bec orangé... » dit-il. Comme il dessine bien ! Élina veut faire le même dessin, alors son papa place le crayon dans la main de sa petite fille et il lui prend la main, la guidant ainsi pour dessiner à son tour un cygne, un peu moins fascinant certes, mais tellement ressemblant ! Et son papa, tout fier qu’il est, sourit tendrement à son enfant adorée. Son papa avec ses grands yeux marron comme les siens, ses yeux qui l’aiment à l’infini…
Où est-il passé ? Pourquoi il ne faut pas en parler ?
Sa part de gâteau terminée, le souvenir envolé, Élina va retrouver Mathis, son tonton. Le jeune garçon a la même peau claire et les mêmes cheveux brun foncé que sa sœur Gladys. Des yeux marron rieurs animent son visage lorsqu’il joue aux côtés de sa nièce. Assise sur les genoux de Mathis, l’enfant commence à s’occuper de sa poupée chérie, Kaya…
De son nom d’origine, Élie, telle qu’Élina l’avait baptisée en premier lieu, le prénom de la petite poupée s’est vite transformé en Kaya. Offerte à son premier anniversaire, la petite poupée ne quitte que très rarement ses bras. La fillette y est particulièrement attachée. D’autant plus depuis que son papa s’est comme volatilisé…
Alors qu’elle était originellement une très jolie poupée, Kaya inspire aujourd’hui à toute personne étrangère et de la famille, le dégoût plutôt que l’attrait. Seule Élina semble pouvoir percevoir le charme insondable de sa poupée. À ses yeux, Kaya est d’une beauté inégalable quoi qu’en dise quiconque.
« La plus belle du monde entier. »
Le visage de la poupée, doux et d’un blanc crémeux comme de la porcelaine à l’état initial, tire à présent sur le jaune et présente de fines marques en relief. Là où il y a eu un jour ses yeux bleus mélancoliques bordés de longs cils noirs, il ne reste plus que ses paupières fragiles, vides et chancelantes. Son petit nez et sa timide bouche, un peu moins saillants qu’aux premiers jours, posés sur son visage aux pommettes rebondies, lui confèrent une mine à la fois sage et boudeuse. Deux oreilles rondes et délicates ornent les côtés de sa tête, d’où part sa chevelure brun clair, jadis soyeuse et douce, désormais épaisse et drue, figée telle une longue couronne au sommet de sa tête.
Selon les circonstances, Élina l’habille d’une robe ou d’un pyjama aux teintes pastel, recouvrant ainsi le corps souple de la poupée dont l’étoffe blanche rayée de lignes bleu ciel a été maintes fois recousue (Kaya a récemment perdu sa tête et l’une de ses jambes). Tous les matins avant d’aller à l’école, elle lui donne à la dinette son petit déjeuner. Tous les soirs, elle la prend dans ses bras pour s’endormir en suçant son pouce. Kaya est sa petite poupée précieuse, son enfant.
Et, comme tout enfant, Kaya a un papa.
Alors même qu’elle ne sait pas encore parler, Alyzé, la petite sœur d’Élina, s’est aussitôt vu attribuer le rôle du père de sa poupée…

Billy

« Papa ! »
La voix de sa petite fille. Douce, enchanteresse.
Billy s’approche, tend l’oreille, retient son souffle…
Dans un nuage rose, soudain, Élina apparaît. Petites dents du bonheur. Menottes potelées et bras de poupée grand ouverts. Les beaux yeux marron écarquillés. La petite fille émerveillée : papa est là.
Le cœur de Billy bat la chamade. Ses pupilles se dilatent sous l’effet d’un miracle impossible à croire. Le jeune homme se précipite, tend les bras vers son enfant, lui répond de sa voix bouleversée par l’émotion : « Élina ? »
Et la voix de l’enfant tout à coup s’envole. Et, aussi soudainement qu’elle est apparue, la petite fille s’efface...
Petite fille vaporeuse. Transformée en poussières d’étoiles. Souvenir d’un bonheur qui déjà se perd dans l’infini d’un ciel sombre. Dont bientôt il ne restera rien. Plus que des larmes, étoiles liquéfiées. Suspendues sur les joues du papa. Coincées dans les yeux de l’enfant.
Élina. Petite fille envolée. Petit fantôme rosâtre. Mirage d’un bonheur éteint. Avalée par le néant.
Désappointé, Billy repart vaquer à ses occupations. Au passage, il reprend deux de ces petits cachetons bienfaisants. Le corps rempli de pilules de toutes les formes et de toutes les couleurs. Le cœur à demi-anesthésié. Un cocktail détonnant. Dans l’esprit de Billy, flirtent le fantasme et la réalité.
Ce soir, peut-être bien qu’Élina reviendra…

Élina

« Distribution des doudous ! » s’exclame une jeune femme au visage parsemé de taches de rousseur.
L’institutrice fouille dans une large caisse adossée au mur de la grande salle de l’école. Une caisse remplie de peluches : oursons bleus, petits lions dorés, poupées de chiffon… Un à un, elle en sort au hasard les petits protégés des enfants, reconnaissant presque instantanément leur appartenance.
« Jérémy ! Albane ! Mona ! Clément !... »
Les doudous fusent de toutes parts, la maîtresse les lançant l’un après l’autre, de façon machinale, en direction du lit de leur propriétaire.
« Élina !... »
La petite fille lève la main. Trop tard ! Il aurait mieux valu qu’elle l’utilise pour se protéger ; Kaya n’est pas légère comme les autres doudous… La poupée voltige dans les airs et arrive droit sur l’enfant, son visage rigide lui cognant l’épaule. La fillette, comme pour vaincre son propre mal, prend Kaya dans ses bras et la serre très fort contre son cœur.
Non, ne t’inquiète pas si la maîtresse ne t’aime pas. Moi je t’aime.
Puis elles s’emmitouflent toutes deux dans les draps bleu foncé. Ses camarades, assagis par la lumière qui vient de s’éteindre, plongent à leur tour dans leur petit lit, tous les mêmes, placés côte à côte dans la grande salle.
Élina aime beaucoup ce moment-là. Simplement dans ses rêves avec Kaya dans ses bras. Et pas toute seule comme dans sa chambre noire à la maison. Là, tous les enfants dorment avec elle tout autour. Là, elle ne peut pas faire de cauchemar. C’est la nuit, mais le jour…
Dans son rêve, comme la plupart des songes que son esprit s’autorise au sein de l’école, un homme sans visage la prend dans ses bras… La petite fille frémit à ce contact imaginaire et se recroqueville un peu plus sous les draps.
Ses cheveux dorés sont éparpillés autour de son visage qui paraît soudain apaisé dans le sommeil. Ses grands yeux marron au regard profond, voilés de cils soyeux et donnant l’impression de s’étonner de tout, sont simplement clos. Dissimulés sous les douces paupières. Son sourire, qui parfois l’anime, faisant apparaître ses petites joues rondes et resplendir son visage mélancolique, est à peine perceptible. Seul son souffle délicat, par moments saccadé, trahit le trouble de son cœur. En apparence, Élina est tout à fait sereine. C’est juste une enfant que l’on pense timide. Derrière ce calme trompeur pourtant, son petit cœur, tout doucement, sans déranger quiconque, est en train d’imploser…
À la maison toutefois, l’implosion de son cœur se voit davantage. Pour qui a des yeux. Élina ne prononce plus un mot sauf pour s’adresser à sa poupée Kaya. Elle a peur pour un rien, sursaute à la voix de sa mère, à la sonnerie du téléphone, est bouleversée à la moindre erreur, au moindre faux pas…
Hier soir, la petite fille a fait tomber son bol de soupe. Cela ne lui était encore jamais arrivé. La soupe s’est renversée. Mais le bol, comme par miracle, ne s’est pas cassé. Pourtant maman s’est fâchée tout rouge. Maman n’aime pas le bruit, les imprévus. Maman n’aime pas les petites filles maladroites.  Élina s’est mise à pleurer. Pas trop fort pour ne pas déranger. Mais assez fort quand même pour que ça s’entende. Mais maman ne l’a pas consolée. Maman ne demande pas pardon pour ses cris, pour la peine qu’elle cause. Maman ne sait sûrement pas comment on fait…
Heureusement, Élina, elle, le sait. Dans sa chambre, elle va chercher Kaya, sa petite poupée, son enfant. Doucement elle la berce. Et, peu à peu, ses larmes s’éteignent. Telles les étoiles qui s’effacent lorsque le jour commence à poindre…

Billy

Sept mois aujourd’hui depuis que Gladys est partie avec les enfants. Sept mois que Billy est devenu un zombie. Au bar il sert les clients sans même voir leur visage ni ce qu’il leur donne à boire. Au début, ses collègues posaient des questions, les clients s’intéressaient :
— Qu’est-ce qu’il t’arrive, Billy ? T’en fais une tête…
— Elle m’a quittée, elle a pris les enfants, disait-il d’un ton las comme anesthésié.
Comme si ce qu’il décrivait n’était pas en train de lui arriver à lui, mais à l’un de ses lointains amis dont il n’avait plus aucune nouvelle depuis des lustres, un ami envers qui il n’éprouvait plus qu’un vague intérêt. Il parlait de lui comme d’un étranger. Il répétait ces paroles en boucle, toujours les mêmes, du même ton détaché, sourdement désespéré.
À ces mots, son attitude, ses collègues et amis savaient rarement quoi répondre. Ils lui adressaient un sourire embarrassé, censé être réconfortant. Ou bien ils lui tapotaient l’épaule en prononçant dans leur barbe : « Ça va s’arranger mon vieux, t’en fais pas ! »
On sentait qu’eux-mêmes n’y croyaient pas vraiment. Que pouvaient-ils dire d’autre ? Que pouvait-on faire quand la femme aimée vous quitte ? Quand elle embarque les enfants ? Ils ne savaient pas. Personne ne savait. Ce n’était encore jamais arrivé à quelqu’un qu’ils connaissaient.

86
Chroniques Service Presse / 30 secondes de Xavier Massé Éditions Taurnada
« Dernier message par La Plume Masquée le dim. 06/03/2022 à 17:37 »
Résumé :

30 secondes...
Les 30 dernières secondes les plus importantes de sa vie.
Les 30 dernières secondes de leur vie.
Les 30 dernières secondes dont il arrive à se souvenir.
30 secondes... c'est le laps de temps qu'il leur a fallu pour avoir cet accident.
30 secondes, c'est le temps dont dispose Billy pour retrouver la femme de sa vie... disparue...


Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman à la quatrième fort énigmatique.

Suite à un effroyable accident de voiture après une soirée arrosée, Billy, jeune joueur de foot américain à l'avenir très prometteur, se retrouve sur un lit d'hôpital. Malgré tous ses efforts, il ne se souvient quasiment de rien, sauf celui de la présence de Tina sa fiancée, au moment de l'impact.
Il cherche donc aussitôt à prendre de ses nouvelles, savoir si elle se porte bien, et désire connaître le numéro de sa chambre.
Le hic, c’est que selon les médecins, elle n’était pas avec lui dans le véhicule, et semble désormais aux abonnés absents, comme évanouie dans la nature.
Mais Billy ne veut pas en démordre ; il reste persuadé que la femme de sa vie était bien à ses côtés à ce moment là.
Afin de l’apaiser et pour l’aider à reconstituer la chronologie des événements, le Dr Borg décide donc de mettre en place des séances d'hypnose régulières pour le reconnecter à sa mémoire et à ses souvenirs perdus.
Commence alors pour Billy un travail intérieur, une plongée de tous les dangers dans les méandre de son subconscient à la recherche de la vérité…
Mais quelle vérité ? Celle-ci pourrait bien le chambouler, voire le submerger…
Ces quelques lignes posées, le ton est donné ; notre curiosité est piquée au vif ; les questions taraudent notre esprit en ébullition.
Où est Tina ?
Que s’est-il vraiment passé durant ces 30 dernières secondes ?
Billy revit un moment intense, une partie de football américain… le moment semble décisif… puis un choc violent, ces os qui se disloquent… et c’est le blackout complet.
Tout semble confus… ce récit qui recommence sans cesse  à la façon du film "Un jour sans fin" et cette batte de base-ball réapparaît, fil rouge au sein de ses souvenirs hachés et fracturés.
Il y a aussi le sport, l'envers du décor avec ses matchs peu scrupuleux…
Il y a aussi l’accident de voiture...
Le docteur Borg tente de comprendre, essaie de savoir ce qui s'est passé… un homme à côté prend des notes…
Et Tina sa compagne, où se trouve-t-elle au final ?
À l’image de Billy, nous voici plongés, happés, enferrés au cœur d’un presque huis clos terrifiant et glaçant au cœur de la psyché humaine. De rebondissements en rebondissements, l’auteur réussit à tisser une toile des plus complexes, où le lecteur n’aura de cesse de se débattre et d’être ballotté, pour ressortir étourdi et à bout de souffle à la fin du récit.
Grâce a des chapitres bien rythmés, à une écriture directe, nerveuse et sans concession,  cette histoire saura tenir ses promesses pour maintenir l’addiction et le suspense jusqu’à un final des plus inattendus.
Pourtant, malgré une intrigue palpitante et ô combien machiavélique, je dois dire que ma lecture a été quelque peu bousculée.
En effet, même si la description du match de football américain décrite en ouverture est fort bien réussie ; sans nul doute on peut affirmer que l’immersion se fait en moins de 30 secondes, j’ai eu un peu de mal dans les premiers chapitres.
Le procédé de cette journée qui se répète ou peu à peu on en apprend davantage, ces bonds spatio-temporels passé/présent, ce flou artistique assumé et nécessaire pour balader le lecteur, m’ont un peu déstabilisée tout en me laissant un sentiment mitigé.
Heureusement, plus les chapitres avançaient, plus les plongées dans l'hypnose de Billy se répétaient, plus je me suis mis a apprécier ma lecture ; enfin la lumière se faisait jour, les détails étranges prenaient sens… pour atteindre l’emboîtement parfait de chaque pièce du puzzle.
Il faut d’ailleurs saluer les recherches effectuées par l’auteur ; celles-ci favorisent grandement l’envie de connaître la fin de l’histoire, mais aussi permettre l’exploration de personnages bien campés et attachants.
Vous l’aurez compris, outre ces quelques bémols sus-cités, j’ai particulièrement aimé cette lecture originale, profonde et qui ne manque pas de piment.
Alors, si vous aimez les thrillers qui sortent de l’ordinaire, les plongées dans le subconscient qui vous secouent  et qui vous font passer par tout un panel émotionnel, ce livre est fait pour vous ; vous ne serez pas déçus :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :etoile: :etoilegrise:





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Éditions Taurnada      Amazon


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87
Mise en avant des Auto-édités / Octave funeste de Valérie Hoinard
« Dernier message par Apogon le jeu. 24/02/2022 à 17:50 »
Octave funeste de Valérie Hoinard
Nouvelle fantastique



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Quelques notes de musique me parviennent, lointaines. Elles résonnent dans mon crâne, comme un écho. La tête me tourne, mon estomac me brasse.
Je tente de ne pas laisser la bile remonter trop haut, alors que son acidité me brûle déjà la gorge.
Je déambule rapidement en titubant, pieds nus, au milieu d’une brume aussi épaisse que glaçante. Elle m’enveloppe de sa froideur cadavérique.
Où suis-je ?
J’ai des difficultés à respirer. Ma poitrine me fait mal. C’est comme si j’avais reçu un coup de poignard en plein cœur.
Que se passe-t-il ?
Je m’arrête, puis ferme les paupières.
Peut-être que je suis en plein cauchemar ? Oui, ce ne peut être que ça.
Je me concentre sur ma respiration et, petit à petit, mon corps se détend.
Une drôle de sensation parcourt mes bras en direction de la terre. Je la laisse traverser mes membres, ça me fera un poids en moins à transporter, quelle que soit ma destination.
Quand toute pression semble avoir quitté mes veines, je rouvre les yeux.
Rien n’a changé.
J’ai toujours la bouche pâteuse avec cette atroce migraine qui me broie les tempes.
Je me remets en marche.
Pas après pas, je déambule dans ce paysage que je ne peux distinguer.
Le brouillard.
Toujours ce brouillard épais, inquiétant.
Le sol change soudain. Je quitte la douceur de l’herbe pour la rugosité du goudron.
Ai-je atteint une route ?
Cette perspective me réjouit et un léger sourire s’affiche sur mes lèvres asséchées.
Depuis quand n’ai-je pas bu ?
Cependant, mon rictus s’efface quasi instantanément quand je me heurte à un mur. Je ne peux pas le voir, mais une forte odeur de putréfaction semble sortir de cet endroit.
Je change de direction, les mains devant moi. Mes doigts courent sur les briques jusqu’au moment où je sens une poignée métallique et froide.
Je me bats contre une brusque nausée, avant d’appuyer sur le mécanisme et de m’échapper.
 


Do
Chapitre 1


Une intense lumière m’aveugle. Je place mon bras à hauteur de mon front pour me protéger et plisse les yeux. Un projecteur est pointé sur moi, mais en un instant, il s’éteint.
Mon mal-être vient de disparaître avec lui. Finies les douleurs, terminés les maux de tête. Je me redresse. La brume s’est évaporée. Devant moi s’étend une immense prairie verdoyante. Je me sens déstabilisée.
La surprise de ce brusque changement passée, j’avance prudemment.
Le soleil couchant pare le ciel de couleurs douces et rosées. J’avance au milieu de cette nature majestueuse. Ni pensée, ni souvenir ne me traversent l’esprit.
Un sursaut se fait sentir dans ma cage thoracique. Je me raidis et me fige. Qui suis-je ? Quel est mon prénom ? D’où je viens ? L’angoisse me prend à la gorge. Je n’ai aucune réponse à mes interrogations.
La pénombre s’installe lentement sur la plaine, et avec elle, le décor idyllique change. Une odeur sucrée de barbe à papa me parvient aux narines. Étonnamment, elle ne me procure aucun plaisir.
Des notes de musique, semblables à un murmure, deviennent audibles, puis de plus en plus fortes. Tout se met à tourner. Un mélange de terreur et de stupeur s’empare de mon être.
Des rires d’enfants apparaissent. Ils semblent tournoyer tels des fantômes, au milieu d’un épais voile grisâtre qui danse autour de moi en une ronde infernale. Les voix valsent doucement dans les airs, avant d’accélérer leur balai effrayant. Je porte mes mains à ma tête. Je chancelle.
La brume se rapproche dangereusement pour m’envelopper de son manteau glacé.
De nouvelles nausées secouent mes entrailles. Je ferme les yeux pour oublier et tenter d’apaiser mon corps endolori qui se débat. En vain.
Je me sens comme Alice dans le terrier du lapin blanc. Je tombe inexorablement sans jamais toucher le fond.
Soudain, tout s’arrête. Je retrouve mon équilibre et mon estomac se calme. Je ne me sens plus comme sur un bateau chahuté en pleine tempête. Un sentiment réconfortant de soulagement m’envahit. Mes muscles se détendent.
Est-ce que ce cauchemar a pris fin ?
Pleine d’espoir, j’ouvre prudemment un œil, puis l’autre. Saisie par la stupeur, mes yeux s’écarquillent face à tant de couleurs et de majesté. En lieu et place de l’immense plaine verdoyante s’élève un impressionnant chapiteau.
Mon regard émerveillé observe les milliers de petites ampoules éparpillées en hauteur. Elles ajoutent un côté féérique à la toile rouge et blanc, vieillie et rayée. Mes yeux pétillants balayent ensuite la piste de terre battue sur laquelle je me trouve.
Elle est éclairée par de magnifiques lumières dorées.
— C’est toi la nouvelle funambule ?
Je sursaute et fais volte-face, surprise par une petite voix fluette et innocente. Personne. Je me retourne.
— C’est toi la nouvelle funambule ?
Mon cœur manque un battement.
Un enfant d’à peine six ans, aux cheveux blonds parfaitement disciplinés, me toise, le regard vide. Je bredouille quelques paroles incompréhensibles, avant que le garçonnet ne me pose la question pour la troisième fois.
Je reste silencieuse, toujours sous le choc, mais le scrute longuement.
Il porte un petit pull col roulé clair, des collants d’une couleur similaire, ainsi qu’un veston et un pantacourt noirs.
Voyant mon air ahuri, il ajoute en grimaçant :
— Maman m’a dit que je te trouverai grâce à tes bas rayés et ta robe blanche. Elle s’est trompée, elle est plutôt beige.
Surprise par les mots de cet étrange petit garçon, j’observe machinalement mes mains. De jolies mitaines en dentelle les recouvrent. Je baisse mon regard pour découvrir le reste de mon corps. 
Un corset en bustier me serre la taille et me comprime la poitrine. En dessous, je porte effectivement une jupe bouffante à volants couleur ivoire, ainsi que des collants à bandes horizontales, agrémentés de bottines victoriennes aux lacets blancs.
Un léger rictus gêné s’étire sur mes lèvres. Je ne m’étais jamais imaginée dans un pareil accoutrement, qui que je puisse être !
Est-ce que je viens d’ici ?
— Alors, tu viens ? Les autres veulent te rencontrer.
L’enfant aux vêtements datés des années 1800 m’appelle de l’autre bout du chapiteau.
Comment a-t-il fait pour arriver aussi vite là-bas ?
Je secoue énergiquement la tête et me frotte les yeux.
Lorsque je les rouvre, le petit garçon a disparu. Hébétée, je balaye du regard les lieux plongés dans le silence. Il semble s’être évaporé. Je pose une main sur ma bouche un instant, avant de l’appeler.
— Hey ! – j’avance vers les quelques gradins désespérément vides – où es-tu ?
 
Je me penche pour regarder sous un banc. Peut-être qu’il joue à cache-cache ? La stupeur me gagne peu à peu et mon rythme cardiaque s’accélère.
— C’est bon, tu m’as eu. Sors de ta cachette maintenant, ce n’est pas drôle !
— Qui êtes-vous ?
Je me redresse brutalement et me cogne l’arrière du crâne. Une grimace déforme les traits de mon visage. Je pose mes doigts sur la zone d’impact pour vérifier qu’aucun sang n’en sort, puis je me tourne vers la personne qui vient de me surprendre.
Un homme d’environ 1m80 se baisse à côté de moi pour ramasser un petit chapeau haut de forme, semblable à celui qu’il porte, pour me le tendre.
Je l’observe, incrédule.
Ses longs cheveux noirs lui tombent jusqu’aux épaules. Son costume de dompteur, rouge et noir aux boutons dorés, arbore de profondes griffures à hauteur du torse, ainsi qu’au niveau de l’abdomen. Pourtant, aucune trace de blessure ni de sang n’est visible sur son corps.
Mon manque de réaction l’agace, aussi m’incite-t-il, d’un geste ferme, à remettre le chapeau sur ma tête.
Je m’exécute prestement.
— Que faites-vous ici ? grogne-t-il de sa voix grave.
Je déglutis sans qu’aucun mot ne sorte de ma gorge serrée.
— Quel est votre nom ?
J’hésite quelques secondes avant de finalement répondre fébrilement.
— Je ne sais pas.
— Comment se fait-il que vous ne connaissiez pas votre identité ? C’est impossible d’oublier cela.
Il fronce ses sourcils charnus.
— Et vous, comment vous appelez-vous ?
Ma question le met visiblement mal à l’aise. Il passe une main sous son chapeau pour recoiffer ses cheveux.
— Vous ressemblez à une poupée avec votre peau blanche et lisse. Je vais vous nommer Dolly Doll.
J’ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais aucun son ne sort.
Cet étrange surnom semble m’avoir ôté toute capacité à m’exprimer. Je tente à nouveau de parler.
En vain. Je suis figée d’effroi.
Pour la première fois depuis le début de notre échange, un large sourire s’étire sur les lèvres de l’homme.
— Je te souhaite la bienvenue dans notre troupe, Dolly Doll.
Au même moment, le dompteur disparaît dans un nuage de fumée. 


Chapitre 2


Cette nouvelle disparition me laisse pantoise. Je suis en train de rêver, il ne peut y avoir que cette explication, la seule qui me semble rationnelle.
Dolly Doll. Mon nom de scène résonne dans mon esprit. C’est plutôt joli.
J’observe le chapiteau à nouveau plongé dans un silence mortuaire. Des accessoires de voltige sont entassés dans un coin à côté de la piste.
Un peu plus loin, à moitié dissimulée derrière un morceau de toile, se dresse une immense cage métallique, certainement celle des fauves.
Un petit rire d’enfant retentit. Mon regard se tourne vers les gradins. J’ai la drôle de sensation de ne plus être seule.
Pourtant, les lieux sont désespérément vides.
Une brise glacée frôle mon bras. Elle déclenche un frisson dans le haut de mon dos. L’angoisse me gagne. Il faut que je sorte d’ici.
Soudainement prise de panique, je me précipite vers la seule ouverture de la tente, à l’intérieur de laquelle l’atmosphère est à présent devenue irrespirable. J’ai l’impression de suffoquer. Je cours de plus en plus vite pour retrouver l’air libre, comme si ma vie en dépendait.
Mon trajet me paraît interminable. Je ne comprends pas. Plus je me rapproche de la sortie, plus celle-ci s’éloigne. J’accélère le pas. Mon cœur cogne contre les parois de ma poitrine. Il semble vouloir en sortir, mais il est prisonnier, tout comme moi.
Mes tempes se compriment. Une vive brûlure se fait sentir dans mon crâne. Je place mes mains de chaque côté de ma tête et m’immobilise. La douleur est de plus en plus vive. Je ferme les yeux. Un cri strident sort des profondeurs de ma gorge.
Tout se met à tourner autour de moi. Des nausées brassent à nouveau mon estomac. Non, pas ça, pas encore !
Je garde les paupières closes pour ne pas voir le paysage tourner et risquer de m’écrouler.
Tout à coup, tout se fige.
Je retrouve progressivement mon état normal. Mes muscles se décontractent.
Mon corps s’apaise. Je prends une longue inspiration et affronte ce nouveau décor. Une fois de plus, je suis émerveillée par la majesté des lieux.
Cependant, celle-ci m’effraie instantanément.
Je tourne sur moi-même. Le nombre de pulsations dans mes veines augmente de manière exponentielle.
Ma respiration est saccadée.
Des centaines, peut-être même des milliers de miroirs m’entourent. Je suis encerclée. Chacun d’eux reflète mon image apeurée.
Poussée par la curiosité, je m’approche lentement de l’un d’eux. Ma silhouette, tel un accordéon, s’amincit ou grossit au fil de mes pas peu assurés.
Mon visage aussi est victime de cette transformation étrange. Je ne sais même pas à quoi je ressemble physiquement, si ce ne sont mes vêtements fantaisistes.
Je n’ai pourtant qu’une seule question en tête : comment sortir d’ici ?
Une forme apparaît soudain derrière moi dans le miroir. Mon sang ne fait qu’un tour et je fais volte-face.
Personne.
 Je hausse les sourcils, puis me retourne pour retrouver ma position originelle. La silhouette fantomatique se tient toujours à quelques centimètres de moi.
Décontenancée, je lève le menton et scrute l’homme, à travers l’un des miroirs.
Il me domine de plus d’une tête, mais n’est pas très massif. Son teint blafard rappelle la peau d’un cadavre. Un grand chapeau noir, baissé jusqu’à l’arête de son nez fin, dissimule ses yeux. Ses lèvres plutôt charnues tirent vers le violacé alors qu’un liquide rougeâtre en sort. Son apparence effrayante me glace les os.
Une main quasi squelettique vient se poser sur mon épaule. Je bloque ma respiration.
Je sens bientôt sa paume puis ses doigts serrer le haut de mon bras. Je me fige de terreur. Il avance sa bouche près de mon oreille sans que je puisse distinguer la moindre de ses paroles.
Je ferme les paupières. Son autre main frôle une de mes hanches.
Ce contact malaisant me fait l’effet d’un électrochoc. D’un mouvement brutal, je me libère de cette emprise macabre.
Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?
Je tente de m’enfuir, mais me heurte à une première glace, puis une deuxième.
À nouveau, la panique s’empare de mon être. Je dois trouver une issue !
Mes membres supérieurs cognent contre les murs déformants qui me donnent à présent le mal de mer. Je vacille un moment avant de perdre l’équilibre et de m’effondrer sur l’une des parois réfléchissantes.
À cet instant, la surface dure et lisse devient visqueuse et perméable. Mon corps s’enfonce progressivement à l’intérieur comme dans des sables mouvants.
Je n’ai pas le temps de réagir. Je traverse le miroir en une fraction de seconde.
 

Mi
Chapitre 3


Je chute. Les secondes, puis les minutes s’écoulent inexorablement alors que je continue de tomber vers une destination inconnue. Mon corps se meut comme pour ne pas rester immobile. J’ai l’impression de flotter, d’être en apesanteur.
Ma crainte s’est évaporée. Ma frayeur a fait place à un sentiment de bien-être et de plénitude. Aucune nausée ne vient briser ce moment d’apaisement.
Mon esprit s’évade. Je ne pense à rien, même pas à l’endroit où je vais bientôt atterrir, ou même si je vais m’en sortir.
Je ferme les yeux. Je crois que je suis en train de m’endormir.
Ma chute cesse brutalement. De puissantes notes florales embaument les lieux où je suis assise. Je sens quelque chose de dur sous mes fesses. Je place mes mains sur la surface lisse. C’est du bois.
J’ouvre subitement les paupières, poussée par la curiosité.
La vision d’un nouveau miroir face à moi provoque un sursaut dans ma poitrine. Pourtant je m’apaise presque aussitôt. Ce décor me paraît bien plus hospitalier que les autres.
Sur la tablette se trouvent un poudrier, du maquillage et divers accessoires de scènes tels que des boas à plumes, un corset et une paire de gants en dentelles.
Je me retourne pour observer un peu plus les alentours. Je suis à l’intérieur d’une roulotte très mal rangée, pleine de costumes et de chapeaux multicolores aux formes toutes plus farfelues les unes que les autres.
Soudain, je me raidis.
Des pas résonnent à l’extérieur en même temps que les voix de plusieurs individus masculins et féminins. Mon regard balaye les lieux à la recherche d’une cachette, mais il n’y a en a aucune. Je suis prise de panique. Ils sont sur le point d’entrer… Je ferme les yeux et me crispe.
— Mais que fais-tu ici ? Ça fait une éternité qu’on t’attend !
Je rouvre brusquement les paupières, stupéfaite par ce qu’il se passe.
Mes yeux semblent sortir de leurs orbites. Je suis bouche bée, incapable de prononcer le moindre mot.
— Laissez-moi passer, je vous prie !
L’homme joue des coudes pour se frayer un chemin parmi la dizaine de personnes amassées devant la sortie, tels des chiens de garde. Ils me barrent le passage, je ne peux rien tenter.
Le dompteur que j’ai rencontré sous le chapiteau émerge de la petite foule costumée.
Les individus qui ressemblent à des femmes ont revêtu des vêtements qui me rappellent le french cancan et des perruques toutes plus impressionnantes les unes que les autres.
Un détail m’interpelle : nous portons tous les mêmes gants en dentelle.
— Enfin ! Tu es là ! Tu te rends compte que ça fait deux jours qu’on te cherche partout ?
Je manque de m’écrouler sous le choc. Il se précipite vers moi pour me retenir et m’empêcher de tomber. Deux jours ? Non, il doit se tromper, nous avons eu notre conversation tous les deux depuis seulement quelques minutes !
Des étoiles apparaissent devant mes yeux. Mes jambes ne me portent plus. L’homme au chapeau haut de forme me retient à bout de bras, alors que je m’écroule.
La dizaine de regards se braquent sur moi, stupéfaits.
Les murmures des quelques spectateurs de mon état résonnent dans ma tête, tels des échos lointains. Peu à peu, ils deviennent de plus en plus clairs. Mon corps retrouve progressivement toute sa substance.
Lorsque je suis de retour et prête à continuer mon chemin, le dompteur m’aide à me remettre sur pieds.
— Tu sembles étrange ce soir, Dolly Doll. Regarde-toi, tu es toute pâle !
Il saisit un miroir à main et le place devant moi. J’observe mon reflet et me fige de stupeur.
Je touche alors mon visage du bout de mes doigts, comme si celui-ci ne m’appartenait pas.
Ma peau est aussi blême qu’un cadavre et aussi froide que la porcelaine. Mes cheveux bruns ont été bouclés, ainsi qu’attachés en une coiffure sophistiquée qui ressemble à celle des poupées.
En un battement de cils, je me retrouve lourdement maquillée. Mes yeux cernés d’un noir aussi profond que le charbon accentuent la blancheur de mon visage. Mes pommettes saillantes sont couvertes d’un rose bonbon poudreux qui me donne d’autant plus l’air de sortir d’un coffre à jouets. Mes lèvres ont pris la couleur du sang et mon petit chapeau a changé.
Je me pince la main pour être certaine de ne pas être endormie.
Ce qui vient d’arriver n’est pas possible !
J’en suis parfaitement consciente, mais je n’ai aucune explication rationnelle à donner.
— Il est l’heure, m’annonce le dompteur solennellement en m’ouvrant la porte de la roulotte, dans une attitude de véritable gentleman.
Les danseurs et danseuses de french cancan se sont évaporés.
Je ne comprends rien. Où sont-ils passés ?
J’entends des voix en provenance de dehors. Ce sont certainement eux.
Incrédule, j’observe le dompteur pendant de longues secondes. Son attitude droite et son élégance m’impressionnent.
Il fait alors une sorte de révérence en positionnant son bras au niveau de son ventre et en s’inclinant majestueusement.
J’écarquille les yeux, mais me décide finalement à le suivre et rejoindre les autres à l’extérieur. 
88
Mise en avant des Auto-édités / Les œillères de l'éléphante de Laurie Heyme
« Dernier message par Apogon le jeu. 10/02/2022 à 17:31 »
Les œillères de l'éléphante de Laurie Heyme



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Chapitre 1.


Etat des lieux.

« Les chances qui se perdent sont les plus grandes malchances. » Pedro Calderon de la Barca.


La vie, trois petites lettres de rien du tout. Des moments prometteurs de l’avenir qui basculent dans le passé en une poignée de secondes. Pas le temps de saisir l’instant présent qu’il n’est déjà plus.
La vie, qui peut chavirer subitement, comme un navire dans une mer déchaînée. Le calme apparent fait place à l’inévitable tempête. Face aux flots et aux vagues de plus en plus fortes, il est impossible de décider s’il est préférable de résister ou de se laisser engloutir dans les profondeurs.
Ma vie, qui n’est qu’un champ de ruines, une embarcation qui tangue déjà et dont la direction du vent ne va pas tarder à changer, pour le meilleur ou pour le pire je ne le sais pas encore. Mon radeau de fortune bricolé et rafistolé prend l’eau de toute part, malgré les apparences.
Ma seule certitude, c’est que je n’en peux plus, je suis à bout. Chaque nouveau lever de soleil me confronte à une réalité dont je ne veux plus et dont je suis pourtant incapable de me défaire. Chaque jour est une nouvelle épreuve où il me faut endosser le corps de Louise, prénom que ma mère m’a donné.
Quand j’ai cherché à connaître sa signification, j’y ai lu les termes de gloire et de combat. Je ne sais pas si c’est pour ça qu’elle m’a appelé comme ça. Ce que je sais en revanche, c’est que je suis loin de me reconnaitre dans ces mots-là.

Je doute d’ailleurs qu’elle ait vraiment réfléchi à ce qu’elle allait écrire sur nos actes de naissance. Je sais que le petit nom de ma sœur a été attrapé au vol dans la salle d’attente de la sage-femme lorsqu’elle était enceinte de quelques mois. Une jolie princesse prénommée Stéphanie y jouait et notre mère, ayant eu d’autres chats à fouetter que de se pencher sur la question, y avait vu là un signe. Le jour où j’avais découvert cette histoire, pour mon livret autobiographique du cours de français, je l’avais trouvée si triste que j’avais préféré ne pas lui demander pourquoi elle m’avait appelé Louise. J’avais brodé une histoire à dormir debout pour mon acrostiche, tout plutôt qu’une vérité difficile à entendre.

Je crois que c’est de là qu’est née cette habitude de décrypter les prénoms des personnes que je rencontre, peut-être pour mieux les appréhender et cerner leurs personnalités. Je me suis toujours promis que le jour où je deviendrais mère à mon tour, ce rite de passage serait étudié avec soin et ne serait pas dû au hasard mais plutôt le fruit d’un choix bien élaboré. J’avais déjà feuilleté à la bibliothèque où je travaillais de multiples recueils, « Choisir son prénom, choisir son destin » ou encore « Un prénom, le choix d’une vie ». Mes collègues me trouvaient étrange et me charriaient souvent d’un « Dis-moi comment tu t’appelles je te dirais qui tu es », à chaque fois que j’inscrivais un nouvel abonné. 

Ma mère s’appelle Marguerite et parler d’elle me déclenche des démangeaisons.
Quand j’en ai cherché le sens, j’ai été frappée par les appellations de perle et de pureté. A proprement parlé, elle est loin d’être une perle, du moins avec nous. Toute personne n’étant pas de sa famille proche trouve que c’est une femme charmante, souriante et avenante. Je me souviens parfaitement de la réaction de mes amies quand j’étais adolescente.
¬ « — Ta mère est géniale ! Ta mère est trop cool pas comme la mienne ! Ta mère est super gentille ! »
Je souriais, bêtement, acquiesçant face à leurs compliments, même si intérieurement je ressentais un trouble indescriptible. L’envers du décor ne faisait pas écho aux apparences. Je dirais plutôt que je vivais avec une doctrine maternelle qui laissait peu de place à l’ouverture d’esprit et aux effusions d’amour.

Je ne dépeins pas d’emblée une relation mère et fille des plus idéales. Et pourtant, chaque dimanche, je vais effectuer mon devoir au brunch familial. Mon père n’est malheureusement plus de ce monde pour assister à ces moments délicieux où elle trouve toujours à redire sur ma coiffure, ma tenue vestimentaire ou encore mon job de bibliothécaire. C’est son passe-temps favori, me rappeler sans cesse à quel point je suis une ratée et à quel point elle sait tout mieux faire que moi.    Les encouragements et la prise de confiance en soi n’étaient pas dans ses priorités d’éducation, ce rôle étant plutôt discrètement attribué à mon paternel. « Faites ce que je dis, pas ce que je fais » est un proverbe qui lui va comme un gant.

Marguerite rêvait d’être avocate mais mes grands-parents n’ont jamais pu financer ses études. Alors, à défaut de plaider devant les tribunaux, elle jongle avec les appels téléphoniques dans le grand cabinet d’avocat Jackson & Cie du 8ème arrondissement de la capitale depuis bientôt quarante ans. Elle en parle avec tant d’enthousiasme qu’on pourrait penser que c’est elle qui l’a monté de toutes pièces. Son parcours est loin d’être un parfait accomplissement et je doute qu’elle s’épanouisse vraiment dans ce rôle de secrétaire toujours disponible et efficace malgré les années. Cependant, elle tient tout de même à me rafraichir la mémoire au sujet de mes cuisants échecs. Nous n’évoquons jamais les siens, il y aurait pourtant un parallèle à faire.

Je n’ai pas besoin qu’on me rappelle les mauvais souvenirs, j’ai une mémoire d’éléphant. Je suis capable de me souvenir des noms de famille des adhérents quand ils viennent rendre leurs livres. Je me rappelle mieux qu’eux-mêmes certains bouquins qu’ils ont lus, histoire de ne pas les emprunter une seconde fois. Cette capacité met de l’eau dans le moulin de mes collaborateurs quand ils ne me taclent pas sur mes lectures mystiques. Je suis un drôle de phénomène, une bête de foire, pas au point de savoir où les ouvrages sont rangés mais presque. Je connais parfois certains emplacements à l’étagère près. A leurs heures perdues, mes consœurs improvisent des quizz littéraires auxquels je me prête volontiers. Avoir une telle capacité à retenir les choses m’émoustille je l’avoue. Je m’attribue peu de qualités mais celle-ci est incontestable alors autant en abuser, ça camoufle un peu le reste.

Malheureusement, tout ce que je pense ne sort jamais de ma bouche car ça reste ma mère évidemment et même si mon esprit le hurle très fort je n’ai pas le courage de laisser sortir toutes ces mauvaises pensées.
Ça me ferait sans doute le plus grand bien mais je ne suis pas courageuse pour deux sous et je me cache derrière toutes ces croyances qui t’obligent à tout accepter de tes géniteurs.
Alors, je reste la petite Louise bien sage qui dit oui à tout sans broncher. Je crois que ça fait partie du bagage « points négatifs dans ma vie ». Cette valise que je traine depuis toute petite pèse une tonne, je n’arrive même plus à la fermer, elle déborde de tous les côtés.
Encaisser à chaque fois ces remarques m’enfonce un peu plus. C’est un problème assez omniprésent au quotidien mais que je refuse d’affronter pour le moment, ayant trop peur que les conséquences d’une éventuelle rébellion aggravent encore plus ma situation. J’ai opté pour l’idée de subir jusqu’à la fin de ma vie, même si je dois arriver au paradis en rampant.

Dans ce gros balluchon, je rajouterais pour tenir compagnie à ma mère mon cher et tendre compagnon, Ben. Ces deux-là s’entendent à merveille, ce qui devrait m’enchanter. Le beau Ben, un sourire ravageur et des yeux verts sur une peau hâlée qui vous font voyager à Bora Bora en un clignement d’œil. Très franchement, pour être honnête, je ne sais pas ce qu’il me trouve depuis tout ce temps. Cette année, nous fêterons nos sept ans. Je n’aurais jamais pensé que nous arriverions jusque-là. Je crois que j’ai un cruel manque d’assurance et inévitablement, il me vient souvent à l’esprit que ce bellâtre ne peut pas faire sa vie avec un rat des bibliothèques. Cette façon de voir notre relation me pousse à me plier en quatre pour répondre au moindre de ses désirs. Je dis amen à tous ses caprices, ses éclats de colère et ses manies. Je me courbe un peu trop, je vais finir par avoir un lumbago irréversible.

Après notre première rencontre, je m’étais précipité à la lettre B afin d’en savoir plus sur lui. Ben était un diminutif de Benjamin, interprété comme fils de la chance. Il ne m’en avait pas fallu plus pour accepter un rencard. Le guide des prénoms était ma boussole et j’avais grandement besoin d’ondes positives dans ma vie. A défaut de trouver un trèfle à quatre feuilles, j’espérais peut-être rafler un compagnon de route pour éclairer mon chemin.

Comme chaque matin, mon esprit vagabondait au fur et à mesure qu’il émergeait. Toutes ces réflexions sous ma douche matinale faisaient parties de mon rituel quotidien. Même si je pensais très fort à la planète et au gâchis de toute cette eau qui se déversait sur moi, je me laissais aller à chaque fois dans mes divagations.
Elles s’éternisèrent un peu trop longtemps car la sonnerie du téléphone m’en extirpa et, quand je vis le nom qui s’affichait, je sursautai et manquai de glisser dans la baignoire. Il s’agissait de Mme Rambaud, directrice de la bibliothèque Françoise Sagan du 10ème arrondissement de Paris.
Il était 8h36 et j’étais officiellement en retard au travail. J’ai oublié de préciser que mon deuxième prénom c’est Françoise, qui signifie libre, mais à priori pas tant que ça.

Paris et ces matins tout gris, Paris et les klaxons des taxis. Me voilà habillée comme un as de pique, à peine maquillée et pas coiffée à courir attraper mon bus en tentant d’avaler mon café. Faire deux choses à la fois n’est pas compatible chez moi, je devrais pourtant le savoir ! Dans la précipitation, j’ai mal fermé le thermos qui abritait ma boisson brûlante et je ne pourrais donc m’en prendre qu’à moi-même pour cette auréole de café avec laquelle mon pull moutarde va cohabiter toute la journée. Je fais abstraction de la brûlure au troisième degré qui irradie ma poitrine et m’avance à pied jusqu’à la prochaine station de métro. Malgré ma course folle le bus m’a échappé. J’ai un autre point commun avec les éléphants, je cours comme eux. J’ai une jambe qui marche et une jambe qui trotte. Au collège, mon professeur d’EPS m’avait surnommé affectueusement Pachyderma. J’ai toujours adoré courir pourtant mais les regards amusés des badauds ont vite expédié mes baskets de sport au placard.

J’adore mon quartier, ça je le mets dans la valise « points positifs dans ma vie », sachant qu’ils ne sont pas bien nombreux. Ce barda est hélas bien trop léger. Quand nous avons emménagé avec Ben, nous avons eu la chance de trouver ce petit appartement au dernier étage avec une vue imprenable sur Paris. J’ai le vertige mais il était tellement conquis que j’ai cédé, pour lui faire plaisir. Je ne suis donc pas la parisienne qui profite de sa terrasse au petit déjeuner. J’ouvre les fenêtres et je vais arroser les fleurs en fermant les yeux. Ce sont mes pieds qui finissent mouillés la plupart du temps.

La seule chose que je peux voir au loin depuis ma fenêtre, sans m’aventurer trop près du bord, c’est la majestueuse Tour Eiffel. Ce monument me procure un effet énergisant et je ne me lasse pas de l’admirer, même après toutes ces années. J’ai parfois l’impression qu’elle me parle dans mes coups de blues et qu’elle s’adresse à moi pour me remonter le moral.
 « — Allez soit forte Louise, ne te laisse pas abattre. »
Je partage un petit secret avec elle, j’adore la prendre quotidiennement en photo. Chaque cliché me permet de découvrir la dame aux mille visages avec un regard nouveau. Cela parait sans doute complètement stupide et ce passe-temps gaspille certainement des milliards de giga dans mon cloud mais je ne peux pas m’en empêcher. Je l’immortalise, inlassablement, parfois le matin au lever du soleil ou bien encore les jours de pluie, parce que même là, elle est grandiose.
Je ne sais plus qui a dit qu’il faut apprendre à danser sous la pluie. Ce qui est sûr c’est qu’elle sait le faire la dame de fer, contrairement à moi.

En attendant, c’est dans les couloirs du métro que je danse et que je zigzague. J’arrive enfin à Gare de l’est et j’aurais donc, pour être exacte, dix-huit minutes et trente-quatre secondes de retard. Je suis bonne pour une journée sans pause déjeuner avec deux heures supplémentaires pour me faire pardonner. La reine de la culpabilité c’est moi, je pense devoir remercier Marguerite pour ça.

Quand je franchis les portes de la bibliothèque Mme Rambaud est là, comme si elle m’attendait, et ses vociférations ne mettent pas longtemps à se faire entendre.
« — Louise ! Ce mois-ci ça fait déjà plusieurs retards ! Il va falloir vous ressaisir, sans quoi je ne pourrais pas continuer comme ça ! Je comptais sur vous ce matin pour arriver plus tôt et déménager tous les romans policiers comme nous en avions convenu en réunion. Pouvez-vous me dire quel est l’objet de votre retard aujourd’hui ? Un dinosaure sur les voies ou peut être une invasion d’ovni à l’arrêt de bus ? me hurla-t-elle au visage.
— Mme Rambaud, balbutiais-je, je n’ai aucune excuse ce matin … je vous promets que ça ne se reproduira plus, faites-moi confiance ! dis-je penaude et la tête basse. »

Je ne pouvais décemment pas lui mentir. Il m’arrivait des évènements tous plus rocambolesques les uns que les autres mais cette fois, je n’avais rien à dire pour ma défense. Je savais que cette histoire allait me miner toute la journée et que j’allais tout faire pour me rattraper, quitte à faire des tas d’heures en plus, et ça Mme Rambaud le savait très bien. Certes, je n’étais pas une championne de la ponctualité mais j’étais très efficace dans mon travail, bien plus que le reste de l’équipe. Mon acariâtre patronne avait surtout bien cerné ma psychologie et savait parfaitement sur quel bouton appuyer pour que je me mette en mode autopunition.

Je travaillais dans cette bibliothèque depuis dix ans déjà. Après avoir échoué à mon examen de fin d’année, j’avais mis au placard mes rêves de journaliste et je m’étais réfugiée dans ce job. Amoureuse des livres depuis toute petite, j’avais trouvé dans ce lieu un havre de paix et de silence, obligée de faire taire mes remords et mes regrets. J’aimais la tranquillité de ces rayonnages, les pas feutrés sur la moquette gris souris, et les couvertures de ces milliers d’exemplaires tâchant de couleurs d’immenses meubles blanc. Le personnel en place avait complètement changé après ma venue, avec de multiples départs à la retraite. Je n’avais jamais noué de grandes amitiés avec les nouveaux arrivants et nos rapports restaient strictement professionnels. J’avais surtout décliné les diverses propositions d’apéritifs en sortant du travail. A force d’essuyer des refus, ils ne m’avaient plus invitée du tout. Je préférais rentrer à la maison pour retrouver Ben et je m’octroyais des sorties uniquement lorsqu’il était absent, comme si je m’interdisais de m’amuser sans lui. Parfois, je me sentais vieille avant l’âge, puis je chassais cette pensée, me disant que j’avais de la chance d’avoir un homme dans ma vie de tous les jours, ou presque.

La journée s’écoula comme je m’y attendais, je travaillais comme une forcenée, avalant un sandwich en catimini. Le seul réconfort qui maintenait ma motivation à flot était mes retrouvailles du soir avec mon amie d’enfance, Alice.
Elle avait besoin d’un coup de pouce au restaurant, son énième extra venait de lui faire faux bon. Je crois plutôt qu’elle était un tantinet trop exigeante et assez insupportable comme employeuse mais ça, je me gardais bien de lui dire. Ça n’avait pas d’importance, j’adorais aller là-bas, j’y joignais l’utile à l’agréable. C’était un moment d’évasion où je n’avais pas le temps de réfléchir et j’en avais besoin, aujourd’hui plus que jamais.

La fin de la journée pointa enfin le bout de son nez et j’avais encore une heure de libre devant moi. Je profitais de ce moment de répit pour finir le trajet à pied. Flânant comme j’aimais le faire, mon réflex n’était jamais bien loin, toujours au fond de mon sac. A croire que j’aimais passer en mode camouflage, la tête dans les écrits la journée et derrière un objectif le soir. Je longeais la seine, passant vers ces terrasses à ciel ouvert. C’était l’heure des happy hours et des sorties de bureau. Je voyais tous ces gens qui se retrouvaient, riant aux éclats et se prenant dans les bras. Quand je les observais, une partie de moi les enviait. Ils avaient l’air heureux et insouciants. Je m’imaginais même furtivement, comme dans ces films surréalistes, sauter dans le corps de n’importe lequel d’entre eux pour échanger nos places, pourvu que sa vie soit plus supportable que la mienne.

Je me prêtais souvent à imaginer leur quotidien, leur vie amoureuse ou encore leur métier. A les voir ainsi vêtus, ils semblaient tous avoir réussi leur existence et en être les fiers habitants. Pour ma part, j’avais l’impression d’être en dehors de moi-même. Je voyais mon corps vivre, respirer, marcher, agir et j’avais la sensation d’être ce petit fantôme qui flottait et tentait de le réintégrer, en vain. J’étais à côté de mes pompes en permanence mais je savais bien donner le change pour ne rien laisser paraitre.

Je traversai la passerelle Simone de Beauvoir et j’en profitai pour immortaliser le métro qui passait au loin, sur le pont de Bercy. Cette vue était magnifique. Paris était une belle ville, pleine de contrastes et d’ambiguïtés.

Je franchis les portes de « La croisée des chemins » vers 19 heures. Alice était en extrême concentration sur son tableau de plat du jour. C'est ma meilleure amie, une sœur de cœur, comme je me prête souvent à le dire. C’est même la seule amie qu’il me reste. Nous nous sommes connues sur les bancs de la maternelle. Peu complices au début, j’étais du genre timide et discrète quand elle était déjà exubérante et avec un franc-parler. Il aura fallu que cette terreur de Gabriel vienne m’enquiquiner pendant la récréation pour qu‘elle intervienne et lui fasse une tête au carré. Depuis ce jour, elle a décidé que sa mission de vie était de me protéger et moi, de me laisser tenir la main. Trente ans que ça dure. La légende dit que les amitiés qui durent plus de sept ans, c’est pour la vie. Au vu du chiffre sur le compteur, je crois qu’on est bien parties.

Cependant, il faut bien l’avouer, cette amitié n’est pas un long fleuve tranquille car nous sommes rarement d’accord. Nous sommes l’incarnation du yin et du yang, diamétralement opposées tout en étant complémentaires. Alice, c’est le soleil de notre idylle amicale. Je n’ai jamais vu quelqu’un de si positif. Quand elle voit le verre à moitié plein je le vois à moitié vide, sauf quand il s’agit de Margarita, là on tombe souvent d’accord !
Il faut dire que son mental d’acier n’est pas dû au hasard. Plus jeune, un grave accident de voiture avait failli lui coûter la vie. Elle n’était que passagère, mais n’a plus jamais retouché un volant de sa vie jusqu’ici. Elle ne le montre pas, mais la guérison psychologique n’a jamais été complète et son médicament est de faire de chaque nouvelle journée une bulle de perfection et d’hédonisme.

Je l’avoue, je suis tout le contraire. Je suis trop souvent négative, pensant toujours au pire quand une situation se produit. Je fais partie de cette catégorie de personne persuadée que rien de bien ne peut lui arriver. Je n’ai jamais de chance et, pour couronner le tout, je suis assez maladroite.
Alors, sans cesse, elle est présente, à toujours trouver les bons mots et à tenter de me remonter le moral. Elle essaye de me tirer vers le haut quand les tréfonds m’appellent. Ce soir, elle a du pain sur la planche, il va falloir qu’elle sorte l’artillerie lourde.

Demain, une journée douloureuse s’annonce…
Demain, nous sommes le 26 avril…
Demain, ça fera 18 ans que notre père nous a quittées…

La vie, trois petites lettres de rien du tout mais qui peuvent peser une tonne quand le chagrin est trop lourd.



Chapitre 2.


Jour J.

« Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents, dans la mémoire des vivants. » Jean d’Ormesson.

Le temps de ce mois d’avril est semblable à mon humeur du moment, changeant. Je passe du rire aux larmes comme le soleil passe à la pluie. Par intermittence, le vent s’emporte et mes idées noires s’installent. De loin, ma belle Tour Eiffel tente de s’adapter à mon moral tumultueux. Voilà qu’il se met à grêler, la météo ne semble pas se tromper pour une fois.

Le service d’hier soir était assez chargé. Alice et moi avions couru dans tous les sens. C’était exactement ce qu’il me fallait, ne pas avoir le temps de cogiter ni de réfléchir au lendemain. Occuper mon esprit avec des « Vous prendrez un dessert ? » ou des « Je vous recommande vivement le plat du jour ! ». Nous avions terminé le rangement de la salle autour d’un cocktail secret dont mon amie taisait la recette mais qui noyait allègrement mon accablement. Un taxi nous avait déposé tardivement au pied de nos immeubles respectifs. Je ne crois pas avoir trouvé le chemin de mon lit, car je m’étais réveillée toute habillée sur le canapé. Heureusement que mon amoureux n’était pas là pour me voir dans cet état ! C’était le genre de réveil cliché des lendemains de soirées arrosées. Un filet de bave dégoulinait de ma bouche, restée sans doute ouverte à ronfler toute la nuit. Mon mascara, que je n’avais pas retiré la veille mais joyeusement frotté avec mes mains, me donnait des airs de panda défraichi.

Après avoir avalé au moins un litre de café et une aspirine, j’avais trainé au lit avec un livre que j’avais retrouvé dans de vieilles affaires en rangeant l’autre jour, « Les souffrances du jeune Werther. »  Ce premier roman de Goethe retraçait l’histoire d’un amour impossible. A l’époque, ces mots m’avaient bouleversée. La fin était malheureusement tragique, je devrais songer à lire des œuvres un peu plus joyeuses. C’était mon jour de repos car samedi j’assurais la permanence, nous la faisions à tour de rôle. Ça tombait à point nommé, je n’étais pas d’humeur à voir du monde aujourd’hui. J’avais un tout autre programme.

J’essayais de joindre Stéphanie depuis une heure, sans succès. J’avais pourtant bien pris en compte le décalage horaire. A Paris il était 16h10, en toute logique à New York il était six heures de moins. Mes appels restaient sans réponse et mes messages aussi. Elle ne pouvait pas avoir oublié la date, c’était impossible. Chaque 26 avril nous nous appelions, comme pour prier ensemble à la mémoire de notre père. Enfin, prier est un mot inadéquat, je dirais plutôt se recueillir ensemble. Dieu ou quelques formes de croyance que ce soit ne faisaient pas partie de mon quotidien. Mes mésaventures récurrentes me laissent à penser qu’un mauvais sort m’avait été jeté et qu’aucun Dieu là-dedans ne cherchait à empêcher ça.

Ma grande sœur avait eu la riche idée, à la mort de papa, de s’envoler définitivement pour les Etats-Unis. Son agence de voyage et son anglais brillant lui avaient permis de dégoter une opportunité en or dans la grosse pomme. Son poste consistait à s’occuper des voyages à destination de la France et plus précisément de la capitale. Sur un coup de tête, elle avait plié bagages, j’avais alors 16 ans. Nous n’étions pas dans une période très propice à l’entente complice et le décès soudain de Daniel nous avaient toutes deux ébranlées.

Daniel, c’est comme ça que s’appelait mon père. L’ironie de tout ça, c’est que cela voudrait dire « jugé par Dieu ». En terme de jugement, cela avait été rapide. Un arbre, une vitesse excessive, un virage glissant et un homme qui nous avait été retiré, en pleine force de l’âge.

Depuis, je n’avais revu ma sœur que par des appels en visioconférence. Elle n’avait plus remis les pieds ici depuis tout ce temps et moi, en grande acrophobe que j’étais, je me sentais incapable de monter dans un avion. Lui rendre visite aurait été une aubaine pour découvrir ce pays qui me faisait tant rêver. Mais vu où j’en étais dans ma gestion du vide et des hauteurs, ce n’était pas pour demain. C’était d’ailleurs sur ma liste de procrastination, cette fameuse to-do list que je repoussais jour après jour : aller consulter un hypno-thérapeute pour tenter d’y remédier.

Quant à la relation entre ma mère et ma sœur, je restais dubitative. Je crois savoir qu’elles s’appelaient peu, peut-être pour Noël et les anniversaires, comme si elles étaient en froid. J’avais souvent questionné Marguerite mais elle avait toujours balayé d’un revers de la main le sujet, éludant que Stéphanie avait tout simplement du mal à se remettre de la perte paternelle. Il fallait qu’elle change de disque. Cette excuse devenait irrecevable depuis tout ce temps.

Il me manquait terriblement à moi aussi. Il subissait également les remarques de sa femme, toujours pleines de reproches. Mais il était d’un caractère foncièrement gentil et docilement, il s’exécutait sans se rebiffer. Je savais de qui je tenais.

Ben était parti en déplacement quelques jours. Il m’avait promis qu’il tenterait de rentrer ce soir si son dernier rendez-vous ne s’éternisait pas. Son métier de commercial l’obligeait à être souvent absent. Je lui avais dit plusieurs fois que je n’aimais pas qu’il me laisse seule ce jour-là. Visiblement, il avait oublié, une fois de plus. De surcroit, nous nous étions quittés sur une dispute complètement stupide. Depuis, j’essayais de le rappeler mais il rejetait mon coup de fil à chaque fois et mes supplications restaient lettre morte.
Ben était comme ça, une contrariété pour lui qui n’en était pas une pour moi pouvait faire ressortir un homme colérique qui s’emportait facilement. Il pouvait me bouder ainsi pendant des heures et même pendant des jours. Parfois, certaines longues périodes de silence se soldaient par un bouquet de fleurs en rentrant du travail. Et je retrouvais alors celui que j’avais rencontré.
La plupart du temps, je l’accorde, c’était peut-être moi qui exagérais. J’étais très maladroite et faisais peu attention aux choses. Vivre avec moi devait être exacerbant.

Nous étions ensemble depuis quelques mois lorsque, pour la première fois, j’avais subi les foudres de son mutisme. Il me parlait de ses envies de voyage et des pays qu’il aimerait visiter.
« — J’adorerais faire une croisière, c’est un peu ringard mais ça me fait rêver je ne sais pas pourquoi me disait-il songeur … Je m’imaginerais bien partir quelques semaines en mer, m’arrêter au gré des escales et découvrir une ville différente chaque journée.
— Ah bon ? Tout seul ?! m’écriais-je un peu trop fort. Je ne suis pas incluse dans ton programme à ce que je vois ! dis-je d’un air adouci mais aussi faussement vexé.
— Je parlais à la première personne comme ça Louise !!! Pourquoi faut-il toujours que tu rapportes tout à toi ?! avait-il répondu en se levant subitement du canapé où nous étions paisiblement lovés.
— Je plaisantais Ben … dis-je, ne sachant comment me rattraper et surprise face à cette réaction si virulente.
— Oui, et bien ton humour laisse à désirer ! Et par la même occasion, tu n’es visiblement pas non plus douée pour le repassage, je m’occuperai moi-même de mes chemises dorénavant m’asséna-t-il d’un ton cinglant, passant du coq à l’âne.
Sur ces dernières paroles, il était allé dormir, me laissant bouche ouverte sur le sofa. Après quoi, il ne m’avait plus adressé la parole de toute la semaine. J’avais eu beau pleurer et faire amende honorable, il était resté imperturbable. La boite à méchancetés s’était ouverte, enfouissant le gentleman lover qu’il était sous un tas d’immondices. Puis, le samedi matin, en revenant de son jogging, il m’avait ramené un gros bouquet de roses. Tout était oublié, la boite à gentillesses était à nouveau ouverte.

Chaque fois que ce genre de situation arrivait, c’était la fin du monde pour moi. Je n’arrivais pas à me raisonner. Sur le coup, j’étais énervée, me convainquant que cette fois, je ne craquerais pas, puis, je passais vite aux larmes et à l’anxiété, me persuadant que c’était fini et qu’il allait me quitter. Ainsi, je finissais toujours par platement m’excuser pour ce que j’avais pu dire ou faire, même si au fond de moi, je savais que je n’avais rien à me reprocher. Ben, lui, restait muet, un mur de briques triple épaisseur. Rien ne l’atteignait. Et puis, d’un coup, le déclic : du chocolat, un cadeau, une escapade et nous passions à autre chose, sans une once d’explications jusqu’à la fois prochaine.
Devant la porte de notre histoire, ces épisodes s’accumulaient les uns sur les autres. Je les enjambais à chaque fois, tentant de les broyer mais hélas, la montagne de déchets commençait à devenir bien trop haute pour être ignorée.
 Ben était mon ventriloque et j’étais son pantin. Il tirait les ficelles de ma vie bon gré mal gré et chaque fois, je m’exécutais.

Notre relation était cyclique, je m’y sentais dominée et surtout ligotée, incapable de bouger et de parler. Je me voyais passive et savais au fond de moi que rien n’était normal dans ce mode de fonctionnement mais je l’aimais, et j’étais persuadée qu’il m’aimait lui aussi malgré cette façade si dure. Je voyais en lui une bouée de sauvetage que j’avais parfois du mal à saisir. Je luttais de toutes mes forces pour m’y accrocher et ne pas sombrer. Je nageais, sans discontinuer, incapable hélas d’atteindre l’autre rive.

La sonnerie de Skype me tira de mes sempiternelles interrogations existentielles.
« — Enfin Steph !!! J’ai essayé de te joindre je ne sais combien de fois fulminai-je ! Tu n’as pas oublié quel jour nous sommes !
— Non ma belle, mais il n’est que 10h ici ! J’ai des choses qui s’appellent des enfants à déposer à l’école et j’avais une livraison de gâteaux à faire ce matin au plus vite ! »
De spécialiste des voyages, ma sœur s’était transformée en professionnelle des cupcakes et gâteaux d’anniversaire en tout genre. Il avait suffi qu’un apollon lui fasse les yeux doux à l’agence de voyages de la cinquième avenue pour qu’elle finisse mariée avec deux beaux chérubins et qu’elle arrête de travailler pour se consacrer à cette si belle famille. Un conte de fée digne de la petite maison dans la prairie.
Maintenant que mes neveux, Tim et Jack, étaient plus grands, ma sœur avait décidé de remettre sa vie professionnelle en route. Sans doute en souvenir de ces longs moments passés aux fourneaux avec notre père, elle s’était lancé dans la pâtisserie avec des gâteaux d’exception tous plus incroyables les uns que les autres. Rien que d’y penser, mon estomac faisait la danse de la joie.
« — Et tu nous as fait quoi de bon aujourd’hui ? lui demandais je.
— Une pièce montée sur le thème d’Alice au pays des merveilles avec une mousse framboise et exotique. Je me suis bien amusée avec les décors ! C’est pour l’anniversaire d’une petite Alice justement.
— Tu me mets l’eau à la bouche ! Dommage que tu sois si loin, sans ça toutes ces douceurs passeraient par mon fin palais pour validation, dis-je en salivant.
— Heureusement que je cours tous les jours parce qu’avec tout ce que je goûte je vais finir obèse, me répondit elle.
— Bon, trêve de plaisanterie, on fait quoi pour papa aujourd’hui ? »

Nous n’étions peut-être pas les sœurs les plus soudées du monde, mais nous avions établi un petit rituel chaque année, pour l’anniversaire de son décès.
Ces deux mots n’allaient pas du tout ensemble, l’anniversaire était synonyme de fête quand le décès reflétait la tristesse et le chagrin.
De longues années s’étaient écoulées mais la douleur restait vive avec un goût amer d’inachevé. Pour tenter de combler le vide qu’il nous avait laissé, j’allais farfouiller dans le grenier de la maison familiale, Stéphanie m’accompagnant seulement à travers l’écran de son smartphone. Maman y avait stocké toutes les affaires de papa, ses papiers, ses vêtements et ses peintures. Elle avait voulu faire un grand tri et se débarrasser de pas mal d’affaires quelques mois après qu’il soit parti mais, je m’y étais opposée, garantissant que je le ferais au fur et à mesure. Elle m’avait alors ordonné de tout monter au grenier, voulant visiblement dépoussiérer la maison des cendres de son défunt mari.

J’avais besoin de garder tout ce pèle mêle lui appartenant, comme pour avoir le sentiment qu’il était toujours là, à veiller sur moi. Je me surprenais même parfois à lui parler, les yeux rivés vers le ciel, à lui demander de l’aide ou juste un signe pour me guider.
Une fois l’objet de notre convoitise annuelle trouvé, je l’emmenais avec moi ou l’expédiais aux Etats-Unis. A tour de rôle, nous nous appropriions un bout de notre paternel pour nous accompagner jusqu’à l’année suivante. Je finissais toujours à quatre pattes, avec Stéphanie au bout du fil pour me guider dans mes recherches. Notre mère ne comprenait guère cette bizarrerie, elle nous trouvait ridicule. A chaque fois, elle disait « le passé c’est le passé, faire ça ne le fera pas revenir ». Songer que ça nous faisait du bien ne lui venait même pas à l’esprit.
Elle était celle qui, parmi nous trois, était vite passée à autre chose. Armée d’un bouclier, elle rejetait en bloc toute émotion et toute nostalgie. J’espérais dans le fond que c’était juste une protection face au chagrin. Je savais que je me leurrai.

« — Appelle moi quand tu seras là-bas ! Tu y vas bien ce soir ? me demanda Stéphanie.
— Oui, comme d’habitude ! J’aurais même droit au traditionnel ragoût de maman !!! A croire qu’elle ne sait rien cuisiner d’autre… elle sait très bien que je déteste ça…
— Alors à tout à l’heure ! éluda-t-elle en raccrochant, sans même prendre la peine de répondre à mes complaintes. »
Ce qui contrariait Marguerite par-dessus tout, c’est qu’elle devait garder sa fille à dîner tous les 26 avril et son petit programme s’en trouvait alors chamboulé. Un véritable cœur de pierre, c’était certain.

Marguerite avait toujours été un monstre d’organisation. Tout était millimétré et rien ne devait dépasser. Il n’y avait aucune place pour l’imprévu dans sa vie personnelle. Première illusion, car c’était pour mieux s’octroyer des contretemps dans sa vie professionnelle.
Papa s’occupait de nous le plus clair de son temps, même si lui travaillait aussi. Elle gérait son emploi du temps afin d’avoir un maximum de liberté pour des réunions de dernières minutes. Comme elle aimait le crier sur les toits, sans elle, le cabinet ne tournerait pas. Tous ces avocats étaient si brouillons, heureusement qu’elle était là pour tout recadrer.

Cela avait conditionné notre relation, mère disponible le soir entre 20h et 21h et le dimanche uniquement. J’avais grandi et le champ des possibilités s’était restreint aux repas du dimanche midi.
Passer à l’improviste boire un café dépassait l’entendement. J’avais tenté de le faire une fois et cela m’avait servi de leçon. Visiblement, je la dérangeais et elle avait continué son activité sans me prêter la moindre attention. Je m’étais presque fait sermonner, comme quand j’avais douze ans. Je m’étais servi un café que j’avais bu en tête à tête avec moi-même, bouillonnant intérieurement, sans oser crier au scandale. Dans ma tête, je hurlais dans un monologue sans fin.
« — Elle est incroyable !!! Elle ne peut pas s’arrêter deux minutes pour s’asseoir avec moi ! De toute façon, je suis bien la dernière de ses priorités, ça a toujours été comme ça ! Mais qu’est-ce que je fiche ici ??? Moi qui croyais lui faire plaisir ! Si seulement Papa était là … »
Cependant, elle connaissait très bien les limites maternelles de cette attitude et n’avait pas eu d’autres choix que d’obtempérer, une fois par an. Et elle me le faisait payer, sournoisement. Capituler était une chose, faire de cette soirée un bon moment en était une autre. Alors que je détestais au plus haut point ce plat, elle me cuisinait inlassablement son ragoût que je me forçais à manger. Je ne m’éternisais guère, et la plupart du temps, à 22h j’étais rentrée. Elle faisait un effort surhumain pour se mettre à table avec moi, le regard jonglant de l’horloge à son assiette.

Le dimanche, c’était différent, car c’est elle qui l’avait planifié. Elle aimait se pavaner devant Ben, qui m’accompagnait la plupart du temps. Il adorait ma mère et elle le lui rendait bien. Elle invitait toujours différents amis ou collègues du cabinet. Les apparences, toujours les apparences. Déjà à l’époque, mon père détestait ces repas de représentation mais n’avait pas d’autres choix que de s’y plier.
En réalité, il avait le choix. Il aurait pu tout envoyer promener et faire autre chose de sa journée que jouer les maris modèles devant les invités. Surtout qu’elle passait son temps à le fustiger et l’accabler. Je sais qu’il rêvait de s’échapper pour aller pêcher avec mon oncle Phil, son ami de toujours. En général, celui-ci faisait une apparition en fin de journée, une fois la bataille terminée.

Après la digestion, je finissais souvent par me reposer dans le grand hamac que mon père affectionnait pour ses longues siestes. Pour faire venir le sommeil, je me prêtais à imaginer un de ces fameux brunchs du dimanche avec les trois hommes de ma vie réunis : Papa, Oncle Phil et Ben. Malheureusement, dès que je me réveillais, le retour à la réalité était ardu. Il en manquait deux sur trois et rien ne pourrait changer ça. En plus du blues du dimanche soir, une chape de plomb s’abattait toujours sur mon moral lors du trajet retour.

La relation de mes parents avait toujours été un grand mystère pour moi. J’avais cherché les flammes de leur amour mais n’avait trouvé que quelques braises qui s’éteignaient, lentement. Je voyais mon père tenter de souffler pour que les étincelles reprennent tandis que ma mère jetait de grands seaux d’eau pour tout éteindre. Elle nous éclaboussait au passage, sans se rendre compte qu’elle nous noyait à petits feux. Est-ce que les choses auraient été différentes si Daniel n’avait pas été si docile ? Je lui en veux, parfois. Je lui en veux, tout le temps, car il n’est plus là pour répondre aux milles interrogations qui chaque jour jaillissent dans ma tête.

Je ne me doutais pas un seul instant que les réponses allaient venir à moi, tel un pigeon voyageur qui aurait fait cent fois le tour du monde avant d’arriver enfin à bon port, pile au bon moment.
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Résumé :

Jean-Luc Provost, le très médiatique entraîneur de gymnastique français, meurt dans un accident de voiture. La thèse du suicide, à seulement six mois des prochains jeux Olympiques de 2024, est très vite écartée.
L'affaire, considérée comme sensible et politique, est confiée au groupe de Lost. Pourquoi vouloir assassiner un homme qui s'apprêtait à devenir un héros national ?
Rebecca et son équipe se retrouvent immergées dans un monde où athlètes et familles vivent à la limite de la rupture avec pour unique objectif l'or olympique. Ils sont prêts à tous les sacrifices pour l'obtenir.
Jusqu'au jour où le sacrifice demandé devient insurmontable…

Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier Joël des éditions Taurnada pour sa confiance et pour m’avoir fait découvrir en avant-première ce nouveau roman à la quatrième fort intrigante.
J’avais déjà lu et beaucoup apprécié les précédents romans d’Isabelle Villain, ses incontournables polars en compagnie du commandant Rebecca de Lost et son équipe. Je tiens d’ailleurs à préciser qu’Il n'est aucunement nécessaire d'avoir lu les ouvrages précédents pour lire celui-ci.
Si vous tenez à vous faire une petite idée de ce qui précède, pour les plus curieux, mes chroniques ici : Peine capitale     Blessures invisibles



Décembre 2023. À sept mois des JO de Paris, coup de tonnerre, le coach de l’équipe de gymnastique Jean-Luc Provost perd la vie tragiquement dans un accident de voiture. La thèse du suicide, un temps avancée, est vite écartée au profit d’un assassinat lorsqu’on apprend qu’il s’agit d’un sabotage avéré.
Notre groupe de Lost est donc saisi de cette nouvelle affaire, on lui demande de résoudre cette enquête ultra sensible le plus vite possible, sans céder à la pression médiatique et sans faire de vagues.
Ces quelques pages avalées, le ton est donné. Tout comme sa femme Rita, les athlètes et leurs familles, une fois la stupéfaction passée, les questions taraudent notre esprit en ébullition.
Pourquoi, et surtout qui aurait un intérêt à assassiner cet homme à l’excellente réputation et apparemment estimé de tous ?
Pourquoi s’en prendre à celui qui aurait pu devenir le prochain héros national et propulser la France dans l'histoire des Jeux Olympiques ?
Sous la plume tantôt fluide et percutante, tantôt acérée et entraînante  de l’auteur, nous voici plongés, enferrés, happés au cœur d’une intrigue sombre et douloureuse ayant pour toile de fond l’univers de la gymnastique artistique et de la préparation des athlètes de haut niveau.
Dans ce monde où ne priment que l’opiniâtreté, l'acharnement, la persévérance à l'entrainement,, de jeunes athlètes pré-pubères  maintenus en quasi huis clos loin de leur famille et de leurs repères  sont conditionnés H24 dès leur plus jeune âge pour atteindre la plus haute marche du podium et rapporter la plus belle des médailles.
Sous couvert d’excellence, leur enfance, leur adolescence vont être sacrifiées, leur mental et leur physique broyés, dans l’unique objectif de la performance… Malheureusement bien illusoire compte-tenu du nombre d’élus. Pourtant, pour pouvoir être qualifiés, ils seront prêts à tout, même aller jusqu’à l'impensable !
Pour Rebecca et son équipe commence alors une enquête minutieuse pour démêler le vrai du faux ; découvrir qui parmi l’entourage du coach sportif pouvait avoir un mobile, assez de rancœur ou de rancune pour passer à l’acte et l’assassiner. Un milieu opaque, où rien ne filtre ; mutique, ou les non-dits sont légions.
Alors, dans ce cercle relativement réduit, qui est le coupable ? Un proche, quelqu’un d’extérieur ? Un collègue, un parent ou un élève ?
Pour être honnête, je dois dire que je ne connaissais pas grand chose du milieu ou s’implante ce polar, mais grâce aux connaissances pointues de l’auteure en tant qu’ancienne athlète, et à sa capacité à nous les délivrer, je dois dire qu’il m’a été facile de m’y familiariser sans me perdre, permettant ainsi une excellente immersion.
Ainsi, avec beaucoup de justesse, de profondeur et d'empathie, elle a su retranscrire avec brio tout le panel émotionnel et les motivations de ces jeunes Padawans ainsi que de leurs familles dans leur quête de la perfection, ce, en dépit de la mise en danger physique et mentale que cela implique.
Médusée, bouleversée, impuissante, je n’ai pu que constater les problématiques liées à ce type de pratiques sportives impitoyables, ou l’humain est poussé au bout de lui-même, non loin du point de rupture. Et une fois lancés dans la spirale de la réussite, ces derniers se retrouvent dans l’impossibilité de faire machine arrière ; le sport étant devenu toute leur vie.
L’enquête n’est pas en reste, entre rebondissements et fausses pistes, on se plait à avancer au même rythme que l’équipe pour tenter de découvrir le coupable et son mobile.
 Grâce à des chapitres courts et bien rythmés, le suspense reste entier tout au long du récit. Une thématique révoltante et inimaginable dont je préfère ne pas parler ici afin de ne pas spoiler ce qui va être abordé avec courage. Par petites touches, des éléments vont être savamment distillés, embrouillant encore mieux le lecteur pour l’emmener vers une fin tout à fait bluffante.
Les personnages quant à eux sont bien campés, servant au mieux les besoins du récit. Retrouver Rebecca fut un vrai plaisir et le mélange vie professionnelle et personnelle apporte une profondeur supplémentaire non négligeable.
Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé ce thriller intense et bien rythmé, la plongée au cœur de cet univers méconnu bien loin des strass et des paillettes, la qualité de l’intrigue et la manière dont elle a été menée.
Alors, si vous aimez les romans qui sortent des sentiers battus, de ceux qui vous secouent, vous glacent le sang ou vous révulsent tout en vous faisant réfléchir sur les travers de l’espèce humaine…. foncez, ce livre est fait pour vous ; vous ne serez pas déçus :pouceenhaut:

Ma note :

:etoile: :etoile: :etoile: :etoile:  :demietoile:



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Les enquêtes de Marie Rose Bailly - Le chant des poupées de Julie JKR



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1


 Avant de vous parler des raisons de ma présence dans cette maison à Londres, laissez-moi commencer par vous raconter mon histoire.
Marie Rose Bailly, vingt-deux ans, originaire de l’est de la France. Fraichement diplômée comme enquêtrice privée, me voilà en possession du fameux sésame pour démarrer ma première enquête. Les présentations sont faites. Sommaire, certes, mais concises. En ce qui concerne ma vraie description, elle tiendra en quelques lignes supplémentaires.
À la suite d’une histoire de famille qui remonte aux alentours du XVe siècle, et dans laquelle il est question d’une ancêtre brûlée vive sur un bûcher par une bande de fanatiques, je possède une particularité. Elle ne me définit pas à proprement parler, mais elle a déterminé une grande partie de mon avenir. Toutes les femmes Bailly, sont dotées de cette spécificité, une sorte d’héritage familial, qui je l’avoue n’est pas commun.
Présentée par les médecins comme une maladie dégénérative des oreilles, ou perte progressive de l’audition, si vous préférez. L’évolution est aléatoire d’un individu à l’autre. Il n’y a pas de règle établie. Ce sera soit lent, soit rapide. Quant à l’âge auquel le sujet sera atteint, là encore le hasard s’invite dans la partie.
Pour ma part, neuf ans, a été le point de départ de la dégénérescence, et comme rien n’arrive jamais seul, ce n’est pas l’unique chose qui nous caractérise. « La perception » comme nous aimons l’appeler est un des symptômes majeurs. Notre dossier médical n’en fait pas mention, je vous rassure, ce ne serait pas vu d’un très bon œil. On m’a très vite expliqué les termes du contrat, si je puis dire, et la manière dont les choses allaient se dérouler pour moi à l’avenir. La perte progressive d’un de mes sens allait entrainer l’apparition d’une nouvelle capacité, en quelque sorte. Petit à petit, les voix et sons ambiants s’amenuiseraient, pour laisser place à la voix des morts. Dit de cette manière et surtout à une gamine de neuf ans à l’époque, on peut aisément avoir peur, mais ce n’était pas mon cas. Tout ça faisait partie de mon quotidien. Les femmes Bailly en avaient fait leurs métiers, sous couvert de services funéraires, bien entendu. Elles se chargeaient d’accompagner les familles dans le deuil d’un être cher tout en permettant aux défunts de partir en paix.
Détail important à connaître sur la perception, elle n’est qu’auditive. En aucune manière, nous ne sommes capables de voir les morts. Les entendre, leur parler, ça s’arrête là. Ils ne se manifestent que pour délivrer un dernier message à leurs proches, rien de plus. Du moins jusqu’à ce que ma perception se déclare, et que mon expérience se révèle tout à fait différente des autres.
Pour faire simple, aucun des morts que j’entends n’est là pour un dernier au revoir. Non. Au contraire. Les miens sont constamment soit en colères, soit tristes, soit complètement perdus. Ils hurlent. Ils pleurent. Ils jurent. Tout le temps. J’ai même droit à des voix étrangères, comme si ma perception avait une portée internationale.
Lorsque tout a commencé, les nuits étaient courtes, et les journées à l’école extrêmement longues. Mes camarades me pointaient du doigt, me mettaient de côté, quand ils n’avaient tout simplement pas peur de moi. Une chose qu’il faut bien comprendre, c’est que les voix ne prennent pas rendez-vous, elles débarquent sans crier gare et je dois me débrouiller avec. On n’est pas préparé à ce qui nous arrive et les autres non plus.
Dans le silence de la classe, mes hurlements à répétitions et mes crises de larmes ont eu raison du peu d’amis qu’il me restait. L’année scolaire s’est terminée à la maison où ma mère a endossé le rôle d’institutrice. Une solution temporaire, mais qui s’est avérée permanente. Un secret qu’il fallait garder, car les gens ne comprendraient pas, et même si ça avait été le cas, nous n’étions pas prêtes à le divulguer. Les gens ont souvent peur de la différence. Les enfants plus que les autres.
Pour découvrir pourquoi ma perception était différente des leurs, elles ont entamé des recherches en remontant sur des dizaines d’années en arrière. Aucune explication n’est venue résoudre mon problème. J’allais devoir vivre avec, un point c’est tout.
Chaque fois qu’une voix m’assaillait, je faisais de mon mieux pour en parler à ma mère. Compte rendu détaillé de ce que j’entendais. Quand par chance j’arrivais à obtenir un nom, on se mettait à chercher tout ce qu’il y avait à savoir sur cette personne. On a très vite compris que j’allais devoir faire face à des moments difficiles. Les voix que je percevais provenaient toutes de gens assassinés de manière violente ou cruelle. Dans tous les cas, atroce était le mot. À en croire ce qu’elles me disaient, la vengeance les libèrerait, et c’était à moi, de les aider à résoudre leurs affaires. La police, elle-même, n’avait pas été capable d’y remédier, mais moi, Marie Rose, neuf ans, j’allais y arriver. On marchait sur la tête.
Pendant des jours, ma famille s’est attelée à m’apprendre à atténuer ma perception. Deux mots pour décrire cet apprentissage, douloureux et périlleux. Quelques semaines n’ont pas suffi à y arriver. Au bout d’un an, je parvenais seulement à réduire le volume sonore à quelque chose d’acceptable. Ajoutez à cela deux ans de plus et vous obtenez enfin des chuchotements. Ce n’est qu’à l’âge de quinze ans, que j’ai réussi à dompter la bête. Des années de pratique, des centaines de migraines, des séances de pleurs à n’en plus finir, tout ça pour cohabiter avec ma perception. Il a fallu réfléchir à ce que j’allais faire de ma vie, car travailler avec ma famille n’était pas à l’ordre du jour.
Le métier d’enquêtrice privée s’est présenté comme une révélation. Je pourrais travailler la plupart du temps seule, c’était exactement ce dont j’avais besoin. Résoudre les affaires en lien avec les voix me permettrait de vivre un minimum en paix.

Me voilà donc enquêtrice, les oreilles pleines de voix, des affaires qui se bousculent, et pas la moindre idée de par où commencer. Compartimenter. Prioriser. Mettre de l’ordre dans mes idées. Seulement voilà, tout était nouveau pour moi. Mon métier n’avait été que théorique, et à présent, je devais passer à la pratique en ajoutant ma perception à l’équation. Quel serait le critère à prendre en compte pour faire passer la demande d’une voix avant une autre ?
Dix jours de tergiversation pour élaborer un plan d’action qui tienne la route. C’est là que je l’ai entendu pour la toute première fois. Cette voix, si pure, si claire, si triste. Elle m’a frappé comme une évidence. Ma première mission serait de m’occuper de son cas, j’allais me consacrer entièrement et uniquement à elle.
Lizzie, cinq ans, anglaise d’après son accent, serait mon occupation principale pour les semaines à venir. Mon excellent niveau d’anglais allait enfin pouvoir me servir pour comprendre ce qu’elle avait à me dire. La perspective de mener ma première enquête me rappelait que si je pouvais entendre cette petite fille, ça signifiait qu’elle était morte.


2


– J’ai un mauvais goût dans la bouche, et ma tête tourne comme quand je vais sur le tourniquet au parc avec papa. J’aime pas ici. Il fait noir et c’est pas chez moi. C’est chez qui ? Je comprends pas pourquoi je suis ici. Il est où papa ? J’ai appelé, mais il a pas répondu. Et elle est où Madeline ? J’ai cherché, mais Madeline est pas là non plus. y a un bruit. Je sais pas c’est quoi. Il est pas loin, mais il est pas là non plus. Quand je parle, c’est comme quand je parle dans le bain et que mes oreilles sont dans l’eau. J’aime pas ça ici. Ça fait peur. Je sais pas quoi faire. Je suis toute seule et il fait noir. J’aime pas quand il fait noir. Ici y a pas la lumière dans la prise comme dans ma chambre. Et y a pas Madeline et y a pas papa. J’aime pas ici. Je veux aller chez moi.
Lizzie parle sans s’arrêter. J’essaye de tout noter, mais c’est peine perdue, alors je reste silencieuse et je l’écoute.
– Mon nez il est tout mouillé parce que je pleure beaucoup. J’ai pas de mouchoirs, alors ma manche est toute cracra. C’est papa qui dit cracra quand je rentre du jardin. J’aime bien quand il dit ça. Je rigole toujours. Mais là je rigole pas. Je pleure. Et ça coule de mes yeux et ça veut pas s’arrêter. Le bruit est pas loin. J’aime pas le bruit. La voix elle est ici, mais je vois pas la tête. Je connais pas la voix. Elle doit venir. Je veux la voir.
Sa voix me brise le cœur. Si je pouvais la serrer dans mes bras pour la réconforter, lui promettre que tout ira bien, je n’hésiterais pas une seconde. Malheureusement, Lizzie est morte et elle ne le sait même pas. Quelle est la meilleure façon d’annoncer à une petite fille de cinq ans qu’elle ne rentrera plus chez elle ? Qu’elle ne reverra plus jamais son papa ? Aucune. Il n’y en a aucune, car rien de tout ce qui est en train de se dérouler n’est normal. Une enfant ne devrait pas mourir un point c’est tout.
Je dois trouver le moyen de l’aider à découvrir qui lui a fait ça, c’est bien la seule chose dont je suis sûre pour le moment. Reste à espérer que j’en sois capable.
Je commence par lui poser quelques questions simples.
– Lizzie, où étais-tu lorsque tu as disparu ?
– C’est quoi disparu ?
Cinq ans. Ne pas l’oublier. Réfléchir comme une enfant de cet âge.
– Lizzie, est-ce que tu te souviens de ce que tu faisais avant d’être dans le noir ?
– Avec papa et Madeline, on faisait des manèges.
C’était un début. Maintenant, restait à savoir qui était son père, qui était Madeline et de quels manèges elle parlait.
– Est-ce que tu sais où tu habites ?
– Dans ma maison avec papa et Madeline.
OK. Ce n’était pas gagné, loin de là.
Pendant plus d’une heure, j’ai tenté en vain d’obtenir une adresse. Elle a réussi à répondre à quelques-unes de mes questions, et j’ai pu prendre quelques notes de ce que je venais d’apprendre. Tout d’abord, elle était anglaise, l’accent et les bus rouges m’ont mis la puce à l’oreille. Je connaissais son nom, celui de son père et je savais enfin qui était Madeline.
Lizzie Williams, cinq ans, fille de Harry Williams. Madeline, poupée qui casse si on la laisse tomber. Ce sont ses propres mots. Minces comme indices pour démarrer une enquête, mais loin d’être inutile.
Pour commencer, j’allais concentrer mes recherches sur les disparitions d’enfants en Angleterre. Le périmètre était immense, il allait falloir affiner tout ça rapidement. Pendant que je pianotais sur mon clavier, Lizzie s’était remise à parler.
– La voix elle parle de Emily et Megan. Et des autres aussi, mais y a trop de noms. Je peux pas tout retenir. En plus je sais pas qui c’est.
D’autres filles disparues ? J’espérais que non, mais mon instinct me prédisait le contraire. Je notais les prénoms.
– J’aime pas les poupées dans le noir. Elles sont grandes. Elles font peur avec leurs yeux tout bizarres. J’aime pas leurs grandes têtes. Elles sont assises et elles regardent vers moi. J’aime les poupées. Madeline, je l’aime. Mais pas les poupées avec les yeux mouillés.
– Lizzie, parle-moi des poupées.
– Je veux plus voir leurs yeux mouillés.
– Est-ce qu’elles sont comme Madeline ? Où est-ce que c’est une autre sorte de poupée ?
– Elles sont trop grandes et elles font trop peur. Beaucoup trop peur.
– Si elles tombent, est-ce qu’elles vont se casser comme Madeline ?
– Oh oui.
Donc les poupées étaient en porcelaine. Était-ce un détail important ? Aucune idée, mais il ne fallait rien négliger. Restait à découvrir pourquoi elle n’aimait pas ces poupées, et surtout, pourquoi elles lui faisaient si peur ?
Je m’apprête à lui poser la question, lorsqu’elle se met à hurler. Son cri est tellement fort qu’il me vrille les tympans. J’essaye par tous les moyens de la calmer, mais rien à faire, elle continue de crier.
– Lizzie, qu’est-ce qui se passe ?
– Elles parlent. Elles sont tristes. Elles veulent pas être là. Elles ont froid comme moi. Elles disent mon prénom aussi et elles reniflent fort. J’aime pas être là. Je veux mon papa. Dis à mon papa de venir me prendre.
Ses derniers mots me rendent triste, mais je dois me concentrer sur le reste. Qui sont ces poupées ? Que lui veulent-elles ? Novice en matière de dialogue avec les morts, certaines choses m’échappent encore. Dois-je prendre au pied de la lettre tout ce qu’elle me dit ? Quelles sont les règles qui régissent l’autre côté ? Je suis certaine que Lizzie ne pourra pas répondre à cette question.
Je profite d’une période d’accalmie pour demander conseil à ma grand-mère. Une personne expérimentée sera certainement capable de m’éclairer, et cela même si nos perceptions sont différentes. Parler aux morts, c’est une discipline qu’elle exerce depuis plus longtemps que moi. C’est ma seule solution pour le moment.
Ma grand-mère s’est révélée être une source d’information inestimable. Elle m’a notamment expliqué que les morts décrivent les choses telles qu’ils les perçoivent. Si la voix se met à parler d’un corbeau qui chante, cela veut littéralement dire qu’un corbeau chante. Rien de métaphorique pour eux. De notre côté de la réalité, par contre, la signification n’est pas toujours la même. En clair, lorsque Lizzie me dit que des poupées en porcelaine lui parlent, c’est effectivement le cas. À moi, maintenant, de savoir qui sont-elles et ce qu’elles lui veulent. Il me faudra également découvrir qui sont les autres dont parle Lizzie, et si les poupées sont des filles ? Voilà que je commence à m’embrouiller. Je vais laisser le temps me le dire.
Tout est une question d’interprétation et de compréhension. Les morts ont quelque chose à me raconter, à moi de découvrir de quoi il s’agit. C’est une première pour nous, alors tout le monde tâtonne, mais je sais que quoiqu’il arrive, je pourrais compter sur ma famille.
L’objectif à ne pas perdre de vue, trouver ce qui est arrivé à Lizzie. Son père a le droit de savoir, et je dois l’aider à quitter cet endroit qui lui fait si peur.


3


Internet regorge d’informations, certaines sont utiles pour démarrer une enquête, et d’autres sont clairement à laisser de côté. Le tri est indispensable si l’on veut pouvoir avancer. Tout ce que vous lisez n’est pas à prendre pour argent comptant, la multitude d’informations reste difficile à vérifier. La majorité des articles se basant sur des sources anonymes sont à prendre avec des pincettes, si votre source n’est pas fiable à cent pour cent, et que ce qu’elle avance n’est pas vérifiable, passez votre chemin. Vous me remercierez plus tard. La véracité des témoignages et des faits est primordiale. Il faut être intransigeant là-dessus, sous peine de suivre une mauvaise piste.
Mes recherches se concentrent essentiellement la nuit, seul moment de répit, seul moment où Lizzie ne se manifeste pas. Jongler entre ses dialogues décousus, mon investigation compliquée et le manque de sommeil évident, commence à être dur. Le combo parfait pour aller droit dans le mur et la tête la première bien évidemment. Malgré tout, je continuerai à ce rythme effréné aussi longtemps qu’il le faudra, tout simplement parce qu’une petite fille compte sur moi.
Durant mes escapades nocturnes sur la toile, un lien vers un blog revenait sans cesse dans les premiers résultats. Le titre Affaires non résolues d’Angleterre m’a poussé à le lire. Articles de qualités, et bien documentés. Écriture professionnelle. Photos et témoignages sérieux. On avait à faire à quelqu’un d’impliqué et de méticuleux dans son travail. D’après sa bio, il était journaliste indépendant, ceci expliquait cela. J’ai passé des heures sur son blog, mais je n’ai rien trouvé sur Lizzie. Je n’avais pas encore fait le tour de tous les articles, je ne devais pas désespérer. Étant donné que je n’avais pas pu me résigner à lui dire qu’elle était morte, je ne pouvais pas déterminer le moment de son décès. La presse et les autorités avaient très bien pu en parler aux informations, mais pour le moment j’avais fait chou blanc. Sauf si c’était une vieille affaire, auquel cas j’aurais du pain sur la planche.
L’auteur du blog pourrait peut-être m’aider sur des affaires similaires, bien que je n’aie pas grand-chose à partager avec lui pour le moment. Lizzie avait bien parlé d’autres filles, mais c’était vague. La partie fastidieuse allait débuter, trouver le moyen d’entrer en contact avec cette personne. Son blog était suivi par des milliers d’abonnés, il devait à coup sûr recevoir des centaines de messages par jour. J’allais devoir user d’ingéniosité pour me démarquer, et je dois dire que pour le moment ce n’était pas gagné. L’inonder de messages a été ma première stratégie, mais je me suis vite ravisée. Mauvaise approche pour un premier contact. Le traquer sur les réseaux sociaux a été ma deuxième idée, avec un peu de chance je trouverai une meilleure façon de le joindre.
Au moment d’ouvrir un nouvel onglet, une bannière est apparue sous mes yeux. Un message défilait en continu accompagné de la photo d’une petite fille.

Le dix-neuf novembre deux mille dix-sept, Lizzie Williams, cinq ans, a disparu. Elle a été vue pour la dernière fois à la fête foraine de Winter Wonderland de Londres. Au moment de sa disparition, elle portait un pantalon noir, des bottines grises, un manteau gris avec une capuche fourrée blanche et un bonnet gris avec un pompon. Caractéristiques physiques : Blonde aux yeux bleus. Elle mesure un mètre cinq. Si vous possédez la moindre information susceptible d’aider la police à la retrouver, composez le numéro qui s’affiche en dessous.

La piste que j’attendais depuis des jours venait enfin d’apparaître. Je connaissais désormais sa description complète. Il y avait même un numéro, mais il devait s’agir d’un centre d’appel où ils centralisaient toutes les informations qu’ils recueillaient, donc certainement pas utile pour moi. Je devais absolument trouver le moyen de parler avec ce Dorian, l’auteur du blog.
D’après mes notes, Lizzie avait disparu depuis quinze jours. Avait-elle été tuée le jour même ? Ou plus tard ? Restait à le découvrir. Elle était accompagnée de son père à la fête foraine. Où était-il au moment du kidnapping de sa fille ? Que s’était-il passé ? Au lieu d’avancer, de nouvelles interrogations s’ajoutaient aux anciennes. Lizzie avait besoin de moi et moi je tournais en rond.
Incapable de dégoter la moindre information sur son blog, j’ai décidé d’éplucher ses réseaux sociaux. Par l’intermédiaire d’un ami à lui, je me trouvais enfin en possession d’une adresse mail personnelle. Je me suis empressée de lui envoyer un message.
Baisser les bras ne faisait pas partie des options envisageables. Enquêter nécessitait de la rigueur, de la détermination et un soupçon de chance, je l’avoue, mais c’était avant tout un travail long et fastidieux. La ténacité et la persévérance sont les maîtres mots pour s’engager. Tenir coûte que coûte cette ligne de conduite. Toujours trouver une piste à explorer et à exploiter pour avancer dans son enquête.
 
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