Auteur Sujet: Réapprendre à vivre de Marie Barrillon  (Lu 7787 fois)

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Réapprendre à vivre de Marie Barrillon
« le: jeu. 02/05/2024 à 17:26 »
Réapprendre à vivre de Marie Barrillon



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Citations :


« La dureté de son regard s’atténuait parfois d’une fugitive expression de bienveillance… »
(Ruse, Éric Naulleau)

« Il faut être deux blessés pour se rencontrer […] être deux errances, deux âmes perdues. Si l'une est forte, elle écrase l'autre, elle finit par l'achever. »
(On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacour)

« Je n’ai qu’un cœur et je n’ai pas envie qu’on me l’abîme. »
(L’horizon à l’envers, Marc Levy)



« Les personnages et les situations de ce roman étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »


Réapprendre à vivre


Roman

 
Mot de l’auteur :

Dans un monde où les connexions oscillent de plus en plus entre éphémère et superficialité, il arrive que des êtres se rencontrent dont l’issue parvient à un véritable rapprochement. Toutefois, il existe des instants à effets magiques où les deux âmes qui se rencontrent se nouent d'une manière révélatrice et même profonde.
Comme si un petit ange s’était placé au-dessus de leur âme pour orchestrer cette rencontre inattendue, puis les guidait l'un vers l'autre à travers les sinuosités de la vie. Est-ce le hasard, est-ce le destin ? Peu importe la raison, ce qui compte, c'est la beauté de cette union et le bonheur qui résulteront de cette rencontre.
Cette alliance entre ces deux êtres ne se limitant pas à une simple attraction physique ou à des intérêts communs allant bien au-delà de cet aspect. C'est une corrélation permettant à deux âmes de se trouver une correspondance dans une compréhension mutuelle qui outrepasse la simple communication.
Lorsque les conditions permettent à ces deux personnes de se rapprocher ainsi, il se déploie une harmonie naturelle qui se crée entre les personnes concernées. Elles se complètent, se soutiennent et se comprennent sans qu’il y ait nécessité parfois de se parler. Leurs cœurs battent au même rythme comme synchronisé par un lien invisible, mais particulièrement puissant.
Un tel rapprochement ne s’affranchit pas des défis qui se présentent parfois trop souvent. Comme toute relation, il impose un certain travail et des efforts, de la patience et de la compréhension. Néanmoins, ce qui rend ce lien si spécial, c'est la volonté de chacun cherchant à surmonter les adversités ensemble, quelles que soient les épreuves, main dans la main. Les accidents de vie ne sont pas insurmontables.
Au fil des jours, ce rapprochement entre Laurinne et Gabriel se renforce. Leur lien se creuse dans des profondeurs insoupçonnées, créant une certaine solidité pour les amener à résister aux tourments que l’existence a placés devant leurs pas. Laurinne et Gabriel progressent ensemble, apprenant l'un de l'autre, se guidant mutuellement pour devenir une meilleure version d'eux-mêmes.
Lorsque les circonstances les séparent physiquement, leur attache reste malgré tout intacte, grandissant même avec le temps. Ce qui les unit ne tient pas compte de la distance ou du temps. C'est un lien continuel, indestructible, impérissable, qui perdurera quoiqu’il arrive.
Finalement, la concomitance entre eux est une expérience enrichissante des plus précieuses et des plus belles qu’ils ont la chance d’avoir pour réapprendre à vivre. C'est un présent précieux que la vie met rarement sur votre parcours.
Cela dit, pour ceux qui reçoivent un tel cadeau dans leur existence, c'est une source de bonheur et d'affection infiniment réconfortante.


Chapitre I


Accrochée à son chariot de course à quatre roues, Marie-Louise Genlain déambule sur le trottoir en longeant les murs. Elle se parle à elle-même régulièrement dans la rue parce qu'elle trouve que c'est mieux que de penser dans le silence et ça lui évite d’entendre le vacarme des automobiles. Automobile, un mot qui se perd. Elle se pose des questions, souvent, mais ne fait pas les réponses parce qu'elle ne les trouve pas, ça la bassine de chercher à son âge. Elle croit même parfois qu'il n'en existe pas. Si elle avait dû en trouver, ce serait fait depuis bien longtemps.

Marie-Louise Genlain est une de ces grands-mères peu communes. D’un tempérament oscillant entre farces et moqueries souvent vêtues de pulls et autres écharpes qu’elle prenait plaisir à tricoter en toute paisibilité, peut-être ses seuls moments de calme, elle ne fait pas pour autant l’impasse sur la sagesse qu’elle a acquise au fil des années.
Elle mène souvent son petit monde comme elle seule a le secret. Ce n’est pas son âge, pense-t-elle souvent, qui doit lui dicter ses aventures. Ses escapades rocambolesques sont légendaires que ce soit au marché ou à l'église et sont régulièrement le sujet de conversation favori des habitants du quartier. Elle est connue pour ajouter des légumes, des fruits ou simplement ce qui se trouve à sa portée dans les paniers de ses comparses, amusant ainsi la galerie et les vendeurs. Les farces sont son credo. Puis, elle affectionne particulièrement se moquer des uns et des autres, toujours gentiment, sur les bancs de l'église avant, pendant et après la messe du dimanche, ce qui avait le don d’agacer monsieur le curé.

Elle égrainait ses jours avec une âme libre entre frivolité et passion autant qu’avec audace, toutes situations lui étaient tout simplement inspirantes. D’ailleurs, à son âge, elle fait l’admiration des personnes qui la connaissent la percevant comme une force de la nature et avec le temps sa folie intérieure encore plus intensément que dans ses jeunes années. Ce qui définit vraiment Marie-Louise finalement, c'est son esprit indomptable tout comme irrésistible et sa joie de vivre contagieuse. Elle croit fermement qu'il n'y a pas d'âge pour s'amuser, se faire plaisir et elle est une véritable source d’inspiration pour tous ceux qui ont la chance de croiser son chemin. Malgré son âge avancé, Marie-Louise n'a aucunement l'intention de ralentir. Elle est fermement persuadée qu'on n'est jamais trop vieux pour vivre pleinement sa vie, et elle est déterminée à profiter de chaque instant jusqu'au dernier qui lui sera donné. Temps qu’elle prend comme un cadeau du ciel ou d’ailleurs.

Tranquillement, un peu chaotique, elle se dirige vers le marché où l'attendent quelques autres mamies du coin, qui ont plus de chance qu'elle, imagine-t-elle, quoi que..., ajoute-t-elle de sa petite voix affirmée. Les gens qui la croisent la regardent d'un air attendri, parfois. Mais, le plus souvent d'un air étrange, comme s'ils la prenaient pour une déjantée. Ça l'amuse, Marie-Louise, ça la fait rire et son rire s’avère souvent contagieux, vraiment, qu'on la prenne pour une folle dingue. N’est pas zinzin qui veut le faire croire. Puis, faire semblant et voir que les gens y croient dur comme fer, c’est assez jouissif, presque une madeleine de Proust ! À ces derniers, elle leur tire la langue, comme le font les enfants à l'arrière des voitures quand vous passez à côté. D'ailleurs, à ces enfants mal élevés, elle leur fait des grimaces, de celles qu’elle a continuellement en réserve, et les plus horribles qu'il lui est possible d'en faire, pour leur apprendre à ces petits garnements en manque total de bonne éducation parentale ! De son temps, ça ne se passait pas comme ça. Un écart de ce genre et c’était une tartignole assurée. Pour ceux qui ont l'air le plus méchant, elle enlève son dentier pour leur montrer ses gencives roses et toutes vides avec les lèvres rentrées. Ça fait un peu sorcière comme dans Blanche-Neige. Les marmots vont se plaindre à leur « môman ». Ça marche à tous les coups, et elle rigole à toutes gencives. Fichus marmots !

Plus que deux rues à traverser, puis elle pourra se reposer deux minutes sur le banc à proximité du marché. On est dimanche, et ce jour-là est rarement joyeux pour Marie-Louise. La loge de sa gardienne chérie est fermée. Il faut bien qu’elle se repose cette belle enfant. Alors, pas de Laurinne aujourd’hui, c’est sa tristesse de fin de semaine. Il lui faut trouver à s’occuper pour passer le temps. Direction le marché, ses comparses y seront peut-être déjà, parce qu'elle n'est pas en avance, Marie-Louise, ce matin. Elle a veillé tard dans la nuit entre un roman déprimant et des programmes télévisés tout aussi désespérants.

Y a pas idée de ne même pas penser aux gens insomniaques ! Pas seulement les vieux, parce qu'il n'y a pas que les vieux qui ne dorment pas la nuit. Il y a ceux qui n'ont rien compris à la vie, ceux qui se trouvent en souffrance parce qu'ils n'ont pas eu de chance, ceux qui veulent tout et qui n'ont rien, mais qui ne font rien pour que ça change et qui se lamentent en pleurant sur leur sort, ceux qui culpabilisent parce qu'ils n'ont pas fait ce qu'il fallait ou qu'ils n'ont pas fait ou pas su faire les bons choix. À chacun sa condition.

Et puis, il y en a d'autres, d'autres et d'autres encore. Pour Marie-Louise, ce n'est rien de tout ça, c'est juste la vieillerie. Quand on prend de l'âge, on dort moins, elle en est persuadée. Lorsqu’on est vieux, on ne compte plus le temps de la même manière. On accorde moins d’importance à certaines choses, et plus à d’autres. On finit par aimer des choses que l’on a toujours détestées et par en détester d’autres qu’on avait toujours aimées. Le sens de la vie change de priorités.

-   Parce que quand on est vieux, on sait d'instinct qu'il n'y en a plus pour longtemps. On ne compte plus en décennies, on décompte en années, et encore quand ce n'est pas en mois. Alors, on veut profiter du temps qu'il nous reste sans savoir à quel moment tout va s'arrêter, dit-elle tout haut.

Le mieux, c'est pendant le sommeil se dit-elle, mais voilà, elle ne veut pas partir, Marie-Louise, pas encore. Alors, elle fait en sorte de ne pas trop dormir, au cas où, sait-on jamais, si la faucheuse décidait subitement d'être en avance ! Si elle dort, elle ne la verra pas venir. Alors, dormir un peu, oui, mais pas trop.

-   Je n’ai pas fini de vivre, moi, dit-elle tout haut en secouant la tête tout en traversant la rue sans même regarder ni à droite ni à gauche et encore moins le feu ou si le petit bonhomme est vert ou rouge. D'ailleurs, a-t-on vraiment fini de vivre au sens propre du terme ? formula-t-elle encore en secouant la tête. 
-   Eh ! Mamie, tu veux mourir ou quoi, hurle un automobiliste qui a manqué de lui rentrer dedans.
-   Ben non, justement, p'tit nigaud, c'est justement ce que j'étais en train de me dire, l'enguirlande-t-elle en lui faisant un doigt d'honneur avec son auriculaire. Parce que le majeur, c'est vulgaire, et dans son idée, c'est pour les cas extrêmes.

Elle voit le banc au loin. Il était temps ! Plus les jours passent, plus elle constate que ses jambes ont du mal à la porter, pourtant elle n'est pas grosse ni lourde. Juste un petit peu d’embonpoint sans plus, juste un peu moins fine et légère qu'à vingt ans. Et le docteur lui-même, avec tous ces diplômes étalés sur le mur, alignés au millimètre, lui a dit, pas plus tard qu'avant-hier.

-   Vous êtes en pleine forme, Madame Genlain, en pleine forme. Si vous continuez comme ça, vous allez m'enterrer !
-   Mais j'espère bien, docteur Berrier, qu'elle prononce Beurrier, rien que pour l'enquiquiner.

Y a pas idée d'avoir un nom pareil, un nom à coucher dehors un soir de pleine lune ! pense-t-elle, tout bas dans ces cas-là, parce que... faut pas non plus faire exprès de blesser les gens, surtout ceux qui vous soignent, quoique… ! Parce qu'ils pourraient se « tromper » dans les posologies ou les médicaments et vous endormir sans même que vous vous en rendiez compte. Qui ne sait pas qu’en prenant de l’âge, les comprimés deviennent nécessaires ? Il ne faut pas faire confiance à n'importe qui ! La sournoiserie peut se cacher partout, et surtout là où vous ne l’attendez pas.

Maintes fois, le docteur Berrier l'avait reprise sur la prononciation de son nom, puis il a cessé, à force d'entendre Marie-Louise lui dire qu'il n'y avait rien à faire, quand ça ne veut pas rentrer, ça ne rentre pas ! C'est comme vouloir faire entrer un bœuf dans un trou de souris, tu peux essayer autant que tu veux, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas !

Voilà ! Plus qu'un mètre ou deux et elle se glissera entre la Mémé et la Nine.

La Mémé, c'est Aimée Circus et la Nine, c'est Antonine Labroux. Elle les a vues de loin, Marie-Louise, discutant en mettant leur main devant leur bouche comme quand on fait des messes basses. Y serait pas ravi le curé, s'il voyait ça ! Choqué, il en perdrait sûrement son latin et peut-être même son col blanc !

C'est Marie-Louise qui les a rebaptisées la Mémé et la Nine, parce que ça l'amuse de nommer les gens autrement que par leur nom ou leur prénom. Et puis faut dire que ces deux comparses, elles ont des noms pas très folichons, limite des noms à coucher dehors un soir de pleine lune, elles aussi. Si elle ne les connaissait pas depuis si longtemps, sûre qu'elle ne leur ouvrirait pas sa porte en entendant leurs noms. Mais, bon, elles sont gentilles, ça compense. Et comme elle est futée, Marie-Louise, elle arrive toujours à les embringuer dans des situations rocambolesques pour ensuite se marrer en les regardant se dépatouiller de loin après avoir pris la tangente.

Après ça, la Mémé et la Nine, elles lui font la tête. Oh, pas longtemps ou alors elles n'ont plus la notion du temps qui passe ou qui stagne. Parce que ça ne dure jamais plus de quelques heures. Quand elles reviennent sonner à sa porte, elles se rabibochent toutes les trois et elles rigolent comme des tordues sur la situation en question. C'est pas comme avec la Jaja, de son nom Janine Dutuit, elle, elle est moins conciliante, moins facile à faire tourner en bourrique. Difficile de faire tanguer sa boussole !

Par contre, Lorette Lelou dit la Lotte et Josette Lecoeur, dit la Jose, elles ne sont pas les dernières pour se mêler au groupe quand elles ont la forme. L'une comme l'autre sont les plus fragiles. Faut dire, ce sont aussi les plus vieilles des vieilles de leur vieux groupe. Parfois Marie-Louise, elle tremble un peu, parce que la Jose, elle l'aime plutôt bien. Mais depuis quelque temps, elle semble filer un mauvais coton. Elle espère qu'avec l'arrivée du printemps elle va revivre comme un rosier buisson, pas comme un rosier couvre-sol, ce serait le pompon et même la fin des haricots, la fin des fins pour la Jose.

Et pour être honnête, Marie-Louise elle n'a pas envie de faire le tour du cimetière du coin. Déjà qu’elle s’y rend régulièrement pour visiter son défunt mari, il manquerait plus qu’elle fasse un défilé de tombes ! Vous imaginez ça, un jubilé de tombes, non, mais allons ! Et puis, il fait un peu froid ces temps-ci, c'est pas un temps à enterrer un mort, il faut un peu de soleil pour réchauffer le cœur douloureux des vivants qui restent.

Quant à la Nine, alors qu'un jour pluvieux Marie-Louise palabrait avec la Jaja sur un banc de l'église, toutes deux emmitouflées dans des manteaux deux fois trop lourds pour elles, elle dit :

-   Ils avaient sûrement abusé du ratafia les parents de la Nine pour l'affubler d'un prénom pareil ! Y a pas idée, tout de même !
-   Meuh non, avait rétorqué la Jaja en pouffant pour ne pas se faire remarquer, parce que ça ne se fait pas de se moquer, surtout dans la maison du Saint-Père ! Et le père Potron, le curé, il n'apprécierait pas du tout.
-   Qu'est-ce que tu en sais, toi ? s’exclama un peu fort Marie-Louise pour contrer volontairement et sans retenue aucune la discrétion voulue de la Jaja.
-   Bah, parce qu'elle me l’a dit pourquoi elle s'appelle Antonine, pardi !
-   Et… ? T'accouches ou t'attends la pleine lune ? Allez, confesse !
-   Pff… c'est malin, tiens ! Ça ne m'étonne pas de toi ! Non, en fait ses parents étaient persuadés qu'ils allaient avoir un garçon, alors ils avaient choisi Antonin comme prénom. Et comme à l'arrivée, c'était une fille, ils n'ont pas cherché plus loin que le bout de leur nez.
-   Ben oui hein, pourquoi chercher midi à 14 heures quand il suffit d'ajouter juste une lettre pour transformer un prénom masculin en prénom féminin ! surenchérit Marie-Louise. Y a pas de quoi se fatiguer les méninges quand on peut faire aussi simple. Et puis, faut bien dire aussi qu’à cette époque, question réflexion, certains n’étaient pas vraiment bien lotis.
-   Et ils ont fait pareil avec sa sœur, continua la Jaja. De Marcel, c'est devenu Marceline ! pouffa-t-elle encore.
-   Ah, trois lettres cette fois ! Heureusement qu'ils n'ont pas eu cinq filles, parce qu'avec trois lettres de plus à chaque fois, j'ose même pas imaginer le résultat ! rirent-elles en cœur.
-   Ben si, justement, ils ont eu cinq filles ! Jean est devenu Jeannette, Michel s'est métamorphosé en Micheline et Paul s'est transformé en Paulette.
-   Eh bien, une grosse limace le père, à ce que je vois ! ne put s'empêcher d'ironiser Marie-Louise.
-   Pourquoi tu dis ça ?
-   Bah, il paraîtrait, j'ai lu ça dans un magazine chez le docteur Beurrier, que les spermatozoïdes qui font les filles sont lents, mais qu'ils vivent plus longtemps, donc plus résistants que ceux qui font les garçons selon le docteur Ericsson dans sa méthode brevetée en 1975. Ceux qui font les gars sont trop fragiles, les pauvres choux, même s'ils sont rapides, ils manquent sérieusement de résistance. Voilà le pourquoi nous les filles on va plus tranquillement, qui va piano va sano et va longtemps. Même si le rapport hommes femmes reste à peu près égal. J'invente rien ! Y feraient bien d’en prendre de la graine ces Messieurs !
-   Mouais… si tu l'dis ! Chut, v'là l'curé !
-   T'as raison la Jaja, c'est le moment de s'en payer une tranche ! s'esclaffa Marie-Louise. On ne va pas laisser passer ce moment dominical jubilatoire.

Sur ce, le père Potron étant arrivé pour commencer la messe, un silence s'installa sous le toit du Bon Dieu. Marie-Louise et ses copines n'étaient pas forcément croyantes. Non, elles venaient à l'église comme elles auraient pu aller ailleurs. C'est juste que ça leur passait le temps. Ça les occupait, et en même temps elles pouvaient voir de leurs yeux comment allaient les gens, les autres vieux qu'elles ne côtoyaient pas, en l'occurrence. Parce qu’au fond, faut pas se leurrer, pensait secrètement Marie-Louise, à l’église il y avait une grande concentration de vieux, pour ne pas dire QUE des vieux.

On se demandait bien où pouvaient être les jeunes. Et les voir tous ces vieux agglutinés, ça leur faisait des sujets de discussions, ou de moqueries, pour après. Parce que ces cinq mamies, elles en avaient sous le chapeau des âneries à faire. Elles ne manquaient pas de réserves. Et quand on leur demandait pourquoi elles cumulaient les sottises, elles répondaient avec un aplomb hors norme et un sérieux époustouflant que c'était leur manière à elles de laisser une trace sur cette terre avant leur départ qui arriverait bien trop tôt. Elles étaient même parvenues à se persuader que ça leur permettait de garder la forme, et donc de vivre encore plus longtemps. Il n’était pas question pour elles de quitter le navire maintenant, elles avaient encore du stock à écouler en bêtises. 

-   Et puis, qu'a-t-on à faire à nos âges ? Enquiquiner le monde, y a pas plus drôle occupation ! lançait Marie-Louise à la cantonade.

Arrivée au banc, Marie-Louise ne put que constater que la Jose et la Lotte manquaient à l'appel. Elle se glissa entre la Mémé et la Nine, en bousculant un peu cette dernière en des termes moqueurs :

-   T'as pris un peu de gras, la Nine. Faut veiller à manger plus de fruits et légumes, hein !
-   Mais non, je n'ai pas pris un gramme ! se défendit-elle.
-   Han han, dit Marie-Louise dubitative. Tu ne me feras pas prendre des vessies pour des lanternes ! Je t'ai vu l'autre jour au City Market, les petits gâteaux par-ci, les crèmes par-là et pas les crèmes de nuit, non, les crèmes glacées. Et puis, les flans de « La laitière » et les petites confitures « Bonne maman », ma bonne dame !
-   Mais, Marie-Louise, ce n'était même pas pour moi !
-   Ah oui, c'est vrai, c'est pour tes petits-enfants que ta chère progéniture oublie de t'amener depuis si longtemps que tu ne sais même plus quel âge ils ont !
-   Oui, c'est pour eux, en prévision.
-   Et comme tu ne les verras pas plus maintenant qu'avant, voyant qu'ils n'arrivent pas, tu mangeras tout. Et hop, un peu plus de gras ! Tu vois, je te l'ai dit que tu prenais du gras.
-   Je ne vais pas non plus attendre que ça se périme !
-   Des excuses, des excuses, pour te donner bonne conscience !
-   Mais, pas du tout… répondit la Nine prise en défaut comme on prend un gosse la main dans le sac ou dans le pot de confiture.
-   Au fait, la Nine, surenchérit Marie-Louise en faisant un clin d'œil à la Mémé, j't'avais pas vu au City Market.
-   Oh, j'y crois pas, tu prêchais le faux pour savoir le vrai, c'est ça ?
-   Tout juste, comme d'habitude ! Avec toi, ça marche toujours, tu cours comme un lapin de garenne, et encore, je suis sûre qu’il irait moins vite que toi ! ria-t-elle.
-   J'me demande toujours comment on fait pour te supporter !
-   Bah, parce que vous m'aimez bien. Avec moi, vous ne vous ennuyez jamais. Sans moi, vos vieux jours sur la pente descendante seraient tristes à mourir.
-   C'est pas totalement faux !
-   Bien sûr que ce n’est pas faux. Cesse d’avaler les mots, nom d’une pipe. Et puis, j’ai toujours raison, parce que je ne dis que des vérités. Bon, mes p'tites vieilles, on se le fait ce marché ?
-   Oui, allez, on y va, répondirent les deux copines en chœur.

Les trois mamies se levèrent comme un seul bloc et s'engagèrent dans les allées du marché côte à côte, obligeant les gens bienveillants, ou non, à se pousser pour leur céder le passage, même s’ils doivent le faire en pestant à contrecœur. C’est le respect que d’accorder la priorité aux vieux. Mais justement, le respect existe-t-il encore ? Il se perd d’année en année.

Peu importe, elles veulent passer et ne se gênent pas pour faire ce qu’il faut afin d’y parvenir. Elles ont assez de décennies dans leurs bagages pour savoir comment faire. Les emplettes peuvent commencer, et… les farces aussi ! De ces farces qu’elle avait en réserve à tout moment. Les idées farfelues s’éveillaient en même temps qu’elle au matin. Elle prouvait ainsi que l'âge n'est qu'un chiffre, que l'esprit peut rester jeune tant qu'on le nourrit de rires et de plaisanteries, de bonnes choses donc. Et ainsi, elle continuerait à semer le rire et à cultiver la joie pendant de nombreuses années encore quand son entourage, conciliant lui, mettait son comportement sur le dos de l'âge. Mais, comme elle refusait de se laisser enfermer dans les stéréotypes associés à son âge, préférant plutôt vivre sa vie avec une joie et une exubérance contagieuses, ça lui passait au-dessus du caberlot.

Ces mamies en vadrouille, tous les commerçants du marché les connaissent, ceux de l'avenue aussi. À chacun de leur passage, tous se demandent à chaque fois quelle sera la blague, la farce ou la facétie du jour. Tous savent aussi que la meneuse n'est autre que Marie-Louise. Et tour à tour, ils ne se font pas prier pour se faire complices de cette mamie pleine de vie. Rien n'était calculé, Marie-Louise agit au feeling, c'est bien plus drôle de faire les choses à l'instant T avec une spontanéité parfaitement assumée.

Aujourd'hui d'ailleurs, elle a jeté son dévolu sur la Nine. Elles allaient de bon cœur toutes les trois, et même s’il en manquait deux, la Jose et la Lotte, Marie-Louise était bien décidée à se payer une tranche de rire sur le dos d'une des deux présentes. Elle attend ces moments-là avec une intense impatience. Il lui en faut peu pour s’amuser, au détriment de ses amies, et s’il n’y a rien qui se présente, elle provoque la chose ou l’évènement qui la fera rire autant qu’une gamine devant un clown.

Boitillantes, elles voguaient du poissonnier au boucher en passant par le charcutier et le primeur. C'est chez ce dernier que la Nine fit les frais des facéties de Marie-Louise. Avançant à la queue leu leu, la Mémé devant, puis la Nine et enfin Marie-Louise fermant la marche.

La Nine portait son panier accroché à son bras, et au fur et à mesure qu'elles avançaient, Marie-Louise y glissait discrètement un poivron, une tomate, une courgette, mais aussi une pomme, une orange, une banane. Lorsque vint son tour de commander ce qu'elle souhaitait à l'étal des fruits et légumes, Marie-Louise l’interpella :

-   Joli, la Nine ! Tu vas prendre une bricole, alors que t'as déjà rempli ton panier ! Si c'est pas honteux à ton âge !
-   Oh, la chipie ! T'es une vraie gamine ! Pardonnez-lui, dit-elle en s'adressant au vendeur, horrifiée qu'on la prenne pour une voleuse et en lui rendant les fruits et légumes se trouvant dans son panier, elle n'a plus toute sa tête.
-   Mais si, j'ai toute ma tête ! Je n’ai pas encore une drôle de trogne ! Encore heureux !
-   Alors, c'est encore plus grave ! s'exclama la Nine.
-   C’est pas en m’accusant de sénilité naissante que tu vas faire croire en ton honnêteté, qui laisse à désirer, soit dit en passant !
-   Oh, mon Dieu, elle est insupportable ! dit-elle au primeur qui déjà riait de la situation.

Mais, la Nine le sait, chaque sortie avec Marie-Louise est source d’âneries. Comment faisait-elle pour avoir autant d'énergie, là était la grande question. Les cinq copines ont autour de quatre-vingt-cinq ans, et Marie-Louise est la plus jeune du lot aussi bien en âge que dans son comportement.
Mais, ce que personne ne savait, c'est qu'une fois seule chez elle, Marie-Louise rongeait son frein. À l'extérieur et en compagnie des autres, c'était une forme de combat qu'elle menait contre sa tristesse. C'était une des raisons pour lesquelles elle prenait chaque jour comme un cadeau, Marie-Louise, parce que des galères, elle en avait traversé plus qu'elle ne pourrait les compter. Elle en a essuyé plus qu'à son tour, et sa serpillière mentale n'éponge plus depuis des lustres.

Longtemps elle a mangé son pain noir, comme on dit. À présent, elle engloutit son pain blanc, et même de la brioche ! Elle l’a bien mérité ! Ces jours sont devenus doux, mais pour arriver à ce résultat, il lui a fallu en faire des deuils, et pas des plus heureux ni des plus simples. Tout va mieux depuis qu'elle a décidé, du moins depuis qu’elle avait pris le parti de tirer un trait sur les personnes qui s'évertuaient à polluer son quotidien. Et depuis qu'elle s'est résolue à tirer un trait également sur ceux qu'elle s'acharnait à retenir, mais qui ne voulaient pas, ou plus, d'elle, ceux qui l’a reniaient aussi, elle en a retenu que la vie, on ne la traverse pas toujours, et même rarement, avec les personnes que l'on souhaite ou que l'on aime. On la traverse d'abord pour soi.

Quand on vous veut du mal sans ménagement, qu'on vous fait subir la misère sans un moment de répit, il faut s’écarter, point à la ligne ! La vie, on la vit pour soi, pas pour les autres. Et si c'est sans ces autres, eh bien, qu'ils aillent au diable ou en enfer ! Elle, Marie-Louise, elle n'a pas froid au point de les rejoindre, elle préfère la blancheur du paradis. Ça aussi elle l’a bien mérité !

Et puis de toute façon, la terre ne manque pas de personnes à aimer, qui ne demandent que cela et qui vous le rendent au centuple. De ces personnes qui ne vous jugent pas parce qu’elles savent que personne n’est parfait, encore moins l’être humain qui n’a plus grand-chose d’humain. Et que le plus souvent on est amené à faire comme on le peut plutôt que comme on le veut. On a tous des actions regrettables, volontaires ou non, dans les placards de nos vies. Le tout est de savoir vivre avec sans en être pollué et d’en retenir les leçons qu’elles nous apportent, de savoir se remettre en question sans attendre les jugements des uns et des autres, souvent mal intentionnés, ni rendre responsable autrui de ce qui a pu nous arriver dans le passé.

Il n’est nul besoin d’attendre d’être jugé par les autres pour avancer, s’améliorer, se corriger au besoin. Et encore moins par ceux qui n’ont pas traversé les mêmes situations, n’ont pas eu votre vie avec ses hauts et ses bas. Nous ne sommes pas en mesure de savoir comment il nous serait donné de réagir dans une situation ou face à un évènement auquel nous n’avons pas été confrontés. Alors dans ce cas, le jugement est forcément erroné, voire biaisé, la plupart du temps, injuste même, et par la même occasion douloureux pour la personne jugée.

Après avoir fait ce constat, et l’avoir subi aussi à maintes reprises durant son existence, Marie-Louise part du principe que l’on n’a aucun droit au jugement sur ses « congénères ». À chacun sa vie, et de ce fait chacun en fait ce qu’il veut avec tous les tenants et les aboutissants ainsi que toutes les conséquences qui s’y rapportent tant que cela n’interfère pas sur celle des autres et que cela ne leur génère aucun mal ni aucun désagrément. À chacun ses peines, ses joies, son expérience et ses responsabilités.

Après les commissions au marché, le petit plaisir de ces dames est de s'arrêter prendre un café à la brasserie de la place, même si c'est mauvais pour leur cœur et leurs artères, c’est toujours bon pour leur moral. Et là encore, c'est la grande rigolade. Le patron et les serveurs les accueillent toujours avec le sourire. Ils s’enquièrent de la santé des absentes, papotent un peu avec elles. Parmi les serveurs, Marie-Louise aime bien les serveurs, l’un qu’elle appelle Cacahuète parce qu’elle ne parvient pas à retenir son prénom ni même à le retenir, toujours agréable et souriant. Et puis Maurice, qu’elle prononce Meurice. C'est un gamin pour elle, un peu moins que Cacahuète, même s’ils ne sont pas vraiment tout jeunes tous les deux. Ils ont tout de même près de quarante ans de moins qu'elle. Maurice est amusant. Sa peau est colorée, ses cheveux bruns tout bouclés lui arrivent aux épaules et il est mince comme une ficelle à rôti. Il est gentil, jamais en colère et toujours souriant.

Maurice s'approche pour prendre la commande. La Mémé fait mine de réfléchir, mais Marie-Louise intervient :

   Trois cafés allongés, comme d'habitude.

Maurice s'éclipse. La Mémé proteste :

   Dis donc, Marie-Louise, je peux choisir quand même !
   Oui, mais on sait tous que tu réfléchis dix minutes pour au final prendre comme d'habitude. Alors, j'anticipe ! dit-elle un peu ironique.

La Mémé se renfrogne, bien qu'elle sache pertinemment que son amie a raison. Pour détendre l'atmosphère, Marie-Louise leur raconte une blague, et là, c'est le pauvre Maurice qui en fait les frais. Toutes trois rigolent comme des tordues. De derrière son bar, le patron les regarde avec tendresse et un sourire tout en disant à Maurice :

   C'est beau d'avoir quinze ans à quatre-vingts balais !

Maurice revient avec les consommations sur son plateau de service. Il dépose les tasses et les verres d’eau avec délicatesse devant chacune de ces dames. Marie-Louise ne résiste pas bien longtemps.

   Mon p’tit Maurice, dit-elle. Sais-tu pourquoi tu as la peau colorée ?
   Ben, je suis né comme ça !
   Évidemment, Maurice, mais là n’est pas ma question !

Maurice fait mine de réfléchir pour entrer dans le jeu de cette mamie hors du commun, pour ne pas dire hors norme, et qu’il affectionne particulièrement. Il sent bien que la blague du jour, elle est pour lui.

   Non, je ne sais pas, finit-il par dire.

Marie-Louise est satisfaite, et même absolument ravie, car elle va pouvoir sortir sa blague. Elle a tant cherché, et trouvé à force de réflexion, pour en trouver une qui colle parfaitement à Maurice.

   Parce que tu as trop mangé de yaourt au chocolat. Tu pousses le bouchon un peu trop loin, Maurice, s’exclame-t-elle en riant.

Maurice rigole, mais en réalité Marie-Louise sait pertinemment que le pauvre garçon n’a rien compris.

Maurice retourne au comptoir, et comme effectivement il n’a pas compris la blague, il la raconte au patron. Ce dernier éclate de rire. Devant l’air ahuri du serveur, le patron lui explique la publicité télévisée du yaourt au chocolat avec le garçonnet et le poisson rouge nommé Maurice passée quelques décennies auparavant. Maurice comprend alors, et éclate de rire à son tour.

Vient ensuite le tour de Michel, un client qui ne manque jamais de les saluer avec beaucoup de respect et de gentillesse. C’est un petit Monsieur d’une soixantaine d’années que Marie-Louise prend un malin plaisir à taquiner.

   Bonjour mesdames, dit-il à nos trois comparses attablées.
   Bonjour Monsieur Michel, dirent en chœur la Mémé et la Nine.
   Bonjour petit nain, s’esclaffa Marie-Louise en s’adressant à Michel.
   Oh, dirent encore en chœur la Mémé et la Nine, outrées.

Michel ne put que faire une mimique résolue, constatant comme toujours que cette grand-mère l’avait rebaptisé de manière définitive.

   Ad vitam aeternam ? répondit Michel.
   Ad vitam aeternam ! répondit Marie-Louise avec un sourire qui se voulait enjôleur.

À quoi bon lutter ! pensa Michel. Il en avait pris son parti et n’en voulait pas à cette dame avec qui finalement il rigolait bien. Ils auraient pu être mère et fils avec les quelque vingt-cinq années qui les séparaient. Mais, en son for intérieur, Michel espérait bien être aussi en forme que Marie-Louise dans vingt-cinq ans. Toutefois, rien ne l’en assurait, ce n’était là qu’un souhait, bien que très fort, mais néanmoins qu’un souhait. De nos jours, on s’empoisonne d’un rien !

Ces petits moments partagés avec ses amies et les habitués du quartier à la terrasse de la brasserie de la place font du bien à cette octogénaire qui ne sait plus quoi échafauder pour s’occuper et qui sombre trop souvent dans ses pensées. Et pas toujours les meilleures ou les plus agréables. Pourtant des souvenirs, elle en a une tripotée, seulement se sont toujours les plus tristes ou les plus désolants qui resurgissent, comme s’ils avaient gommé les autres pour prendre leur place en mettant la pagaille dans la tête de Marie-Louise.

Le petit café avalé, la Nine décréta qu’il était bien temps de rentrer. Son épisode de sa série préférée l’attendait, et pour rien au monde elle ne voulait le rater. Qu’allait encore inventer le bel homme qui tenait le rôle principal ? Quelle entourloupe allait imaginer son ennemi ? Elle regrette l’époque de Dallas avec son indécrottable JR Ewing, la pauvre Sue Ellen et la sublime Paméla ou de Côte Ouest et Dynastie. Ces feuilletons à rebondissements étaient bien son petit plaisir. Des vies animées qui faisaient passer le temps. Rien à voir avec aujourd’hui où la télévision n’est plus qu’une boîte poubelle colorée, ultra moderne, mais sans grand intérêt
Il était donc temps de rentrer, et c’était bien le moment que Marie-Louise n’appréciait pas franchement, et même pas du tout ! Se retrouver toute seule, chez elle, lui procurait des sueurs la plupart du temps. Mais, elle ne le montrait pas, non jamais.

Elle était trop fière pour laisser entrevoir son malaise à son entourage, aussi petit qu’il puisse être. Et comme souvent, après être rentrées tranquillement bras dessus, bras dessous avec la Jose, elles se seraient séparées sur le palier, chacune rentrant dans ses pénates. Mais, la Jose avait fait l’impasse aujourd’hui. Marie-Louise rentrerait seule avec sa tristesse en écharpe.

Après avoir passé une soirée tristounette la veille, Marie-Louise avait hâte de prendre l’air, pour ne pas dire prendre le large. Elle alla toquer à la porte de la Jose. D’abord doucettement, puis plus fort, car quoi qu’elle en dise, la Jose avait parfois la feuille difficile.

   Oui, oui, voilà, voilà, j’arrive !
   Ah, quand même, s’exclama Marie-Louise quand la porte s’ouvrit enfin.
   Ah, c’est toi !
   Ben oui, pourquoi, tu attendais le Bon Dieu ?
   Hum, très drôle ! Entre ! Tu veux un jus ?
   Ben, pourquoi pas, suis pas venue pour rêver de la prochaine lune !
   Décidément, t’es vraiment intraitable !
   On ne t’a pas vue aujourd’hui pour le marché ? T’as fait la grasse matinée ou quoi ?
   Honnêtement, je n’étais pas très en forme. J’ai préféré rester tranquille. Une fois n’est pas coutume.
   D’accord, je comprends. Tu nous as quand même un peu manqué outre le fait que je me suis un peu inquiétée.
   Tant que c’est un petit peu, tout va bien !
   Bon, dis-moi, vu que je ne peux pas saluer notre petite gardienne, si on allait faire une promenade sur la plage ? propose Marie-Louise.
   On n’a plus l'âge de se baigner ! dit la Jose d'un air narquois.
   Qui t’a parlé de se baigner, m'enfin ! Et puis, j'aime pas me baigner dans la mer, comme dit Renaud les poissons niquent dedans !
   Oh ! s'exclame la Jose, t'as pas honte d’être aussi crue, Marie-Louise !
   Ben quoi, c'est une vérité !
   Le Bon Dieu ne va pas être content !
   Oh, le Bon Dieu tu sais, depuis qu'on porte des masques, il est sourd !
   N'importe quoi ! Ils sont quand même un peu utiles les masques. Et comme tu veux pas faire le vaccin...
   Oui, je te l'accorde pour les masques. Mais, leur vaccin, ils peuvent se le garder bien gentiment pour les peureux !
   Pourtant, à nos âges, ils protègent.
   De quoi ? Tu vas dans les concerts, toi ?
   Non.
   Dans les boîtes de nuit ?
   Non.
   Voir des matchs de foot ?
   Non. Ça va, tu vas pas tout énumérer !
   Non, mais, comme on sort plus de notre train train et qu'on ne voit pas foule, on risque pas grand-chose, surtout qu'on respecte bien les gestes barrières !
   Et à la maison du Bon Dieu, hein, y a du monde !
   Ah, tu vois qu'il est sourd, celui-là, et même aveugle, sinon le virus machin ne rentrerait pas dans sa maison. Il pourrait quand même mieux protéger ses ouailles, que je te dis !
   Ma pauvre Marie-Louise, c'est devenu une drôle d'époque ! Mais, t'as pas tort, le Bon Dieu nous oublie un peu ces derniers temps.
   Ces derniers temps ? J'adore ! T'es trop gentille. Moi, il a jamais trop pensé à moi, alors ce qu'il peut bien penser quand j'ai le verbe cru, ça me passe au-dessus de la timbale !
   Alors, pourquoi tu viens à la messe ?
   Pour voir du monde, papoter, et écouter les âneries qu'il fait dire à Mr le curé ! Ça vaut bien le déplacement ! Et puis, on sait jamais, des fois qu’il se rappelle que j’existe. Enfin… pas trop tout de même… il pourrait lui prendre l’idée de me rappeler, et je suis pas encore prête pour le grand saut !
   T’as encore des rêves à ton âge ?
   Des rêves, non. Mais, j’ai ma p’tite Laurinne.
   Ah, Laurinne ! C’est quelqu’un cette petite pour avoir réussi à te faire chavirer.
   J’aime cette petite. Et je me dis souvent que j’ai de la chance d’avoir une « chose » à laquelle il est si dur de dire adieu. Alors, c’est pas le moment de partir, pas encore, on a des attaches toutes les deux.
   Je sais que tu l’aimes, cette jeune fille. Y a pas plus évident, vu le temps que tu passes avec elle.
   T’es jalouse, ma parole !
   Mais, pas du tout, Marie-Louise, pas du tout. Au contraire, ça me fait plutôt plaisir de te voir nager dans le bonheur quand tu parles d’elle.
   Ah, le bonheur ! Je l’ai longtemps cherché, ce filou, et j’ai compris que plus tu le cherches, plus il se cache, et moins tu le trouves. Plus tu le souhaites, plus il inonde un horizon loin du tien, et te tourne le dos. Plus tu le désires, plus il se fait attendre. Plus tu le supplies, plus il fait la sourde oreille.
   Pourtant, avec la petite Laurinne, tu y es, non ?
   Ça a mis du temps avant que je tente de la découvrir, j’avais peur que ça ne passe pas. Tu sais bien que j’ai été longtemps condamné à souffrir autant que j’ai vécu et pour ce qu’il me reste à vivre, j’ai fini par me lancer. Et mon audace n’avait finalement que trop tardé, parce que cette enfant est une merveille de beauté, et pas que physiquement !
   Ce que je vois, c’est qu’elle sait te mettre en joie.
   Il n’y a qu’en provoquant la joie que nous pouvons faire taire les douleurs. Il n’y a qu’en laissant une chance au bonheur que les malheurs passés s’estompent et cèdent leur place. Il n’y a qu’en pensant positif que le négatif s’effacera.
   Ouh la, tu fais dans la philosophie, de mieux en mieux !
   Ha ha, ça t’en bouche un coin !
- Même pas ! Avec toi, plus rien ne me surprend !

À peine avait-elle terminé leur café que les voilà parties en direction de la plage. La loge resterait fermée, alors Marie-Louise la saluerait à son retour le lendemain. Les deux grands-mères aimaient marcher sur la plage quand elle était encore vide de tout promeneur, cette sensation que produisait le sable chatouillant la plante de leurs pieds. Ce grand espace désert, c’était leur plaisir matinal. Un peu comme si le monde leur appartenait pour l’éternité. Cette éternité qu’elles n’avaient pas, pas plus qu’à quiconque.


Chapitre II

Après une attente particulièrement longue teintée d’impatience, le soleil daignait enfin faire une franche apparition. Celle-ci était si prononcée que l’on aurait dit une véritable délivrance pour lui. Et, dans le même temps, une incontestable souffrance pour les gens, parce que trop soudaine et trop violente.
Laurinne avait ouvert un œil, puis l’avait aussitôt refermé, trop agressé par les rayons qui traversaient la vitre de la fenêtre venant inonder son lit. Maintes fois, elle s’était dit qu’il lui faudrait changer son lit de place ou alors suspendre des rideaux occultant à sa fenêtre à cause de ces matins parfois trop brûlants. Pas forcément toujours agréables au réveil. Et puis, elle oubliait de mettre cette idée à profit.

Elle avait beaucoup d’idées comme ça, Laurinne. Des idées qui apparaissaient soudainement pour s’échapper tout aussi rapidement qu’elles étaient venues. Elles émergeaient pour s’évaporer dès la minute suivante. Elle remettait à plus tard, fréquemment, et cela pouvait durer longtemps. Il lui fallait un bon coup de nerf pour déclencher sa motivation afin d’agir en conséquence suivant les situations qu’elle devait mettre en application.
Laurinne prenait la vie comme elle se présentait, au jour le jour, tout en évitant de s’attacher aux choses extérieures à son existence ou aux personnes qu’elle n’avait pas soigneusement choisies. Elle ne s’attachait pas non plus outre mesure aux évènements qui ne la touchaient pas de près ou auxquels elle n’accordait pas grande importance. Les babioles de la vie comme elle se plaisait à les nommer, surtout celles de la vie des autres, ne méritaient pas qu’on perde du temps, et ce temps pour la jeune femme était précieux. Très tôt, très jeune, elle avait compris que les jours étaient comptés dans la vie de chacun.
Nous savons quand nous arrivons, nous en fêtons même la date anniversaire chaque année, mais nous ignorons quand nous devrons repartir. Nous ne savons pas le nombre de jours, de mois, d’années qui nous ont été alloués, ce qui est le plus grand mystère de chaque vie. Elle en avait déduit qu’il fallait agir en fonction des priorités de chaque moment. Toutefois, question priorités, il y a les véritables, mais aussi celles que l’on s’impose de moindre grande importance, volontairement ou non. Au sein de ces dernières, il fallait faire le tri pour qu’elles n’engloutissent pas le temps qui nous était imparti, parce qu’il ne fait de cadeau à personne, celui-là, et ne revient jamais sur ces pas ou en arrière. Ce temps perdu est peut-être celui qui nous manquera au bout du compte, à la fin lorsque nous arriverons au bout de la ligne, qu’elle fût droite ou sinueuse tout du long.
Après ce moment de méditation matinale, qu’elle appréciait presque chaque jour, qu’elle mettait du cœur à développer, elle se retourna dans son lit pour ne plus être face à la fenêtre, afin d’éviter l’agression des rayons du soleil à l’ouverture de ses paupières. Il était à présent sept heures trente, par conséquent grand temps de se lever pour entamer cette nouvelle journée qu’elle espérait tranquille. Là aussi aucune précipitation n’accaparait ses actes, rien ne la tirait en avant.

Elle savait qu’elle devait avancer, alors elle mettait invariablement un pied devant l’autre, faisait un acte après l’autre, sans jamais se poser la moindre question. Certaines questions sont absolument inutiles, surtout lorsqu’elles sont récurrentes ou quand elles viennent assombrir une journée à peine entamée. Elles nous envahissent et grappillent des minutes qui seraient bien plus profitables si elles étaient employées à autre chose.
Comme chaque matin, à huit heures quinze elle était prête à partir. À peine dix minutes de marche pour arriver à sa loge qu’elle ouvrait invariablement à huit heures trente. Laurinne était loin d’imaginer ce qui l’attendait à son arrivée.
"J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé" (Voltaire)

 


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