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Mise en avant des Auto-édités / Re : Le serment de Angelo Casilli
« Dernier message par marie08 le dim. 26/03/2023 à 15:53 »
« Le serment » est le troisième roman de Angelo Casilli que je lis et je n’ai pas été déçue. Une fois de plus, l’auteur a placé dans son roman tous les éléments d’un excellent thriller. Très vite, j’ai été captivé par une intrigue aux rebondissements multiples et au suspense magistralement distillé au fil des pages. Le tout servi par la plume efficace, agréable et fluide de Angelo.

Dans ce dernier opus, qui se déroule un peu plus d’un an avant les terribles événements relatés dans « Le tueur invisible », nous retrouvons le commissaire Jack Lewis et sa fille, faisons connaissance avec sa femme et de deux de ses amis, des copains d’enfance, dont l’un est gendarme et l’autre vigile.

L’histoire : prenez un serial killer, surnommé l’étrangleur aux foulards par les médias, parce qu’il signe ses crimes en laissant sur ses victimes le foulard qui a servi à les tuer, mettez-le dans la même ville que Jack Lewis, confiez-lui alors l’affaire, et la chasse à l’homme commence.
Mais je n’en dirais pas plus pour ne rien spoiler.

Si vous aimez les thrillers où l’intrigue jongle avec rebondissement, suspense et émotion, ce roman est pour vous.
Quant à moi, je remercie Angelo Casilli pour m’avoir fait passer un excellent moment de lecture. 

https://www.amazon.fr/serment-Angelo-Casilli/dp/2956232126/ref=sr_1_1?crid=22DSH6T989IV8&keywords=le+serment+angelo+casilli&qid=1679837823&sprefix=le+serment+%2Caps%2C915&sr=8-1

 
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Bonjour à tous :)
Pour ouvrir cette nouvelle rubrique de « L’actualité des indés mise en avant », avec Le #ÇaMeDitDeParlerD1EvenementInde, il me paraissait indispensable de débuter par l’une des pionnières dans ce domaine ; je voulais parler de la talentueuse Fateah Issaad @fissaad auteure de plusieurs ouvrages fortement appréciés, avec la création de son génialissime « Marché de l’auto édition »

De quoi s’agit-il, cela s’adresse à qui ? L’instigatrice nous l’explique elle-même :

"Le Marché de L'auto Édition regroupe des auteurs indépendants sur un marché dans un café.
Chaque 1er dimanche du mois, 5 auteurs se réunissent sur la terrasse du Café le DEBUSSY de la ville de Maisons-Alfort sur un slogan simple : 1+1=PL1 (plein) seul on va vite, ensemble on va loin...
L'événement est gratuit puisque le café nous invite gracieusement, et les auteurs gèrent eux même leurs ventes.
Le concept s’exporte aujourd'hui dans plusieurs villes de France, géré par des auteurs indépendants.
un marché, des auto édités, des lecteurs, le merveilleux cocktail de l'écriture !"


Lien pour le groupe sur FB:
https://m.facebook.com/groups/1741812086085025/?paipv=0&eav=AfbsV1P-hUV3p-



Vidéo qui explique plus longuement le concept :

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=4vdvyZuBCyU&t=2s[/youtube]

Vous êtes dans la région ? Amis auteurs, n’hésitez pas à la contacter, elle se fera un plaisir de vous accueillir ;)


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Vous connaissez, voulez parler d’un événement, d’une manifestation, d’un salon ou tout autre chose où les Indés sont acceptés, mis à l’honneur ?

Le #ÇaMeDitDeParlerD1EvenementInde est fait pour vous :pouceenhaut: ^^

N’hésitez pas à me contacter par mail, en fonction de mon emploi du temps et des demandes, je me ferai un plaisir de relayer les initiatives qui mettent un coup de projecteur sur nos amis AE :clindoeil:

Procédure :
Petit topo qui explique l’événement, plus image de l’affiche.
Liens RS de l’instigateur, plus  groupe, vidéo ou lien du site du projet s’ils existent ^^
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Mise en avant des Auto-édités / Le serment de Angelo Casilli
« Dernier message par Apogon le jeu. 16/03/2023 à 16:51 »
Le serment de Angelo Casilli



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Citations


Quand les hommes choisissent de tuer des innocents pour parvenir à leur fin, il s’agit toujours de meurtres.                                   
   Elizabeth Anscombe.


La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange.

   René Girard.


Prologue


  Non, ce n’était pas normal, rageait-il en tapant des pieds pour se réchauffer. Quelque chose clochait. Que pouvait-elle bien faire ? Cette attente prolongée près de l’étang de la Ballastière, non loin du domicile de madame Gauthier, n’était pas prévue au programme et il ne s’était pas vêtu cette fois en conséquence. Son imperméable gris, même boutonné jusqu’au cou, ne lui assurait pas une protection efficace contre ce froid d’automne. Seules ses mains gantées et bien enfoncées dans ses poches étaient épargnées par le froid. Il ressentait même une petite chaleur agréable. Ce n’était pourtant pas pour cette raison qu’il avait chaussé ses gants avant de sortir de son véhicule, mais pour ce qu’il s’apprêtait à faire. Éviter de laisser des empreintes sur les lieux de son passage était une mesure de sécurité indispensable à son activité, tout comme planquer sa Clio sur un parking à une centaine de mètres du lieu de son forfait. C’étaient encore pour les mêmes raisons que Brice avait choisi ce poste d’observation. Il pouvait surveiller le domicile de madame Gauthier tout en gardant une certaine distance pour ne pas attirer l’attention. Tout avait été soigneusement préparé, mais rien ne se déroulait comme prévu. Il était à deux doigts de tout laisser tomber.
  Même ce vent frais qui venait de faire son apparition semblait lui aussi s’être levé pour l’encourager à partir. Mais il n’était plus question pour lui de reporter l’opération à plus tard. Le temps pressait. On était vendredi et il ne pouvait pas s’offrir le luxe de patienter encore jusqu’à lundi. Ses dernières « visites » n’avaient pas été très fructueuses et ses maigres économies avaient fondu comme neige au soleil. Il lui fallait absolument se renflouer aujourd’hui s’il voulait manger. C’était une question de survie. C’était ainsi que Brice justifiait ses actes. À quarante-quatre ans, il avait déjà une solide expérience derrière lui. Ses surveillances répétées lui avaient appris que le couple ne possédait pas de chien, ce qui était un atout non négligeable. Les volets étant toujours fermés, ses repérages l’avaient aussi renseigné sur le matériel dont il devrait disposer pour forcer la porte à l’arrière de la maison. Il était fin prêt pour passer à l’action.
  Oubliant momentanément le froid, il se mit à rêver en observant cette demeure d’architecture moderne isolée des autres. Il espérait bien y trouver cette fois quelques billets ou autres objets de valeur qu’il pourrait revendre à bon prix. Perdue dans ses pensées, une autre image s’imposa malgré lui dans son esprit : celle du visage de madame Gauthier. Cette proximité régulière avec elle au fil des jours avait créé un lien indicible qu’il ne parvenait pas à chasser. Dès le premier regard, il avait tout aimé en elle, son élégance, ses attitudes, et dans sa manière de se déplacer. La classe à l’état pur. Le genre de fréquentation qu’un raté comme lui n’aurait jamais, se disait-il.
  Le vent frais le ramena à la réalité. De rage, il repoussa d’un geste violent son sac en bandoulière sur le côté et sortit pour la troisième fois la main de sa poche pour vérifier l’heure : quatorze heures trente. Elle aurait dû être sortie depuis un petit moment maintenant. Trois semaines, qu’il surveillait chaque jour ses habitudes et celles de ses proches qui ne se résumaient au final qu’à son mari. Elle faisait toujours à pied le trajet de son domicile à l’agence immobilière où elle travaillait et vice versa. Il connaissait ses horaires par cœur. Arrivée chez elle à douze heures dix, départ pour l’agence à treize heures cinquante avant de rentrer vers dix-huit heures dix. C’est cette dernière tranche horaire qui l’intéressait : le moment où elle repartait sur son lieu de travail pour l’après-midi. Pour ce qui était des horaires de son mari, il y avait peu de chance de se faire surprendre par lui. Il partait tous les jours tôt le matin et revenait en fin d’après-midi au volant de sa Mercedes-Benz CLS 320. Rien n’avait changé en deux semaines. Au point qu’il en était venu à limiter ses temps de présence ces derniers jours entre midi par sécurité. Il se contentait d’attendre qu’elle soit rentrée à son domicile avant de retourner dans son véhicule, puis revenait à treize heures trente-cinq pour la voir repartir à son travail.
  Ce n’est vraiment pas de bol, se disait-il, qu’elle décida justement aujourd’hui de modifier ses habitudes. Une réflexion s’imposait. Quelles que puissent être les raisons qui l’auraient poussée à sortir plus tôt, ça faisait son affaire, mais il devait aussi envisager la possibilité qu’elle soit toujours à l’intérieur. Avait-elle pris congé ? Était-elle malade ? Brice l’avait vue arriver à pas rapides et elle ne lui avait pas donné l’impression d’avoir une défaillance quelconque. Dans tous les cas, il devait maintenant s’en assurer et deux options s’offraient à lui : retourner à l’agence pour vérifier sa présence à travers la baie vitrée ou sonner à sa porte. La première représentant une perte de temps considérable, il opta pour la solution la plus rapide. Il trouverait bien un prétexte quelconque si elle venait à lui ouvrir. Cette pensée lui arracha toutefois une grimace. Ça sous-entendait qu’après s’être exposé, il devrait repousser l’opération de plusieurs jours pour se faire oublier, voire chercher une autre cible, ce qui était inenvisageable au vu des contraintes de temps liées à sa préparation. Il traversa la route en chassant cette idée de son esprit, puis monta les quelques marches qui menaient à la porte d’entrée et appuya sur la sonnette où était inscrit monsieur et madame Gauthier.
  Personne ne se manifesta. Il recommença plusieurs fois avec insistance avant de retourner à sa position initiale. Il jeta un dernier coup d’œil aux alentours pour s’assurer qu’il n’y avait personne, puis se rendit à l’arrière de la maison face à la porte. En sortant la perceuse sans fil de son sac, il se réjouit d’avoir choisi ce quartier tranquille aux habitations espacées. Il était conscient que malgré tous les soins apportés à préparer son coup, des surveillances aux repérages, en passant par les filatures, il restait une inconnue de taille : il ignorait si la maison était équipée d’un système d’alarme ; mais ça faisait partie des risques inhérents à son activité. Par chance, ce ne fut pas le cas. Après avoir percé le barillet, ce dernier n’opposa aucune résistance à s’activer avec un tournevis. Une fois à l’intérieur, l’absence d’odeurs d’un plat quelconque le conforta dans son idée que madame Gauthier était certainement partie se restaurer à l’extérieur. Guidé par sa lampe torche, il se retrouva dans le salon et resta immobile, à l’affût d’un son suspect indiquant une présence, tout en balayant la pièce du faisceau lumineux. C’était toujours le même rituel et la mélancolie le gagnait à chaque fois. Il s’imaginait être chez lui, affalé dans ce canapé d’angle au châssis en bois massif, face au téléviseur de dernière génération. Il n’en avait jamais vu d’aussi grand. À vue d’œil, il devait bien faire soixante-dix pouces. La bibliothèque en manguier massif attira tout juste son attention. La maison lui renvoyait sa condition sociale. Une vie minable dans un studio minable d’un quartier minable. Il soupira et porta son regard sur tout ce qui comportait des tiroirs. En bon professionnel, il les fouilla méthodiquement un par un. Sa patience fût récompensée, il trouva dans l’un d’eux une montre Monster de chez Seiko, surnommée ainsi en raison de ses lignes et ses formes brutes. Encore dans son écrin, Brice en déduisit que le mari ne devait la porter qu’à certaines occasions. Un sourire s’afficha sur son visage en l’estimant à plusieurs centaines d’euros. Tout en la faisant glisser délicatement dans la poche de son imperméable, il se voyait bien trouver encore quelques bijoux précieux dans les commodes d’une des chambres du haut pour compléter son butin. Il emprunta les escaliers et à mi-chemin, une porte ouverte sur sa gauche l’invitait déjà à entrer. Il s’avança jusqu’à l’encadrement avant de s’arrêter pour balayer lentement la pièce de sa lampe torche. Lorsque le lit se trouva dans le champ du faisceau lumineux, Brice resta quelques secondes figé dans cette position, puis fit le trajet inverse à reculons, manquant de justesse de dégringoler dans les escaliers. Quand il arriva en bas, il était déjà tout en sueur, la respiration haletante et les jambes flageolantes. Il devait quitter cette maison au plus vite. Si on le trouvait ici, il risquait une condamnation bien plus lourde qu’un simple vol par effraction. Il se dirigea précipitamment vers la porte arrière d’où il était venu, puis s’arrêta et se retourna, hésitant, déchiré par l’envie de fuir ou de prévenir quelqu’un. Non, il ne pouvait décemment pas la laisser comme ça. Brice était peut-être un voleur, mais pas un salopard. Bien qu’il n’y ait plus rien à faire pour madame Gauthier, il se devait de prévenir la police. Il épargnerait ainsi à son mari de faire l’horrible découverte. S’il appelait d’ici, on ne risquerait pas de remonter jusqu’à lui et il aurait bien le temps de filer. Il revint sur ses pas et se posta devant le téléphone fixe, la lampe torche calée sous son bras gauche. Il hésita encore un court instant avant de saisir le combiné et composer le dix-sept. Une voix féminine se fit entendre.
  — Allo ! Police secours, j’écoute.
  Au moment de répondre, Brice enleva d’un geste fébrile son gant gauche et le positionna sur le microphone du téléphone pour camoufler sa voix. Il prit une longue inspiration en secouant la tête. Il n’aurait jamais imaginé un jour alerter lui-même la police lors d’un cambriolage.
  La voix de son interlocutrice se fit plus pressante.
  — Allo ! Parlez, s’il vous plaît !
  — Écoutez-moi ! Une femme est morte. Elle a été assassinée à son domicile.
  — Que dites-vous ? Vous avez bien parlé d’un meurtre ?
  — Oui, un meurtre.
  — Vous avez été témoin de ce qui s’est passé ?
  — Non.
  — Que faites-vous à son domicile ? Vous êtes un proche de la victime ?
  Brice déglutit avant de répondre.
  — Non.
  Un silence en retour, court, mais éloquent, traduisait l’incongruité de la situation.
  — Bien, donnez-moi son adresse et attendez sur place l’arrivée des secours. Je vais vous demander également votre identité.
  — Écoutez, vous trouverez l’adresse à partir de ce numéro d’appel, lâcha-t-il avant de raccrocher.
  Il utilisa encore son gant comme d’un chiffon pour nettoyer le combiné, puis sortit la montre de sa poche et la posa à proximité du téléphone. C’était une façon symbolique pour lui de nier toute participation au meurtre. Il quitta ensuite la maison sans demander son reste.

  De retour dans sa Clio, Brice réalisa à peine ce qu’il venait de se passer. Il resta, il ne sait combien de temps, prostré devant le rétroviseur intérieur à observer son teint livide. Au loin, le son des sirènes le fit sursauter. Un regard sur sa montre lui indiqua quinze heures trente. Il patienta encore plusieurs minutes avant de démarrer son véhicule et quitter le parking pour rejoindre la grande route. Sur sa gauche, les gyrophares des secours et de la gendarmerie tournoyaient devant la demeure de madame Gauthier. Il s’apprêta à prendre la direction opposée, mais une force incontrôlable le poussa à repasser une dernière fois devant son domicile. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y a à peine quelques heures, elle était encore vivante, et maintenant on l’emmenait dans un sac mortuaire. Tout a basculé approximativement entre midi vingt-cinq et treize heures trente. Que s’était-il passé ? Sans pouvoir l’expliquer, la mort de cette femme qu’il avait côtoyée à sa façon pendant plusieurs jours l’avait affecté. Il commençait à culpabiliser d’avoir quitté son poste de surveillance. Il n’aurait peut-être pas pu la sauver, mais il aurait pu donner la description de son meurtrier à la police de manière anonyme.
  Il guetterait désormais la moindre information sur ce crime et ne trouvera la paix que lorsque son assassin aura été arrêté.
  Il aurait voulu avoir comme dernière image de madame Gauthier, celle d’une femme d’une élégance rare et à l’allure gracieuse. Mais au lieu de ça, c’était l’image d’une femme recroquevillée sur son lit, la tête tombante et les yeux exorbités, qui hantaient son esprit.
  Sa mort provoqua un déclic chez Brice. Il se jura d’arrêter son activité de cambrioleur avant d’accélérer et de quitter définitivement ce quartier.
 

Une journaliste ambitieuse

  Juin 2015

  Au siège de la N.T.A, une chaîne télévisée, la journaliste, Isabel Dupin, saisit le premier journal sur la pile qui trônait sur son bureau sans lâcher des yeux son téléphone « spécial » qui restait désespérément muet. Elle contrôla pour la énième fois le volume de la sonnerie pour s’assurer qu’il était bien au maximum. Elle attendait un appel de son correspondant anonyme sur le portable réservé exclusivement pour « lui ». Tout le monde savait au sein de l’entreprise de qui il s’agissait ou du moins tous ses collègues se doutaient de la fonction qu’il occupait : il était policier au commissariat d’Antalville. Pour son émission, « pleins feux sur le crime », qu’elle avait lancée il y a un an, elle avait besoin de matière première pour l’alimenter. Son objectif : être au plus près d’une scène de crime pour pouvoir intervenir en temps réel et filmer « l’évènement ». Qui mieux qu’un policier, étant toujours le premier sur les lieux, pouvait l’alerter rapidement ? Le bruit courait qu’elle y mettait les moyens. Ses assistants, Mathieu et Stéphane, connaissaient les consignes : être toujours sur les starting-blocks, caméra sur l’épaule, prêts à décoller, sinon la foudre s’abattait sur eux.
  Elle reprit la lecture du journal qu’elle tenait entre les mains et s’arrêta sur les gros titres : « L’ÉTRANGLEUR AUX FOULARDS VIENT DE FAIRE UNE NOUVELLE VICTIME À GRÂCEVILLE ».
  Pour la journaliste, c’était encore une occasion ratée de produire une émission sur le tueur en série. Grâceville était bien trop loin pour être rapidement la première sur place et elle ne connaissait personne susceptible de la prévenir.
  Ses collègues connaissaient l’ambition qui la dévorait. Mathieu et Stéphane lui rapportaient des médisances à son égard. Certains allaient jusqu’à prétendre qu’elle serait prête à payer l’étrangleur aux foulards pour venir « exercer » sur Antalville. Les mauvaises langues ont encore de beaux jours devant elles.
  Pour aujourd’hui encore, son téléphone ne sonnera pas.


Une vieille affaire

  Octobre 2016

  Je ralentis en me rapprochant de la demeure. Je tenais à arriver aussi discrètement que possible pour ne pas trahir ma présence et me laisser le temps de me mettre en « position ». Si j’avais pu couper le moteur et me laisser porter sur une pente douce, je l’aurais fait. J’aurais pu aussi, me direz-vous, arrêter la voiture bien avant d’arriver près de la propriété et faire le reste à pied. Mais paradoxalement, j’avais besoin de mon véhicule pour me faire entendre. Oui, je voulais que ce soit seulement à un moment précis pour que je puisse profiter pleinement de cet instant.
  J’ouvris lentement la portière et sortis du véhicule. Mon rythme cardiaque commença à s’affoler. La main posée sur la portière, je guettai la fenêtre du deuxième étage à droite. J’étais prêt à recevoir une décharge d’émotions. Le bruit que fit la portière en se refermant donna le signal.
  La raison, la seule qui donnait encore un sens à mon existence, apparut à la fenêtre lorsqu’elle s’ouvrit.
  — Papa ! Attends, je descends.
  Je sais, ça a un côté théâtral. Mais ça faisait trop longtemps que j’attendais ce moment. Près d’un an. Une éternité.
  Je ne saurai probablement jamais comment une jeune fille de dix-sept ans a pu se retrouver en bas en quelques secondes pour m’ouvrir la porte et se jeter dans mes bras. Pas plus que je ne comprendrai comment j’ai pu la délaisser pendant près d’un an. Je ne cherche pas d’excuses auprès des évènements tragiques qui ont bouleversé ma vie. J’aurais dû être présent auprès de ma fille après la disparition de sa mère et surmonter cette épreuve ensemble.
  Mais on ne peut pas réécrire l’histoire. On n’a pas le pouvoir de changer le passé, mais on a celui d’éviter de refaire les mêmes erreurs. Je retrouvais ma fille Jenny et c’était tout ce qui comptait pour moi maintenant. Elle était tout ce qui me raccrochait encore à la vie. Son étreinte me réchauffait le cœur. Je n’étais plus le commissaire Lewis, exerçant à la brigade criminelle d’Antalville et traquant les criminels, mais simplement un père.
  Une dame aux cheveux gris-argenté apparut sur le seuil de la porte en souriant. Pierre, mon beau-père, l’embonpoint bien prononcé, se plaça discrètement à ses côtés avant qu’elle ne se jette sur moi en m’embrassant chaleureusement.
  — Pourquoi n’as-tu pas appelé ? me demanda Martha en faisant référence à mon court séjour à l’hôpital. Nous serions venus te chercher.
  — Bah, je ne voulais pas vous déranger pour ça. Et puis, la Laguna a rendu l’âme.
  — Oh, peu importe. Nous aurions trouvé un moyen de passer te prendre.
  — Je n’en doute pas, Martha.
  — Oh toi, tu voulais faire la surprise à quelqu’un.
  Son regard fit rapidement un aller-retour en direction de ma fille. Ma belle-mère aussi attendait ce moment depuis longtemps de nous voir réconciliés.
  — Elle n’a pas arrêté de nous parler de toi pendant ces quelques jours et de ce qu’il s’est passé « là-bas ».
  — J’espère qu’elle ne vous a pas trop embêtée avec ça.
  — Mais non, penses-tu !
  Puis, elle rajouta en penchant la tête vers moi :
  — Tu es devenu son héros.
  J’échangeai un sourire complice avec ma fille qui avait bien sûr entendu.
  — Merci de t’être occupé de Jenny pendant mon séjour à l’hôpital, Martha. Je sais que je n’ai pas été très présent ces derniers temps, désormais tu nous verras plus souvent. Pour aujourd’hui, je te l’enlève encore, mais je te la ramènerai demain matin.
  — Ne te préoccupe pas pour ça. Il est bon que vous passiez beaucoup de temps ensemble.
  — Oui, mais pour demain matin, je vous ai préparé quelque chose.
  Je me tournai vers mon beau-père.
  — J’espère que tu seras là, Pierre ?
  — Bien sûr, Jack. Je peux bien laisser mes parties de belote de temps en temps.
  Martha ne ratait jamais une occasion de titiller son mari. C’était peut-être là le secret de longévité de leur couple. Un grand sourire s’afficha sur son visage et ajouta d’un ton enjoué :
  — Moi, je suis sûre qu’il sera là. Il veut surtout vous montrer sa nouvelle voiture. On va la chercher cet après-midi.
  Le visage de mon beau-père s’empourpra et il partit dans un éclat de rire tout en secouant la tête.
  — Je me sens beaucoup plus rassuré maintenant lorsqu’il va rejoindre ses amis sur Brennange, poursuivit Martha.
  — Je m’en doute. Je suis impatient de la voir. Donc, le programme de demain, ce sera resto et ensuite, petite balade sur la place des arts. Enfin, si ton genou le permet, Martha.
  — Oui, ne t’inquiète pas. Ça va beaucoup mieux maintenant.
  La place des arts. Pour beaucoup, elle était maintenant devenue synonyme de tragédie. Les terribles évènements qui s’y sont déroulés resteront encore dans les mémoires pendant longtemps. Mais pour ma part, elle sera toujours liée à un moment heureux de mon existence où nous y emmenions Jenny, Linda et moi, lorsqu’elle était petite.
  — À demain, mamie, fit-elle encore une fois en montant dans la voiture.
  Pendant qu’on s’éloignait, elle ne lâcha plus sa grand-mère des yeux jusqu’à ce qu’elle soit hors de portée de vue, puis elle se tourna vers moi.
  — Tu sais, papa…
  Elle marqua une pause. Je jetai un regard furtif dans sa direction.
  — Tu voulais me dire quelque chose ?
  — Après ce qui est arrivé sur la place des arts, j’ai pris conscience d’une chose.
  Je crois que je devinais de quoi il s’agissait.
  — Je n’imaginais pas à quel point tu exerçais un métier aussi dangereux.
  Je tentai de minimiser les risques inhérents à ma profession.
  — Bah ! Tous les métiers peuvent être dangereux, Jenny. Un accident est vite arrivé quand on n’est pas vigilant. Mais tu ne dois plus penser à ça.
  — Oui, mais pour toi, ce n’est pas pareil, tu traques les criminels comme cet affreux Apollon. Il aurait pu te tuer.
  Le ton de ma voix se radoucit.
  — Écoute ! Ta mère et moi avons tout fait pour te préserver de ça. Il faut quelqu’un pour les arrêter et je ne suis pas le seul à le faire. Tu es en âge de comprendre maintenant, mais tu n’as pas à t’inquiéter.
  — C’est ce que m’a dit Henry.
  — Henry ? demandai-je étonné.
  — Oui, il était passé prendre de mes nouvelles et j’en ai profité pour lui poser des questions. Je me souviens que l’année dernière, tout le monde parlait de ce sale type qui étranglait des femmes avec un foulard. Je voulais savoir si c’était toi qui l’avais arrêté. Il m’a dit que personne n’était arrivé à l’avoir et que toi, tu l’avais retrouvé en peu de temps.
  — Je crois qu’Henry parle beaucoup trop.
  — Ne lui en veux pas ! C’est moi qui ai insisté.
  — Connaissant Henry, tu n’as pas dû insister longtemps. Et pour répondre à ta question, c’est moi qui étais chargé de le retrouver, mais loin de moi l’idée de m’attribuer tout le mérite. Personne ne peut résoudre une affaire tout seul, Jenny. On forme une équipe à la brigade et tout le monde a son rôle à jouer. Pour Apollon, Richard nous a fortement aidés dans cette enquête. Paul a pris des risques pour m’aider et je ne te parle pas de Henry, Tom, Rudy ou Chris. Sans oublier Léa.
  Je m’arrêtai sur Léa. Je n’oublierai jamais ce que je lui dois.
  — Sans son aide, nous n’aurions jamais pu l’arrêter.
  En réalité, sans elle je serais mort.
  — Mais personne n’aurait eu le courage de faire ce que tu as fait. Je suis fière de toi, papa.
  Je lui répondis en souriant.
  — Ben voilà, fallait commencer par là. Moi, je suis encore plus fier de toi, Jenny. Ce que tu as fait demandait beaucoup plus de courage. C’était à moi de prendre soin de toi et malgré tout ce que je t’ai fait subir, tu es revenue vers moi. Je n’oublierai jamais cet instant où tu as couru vers moi. Aucune force au monde n’aurait pu te retenir. Tu as fait ce que j’aurais dû faire. Tu es resté auprès de moi pour me soutenir quand j’en ai eu le plus besoin.
  Des larmes commençaient à rouler sur ses joues.
  — J’ai eu peur qu’il t’arrive quelque chose, papa.
  Je lui pris la main.
  — Je sais ma puce. Mais c’est fini maintenant. Oublions tout ça !
   Le premier lieu où nous nous rendîmes fut bien entendu le nouveau cimetière d’Antalville où reposait Linda. Sur sa tombe, l’abondance de chrysanthèmes, de cyclamens ou autres bruyères, témoignait de l’affection que tout le monde portait à ma femme. Jenny se serra tout contre moi. Je n’arrivais pas à détacher mon regard du visage souriant de Linda en médaillon. Je n’arrêtais pas de me répéter : pourquoi elle ? Pourquoi nous l’a-t-il pris ? Je repensais à ce jour maudit où c’est arrivé. Je n’avais rien pu faire pour la sauver. Justice a été faite, mais ça ne me l’a pas rendu.
  Et maintenant, il fallait réapprendre à vivre. Pour Linda, pour Jenny, il fallait aller de l’avant.
  C’est ce que nous avons fait. Nous n’avions jamais été aussi proches et aussi complices que cette journée-là. J’ai savouré chaque seconde passée avec ma fille. Ses rires résonnent encore dans ma mémoire.
  Je sais maintenant qu’il y aura d’autres journées comme celle-là. Beaucoup d’autres.

  Le soir, après avoir souhaité bonne nuit à ma fille, je regagnais ma chambre, exténué. Allongé sur le lit, je repensai à l’affaire de l’étrangleur aux foulards dont m’avait parlé Jenny. Une affaire qui avait secoué Antalville. Elle allait aussi remettre en question toutes mes convictions sur les êtres humains. Comment pouvait-on s’en prendre à tant de victimes innocentes ?
  Lorsqu’il fut appréhendé et que la vérité éclata, tout le monde ne parlait plus que de ça. Un tel disait : « mon Dieu ! Pourquoi toutes ces victimes ? Comment peut-on en arriver là ? » Un autre disait : « pour moi, il n’aimait pas les femmes. Qu’on ne vienne pas me dire le contraire ! »
  Partout, dans les lieux publics, jusque dans les rues, tout le monde y allait de ses commentaires. Mais personne n’avait de réponses à toutes les questions qu’ils pouvaient se poser. Aujourd’hui encore, je pourrais vous raconter l’affaire dans ses moindres détails, que je fusse présent ou non sur les lieux, puisque j’étais chargé de l’enquête et que j’avais accès à tous les témoignages. Mais je serais incapable de vous expliquer comment on peut arriver à une telle folie meurtrière. Ce n’était pas mon rôle. Moi, je savais seulement que je devais l’arrêter. J’en avais fait la promesse et je l’ai tenue.
  Pendant toute mon enquête, je me demandais quel visage pouvait avoir un être capable de tels crimes monstrueux. Je me souviens de la réponse qu’avait donnée un spécialiste des tueurs en série à un journaliste qui lui avait posé la question : si c’était écrit sur leur visage qu’ils sont des assassins, ce serait beaucoup plus facile pour la police de les arrêter. Rien n’était plus vrai. Ils ressemblent à monsieur tout le monde.
  Mais laissez-moi vous raconter toute l’histoire.
 
  Bien qu’ayant mené l’enquête jusqu’à son terme, la difficulté serait de situer avec précision quel jour ont eu lieu les premiers évènements qui germaient sournoisement quelque part et me prédestinaient un jour à m’embarquer dans cette terrible affaire. Pourtant, il faut bien situer le début d’une histoire quelque part. Je laissai mon esprit vagabonder et me retrouvai propulsé en juillet 2015, un soir où je rentrais chez moi pour retrouver ma petite famille. 
  La seule raison qui me pousse à me replonger dans cette période trouble est que ma femme, Linda, à ce moment-là, était encore de ce monde. Et je serais prêt à retourner tous les jours en enfer pour la revoir.

  Elle me manque tellement.
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Espace de discussions / Re : Les phobies
« Dernier message par Apogon le sam. 11/03/2023 à 17:11 »
Vous avez peur des bouchons ?
Non, non pas ceux sur la route, ceux à l'intérieur de vous même, ceux qui vous font rougir de douleur sur le trône !
Vous êtes peut être apopathodiaphulatophobe !

C'est la peur d'être constipé.
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Mise en avant des Auto-édités / Le Royaume d'Arysmeïl de Vanessa DL
« Dernier message par Apogon le jeu. 16/02/2023 à 16:59 »
Le Royaume d'Arysmeïl de Vanessa DL : T1- Révélation



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Prologue

Il y a longtemps en Arysmeïl…

— Tu vas te taire miséreuse ! vociféra Kamjiyn en assénant un coup de pied à sa prisonnière.
Au royaume d’Arysmeïl, le temps n’avait pas d’importance, les arysmeïliens vivaient des centaines d’années et parfois même des millénaires pour les plus chanceux. Par conséquent, si le temps n’avait pas de droits sur la vie alors il n’en avait pas non plus sur la vengeance de Kamjiyn. Elle était la reine déchue, celle qui fut bannie de la citadelle tandis qu’elle dominait Arysmeïl en semant la terreur au sein du royaume.
Un sourire horrifique fendit son visage en se remémorant son règne.
Il y a un peu plus de 300 ans, Kamjiyn vivait en harmonie au sein de la forteresse accompagnée de son époux, le roi Jasmyr. Elle le chérissait et lui vouait un amour aveugle. Il lui avait tout offert : la joie, le bonheur et surtout le pouvoir. Elle adorait gouverner à ses côtés, et prenait un malin plaisir à condamner les criminels qui se présentaient devant elle, quand son mari ne pouvait présider l’audience.
Évidemment, le roi avait eu vent de ses agissements. Malgré cela, il ne voulait pas la contrarier, alors qu’elle portait son unique héritier. Il devait la préserver et la protéger aussi longtemps qu’il le fallait. La grossesse l’avait énormément perturbée, Kamjiyn n’était plus que l’ombre d’elle-même. La douce épouse qu’il avait tant aimée s’était évanouie pour laisser place à une femme sur la défensive et constamment agressive. Tant et si bien que le peuple l’avait surnommé : « Kamjiyn l’impitoyable ».
De nature impulsive, c’était une femme gracieuse, opulente et de taille moyenne. Ses formes étaient parfaitement ordonnées et ses yeux d’un bleu azur lui conféraient un air de déesse. Ses longs cheveux blonds solaires atteignaient ses épaules et lorsqu’elle était contrariée, de légers reflets roux parsemaient sa crinière éblouissante. Son teint laiteux et doux harmonisait l’ensemble de son visage et de son corps.
Sous son charme, le souverain Jasmyr cédait à tous ses caprices. Même les plus grotesques, comme lorsqu’elle l’avait supplié de lui offrir un faucon, emblème de la royauté, pour animal de compagnie — qu’elle tua pendant l’une de ses nombreuses sautes d’humeur. Quand elle tomba enceinte, son attitude devint de plus en plus difficile à gérer pour Jasmyr qui, pourtant, jouissait d’une réputation de monarque cruel et intransigeant.
Plus les semaines passaient, et plus Kamjiyn devenait méconnaissable, la grossesse demeurait pour elle une épreuve effroyable, presque insupportable. Elle ne se reconnaissait plus : sa peau d’ordinaire lumineuse avait laissé place à un teint blafard qui faisait ressortir ses iris bleutés, lui dessinant un regard qui terrifiait ses proches.
Le roi, croyant sa femme possédée, décida de commettre l’impensable. Lui prétextant un repas en amoureux aux abords du lac Empharys, le souverain coordonna son assassinat avec les membres du Conseil des Anciens. Conscients que fomenter un tel acte était passible de la peine de mort, tous soutenaient le roi dans cette décision. L’ordre du Ga’ril proposa au roi l’appui de ses meilleurs mercenaires. Il était hors de question de mêler un quelconque soldat à cette affaire, le monarque avait été très clair.
Kamjiyn adorait se promener aux abords du lac quand elle était enfant. C’était un endroit connu de tous pour être le repaire des âmes sœurs. En cette magnifique journée d’automne, le paysage qui s’offrait à elle lui remplit le cœur de joie. Des prairies et des montagnes encerclaient le lac Empharys. La teinte bleutée de l’eau rendait cet endroit sublime, les chênes et peupliers aux couleurs chatoyantes ornaient un côté du lagon. La chaîne montagneuse au second plan harmonisait ce décor de carte postale. La reine avait toujours rêvé de s’y promener au bras de son époux. Naïve et convaincue qu’il avait enfin compris ce qu’elle endurait, elle tomba de haut quand elle réalisa avec stupeur la tromperie dont elle était victime.
Alors qu’elle longeait la bordure du lac, deux hommes solidement armés vinrent à sa rencontre. Ils s’approchèrent si brusquement pour l’encercler qu’un frisson glissa le long de sa colonne vertébrale. Le cœur rompant à toute allure dans sa poitrine, la reine les détailla. Ils portaient des habits de soldat sans arborer les armoiries de la couronne, leurs épées dégainées et tranchantes tendues dans sa direction. Elle distingua également, une hache et un poignard, suspendus à leur ceinture. Devant leur attitude menaçante, les lèvres retroussées et la mine sévère, Kamjiyn comprit quel dessein ils lui réservaient.
Stupéfaite, elle ne cilla pas lorsque l’un des lansquenets pointa son épée sous sa gorge. Un instant, désarçonnée par cette agression, elle releva le menton et elle leur adressa un regard noir. 
— Comment osez-vous ? gronda la reine, la mâchoire serrée.
— Nous avons reçu la directive de vous escorter en dehors de la Citadelle, rétorqua l’un des mercenaires, le ton hargneux.
— Un ordre ? répéta-t-elle surprise en fronçant les sourcils.
Puis se reprenant, elle grogna en relevant la tête :
— J’ai rendez-vous avec mon époux, le roi Jasmyr.
— Fermez-la ! Et avancez, j’aimerais bien être rentré pour le dîner, commanda d’un ton acide l’un des hommes, le regard avide.
Le traître lui fit signe de se diriger vers la clairière qui se trouvait non loin du plan d’eau. Kamjiyn pivota sur elle-même comme si l’espace d’un instant, elle acceptait leur décret. Puis elle inspira pour forcer son courage à reprendre le dessus et se campa sur ses jambes, les poings serrés, se refusant désormais à leur obéir. L’un des hommes lui envoya alors un coup de poing dans le dos pour qu’elle avance. Elle trébucha, s’étala de tout son long sur un amas de feuilles mortes et un cri s’échappa de sa gorge.
— Relève-toi, grommela l’homme qui l’avait frappée, on n’a pas que ça à faire. Ton mari nous a proposé une sacrée somme d’argent pour te faire la peau. Tu penses bien qu’on ne va pas s’attarder à tes côtés.
 Kamjiyn se renfrogna. Lorsqu’elle se releva en toisant son agresseur, des reflets roux émergèrent de sa chevelure. La colère déformant ses traits, elle inspira pour se donner la force d’agir. Des années s’étaient écoulées depuis la dernière fois où elle avait utilisé son don. Elle ferma les paupières en avançant, et sonda son corps à la recherche de son pouvoir. Il était là, endormi, attendant patiemment le moment où sa maîtresse le solliciterait de nouveau. Tapis dans l’ombre, les ténèbres grondaient de contentement. Enfin, le moment était venu. Soudain, son pouvoir se déversa dans sa chair, frémissant, vociférant, exaltant. Kamjiyn l’appela par la pensée, et sur ses lèvres pulpeuses se fendit un rictus lorsqu’elle sentit son pouvoir répondre à son appel. Il ne l’avait pas abandonné, jamais il ne le ferait. Et ce fait la rassura, plus qu’elle ne voulait l’avouer. La trahison de son mari l’ébranlait et elle lui ferait payer.
« Oh oui, je te ferais payer cet affront Jasmyr », pensa-t-elle, avant de reporter son attention sur ses agresseurs. 
Quand elle avait épousé le roi, Kamjiyn avait invoqué un sortilège puissant capable d’annihiler sa magie. Les sorciers de son niveau n’avaient pas voix au chapitre dans ce royaume. Et le meilleur moyen de parvenir à ses fins était de leur faire croire à tous qu’elle ne possédait aucune prédisposition à la magie. Après tout, elle allait devenir reine, quel autre pouvoir pouvait la satisfaire que celui de gouverner ? Le don de la reine se manifesta comme s’il avait toujours coulé dans ses veines. Elle ondula sa main dans un geste lent et gracieux puis referma ses phalanges cruellement, en prononçant dans un souffle rauque ces quelques mots :
« Niaskar vey y bil mora ».
Tout à coup, le mercenaire qui la menaçait de sa lame tranchante se figea. La cruauté abandonna brusquement son visage pour laisser place à la terreur. Il savait… Bien sûr qu’il savait, il avait entendu parler des Zorstyar, ces sorciers adeptes de magie noire. Cependant, jamais il n’avait cru qu’il en rencontrerait une et encore moins que ce serait l’épouse du souverain Jasmyr.
Saisi d’effroi, son comparse prit ses jambes à son cou sans demander son reste, mais c’était sans compter sur l’impitoyable reine. Elle pivota avec agilité en direction du fuyard, en intimant d’un œil sombre le silence au mercenaire agonisant à ses pieds. Ce dernier se liquéfia, le visage déformé par la douleur. L’angoisse et la souffrance se lisaient sur ses traits reflétant son calvaire intérieur. Kamjiyn se délecta de son tourment, sourire aux lèvres. Puis, d’une voix puissante, elle lâcha à l’attention de l’autre homme, la même formule que précédemment :
« Niaskar vey y bil mora ».
Brusquement, un hurlement effroyable s’éleva au loin, faisant fuir les animaux à proximité. Puis, comme si ce qu’il venait de se produire n’avait été que le fruit de son imagination, le calme revint dans la clairière. La reine déchue coula un regard empli de dédain à l’individu qui agonisait à ses pieds.
— Vous pensiez réellement que ça serait aussi facile de vous débarrasser de moi, fulmina-t-elle en caressant frénétiquement son ventre arrondi.
Elle ondula de nouveau sa main, sans prononcer un seul mot cette fois, puis serra son poing, mettant ainsi un terme à la souffrance du lâche. Kamjiyn dégagea la mèche blonde qui barrait son visage, signe que cette démonstration de force l’avait épuisée plus qu’elle ne le pensait.
Satisfaite, mais quelque peu contrariée, elle entreprit de quitter les lieux afin de fomenter sa vengeance. Son époux les avait condamnés à une mort terrible. Comment avait-il pu penser une misérable seconde qu’il parviendrait à se débarrasser d’elle de la sorte ? Avait-il seulement la moindre estime pour elle ? Et sa progéniture, n’avait-elle donc pas le droit de vivre ? Kamjiyn ruminait sa colère, elle était furieuse d’avoir cru qu’il la considérait un tant soit peu. Furieuse qu’il ait pris la décision de tuer leur enfant. Furieuse qu’il ait imaginé que deux pauvres mercenaires arriveraient à leur fin. Elle était perdue dans ses pensées meurtrières quand elle sentit une présence familière dans son dos.
— Ainsi donc, tu es une Zorstyar !
Kamjiyn pivota vivement vers l’homme qu’elle pensait reconnaître. Le seigneur Jasmyr la toisait, juché sur son cheval. Ses prunelles azurées débordantes de rage, elle soutint son regard. Mais à bout de force, elle tomba à genou, éreintée d’avoir puisé dans des réserves qu’elle n’avait pas utilisées depuis des décennies. Elle releva pourtant la tête, l’air hagard et meurtri. La douleur pernicieuse qui s’installait dans son cœur lui comprima la poitrine. Sa respiration devint haletante et saccadée. Il l’avait brisée, mais elle ne lui donnerait pas la satisfaction de la voir ainsi, misérable et affaiblie.
— Pour… pourquoi nous as-tu fait ça ? demanda-t-elle en réprimant un sanglot.
Un rictus dessinant ses lèvres, le souverain ordonna que l’on se saisisse d’elle pendant qu’il mettait pied à terre. Il s’approcha de son épouse et effleura sa joue presque tendrement. L’espace d’un fugace instant, elle crut apercevoir des regrets et de la tristesse dans ses yeux couleur d’automne. Mais Jasmyr enfonça sa dague dans le ventre de sa reine, d’un geste adroit et rapide. Kamjiyn hurla de douleur et de désespoir.
— On n’est jamais mieux servi que par soi-même ! Ne pense pas que cela me fasse plaisir, Kamjiyn ! vociféra-t-il, furieux.
La reine, déchue et trahie, s’écroula sur le sol, en tremblant et en agonisant. Affolée, elle tenta de protéger son enfant avant de mourir, elle marmonna dans un chuchotement à peine perceptible : « Ixvaye ixviya », puis elle tomba inconsciente.

Sortie brusquement de ses pensées par les plaintes de la princesse Sasnya, Kamjiyn essuya ses larmes d’un revers de la main et se tourna vers sa prisonnière. Une voix fluette s’écria en gémissant :
— S’il vous plaît, laissez-moi partir. Pitié, je ne dirais rien, je vous le promets.
Furieuse, Kamjiyn l’attrapa par le col de sa robe et grogna :
— Oh ! Mais tu n’es pas près de t’en aller, princesse. Pas avant que ma vengeance soit pleine !

Chapitre 1

De nos jours à Creil…

Du haut de ses vingt-deux ans, Isaac se posait énormément de questions sur sa vie professionnelle. Pourtant, son avenir semblait tout tracé, si bien que ses proches ne s’inquiétaient pas pour lui. Ils se disaient tous qu’Isaac serait capitaine, comme son père et son grand-père avant lui. Un héritage qui remonte à près d’un siècle !
Mais le jeune homme aspirait à autre chose. Il rêvait de vivre des aventures captivantes et palpitantes comme il avait l’habitude de lire dans les romans, d’un genre qu’il affectionnait plus particulièrement : la fantasy, cet univers magique et mystérieux l’avait toujours tant fasciné. Il s’amusait à imaginer qu’il était une personne exceptionnelle avec une destinée plus attrayante que diriger un bateau sans ambition.
La mer, Isaac la détestait depuis tout petit. Il ne l’appréciait pas, elle l’angoissait. À force de l’observer, il avait l’impression qu’elle voulait l’engloutir vivant et cette sensation le terrifiait. Son corps, faisant écho à son âme torturée, réagissait en conséquence. Il avait envie de fuir l’océan loin dans les terres et ne plus se retourner.
 Lorsqu’Isaac laissait son esprit vagabonder à l’horizon de cette vaste étendue bleue, sa vue se brouillait et son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Il finissait par perdre l’équilibre et s’effondrer sur le sol, l’estomac au bord des lèvres.
Son père lui répétait sans cesse que ça s’estomperait avec le temps, ce n’était que le mal de mer après tout. Mais rien n’y faisait, Isaac devenait simplement plus doué pour le dissimuler. Il ne désirait surtout pas passer pour un sot et un incapable… Chez les Gradur, la force et l’abnégation faisaient partie intégrante de la vie d’une personne…
 Néanmoins, cet héritage, le jeune homme n’en voulait guère. Il aurait adoré s’affranchir de cette corde qui lui pendait au cou et qui, depuis sa naissance, le liait au destin de sa famille. Pour échapper à cette fatalité, il prit une année sabbatique. Isaac pouvait se le permettre, puisqu’il avait une année d’avance sur ses camarades. Ses parents avaient bien entendu contesté cette décision. Toutefois, grâce à son frère Arthur, il avait réussi à les convaincre, arguant qu’il avait besoin de voir d’autres paysages avant de prendre les rênes de la société. Isaac se réfugia alors dans une jolie ville près de la capitale, très loin de l’océan.
Tel un condamné dans le couloir de la mort, Isaac déambulait dans le centre-ville de Creil, ruminant toute la frustration qu’il engrangeait depuis des années.
— Mon garçon ? Tu peux libérer le passage s’il te plaît ?
Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’Isaac ne réalise que quelqu’un venait de lui adresser la parole. L’homme face à lui, affublé d’une toque de cuisinier et visiblement perturbé, ne cessait de regarder sa montre.
— Bon, mon garçon, tu me laisses passer ou bien tu prends racine sur la chaussée, s’agaça-t-il.
— Pardonnez-moi, monsieur, j’étais perdu dans mes pensées… Je ne vous ai pas entendu arriver.
Le cuistot le toisa avec dédain et se dirigea sans plus attendre vers le restaurant situé à l’angle de la place Carnot. Isaac, en voyant l’homme prendre ses jambes à son cou, se demanda s’il jouissait de toutes ses facultés mentales, puisque ledit restaurant avait fermé ses portes définitivement depuis une semaine. « Mesure d’hygiène » était apposée sur la devanture de l’établissement. C’est ce qui se disait dans le jargon pour cacher la véritable raison de la fermeture.
Des rumeurs racontaient que sous cette appellation se dissimulait une bien plus sombre et horrible affaire. En effet, de nombreuses personnes disparaissaient après leur passage dans les cuisines de ces établissements. Isaac pensait plutôt que ces individus avaient pris la poudre d’escampette, car accepter de travailler dans ce capharnaüm ne présageait rien de bon pour la santé mentale de ces gens. D’ailleurs, il était de notoriété publique que les hommes les plus avisés évitaient de s’y aventurer.
Isaac errait de ruelle en ruelle sans but précis, quand il remarqua une fillette flânant seule et que personne ne semblait remarquer. Autour d’elle, s’émanaient une lueur étrange et une odeur de jasmin, qui l’intrigua. Elle se retourna et son regard ne le laissa pas de marbre. Une lumière vert émeraude jaillit des pupilles roses ambrées de la petite et le transperça. Il ressentit une vive douleur aux yeux et s’effondra en gémissant le cœur battant à tout rompre.
— Qu’est-ce que ? s’inquiéta Isaac.
Quand brusquement, son âme fut projetée dans les airs. Il se sentit hors de l’espace et du temps. Entre ciel et terre, plus rien ne ressemblait à ce qu’il avait vu de la ruelle. Sa vision était beaucoup plus nette qu’avant et il ne percevait plus normalement les éléments autour de lui. C’est en vert qu’il distinguait à présent les choses. Au-dessus de lui, le ciel de couleur pastel et de forme rocailleuse évoquait l’océan se déchaînant sur les falaises durant une tempête. Ce dont sa famille raffolait en contant de nombreuses petites histoires à en faire frémir les plus aguerris d’entre eux, mais qui le terrorisaient tant.
 À côté de lui se trouvait le néant. Lui qui craignait l’horizon de la mer se retrouvait plonger dans son pire cauchemar, pourtant Isaac n’éprouva aucune peur à cet instant. Bien au contraire, il se sentait en osmose avec cet endroit qui lui paraissait si paisible. Il entendit une douce mélodie qui l’étonna, elle était si jolie à écouter qu’il se laissa flotter un moment pour l’apprécier.
C’est alors qu’il remarqua la fillette au regard envoûtant à ses côtés, Isaac projeta sa conscience vers elle, sans savoir comment. Il tâtonna délicatement et tenta de lui parler, mais sa bouche refusait de lui obéir. Il ouvrit la mâchoire difficilement, mais aucun son ne voulut franchir ses lèvres. La créature pivota entièrement face à lui et sans saisir l’importance de ce moment, son esprit s’embruma, sa vision se troubla et Isaac perdit connaissance.
À son réveil, il se trouvait dans son lit en pyjama et son smartphone indiquait 3 h 33. Perturbé par son rêve, Isaac réalisa qu’il ne se souvenait pas comment il était rentré chez lui. Cette perte de mémoire brutale l’angoissa. Que lui était-il arrivé ? Avait-il imaginé sa rencontre avec la jeune fille à l’odeur de jasmin ? Était-ce vraiment un songe ? Isaac peinait à comprendre, car cela lui semblait si réel. La sensation de bien-être qu’il avait éprouvée, lorsque son corps fut projeté dans les airs, occupait ses pensées. Il se sentait changé, pas physiquement, mais psychiquement. Ce sentiment agréable le déroutait, comme si cet évènement passé était la réponse à ses questions.
N’ayant plus sommeil, Isaac se leva et se dirigea vers la salle de bain pour se rafraîchir. La saison des fortes chaleurs battait son plein et il détestait le soleil. S’il le pouvait, il irait se réfugier dans les pays scandinaves. Il avait toujours eu ce petit faible pour la civilisation et le climat de ces pays. Toute son enfance fut bercée par les histoires que son père lui racontait sur les Vikings. Mais du haut de ses vingt-deux ans, Isaac savait que les fantasmes d’enfants ne se réalisaient fatalement pas, bien au contraire.
Et comme son frère s’amusait à scander chaque fois que l’occasion se présentait : « Tu as raison, frangin, les rêves c’est gratuit ! » Arthur était un comique, il trouvait systématiquement un prétexte pour rire et se moquer. La vie lui semblait tellement plus facile quand il était dans les parages. C’est à cet instant qu’Isaac se souvint qu’il devait le contacter pour sa prise de poste au sein de l’entreprise familiale. Il attrapa son smartphone, composa son numéro et tomba sur son répondeur.
« Allo ? Allo ? C’est moi, Arthur, si tu es une jolie demoiselle, tu peux me laisser un message, sinon tchao bonsoir. »
Isaac poussa un soupir en raccrochant, son frère devenait tellement puéril quand il s’y mettait.
— Vraiment pas croyable ! s’énerva-t-il en jetant son téléphone sur son lit.
Isaac espérait qu’Arthur grandirait un peu parce qu’il avait réellement besoin qu’il prenne les rênes de la société. Et pour se faire, il avait préparé un discours pour l’occasion, où il énoncerait les nombreuses qualités dont disposait Arthur. Flatter son ego ferait certainement pencher la balance en sa faveur. Pour l’heure, Isaac se rendit compte que son frère devait probablement dormir !
« Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi n’ai-je pas pensé qu’il était trop tôt pour l’appeler ? », songea-t-il décontenancé par son attitude.
Il s’approcha de son lit quand il eut la sensation d’être observé. Il scruta les alentours en jetant un coup d’œil par la fenêtre de sa chambre. Dehors, tout paraissait sombre, l’éclairage public semblait dysfonctionner, car aucune rue n’avait de lampadaires allumés. Isaac chaussa alors ses baskets et sortit prendre l’air. Après tout, il n’avait plus sommeil et un petit footing matinal lui ferait le plus grand bien.
Isaac était vif, intelligent et possédait une excellente culture générale. Ses yeux marrons lui donnaient un regard profond et perturbant, ses cheveux couleur ténèbres accentuaient les traits fins de son visage. C’était un bel homme, même s’il en doutait. Il n’avait aucune confiance en lui. Son corps longiligne et son attitude, mais surtout ses difficultés sociales n’ont fait que renforcer les nombreuses railleries qu’il subissait durant ses années scolaires. C’était un garçon solitaire qui ne trouvait pas sa place au sein de la société. Le contact humain représentait, pour lui, quelque chose de repoussant, et sans vraiment comprendre pourquoi, il n’arrivait pas à soutenir le regard d’autrui.
Constamment poussé dans ses retranchements, Isaac donnait l’apparence d’une personne foncièrement dérangée, pourtant il faisait son possible pour être accepté, mais ce n’était jamais suffisant. Sa façon de parler peu conventionnelle ne faisait qu’accroître leurs différences.
Grâce à ses parents, en particulier à sa mère, il avait appris à interagir avec les autres et à décoder leurs émotions. Cela lui demandait cependant beaucoup de concentration, mais avec l’envie et la motivation, Isaac savait maintenant comment fonctionnait le monde. Un monde où il se sentait étranger…
Isaac sortit de chez lui en vérifiant au préalable qu’il n’avait pas oublié d’éteindre une lumière, de fermer un placard ou une porte. Sa mère aimait bien lui répéter sans cesse qu’il était étourdi, et à vrai dire, elle n’avait pas tout à fait tort. Mais Isaac adorait démentir ce trait de sa personnalité en invoquant le fait que son cerveau carburait toute la journée sans discontinuer. Il pouvait donc bien omettre certaines petites choses. Pour lui, ce n’était pas alarmant, mais pour elle c’était comme si la terre entière allait être détruite par un astéroïde ! Isaac sourit à l’image que ce souvenir lui procurait, puis il entama son footing tout en restant alerte. Quand il arriva au coin de la rue, il se rendit compte qu’il avait oublié sa paire de lunettes, il rebroussa chemin lorsqu’il remarqua qu’il n’en avait plus besoin.
Un bruit attira son attention, il se retourna brusquement, mais ne vit personne. La ruelle semblait totalement déserte, la panique s’insinua soudainement dans son esprit et il se demanda s’il était une nouvelle fois victime d’une hallucination ! Lorsqu’il regarda vers la gauche, il découvrit la fillette aux yeux rose-ambré. Il constata avec étonnement qu’elle avait l’air beaucoup plus âgée, ce n’était plus une fille qui se tenait devant lui, mais une jeune femme. 
— C’est impossible ! C’était un r… ê… v… e ! se rassura-t-il en se pinçant pour se convaincre qu’il n’hallucinait pas.
La jolie créature restait muette, mais le fixait de son magnifique regard avec insistance. La mélodie qu’il avait entendue la veille, retentit une nouvelle fois et soudain l’univers se modifia. L’âme d’Isaac s’extirpa de son corps filiforme et se retrouva face à la jeune femme. Cette fois-ci, il aperçut une faille dans ses pupilles et s’y engouffra. Isaac traversa un tourbillon de lumière incandescente, il ne pouvait garder son attention focalisée, et ce même en essayant de toutes ses forces. Il réalisa alors que la mélodie qu’il entendait renfermait la clef de ce mystère.
 Isaac se distinguait superbement dans les jeux de déduction, il possédait un esprit logique et comprenait rapidement le fil conducteur des énigmes. Il enrageait souvent sa famille lors des week-ends spéciaux « divertissements en tout genre ». Si Arthur excellait dans le domaine des jeux vidéo, lui brillait dans cette catégorie. Il était doté d’une mémoire à faire pâlir ses anciens camarades du lycée.
Isaac retint les sons et les notes puis, par la pensée, les récita. Le malstrom cessa subitement et la jeune femme esquissa un sourire jovial puis lui déclara tout en effectuant une révérence :
— Mon Seigneur, quel bonheur de vous revoir enfin, cela fait des mois que je vous recherche !
Isaac la contempla, les yeux grands ouverts.
— Pardon ? Vous faites erreur, je ne suis pas un membre de la couronne ! Je m’appelle Isaac.
L’inconnue redressa la tête et l’analysa plus intensément comme si elle sondait son âme à travers ses pupilles.
— Et pourtant, je vous confirme que vous êtes bien le seigneur d’Arysmeïl.
Isaac l’étudia à son tour d’un air ahuri. Il commençait sérieusement à se dire que cette charmante demoiselle avait pris un sacré coup sur la tête. Cependant, il nota que sa vision avait une nouvelle fois changé, tout apparaissait net, et encore une fois il observait les éléments dans des teintes olivâtres ! Perdu dans ses pensées, il ne s’aperçut pas que l’inconnue se trouvait désormais à quelques pas de lui, si proche qu’il sentait le souffle chaud de sa respiration sur sa peau.
— Que faites-vous ? balbutia-t-il.
Elle ne lui répondit pas et se hissa sur la pointe des pieds pour effleurer ses lèvres avec ses doigts. Un courant électrique parcourut le corps du jeune seigneur. Isaac sentit l’orage gronder en son for intérieur. La vague galvanisa tout sur son passage électrisant l’ensemble de ses organes vitaux et s’empara de tout son être. Son âme fut rejetée avec puissance dans son enveloppe charnelle. Il tomba à terre haletant.
Et lorsqu’il se releva, tout avait changé.
 
Chapitre 2

Anyaska était âgée de dix-neuf ans. L’ordre du Ga’ril lui avait donné une seule mission, qu’elle comptait bien mener à terme, et ce même si elle devait employer la manière forte pour y parvenir. De nature combative et acharnée, ses qualités lui valaient, au sein de la garde royale, un statut de guerrière incontestable. Elle avait la réputation de ne jamais se laisser faire.
Lorsqu’elle avait une idée en tête, personne ne pouvait l’empêcher d’atteindre son but. En Arysmeïl, elle avait gravi les échelons avec une habileté déconcertante, si bien que tout le monde s’accordait à dire qu’elle était digne d’intégrer l’unité rapprochée du roi. Anyaska ne restait jamais en difficulté, tout lui souriait, à force de travail.
Sa mère morte en couche et abandonnée par son père quelques jours après sa naissance, elle fut recueillie par l’ordre du Ga’ril. Anyaska avait l’habitude de la solitude et parvenait à en faire une force. En dépit de son histoire, elle avait tout pour plaire. Elle était arrivée dans le monde terrestre un matin à l’aube et ne savait par où commencer ses recherches. Elle vagabondait de ville en ville sans succès. Quand elle pénétra dans la ville de Creil, elle sentit une puissance qu’elle n’avait alors jamais ressentie, un être majestueux se trouvait dans cette cité. C’est ici, elle le pressentait, qu’elle retrouverait son seigneur.
Des semaines auparavant, dans le royaume d’Arysmeïl, une terrible menace s’était abattue sur son peuple. Les jeunes filles étaient enlevées, les unes après les autres. Le roi mettait tout en œuvre pour découvrir qui orchestrait ces kidnappings. Accompagné de sa garde personnelle, le souverain de ces lieux mystiques parcourait son royaume à la recherche d’éléments concordants. La dernière malheureuse prise en otage se prénommait Lerrya. Elle vivait avec ses parents à l’entrée de la citadelle, dans la vallée de Syrielle. C’était une adolescente pleine de vie, débrouillarde, qui aidait son père dans les pâturages et sa mère à faire les corvées ménagères qui lui incombaient. Grande avec les yeux bleu nuit et une chevelure blond-châtain, elle ne passait pas inaperçue dans le village. On disait d’elle qu’elle faisait cogner le cœur des hommes d’un seul battement de cils. Ses parents l’avaient promise à un chevalier de la cour, mais les rumeurs prétendaient que Lerrya rejetait sans ambages cette proposition.
Elle avait toujours épaulé ses proches dans leurs besognes quotidiennes et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne s’attardait pas dans la recherche d’un époux. D’autres jugeaient que c’était une fonceuse, une future guerrière et que de nombreuses personnes l’avaient appris à leurs dépens ! Lerrya ne se laissait pas faire, elle possédait l’âme d’une baroudeuse et c’est ce qui lui valut certainement ce destin funeste.
— Les indices mènent à cet endroit, Votre Altesse, déclara l’un des soldats en désignant la lisière du sous-bois.
Tout le monde respectait l’interdiction de s’aventurer seul dans ce lieu macabre. Cependant, Lerrya défiait sans cesse les autorités et Ybril prit conscience de ce fait. Il débuta alors les recherches. Lorsque le roi et sa garde personnelle arrivèrent à la bordure de la forêt interdite, une odeur pestilentielle chargea l’atmosphère. Ils le savaient, ce qu’ils découvriraient ici changerait à jamais l’avenir d’Arysmeïl. Un peu plus loin, l’un des guerriers découvrit le corps sans vie de Lerrya qui gisait dans une mare de sang. Son corps dévêtu avait été la proie de créatures de ces terres abandonnées. Les arbres d’ordinaire majestueux et ornés de feuilles étaient presque dénudés comme si l’automne avait débuté depuis des semaines. Or, c’était la période la plus estivale du royaume.
En Arysmeïl, il n’y avait que deux saisons. Les hommes naissaient durant la période du printemps et les femmes, au moment où le cycle des forêts se dégarnissait ; les sages proclamaient avec amusement que c’était parce qu’elles demeuraient précieuses et devaient être préservées du mal qui rôdait au printemps.
Une ancienne légende contait l’histoire de l’ordre du Ga’ril administrant un élixir aux bébés de sexe féminin. En fonction de la saison au moment de la conception, le philtre permettait à la vie de déterminer quel sexe l’enfant aurait à sa venue au monde. À l’époque, le procédé avait créé des polémiques et déchaîné les passions. Or, il n’y avait pas de place pour la discussion sous le règne du roi Jasmyr. Les mères étaient contraintes d’obéir sous peine de se voir emprisonnées et les pères finissaient pendus sur le parvis de place publique. Jasmyr était un monarque impitoyable, son règne avait détruit des contrées par centaines. De guerre en guerre, le peuple avait fui le royaume jusqu’à son décès dans des circonstances plus que mystérieuses. Lorsque son successeur, le prince Ybril, prit la tête du royaume, les citoyens retenaient leur respiration comme un seul homme, se tenant prêts à subir les foudres de ce nouveau suzerain.
Cependant, Ybril ne ressemblait pas à son père. Il avait hérité de ses traits, mais son éloquence et sa gentillesse provenaient de sa mère, la reine Irysna. C’est pour cette raison que le seigneur Jasmyr ne voyait pas d’un bon œil son accession au trône. Selon lui, son fils n’avait pas la carrure pour diriger le peuple. Son épouse ne partageait pas son avis, et savait qu’Ybril avait la prestance, la force et le courage de guider son royaume vers la paix et la prospérité.
Lorsque sa sœur cadette, la princesse Sasnya, fut à son tour enlevée, l’équilibre de l’empire était compromis. Ybril devait absolument la retrouver avant que son destin ne soit tristement lié à celui de la pauvre Lerrya.

***

Anyaska avait perdu énormément de temps à la recherche de son souverain et quand elle l’avait enfin trouvé, il n’était pas à la hauteur de ses espérances. Malgré les réticences d’Isaac, elle se demandait comment faire pour qu’il accepte de récupérer son pouvoir. Au vu de ce qu’elle constatait, en l’examinant à la manière d’une machine à rayon X, elle doutait de sa capacité à sauver la princesse.
Le seigneur d’Arysmeïl lui semblait différent, certes son essence spirituelle incarnait toujours la puissance pure, mais quelque chose dénotait avec l’aura qu’il dégageait, comme si une fragilité s’était emparée de son monarque.
« Je ne peux nier que ça lui donne un charme », songea Anyaska en observant Isaac d’un nouvel œil. Mais l’avenir du royaume et de la terre sombrerait dans le chaos s’il n’était pas à la hauteur. On ne pouvait pas s’accommoder d’un demi-seigneur ! Isaac devrait par n’importe quel moyen recouvrir toutes ses capacités avant la lune qui sonnera la fin de l’automne.
  — Quelle misère ! chuchota-t-elle en secouant la tête, décontenancée par son attitude. Si seulement, j’étais parvenue à le retrouver plus tôt. Le temps file à une vitesse et on ne peut pas se permettre de se disperser.
 
Chapitre 3

Après lui avoir effleuré les lèvres du bout des doigts, Anyaska s’était instinctivement prosternée devant Isaac. À cet instant, il comprit qu’elle attendait quelque chose en retour. Pourtant, il éprouvait des difficultés à savoir ce qu’elle espérait de lui. Remarquant la passivité de son roi, la guerrière se releva et prit la parole :
— Mon Seigneur, ne vous souvenez-vous donc pas de notre mission ?
Tout au long de sa vie, Isaac souhaitait être reconnu à sa juste valeur et ne plus passer pour un marginal de la société. Quand il était enfant et qu’il se rendait à l’école, ses camarades adoraient se moquer de lui parce qu’il n’entrait pas dans les bonnes cases. Il s’exprimait dans un langage différent, souvent considéré comme étrange auprès des jeunes de son âge. Il adorait converser avec des mots que beaucoup n’utilisaient plus aujourd’hui.
Les normes de la société représentaient sa plus grande difficulté. Lorsqu’on le sortait de sa zone de confort, Isaac ne savait pas comment réagir. Sa mère lui avait pourtant donné toutes les cartes en main pour se comporter parfaitement en société. Mais Isaac n’était rassuré qu’au moment où il se retrouvait seul, dans sa chambre d’adolescent, à dévorer des livres par centaines. La lecture constituait pour lui une échappatoire. Elle lui permettait de survivre dans ce monde, qu’il considérait comme un territoire hostile.
 
Sa relation avec son père était constamment tumultueuse, ils n’arrivaient pas à se comprendre. Sa mère intervenait souvent pour arrondir les angles entre eux. Toutefois, Isaac ne se berçait pas d’illusions, il savait très bien que pour lui, il n’était pas le fils rêvé : celui qui récupérerait l’entreprise familiale et la dirigerait avec professionnalisme. Son père s’imaginait, à tort, qu’il y prendrait un véritable plaisir. Malheureusement, il se voilait la face et ne parvenait toujours pas à accepter le handicap de son fils aîné.
Malgré tout, ses parents avaient tenu à l’inscrire dans une grande école maritime au Havre, pour qu’il obtienne son diplôme de capitaine. Les études, Isaac les survolait avec une facilité déconcertante. Après plusieurs années à se tourner les pouces et à rendre sa mère hystérique, il avait enfin pris conscience qu’étudier représentait une opportunité pour approfondir ses connaissances et lui permettrait également de s’ouvrir aux autres. En revanche, jamais il ne se serait imaginé être roi d’un quelconque royaume.
Isaac ne semblait pas se formaliser de l’attitude pensive de la jeune femme. Il avait la tête ailleurs, le regard perdu dans les méandres de ses souvenirs.
« Il faut battre le fer tant qu’il est chaud », songea Anyaska avant de s’adresser à lui. 
— Comment vous sentez-vous Monseigneur ? hasarda-t-elle en pensant qu’il avait recouvré la mémoire.
Isaac la dévisagea quelques instants, sidéré par le titre qu’elle s’évertuait à utiliser pour s’adresser à lui. La stupéfaction demeurait telle qu’aucun son ne put franchir ses lèvres. Dans son esprit, tout se bousculait. Qui était-elle ? Que lui voulait-elle ? Pourquoi s’acharnait-elle à l’appeler « Seigneur » ? Il n’arrivait pas à y voir clair et comme à son habitude, il ne s’attarda pas pour obtenir des réponses.
— Je dois rentrer chez moi, déclara-t-il finalement.
Anyaska écarquilla les yeux.
— C’est une plaisanterie ? s’interrogea-t-elle en le regardant partir.
Isaac l’ignora et rebroussa chemin.
Elle ne savait plus si elle voulait réellement le voir se battre à ses côtés pour sauver la princesse. Certes, il était bel et bien un roi, son roi, elle en était convaincue. En revanche, elle ne le reconnaissait pas, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Isaac possédait l’aura d’un monarque, sans aucun doute ! Toutefois, la ressemblance avec le roi Ybril demeurait dérisoire, voire inexistante, et ce constat la troublait. Au royaume d’Arysmeïl, Ybril avait combattu un cerbère à mains nues, pour sauver la vie d’un petit garçon, difficile de croire que l’homme devant elle détenait le même courage.
Isaac, de son côté, ne comprenait toujours pas ce qu’il se passait. Il avait rencontré beaucoup de déconvenues durant son enfance et son adolescence, cependant il restait un homme rationnel. Tout devait posséder un début, une fin et surtout un fonctionnement bien précis. Le besoin de tout contrôler représentait l’équilibre de tout son être. Néanmoins, il se rendait à l’évidence qu’aujourd’hui, il se trouvait devant une situation surprenante qui dépassait son entendement.
Anyaska se tenait toujours face à lui, ses longs cheveux ondulés noués en queue de cheval. Ses yeux rose-ambré apparaissaient plus vifs et plus perçants que ce qu’il avait pu remarquer jusqu’à présent. Son visage élégant et son nez légèrement en trompette faisaient ressortir son magnifique regard. Elle portait une tunique noire brodée de fil blanc sur l’encolure, subtilement cintrée, épousant parfaitement ses formes. Face à cette situation déstabilisante, il fit ce qu’il avait l’habitude de faire plus jeune : battre en retraite.
— Je n’y comprends rien, se fustigea-t-il en rebroussant chemin à la hâte.
Lorsqu’il arriva devant chez lui, il aperçut la même personne qui l’attendait patiemment contre un arbre. Isaac s’arrêta à bout de souffle, les poings serrés pour stopper ses tremblements. Il tenta de se calmer, en vain. Il passa alors devant elle sans lui adresser un regard et ouvrit la porte de son appartement, en prenant soin de bien la refermer derrière lui.
Anyaska n’en revenait pas de son attitude.
— Mais, pour qui se prend-il pour m’ignorer de cette façon ? grommela-t-elle en serrant les dents.
Sans qu’elle en devine la raison, la réaction d’Isaac la blessait. Son cœur se comprima dans sa poitrine et sa respiration devint difficile. Mais bien décidée à obtenir des réponses, Anyaska serra les poings, inspira profondément et se redressa de toute sa hauteur.
— Trêve de plaisanterie, argua-t-elle, catégorique.
« Cette fois-ci, il m’écoutera jusqu’au bout ! », songea-t-elle en pénétrant dans son appartement sans frapper.
 Ce qu’elle y découvrit lui glaça le sang : en face d’elle, calé sur le mur de l’entrée, se trouvait Isaac recroquevillé sur lui-même, les mains sur les oreilles, jambes repliées. Il se balançait d’avant en arrière en chuchotant en boucle des paroles inintelligibles. Elle se rapprocha tout en restant sur ses gardes et entendit ses lamentations :
— Ce n’est… pas nor… Ce n’est pas comme ça. Ce n’est pas rationnel ! Je ne, non, non, balbutia-t-il.
Lorsqu’elle fut près de lui, elle s’agenouilla avec la délicatesse et la grâce qui siéent à une personne de haut rang. Elle se voûta avec respect devant son seigneur, puis le questionna en prenant une voix réconfortante :
— Qu’est-ce qui vous met dans cet état mon… sieur ? se reprit-elle au dernier moment pour éviter de le brusquer davantage.
Mais Isaac ne l’écoutait pas, n’étant plus maître de lui-même. Au bord de la rupture, son esprit se déconnecta et les digues qu’il avait appris à ériger cédèrent sous la pression. C’en était trop pour lui, trop d’émotions, trop de changements, trop de tout. Son cœur pulsait à un rythme effréné dans sa cage thoracique. Ses mains tremblèrent et Isaac serra les poings pour les maintenir sur ses oreilles. Dévasté, martyrisé, dépossédé de sa raison, Isaac s’enfonça dans sa tourmente. Plus rien ne semblait pouvoir le ramener à la réalité. Anyaska se heurta à cette souffrance sans savoir comment réagir. Jamais elle n’avait été témoin d’une telle perte de contrôle. Le visage d’Isaac se déformait en une grimace de douleur, le regard perdu dans le vide.
— Ce n’est… pas… nor…mal, répéta-t-il le souffle court.
Isaac se jetait toujours d’avant en arrière. Sa tête percuta le mur si violemment que du sang perla sur sa nuque. Sans jamais faiblir, il se maltraitait, se frappant désormais les tempes et se cognant inlassablement la tête. Anyaska s’horrifia. Elle ne pouvait pas le laisser se blesser ainsi. Mais que pouvait-elle faire ? Elle ne savait même pas ce qu’il lui prenait. Pourquoi réagissait-il ainsi ? Pourquoi s’infliger autant de souffrance ? Voir son roi dans cet état lui comprima la poitrine. Le comportement d’Isaac la déstabilisait, pourtant son aura ne mentait pas. Il possédait sans conteste celle des grands monarques dont les destinées avaient modelé l’histoire d’Arysmeïl.
Soudain, la crise s’estompa. Isaac rejeta sa tête, le souffle haché. Ses paupières se fermèrent et sa respiration se calma à mesure qu’il reprenait ses esprits. Du sang s’écoulait de ses tempes et de son cou, mais Isaac ne semblait pas le remarquer. Il ouvrit la bouche et un souffle rauque s’en échappa. Il rouvrit les yeux et croisa le regard inquiet de la jeune femme.
   — Je ne comprends pas ce qui m’arrive, déclara-t-il en se tenant la tête.
Un silence s’étira entre eux sans qu’aucun d’eux voulût le briser.
   — Depuis que je vous ai rencontrée, je vois étonnamment bien, reprit Isaac au bout de quelques instants. Je suis pourtant atteint de myopie depuis l’âge de douze ans, au point de ne pas pouvoir sortir sans ma paire de lunettes. Ma vision est devenue perçante et affûtée. En revanche, j’aperçois tout ce qui m’entoure dans des teintes verdâtres. J’ai l’impression d’être un extraterrestre ! s’écria-t-il, d’un ton horrifié. Et puis, d’ordinaire lorsque je rentre chez moi, j’ai un besoin irrépressible de tourner la clef à sept reprises dans la serrure. Là, je n’y ai même pas pensé une seule fois ! Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Que m’avez-vous fait ? Qui êtes-vous ?
Il se remit à gémir en se lamentant. Anyaska souffla en serrant les poings, elle perdait patience et doutait de plus en plus d’avoir trouvé la bonne personne. N’avait-elle pas commis l’irréparable en espérant qu’il était le sauveur de son pays ? Malgré tout, elle se maîtrisa et tempéra :
— Je m’appelle Anyaska, on m’a confié la mission de vous retrouver pour sauver la princesse Sasnya des griffes de la reine déchue, Kamjiyn. 
— D’accord, rétorqua Isaac pragmatique, mais cela ne justifie pas le fait que je n’ai plus besoin de porter ma paire de lunettes. Et pourquoi vois-je tout ce qui m’entoure en vert ? Sans parler de mes manies qui ont quasiment disparu, déclara-t-il en levant les mains à sa hauteur pour montrer son désarroi.
Anyaska cilla avant de se reprendre. « Je lui annonce qu’il doit sauver une princesse, et il me parle de sa paire de lunettes. Mais qui est donc cet homme à l’aura majestueuse ? Et il ne remarque même pas le sang qui coule sur ses joues », pensa-t-elle en le dévisageant.
— En premier lieu, je dois vous soigner et ensuite je vous expliquerai certaines choses, reprit la guerrière en se raclant la gorge.   
Isaac porta les mains à son visage et remarqua qu’il s’était blessé. Il soupira et secoua la tête.
— Ce n’est rien, cela m’arrive assez souvent quand j’entre en crise, expliqua-t-il devant l’air surpris de la jeune femme.
Il se releva et se dirigea vers la salle de bain sans mot dire. Anyaska le regarda partir en écarquillant les yeux.
« Il vient réellement de me laisser en plan ? »
Elle lui emboîta le pas pour ne pas le laisser s’échapper. Même si elle se doutait qu’il n’irait pas bien loin à cet instant. Surtout qu’ils se trouvaient dans son appartement.
Isaac se rinça le visage et le cou pour nettoyer ses plaies. Il retira son pull et se retrouva torse nu devant Anyaska qui lui tourna le dos.
« Okay, ça commence légèrement à devenir gênant »
Isaac ne remarqua pas son trouble et continua son œuvre. Lorsqu’il eut fini, il pénétra dans ce qui semblait être sa chambre. Il s’impatientait et ne cessait de faire les cent pas. Il voulait connaître le fin mot de cette histoire et avait la vive impression qu’Anyaska ne se rendait pas compte de la difficulté qu’il éprouvait pour rester concentré. Il se maîtrisait péniblement pour rester calme et attentif, tout en puisant dans ses réserves pour se maintenir à flot. D’ailleurs, il se félicitait intérieurement de tenir sans paniquer.
— Vous devriez vous asseoir, lui proposa la jeune femme en jugeant son comportement.
Isaac ne cessait de comprimer ses poings en arpentant la pièce. Elle se doutait que quelque chose ne s’était pas parfaitement déroulé et se demandait ce qui avait échoué. C’est alors qu’elle vit, dans la chambre d’Isaac, une affiche trônant au-dessus de son lit, représentant un magnifique papillon bleu.
La pièce était plutôt belle et spacieuse, à en juger par le rapide coup d’œil qu’Anyaska avait jeté en arrivant. C’était la plus grande pièce de la maison, les murs étaient peints en blanc cassé doux comme la plume, créant une atmosphère agréable et délicate. À côté du lit d’Isaac se trouvait une simple table de chevet où reposait une espèce de cube lumineux indiquant l’heure. Au coin de la fenêtre trônait un bureau rudimentaire avec un ordinateur dessus. Derrière la porte, Anyaska remarqua un immense miroir ainsi qu’une commode. Après avoir étudié l’ensemble de la pièce, elle planta enfin son regard sur le jeune homme. Il la dévisageait et visiblement, il s’était détendu. Son regard se fit plus perçant comme s’il parvenait à déchiffrer ce qu’elle pensait, car en lui désignant le haut de son lit, il lui dit :
— Je suis atteint d’un trouble du spectre de l’autisme, cette affiche représente le symbole de notre association. Elle me rappelle d’où je viens et ce que je suis, elle m’aide à ne pas sombrer dans la folie lorsque je ne comprends pas les évènements qui m’arrivent.
Anyaska se retint de lui demander la signification de ce mot, ce n’était pas le moment de lui déclencher une nouvelle crise alors qu’elle venait tout juste de détourner son attention.
— Je vais aller droit au but, Isaac, ma mère adoptive me disait toujours que je devais annoncer les faits aussi rapidement et posément que possible. Vous n’êtes pas seulement Isaac. Dans mon monde, vous êtes le roi, le seigneur Ybril du royaume d’Arysmeïl, et votre sœur, la princesse Sasnya a été enlevée. Alors que nous nous trouvions à deux doigts de la délivrer, une entité maléfique vous a jeté un sort et vous a expédié dans ce monde terrestre. Quant à la façon dont vous observez les éléments, cela reste un mystère pour moi. Il s’agit sûrement d’un résidu du sortilège lancé par le sorcier qui nous a attaqués. J’ai erré de longs mois pour vous retrouver Messire. Le temps nous est compté, nous devons rejoindre à tout prix Arysmeïl avant qu’il ne soit trop tard.
Elle se tut un moment afin de laisser Isaac assimiler tout ce qu’elle venait de lui révéler. Lorsqu’elle remarqua qu’il attendait la suite, elle enchaîna en lui racontant comment Lerrya avait péri et pourquoi la vie de la princesse était en péril.
Isaac se leva et se remit à faire les cent pas. Il semblait ailleurs, comme s’il emmagasinait et traitait les informations les unes après les autres. L’affiche sur le mur devint une évidence pour Anyaska : Isaac était sûrement un Slyrvani ! Comment n’avait-elle pas fait le rapprochement ? Tout était pourtant clair dans sa façon de se comporter, de parler, de ne pas la regarder ; elle avait pensé à tort que sa beauté le déstabilisait alors qu’en réalité, il ne la voyait pas, mais la ressentait dans son corps et dans son âme.
Elle s’approcha de lui et cette fois-ci, elle ne lui effleura pas les lèvres du bout des doigts. Anyaska mit ses mains l’une contre l’autre et récita doucement une formule en arysmeïli qu’elle avait apprise lors de ses études, puis elle exhala doucement dans sa direction.
La chaleur du souffle de la jeune femme sur sa peau le fit frissonner, ses poils se dressèrent et l’odeur de jasmin qu’il avait senti dans la ruelle la nuit dernière lui revint en mémoire. Il ferma les yeux et se concentra sur les sensations qui parcouraient son corps.
Il ressentit instantanément le pouvoir de la poudre mystérieuse qu’elle venait de lui envoyer. De minuscules grains de sable parvinrent sur les prunelles du monarque et se faufilèrent dans cette brèche. Petit à petit, chaque cellule de son corps fusionna avec les particules et Isaac se mit à trembler tout en respirant profondément pour tenter de se contrôler. Il sentit chacune de ses molécules naviguer dans son flux sanguin. Lorsqu’elles arrivèrent à son cerveau, Isaac ouvrit enfin les yeux.
Soudain, il se souvenait de tout.
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Avis : auteurs édités / Répliques de Stephan Cailleteau
« Dernier message par Antalmos le mer. 15/02/2023 à 14:44 »
Répliques : séisme ou ensemble de séismes succédant à un grand tremblement de terre. Métaphore utilisée à juste titre par l'auteur, Stephan Cailleteau, pour décrire la succession d'évènements tragiques qui va toucher sans exception tous les protagonistes de l'histoire dont le premier sera la disparition d'Esther, l'amour de Marc. Jean Kassina, le meilleur ami de Marc va mener son enquête pour tenter de décrypter le mystère entourant sa disparition. De rebondissement en rebondissement, on va suivre Jean dans sa quête de vérité, et tout comme lui, on est bien loin de se douter des évènements qui vont suivre, nous bouleverser, sans parler du dénouement qui m'a particulièrement ému.
Répliques est donc une histoire d'hommes et de femmes, qui aborde des thèmes forts d'amours ratés ou impossibles, de joies et de tristesses, de complicités et de trahisons.
En résumé, beaucoup d'humanité se dégage de ce roman qui en fait un véritable page turner. Je recommande donc la lecture de cet ouvrage à l'intrigue bien ficelée, servi par un auteur doté d'une belle écriture, au style précis, percutant et tout en sensibilité, que je vous invite à découvrir.
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Résumé :

Une seule seconde d'inattention et la vie d'Alice bascule : Dimitri, 4 ans, le fils de son compagnon, échappe à sa vigilance. En panique, la jeune femme part à sa recherche, mais elle est victime d'un grave accident. À son réveil, elle doit se rendre à l'évidence : l'enfant a été kidnappé. Rejetée de tous et rongée par la culpabilité, la « belle-mère négligente » n'a désormais qu'une obsession : retrouver Dimitri, coûte que coûte. Ignorant alors tous les dangers… Sans le soupçonner un instant, Alice va se précipiter au centre d'une toile tissée par la pire des trahisons.

Mon avis :

Tout d’abord, je tiens à remercier les Éditions Taurnada pour leur confiance, et de m’avoir permis de découvrir cet auteur inconnu jusqu’alors, ainsi que son ouvrage au résumé attractif.

Jeune femme épanouie, enceinte de son premier enfant, Alice file le parfait amour avec son compagnon et les enfants de celui-ci, Dimitri et Barbara, quelle affectionne particulièrement.
Lors d'un déplacement en train dans le but de rejoindre son conjoint sur Paris, Dimitri échappe à sa vigilance et disparait au milieu de la foule de la gare de Lyon.
Bouleversée, terrorisée, anéantie, Alice part de suite à sa recherche mais est victime d'un grave accident. A son réveil, sa vie bascule dans l'horreur, et on lui apprend qu'elle a perdu l'enfant qu'elle portait et que le petit Dimitri a été kidnappé.
Dès les premières pages, le ton est donné. Cette histoire sombre, angoissante, impliquant la disparition de son beau-fils nous glace le sang.
Comment en une seule seconde d'inattention, votre vie peut basculer, et ainsi tous vos rêves voler en éclats ?
Comment peut-on s’en prendre à un enfant innocent et faire vivre à ses proches de telles horreurs ?
L’enfant a-t-il été victime d'un ravisseur surnommé "La Demoiselle" ? À moins qu’il fasse partie d'une longue liste d'enfants victimes de trafiquants albanais ?
En dépit des dangers, rongée par la panique et la culpabilité, la jeune femme n’hésitera pas à braver les épreuves, à tenter l’impensable pour le retrouver, quitte à mettre sa propre vie en danger.
Entre rencontres sincères et faux-semblant, à qui pourra-t-elle vraiment faire confiance ?
Malgré les trahisons et les embûches, réussira-t-elle à aller au bout de ses recherches ?
Parviendra-t-elle enfin à trouver une fin heureuse ?

Dans ce récit mené tambour battant, nous voici plongés, enferrés, happés au cœur d’une intrigue  complexe mais fascinante à la manière d’un puzzle machiavélique dont les pièces ont bien du mal à s’imbriquer ; le lecteur sera mis à rude épreuve. Des indices, des doutes, des incertitudes, des fausses pistes…il sera bien difficile de défaire les nœuds de cette histoire sans y laisser quelques plumes.
C’est d’ailleurs pourquoi, malgré une intrigue savamment construite, je dois avouer que ma lecture a été quelque peu chaotique.
En effet, suite à d’incessants allers-retours à des périodes différentes et des lieux multiples, je me suis complètement perdue dans les méandre de cette toile d’araignée aux nombreuses ramifications, m’obligeant ainsi à revenir constamment en amont pour comprendre et pouvoir me raccrocher à un fil d’Ariane bien glissant.
Chose d’autant plus dommageable que la plume de l’auteur demeure tantôt fluide et percutante, tantôt acérée et entraînante. Une fois avoir raccroché les wagons, les pages se tournent alors sans difficulté ; on veut savoir, découvrir ce que va nous révéler cette course effrénée.
Après moult rebondissements et retournements de situations, après avoir été tiraillé dans un sens et dans un autre par l’imagination sans limites de l’auteur, c’est l’illumination, on se rend compte que tout était lié et que chaque passage avait son importance ; toutes les pièces mainte fois remaniées s’emboîtent parfaitement pour déboucher sur un final explosif et inattendu.
Les personnages, eux aussi, ne sont pas en reste : bien campés, attachants pour certains, détestables et manipulateurs pour d'autres.
Comment, par exemple, ne pas être en désaccord avec la manière de réagir de Guillaume, le fiancé, qui au lieu d'encourager sa compagne dans les recherches pour retrouver son fils, préfère se braquer et manquer de soutien autant dans son action que dans le deuil qui la ronge. ?
Comment ne pas trembler pour ce que va vivre et traverser notre héroïne ? Certes, les situations périlleuses sont quelques peu rocambolesques, on se dit que cela fait beaucoup  pour une seule jeune femme… mais au final on ne peut que ressentir de l’empathie pour notre héroïne. Frappé par l'injustice des faits, elle n’en demeurera encore que plus courageuse, tenace et et obstinée.
Alors, êtes-vous prêts à partir dans cette course infernale aux côtés d’Alice ?
Pour ma part, vous l’aurez compris, malgré un début de lecture difficile où j’ai eu bien du mal à rester concentrée pour appréhender tous les tenants et aboutissants, j’ai beaucoup aimé ce roman qui m’a tenu en haleine de bout en bout.
De votre côté, si vous aimez les polars au rythme haletant, les intrigues aux nombreuses ramifications, si vous n’avez pas peur d’être perdus autant par les fausses pistes, la temporalité et par une multiplicité de personnages, ce roman est fait pour vous ; vous passerez un excellent moment de lecture :pouceenhaut:

Ma note :

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Mise en avant des Auto-édités / Le Rebound Guy de Sophie Lim
« Dernier message par Apogon le jeu. 19/01/2023 à 17:18 »
Le Rebound Guy de Sophie Lim




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1.

En s’arrêtant au Drinks of the World de la gare de Cornavin, Victoria était à mille lieues de se douter qu’elle croiserait la route d’un jeune homme de 26 ans qui ébranlerait ses sentiments naissants pour Bruno ; le seul qu’elle jugeait digne d’intérêt depuis sa rupture.
Âgée de 24 ans et titulaire d’un master en communication qui la maintenait au chômage, elle avait quitté Annecy dans la précipitation, en vue d’aider son oncle Roger, hospitalisé à la suite d’une infection nosocomiale qui le paralysait. Établi à Genève, il gérait avec sa fille Véronique l’agence Haut les cœurs, fondée sur le concept d’homme pansement ou de rebound guy. Les femmes brisées par l’amour recouraient à leurs services pour panser leurs blessures, avant d’entamer une nouvelle relation. Quelques rares clientes voulaient se divertir avec un jeune premier à la beauté parfaite ou entendre des paroles réconfortantes qu’elles ne trouvaient pas chez elles. Victoria, qui fuyait tout ce qui s’apparentait à des rencontres forcées, comme les rendez-vous arrangés et les soirées speed dating1, n’avait pas manqué de le répéter à son oncle. Seule l’affection qu’elle lui portait l’avait incitée à lui prêter main forte durant son absence et à emménager temporairement dans son appartement. Sans emploi et larguée comme une vieille chaussette, elle avait préféré passer la frontière. S’immerger dans un monde inconnu valait mieux que de broyer du noir sur le territoire français, en serinant « VDM2 » ; son refrain favori depuis que sa rupture lui avait dessillé les yeux sur sa vie de merde.
Après avoir récupéré quelques affaires à Annecy, elle pénétra dans le magasin Drinks of the World, situé au niveau des quais, à côté des escaliers. Avec ses 2 000 produits, c’était le royaume des boissons alcoolisées et énergétiques par excellence. Au-delà de son envie de revoir Bruno, qui y travaillait à temps partiel pour financer ses études de droit, elle cherchait des spiritueux pour le pot de bienvenue organisé en son honneur. Pour son premier jour de boulot, il fallait marquer le coup. Son choix se porta sur une Lager3 aux herbes et aux épices, dont le goût et le packaging se démarquaient par leur originalité.
Tandis qu’elle discutait avec Bruno près des caisses, une voix pleine d’exaspération l’apostropha. En se retournant, elle vit un apollon châtain, version glaçon. Alors qu’il la toisait en lui montrant l’étendue de sa langue vipérine, elle observa son visage, captivée par la régularité de ses traits. Comment un être à la plastique irréprochable pouvait-il se comporter comme le dernier des sagouins ? L’inconnu grossier avait des cheveux raides qu’on mourait d’envie de caresser, tant ils paraissaient soyeux. Les mèches rebelles qui tombaient sur son front laissaient deviner de magnifiques yeux pers dans lesquels beaucoup de femmes se noyaient volontiers.
—   Si j’étais toi, je testerais mon pouvoir de séduction sur mon miroir. C’est le seul nom masculin
capable de te supporter. Tu perds ton temps et tu me fais perdre le mien.
—   On n’a pas élevé les cochons ensemble, que je sache ! Vous ne me connaissez même pas et vous me tutoyez.

1 Anglicisme qui désigne le fait de rencontrer des prétendants en quelques minutes, les uns après les autres. Le but consiste à déterminer s’il existe des affinités entre les individus, afin d’envisager, ou non, un deuxième rendez- vous galant.
2 Acronyme du site Web français viedemerde.fr. Le site recense des anecdotes de quelques lignes sur les désagréments de la vie quotidienne. Le ton employé se veut humoristique.
3 Terme se rapportant à des bières à fermentation basse.
 
—   Pff ! RI-DI-CU-LE ! On doit avoir le même âge. Si ça se trouve, t’es même plus jeune que moi. Un conseil : mets-la en veilleuse. Déjà que tu ne ressembles à rien, si tu l’ouvres, c’est encore pire. À cette allure-là, tu vas faire fuir tous les mecs et tu finiras vieille fille.
Atterrée, Victoria scruta le pack de boissons énergétiques qu’il tenait entre les mains, avant de le fixer avec des éclairs.
—   Je ne vous permets pas ! Si vous êtes si pressé, pourquoi venir dans une boutique spécialisée, juste pour des Red Bull ?
—   J’ai… mes raisons. Je n’ai pas de temps à perdre avec une cruche sans charme comme toi. En plus d’être moche, t’as pas oublié d’être bête. Je dois apporter ces boissons à un pot de bienvenue. J’espère que la nouvelle recrue ne sera pas aussi cruche que toi et qu’elle les appréciera.
Il a un pot de bienvenue, lui aussi ? C’est notre seul point commun… Mais pourquoi je cherche des points communs avec lui ? Ce n’est pas comme si c’était mon genre de mec. Je plains sa nouvelle collègue. Je me demande quel est son boulot. Vu comment il est méprisant, il est soit mannequin pour un petit catalogue de rien du tout, soit vendeur de produits de luxe. Tout dans l’apparence, rien dans la tête.
—   Quelle idée ! Les Red Bull ont un goût un peu spécial qui ne plaît pas à tout le monde, alors pourquoi vous…
—   Imagine qu’elle ait deux de tension. Ça la réveillera. Les Red Bull, c’est comme l’amour ; ça donne des ailes. Si elle n’aime vraiment pas, je les garderai pour moi. Dans les deux cas, je suis gagnant. De toute façon, je gagne toujours.
—   C’est sûr, au concours du plus antipathique, vous gagneriez à coup sûr, marmonna Victoria entre ses dents, en espérant ne pas se faire entendre.
—   Laisse-moi payer mes boissons, au lieu d’aggraver ton cas. Toi là, le p’tit brun, merci de faire ton
job et de m’encaisser.
L’individu poussa Victoria et déposa ses boissons sur le comptoir. Son attitude déconcertante la musela. Elle s’interrogea sur le bien-fondé des Red Bull dont la condamnation pour publicité mensongère avait été relatée dans les journaux et sur Internet. L’information avait notamment été relayée par le site Hitek que son âme de « geekette » exhortait à suivre. L’article, qui datait du mois d’août 2019, commençait ainsi : « Canada : Red Bull ne donne pas d’ailes ». Offrir des Red Bull en guise de cadeau de bienvenue constituait un pari risqué, bien que l’apollon ne semblât pas s’en soucier. D’ailleurs, lui arrivait-il de s’intéresser à autre chose qu’à sa petite personne ? Lorsqu’il se trouva face à Bruno, ce dernier lui jeta un regard rempli de haine qui semblait n’avoir aucun rapport avec Victoria. C’était le genre de regard fixe et appuyé qui signifiait : « Un jour, j’aurai ta peau… »

*

Les mots rassurants de Bruno n’avaient pas rasséréné Victoria qui courut vers l’appartement de son oncle pour se changer. Elle était attendue à l’agence, mais qu’importe, l’apollon cynique l’avait vexée. S’il n’était pas capable de déceler son charme, elle éblouirait d’autres hommes. Prouver qu’un peu de sex-appeal sommeillait en elle constituait sa revanche du moment. Les propos du connard ne représentaient rien de plus que des remarques désobligeantes émanant d’un inconnu, alors pourquoi était-elle autant perturbée ? Était-ce à cause de son joli minois ? Elle ne l’avait vu qu’une fois et elle ne le recroiserait sans doute jamais. D’habitude, elle ripostait et reprenait le cours de sa vie comme si de rien n’était. Des gens mal lunés et des chercheurs d’embrouilles polluaient régulièrement les rues, les supermarchés et les transports en commun ; et leurs insultes injustifiées ne symbolisaient qu’un pet dans l’eau, comme l’avait souligné une amie chinoise qui aimait filer les métaphores.
 
Roger vivait dans le Vieux Genève, près de l’immeuble blanc où le compositeur Franz Liszt et Marie d’Agoult avaient vécu pendant un peu moins de deux ans. Certaines bâtisses méritaient d’être rénovées, mais Victoria adorait ce lieu chargé d’histoire avec ses rues pavées, ses arches et ses trésors médiévaux. Quinquagénaire fraîchement divorcé, Roger avait emménagé dans un trois-pièces avec deux chambres dont l’une était censée accueillir des invités. Elle lui servait en réalité de débarras. Peu avant la venue de Victoria, Véronique et son mari l’avaient désencombrée et arrangée pour qu’elle ressemble à une vraie chambre, à la hauteur de Vicky la cousine. Les meubles modernes blanc cassé juraient avec l’intérieur rustique de l’appartement, conçu dans les tons bruns. Malgré le désordre, Victoria s’y sentait bien, car il y régnait une atmosphère apaisante.
Tandis qu’elle troquait son pantalon gris rayé contre une robe prune à la coupe évasée, son téléphone retentit. C’était Véronique au bout du fil. À cause du relooking, elle avait oublié de la prévenir de son retard. Bien que sa cousine trentenaire bougonnât, elle ne lui en tint pas rigueur, car Alban, la star des rebound guys, ne s’était pas encore manifesté.

*

Cinq mâles âgés d’une vingtaine d’années attendaient Victoria autour des canapés beige clair de la salle d’attente, pendant qu’Enzo, le standardiste gay aux cheveux ondulés, répondait au téléphone. Les discussions autour de la nouvelle recrue et les pronostics concernant le retard d’Alban allaient bon train. Véronique s’était installée à son bureau pour jeter un œil aux derniers chiffres, avant de rejoindre les garçons.
L’agence Haut les cœurs se trouvait au quatrième étage d’un immeuble de la rue du Rhône, réputée pour ses boutiques prestigieuses, ses bureaux d’affaires et ses banques. Roger et Véronique l’avaient implantée dans des locaux lumineux et spacieux à l’architecture intemporelle, près du parking du Mont- Blanc et du magasin de chaussures Jimmy Choo. Située en contrebas de la vieille ville et très vaste, la rue revêtait des allures de boulevard ou d’avenue. Certains la comparaient à la Cinquième Avenue new- yorkaise. L’agence baignait dans un décor épuré et sobre avec ses murs gris perle, son mobilier blanc- beige et ses fenêtres aux châssis noir ébène. De prime abord, personne ne se doutait que les lieux abritaient une activité olé olé et non un cabinet de consulting notoire.
Sitôt le vestibule franchi, Victoria atterrit dans un grand open-space comprenant deux bureaux à l’entrée, un bar américain dans le coin gauche et un espace salon, composé de trois canapés bordant une table basse et formant une sorte de carré autour de celle-ci. Deux fauteuils avaient été placés à côté du canapé qui était installé en face de l’écran géant. Plaqué contre le mur, il surplombait le reste du mobilier, à la manière des salles d’attente de certaines entreprises du CAC 40.
Enzo et les rebound guys assaillirent Victoria.
—   Alors Miss Frouze, pas trop stressée ? s’exclama Willy, le plus jeune et le plus enjoué.
« Miss Flouze » ? Comme si j’étais pleine aux as, s’interrogea Victoria pendant que Véronique lui expliquait que les termes « frouze » et « shadock » désignaient en Suisse « un Français frontalier ».
Âgé de 22 ans et de petite taille, Willy avait les cheveux roux et une coupe Playmobil qui allait de pair avec un air moqueur qui ne le quittait jamais. Ses collègues semblaient plus sérieux et plus matures. Véronique réunit tout le monde autour du bureau réservé à Victoria et laissa Julian, le grand brun au look décontracté et aux cheveux hirsutes, lui exposer le système des rebound guys.
Différentes classes les caractérisaient. Comme aux Jeux Olympiques, ils appartenaient à la classe bronze, argent ou or, dont dépendait l’étendue des prestations. Les rebound guys de la classe bronze se limitaient aux sorties et aux divertissements, alors que ceux de la classe argent comprenaient les bisous sur la bouche. Pour bénéficier de relations sexuelles, il fallait s’adresser à la classe or.
 
Les rebound guys prirent tour à tour la parole pour se présenter. Willy et Arthur, le brun timide aux cheveux raides, faisaient partie de la classe bronze. Le premier préférait les sorties branchées, tandis que le second proposait des sorties culturelles. Parmi la classe argent, on recensait Julian, le passionné de danse, et Christophe, le rouquin taiseux aux cheveux bouclés, fan de mode et de surf. Au moment d’évoquer la classe or, Constant s’avança vers Victoria et lui baisa la main. Aimant déclamer des vers de Shakespeare et de Lord Byron, il portait une coupe au carré et des vêtements de l’époque victorienne.
—   J’espère qu’Alban ne va pas trop tarder, lança Véronique en regardant sa montre.
—   Alban ? réagit Victoria.
—   Oui, la classe or serait incomplète sans Alban. Monsieur se fait désirer.
—   S’il t’agace autant, pourquoi tu ne le sanctionnes pas ?
—   C’est la star de l’agence. Il est très convoité et il pèse lourd dans le chiffre d’affaires. Bref, si tu
as quelque chose à dire, dis-le, car je vois bien à ta tête que quelque chose te mine.
—   Durant tout ce temps, Roger et toi teniez un commerce de gigolos. Si j’étais vous, j’aurais honte. Je comprends mieux maintenant pourquoi vous restiez vagues sur votre activité. Et dire que j’ai accepté de vous aider.
Se sentant insultés, les rebound guys et Enzo la mitraillèrent du regard.
Véronique enjoignit à sa cousine de la suivre dans la cuisine. Pour se calmer, Victoria but un jus
d’ananas.
—   Je te demande d’essayer avant de juger. Ce sont de bons gars, et les clientes sont satisfaites. Je comprends que tu sois choquée, mais en Suisse, « les gigolos », pour reprendre ton expression, sont des travailleurs comme les autres avec une couverture sociale. Constant et Alban te l’expliqueront mieux que moi, puisqu’ils sont directement concernés. Si tu veux rentrer à Annecy, fais-le maintenant. Sinon, aide-moi à sortir les petits fours et les boissons. C’est censé être ton pot de bienvenue.
—   Je vais y réfléchir. Laisse-moi juste cinq minutes.
Pendant que Véronique retournait au salon, Victoria inspecta les autres pièces. À côté de la cuisine se trouvaient les toilettes et une salle de bains séparée. Une chambre à coucher, décorée avec goût dans les tons crème, lui faisait face. Un living-room, au milieu duquel trônaient un canapé vert pomme et un guéridon en merisier, jouxtait les bureaux des gérants, au fond du couloir.
La star des rebound guys arriva enfin. Véronique pointa sa montre dans sa direction, avec un petit soupir de mécontentement.
—   Albanie ! C’est à cette heure-ci que t’arrives ? T’as fait des folies de ton corps, hier ? le railla Willy.
—   Ne m’appelle pas comme ça ! Non. Je suis tombé sur une idiote pendant que j’achetais les boissons. Elle m’a tellement énervé que j’ai dû retourner chez moi pour me calmer.
—   Tu ne te laisses pas facilement déstabiliser, d’habitude, remarqua Julian. Je me demande qui était
cette jolie fille.
—   Personne. Juste une idiote. Mais… j’admets qu’elle était jolie. Elle est aussi jolie qu’elle est…
idiote. Je hais les idiotes, donc pas la peine d’imaginer n’importe quoi. Au fait, elle est où, la nouvelle ?
—   Madame boude parce qu’on n’est pas assez bien pour elle. Elle est aussi mignonne qu’elle est
méprisante, précisa Julian.
Voyant Victoria venir dans leur direction, Véronique les interrompit et fixa sa cousine droit dans les yeux, dans l’attente d’une réponse. Dos à Victoria, Alban continua à déblatérer sur l’idiote de la gare. Ayant reconnu son haut à capuche et sa voix, cette dernière pouffa.
—   Toi ?
—   Victoria. Ta nouvelle collègue qui déteste les Red Bull.
—   Dois-je en déduire que tu restes ? demanda Véronique, soulagée.
 
—   Oui. Et je m’excuse auprès de vous tous pour mon attitude de tout à l’heure. Je vais faire de mon
mieux pour vous aider.
—   Je n’ai pas tout suivi, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Elle n’a pas l’air très dégourdie. Avec elle, on va droit à la catastrophe. È una schiappa4, s’exclama Alban, en la détaillant de la tête aux pieds.
—   J’ignore ce que tu viens de nous balancer en italien, mais ça ne me dit rien qui vaille. Je ne te permets pas de me juger ! Tu ne me connais même pas.
—   Pas la peine. J’en sais suffisamment. Jusqu’ici, je ne me suis jamais trompé sur les femmes, et
quand je dis qu’une femme est idiote, c’est une idiote.
—   Amen, Monsieur je fais tout mieux que les autres.
Amusés par leurs piques, les rebound guys parièrent sur celui qui tomberait amoureux le premier et comptèrent leurs billets. Alban et Victoria protestèrent en chœur, ce qui décupla la sonorité de leurs rires. Le pot de bienvenue se déroula dans une ambiance détendue. Malgré les vacheries qui sortaient de sa bouche, Alban ne put détacher son regard de Victoria qui l’intriguait. Elle paraissait idiote et naïve, mais les mots qu’elle échangeait avec les rebound guys montraient qu’elle possédait un esprit vif et rebelle.
Vers midi, Véronique expliqua à Victoria les tâches qui lui incomberaient. Assistée d’Enzo, elle devrait décrocher le téléphone, mettre à jour le site Internet et prendre les rendez-vous. La question des extras fut évoquée. Le rebound guy ayant obtenu le plus grand nombre de rendez-vous dans sa catégorie et dans le mois percevait une commission de cinq cents francs suisses et un bonus diamant qui consistait en une invitation pour deux dans un endroit sympa : une expo, une sortie au ciné, un resto de luxe ou un spa. Bien que la place d’homme du mois fût très prisée, la concurrence demeurait loyale. Saboter la réputation ou le rencard d’un rebound guy constituait un motif de licenciement.
Avec l’hospitalisation de Roger, les chiffres de l’agence se révélaient moins bons. En vue de lui donner une seconde jeunesse, en permettant à Victoria de comprendre l’utilité des rebound guys, Véronique avait organisé une soirée speed dating. Elle avait privatisé L’Odéon ; une brasserie suisse et française, à l’ambiance chaleureuse et au style boisé, qui pouvait contenir jusqu’à cent personnes. L’événement visait à fidéliser la clientèle et à dérider Victoria. À l’issue du speed dating, elle passerait une semaine en compagnie du rebound guy de son choix, afin de lui suggérer des idées de rendez-vous, tout en découvrant le métier. Qui était mieux placé qu’elle pour connaître les attentes des femmes de moins de 30 ans ? Peu convaincue, elle accepta néanmoins de jouer le jeu, face aux regards insistants braqués sur elle.

*

L’Odéon était situé dans le quartier populaire et animé de Plainpalais Jonction, qui regorgeait de bars, de lieux culturels et d’universités. Surnommé la Jonquille, et entouré par l’Arve et le Rhône, Plainpalais était peuplé d’étudiants. Alban y avait élu domicile pour sa proximité avec tout.
N’aimant pas le chiffre 7 qui lui rappelait le symbole nazi, Véronique avait dérogé à la règle classique du speed dating en sept minutes et avait fixé chaque tête-à-tête à dix. Malgré sa réticence, Victoria avait soigné son apparence et enfilé une robe de cocktail pourpre. Ses deux barrettes en strass mettaient en exergue sa chevelure marron qui s’arrêtait au niveau des omoplates. Son entrée fut aussitôt remarquée. Constant, le poetic lover, lui baisa la main pendant que Julian et Christophe la dévisageaient, épatés par

4 È una schiappa vient de l’italien. La phrase peut se traduire par : « Elle n’est pas douée. » En italien, essere una schiappa signifie « être nul dans un domaine ».
 
sa beauté. Tandis que les clientes gloussaient à la vue des rebound guys, Willy donna un coup de coude à Alban qui jouait sur son téléphone.
—   Elle est belle, non ?
—   Qui ça ? demanda Alban, sans décoller ses yeux de l’écran.
—   Miss Frouze. Lâche ton natel et regarde !
En Suisse, le natel désignait le smartphone, en référence à l’ancienne marque de téléphones mobiles
destinés aux voitures, Nationales Autotelefonnetz.
Devant l’insistance de Willy, Alban releva la tête avant de poursuivre sa partie.
—   Quelconque. Une vache en robe, ça reste une vache.
—   Quoi ? C’est toi qui es vache. C’est comme ça qu’on dit en France ?
—   Ouais, c’est comme ça qu’on dit en France. Va boire un verre et fiche-moi la paix.
Une fois seul, Alban observa Victoria avant de s’installer à une table. Quoi qu’elle entreprenne, elle l’agaçait. Même si tout en elle l’horripilait, ses yeux refusèrent de se poser ailleurs. Elle l’hypnotisait à la manière d’un fakir et il abhorrait ce qu’il ressentait en sa présence.
Pourquoi je réagis comme ça ? Elle est stupide et c’est un moulin à paroles. Des belles filles, j’en croise tous les jours ; des idiotes aussi. Alors pourquoi je n’arrive pas à l’ignorer ? J’ai des problèmes de vue. Elle n’est pas si belle que ça, mais sa façon de plaisanter avec Julian m’énerve. Si elle ne fait pas plus attention, il va la dévorer toute crue.
Après ce dernier vint le tour de Willy. Ne sachant quoi dire, il enchaîna les blagues. Victoria, qui croyait assister à un mauvais vaudeville, était pressée de passer au rebound guy suivant. Pour masquer son trouble devant sa cliente, dont le speed dating fut gâché par son inattention, Alban interpréta les Préludes de Bach sur le piano adossé au mur. Son morceau déclencha des cris d’excitation. Alors que ses fans se bousculaient vers lui, Victoria vit pour la première fois un sourire fleurir sur son visage. Bien qu’il parût faux, elle le trouvait beau. Elle se demandait donc à quoi il ressemblait lorsqu’il souriait en toute franchise.
—   Il est doué et il a l’air heureux quand il joue, fit-elle remarquer à Willy.
—   Quoi, tu ne le savais pas ?
—   Savoir quoi ?
—   Il a failli devenir pianiste professionnel, mais son père s’y est opposé. Tu connais Maître Costelli ?
—   L’avocat d’affaires dont toute la Suisse romande parle ?
—   C’est son père. Alban a abandonné la musique pour suivre ses traces. Tout ça à cause d’une fille…
—   À cause d’une fille ?
L’heure de changer de table sonna. Les révélations de Willy avaient perturbé Victoria. Elle se positionna en face d’Arthur à reculons. Timide et appréciant la simplicité, il évoqua avec elle sa passion pour le bricolage, le grand air et le jardinage. Victoria passa un bon moment, malgré un côté timoré qui le rendait presque efféminé. Christophe lui raconta comment il souhaitait relooker chaque femme. Féru de mode et esthète dans l’âme, il projetait d’ouvrir son propre salon de coiffure. Constant la noya sous une série de vers et de citations, ce qui le faisait apparaître comme quelqu’un de pédant que Molière aurait pu parodier. Elle se dirigea vers la table d’Alban, la gorge nouée. Il l’attendait les bras croisés et le regard froid. Son sourire de star avait disparu.
On dit souvent « le meilleur pour la fin ». Tu parles. Je sens que ça va être un cauchemar.
Contrairement aux autres, qui avaient brisé la glace les premiers, il la fixa sans bouger d’un iota. Mal à l’aise, Victoria réfléchit à un sujet de conversation. Il détourna les yeux pour regarder l’heure et bâilla, en exagérant les mouvements de sa mâchoire.
—   Tu pourrais faire un effort !
 
—   Ça va. On ne va pas se mentir. On ne se supporte pas. Je préfère que tu la boucles, plutôt que
d’entendre tes conneries.
—   Pour une fois, on est d’accord. Je te trouve odieux. Pourtant, je fais un effort pour Véronique et mon oncle. S’il n’en tenait qu’à moi, je ne serais plus ici. Je t’ai vu sourire et parler avec les clientes, alors tu pourrais faire pareil avec moi.
—   Les clientes ne sont pas aussi idiotes que toi. Elles sont…
Pendant qu’il la comparait à ses relations tarifées, une question lui traversa l’esprit. Il s’exprimait
sans l’accent helvétique et il portait un prénom français, ce qui attisait sa curiosité.
—   Au lieu de me descendre, dis-moi pourquoi tu portes un prénom français. Tu n’as pas non plus l’accent suisse.
—   Puisque t’as fait l’effort de ressembler à une fille ce soir, je vais te répondre. Ma grand-mère est normande et mes grands-parents vivent à Deauville. Fin de l’histoire. Tu ne deviendras jamais assez proche de moi pour que je te raconte ma vie, donc si tu veux élucider les mystères qui m’entourent, bon courage, Sherlock Holmes.
—   J’en ai suffisamment entendu.
—   Où est-ce que tu vas ? Les dix minutes ne sont pas encore écoulées.
—   Je rentre. Je perds mon temps avec toi.
—   Attends !
Il attrapa son poignet et l’invita à se rasseoir. Elle lui jeta un regard noir. Vu son attitude, il allait
devoir trouver une bonne excuse pour qu’elle reste.
—   Choisis-moi comme rebound guy. J’ai besoin d’argent pour monter un projet et ce n’est pas toujours évident de se mesurer à Constant pour conserver ses commissions. J’ai besoin d’idées novatrices pour vendre du rêve aux clientes. Tu as quasiment le même âge qu’elles et tu rêves sûrement du prince charmant, comme toutes les midinettes. Si tu m’aides, je te conseillerai pour que tu décroches un rencard avec le type qui bosse au magasin de boissons. J’ai vu qu’il te plaisait.
—   Où est l’arnaque ?
—   Nulle part. Tu me rends service, je te rends service. Tout le monde y gagne.
—   Désolée, mais c’est non. Tu l’as dit toi-même : « On ne se supporte pas ». Si je devais choisir
quelqu’un, ce serait Julian.
Julian… On dirait un ado attardé avec sa coupe en brosse. Pourquoi choisis-tu l’argent quand tu peux avoir l’or que tout le monde adule ?
Victoria quitta la table sans lui laisser le temps de rebondir. Julian, qui souhaitait la raccompagner pour mieux la connaître, posa une main sur son épaule.
—   T’as passé une bonne soirée ? demanda-t-il.
—   Disons que ça s’est mieux passé que prévu.
—   T’as déjà fait ton choix ?
—   C’est-à-dire que…
—   T’as la nuit pour réfléchir. Tu rentres avec qui ? Je t’escorte, si tu veux.
—   Pas la peine. Je m’en charge, s’interposa Alban, en agrippant le bras de Victoria.
—   Mais tu habites…
« Pas loin », s’apprêtait à prononcer Julian, tandis qu’Alban lui faisait signe de se taire. Déconcerté par son initiative, il rejoignit Willy et Christophe qui échangeaient leurs impressions sur les participantes. D’ordinaire, Alban écourtait les soirées de cet acabit et ne raccompagnait jamais personne. Il en allait de même pour ses rencards. Il maîtrisait l’art de s’éclipser sans vexer, et les clientes déboursaient des sommes folles pour le réserver. Respecté par ses homologues et encensé par les
 
femmes, il érigeait une barrière autour de lui. Tout en entretenant de bonnes relations avec son entourage, il veillait à ne pas devenir trop intime, car pour lui, « proximité » rimait avec « perdition ».

*

Le trajet du retour se déroula dans le silence, ce qui décontenança Victoria. Elle aurait dû décliner
l’offre d’Alban, mais sur le coup, aucun son n’était sorti de sa bouche.
Si c’est pour la fermer, ce n’était pas la peine de me raccompagner.
—   À quoi tu penses ? la questionna Alban.
—   Qui te dit que je pense à quelque chose ?
—   Tu n’es pas douée pour masquer ce que tu ressens. Tu n’es qu’une idiote qui n’a aucun self- control.
—   Et t’arrives à voir ça dans le noir ? Cette conversation est stérile. Je préfère rentrer seule. Laisse- moi.
Bientôt, il va me sortir qu’il est nyctalope.
—   Non. Ce n’est pas prudent.
—   Je saurai me défendre.
—   Ah oui ? Et si je fais ça ?
Il la poussa contre le mur d’un immeuble et lui bloqua les poignets. Ses yeux plongèrent dans les siens et il approcha ses lèvres. Quelques badauds avaient beau les dévisager, Alban s’en fichait. Il descendit sa main gauche le long de sa cuisse et remonta le bas de sa robe, avant de reculer d’un geste brusque. Des sentiments confus s’emparèrent d’elle. Elle était à la fois tétanisée et frustrée. Elle éprouvait de la colère face à l’humiliation qu’elle venait de subir, et en même temps, elle aurait voulu qu’il continue. Bien qu’elle détestât Alban, le déplacement de ses mains sur son corps lui avait fait de l’effet. Des larmes embuèrent ses yeux.
—   Tu pleures ? demanda-t-il en relevant son menton.
—   Non.
—   Excuse-moi. Je ne voulais pas t’effrayer. Je voulais juste te montrer combien les rues de Genève peuvent être dangereuses. Viens là.
Il la serra dans ses bras et elle trembla.
—   Tu as froid ou c’est la peur ?
—   Pourquoi tu fais ça ?
—   Chut. Une idiote n’est pas censée parler.
Il ôta sa veste et la posa sur ses épaules. Elle lui jeta un regard inquisiteur avant de l’enfiler, mais il demeurait impassible. Sa minute de gentillesse l’avait déstabilisée et réduite au silence. Au moment de lui souhaiter « bonne nuit », il la prit de nouveau dans ses bras et lui murmura à l’oreille « choisis-moi », avant de s’éloigner.
—   Mais… et ta veste ? s’écria-t-elle, en la brandissant.
—   Tu me la rendras demain.
Une fois à l’intérieur, elle s’affala sur le canapé et tenta de se remettre de ses émotions. Pourquoi Alban agissait-il ainsi avec elle ? Il soufflait le chaud et le froid. En bas de chez Roger, il s’était montré tendre après l’avoir torturée. Était-il en train de la manipuler pour qu’elle l’aide à amasser de l’argent, ou avait-il parié avec les autres qu’il lui volerait son cœur ? Elle avait perçu son je-m’en-foutisme, et Alban ne ressemblait pas à un coureur de jupons invétéré ne supportant pas la contrariété. Il maintenait une certaine distance avec les femmes, sauf lorsqu’il se trouvait en mode boulot. Elle se demandait s’il lui était déjà arrivé de tomber amoureux, car malgré son apparence humaine, il se montrait indifférent
 
ou aussi froid qu’une statue. Il souriait sur commande et taclait de manière systématique, comme un robot. D’après les vagues propos de Willy, l’amour avait déjà frappé à sa porte. Bien qu’elle voulût en apprendre plus sur lui, ses phrases assassines l’excédaient. À cause des événements de la soirée, elle se retourna plusieurs fois dans son lit et se leva à maintes reprises.

*

—   Comment se porte ma nièce chérie ? demanda Roger pendant qu’Alban le poussait en fauteuil roulant vers le distributeur de boissons. Elle ne m’a pas rendu visite, ces jours-ci.
Roger recouvrerait l’usage de ses jambes dans trois ou quatre mois, hors rééducation. Son opération de la prostate avait occasionné une infection nosocomiale qui lui avait bloqué la colonne vertébrale.
—   Elle a bien failli partir, mais elle est restée. Elle n’est pas très futée. J’ai dû lui démontrer de façon musclée les dangers de la ville. Tu aurais pu charger quelqu’un d’autre de veiller sur elle.
—   Tu es le seul à venir à bout de toutes les femmes. J’espère que tu n’es pas trop dur avec elle.
—   Elle me fait l’effet d’un punching-ball ou d’un prunier ; ça dépend. J’ai soit envie de la cogner, soit envie de la secouer. Elle m’insupporte. C’est la première fois que je rencontre un cas comme celui- là. Il faut bien le dire, Victoria est un cas.
—   Il me semble que je te dédommage suffisamment pour ça.
—   Me donner des dessous de table pour éduquer Victoria, c’est ça que t’appelles « dédommager » ? Elle est impossible. Elle arrive même à polluer l’air que je respire. Je ne sais pas si je pourrai veiller sur elle. En même temps, les autres ne sont pas fiables. Autant que je m’y colle…
Roger s’esclaffa. En tant que rebound guy, Alban était confronté à toutes sortes de clientes qu’il gérait sans broncher. Il vouait à Victoria une animosité gratuite et exacerbée, comme si sa présence mettait son cœur en péril. Dès qu’il s’agissait d’elle, ses propos et ses gestes constituaient une suite de contradictions. Il perdait pied sans s’en rendre compte.
—   Je me suis fait du souci pour rien. La graine a déjà germé, avant même que tu t’en aperçoives. Le train est en marche.
Alban leva un sourcil.
—   Que veux-tu dire par là ? Je déteste les énigmes.
—   Dans quelque temps, tu comprendras.
Les parents de Victoria vivaient à Canberra. Son père, ingénieur de profession, y avait été muté deux ans après son bac. Son oncle paternel veillait sur elle depuis Genève, situé à trois quarts d’heure de route d’Annecy. Le percevant comme un père de substitution, elle lui confiait ses peines de cœur, ainsi qu’à Anthony, son faux jumeau installé à Paris. L’éloignement géographique de son géniteur avait creusé un fossé entre eux. Autoritaire et peu démonstratif, John Decker avait élevé ses enfants à la dure, et en cas de pépin, ils se tournaient vers tonton Roger, le plus cool des tontons, qu’ils considéraient comme l’antithèse de leur père.
La dernière rupture de Victoria, aussi récente que douloureuse, l’avait dévastée. Thomas, son ex, avait prétexté qu’elle était trop bien pour lui, sans rien ajouter de plus. Sa phrase de lâche s’avérait tellement bateau qu’on l’entendait régulièrement dans les films. Roger maudissait sa saleté d’infection qu’il voyait pourtant comme un mal pour un bien. À l’instar d’Alban, Victoria avait le cœur brisé et se méfiait de l’amour. Or, sa nature idéaliste la poussait à garder un infime espoir. Elle estimait que la situation ne pouvait que s’améliorer, une fois qu’on avait touché le fond. Malgré leur caractère opposé, Roger trouvait Alban et Victoria parfaitement assortis et envisageait de les rapprocher, avec la complicité de Véronique et d’Enzo. Assister de loin à leur amour vache en train d’éclore l’enchantait.
« Les contraires s’attirent », répétait-il souvent. Son activité symbolisait une sorte de service après-
 
vente du cœur féminin en miettes. S’il soignait les inconnues, pourquoi n’agirait-il pas de même avec sa nièce et ses rebound guys avec lesquels il avait noué une relation paternaliste ?

*

Véronique convoqua Victoria dans son bureau pendant qu’elle tapotait sur son clavier.
—   Alors, la soirée speed dating s’est bien passée ?
—   Je n’ai pas eu à m’en plaindre.
—   Qui est l’heureux élu ? C’est la question à cinquante francs que tout le monde se pose.
Plus tôt dans la matinée, les rebound guys s’étaient précipités auprès de Victoria pour connaître l’identité du compagnon de la semaine. Bien qu’il fût exercé à temps partiel, leur job à l’agence leur rapportait gros. Victoria représentait la cerise sur le gâteau ou le petit plus qui ferait grimper leurs commissions en flèche. La veille, ils avaient découvert chez elle un côté mignon qu’ils souhaitaient davantage creuser. Ce qui s’apparentait à une corvée se révélait finalement plaisant pour eux.
—   Je ne sais pas. J’hésite entre Christophe et Julian. Qui me conseilles-tu ?
Même si Victoria trouvait Julian fun, elle se demandait s’il pouvait se montrer sérieux. Quant à Christophe, elle se voyait mal lui tirer les vers du nez à chaque rendez-vous, bien qu’il possédât un certain charme. Il se murait dans le silence, sauf pour évoquer ses passions.
—   Que penses-tu d’Alban ? suggéra Véronique. Victoria écarquilla les yeux.
—   Tu le fais exprès ? J’ai dit Christophe ou Julian, pas Alban. De toute façon, il n’est pas là.
—   C’est un choix parfait pour toi. Vous vous connaissez à peine, et pourtant, vous vous disputez comme un vieux couple. La tension sexuelle qui règne entre vous est si palpable, renchérit Véronique avec un rictus lourd de sens. Mais si vraiment tu t’y opposes, laissons le destin décider à ta place.
Elle lui fit signe de la suivre dans le salon et inscrivit les noms des rebound guys sur des bouts de papier. Elle ordonna à Enzo de les déposer dans un chapeau de magicien et de tirer au sort, mais l’arrivée d’Alban l’interrompit. Agacée de le voir et pressée d’en finir, Victoria soupira, ce qu’il lui rendit par un regard assassin tandis qu’Enzo lui expliquait la présence du chapeau entre ses mains. Willy l’invita à se dépêcher, sans quoi il procéderait au tirage lui-même. Au moment où Enzo s’exécuta, Victoria ferma les yeux et pria pour que les mains de Dieu ne désignent pas Alban.
—   Alban Costelli ! s’écria Enzo.
—   Ce n’est pas possible. T’as certainement mal lu, réagit-elle.
—   Ça ne me fait pas plus plaisir qu’à toi. Mais hier, tu m’as demandé de jouer le jeu, donc je joue le
jeu, intervint Alban.
—   Alors pourquoi voulais-tu que je te choisisse ?
—   J’ai dit ça, moi ? Tu n’as quand même pas cru que j’étais sérieux ? Je vais devoir supporter une fille fade doublée d’une idiote. Et dire que je ne serai même pas payé pour ça…
—   Quoi ? Comment oses-tu ?
—   Temps mort ! s’exclama Véronique. À partir de maintenant, je te laisse entre les mains d’Alban. Alors que Victoria réfléchissait aux coups du sort et à la manière dont un vulgaire bout de papier avait influé sur son destin hebdomadaire, Alban l’entraîna par la main vers la sortie. En se retournant, elle croisa le regard de sa traîtresse de cousine trentenaire qui lui adressa un « au revoir », le sourire jusqu’aux oreilles. Réunis autour du canapé, les rebound guys relancèrent les paris sur Alban et Victoria,
qu’ils comparaient à Laurel et Hardy. Avec sa petite corpulence de femme, Victoria incarnait Laurel.
Alban s’arrêta quelques instants sur le trottoir et la dévisagea.
—   Guenilles, haillons, mais tu n’es pas Cendrillon, la déprécia-t-il, fier de sa rime.
 
—   Je te demande pardon ? rétorqua Victoria, en le fixant comme s’il parlait le martien.
Ses propos, plus hermétiques que les poèmes récités par Constant, lui paraissaient aussi incompréhensibles que s’il s’était exprimé en langage codé ou en onomatopées ; en dépit de son aptitude pour les rimes, qui méritait d’être applaudie et louée.
—   Pour que tu ressembles à quelque chose, il va falloir t’acheter d’autres vêtements. On s’en
occupera demain.
—   Ne décide pas de ces choses-là tout seul. Au fait, pourquoi m’as-tu fait passer pour une menteuse devant les autres ?
—   C’est ta faute. Je déteste devoir m’expliquer et je déteste raconter ma vie. Mais par-dessus tout, je déteste perdre mon temps, comme en ce moment. Avant de passer la semaine ensemble, il y a certaines règles à établir.
Il la tira par la main jusque chez lui, en ignorant ses questions et ses remontrances. Elle songeait à ce qui aurait pu se produire s’il n’avait pas interrompu Enzo dans son tirage au sort. Elle aurait obtenu un résultat différent et serait tombée sur quelqu’un qui savait dialoguer, pas sur un apollon antipathique qui avait l’art de déprimer à lui seul toute une bande de joyeux lurons. Elle le percevait comme un poil à gratter ou comme la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Depuis qu’elle l’avait rencontré, il se manifestait toujours quand il ne fallait pas, et ses phrases assassines jetaient un tel froid que des scientifiques malveillants auraient pu faire appel à sa médisance pour inverser les climats de l’Égypte et du Groenland.

*

Alban vivait dans un vaste deux-pièces décoré façon fifties, faisant ainsi écho à la chaîne de restauration HD Diner. Dans le couloir menant aux toilettes, les affiches publicitaires des années cinquante avaient laissé place à du pop art. Alban raffolait des œuvres d’Andy Warhol, et à défaut de pouvoir s’en procurer des vraies, il chinait pour acquérir des copies fidèles aux originales. Tandis qu’il s’affairait en cuisine pour leur préparer à boire, Victoria fit le tour du salon en se disant que les couleurs vives de l’appartement, dont il émanait chaleur et gaieté, détonnaient avec le caractère inhospitalier de l’habitant des lieux. Elle le percevait davantage comme un troglodyte terré dans une grotte aussi obscure que lui, ou comme un termite lucifuge qui sortait la nuit pour croiser le moins de monde possible. Ses yeux furent rapidement attirés par la photo d’une jeune femme blonde d’environ leur âge, dont l’élégance et la beauté lui donnaient des complexes. Alban déposa un plateau au centre de la table et se racla la gorge pour arracher Victoria à ses pensées.
—   La fille sur la photo, c’est ta petite amie ?
—   C’est personne.
—   Tu conserves des photos de « personne » ? Elle est belle !
—   Ouais. Tout le contraire de toi.
—   Pas besoin de te montrer aussi cassant.
—   Arrête de jouer les fouines.
Il s’empara du cadre photo et le rangea dans un tiroir d’un geste brusque. Il ressemblait à un braqueur qui planquait le magot, et son regard lançait des éclairs.
Vu son attitude, j’ai tapé là où ça fait mal. Je suis vraiment idiote. S’il avait eu une petite amie, elle n’aurait jamais accepté qu’il couche avec d’autres filles pour de l’argent. Ce n’est pas non plus une raison pour se montrer aussi odieux.
Alban ne rouvrit la bouche que pour lui demander ce qu’elle souhaitait boire. Il l’abandonna quelques
minutes et se rendit dans sa chambre. Muni de son PC, il pianota sur son clavier et ordonna à Victoria
 
de se taire, avant même qu’elle n’émette le moindre son. Elle contint son agacement et l’observa. Il imprima son contenu en deux exemplaires dont l’un fut remis à Victoria. Après avoir lu les premières lignes, elle manqua de s’étrangler.
Il se prend pour Dieu ? Gâcher de l’encre pour ça, franchement… Tu rêves, si tu crois que je vais te laisser faire.
La feuille comportait des règles qui lui rappelaient Super Nanny ; l’émission de télé dans laquelle une nounou à lunettes qualifiée intervenait pour aider les parents démissionnaires. Cette dernière épinglait au mur des règles adressées à toute la famille, en vue de recadrer les gamins turbulents et réputés ingérables. La présentation soignée d’Alban contrastait avec le fond du document, qui s’avérait aussi détestable que son caractère.

« Les dix commandements d’Alban Costelli pour Victoria Decker :

1)   – apprendre à bien s’habiller pour ne pas faire honte à Alban ;

2)   – apprendre à parler de façon utile (éviter les questions) ;

3)   – suivre les conseils de séduction d’Alban pour séduire Bruno ;

4)   – conseiller Alban pour ses rendez-vous, uniquement quand Alban l’ordonnera ;

5)   – ne pas chercher à connaître la vie d’Alban ;

6)   – ne pas parler d’Alban aux autres, ni en bien ni en mal ;

7)   – ne pas se mettre en danger (Alban déteste jouer les sauveurs) ;

8)   – jouer le rôle de la cliente si Alban le veut ;

9)   – ne pas chercher à séduire Alban (c’est perdu d’avance) ;

10)   – ne pas tomber amoureuse d’Alban, au risque de le refroidir encore plus. »

—   Je m’y oppose farouchement ! lança Victoria, d’une voix plus aiguë que la normale.
—   Tu n’as pas vraiment le choix, vois-tu. Tu ne voudrais pas décevoir ton cher oncle, si ?
—   Non, mais ça ne t’autorise pas pour autant…
—   J’ai une idée.
Victoria le regarda d’un air méfiant.
—   Si tu arrives à me battre au bowling, on oublie les commandements et on fera comme tu voudras. Si tu le souhaites, je m’arrangerai pour que Julian me remplace. Sinon, tu seras obligée de respecter les règles.
—   C’est injuste ! Je n’y connais rien au bowling.
—   Arrête de piailler. Ne dit-on pas que la chance sourit aux débutants ?
L’image de Laura Marconi dans Nicky Larson défila dans sa tête. Pourquoi ne l’imiterait-elle pas pour frapper Alban avec une massue ? Il le méritait. Depuis leur rencontre, il n’avait jamais entrepris le moindre effort en vue de lui faciliter la vie ou de pacifier leur relation. Contrairement aux autres rebound
 
guys, il n’avait pas éprouvé d’empathie envers la frontalière dépaysée qu’elle représentait, et il se fichait royalement de ses éventuels problèmes d’acclimatation. Il lui renvoyait sa nullité en plein visage. Si elle lui en avait parlé, il aurait assumé, mais il se serait montré encore plus abject en dressant une liste exhaustive de ses défauts. Il l’aurait établie sous forme de puces ou de numéros, comme pour ses commandements débiles à respecter à la lettre. Aimant relever les défis, elle accepta sa proposition, même si celle-ci sentait le roussi. Il n’appréciait pas grand-chose, et ses grognements le rapprochaient de Grincheux dans Blanche-Neige et les Sept Nains. Or, ce qu’il abhorrait par-dessus tout, c’était de perdre. En lui proposant le bowling, il avait effectué un choix judicieux, car il savait que ses chances de le battre se révélaient infimes. Elle ne croyait pas à la chance du débutant qu’elle qualifiait de pure billevesée. Elle songea au loto auquel elle n’avait jamais joué. En la matière, sa chance du débutant consisterait surtout à rentrer bredouille.
 

2.

La Polo d’Alban se dirigea vers La Praille ; un quartier du canton de Genève connu pour ses zones industrielles, à mi-chemin entre les communes limitrophes de Carouge et de Lancy. Un centre commercial et un stade y avaient été construits. Victoria trouvait la dénomination hideuse. Elle évoquait pour elle l’enseigne d’une gargote ou une affaire louche, car La Praille rimait avec les restaurants Courtepaille et le mot « racaille ». À peine assis, Alban s’était transformé en pancarte d’interdiction avec ses phrases débutant par les adverbes « ne pas » suivis de l’infinitif. Victoria croyait entendre Jacques Dutronc dans Fais pas ci, fais pas ça dont le rythme et les paroles lui déplaisaient autant que les prohibitions d’Alban. À deux négations près, il aurait pu effectuer une reprise de cette chanson mythique qui était devenue le générique d’une série du même nom, en 2007. Son père, avec lequel elle avait toujours entretenu des rapports difficiles, ne se montrait pas aussi directif, ce qui ne jouait pas en faveur d’Alban. S’il se comportait ainsi à son âge, qu’adviendrait-il de lui dans vingt ans ? Dans ses consignes, il avait interdit à Victoria d’abaisser la vitre, d’allumer la radio et de s’endormir. Il ne voulait ni attraper froid, ni abîmer ses tympans, ni perdre son temps à la réveiller.
Avec son gros plafond métallique et ses drapeaux bleus et blancs qui flottaient au vent, le centre commercial de La Praille ressemblait plus à une institution européenne qu’à un bâtiment imposant accueillant des boutiques. Victoria resta ébahie quelques instants, avant que la voix hargneuse d’Alban ne la fasse ciller. Le paysage qu’elle avait aperçu en voiture lui avait semblé peu ragoûtant, mais le centre commercial possédait une façade majestueuse qui donnait envie de s’y introduire. De mémoire, il n’existait pas de pareil endroit en France.
Conformément aux desiderata d’Alban, ils s’arrêtèrent au bowling de La Praille, qui comportait une vingtaine de pistes. D’autres activités ludiques comme le billard, le ping-pong et les jeux d’arcade y étaient proposées, ce qui faisait ressurgir les impressions de Victoria par rapport au Laser Quest5 qu’elle avait testé en Irlande, lors d’un séjour linguistique. Tandis qu’Alban se renseignait sur la privatisation du lieu, elle se remémora l’aspect de son pistolet laser infrarouge qui aurait pu servir à équiper Yoda dans Star Wars. Elle n’avait jamais su viser et son équipe avait perdu à cause d’elle. L’assistance de son premier amour, accoutumé à endosser le rôle du sniper, n’avait rien changé.
Alban prit des notes sur son téléphone pour ses futurs rendez-vous et lui reprocha son air rêveur. Il l’entraîna vers le bar qui faisait face aux pistes de bowling. Les prix affichés lui paraissaient excessifs, même en les convertissant en euros. Devant son hésitation à consommer, alors qu’elle mourait de soif, Alban proposa de prendre tous les frais à sa charge. D’humeur généreuse, il lui offrit la possibilité de le battre dans une autre discipline que le bowling. Après avoir tergiversé, elle s’en tint à l’option initiale. Si elle choisissait le billard, sa maladresse la conduirait à faire voltiger les boules avec la queue qu’elle estimait inadaptée aux petites mains comme les siennes. Elle ne fournit aucune explication à Alban, de peur que son vocabulaire ambigu ne l’amène à la considérer comme une fille en manque ou obsédée par le sexe. Quant au ping-pong, elle l’avait éliminé d’office. Vu ses piètres prestations au lycée, Alban remporterait la partie en moins de cinq minutes. Pendant qu’elle sirotait son Peace & Love, un cocktail floral sans alcool, il anticipa sur le programme de la journée et dressa sur son portable la liste des

5 Le Laser Quest désigne une chaîne de jeux laser en salle, avec des effets spéciaux.
 
magasins où il l’accompagnerait. Elle protesta. Sans daigner lui jeter un regard, il lui rappela les termes de leur accord : seule une victoire lui permettrait d’y échapper.
Pendant qu’il réglait l’addition et qu’il réservait une piste, elle observa la position des joueurs et évalua la distance qui les séparait des quilles. S’agissait-il d’une question de force, comme au base- ball ? Il existait apparemment plusieurs manières de réussir un strike6. C’était comme pour les romans. Stendhal et Agatha Christie avaient tous deux remporté le succès, même si leur style d’écriture et leur genre littéraire différaient. Analyser les lancers de chacun lui embrouillait l’esprit, d’autant plus que les joueurs ne possédaient pas tous une corpulence identique.
En bon gentleman, Alban l’invita à débuter la partie. Elle choisit la boule en fonction de sa couleur, bien qu’elle s’aperçût, juste après l’avoir projetée, que certaines d’entre elles pesaient plus lourd. Elle s’en mordit les doigts. Bras croisés, Alban riait sous cape face à sa bêtise. Malgré une mauvaise trajectoire de départ, toutes les quilles furent renversées, à l’exception de deux, mais leur emplacement les rendait difficiles à atteindre. Elle allait devoir rivaliser d’adresse pour remporter avec un spare7. Contrairement à elle, Alban lança la boule en toute quiétude et réalisa un strike.
—   Shopping, ordonna-t-il, lorsque son téléphone retentit. Il s’absenta quelques minutes pour décrocher.
La partie n’est pas encore finie. Ne crie pas victoire trop vite ; c’est le cas de le dire. Je m’appelle Victoria, tout comme la souveraine qui a régné sur l’Angleterre durant soixante-trois ans. C’est un signe, grogna-t-elle. Grâce à Stéphane Bern et à l’émission Secrets d’Histoire, je te résumerai sa vie pendant que tu avaleras chaque quille que je renverserai.
Elle souleva les boules une par une et en évalua le poids. Lors du prochain tour, elle se saisirait de la plus légère pour obtenir plus d’élan. Pendant qu’elle élaborait sa stratégie, un jeune homme gringalet, et aux cheveux aussi bouclés que le footballeur Benjamin Pavard, s’avança vers elle. Si ses cheveux avaient été blonds, il aurait pu incarner Cupidon avec sa bouille d’ange. Il se présenta et lui expliqua les rudiments du bowling. Ses amis et lui fréquentaient souvent celui de La Praille. Lorsque Victoria avait effectué son lancer, il l’avait observée et sa maladresse l’avait touché. Installés au bar, ses amis le huèrent. Sans perdre contenance, il se positionna derrière elle et l’accompagna dans ses gestes. De loin, il donnait l’impression de l’étreindre.
—   On en profite. « Quand le chat n’est pas là, les souris dansent », s’agaça Alban qui s’était éloigné plus que prévu, en raison d’une mauvaise couverture mobile.
—   Et tu es son…
—   Ça ne te regarde pas.
Alban le dévisagea et lui fit signe de s’en aller. Le brun à la chevelure frisée rejoignit ses amis sans un mot. Alors que Victoria s’apprêtait à ouvrir la bouche, Alban soupira et reporta sa mauvaise humeur sur elle.
—   Tu laisses souvent des inconnus te tripoter ? la suspecta-t-il, en croisant ses bras et en tapotant du pied.
—   Non. Il m’apprenait juste à jouer correctement au bowling.
—   Je vais t’apprendre.
Elle lui lança un curieux regard, en se demandant quel événement s’était produit entre-temps pour
qu’il fasse preuve d’empathie. Ne supportant pas son air hébété, il fronça de nouveau les sourcils.
—   Quoi ? Tu veux ma photo ? Tu veux que je t’apprenne ou pas ? À moins que tu ne préfères
Frisette…


6 Au bowling, il s’agit de faire tomber l’ensemble des quilles lors du premier lancer de la boule.
7 Au bowling, le spare désigne le fait de renverser toutes les quilles en deux coups.
 
—   Non. Il s’appelle…
—   Ça ne m’intéresse pas. Prends la boule verte et mets-toi en position. Au bowling, ce n’est pas la force qui compte. C’est une question d’adresse et de vitesse. La position de tes pieds est primordiale. S’il existe des chaussures spéciales, réservées au bowling, ce n’est pas pour rien.
Elle suivit ses indications sans rechigner pendant qu’il se tenait derrière son dos. Après avoir vérifié la position de ses pieds, il l’aida à lancer. Se sentir encerclée par les bras d’Alban la rendait toute chose. Ses joues s’empourprèrent et son cœur battait si fort qu’il aurait pu se détacher de sa poitrine. Elle ne prêta pas attention à la vitesse de la boule dont la direction lui permit de marquer son premier strike. Elle fixa le sol, les yeux dans le vide, et revint à elle lorsque Alban claqua des doigts.
—   Tu n’es pas contente ?
Elle releva la tête vers lui, incapable de répondre.
—   Qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas malade, au moins ? Il posa la main sur son front, ce qui la fit tressaillir.
—   Ta température me semble correcte, mais… tu as les yeux anormalement brillants. À la réflexion, je crois que je les préfère comme ça. Ça te rend presque mignonne.
—   Non. C’est… c’est… c’est plutôt toi qui as de beaux yeux.
Elle regretta aussitôt ses paroles et sa voix chevrotante. Comment allait-il réagir ? Le connaissant, il se moquerait d’elle et lui rétorquerait : « Oui, je sais, pas comme toi. » Contre toute attente, il esquissa un sourire radieux, avant de l’inviter à poursuivre la partie. Comme elle l’avait imaginé à L’Odéon, son véritable sourire se révélait magnifique et le rendait d’autant plus attirant.
Ne pas craquer pour lui… Ne pas craquer pour lui… martela-t-elle tandis qu’Alban observait la
piste. Il est tellement orgueilleux. J’ai envie de le mettre au tapis pour voir sa tête de mec penaud.
Pleine de bonne volonté, elle lança chacune des boules en songeant aux conseils avisés de l’apollon grincheux. Face à ses gestes hésitants, celui-ci perdit patience et s’adressa à elle sur un ton militaire. L’enchaînement des verbes à l’impératif et les directives d’Alban la firent sortir de ses gonds, mais ce dernier ne semblait pas enclin à épargner ses oreilles. Plus elle protestait, plus il s’en donnait à cœur joie. Elle, qui souhaitait prendre son temps pour obtenir la meilleure trajectoire, vit ses espoirs anéantis. La chance du débutant, évoquée par Monsieur Je-sais-tout, l’avait lâchée. De toute façon, elle n’y avait jamais vraiment cru, et au vu des circonstances, elle trouvait plus judicieux de parler de poisse du débutant. Toutes les boules s’écartèrent de la piste, en raison du stress engendré par Alban le sadique. Des scènes de films, évoquant le harcèlement moral, défilèrent dans sa tête. Fulminer ne changerait rien au résultat. À moins d’un miracle qui remettrait les compteurs à zéro et ouvrirait la voie à une partie décisive, il ne lui restait plus qu’à savourer sa défaite, pendant qu’Alban, lui, fanfaronnerait.
« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », pensa-t-elle, au moment où celui-ci lança sa dernière boule, non sans une certaine fierté.
Sans grande surprise, il battit Victoria à plate couture. Frustrée et en colère, elle le dévisagea en se mordant les lèvres, ce qui ne manqua pas de le faire réagir.
—   Tu tires une de ces têtes. Je trouve ton expression risible et particulièrement idiote. Sois fair-play ; j’ai gagné.
—   Que ? Quoi ? Tu… tu… Ce n’est pas…
—   Que, que, que. Quoi, quoi, quoi. Tu te prends pour un canard ?
—   Tu m’énerves à la fin ! Tu as vu de quelle manière tu as remporté la partie ?
—   Oui. Et alors ? Le talent, ça ne s’invente pas. Sois bonne joueuse, Coin-Coin. Malgré tous tes efforts, tu aurais perdu. Maintenant, shopping !
 
Tandis qu’Alban claquait des doigts pour clore la discussion, elle vociféra contre lui, comme pour vider son sac. Sa voix stridente lui perçait les tympans et lui donnait le sentiment d’être confronté à Chichi, la femme de Son Goku dans Dragon Ball.
La ferme, bordel ! À ce rythme-là, je vais devenir sourd. Elle est vraiment infatigable, dès qu’il s’agit de se comporter en idiote. Il faut que je trouve un truc. Si ça continue, on sera encore là à la fermeture. Et le temps, c’est de l’argent.
Il ferma les yeux et passa en revue toutes ses clientes, surtout les plus difficiles. Un cadeau hors de prix, une balade romantique ou des compliments appropriés suffisaient à calmer les ardeurs de n’importe quelle femme, mais pas celles de Victoria qui semblait plus coriace que la moyenne. Le déferlement de reproches qui lui était actuellement destiné retentissait suffisamment fort pour le lui rappeler. Plus il ruserait, plus elle l’éconduirait.
Alors qu’elle continuait à dresser son CV de mauvais bougre en hurlant, il se jeta sur elle et
l’embrassa avec une telle intensité que les jambes de Victoria se mirent à trembler.
On ne lutte pas contre Alban, petite idiote. Chaque fois que tu me prendras la tête, je t’embrasserai de cette façon. J’ai l’habitude, alors un baiser de plus ou de moins… Et comme je ne tomberai jamais amoureux de toi, je te conseille de ne pas t’attacher à moi, songea-t-il, avant de mettre fin au baiser.
Il fit de nouveau claquer ses doigts et s’éloigna des pistes avec nonchalance. Le voir récupérer leurs chaussures avec une telle indifférence raviva sa colère.
—   Pourquoi m’as-tu embrassée ? demanda-t-elle, honteuse d’avoir succombé à ses lèvres traîtresses qui ne visaient qu’à duper la gent féminine.
—   Pourquoi ? Parce que c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour te faire taire.
—   Et c’est tout ? Comment peux-tu embrasser sans rien ressentir ?
—   Ça suffit, les reproches. Agir de façon idiote ne te dérange pas, même si tu gênes les autres. Dis- toi que c’est pareil quand j’embrasse. Si les femmes tombent amoureuses, c’est leur problème, pas le mien. Et encore, je t’ai offert ma bouche, alors qu’il faut normalement payer pour en bénéficier.
—   Je ne sais pas si je dois te traiter de robot ou de monstre, mais je t’interdis de jouer avec moi.
—   Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je ne fais que mon travail. Tu sauras désormais que je n’aime pas les
femmes bruyantes. Tu détestes les flatteries, alors il fallait que je trouve une ruse.
Tandis qu’elle s’apprêtait à riposter, Victoria sentit son ventre gargouiller.
—   Il ne manquait plus que ça !
—   Qu’y a-t-il, encore ?
—   Mon estomac crie famine. Tu n’as qu’à me laisser. On se retrouve quelque part, d’accord ?
Victoria se précipita vers la sortie. À l’affût du supermarché Coop, elle envisageait de se procurer des spécialités culinaires suisses qui apaiseraient son estomac affamé. L’index posé sur ses lèvres, elle songea même à s’approvisionner pour les jours suivants. Plus elle s’attarderait dans les rayons, plus Alban s’impatienterait. Il l’avait traînée à La Praille contre son gré et n’avait rien perdu de sa verve poétique de connard méprisant. En prenant en compte cet élément, Fortuna, la déesse de la Chance, allait peut-être œuvrer pour que les événements tournent à son avantage. Comme il se plaisait à le répéter, Alban gagnait toujours. La présence de la divinité à ses côtés se révélait donc superflue. Pour rentabiliser sa venue au centre commercial, Victoria devait acheter « utile ». Or, comme la chaîne Coop n’existait pas en France, elle prévoyait de dévaliser les rayons : d’une part, elle ravirait ses papilles, et d’autre part, Alban serait si agacé qu’il quitterait les lieux de son propre chef.
Une fois les achats effectués, elle retournerait vers lui, le regard aussi suppliant et attendrissant que Le Chat Potté dans Shrek. En la voyant tout sucre, tout miel, il accepterait sûrement de l’emmener chez Wendy’s ; la chaîne de restauration rapide américaine, découverte à Genève lorsqu’elle avait 10 ans.
 
Dans ses souvenirs, ils servaient de délicieuses gaufrettes glacées que l’on ne dénichait nulle part ailleurs.
—   Hé ! tu vas où, comme ça ? demanda ce dernier.
—   J’ai faim !
—   Tu ne réponds pas à ma question.
Au moment où il formula sa dernière phrase, Victoria se trouvait déjà quelques mètres plus loin. Tandis qu’elle hâtait le pas pour se débarrasser de lui au plus vite, une scène de l’anime Great Teacher Onizuka lui traversa l’esprit. Celui-ci portait sur les tribulations d’un professeur déjanté, aux méthodes d’enseignement peu ordinaires et jugées peu orthodoxes. Dans l’épisode 8 du manga, dont une partie se déroulait dans un bowling, Kunio Murai, l’un des élèves rebelles qui détestait le jeune professeur, avait lâché une boule sur les pieds de ce dernier. Cette vision comique déclencha un fou rire chez Victoria qui aurait bien voulu réserver le même sort à Alban, lors de leur session « combat de quilles ». Chancelante et sentant que ses ricanements sonores l’amenaient à dévier de sa trajectoire, elle se mit sur le côté, entre deux enseignes.
Qu’est-ce qu’elle fiche ? s’impatienta Alban en l’observant de loin. Elle fatigue déjà ? Pas très courageuse, la petite.
Une fois calmée, Victoria sortit un miroir de poche et vérifia que ni son eye-liner ni son mascara n’avaient coulé, à force de rire jusqu’aux larmes. Les marques avaient beau indiquer sur l’emballage que leurs produits de maquillage s’avéraient waterproof, on n’était jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. D’ailleurs, elle l’avait d’ores et déjà expérimenté. Un peu de noir avait dégouliné au niveau des cils inférieurs ; et comme elle l’affirmait si bien, elle commençait à ressembler à un « panda ».
—   Il faut que j’aille aux toilettes pour arranger ça ! s’écria-t-elle pendant qu’on lui agrippait le bras.
Mais eh !
—   Pas sans moi. « Le temps c’est de l’argent », rouspéta une voix qu’elle pouvait aisément
reconnaître entre mille.
Elle se retourna brusquement et ne fut pas surprise de découvrir Alban, les sourcils froncés.
—   Tu ne vois pas dans quel état je suis ? J’irai aux toilettes, que tu le veuilles ou non. Et puis, si t’es pas content, tu n’as qu’à retourner à l’agence ; ça me fera des vacances.
Le regard de son interlocuteur se durcit. Il ne décrocha pas un mot. Passablement énervé, il introduisit son pouce dans sa bouche, avant de frotter les yeux de « l’insupportable Victoria » avec vigueur.
—   Problème résolu, fit-il, avant de jeter un œil à son pouce teinté de noir.
—   T’es vraiment dégoûtant ! J’ai ta salive sur mes yeux, maintenant ! Je vais encore plus devoir aller aux toilettes, protesta-t-elle, en repoussant violemment son torse pour l’éloigner d’elle.
—   Tu avais faim, je crois. Si t’arrives à la boucler, je t’emmènerai dans un endroit sympa, comme je
le fais d’habitude avec mes clientes.
—   Et je devrais me sentir flattée ? Il n’y a qu’un endroit qui m’intéresse : Wendy’s, mais je veux d’abord m’approvisionner en spécialités suisses chez Coop. Maintenant, je vais aux toilettes. Hors de question que je me balade avec ta bave sur moi. Puisque pour toi « le temps c’est de l’argent », on n’a qu’à se donner rendez-vous au supermarché. Toi, qui te vantes d’être un rebound guy en or, c’est l’occasion de te montrer sympa, en m’achetant de la bouffe suisse bien goûteuse.
Tu ne vas pas être déçue, songea-t-il, en affichant un rictus qui n’augurait rien de bon pour la suite. Pendant qu’il réfléchissait à ses emplettes culinaires, il frictionna ses mains avec du gel hydroalcoolique qu’il gardait toujours sur lui.
À l’instar des toilettes, les lavabos étaient tous occupés. Victoria s’impatienta. Voir ces femmes en file indienne, dont certaines étaient accompagnées de « leurs chiards braillards », lui rappelait les aires d’autoroute bondées et peu hygiéniques où elle s’était si souvent arrêtée. Sa nervosité augmenta lorsque
 
son portable retentit. Alban, peu adepte des longs textos, lui avait envoyé plusieurs sms à la suite pour l’inciter à se dépêcher. Chacun d’eux ne dépassait pas deux lignes. En la stressant ainsi, il se comportait comme le tortionnaire romain qui avait cherché à fouetter Ben-Hur sur la galère, afin qu’il rame plus vite. Seuls les moyens employés différaient. Le « harcèlement moral », lui, demeurait identique. Une fois les lavabos vacants, elle s’appliqua à rendre sa bouille présentable avec toute la lenteur du monde, en espérant avoir découragé Alban de l’attendre. Elle obtint gain de cause au bout du quinzième message reçu dans lequel il lui annonçait qu’il partait chez Coop avant elle.
Le regard de ce dernier se posa sur les boissons au cannabis de la marque Hempfy.
Pas une bonne idée, se dit-il. Elle va être défoncée et elle pourrait faire n’importe quoi. Déjà qu’elle n’est pas très fute-fute, on ne va pas en rajouter. Cela dit, il me vient quand même une idée…
Il sortit son téléphone et chercha son application dédiée aux listes de courses. Il l’avait choisie colorée afin de mieux s’y retrouver, car derrière son air je-m’en-foutiste et méprisant, on le considérait comme un professionnel de l’organisation, fana des listes en tous genres : liste des tâches, des clientes, des événements de l’agence, etc. Victoria avait bien spécifié qu’elle souhaitait découvrir des spécialités culinaires suisses. Qu’à cela ne tienne, ses papilles s’en souviendraient. Pendant qu’il composait le nom des articles sur son smartphone, un sourire digne de Lucifer déforma le visage d’Alban.
Il parcourut les rayons en quête des produits alimentaires Essento, conçus à base d’insectes. Il hésitait entre les snacks au « bon goût » de grillon et les steaks aux vers de farine. Il avait même anticipé la manière dont il s’y prendrait pour tromper Victoria sur « la marchandise » : il noierait les snacks insolites dans un gros bol de chips et intercalerait « la viande » entre deux pains burger. Ainsi, elle n’y verrait que du feu. Si elle se plaignait après avoir ingéré la nourriture, il agiterait sous son nez tout un tas d’articles de presse, vantant le succès de la start-up Essento, et portant sur la valeur nutritionnelle des insectes. Pour appuyer ses propos, il citerait en exemple Timon et Pumbaa qui devaient leur survie grâce à ces bestioles, dans le dessin animé Disney Le Roi Lion.
Sa joie s’estompa lorsqu’il découvrit que les étagères du supermarché ne contenaient aucun produit de la marque Essento. Les denrées aux insectes étaient vendues en quantités limitées dans une cinquantaine de Coop et il venait tout juste de s’en souvenir. Abandonner la partie ne lui ressemblait pas. Il contacta donc Willy, le plus farceur des rebound guys, pour qu’il effectue quelques emplettes. Il prétexta vouloir organiser un apéro afin de fêter dignement l’arrivée de Victoria au sein de l’agence. Il s’était mal comporté et prétendit auprès de son collègue qu’il souhaitait s’amender en satisfaisant ses désirs culinaires. D’abord étonné qu’une Frouze puisse réclamer « des douceurs aux bestioles », Willy se laissa convaincre par les explications d’Alban dont le sourire narquois rappelait le smiley malicieux et débordant de suffisance, auquel on associait la devise suivante : « Fais gaffe. Quelqu’un pourrait te jouer un mauvais tour. »
Vers la fin de l’appel, l’oreille de ce dernier fut distraite par les chamailleries du couple de quadras, stationné à côté de lui, le chariot vide. L’homme et la femme se querellaient à propos des boissons à servir aux six convives attendus pour le dîner. Après avoir passé en revue chaque invité, le nom de Rivella fut évoqué. Il s’agissait d’une boisson rafraîchissante suisse, fabriquée à base de lactosérum ou de petit-lait. Bien qu’exaspéré par les éclats de voix du couple, Alban estimait que leur dispute tombait à point nommé, car sans elle, l’idée de « la boisson jaune-verdâtre au lait coagulé » ne lui aurait jamais traversé l’esprit.
La perspective de Victoria s’étouffant avec un verre de Rivella produisait sur lui le même effet que la caféine ou la vitamine C : il avait recouvré la même énergie que le lapin rose et sautillant des pubs Duracell, relatives à des piles qui se voulaient durables. S’il avait joué de malchance avec les « amuse- bouches aux bestioles », il n’en allait pas de même avec les boissons tant désirées. Le rayon en était rempli et les cinq saveurs proposées par la marque y figuraient.
 
Le Rivella original, muni d’une étiquette rouge vif, fut d’emblée écarté par Alban qui jugeait son arôme trop insolite pour Victoria. Il préférait se moquer d’elle avec une boisson aux saveurs mélangées dont certaines sembleraient familières au palais de la jeune femme. Ainsi, il pourrait lui faire croire que la cause du problème n’était autre qu’elle, en cas de plainte ou de nausée.
Le Rivella Refresh, dont l’inscription renvoyait à l’été et au bleu des vagues, était décrit par l’enseigne comme quelque chose de « frais, pétillant, léger. » Alban était tenté, mais se demandait si les bulles n’allaient pas indisposer Victoria au point de la conduire directement aux toilettes. La scène provoquerait chez lui un fou rire de quelques secondes. Et après ? Elle resterait enfermée, assise sur une cuvette, et sa blague retomberait comme un soufflé. Il se mit à compter les points à voix haute :
—   Drôlerie : un point. Durée : zéro. On peut trouver mieux…
Le Rivella bleu foncé et pauvre en calories ne l’intéressait pas. Hormis la couleur et le sucre en
moins, il ne différait pas vraiment du Rivella original.
Alban hésitait surtout entre les Rivella vert et mauve. Opterait-il pour le thé vert ou la fleur de sureau ? Il cessa de gigoter et se gratta l’arrière du crâne, perdu dans ses réflexions. À ses yeux, Victoria incarnait « la cruche dans toute sa splendeur ». Il se l’imaginait bien en train de déguster un thé accompagné de gâteaux secs, entourée d’amies frustrées avec lesquelles elle passerait son temps à geindre, en utilisant une voix plaintive de circonstance. Le café était réservé aux « conquérants punchy » qui avaient besoin de carburer, contrairement à « l’autre idiote de Victoria ».
La fleur de sureau, dont on louait l’action diaphorétique, qui consistait à faciliter la transpiration, était préconisée en cas de surpoids et de troubles digestifs. Avec un tel argument, Victoria avalerait peut- être le Rivella mauve d’une traite, en faisant fi du goût qu’il trouvait aussi détestable que la personnalité de celle-ci, car pour lui, la plupart des femmes accordaient beaucoup d’importance à l’apparence physique. Il tirait cette conclusion des rendez-vous qu’il enchaînait.
Il avait découvert la fleur de sureau par le biais des bonbons à sucer Ricola. Quelques mois auparavant, il était arrivé à l’agence Haut les cœurs, la voix enrouée. Pour s’éclaircir la gorge avant un rencard qui lui rapporterait gros, il avait accepté les pastilles de Julian qui achetait toujours des sucreries sur le trajet. Il se souvenait du goût « infect » de la fleur de sureau, qui l’avait amené à se brosser les dents à trois reprises et de façon successive.
La fleur de sureau, c’est très bof ! songea-t-il, l’index posé sur ses lèvres, comme pour dire « chut ! ». Elle a plus une tête à avaler du thé vert, quelle que soit sa catégorie. Je la vois même préférer le Matcha, car c’est le plus répandu en Europe. Victoria est si… « quelconque ». Si elle n’aime pas la fleur de sureau, je vais être obligé de finir le Rivella « dégueu ». Je n’aime pas gâcher, et les mecs me laisseront me dépatouiller avec ma boisson. La solidarité « entre couilles » n’a plus aucune valeur de nos jours ! Depuis son téléphone, il se rendit sur le site Thé vert dont l’interface rappelait la couleur du bambou.
Les noms des différents thés apparaissaient en haut à droite et il ne retint que les noms japonais avec une terminaison en cha, signifiant thé en mandarin : « Shincha : thé vert de printemps ; Sencha : roi des thés verts, bénéfique pour la santé ; Genmaicha : apaisant et réchauffant ; Bancha : anti-acidité et faible en caféine ; Matcha : détox et antioxydant. » Il s’était ainsi renseigné pour concocter à Victoria un mélange « épicé », si jamais elle l’enquiquinait trop durant leur semaine en tête-à-tête, mais il devait préalablement s’assurer qu’elle aime véritablement le thé vert. La voyant déjà en train de vomir, il arbora un sourire espiègle et éloquent, indiquant qu’il préparerait un mauvais coup sous peu.
Après avoir déposé deux bouteilles de Rivella au thé vert dans son panier, il reprit sa liste de courses numérique, sur laquelle il avait noté toutes les provisions nécessaires à un « bon sandwich ». Il avait caché à Victoria que la chaîne de restauration rapide Wendy’s avait fermé ses portes sur le territoire suisse. Or, bien qu’il l’eût envisagé, le but de la manœuvre ne consistait pas à l’affamer. Car s’il agissait
 
ainsi, il s’attirerait de gros ennuis. Roger et Véronique l’avaient confiée à lui et il se sentait investi d’une
« mission » auprès d’eux : celle de prendre soin de Victoria comme d’un tacot pouvant s’avérer utile.
Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, se dit-il, en se demandant pourquoi Victoria ne répondait pas aux messages.
Lui jouer un tour l’avait tellement absorbé qu’il avait presque oublié la halte de cette dernière aux toilettes, ainsi que les sms qui avaient suivi. Il se promit de l’appeler en sortant du supermarché et avait prévu de la retrouver près de la voiture si elle ne décrochait pas.
Abhorrant la foule, le vacarme et les activités en lien avec Victoria, qu’il considérait comme une perte de temps, il se surprit néanmoins à fureter dans les rayons, la mine réjouie. Il tâta et inspecta les produits culinaires de la même gamme, allant jusqu’à chercher ce qui justifiait l’écart de prix entre les différentes marques. Lui, d’ordinaire si peu enthousiaste, dès qu’on évoquait devant lui le champ lexical du mot « achat », fut étonné d’être devenu un « maniaque du supermarché ». Décortiquer les étiquettes nutritionnelles lui paraissait même plaisant. La minutie avec laquelle il choisissait chaque article pouvait laisser penser qu’il préparerait, dans quelques heures, un plat gastronomique pour sa dulcinée qu’il essayait d’impressionner.
La gaieté qu’il avait ressentie en sillonnant les rayons disparut lorsqu’il arriva à la caisse. L’hôtesse, qui s’apprêtait à partir en pause, beugla contre une cliente d’environ 20 ans, dont les réponses à côté de la plaque la faisaient apparaître comme une extraterrestre quittant son ovni pour la première fois. Méconnaissant le mot cornet qu’elle associait aux glaces italiennes, cette dernière lui fit part de son incompréhension. La caissière, de nature peu patiente, bouscula davantage la jeune femme :
—   Elle est sur Soleure, la bobette tablarde qui met le cheni ? Il faut arrêter de se rincer le gosier !
—   Ne me prenez pas pour une inculte et restez bien à votre place. Vous feriez mieux de répondre à ma question au lieu de m’insulter. Pourquoi me parlez-vous de cornet, alors que je n’ai pas acheté de crème glacée ? ! Je ne comprends pas tout, mais je sais que bobette signifie idiote et que tablarde veut dire dérangée ou folle, en Suisse… Donnez-moi un sac maintenant ou j’appelle votre responsable.
Alban, qui avait reconnu la voix tendue de Victoria et assisté au différend deux mètres plus loin, lui envoya un texto avant de bousculer les clients qui se trouvaient devant lui. Ne souhaitant pas s’attarder plus que de raison chez Coop, il se résigna à calmer le jeu avec la caissière. Au moment où il apparut devant elle, celle-ci le fixa avec des yeux médusés, en se demandant comment il avait pu jaillir sous ses yeux, tel un diable sortant de sa boîte.
Victoria consulta le sms reçu dont le contenu ressemblait à un cours de vocabulaire suisse :

« Tu n’en manques vraiment pas une ! Instruis-toi. Être sur Soleure = être pompette, mettre le cheni
= foutre le bordel ou mettre le désordre, se rincer le gosier = boire un petit coup, CORNET = SAC OU SACHET DE MAGASIN ! ! ! Ne me dis surtout pas merci. C’est vrai que t’es bobette. On a dû te le dire tellement de fois que tu connais ce mot par cœur… »

Ne supportant pas de se faire traiter de bobette deux fois de suite, et entendant des bribes de la conversation d’Alban avec la caissière, elle cria après lui. Pour arranger la situation, il se montra compatissant avec l’hôtesse, allant jusqu’à confirmer le statut de bobette de Victoria.
—   Pour qui tu te prends ? Tu n’es pas obligé de me rabaisser. Et tu oses répéter que je suis une bobette ? Je ne t’ai jamais demandé d’intervenir, surtout si c’est pour me ridiculiser. Je me débrouille très bien toute seule.
—   Ah oui, ça se voit. Je te signale que je fais ça pour ton bien. Attrape et attends-moi dans la voiture au lieu de chouiner, lui somma-t-il, en lui lançant son trousseau de clés et la carte magnétique donnant accès au parking.
 
—   Pourquoi me balances-tu la carte du parking ? Ne me dis pas que je vais devoir payer ? !
—   Quoi ? Ça te pose un problème ? On gagnera du temps si tu règles. Je paie déjà tes « spécialités suisses ».
Sur le point de répliquer, Victoria se ravisa. Une idée venait de lui traverser l’esprit, et elle sortit du supermarché sans demander son reste.
Je lui aurais bien fait bouffer sa carte, moi. Tu veux que je paie et tu veux te la jouer beau gosse ?
Crois-moi, tu ne vas pas être déçu du voyage…
50
Mise en avant des Auto-édités / La Perle des confins de Philippe Rimauro
« Dernier message par Apogon le jeu. 05/01/2023 à 17:44 »
La Perle des confins de Philippe Rimauro



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PROLOGUE
Longtemps, je me suis crue au cœur de l'Histoire des hommes. Je pensais la façonner, je pensais même qu'elle m'appartenait. Mais l'on n'est jamais que son jouet. Après avoir balayé mon existence en un instant, elle s'était récrite, sans moi. Jusqu'à ce jour où, bien des années après que l'on m'eut oubliée, sans mobile, elle me rappela à elle.

***
Semblables à de fragiles araignées acrobates suspendues à leur fil, deux silhouettes se balançaient le long d'une paroi rocheuse. Avec nonchalance, elles toisaient un dédale de falaises vertigineuses qui se disputaient l'écho d'un torrent rugissant dans le tréfonds.
— Ça va Marcik ? hurla l'homme de tête.
— Tu parles, on est chargé comm'des mules !
— Arrête de râler et magne-toi de remonter, on a déjà pris trop de retard !
— J't'en foutrai moi du r'tard, maugréa Marcik pour lui-même.
Accrochées à leur dos, d'énormes hottes dégorgeaient des fleurs d'une plante grasse qui poussait sur la roche. Les muscles luisants d'efforts, ils se hissaient de prise en prise, assurés de leur seule corde aussi usée et crasseuse que leurs vêtements. Les deux forçats semblaient souffrir le martyre ; car à l'épreuve physique, s'ajoutait une chaleur accablante que le crépuscule qui envahissait les gorges ne suffisait pas à apaiser.
Soudain, un pan entier de la falaise se disloqua sous les pieds de Marcik. Surpris, il perdit prise et chuta de quelques mètres avant que sa corde ne le stoppât net dans un claquement sourd. Au-dessous, les rochers rebondissaient lourdement sur les reliefs de la paroi, tandis que le contenu de sa hotte se répandait au fond des gorges.
— Rien de cassé ? s'inquiéta mollement son compagnon alerté par le bruit.
Marcik était sain et sauf, mais le labeur d'une journée harassante avait été réduit à néant.
— Putain, fait chier ! ragea-t-il tant de douleur que de colère.
Son acolyte haussa les épaules et continua son ascension sans montrer plus de compassion.
— Quelle merde ! exulta Marcik.
Péniblement, il reprit l'escalade jusqu'à arriver à hauteur d'une caverne mise au jour par l'éboulis. Meurtri et à bout de souffle, il s'y hissa avant de s'asseoir sur le rebord et d'y déposer sa hotte. Tout en époussetant ses hardes, il vérifia qu'il n'était pas blessé. La corde lui avait brûlé le dos et le torse, mais il n'y prêta pas plus d'attention. Ce qui semblait l'inquiéter davantage, c'était sa hotte, vide, qu'il regardait dépité.
— C'tait bien la peine... soupira-t-il au bord des larmes.
En se relevant, il se rendit compte que l'excavation était profonde, et à la faveur des rayons d'un soleil rasant, un reflet attira son attention. Il y regarda plus attentivement et aperçut ce qui ressemblait à un ancien véhicule partiellement enseveli.
Soutenu par sa corde, il se pencha vers l'extérieur de la caverne.
— Galen ! Y'a quelqu'chose ici ! J'vais voir.
— Tu fais chier Marcik, on n'a pas toute la journée !
Ignorant la réponse de Galen, il donna du mou à la corde et s'avança dans la pénombre. À peine eut-il fait quelques pas que ses pieds heurtèrent quelque chose. Baissant les yeux, il découvrit un crâne et des ossements humains.
— Bordel, mais qu'est-ce que c'est qu'ça... s'exclama-t-il dans un mouvement de recul.

***
L'heure de mon rappel à l'Histoire avait sonné.

1ÈRE PARTIE
-
REVENANTE
LE RÉVEIL

Suspendus dans un ailleurs insondable, le temps et l'espace s'abandonnaient à une danse éthérée, à une danse incessante, enivrante, une danse où vie et mort se mêlaient, se muaient. Sans cesse, se modelaient des ersatz de mondes éphémères où ce qui avait été côtoyait ce qui serait, où ce qui était n'avait plus rien de tangible. Un instant, il y avait tout, il n'y avait rien. L'instant d'après, il n'y avait rien, il y avait tout.
Un chaos des plus absolu.
Mais pourtant, ébranlant chaque fois un peu plus les récursions infernales, irrésistiblement, une chronologie s'imposait à la paralysie du temps, une logique d'existence tentait de dompter l'espace. Et soudain, il y eut une déchirure, un éclair d'une violence inouïe qui fit que tout se volatilisa.
Ma conscience avait jailli.
D'abord, je fus perdue : « Qui ? Quoi ? Où ?». Ces questions étaient restées si longtemps sans réponse que déjà un voile de folie menaçait de m'envelopper, que déjà mon esprit à peine éveillé se délitait.
C'est alors que je le sentis. Las, engourdi, comme endormi depuis des jours. Mon corps criait : « J'ai froid ! J'ai mal ! ». Je n'avais pourtant aucun moyen de l'apaiser tant il refusait de se mouvoir, tant il demeurait inerte, déconnecté.
Et puis, lentement, j'entendis monter des bruits de pas, irréguliers, lourds et inquiétants. Une angoisse aveugle me saisit. Le son se fit plus net, plus rapide ; il prit méthodiquement le rythme cadencé d'un métronome. Naïvement, je compris. Ces battements sourds était ceux de mon cœur. Et tandis que la froide douleur lancinante qui m'habitait se transformait peu à peu en de tièdes fourmillements, je m'éveillais.
Calme et réconfortante, une voix d'homme se fit entendre. Quelqu'un me chuchotait des mots à l'oreille, des mots inintelligibles. De tout mon être, j'essayai de rompre l'isolement, de répondre à cet appel. Mais, éteint, mon corps se dérobait toujours aussi puissamment à ma volonté.
Soudain, cédant enfin à mes injonctions, mes paupières s'ouvrirent. La voix qui s'étaient un instant tue résonna à nouveau, plus insistante, accompagnée de caresses sur mes mains muettes. Doucement, le brouillard blanc qui tapissait ma vue s'estompa, et je découvris cet homme qui était penché sur moi.
Ce fut d'abord ses yeux qui captèrent mon regard. Ils étaient d'un bleu céleste qui brillait d'un éclat magnifique, presque hypnotique. Je remarquai ensuite son collier de barbe grisonnante et le large sourire bienveillant qui s'y faufilait. C'est seulement après quelques instants que je finis par m'étonner de sa tenue, une grossière tunique sombre, brodée ça et là de petites étoiles blanches ; on aurait dit un costume de carnaval.
Étais-je en plein songe ?
Moi, je gisais sur un étroit lit au milieu d'une petite pièce faiblement éclairée. Le lieu m'était familier, mais mes souvenirs peinaient à revenir. L'air frais et âcre, la forte odeur de renfermé. Était-ce une cellule ? Avaient-ils fini par me capturer ? La confusion régnait toujours dans mon esprit.
Sans même le désirer, dans un gémissement haletant, mes premiers mots surgirent : « Je... boire ». Le vieillard, interloqué, me répondit par des paroles incompréhensibles. Je grimaçai. Il me fit un signe amical de la main, puis se pencha pour fouiller ce que je devinais être un sac posé à ses pieds. Complétant une scène que je trouvais toujours aussi improbable, il se releva tenant en main une gourde en métal cabossé et une grappe de gros raisins noirs. Il me mima alors consécutivement les actions de boire et de manger, les associant chacune à un mot différent. Péniblement, je répétai celui correspondant à la gourde. Aussitôt, il en ôta le capuchon, et avec une extrême attention, il fit couler un mince filet entre mes lèvres encore insensibles. Et moi de sentir cette eau fraîche glissant dans ma gorge.
Je ne rêvais pas.
L'homme agita ensuite la grappe de raisins au-dessus de ma tête. Comme j'acquiesçai du regard, toujours avec la plus grande des attentions, il m'aida à me redresser sur ma couche, osant à peine me frôler, manipulant mon corps engourdi comme si mes os étaient faits de cristal, comme si ma chair était la plus précieuse et la plus fragile des chairs.
Voyant la combinaison qui m'habillait, j'eus un flash : j'étais dans le sarcophage thérapeutique, dans l'ambulance ! Peu à peu, tout se remit en place dans ma tête : le coup d'état, le raid à l'Ascenseur Spatial avec Longar et Valec, la gigantesque explosion dans la partie urbaine au loin, la fuite à bord de ce véhicule, l'onde choc, le crash.
— Tenez, mangez, me dit l'étranger d'un ton paternel en approchant un grain de raisin de ma bouche.
Derrière un petit accent râpeux auquel je n'étais pas habituée, j'avais enfin compris ses paroles ; j'avais reconnu sa langue à la sonorité familière, fatidique. Submergée de souvenirs, de sensations, je n'eus le temps ni de m'en rassurer ni de m'en inquiéter, n'ayant pas la force de lutter face au vertige qui me prit, je m'évanouis.

***
Flottant dans les airs équipés de nos ceintures anti-G, Longar, Valec et moi placions les explosifs sur les câbles de l'Ascenseur Spatial. Notre sabotage touchait à sa fin lorsque Longar me fit signe de regarder derrière moi. Me retournant, je fus figée d'horreur. Une explosion gigantesque venait d'avoir lieu dans la cité principale, et bien qu'encore loin sur l'horizon, la boule de feu engendrée semblait embraser le ciel lui-même.
— Il ne faut pas rester là ! me cria Valec à plusieurs reprises.
Mais je bougeai pas. Vide de tout sentiment, je regardai le déluge de flammes s'avancer jusqu'à ce qu'il finît par m'envelopper, jusqu'à mon réveil, étonnamment sereine.

***
Attentif, l'homme en tunique m'observait.
— Hé-ho, fit-il en penchant la tête vers moi. Comment vous sentez-vous ?
Je me mis à le fixer sans penser à lui répondre.
— Je vous ai trop brusquée tout à l'heure. Je vous prie de m'excuser.
Encore, je le regardai sans parole, toute étonnée de son accent, de son élocution singulière. Il sourit complaisamment.
— Je vous parle, mais... Peut-être ne me comprenez-vous pas.
À mon tour je tentai de lui sourire de mes lèvres encore atrophiée.
— Si... je vous comprends, dis-je dans sa langue. Tout à l'heure, ce n'était pas de votre faute. Je suis... si faible.
Ma voix était chancelante, elle sonnait comme un râle. J'en fus mortifiée.
— Par les Stellaires ! Vous me comprenez ?
Ses yeux luisaient d'espoir.
— Par les stellaires ? ... Oui... Bonjour. Qui êtes-vous ?
— Bonjour, répéta-t-il enjoué. Je suis Maître Kritonsk. Vous venez de sortir d'une longue période de dormance. Vous êtes en phase de réveil depuis plusieurs jours. D'après les moniteurs, vous êtes en parfaite santé. Vos forces vous reviendront.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? L'explosion ?
— Je suis désolé, j'ignore ce qu'il s'est passé. Nous avons retrouvé votre véhicule enseveli sous des tonnes de gravas.
Sa réponse m'inquiéta.
— Combien de temps j'ai été en sommeil ?
— Reposez-vous. Nous parlerons de tout cela plus tard.
Il me contempla un instant de ses yeux transparents. Sa bienveillance semblait sincère, sa fascination aussi. Pourtant, sa question qui fusa ensuite éveilla ma vigilance.
— Puis-je vous demander votre nom ?
S'il n'avait pas pu savoir par lui-même, c'était qu'il n'était pas des leurs. Cet accent, cette tenue ; bien sûr qu'il n'était pas des leurs. Mais je n'avais de toute manière guère le choix de ma réponse ; je me devais de rester fidèle cette imposture qui me préservait depuis si longtemps maintenant.
— Elikya.
Comme il restait interdit, je me répétai d'un ton plus appliqué.
— Je m'appelle Elikya. Elikya Keito.
— Enchanté, réagit-il enfin. Elikya, vous pourrez compter sur moi jusqu'à votre total rétablissement.
J'exhalai un gémissement plaintif en tentant de redresser la tête.
— Attendez, ne forcez pas, je vais vous aider.
Toujours aussi prévenant, il me releva légèrement dans le sarcophage. À nouveau, ma tête se mit à tourner, mais je parvins cette fois-ci à ne pas perdre connaissance.
— Merci, balbutiai-je.
Il faisait sombre ; seuls de timides rayons de soleil s'immisçaient à l'intérieur par les vitres de la double porte du fond. Je me trouvais bien dans le véhicule ambulancier que Longar, Valec et moi avions pris pour fuir cette immense explosion dont Kritonsk semblait tout ignorer. Assis sur le siège infirmier, il se tenait à ma droite. Sur le mur derrière lui, visiblement intacte, clignotait la console de commande des équipements médicaux. Enfin, dans mon dos, je devinais l'accès vers la cabine de pilotage. Rien n'avait bougé, tout semblait en ordre.
— S'il vous plaît, suppliai-je d'un regard plaintif, j'ai vraiment besoin de savoir ; depuis combien de temps je suis ici ?
Son front se creusa de rides embarrassées.
— Je... Autant vous l'avouer de suite, vous êtes restée en dormance pendant très longtemps. Trop longtemps.
— Combien de temps ?
— Un peu plus de 34 Révols, répondit-il posément à l'affût de ma réaction.
Le nombre me parut monstrueux.
— On est quelle année ? demandai-je paniquée.
Je savais que, sur Desdéra, une Révol représentait plus de 4,5 années universelles, mais je n'osais pas faire le calcul ; je voulais l'entendre de sa bouche.
Il sembla désarçonné par ma question, et au lieu de me répondre, il se contenta de quelques mots compatissants qui échouèrent à m'apaiser. En réflexe, comme pour tenter de conjurer de cette réalité trop abrupte, frénétiquement, j'entamai un long monologue artificiel de ma voix encore frêle.
— Je suis le docteur Keito. J'étais en poste à l'hôpital central de l'Ascenseur Spatial. De là-haut, j'ai vu une immense explosion, au loin, dans la ville. J'ai pu fuir, avec deux autres personnes, à bord de cette ambulance, puis... puis le souffle de l'explosion nous a rattrapé. Nous ne contrôlions plus rien, l'aéronef a été projeté au sol et... nous avons été ensevelis. Un des hommes est mort dans l'accident. J'étais  grièvement blessée. L'autre homme m'a aidé à m'installer dans le sarcophage thérapeutique pour que je puisse être soignée. Il... il devait ensuite sortir chercher des secours et... c'était il y a 34 Révols ?
Je m'étais effondrée dans un sanglot.
— Chut, me souffla-t-il. Calmez-vous. Tout va bien. Vous êtes en sécurité ici.
Mais je ne l'écoutais plus. Je tressaillais de désespoir, d'angoisse, de sidération. Je m'entendis gémir. Je sentis mon corps choir. Mon regard se figea, s'éteignit au monde extérieur, et se posa sur mon âme, égaré.

CLOÎTRÉE DANS LE VÉHICULE

Jour après jour, Kritonsk m'avait veillée. Mais il semblait déçu – ou peut-être même contrarié – de la lenteur de mon éveil à la vie. Car entre mutisme et discours décousus, captive de mes pires tourments, j'avais passé la majeure partie du temps à somnoler, laissant la mélancolie la plus aigre m'accompagner dans une torpeur morbide. J'avais perdu tout ce qui pouvait l'être. Je crus ne jamais pouvoir surmonter mon désespoir. Je crus ne plus rien souhaiter d'autre que la fin. Pourtant, un matin, le déclic se produisit.
Réveillée avant lui par les rayons du soleil qui dardaient au travers des fenêtres du véhicule, je m'étais mise à l'observer, assoupi sur la banquette murale, enroulé dans une belle cape assortie à ses yeux. « Il m'a encore veillée toute la nuit » avais-je pensé attendrie. Et j'avais osé laisser mon esprit s'aventurer dans quelques souvenirs de bonheur refoulés : ma petite enfance sur Ténova, nos vacances en famille au chalet, la sieste digestive du grand-père à l'ombre des arbres, le petit marais où nous allions attraper grenouilles et têtards avec Kiya... bien avant le cauchemar de notre séparation. Je venais de comprendre. Voilà bien longtemps que j'avais tout perdu, bien avant ces 34 Révols volées. Et même si j'étais désormais orpheline de ma vie – orpheline de ma sœur – j'avais peut-être là une nouvelle chance. Le regard rivé au plafond, je me surpris à savourer l'instant, je sentis à nouveau cette soif d'espoir qui m'avait toujours guidé.
Le silence était total. Il devait être encore très tôt. J'entendis Kritonsk bouger. Je tournai la tête vers lui et le découvris en train de me scruter.
— Bonjour, lui dis-je en esquissant mon plus beau sourire.
— Bonjour.
— Je vous remercie de m'avoir veillée.
D'une mimique un peu lasse, il me sourit à son tour.
— Je veux dire, durant tous ces jours, j'étais tellement... et vous étiez là, tout le temps.
— Je vous l'ai dit. Vous pourrez compter sur moi jusqu'à votre total rétablissement.
Il se leva et s'avança vers la double porte. Il en ouvrit doucement un battant et se pencha au dehors. Malgré son âge, il avait fière allure, et son étrange tunique lui donnait l'apparence d'une altesse toute droit sortie des livres d'antiquité.
— Allez quérir Marco, qu'il prépare nos petits-déjeuner, lança-t-il.
Je n'entendis pas de réponse, juste des bruits de pas s'éloignant. Kritonsk referma la porte et revint vers moi, toujours avec cette même prestance, comme si chacun de ses gestes était calculé.
— Vous avez bonne mine ce matin. Comment vous sentez-vous ?
— Mieux, bien mieux.
Ma réponse avait fusé d'un ton si enjoué qu'il s'arrêta net et me fixa d'une attention ravivée.
— Vous semblez de belle humeur, seriez-vous d'attaque pour que nous discutions un peu ?
— Oui, bien sûr, avec plaisir.
— Je suis heureux de l'entendre. Enfin. J'ai tant de choses à te demander !
Pour la première fois, il m'avait tutoyée. Je le remarquai, mais ne réagis pas. Il poursuivit.
— J'ai eu le temps d'analyser le véhicule avant ta sortie d'hibernation. J'y ai trouvé une multitude d'équipements. Si tu le veux bien, je vais te les montrer ; j'aurais quelques questions à te poser.
— D'accord, lui répondis-je toujours aussi allègre.
Il m'aida à me mettre en position assise dans le sarcophage, puis se pencha pour ouvrir une première cassette posée à ses pieds.
Je l'observai. Sa gestuelle était exquise, chacun de ses mouvements était toujours légèrement plus ample que nécessaire, tantôt élégant, tantôt surfait.
— Dans cette boîte, dit-il, j'ai retrouvé des vêtements de femme très élaborés. Tes vêtements sans doute.
Il en sortit un débardeur, un pantalon, des sous-vêtements, et enfin, une paire de chaussures.
— Le tissu est vraiment de très bonne facture. Le plus surprenant est la qualité de ces chaussures ; nous serions aujourd'hui bien incapables de telles prouesses.
Les bras et les mains encore partiellement atrophiés, je manipulai lentement les vêtements qu'il avait déposés sur mon ventre. C'était bien les miens ; je revoyais Valec les ranger dans la cassette après m'avoir aidé à me glisser dans le sarcophage thérapeutique. Un petit bracelet noir tomba du milieu des affaires. Kritonsk le vit, mais ne s'y intéressa pas. Pour ma part, je le reconnus aussitôt, c'était mon Polymorphe.
— Ces habits sont bien les miens, dis-je feignant de ne pas le remarquer.
Je remis le précieux objet dans la boule de vêtements et la poussai en sa direction. Il les rangea dans leur cassette, la posa par terre et en prit une autre.
— Ensuite, il y a celle-ci dont le contenu m'intrigue ; peut-être sauras-tu m'expliquer ?
Il en sortit quelques uns des équipements du raid que Valec avait dû laisser ici pour moi. À leur vue, un frisson fit palpiter mon cœur ; j'eus peur qu'il ne finît par avoir des soupçons. Je tâchai de rester aussi naturelle que possible tandis qu'il me les décrivait.
— Il y a cette ceinture pour le moins curieuse, deux petits sacs à dos, et cet espèce de pistolet à gâchette.
Il avait dit ce dernier mot en renâclant comme s'il s'eut agit d'une incongruité. Puis il se mit à me fixer ; son regard limpide semblait vouloir me mettre à nu.
— Reconnais-tu ces équipements ?
Essayait-il de me piéger ? D'un œil avisé, j'avais rapidement remarqué que le pistolet était totalement déchargé, sa nature non-conventionnelle lui avait donc sans doute échappé. Je tentai une réponse prudente en embrassant son regard.
— Ce pistolet, je crois que c'est une arme incapacitante.
— Oh, je vois...
La ceinture semblait également vide de toute énergie.
— Et cette ceinture, c'est une anti-G.
— Une anti-G ? grimaça-t-il.
— Oui, une anti-G, réaffirmai-je circonspecte face à son ignorance. Ça permet de se déplacer dans les airs sur de courtes distances.
— Oh, voilà qui est très intéressant, s'illumina-t-il.
Il se mit à scruter le pistolet et la ceinture sous toutes les coutures. Je fus surprise qu'il n'essayât pas de les mettre en marche ; peut-être avait-il déjà constaté qu'il n'y avait plus d'énergie.
— Quant aux sacs à dos, lui lançai-je rassurée par son air curieux, je pense que vous aviez deviné tout seul.
— Oui, effectivement, s'amusa-t-il. Je te remercie pour ces quelques éclaircissements.
Pensif, il rangea le tout dans le caisson.
— Mais je m'interroge quant à la présence de tels objets dans un véhicule médical, lança-t-il en se redressant vers moi.
Cherchant également à justifier sa possible découverte d'autres équipements du commando, j'improvisai.
— Un des hommes qui a fuit avec moi était agent de sécurité à l'hôpital, il s'agit de ses équipements, rangés ici dans l'urgence après le crash.
Il ne sembla qu'à moitié satisfait de ma réponse, mais n'osa pas insister.
— Bien, bien, médita-t-il. Quoi qu'il en soit, les Sachems seront fascinés par tous ces objets en si bon état de conservation.
— Les Sachems ? répétai-je dubitative.
— Ah ! Les Sachems ! Ce sont nos dirigeants, un peu plus que ça à vrai dire. Ce sont eux qui assurent notre survie depuis le Grand Cataclysme, grâce à l'héritage des Stellaires.
— Le Grand Cataclysme ? Les Stellaires ? Je suis désolée, je suis un peu perdue.
— Oh, ce n'est rien. Tu apprendras à te faire à notre nouveau monde. D'autant que d'après ton témoignage, tu as assisté au Grand Cataclysme ! Te rends-tu compte ! Toi et tes compagnons disparus êtes contemporains des Stellaires !
Il semblait exalté et allait se lancer dans un monologue lorsque l'on frappa à la porte.
— Ah ! Notre petit-déjeuner ! s'interrompit-il.
Il alla ouvrir d'un pas guilleret.
J'étais perplexe. C'était à se demander qui était le plus ignorant des deux. Et même s'il semblait bienveillant, j'allais devoir être très prudente.
— Elikya ? m’interpella-t-il.
Perdue dans mes pensées, je sursautai.
— Tu es bien rêveuse. Ne te fais pas de souci. Je suis sûr que ta découverte sera une bénédiction pour tout le monde.
Sans attendre de réponse de ma part, il posa sur mes cuisses un bol de fruits coupés en petits morceaux, et toujours cette vieille gourde bosselée.
— Vas-y, mange ! Tu as encore besoin de reprendre des forces.
Avec une certaine maladresse, je commençai à porter à ma bouche les dés de fruit. Kritonsk m'observa un temps, puis finit par intervenir face à ma détresse.
— Attends, je vais t'aider.
— Je... je suis désolée.
Je bafouillais. J'étais honteuse – vexée – de ma déchéance.
— Ne sois pas si dure avec toi. Tes forces reviendront vite.
Il m'assista ainsi dans ma tâche, patiemment, pendant de longues minutes. Et peu à peu, mon embarras fit place à du soulagement. Car sous son regard affable, je parvins fièrement à terminer mon bol de fruits sans son assistance.
Toutefois, ces quelques efforts m'avaient épuisée ; Kritonsk s'en rendit compte et il partit s'affairer à l'avant du véhicule, me laissant seule quelques instants. Lasse, je m'assoupis rapidement.

***
« Kiya, sœurette, j'avais toujours espéré que nous nous retrouverions un jour, une fois le conflit terminé. En fait, je ne vivais que pour ça, pour te revoir. Avais-tu reçu mes messages ? Avais-tu compris ma fuite, ma disparition ? Tu donnais un sens à ma vie – à ma lutte – et je ressens un terrible vide, désormais que je te survis. »
Je venais doucement de me réveiller, sans chagrin, mais avec un énorme sentiment de vide. À nouveau, mes songes avaient été envahis d'images du passé. Kritonsk était à mes côtés.
— J'ai dormi longtemps ?
— Non, à peine quelques minutes.
Un peu fourbue, je bougeai péniblement mes membres pour me délasser. Il me regarda sans rien dire, attendant que j'eus fini.
— Je suis heureux de voir que tu vas de mieux en mieux.
Curieuse de relier les événements qui m'avaient mené ici, je ne pus m'empêcher de le questionner à propos de mes compagnons.
— J'aimerais savoir... vous avez retrouvé d'autres personnes ?
— Oh. Tu sais, beaucoup de temps s'est écoulé ; tu étais seule ici...
Il hésita un moment.
— Mais puisque tu vas mieux, je pense qu'il faut que je te montre quelque chose.
Je lui lançai un regard avide.
— En fait, poursuivit-il, il s'agit de la vidéo enregistrée dans l'ordinateur de bord. On peut y voir un homme qui s'adresse à toi, je crois.
À ces mots, mon cœur se mit à battre la chamade.
— S'il vous plaît, montrez-la moi.
— Fort bien.
Il se retourna, puis, un peu gauche, manipula la console.
Un écran holographique apparut devant moi. Annoncé par un petit bip sonore, un premier message commença. Il était daté du 112ème sol d'hiver de la 5ème Révol, il était 2 heures 43. J'y reconnus aussitôt Valec.
— Après des heures à creuser le sol, commença-t-il, j'ai finalement réussi à atteindre la surface. J'y ai installé une balise de détresse, mais les choses me semblent plutôt mal engagées. C'était il y a deux jours déjà, et je n'ai reçu aucune nouvelle des secours, aucun message du tout à vrai dire. Dehors l'atmosphère est terriblement polluée. Un épais nuage de poussières cache partiellement la lumière du soleil ; on n'y voit pas à dix mètres ! Comme j'ai encore suffisamment d'eau et de nourriture pour plusieurs jours, je... j'ai décidé de partir en exploration vers le nord ; ils ont peut-être été moins touchés là-bas.
Son regard se troubla et il n'osa plus fixer la caméra.
— Je sais que tu vas m'en vouloir, reprit-il, mais... j'ai décidé de ne pas te réveiller. Tes soins étaient terminés, mais j'ai préféré te plonger en dormance profonde, pour te préserver, pour économiser les vivres. Ici, tu ne crains rien, la caverne est abritée et les réserves d'énergie sont largement suffisantes. Je reviens vite.
— Fin de message, clôtura laconiquement l'ordinateur de bord.
Un bip retentit à nouveau ; un deuxième message suivait. Il avait été enregistré douze jours plus tard, à 3 heures 51. Valec y apparut abattu, visiblement épuisé.
— J'ai exploré les environs. Je n'ai pas trouvé âme qui vive, je... j'ai bien peur que nous ne soyons les seuls survivants. Dehors, je n'ai rien reconnu, tout est dévasté, c'est horrible. Mes réserves d'eau et de nourriture sont épuisées. Je suis juste revenu me reposer et récupérer quelques équipements. Je vais tenter une exploration vers l'ouest, peut-être que des gens auront trouvé refuge dans les montagnes... si elles sont toujours là. Je...
Il soupira puis fit un sourire qui cachait mal son désespoir.
— Je te promets de revenir te chercher. Je... Souhaite-moi bonne chance !
— Fin d'enregistrement, coupa la voix monocorde de l'ordinateur.
— C'est tout, confirma Kritonsk. Il n'y a rien d'autre. Est-ce bien un des hommes qui était avec toi ?
— Oui, répondis-je sans voix.
Valec avait bel et bien réussi à sortir, mais il avait échoué à trouver des secours... il y avait plus de 34 Révols de cela. Doucement, sans bruit, je me mis à pleurer. 34 Révols, plus de 153 ans, une éternité. 153, ce nombre hantait mon esprit, lorsque soudain, une idée incongrue me vint et me glaça le sang.
— Je...
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